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LE TEMPS DES JEUX

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D I A N E G I G U È R E

L E T E M P S

D E S J E U X

roman

R O B E R T L A F F O N T

30, rue de l'Université, 30

PARIS V I I

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Vous intéresse-t-il d 'être tenu au courant des livres que publie l 'édi teur de cet ouvrage ?

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© 1961 by Robert Laffont

PRINTED IN FRANCE

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Elle ouvrit la fenêtre, se pencha sur le seuil et ferma les yeux. Son corps oscilla dans la lumière. Il y avait longtemps qu'elle songeait à cette issue, mais elle perdait toujours courage au dernier moment. Elle ouvrit les yeux. La ville étincelait comme une crevasse criblée de soleil. Fermés à la lumière chaude de midi, les volets étaient repliés sur les façades de pierre et de bri- que comme des paupières closes. Au loin, le fleuve sinuait autour des grandes bâtisses qui longeaient le port. Prise de vertige, la nausée l'envahit et elle appuya ses coudes à la croisée. Les rues désolées s'étendaient à perte de vue et les jardins assoiffés d'eau étalaient leur surface plane et sablonneuse, gorgés de pavots d'Orient, de lavande séchée et de mimosas. Elle regarda en bas. C'était aujourd'hui qu'il fallait mourir, aujourd'hui qu'il fallait prendre possession de tout ce monde immobile. Elle imagina son corps ramassé en boule, le vague émoi qui suivrait, les voix sorties de leur lan- gueur, les visages moites penchés sur une

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catastrophe. Dans le silence inhumain de midi, elle s'était jetée dans le vide. Elle sur- sauta. Personne ne venait, elle était seule sur le pavé, le crâne fracassé. La chaleur et le soleil les avaient tous chassés. Son corps pourrissait dans la lumière et les mouches volaient au-dessus de son cada- vre. Son front se couvrit de sueur et elle referma doucement la fenêtre, d'un geste furtif.

Elle se jeta sur son lit. Encore une fois elle avait choisi de vivre. Vivre une vie vaine, inutile, écouter la radio, dormir, regarder longuement les passants défiler sous sa fenêtre, les gens assis aux terrasses, les femmes fardées qui se promenaient le soir, le long du port. Dans la ville, il y avait des gens qui pensaient, qui travail- laient, qui s'amusaient, et pour qui la vie ne pesait pas. Sa vie se résumait à l'attente, attente des Jours qui passent pour les répé- ter inlassablement. Au moins, l'an dernier, il y avait la rentrée des classes. Son été, elle le vivait dans l'attente de cet événe- ment. Au pensionnat, de nombreux détails venaient rompre l'attente : la sonnerie des cloches, les rires étouffés des élèves qui affluaient dans le réfectoire, le silence de cinq heures alors que les externes avaient vidé l'école et que c'était l'heure de l'étude. Des voix solitaires se perdaient en échos dans le couloir. Tout lui semblait plus grand dans sa mémoire, démesuré, comme si elle se souvenait d'un rêve ou d'un royaume. Au

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printemps, les lilas fleurissaient au fond de la cour, au pied des arbres elle allait lire, et le parfum des fleurs se répandait sur elle. Tant de souvenirs s'embrouillaient dans sa tête. Mais ces jours, ce passé, c'était pourquoi au juste ? Pour en arriver là, sur le bord de ce lit, avec comme seul récon- fort des relents de ce passé ? Elle ne rever- rait plus jamais ces visages qu'elle n'avait pas appris à aimer et qui pourtant occu- paient une grande place dans sa vie. Mise à la porte pour indiscipline, sa mère l'avait retirée définitivement du collège. « Cette fois, c'est pour de bon », avait-elle dit de sa voix froide et indifférente.

Que c'était loin le temps des jeux, où le sommeil était lourd et sans cauchemars ! Elle regrettait les jours organisés métho- diquement où elle jouait un rôle passif et secondaire, où sa vie n'avait pas encore de sens précis, où l'avenir n'était qu'un mot très vague rarement utilisé au cours de son enfance : elle n'avait qu'à s'abandonner à cette vie ordinaire et sans soucis. Aujour- d'hui, elle prenait brutalement conscience de l'avenir. Sa vie attendait qu'elle lui donne un sens. Voilà qu'elle était libre à dix-sept ans, sans attaches, sans obligations, le bachot raté, avec toute une vie de fai- néantise en perspective. Claquemurée dans ces trois pièces, elle attendait, couchée sur son lit, étonnée du brusque arrêt de son existence.

Elle ferma les yeux. Sa mère venait de

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par t i r . La por te à pe ine refermée, elle s 'était précipi tée vers la fenêtre. Elle vou- lait se je ter dans le vide. Elle entrevoyait , non sans une cer ta ine jouissance, les con- séquences de son acte. Dans la presse du soir, côtoyant un entrefilet sur les mal - heurs d 'une vieille fille qui a p e r d u son chien et l 'élection d 'un cand ida t à la mai- r ie d 'une pet i te ville, elle au ra i t sa pa r t de gloire éphémère . Mais ce serai t une gloire sans impor tance , vite ravalée p a r d 'au t res événements. « Aujourd 'hu i une j eune fille s'est jetée d u c inquième étage d 'un immeu- ble... » Combien de regards s ' a r rê te ra ien t sur son d r a m e ? Même sa m o r t passera i t inaperçue. Sa mère nour r i r a i t sans doute quelques r emords de circonstance. « Jeanne, J eanne », murmura- t -e l le . En effet, il valai t mieux dire J eanne et non m a m a n , ce mot lui convenai t si peu. P a r ce suicide, elle cherchai t à a t te indre Jeanne . Elle po r t a la ma in à sa tempe. J eanne serai t heureuse de la m o r t de sa fille. Elle n 'ava i t j ama i s désiré cette enfant, elle ne pouvai t voir sans une secrète h o r r e u r cette fillette en quête d'affection.

— Va-t 'en Céline, disait-elle brusque- ment , en enfonçant ses ongles dans la cha i r de sa fille. Elle lui pa r la i t peu. Il se pas- sait de longs jours où elle faisai t semblan t de ne pas la voir. Céline n 'osai t r ompre le silence, de p e u r de déclencher ce flot de paroles cruelles que J eanne profé ra i t dans des m o m e n t s de fa t igue ou de nervosité.

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Céline marchait dans la maison, sans bruit. Elle avait la permission de manger, de dor- mir, de lire, d'être là.

La tête renversée sur l'oreiller, elle se demanda si ce n'était pas la haine inas- souvie qu'elle éprouvait pour sa mère qui la rattachait à la vie.

Il y avait à peine une heure que Jeanne était rentrée. Céline avait écouté son pas nerveux et rapide dans l'escalier, le bruit de la porte doucement refermée, et son soupir lorsque sa mère s'était enfin lour- dement affalée sur le divan. Peu à peu sa respiration s'était égalisée dans le silence et l'on n'entendait plus maintenant qu'un souffle léger de femme endormie.

Le silence de l'aube s'étalait sur la ville, gris, trouble. Des voix chuchotèrent dans le couloir, et une auto glissa sur le pavé, sans bruit. Au ras du fleuve à l'horizon, le ciel était percé et de sa longue lézarde coulait une lumière chaude et rouge. Céline écou- tait ce soupir à côté et elle imaginait le visage blanc et fardé de sa mère, immobile dans un rai de soleil. Elle n'avait pas dormi de la nuit. Tout à l'heure, elle s'était levée pour se détendre un peu. Elle avait sur-

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pris dans la glace son visage pâle et cerné et elle avait eu peur de ressembler à sa mère. Elle s'était détournée du miroir pour ne plus se voir. Elle était encore debout près de la commode et regardait un petit vase de porcelaine qu'elle avait acheté deux ans auparavant dans un magasin qui longeait le port. Il était laid et de mau- vais goût. Tout lui sembla laid, ce matin. Lasse, elle quitta la chambre.

A pas feutrés, elle s'approcha du lit où dormait sa mère. Sans bruit, elle s'assit dans un fauteuil face à celle-ci et se mit à l'observer dans son sommeil; les cheveux roux, déroulés sur une partie de son visage, descendaient sur son cou et sur sa poitrine, mais l'épaisse crinière laissait par endroits une peau laiteuse. Couchée sur le dos, sa poitrine se soulevait, gonflée par un souffle trop lourd. Elle avait dû boire beaucoup la veille. Parfois, le bras qui pendait inerte le long de son corps se mettait à bouger. Céline alors avait envie de se réfugier dans sa chambre pour ne pas avoir à lui parler, au cas où elle s'éveil- lerait. Loin de s'éveiller, Jeanne s'enfon- çait encore plus dans le sommeil. Céline pouvait renverser sa tête sur le fauteuil et épier sa mère à sa guise.

La lumière jouait sur le tapis effrangé, sur le visage de Jeanne, sur ses traits bour- souflés, ses rides et sa bouche luisante. Céline soupira. Tout lui parut délabré. Elle parcourut du regard ce salon désuet qui

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sentai t le v ieux tabac. Sur un guér idon très bas, vieillissait une fleur en papier , pous- s iéreuse et décolorée p a r le temps. J e a n n e n 'ava i t j ama i s eu beaucoup d 'ordre . Et la fa t igue et la paresse qui l ' accabla ient depuis quelque temps se senta ient jusque dans les plus petits détai ls de sa vie, cette fleur, p a r exemple, qu'el le ne net toyai t p lus et qui s 'effri tait lentement . A côté de cette rose une photo j aun ie représen ta i t une j eune f e m m e déguisée, sour iante , si diffé- ren te de cette au t r e f e m m e endormie . E t pour tan t , il s 'agissait b ien de la m ê m e per- sonne. Dans sa jeunesse, J e a n n e avai t été comédienne. Depuis que lques années, le peu de succès qu 'el le ava i t connu s 'étai t envolé. Les admi ra t eu r s avaient d isparu , l ' époque de l ' adu la t ion était révolue. J e a n n e se re t rouva i t seule, avec ses sou- venirs : des photos, des colifichets, de vieil- les fleurs séchées, des re lents du passé qui pour r i s sa ien t en v rac dans les tiroirs, une gloire que l 'on ne soignait p lus a u t a n t qu ' aupa ravan t , car J e a n n e étai t lasse depuis quelques années, comme si elle avait réal isé que ses i l lusions étaient vai- nes et qu'il étai t impossible de revivre le passé. Elle s 'asseyait f r é q u e m m e n t devan t son miroir , fe ignant de ne pas voir les r ides qui s ' é tendaient b ru t a l emen t su r sa figure.

Ce mat in , le soleil inonda i t son visage défraîchi . Céline se dit que bientôt sa m è r e aura i t des bajoues. Sous le menton , la peau

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était flasque, prête à subir les ravages des années. Céline regarda Jeanne avec haine. Depuis trois semaines, tous les matins, elle s'asseyait en face de sa mère et s'appli- quait à la détester. Ça n'était pas difficile, ça venait tout seul. Elle avait vite deviné son secret : elle avait un amant. Cinq années s'étaient écoulées depuis sa der- nière aventure. Cinq années qui avaient donné le temps à la vieillesse de s'installer confortablement et de lui ravager la figure. Jeanne avait joué les femmes sages et doci- les qui vieillissent en silence, avec abné- gation; elle avait fait semblant d'accepter ce sort commun à toutes les femmes. Cinq années de solitude amère au cours des- quelles les traits s'étaient durcis. Mais depuis trois semaines, ils s'étaient adoucis, le sourire attendri et le regard absent. Céline avait vite repéré les traces que lais- sait l 'amour chez sa mère, l 'abandon qu'il lui insufflait jusque dans les moindres détails de sa figure. Occupée ailleurs, Jeanne ne faisait plus attention à sa fille, elle ne voyait plus rien autour d'elle, ni cette fleur en lambeaux, ni ce miroir cruel, ni cette grande fille qui se promenait en se tordant les mains, rageusement. Elle était comme une chienne en chaleur. Elle ne jouait plus la tendresse et le dévouement pour une fille rusée qui décelait vite les faux sentiments de sa mère. Ces intérêts soudains et inattendus n'étaient que de sim- ples accès d'ennui. Depuis trois semaines,

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toute la fausseté de cette femme, tous ses mensonges, toute la dupl ici té dont elle avai t usé à l ' égard de sa fille é ta ient mis à nus et Céline se re t rouva i t seule, en face de cette laide nudité , de cette f e m m e au visage relâché, recroquevi l lée dans u n silence obstiné, qui, lorsqu 'on voula i t lui par le r , esquissait un geste las, comme s'il lui dépla isa i t d 'ê t re dérangée dans ses rêveries amoureuses . Depuis exac tement trois semaines, elle s 'était r e t r anchée de ce faux cl imat m a t e r n e l qu'el le avait créé au- tou r d'elle u n i q u e m e n t p o u r se dis traire . Cette t rompeuse a tmosphère n 'é ta i t que du théâtre . Son affection s 'étai t volatilisée, sa vieillesse avai t t rouvé un refuge, un l eur re : un amant . C'était une sorte de gloire que cette conquête à son âge, une sorte de t r i omphe qu'el le r empor t a i t sur les années.

Céline con templa avec dégoût les t ra i ts froissés de sa mère , ses paup iè res lourdes et tombantes qu'el le n ' ava i t pas pr is la pe ine de démaqu i l l e r et qui se f e r m a i e n t su r ses yeux comme deux fleurs violacées. Un h o m m e a imai t cette loque endormie , cet a m a s de cha i r flasque. Etait-ce possible ? Toute beau té anéant ie , il ne restai t plus que de faibles vestiges dissimulés sous u n épais maqui l lage. Céline s ' app rocha du divan et r e sp i ra le lourd p a r f u m de sa m è r e qui s ' échappai t de sa cha i r en effluves dou- ceâtres et fades. Son c œ u r se souleva. C'était une odeur de viande. Elle recula et r e g a r d a J e a n n e avec s tupeur . Elle se sou-

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vint qu 'é tan t petite, J e a n n e parfo is l 'em- brassa i t (si r a r e m e n t et dans des momen t s de fausse effusion, u n i q u e m e n t q u a n d il y avai t des visiteurs) et longtemps, dans la journée, cette odeur demeura i t présente, une odeur de cha i r qu'el le tentai t en va in de chasser et qui, peu à peu, lui donna i t la nausée. Elle f r i ssonna et recula un peu plus. De loin, J e a n n e avai t u n semblan t de beauté ; l 'éclat de ses cheveux peut-être, la tristesse étudiée de son regard.. . en somme, il ne lui restai t plus que l ' a t t ra i t d 'une cha i r pa r fumée , refaite, a r rangée . Pouvai t -on l 'a imer, ce corps noyé de pa r fum, ce visage qui n 'é tai t pas un visage, mais une image peinte ?

Elle r e tou rna à son fauteui l , envahie d 'une pit ié un peu cruelle. C'était gro- tesque, cette histoire. Quelle idée d 'a l le r dénicher un a m a n t à son âge ! Con templan t cette figure qui jouai t à la m è r e p a r inter- valles, elle m u r m u r a rageusement :

— Une vra ie chienne. Elle a jou ta tout bas, s ' adressan t à sa

mère , car elle lui pa r la i t souvent ainsi, le mat in , alors qu'elle dormai t , c 'était les seules minutes de joie qu'el le connaissai t dans la journée, cette courte vengeance.

— Ça t 'embête, hein, que je ne sois plus pensionnaire , que je sois là à te surveil ler , à t 'épier j o u r et nuit , à deviner tous tes secrets ? Avant, tu étais t ranquil le . La petite, on la met ta i t pens ionna i re p o u r pouvoir être plus libre. Mais voilà, j 'a i

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grand i et je m 'ennuie , et p o u r m e désen- nuyer , je m e m o q u e de toi, comme tu t 'es moquée de moi. Dans le fond, je crois que ça t 'humilie , cette his toire d ' aman t , ça t 'hu- mil ie que je sois au courant . T u t 'en doutes, n 'est-ce pas ? T u es ma l à l 'aise, c'est la ra i son p o u r laquel le tu fais s emblan t de ne pas m e voir, tu ne m e par les plus; tu te sens coupable. Est-ce que tu ne te sens pas u n peu r idicule ? Tu devines m a ha ine et m o n mépr i s ? Ça t 'agace. T u m e fuis depuis trois semaines. T u crains m o n jugement .

Elle pencha la tête su r le corps de sa mère .

— Maman ? Il y a sû remen t des jours où tu te vois telle que tu es dans ton miroi r .

La colère l ' envahi t : — Si tu savais combien tu es laide. Je

te hais. Son c œ u r se se r ra et elle se tordi t les

ma ins avec rage. — Je te hais p resque au tan t que les

d imanches d 'aut refois q u a n d je venais pas- ser mes après-midi de congé avec toi, et que tu recevais tes amis. T u te souviens des d imanches , m a m a n ?

On enfe rmai t Céline dans sa c h a m b r e avec des bonbons, des chocolats, des mots doux. J e a n n e disai t t end remen t :

— Il est t emps de dormir , m o n chou. Va fa i re ta sieste. Tiens, regarde , je t 'ai acheté des cahiers p o u r dessiner. Regarde ce que ce mons i eu r t 'a appor té : des m a r r o n s gla- cés. T u aimes les m a r r o n s ?

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— Non, je t rouve ça dégoûtant , ça colle aux doigts.

— Voyons, Céline, tu es grossière, dis merc i au monsieur .

Une grosse main , f aussement paternel le , effleurait sa tête, d 'un geste dis t ra i t et condescendant . Une voix où poin ta i t l 'aga- cement s 'élevait dans le pet i t salon.

— Vous avez une mignonne pet i te fille, Jeanne.

— Oui, n'est-ce pas ? Allez, va te coucher, m o n chou.

Une fois dans sa chambre , elle déchira i t les cahiers dans un accès de joie féroce, puis elle je ta i t les m a r r o n s dans le p a n i e r d'osier, non sans se détes ter p o u r cette façon d'agir, pa rce qu ' en réalité, elle a imai t bien les mar rons . P e n d a n t des heures, elle hési tai t mais sa colère était plus forte que sa gou rmand i se et les m a r r o n s pourr i s - saient au cours de la semaine, jusqu ' à ce que J eanne les t rouve et qu'elle l 'accuse d 'ê t re une en fan t impossible. Après de longs momen t s de désœuvrement , elle col- lai t son oreille contre la porte p o u r sur- p r e n d r e des bribes de phrases, des soupirs, des r i res légers. Elle savai t qu'il se passai t quelque chose, mais quoi au jus te ? Le silence l ' intr iguait . Son imagina t ion évo- quai t des images troubles. Quand enfin on la faisai t reveni r au salon, J eanne en l 'em- brassan t l 'effleurait de sa nauséabonde odeur et ce baiser je tai t le mala ise en elle, il lui para issa i t déplacé. Céline r e m a r q u a i t

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que J e a n n e avai t les cheveux dénoués, et, m a l g r é son j eune âge, elle se douta i t vague- m e n t de ce qui se passa i t dans ce m o n d e à p a r t où elle n ' ava i t pas accès. Lorsqu 'e l le fu t à m ê m e de comprendre , J e a n n e jugea b o n de ne plus recevoir de visiteurs, non p a r p e u r de choquer sa fille, ma i s pa rce qu' i l étai t plus difficile de se déba r r a s se r d'elle : la pet i te avai t m a i n t e n a n t u n carac- t è re difficile. Mais ces images troubles,

) Céline les avai t gravées dans sa tête à tout jamais .

De toute façon, les vis i teurs se firent p lus r a r e s avec les années. Bientôt , il n 'y eu t p lus n i fleurs, ni cadeaux, ni m a r r o n s gla- cés. J eanne avai t vieilli, sa ca r r i è re étai t r a tée et tout s 'étai t éloigné de r r i è re elle, les messieurs , les dimanches. . .

J e a n n e étai t m a i n t e n a n t caissière à « l 'Oiseau Rouge » sans avoi r toutefois a b a n d o n n é ses rêves de gloire. Ce va in espoir étai t tout le sens qu'el le donna i t à sa vie. C'étai t sans doute cet espoir déses- péré , i r réa l i sab le qui, su r son visage, avai t p r i s la fo rme d 'une tension perpétuel le .

Dans ce lou rd m a t i n de juin, Céline se senti t défai l l i r d 'angoisse. Sa plus g rande hant i se étai t de r e s semble r à sa mère , d 'ê t re u n j o u r comme elle. Elle avai t l ' impress ion que le seul fa i t de vivre avec elle, dans la m ê m e maison, de p r e n d r e les m ê m e s habi- tudes, l ' inf luencerai t à un tel poin t qu 'e l le dev iendra i t le double de Jeanne . P a r réac-

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tion contre les fantaisies de sa mère, elle s'imposait une lucidité impitoyable. Loin de nourrir les mêmes illusions et les mêmes vains espoirs que Jeanne, elle voyait la vie dans toute sa laideur, sans issue. Elle en était arrivée à un état d'autodestruction insoutenable. Dès l'enfance, elle s'était habi- tuée à se diminuer à ses propres yeux. Tant de choses l'y poussaient. D'abord, elle était une enfant illégitime, puis il y avait eu son inaptitude en classe, son impuissance à s'adapter à un milieu où, d'avance, elle était refusée parce que l'on trouvait bizarre qu'elle ne parlât jamais de son père, son renvoi du collège ensuite, sa solitude, une solitude qu'elle s'était imposée comme pour se punir de sa nullité; de plus, elle était incapable de se faire des amis. Elle était trop triste et renfermée. Personne ne l'ai- mait. Le seul geste qui lui eût apporté la délivrance, elle avait été incapable de le pousser jusqu'au bout : le suicide. Trop faible, elle s'était raccrochée à cette vie dans laquelle elle ne jouait aucun rôle. Elle eut soudain envie de pleurer. C'était dou- loureux d'être inutile, de ne servir à rien. Souvent, elle se répétait ce mot de bâtarde comme si elle voulait par là s'infliger un châtiment. Elle songeait alors au ventre de sa mère qui s'était gonflé d'humiliation, qui l'avait enfantée dans la haine et la honte.

Un jour, à l'école, elle avait crié à une bande de petites filles qui s'efforçaient de l'ignorer : « Je suis une bâtarde, je ne vous

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fais pas rire. Regardez comme je boite, je suis infirme... »

Et elle s'était mise à boiter lourdement, tout en étant consciente du ridicule qu'elle provoquait, mais quelque chose la poussait à se dégrader, à se faire détester davantage. Les petites filles l'avaient regardée avec une sorte de peur religieuse. C'était pour une frasque de ce genre qu'elle avait été mise à la porte du collège.

Elle regarda sa mère qui dormait tou- jours. C'était peut-être ce sort, en quelque sorte commun, qui les éloignait et les gon- flait d'une haine mutuelle.

Désespérée, elle courut à sa chambre. Dehors, à l'ombre des marronniers en

fleur, des enfants jouaient dans le sable. Un bateau glissait sur le fleuve. Le soleil grimpait lentement vers les clochers de cuivre. Tout à l'heure, midi sonnerait, et la porte du salon se refermerait sur Jeanne, affolée, anxieuse, dévalant le trottoir, dis- paraissant au coin de la rue sans se douter qu'ici, de la fenêtre, un visage haineux l'observait, la regardait courir de son pas de vieille femme. Céline se jeta sur son lit. Elle avait envie de pleurer et pourtant les larmes ne venaient pas.

Elle se souvint qu'à l'âge de treize ans, il se passa toute une année où elle fut inca- pable de pleurer. Elle avait beau serrer les poings, enfouir sa tête dans l'oreiller, et attendre, il se produisait comme un vide au-dedans d'elle. Tout lui semblait morne.

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Déjà, à cette époque, elle avait songé à se je ter p a r la fenêtre et, depuis sa sortie du pensionnat , cet é t range besoin se faisai t plus pressant .

Des pas glissèrent sur le p lancher . Bien que sa mère ne l 'épiât pas, Céline f e rma les yeux et fit semblant de dormir . Elle écouta l 'eau qui coulait, les ma ins qui foui l la ient dans les a rmoi res et la bouil loire qui se mi t à siffler. Une voix s 'éleva dans la cuisine.

— Céline, tu dors ? Céline ne répondi t r ien et se contenta de

se r re r les paupières , fe ignant le sommeil . — Céline ? Réponds. Les pas glissèrent de nouveau, lentement .

Ils avaient la m ê m e l angueur agaçante que cette voix. Ils glissèrent p o u r ven i r se figer sur le seuil de la c h a m b r e où Céline fa isa i t semblan t de dormir .

— Tu dors encore, à cette heure-ci ?

Après un bref silence, la voix repr i t sur un ton la rmoyant , car tous les mat ins J eanne adopta i t ce ton plaintif , sans ra ison précise... un pet i t ton geignard de f emme qui vient de fa i re l ' amour . Céline f rémi t à cette pensée.

— Tout de même, il est onze heures, il me semble qu'elle a suff isamment dormi.

Elle s ' approcha du lit et secoua sa fille légèrement , du bout des doigts. Celle-ci ouvri t les yeux et se leva d 'un bond, exas- pérée p a r le contact de cette main .

— Tu dormais , m o n petit. Il ne fau t pas