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Le Premier Empire

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DU MÊME AUTEUR

1789. « L'an I de la Liberté. » Textes et commentaires, Paris, Editions Sociales, 1950, in-8°, 352 p. L'Encyclopédie. Textes choisis, Paris, Editions Sociales, 1952, in-16, 260 p., coll. « Les Classiques du peuple », 2 éd. revue et augmentée, 1962. Saint-Just. Discours et Rapports, Paris, Editions Sociales, 1957, in-16, 222 p., coll. « Les Classiques du peuple ». Les Sans-Culottes parisiens en l'an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire. 2 juin 1793-9 thermidor an II, Paris, Librairie Clavreuil, 1958, gr. in-8°, 1 168 p. ; 2 éd., 1962. Les campagnes montpelliéraines à la fin de l'Ancien Régime. Propriété et cultures d'après les compoix, Paris, Presses Universitaires de France, 1958, gr. in-8°, 154 p. ; publication de la « Commission d'Histoire économique de la Révolution française ». Les Soldats de l'an II, Paris, Club français du Livre, 1959, in-8°, 298 p., coll. « Portraits de l'histoire ». Précis d'histoire de la Révolution française, Paris, Editions Sociales, 1962, in-8°, 530 p. ; 2 éd. revue : Paris, Gallimard, 1964, 2 vol. in-16, 378 p. chacun, coll. « Idées ». Le procès de Louis XVI, Paris, éd. Julliard, 1966, in-16, 268 p., coll. « Archives ». La France à la veille de la Révolution. I : Economie et société, Paris, Sédès, 1966, in-8°, 196 p. Paysans, Sans-Culottes et Jacobins, Paris, Librairie Clavreuil, 1966, in-8°, 388 p. Le Directoire et le Consulat, Paris, Presses Universitaires de France,

coll. « Que sais-je ? », 1967, 3 éd., 1980. Les Sans-Culottes, Paris, Le Seuil, 1968, in-16, 256 p. La Première République, 1792-1804, Paris, Calmann-Lévy, 1968, in-8°, 365 p. La civilisation et la Révolution française, I : La crise de l'Ancien Régime, Paris, Arthaud, 1970, in-8°, 635, p. La Révolution française, Paris, Presses Universitaires de France,

coll. « Que sais-je ? », 1965, 6 éd., 1978.

ISBN 2 13 0 3 6 8 5 0 6

2 é d i t i o n : 4 t r i m e s t r e 1 9 8 0

© P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1973

108 , B d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s

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INTRODUCTION

LA NATION ET L 'EMPEREUR

L'instauration de l 'Empire par la Constitution de l'an XII marqua le terme d'une évolution qui s'était affirmée dès après Brumaire. Mais Bonaparte ne s'était d'abord avancé qu'avec une extrême pru- dence sur le chemin de la monarchie. La rupture de la paix d'Amiens en 1803 accéléra le mouvement. Rédigée du 16 au 18 mai, la Constitution de 1 an X I I fut promulguée sous forme de sénatus-consulte le 28 floréal an X I I (18 mai 1804). « Le gouvernement de la République est confié à un empereur qui prend le titre d'empereur des Français ». « La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe, naturelle et légitime, de Napoléon Bonaparte de mâle en mâle ». La Constitution marquait encore une étape dans la création d'une nouvelle aristo- cratie par l'institution de six grands dignitaires et des grands officiers de l 'Empire dont dix-huit maré- chaux. Les pouvoirs publics furent peu modifiés, Napoléon s 'attribuant cependant le droit de choisir les sénateurs en nombre illimité. Un plébiscite était prévu, non sur le titre impérial, mais sur l'hérédité ; les résultats en furent proclamés en novembre 1804 : 2 500 opposants seulement sur plus de 3 millions et demi de votants.

Le sacre de l'empereur souligna que Napoléon ne se contentait pas de la ratification populaire, mais

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qu'il entendait consacrer la nouvelle légitimité par le droit divin. Après bien des hésitations, Pie VII, espérant en échange quelques concessions, consentit à venir à Paris présider la cérémonie du sacre. Mais le 2 décembre 1804, à Notre-Dame, Napoléon se couronna lui-même et couronna Joséphine. La pompe lourde et froide que David illustra, les fêtes qui suivirent, laissèrent le peuple indifférent. La cause du nouveau monarque s'était déjà séparée de la nation.

Quels qu'aient été cependant les sentiments du maître et ses ambitions secrètes, un double héritage s'imposait à lui : il ne pouvait renier l 'œuvre du Consulat ni les principes de la Révolution. Le voca- bulaire politique lui-même souligna un certain temps la filiation. Napoléon, selon l'article 140 de la Cons- titution, était empereur des Français « par la grâce de Dieu et les constitutions de la République ». En 1804, on fêta non seulement le 14 juillet, mais aussi le 22 septembre, jour anniversaire de la Répu- blique. La formule « par les constitutions de la République » figura pour la dernière fois dans un décret du 28 mai 1807 ; c'est à dater seulement du 1 janvier 1809 qu'Empire français remplaça République française sur le revers des monnaies.

1. Le double héritage. — Quelle qu'ait été l'évolution conser- vatrice du régime impérial, il reposa jusqu'au bout, pour l'essentiel, sur le solide fondement des institutions consulaires, elles-mêmes largement inspirées des principes de Quatre-vingt- neuf. La réforme de l'Etat de l'an VIII comme l' « organisation de la nation » de l'an X et de l'an XII constituèrent l'armature de la France impériale.

La réforme de l'Etat, dès après Brumaire, avait été inspirée par des considérations d'opportunité plus que par des vues systématiques. Il s'agissait avant tout d'assurer l'autorité du gouvernement, d'organiser les pouvoirs du maître. La réforme de l'administration alla de pair avec le renforcement du pou- voir central. La loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800)

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vida les institutions locales de tout pouvoir. L'élection dis- parut : conseils généraux de département et conseils d'arron- dissement furent choisis sur les listes de notabilités départe- mentales, les conseils municipaux sur celles de notabilités communales. Face à ces conseils purement consultatifs, les représentants nommés du pouvoir central concentrèrent tous les pouvoirs : maires dans les communes de plus de 5 000 habi- tants , sous-préfets dans les arrondissements, préfets à la tête des départements. « Le préfet sera seul chargé de l 'adminis- tration. » La réforme judiciaire enfin. La loi du 27 ventôse an VI I I (18 mars 1800) harmonisa la hiérarchie des t r ibunaux avec les nouveaux principes d'autorité. L'élection des juges fut abandonnée, le traitement et l 'avancement confiés à l 'E ta t , le ministère civil reconstitué, la hiérarchie judiciaire réglée sur celle des autres administrations. Malgré la proclamation de l 'inamovibilité, le corps judiciaire étai t en fait fonction- narisé.

L' « organisation de la nation » de l 'an X compléta la réforme de l 'E t a t de l 'an VII I , non sans accentuer l'évolution rétro- grade du régime. « Il y a un gouvernement, des pouvoirs, avait déclaré Bonaparte au Conseil d 'E ta t , mais tout le reste de la nation, qu'est-ce ? Des grains de sable... Nous sommes épars, sans système, sans réunion, sans contact. » Critique de la société individualiste issue de la Révolution. Plus explicite encore : « Il faut prévoir l 'avenir, il faut jeter sur le sol de la France quelques masses de granit. » Il s 'agit de recréer des corps sociaux, corps intermédiaires ou groupements corpo- ratifs, attachés au pouvoir par le profit et les honneurs, et lui assurant en retour l'obéissance des masses populaires. La bourgeoisie nantie et l 'aristocratie ralliée constituent la base du système. Le service de l 'E t a t renforce cette structure censi- taire : corps d'officiers, de fonctionnaires hiérarchisés, magis- trature, haute administration, tous dépendant du maître seul. La restauration religieuse allait de pair avec la stabilisation sociale. Le 28 messidor an I X (17 juillet 1801), le Concordat avait été signé ; il fut publié le 18 germinal an X (8 avril 1802), flanqué des Articles organiques du culte catholique et des Articles organiques du culte protestant. L'organisation de l 'enseignement secondaire sous la forme des lycées, par la loi du 11 floréal an X ( 1 mai 1802), eut pour bu t de fournir au recrutement des corps sociaux, dont la Légion d'honneur, instituée par la loi du 29 floréal (19 mai 1802), donna un premier exemple. « C'est un commencement d'organisation de la nation », déclara Bonaparte au Conseil d 'Eta t . Le Code civil enfin, promulgué le 30 ventôse an XI I (21 mars 1804), consti-

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tua la pièce maîtresse de l'édifice et comme le monument juridique de la société nouvelle : il conciliait, en faveur de la bourgeoisie, les conceptions de l'ancien droit, écrit ou cou- tumier, et celles du droit nouveau issu des décrets des assem- blées révolutionnaires.

On ne peut masquer le caractère autoritaire et l'aspect rétro- grade de la réforme de l 'Etat de l'an VIII et de l' « organi- sation de la nation » de l'an X. Mais si Bonaparte a imposé à la nation un régime qui évolua vite vers le despotisme, il n'en respecta pas moins pour l'essentiel les principes de la Révolu- tion. Sans doute, la souveraineté populaire théoriquement proclamée fut en fait bafouée par la pratique des plébiscites et par le système des listes de confiance de la Constitution de l'an VIII, ou par celui des collèges électoraux de la Consti- tution de l'an X. Sans doute, le pouvoir législatif fut savam- ment annihilé, de par la Constitution de l'an VIII, par le partage de la discussion et du vote en trois assemblées : Tribunat, Corps législatif et Sénat. Mais ce que la nation détestait par-dessus tout : féodalité, inégalité civile, intolé- rance religieuse, et que la Révolution avait balayé, demeura détruit à jamais. Le Code civil consacrait la disparition de l'aristocratie féodale et proclamait les principes en 1789 : liberté des personnes, égalité de tous devant la loi (« Tout Français jouira des droits civils »), liberté de conscience et laïcité de l'Etat. Le catholicisme n'était, selon le Concordat, que « la religion de la majorité des Français ». Le serment imposé aux membres de la Légion d'honneur leur faisait un devoir « de se dévouer au service de la République, de ses lois et des propriétés qu'elle a consacrées ; de combattre toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal, à reproduire les titres et qualités qui en étaient l'attribut ». L'article 53 de la Constitution de l'an XII imposa à l'empereur lui-même « de maintenir l'intégrité du territoire de la République, de res- pecter et faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes ; de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux ». Tel était bien l'héritage révolutionnaire. Tolérance religieuse, égalité civile, abolition de la féodalité : Napoléon put se proposer des fins étrangères à celles de la nation ; il n'était pas en son pouvoir, l'eût-il voulu, de revenir sur ces conquêtes de Quatre-vingt-neuf.

2. Napoléon. — Il es t difficile de t r ace r u n por- t r a i t de l ' h o m m e qui, à 35 ans, lors de l ' i n s t au ra t ion

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de l'Empire, assumait les destinées de la nation. Son image avait sans cesse évolué, de l'élève soli- taire de Brienne à l'officier studieux de Valence, au jeune général en chef de l'armée d'Italie, au premier consul autoritaire, mais sachant écouter. Petit, en- core mince et sec, nerveux, le regard pénétrant et scrutateur, le sourire caressant au dire de Chateau- briand, Napoléon était un prodige ou un monstre d'activité et de lucidité. Il avait attesté sa valeur militaire sur les champs de bataille, ses talents d'administrateur au cours de ses proconsulats d'Ita- lie et d'Egypte, ses qualités d'homme d'Etat depuis Brumaire. Qu'il ne connaissait rien aux problèmes financiers, qu'il s'entendait mal aux questions éco- nomiques : on l'a affirmé à la suite de Chaptal, Gaudin ou Mollien dans leurs Mémoires ; en fait, les registres du Conseil d'Etat comme la corres- pondance de Napoléon à Mollien, son ministre du Trésor, attestent qu'il assimila très vite ces pro- blèmes.

L'homme demeura simple, si le décor se modifia. Tandis que la cour impériale étalait un luxe un peu lourd de parvenus faisant, non sans maladresse, leur apprentissage devant des ci-devant parfois narquois, l'empereur poursuivait une exis- tence toute de rigueur militaire et de labeur obstiné. Tout ce qui était cérémonie l'ennuyait. Vêtu le plus souvent du simple uniforme de colonel de chasseurs dans lequel il fut enseveli, coiffé de l'éternel petit chapeau dont il fit une grande consom- mation, sobre et frugal, menant son monde tambour battant, Napoléon garda toujours quelque chose du soldat de fortune qu'il demeure aussi devant l'histoire.

Intelligence lucide et toujours en éveil, constamment relayée par le sens de l'action, mémoire prodigieuse, imagina- tion inlassable, une étonnante faculté d'assimilation, le tout au service d'une ambition démesurée : tels semblent bien être les traits essentiels du génie napoléonien. Encore convient-il, à la suite de l'inoubliable portrait qu'en a tracé Georges Lefebvre, de souligner certains aspects contradictoires qui ne pouvaient manquer de se répercuter sur son œuvre : Napoléon,

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un despote certes, le dernier des despotes éclairés, mais aussi un héros romantique.

Son tempérament le portait naturellement vers l'autorité. Sa formation d'officier avait encore fortifié cet instinct de commandement ; sous le civil qu'il voulut être, le militaire jamais ne s'effaça. Il entendait être obéi en tout, sans discussion, seul il décidait. « Un monarque n'est rien s'il n'est tout. » De là, son dégoût de la discussion, sa haine des Idéologues, sa hantise des mouvements populaires qui, dans leur sponta- néité irraisonnée, pouvaient échapper à son action. De ses pénibles années d'école, Napoléon garda l'orgueil de sa valeur, il y apprit aussi le mépris des hommes. Vertu, probité, dévoue- ment : autant d' « abstractions ». Les hommes ne sont mus que par l'intérêt ou la vanité ; ils sont « comme les chiffres, ils n'ont de valeur que par leur position ».

Mais ce despote cynique est fils de son siècle, celui des Lumières. Disciple des Philosophes, il a beau vitupérer l'idéo- logie, il demeure un rationaliste, à l'intelligence méthodique et organisatrice, toute d'ordre et de clarté. Ces traits, qui font de Napoléon un esprit éminemment classique, transparaissent dans sa conception de l'Etat : autoritaire sans doute, mais unitaire et logiquement organisé, dans la tradition des monar- ques réformateurs du XVIII siècle. Mais si, du despotisme éclairé, Napoléon retint l'organisation rationnelle de l'Etat et l'autorité vers quoi le portaient son tempérament et sa raison, il le dépassa cependant. Adepte des Lumières, ayant adhéré d'esprit et de cœur à l'essentiel de Quatre-vingt-neuf, abolition de la féodalité, égalité civile, tolérance religieuse, Napoléon s'y tint toujours, malgré une incontestable évolution conservatrice. Il s'affirma bien en ce sens, et jusqu'au bout, homme de la Révolution.

Mais ce rationaliste, ce classique, s'était nourri de Plutarque et de Corneille dont il ambitionna, dès le collège, d'égaler les héros, en transmettant son nom à l'Histoire. « La mort n'est rien, mais vivre vaincu et sans gloire, c'est mourir tous les jours. » Par l'ambition et la volonté de puissance, par l'ima- gination qui les sous-tendait et les portait toujours plus loin, Napoléon préfigura le héros romantique, comme aussi parfois par un certain retour mélancolique sur soi (« Les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché, la gloire est fade. A vingt-neuf ans j'ai tout épuisé »). L'ambition lui était en quelque sorte consubstantielle. « Mon ambition est si intime- ment liée à mon être qu'elle n'en peut être distinguée. » L'ima- gination perpétuellement tendue inventait, échafaudait conti- nuellement combinaisons politiques ou opérations stratégiques,

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repoussant toujours plus loin les limites du possible. L'impos- sible est « le fantôme des timides et le refuge des poltrons ». Il n'était , à la limite, plus de mesure ni de borne au dynamisme de l'action, à sa griserie même. « Je voyais le monde fuir sous moi, dira-t-il à Saint-Hélène de sa victoire de Lodi, comme si j 'étais emporté dans les airs. » Le génie de l'action entrait finalement en contradiction avec l 'homme de raison, l'imagi- nation avec le réel. A ceux qui s ' inquiétaient des buts fixés à sa politique, « je répondais toujours que je n'en savais rien ». Au sommet de la puissance et de la gloire, Napoléon demeurait inassouvi. Par là, ce demi-dieu selon Gœthe, pour Chateau- briand « le plus fier génie d'action qui ait existé », annonçait bien le héros romantique. Placé ainsi au-dessus du reste des hommes, il en arrivait, dans son individualisme démesuré, à rejeter la grande espérance du siècle des Lumières, celle d 'une humanité fondée sur la justice et maîtresse de ses destinées, pour demeurer seul dans un isolement tragique et prométhéen.

Les contradictions de l 'homme se reflétèrent finalement dans l 'œuvre. De larges pans en sombrèrent dès 1815, ceux précisé- ment qui, dans leurs aspects irrationnels, allaient à l 'encontre du courant de l'histoire qu'il n 'é ta i t pas au pouvoir d 'un homme, si génial fût-il, de remonter. Contradictions qui ren- dent compte de la difficulté qu'il y a à donner du grand œuvre napoléonien une explication t raduisant tous les aspects de l'histoire.

3. L e h é r o s e t l ' h i s t o i r e . — F a c e à N a p o l é o n , l ' h i s t o i r e s ' i n t e r r o g e . P o u r les r o m a n t i q u e s , il f u t « l ' h o m m e d u d e s t i n », « l ' h o m m e d u s i èc l e ». P o u r

les h i s t o r i e n s d e l ' é c o l e a c a d é m i q u e , « N a p o l é o n le G r a n d », « l ' e m p e r e u r d ' O c c i d e n t ». P o u r les u n s e t

l es a u t r e s , « le d i e u d e l a g u e r r e ». A l ' o p p o s é , l e d é n i g r e m e n t e t les v o c i f é r a t i o n s : B u o n a p a r t e , « le b r i g a n d », « le C o r s e a u x c h e v e u x p l a t s », « l ' O g r e d e C o r s e ». U n e l é g e n d e , c o m b i e n n o i r e , a f a i t d e l ' e m p e - r e u r u n d e s p o t e d e s t r u c t e u r d e t o u t e s les l i b e r t é s , u n c y n i q u e d o n t l ' a m b i t i o n f u t l a s e u l e lo i e t l a

s e u l e r è g l e le m é p r i s d e s h o m m e s . N é v r o p a t h e à c o u p s û r , p e u t - ê t r e é p i l e p t i q u e . T a i n e e s t a l lé j u s - q u ' à l ' i n c e s t e . I n t e l l i g e n t c e r t e s , m a i s d e m a n i è r e

i n é g a l e : p o u r F o u r i e r , « a v o r t o n s a u f p o u r l a

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deuse ou de la résignation glacée, l'opinion passa au mécontentement généralisé, puis, en certains sec- teurs, à l'opposition ouverte. Après les désastres de Russie et d'Allemagne, sentant la chute inévi- table, les notables, repus et jusque-là muets, s'en- hardirent. Au Corps législatif, en décembre 1813, Lainé invita l'empereur à garantir les libertés civiles et politiques. La bourgeoisie rompait le pacte de Brumaire. Porté jusque-là par la victoire, le régime napoléonien ne survécut pas à la défaite.

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C O N C L U S I O N

LA CHUTE ET LA LÉGENDE

Tandis que l'indifférence ou l'opposition gran- dissaient dans l'Empire, le système continental se maintenait par la seule puissance de la Grande Armée et les victoires de l'empereur. La Russie menaçant de faire sécession, Napoléon entreprit de la réduire. La campagne de 1812 tourna au désastre. En vain l'empereur, épuisant le pays, reconstitua une nouvelle armée : le système continental s'effon- dra sous les coups de l'ensemble des puissances coalisées. Peu soucieux de la catastrophe dans laquelle il avait entraîné la nation, Napoléon tenta une nouvelle fois le sort. Le retour de l'île d'Elbe et Waterloo amplifièrent le désastre national. Ils valurent à l'empereur la captivité de Sainte-Hélène : une fois encore, il s'imposa au destin en créant la légende napoléonienne et en dressant sa propre statue face à l'histoire. Il s'agit pour celle-ci cepen- dant de reprendre ses droits et de s'efforcer à un jugement lucide sur ce règne éclatant et désastreux.

1. Le désastre militaire et la ruine du système continen- tal (1812-1814). — La campagne de Russie fut activement préparée dès 1811. Napoléon s'efforça, non sans peine, d'isoler diplomatiquement la Russie ; Bernadotte, régent de Suède, penchait déjà ouvertement pour elle. L'armée fut concentrée de l 'Oder à la Vistule : plus de 700 000 hommes, dont à peine un tiers de Français de l'ancienne France. Le Niémen franchi

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les 24-25 juin 1812, les armées ennemies reculèrent. Aucun obstacle naturel ne permet tant de les acculer à la bataille, l 'immensité désertique de la plaine russe met ta i t en défaut la stratégie napoléonienne. Le 7 septembre enfin, ne voulant pas livrer Moscou sans combat, Koutousov accepta l 'affrontement sur les bords de la Moscova. Bataille longue, sanglante : l 'armée russe battue, mais non détruite, se retira. Le 14 sep- tembre, Napoléon entrait dans Moscou. Mais, à Saint-Péters- bourg, Alexandre refusait de traiter. L'hiver venant, l 'empereur ordonna la retraite, le 19 octobre. Un froid précoce, dans ce pays déjà dévasté à l'aller, sans ressources ni abris, entraîna le désastre. Napoléon perdit 500 000 hommes. Ce fut la fin de la Grande Armée, bouclier de l 'Empire.

La ligne de la Vistule, puis celle de l 'Oder furent abandon- nées. La Prusse fit défection emportée par un grand élan patrio- tique que monarchie et aristocratie captèrent à leur profit ; le soulèvement de la Prusse suscita à son tour l 'ardeur nationale chez tous les Allemands. Napoléon cependant, refusant de capituler sans combat, reconstituait une nouvelle armée. Mais la nation était lasse de tan t de sacrifices : cette guerre n'était plus la sienne.

La campagne d'Allemagne du printemps 1813 fut mar- quée, en Saxe, par l 'une des manœuvres les plus brillantes de Napoléon, vainqueur à Lützen le 2 mai, à Bautzen le 21. La médiocrité des chefs de corps et l'absence de cavalerie pour la poursuite empêchèrent cependant ces victoires d'être décisives. L'empereur proposa un armistice dont les Alliés profitèrent pour se renforcer ; l 'Autriche passa à la coalition. La campagne d 'automne débuta par une série de marches et de contre- marches qui fatiguèrent l 'armée française. Finalement, Napo- léon accepta l 'assaut général des coalisés devant Leipzig, la défection des Saxons précipita la défaite (17-18 octobre 1813). Du 2 au 4 novembre, ce qui restait de l 'armée repassait le Rhin à Mayence.

C'en était fait du Grand Empire. Au même moment, les Autrichiens occupaient l'Illyrie et, par le Tyrol, pénétraient en Italie où Murat fit défection. La Suisse dénonçait l'Acte de médiation. L'Espagne avait été abandonnée sous la poussée de Wellington. Des frontières naturelles, il n 'é ta i t plus ques- tion. La Hollande évacuée en novembre, le prince d'Orange aussitôt rentré d'exil réclama la Belgique : d'accord avec l'Angleterre, il entendait reconstituer l 'unité des Pays-Bas. La France dut faire face à l'invasion dans ses anciennes limites, comme en 1793. Ne pouvant plus mener la guerre aux dépens des pays occupés, Napoléon demanda un suprême effort à la

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nation. L'opposition bourgeoise se réveilla, l ' impopularité de l 'empereur se généralisa dans le peuple, la résistance passive à la conscription et à l ' impôt se développa. Les réfractaires pullulaient ; les paysans ne répondaient plus aux réquisitions et ne payaient plus les impôts. Les fonctionnaires ménageaient l'avenir. Le régime se décomposait, la trahison royaliste accé- lérant sa ruine : le 14 mars 1814, le maire de Bordeaux livra sa ville aux Anglais qui débarquèrent le duc d'Angoulême.

La campagne de France de 1814 présenta les mêmes aspects contradictoires que celles d'Allemagne en 1813 : en vain, le génie militaire de Napoléon s'affirma une fois encore. Manœu- vran t entre les armées ennemies qui s 'avançaient, celle de Blücher par la Marne, celle de Schwarzenberg par la Seine, l 'empereur ba t t i t les divers corps du premier à Champaubert le 10 février, à Montmirail le 11, à Vauchamps le 14, le second à Montereau le 18. Rompues, mais non détruites, les divisions de Blücher reculèrent sur Châlons, celles de Schwarzenberg sur Troyes. Regroupés et renforcés, en particulier par les troupes de Bernadotte, les coalisés reprirent l'offensive. N 'ayan t pu arrêter Blücher sous Laon, le 10 mars, et renonçant à empêcher la marche des Alliés sur Paris, Napoléon entreprit de gagner la Lorraine afin d 'y regrouper les garnisons, de couper les arrières de l 'ennemi et de revenir l 'a t taquer sous Paris assiégé. Bat tu par Schwarzenberg à Arcis-sur-Aube le 20 mars, Napoléon se dégagea et poursuivit sa marche, tandis que les deux armées alliées, refoulant les corps de Marmont et de Mortier, s 'avançaient sur Paris qui capitula le 31 mars 1814. Ce même jour, Napoléon accourait à Fon- tainebleau.

L'intrigue royaliste se développait cependant, la cocarde blanche étai t arborée à l 'entrée des coalisés dans Paris : « Nos bons amis les ennemis. » Le 3 avril, le Sénat proclama la déchéance de l 'empereur et appela Louis XVI I I au trône le 6. Pressé par ses maréchaux, Napoléon abdiqua d 'abord en faveur de son fils ; la défection de Marmont l'obligea, le 6, à une abdication pure et simple. Le 20 avril 1814, par tant pour l'île d'Elbe, l 'empereur f i t à Fontainebleau ses adieux aux vieilles troupes qui, seules, lui étaient restées fidèles.

La première Restauration dut consacrer les principes de 1789, l 'abolition du privilège et de la féodalité, et les insti- tutions napoléoniennes. La Charte « octroyée » par Louis XVII I , le 4 juin 1814, fut accueillie avec satisfaction par la grande bourgeoisie aux aspirations libérales et censitaires de laquelle elle répondait. Mais elle laissa le peuple, exclu de la vie poli- tique, indifférent : que lui importaient ces Bourbons oubliés et

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leur drapeau blanc ! Quant aux nobles et aux prêtres, aux émigrés rentrés dans les fourgons ennemis, leurs exigences ne pouvaient se satisfaire des concessions de la Charte : c'est l'Ancien Régime qu'ils entendaient restaurer. Leurs mala- dresses et leurs provocations firent bientôt passer le peuple de l'indifférence à la colère. C'est dans ce climat qu'eut lieu le retour de Napoléon : il entraîna pour la France une nouvelle catastrophe.

Le « vol de l'aigle », avec les trois couleurs, mena en trois semaines l'empereur des rives de la Méditerranée à celles de la Seine. Parti le 26 février de l'île d'Elbe, il débarqua sans encombre le 1 mars au golfe Juan, gagna Grenoble par la route des Alpes, puis Lyon où les ouvriers l'accueillirent en triomphe, et Auxerre où Ney le rejoignit, qui avait pourtant promis de le capturer. Le 20 mars, Napoléon rentrait aux Tuileries.

La tradition parut un moment renouée avec Quatre-vingt- treize, tant était grande dans le peuple la haine de ces nobles et de ces prêtres que Napoléon lui-même avait dénoncés. « Je les lanternerai », s'était-il écrié à Autun. Les souvenirs de l'an II se réveillèrent, la bourgeoisie jacobine frémit. Mais les notables prirent peur. Napoléon pouvait-il d'autre part renier son système ? Il se contenta, pour rassurer l'opinion libérale, de velléités constitutionnelles et promulga un « Acte addition- nel aux Constitutions de l'Empire », qu'il avait rédigé lui-même avec l'aide de Benjamin Constant rallié. Compromis bâtard qui ne donna satisfaction ni aux notables (le cens était sup- primé et le suffrage universel rétabli), ni au peuple (la pairie héréditaire était instituée, que Napoléon avait pourtant refusée en l'an XII).

Une fois encore, tout dépendait du sort des armes. Dès le 13 mars 1815, au congrès de Vienne, Napoléon avait été mis au ban de l'Europe, la coalition s'était reformée. Il s'agis- sait pour elle d'en finir définitivement avec le spectre de la Révolution, en écrasant celui qui, même malgré lui, en demeu- rait le soldat. Face aux immenses ressources des Alliés, Napo- léon parvint à reconstituer une armée solide, mais insuffisante en nombre, qu'il mit en marche le 6 juin 1815 contre l'armée de Wellington et celle de Blücher cantonnées en Belgique. Mais le haut commandement n'était pas de première valeur et l'empereur lui-même paraît avoir été diminué. Le 16 juin, à Ligny, Napoléon enfonça le centre de l'armée de Blücher, le contraignant à la retraite, mais sans la poursuivre ni la dé- truire. Le 17, il se porta contre Wellington qui avait pris position sur le plateau de Mont-Saint-Jean, en avant de Wa-

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terloo et de la forêt de Soignes ; il attaqua le 18, vers midi. Mal conduite par Ney, l'attaque frontale ne put entamer les carrés anglais. L'arrivée des troupes prussiennes de Bülow sur leur flanc droit, dès le début de l'après-midi, puis sur le tard de celles de Blücher, accabla les Français sous le nombre. Ce fut la panique, puis la déroute.

Rentré à Paris le 21 juin, Napoléon abdiqua le 22. Louis XVIII, de Gand où il s'était réfugié, regagna les Tui- leries. Le second traité de Paris, signé le 20 novembre 1815, ramena la France dans ses limites de 1792, lui enlevant ce que le premier traité de Paris du 30 mai 1814 lui avait conservé de la Sarre et de la Savoie ; elle fut soumise à une occupation de trois à cinq ans jusqu'au paiement d'une indemnité de guerre de 700 millions. Ainsi s'achevait, dans un désastre national, l'aventure napoléonienne.

2. La légende napoléonienne. — Arr ivé le 3 jui l let à Rochefor t , Napoléon se m i t en t re les mains des Anglais, le 15, sur le Bellérophon. Bien tô t , il vogua i t vers Sainte-Hélène où les Alliés ava ien t décidé de

l ' in terner . El iminé de l 'histoire, l ' empereur , p a r une vision géniale de son dest in, p a r une tenace volonté , d ic ta les Œuvres de Sainte-Hélène, j e t a les fondements de sa légende et se p laça lu i -même à nouveau au cœur de l 'histoire. E c r i v a n t sa propre vie, il effaça t o u t ce qui p o u v a i t t e rn i r sa gloire. E n fait, la légende é t a i t née en I ta l ie dès 1797, p a r u n effort sys t émat ique de p ropagande , poursuivi sous l 'Em- pire pa r l 'h is tor iographie mil i taire officielle. A Sainte-Hélène, la légende s 'ampl i f ia avec l ' in terpré- t a t i o n des fai ts p a r Napoléon lui-même. Ce qu ' i l a fai t impor t e ici moins que ce qu ' i l a voulu faire. L ' empereu r devient ainsi le défenseur des principes de Quat re-v ingt -neuf , adep te des idées libérales ; il ne fu t despote que pa r nécessité ; il désirai t la pa ix , mais il a été sans cesse con t r a in t à la guerre p a r la coali t ion tou jours rena issante des puissances d 'Ancien Régime. Ces thèmes légendaires (légen- daires en ce sens que souven t peu conformes à la

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réalité des faits), l'origine s'en trouve dans les Mémoires de Napoléon écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, et dans ses propos, véritables mé- moires oraux, pieusement recueillis par ses fidèles. En 1823, deux ans après la mort de l'empereur, Las Cases publiait Le Mémorial de Sainte-Hélène, point de départ de l'amplification légendaire.

Il ne faut rechercher aucune sincérité historique dans les Œuvres de Sainte-Hélène. Les éléments en furent disposés en fonction du but à atteindre, certains traits disparaissent, d'autres sont soulignés. Selon la reine Hortense, Napoléon « a arrangé sa vie, sa défense et sa gloire, avec la coquetterie profonde d'un bon acteur de théâtre, qui soigne son cinquième acte et surveille l'apothéose finale ». Non que l'empereur ait sciemment déformé les faits pour les imposer à la croyance publique. La légende n'est pas un assemblage de faits controuvés. mais de principes et d'intentions attribuées à Napo- léon, qui se révélèrent d'une singulière efficacité dans le déroulement de l'histoire jusqu'au 10 dé- cembre 1848 et plus tard.

De 1821 à 1848, la bourgeoisie libérale combattit les Bourbons, puis s'installa au pouvoir. En Napo- léon, elle cultiva la gloire militaire qui lui faisait défaut. Mais entre elle et lui, il y avait le 18 bru- maire. Les Ecrits de Sainte-Hélène sont là pour expliquer que Napoléon n'a jamais opprimé par goût ou par principe, mais par nécessité dans sa lutte contre les monarques d'Ancien Régime. Con- vaincue par la légende, la bourgeoisie censitaire acheva l'arc de l'Etoile et, le 15 décembre 1840, ra- mena aux Invalides les cendres du héros. Après 1840, le parti catholique entra en scène, il joua l'un des premiers rôles en 1848. Napoléon n'était pas pour lui déplaire : il fut l'homme du Concordat, il releva

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les autels, ses propos respectueux sur la religion ont été pieusement recueillis par ses compagnons. L'al- liance se noua et se maintint sous le Second Empire. Vint 1848 : les ma sses paysannes, dans la conscience desquelles le souvenir de l'empereur demeurait vi- vant, décidèrent du pouvoir. Ainsi, pendant près d'un demi-siècle, Napoléon continua à dominer par sa légende, la scène de l'histoire.

Le proscrit de Sainte-Hélène, quoi qu'on en ait dit, eut toujours le même regard que le vainqueur d'Austerlitz. Il mesura ses fautes et, dans la mesure du possible, les répara, t irant leçon des événements, ralliant ses ennemis. L'ironie de l'histoire voulut que le fils de Louis Bonaparte monta sur le trône ainsi préparé pour le roi de Rome. On ne peut cepen- dant mésestimer l'importance de cette dernière bataille livrée par l'empereur : combien il lui fallut d'intelligence, de caractère et de courage, au cours de ces longues années d'exil, déchu, malade, parmi les jalousies de ses compagnons, sous les soupçons de ses geôliers, pour mener à bien cette œuvre dont il savait qu'il ne recueillerait pas les fruits. Le héros est désormais campé devant l'histoire. D'une lec- ture soutenue des Œuvres de Sainte-Hélène, devait écrire le prince Jérôme en 1869, il ressort que « la pensée de Napoléon à Sainte-Hélène est une pensée d'émancipation pour l'humanité, de progrès démo- cratique, d'application des grands principes de notre Révolution ».

Entre l'empereur, son histoire réelle, et ce que la légende en a retenu, on ne peut cependant masquer d'évidentes contradictions. Napoléon était devenu de plus en plus hostile à la Révolution : la légende fait de lui le représentant des principes de Quatre- vingt-neuf. Il eut l'ambition d'un Empire européen : la légende le pose en défenseur des frontières natu-

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relies, en partisan du principe des nationalités. Cette équivoque et cette ambiguïté valurent à la France Napoléon III , le Second Empire et Sedan.

3. Le Premier Empire et l'histoire de la France contemporaine. — On ne saurait dresser du Premier Empire un bilan purement négatif. Sans doute, on ne peut dissimuler l'ampleur de la catastrophe nationale par quoi se termina l'aventure napoléo- nienne : le pays occupé, la nation épuisée, la France ramenée à ses limites prérévolutionnaires. Sans doute encore, les ambitions personnelles de Napoléon ne se sont pas réalisées : légitimité nouvelle, grand Empire européen. Son action, dans le sillage de la Révolution, n'en a pas moins laissé des traces profondes.

La Révolution de 1789 avait poussé la bourgeoisie au pouvoir, mais la démocratie le lui avait contesté en l'an II : sous la tutelle de Napoléon, les notables récupérèrent définitivement leur prépondérance so- ciale. Les progrès du capitalisme portaient depuis longtemps déjà au même résultat : Napoléon, à la suite de la Révolution, en a singulièrement précipité le rythme en achevant la destruction de l'Ancien Régime et en consolidant les principes de la société moderne, non seulement en France, mais aussi dans tous les pays d'Europe occupés par les armées françaises. On ne peut, de ce point de vue mésesti- mer, au regard de l'histoire, les conséquences d'une extension de la conquête qui ne correspondait plus aux nécessités nationales : les victoires napoléo- niennes ont assuré à travers l 'Europe l'expansion des principes de la Révolution avec une rapidité et une efficacité que la contagion ou la propa- gande n'auraient jamais pu égaler. Sans doute, l'empereur eut peu de prise sur l'évolution écono-

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mique. Il n'en contribua pas moins pour une large part à la stabilisation sociale et plus encore à la construction d'un Etat qui répondait aux exigences de l'économie nouvelle et de la bourgeoisie moderne.

Le règne de Napoléon fut loin de constituer un simple « épisode » dans l'histoire de la France con- temporaine. Singulier épisode que celui qui dota le pays de son armature institutionnelle pour un siècle et plus : administration préfectorale, codifi- cation et organisation judiciaires, système fiscal, Concordat et Université. Après le temps des révo- lutions était venu, comme à l'ordinaire, celui des institutions par quoi stabiliser l'acquit. En ce sens, la France napoléonienne n'a « marqué » aucun tournant : elle s'inscrit dans la ligne des consoli- dations nécessaires, dans le droit fil de l'héritage révolutionnaire à sauvegarder. Si l'influence de Napoléon fut considérable, ce fut dans la mesure où elle s'exerça dans le sens des courants qui, depuis 1789, entraînaient la France et l'Europe. Mais l'ambition de l'empereur, longtemps soutenue par une clientèle personnelle et par la passivité satisfaite du plus grand nombre dorénavant porté à jouir des résultats de la Révolution, l 'entraîna au-delà des nécessités historiques. En dépassant les frontières naturelles et en rendant la guerre inévitable, en rompant avec la République et l'éga- lité, Napoléon se proposa des fins étrangères à celles de la nation, sur qui pesa désormais ce « dôme de plomb » dont parle Michelet.

Certains ont vu en l'empereur le dernier des tenants du despotisme éclairé. Sans doute, si on entend par là la rationalisation de l 'Etat . Unifier l 'Etat, renforcer le pouvoir central, régulariser l'administration : telle avait été l'ambition des despotes éclairés, telle fut l'œuvre de Napoléon à

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la suite de l'Assemblée constituante. Mais l'empe- reur maintint l'abolition du privilège et de la féo- dalité, la libération du paysan, l'égalité civile : cet acquit de la Révolution constituait la négation même du despotisme éclairé dont la collusion avec l'aristocratie et l'asservissement du paysan carac- térisaient un choix social délibérément contraire. Homme des Lumières, Napoléon fut aussi fils de la Révolution. Mais il enseigna aux monarques com- ment gouverner despotiquement sous le couvert de la souveraineté populaire et d'une constitution, comment tourner au profit du despotisme l'œuvre d'unification de la Révolution. Il démontra à l'aris- tocratie que l'égalité des droits théoriquement pro- clamée et dorénavant principe intangible n'était pas incompatible avec l'autorité sociale des notables, la notabilité se définissant maintenant tout autant par l'argent que par la naissance. La leçon ne fut pas perdue, comme l'atteste le cours ultérieur de l'histoire.

Quelle qu'ait été cependant son évolution vers le despotisme, l'empereur ne put effacer la marque indélébile de l'origine de son pouvoir ni la filiation révolutionnaire de son régime. Son règne prolongea et termina la Révolution ; il en fut bien le soldat, comme les monarques d'Ancien Régime ne cessèrent de le lui reprocher. La Révolution, entendons celle de Quatre-vingt-neuf. C'est bien comme tel que Napoléon imprima sa marque à son siècle et que le Premier Empire s'inscrit dans la perspective longue de l'histoire.

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

L a m e i l l e u r e h i s t o i r e d u P r e m i e r E m p i r e e t d e l ' é p o q u e n a p o l é o - n i e n n e d e m e u r e l ' o u v r a g e d e G e o r g e s L E F E B V R E , N a p o l é o n ( P a r i s , P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1 9 3 6 , c o l l . « P e u p l e s e t C i v i l i - s a t i o n s », t . X I V ) ; s e r e p o r t e r à l a 6 é d i t i o n r e v u e e t a u g m e n t é e , a v e c m i s e à j o u r b i b l i o g r a p h i q u e , p a r A l b e r t S O B O U L ( 1 9 6 9 , i n - 8 ° , 6 2 6 p . ) . D ' u n e l e c t u r e p l u s r a p i d e : E . T A R L É , N a p o l é o n ( P a r i s , P a y o t , 1 9 3 7 ) , o u , p l u s r é c e n t , E . T E R S E N , N a p o l é o n ( P a r i s , C l u b f r a n ç a i s d u L i v r e , 1 9 5 9 ) . M i s e a u p o i n t d e s p r o b l è m e s e s s e n t i e l s e t b i b l i o g r a p h i e d a n s J . G O D E C H O T , L ' E u r o p e e l l ' A m é r i q u e à l ' é p o q u e n a p o l é o n i e n n e ( 1 8 0 0 - 1 8 1 5 ) ( P a r i s , P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1 9 6 7 ) . L a s y n t h è s e l a p l u s r é c e n t e e s t c e l l e d e l a « N o u v e l l e h i s t o i r e d e l a F r a n c e c o n t e m p o r a i n e » : L . B E R G E R O N , L ' é p i s o d e n a p o l é o n i e n .

A s p e c t s i n t é r i e u r s ( 1 7 8 9 - 1 8 1 5 ) , e t J . L O V I E , A . P A L L U E L - G U I L L A R D , L ' é p i s o d e n a p o l é o n i e n . A s p e c t s e x t é r i e u r s ( 1 7 8 9 - 1 8 1 5 ) ( P a r i s , E d i - t i o n s d u S e u i l , 1 9 7 2 , 2 v o l . ) . S i g n a l o n s e n c o r e : N a p o l é o n e t l ' E m p i r e , s o u s l a d i r e c t i o n d e J . M I S T L E R ( P a r i s , H a c h e t t e , 1 9 6 8 , 2 v o l . ) .

D e r n i e r e n d a t e , l e N a p o l é o n o u le m y t h e d u s a u v e u r d e J . T U L A R D ( P a r i s , 1 9 7 7 ) , a v e c i m p o r t a n t e m i s e à j o u r b i b l i o g r a p h i q u e .

S u r l e s i n s t i t u t i o n s : C h . D U R A N D , L e f o n c t i o n n e m e n t d u C o n s e i l d ' E t a t n a p o l é o n i e n ( G a p , 1 9 5 4 ) , e t d u m ê m e a u t e u r , L ' e x e r c i c e d e l a f o n c t i o n l é g i s l a t i v e d e 1 8 0 0 à 1 8 1 4 ( A i x - e n - P r o v e n c e , 1 9 5 5 ) ; v u e d ' e n - s e m b l e d a n s F . P O N T E I L , N a p o l é o n e t l ' o r g a n i s a t i o n a u t o r i t a i r e d e l a F r a n c e ( P a r i s , 1 9 5 6 ) ; s u r t o u t J . G O D E C H O T , L e s i n s t i t u t i o n s d e l a F r a n c e s o u s l a R é v o l u t i o n e t l ' E m p i r e ( P a r i s , 1 9 6 8 , 2 é d . r e v u e e t a u g - m e n t é e ) . S u r l ' a c t i v i t é é c o n o m i q u e , e s s e n t i e l l e m e n t : A . C H A B E R T , E s s a i s u r le m o u v e m e n t d e s r e v e n u s e t d e l ' a c t i v i t é é c o n o m i q u e e n F r a n c e d e 1 7 9 8 à 1 8 2 0 ( P a r i s , 1 9 4 9 ) ; d u m ê m e a u t e u r , E s s a i s u r le m o u v e - m e n t d e s p r i x e t d e s r e v e n u s e n F r a n c e d e 1 7 9 8 à 1 8 2 0 . L e s p r i x ( P a r i s , s . d . ) . S u r l e s p r o b l è m e s é c o n o m i q u e s v u s d e l ' A n g l e t e r r e : F . C R O U Z E T , L ' é c o n o m i e b r i t a n n i q u e e t l e b l o c u s c o n t i n e n t a l ( 1 8 0 6 - 1 8 1 3 ) ( P a r i s , 1 9 5 8 , 2 v o l . ) . S u r l ' é v o l u t i o n d e s i d é e s , d e s g o û t s e t d e s s e n s i b i l i t é s d a n s u n c a d r e r é g i o n a l : L . T R É N A R D , H i s t o i r e s o c i a l e d e s i d é e s . L y o n , d e l ' E n c y c l o p é d i e a u p r é r o m a n t i s m e ( P a r i s , 1 9 5 8 ) . S u r l ' E g l i s e c o n c o r d a t a i r e : J . G O D E L , L a r e c o n s t r u c t i o n c o n c o r d a t a i r e d a n s le d i o c è s e d e G r e n o b l e a p r è s l a R é v o l u t i o n ( 1 8 0 2 - 1 8 0 9 ) ( G r e - n o b l e , 1 9 6 8 ) . S u r l ' h i s t o i r e d u p r o t e s t a n t i s m e : D . R O B E R T , L e s é g l i s e s r é f o r m é e s d e F r a n c e ( 1 8 0 0 - 1 8 3 0 ) ( P a r i s , 1 9 6 1 ) . E n f i n : J . T U - L A R D , N o u v e l l e h i s t o i r e d e P a r i s . L e C o n s u l a t e t l ' E m p i r e ( 1 8 0 0 - 1 8 1 5 ) ( P a r i s , 1 9 7 0 ) .

L e r a p p o r t p r é s e n t é a u X I I e C o n g r è s i n t e r n a t i o n a l d e s S c i e n c e s h i s t o r i q u e s à V i e n n e , e n 1 9 6 5 : L e b i l a n d u m o n d e e n 1 8 1 5 ( M . R E I N - H A R D , B i l a n d é m o g r a p h i q u e d e l ' E u r o p e , 1 7 8 9 - 1 8 1 5 ; E . L A B R O U S S E , E l é m e n t s d ' u n b i l a n é c o n o m i q u e : l a c r o i s s a n c e d a n s l a g u e r r e ; J . G O D E C H O T , B i l a n p o l i t i q u e e t i n s t i t u t i o n n e l ; A . S O B O U L , E s q u i s s e d ' u n b i l a n s o c i a l ; L . T R É N A R D , B i l a n i d é o l o g i q u e ) , d a n s C o m i t é i n t e r n a t i o n a l d e s S c i e n c e s h i s t o r i q u e s . X I I e C o n g r è s i n t e r n a t i o n a l . . . R a p p o r t s . I : G r a n d s t h è m e s ( V i e n n e , 1 9 6 5 ) , p p . 4 5 1 - 5 7 3 . E n s u i t e , l e s A c t e s d u C o l l o q u e o r g a n i s é l e s 2 5 e t 2 8 o c t o b r e 1 9 6 9 , p a r l a S o c i é t é d ' H i s t o i r e m o d e r n e , s o u s l a p r é s i d e n c e d ' A . S O B O U L : L a F r a n c e à l ' é p o q u e n a p o l é o n i e n n e , n u m é r o s p é c i a l d e l a R e v u e d ' H i s t o i r e m o d e r n e e t c o n t e m p o r a i n e , t . X V I I , j u i l l e t - s e p t e m b r e 1 9 7 0 ; e s s e n - t i e l l e m e n t , l e s q u a t r e r a p p o r t s i n t r o d u c t i f s d e J . D U P A Q U I E R , P r o - b l è m e s d é m o g r a p h i q u e s d e l a F r a n c e n a p o l é o n i e n n e ; L . B E R G E R O N , P r o b l è m e s é c o n o m i q u e s ; J . T U L A R D , P r o b l è m e s s o c i a u x ; J . G O D E - C H O T , S e n s e t i m p o r t a n c e d e l a t r a n s f o r m a t i o n d e s i n s t i t u t i o n s r é v o l u t i o n n a i r e s à l ' é p o q u e n a p o l é o n i e n n e .