levinas et kierkegaard. emphase et paradoxe
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8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
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Jacques Colette
Levinas et Kierkegaard. Emphase et paradoxeIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 100, N1-2, 2002. pp. 4-31.
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Colette Jacques. Levinas et Kierkegaard. Emphase et paradoxe. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome
100, N1-2, 2002. pp. 4-31.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_2002_num_100_1_7407
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_phlou_224http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_2002_num_100_1_7407http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_2002_num_100_1_7407http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_phlou_224 -
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Rsum
Concernant la pense de la subjectivit et la philosophie de la religion, l'analyse de la relation de
Lvinas Kierkegaard met en parallle un phnomnologue juif duXXe sicle confront la pense de
la totalit et de l'tre, et un penseur chrtien du XIXe sicle aux prises avec la philosophie entendue
comme construction systmatique. L'interprtation lvinassienne de Kierkegaard oscille entre les loges
et les critiques. Elle met au crdit du Danois : l'esquive de toute ontologie et de toute thodice, l'ide
d'une vrit qui ne soit pas de pur dvoilement. La suspension de l'thique, que Crainte et tremblement
dgage de la mise l'preuve d'Abraham, fait l'objet du principal litige. En recourant l'uvre de
Kierkegaard en son entier, la prsente tude situe l'enjeu de la polmique et mesure l'attnuation
progressive des critiques concernant l'gosme de la subjectivit. Sous le signe de la pratique de la
distorsion de la forme par le contenu dans l'exercice de la pense et de l'criture, le rapprochement
s'impose de deux stratgies analogues: emphase et paradoxe.
Abstract
In regard to subjectivity thought and the philosophy of religion, the analysis of the relationship of Levinas
to Kierkegaard places alongside one another a Jewish phenomenologist of the twentieth century
confronted with the thought of totality and of being, and a Christian thinker of the nineteenth century at
grips with philosophy understood as a systematic construction. Levinas' interpretation of Kierkegaard
oscillates between eulogy and criticism. He credits to the Dane: the avoidance of all ontology and of all
theodicy, the idea of a truth that is not pure disclosing. The suspension of ethics, which Fear and
Trembling retains from the trial of Abraham, is the object of the main dispute. Having recourse to the
works of Kierkegaard in their entirety, the present study situates what is at stake in the polemic and
measures the progressive attenuation of the criticisms based on the egotism of subjectivity. Under the
heading of the practice of distortion of form by contents in the exercise of thought and of writing, a
meeting becomes necessary of two analogous strategies: emphasis and paradox. (Transl. J. Dudley).
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Lvinas
et
Kierkegaard
Emphase et paradoxe*
Les assistants au colloque organis par l'Unesco Paris en
avril
1964, l'occasion
du
150e
anniversaire
de la naissance de
Kierkegaard1,
se
souviennent
des discussions
o
sont intervenus Jean Wahl
(1888-
1974), Gabriel Marcel
(1889-1973),
Jean
Hyppolite (1907-1968),
Jeanne
Hersch
(1910-2000)
et
Emmanuel
Lvinas
(1906-1995).
En
souvenir de
*
Cette
tude reprend, en le dveloppant considrablement
sur certains
points, le texte
d une
confrence
prononce
l Universit
de
Naples
le
1 1 avril
2000. Lvinas n ayant
pas prt attention
l interprtation philosophique du judasme par
Kierkegaard, si dif
frente de celle de Hegel, il
n en
sera pas ici question. Voir
Bruce
H.Kirmmse,
Kierkegaard, Jews,
and
Judaism, dans Kierkegaardiana 17,
Copenhague
1994,
p.83-97.
Sigles
utiliss:
S0ren
Kierkegaard
OC Oeuvres
compltes.
Trad. P.H.Tisseau et E.M.Jacquet-Tisseau, 20 vol., Paris, Ed. de
l Orante, 1966-1986. Mm e quand il nous a
paru
souhaitable
d en modifier
la traduction,
nous
renvoyons
cette
dition,
qui
mentionne
la
pagination
des Samlede Vrker, 2e
di
tion
15 vol,
Kj0benhavn, 1920-1936.
Emmanuel Lvinas
AE
Autrement
qu tre ou au-del de l essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974.
ADV Au-del du verset, Paris, Minuit, 1982.
DQVI
De Dieu
qui
vient
l ide,
Paris, Vrin, 1982.
EDE
En
dcouvrant
l existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967.
HS Hors
sujet,
Montpellier, Fata Morgana, 1987.
NP Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976.
TI
Totalit
et infini.
Essai
sur
l Extriorit,
La
Haye,
Martinus
Nijhoff,
1961.
1 Kierkegaard
vivant, Paris, Gallimard,
coll.Ides,
1966.
Pour y
avoir particip,
l auteur de la prsente tude
se souvient
de
l impression
produite par la confrence de
Sartre et,
l poque,
de l invitable rfrence Marx. Heidegger, quant lui, estima
devoir aborder une
question
plus
originelle que le christianisme... et que l apparition de
l homme dans
la figure
du
travailleur {pp. cit., p.
166). Les interventions de Lvinas
restrent en
marge de
ces prestations.-
Nous nous rfrerons la version remanie de ses
dclarations
publie
dans Noms
propres.
Un an plus tard
(Enigme
et phnomne,
Esprit juin 1965),
Lvinas
devait
inscrire
certaines observations faites l'Unesco dans
des
dveloppements
sur
subjectivit
et proximit qui annoncent la
problmatique
A
Autrement
qu tre.
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Lvinas et Kierkegaard
5
ces changes et de l'importance des Etudes
Kierkegaardiennes
de
J.Wahl,
ddicataire
de
Totalit
et
infini,
on
indiquera
ici les points
prin
cipaux
d'accord et de dsaccord
entre le penseur chrtien protestant du
xixe sicle
danois, et
le philosophe
juif
franais du
XXe
sicle.
Tous deux
eurent affaire la philosophie postkantienne.
Le premier
l'idalisme
allemand dans son ensemble, le
second
Hegel voire
Fichte,
puis
aux
phnomnologies
de Husserl et de
Heidegger.
A la suite de l'interprtation par Heidegger de la philosophie
moderne comme
mtaphysique
de la subjectivit, certains commentat
eurse sont appliqus dpeindre l'appartenance de la pense kierke-
gaardienne
l'idalisme
qu il combat. Les
inversions
de
termes,
restant
tributaires
des
structures
conceptuelles
antrieures,
attesteraient
davan
tagea
communaut
que l'indpendance2. Le geste est bien
connu
qui,
propos de
Kierkegaard,
dtecte la complicit entre le hglianisme
et
l'anti-hglianisme
classique et
dans un mouvement analogue
observe que
Lvinas,
ds qu'il parle contre
Hegel...
ne peut que
confirmer Hegel,
l a dj
confirm3.
Nous
nous proposons
ici,
l'inverse,
de
relever quelques traces des
puissantes
ruptions4 provoques dans
le
sol des
philosophies
antiques
et modernes par des inquitudes et des assurances qui prcdent
le savoir et qui l'branlent, sans
pour
autant en tarir le jaillissement,
ni
en
rduire
l'nergie.
On
peut
voir
l
une
illustration
de l'antriorit
des
chocs prouvs dans l'existence
par rapport aux
raisons
qui donnent
aprs-coup
l'illusion de les avoir provoqus.
Telle
tait la
conviction
que
Pascal
opposait celle de M. de
Roannez5.
2
Voir par exemple
W.Anz,
Kierkegaard und
der deutsche Idealismus,
Tiibingen,
J.C.B.Mohr,
1956.
S.Dunning,
Kierkegaard s Dialectic of
Inwardness. A
Structural
Analysis
of
the
Theory of
Stages,
Princeton University Press,
1985. Ce
qui
sera dit ci-
dessous
concernant
la
distorsion
de
la
forme
par
le
contenu
(o l on
peut voir
comme
une
expression
phnomnologique
du
paradoxe)
permet
de relativiser
la
porte de
ces
approches, qu'elles
soient
formelles ou structurales.
3
J.Derrida,
Violence
et mtaphysique (1964), repris dans L criture et la
dif
frence
Paris,
Le Seuil, 1967, p.164,
176.
Voir cependant
sur Lvinas et
Kierkegaard les
remarques pertinentes p. 162-164, 138, 143 N.
4 M.Heidegger, Grundprobleme der Phnomenologie (1919/20),
Frankfurt
a.M.,
Klostermann, 1993,
p.205.
En voquant les
mutations
imposes la
vie
factuelle
par
le christianisme primitif, le jeune Heidegger citait souvent en mme temps Augustin,
Luther et Kierkegaard.
5 Pascal, Penses, Lafuma 983, Brunschwicg 276.
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6 Jacques Colette
I. La
rception
franaise de Kierkegaard.
Kierkegaard figure dans l'uvre de Lvinas en raison de son
appar
ition,
certes
furtive mais rvlatrice, dans le Stem der Erlsung (1921)
de Franz Rosenzweig, et de
sa premire
grande interprtation franaise
par Jean Wahl6. La rception franaise de Kierkegaard a dessin du
Danois
une figure
bien
diffrente de celle qui lui
avait
t
rserve
dans
la
thologie
luthrienne,
voire dans
la phnomnologie allemande.
En
1935
parat la
traduction
franaise de Crainte et tremblement, avec la
prface de J. Wahl. Lvinas publie en 1937 un compte rendu du
Kierkegaard de Chestov7.
Le
recenseur
notait
que la pense de
Kierkegaard
trouvait
un
cho comprhensible dans
la
crise
morale
vcue
par l'Europe de Pentre-deux-guerres, o
se
faisaient
entendre
les exi
gences de l'me
individuelle
perdue dans
l'anonymat
du gnral.
La
signification de l'unicit existentielle doit pouvoir s'interprter autr
ement qu'en
fonction
de l'ordre universel
construit
par la raison
ide qui rejoignait une proccupation essentielle de
Rosenzweig.
En
dcelant dans le Kierkegaard de Chestov l'expression du tragique
d'une
foi
inquite et jamais assure d'elle-mme,
Lvinas
considrait ce
brillant
essai littraire
comme une
sorte
de
pome,
o
s'expose
surtout
la philosophie religieuse de l'auteur. Laquelle ne reprsente
aucunement
une
philosophie
du
judasme
comme celle que
l'on
trouve
chez Rosenzweig,
le seul philosophe moderne du
judasme digne de
ce
nom. Chestov est un juif philosophe, qui
orchestre la lutte
de Jrusalem
(Ancien et
Nouveau
Testaments non spars) contre
Athnes,
de
manire faire
clater la synthse
de l'esprit
grec et
de l'esprit
judo-
chrtien
que le Moyen Age croyait avoir accomplie. Mais la critique de
ce
Kierkegaard irrationaliste s'exprime quand le recenseur remarque que
pour
Kierkegaard la connaissance ne s'identifiait pas purement et
6
Jean
Wahl,
tudes Kierkegaardiennes,
Paris,
Aubier, 1938.
Sauf
dans l article
de 1977, mentionn la fin de cette tude,
Lvinas
ne se rfre pas aux textes mmes de
Kierkegaard, il
reprend
les thmes
et
les
formulations de
Wahl.
Voir, dans
l ordre
chronologique: tudes de 1937 et 1947 (Les Imprvus de l histoire, Montpellier, Fata
Morgana, 1994, p.107-115); de 1962 (Libert et commandement, Idem, 1994,
p.80,
95);
de
1963
et
1976 (NP p.99-118);
de
1976 (HS p.103-107).
7 Revue
des
tudes juives, juillet-dcembre 1937,
p.139-141,
recension
de Lon
Chestov ( de son vrai nom: Lev Izaakovitch
Schwarzmann),
Kierkegaard et la philoso
phiexistentielle.
(Vox
clamantis
in deserto), traduit
du russe par T.Rageot et
B.De Schloezer, Paris,
Vrin,
1936.
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Lvinas et Kierkegaard
1
simplement
avec le mal,
et que la raison intervient dans la
dialectique
existentielle
comme
l'aiguillon
mme
de
la
foi.
Dans son allocution en hommage
Rosenzweig (1930)8,
G. Scholem rapprochait
l'indiffrence
de Rosenzweig l'gard de
Husserl
et
la
vritable
allergie
de
Chestov
pour
l'auteur
de la
philoso
phie
omme science rigoureuse.
Une
des originalits de Lvinas a t
de
trouver
son
inspiration
philosophique chez Husserl, et de lire avec
une mfiance
mle
d'intrt les
textes fondateurs
(et rsolument chr
tiens)
de ce qui devait s'appeler philosophie de l'existence. Il est
donc
bien loin de Chestov,
qui
estimait que la phnomnologie tait
incapable de poser la question de la
signification
des religions,
laquelle
chappe
l'autorit de
la
raison
telle
que la
conoit
la
gno-
sologie de Husserl9.
C'est
bien
en phnomnologue
qu'en se
rfrant,
pour les
dpasser,
la
fois
Descartes
et Husserl, Lvinas
se
demand
eraomment Dieu vient
l'ide
(DQVI 11).
IL
Deux
philosophies de la
subjectivit:
proximit et distance.
Parlant de J . Wahl10, Lvinas crivait: ceux qui appartiennent la
famille
d'esprits kierkegaardiens ne sont
certes
pas des inventeurs de
l'ontologie,
de l'tre
se tenant
dans
ses
limites
(HS
103,
105).
A
pro
pos de F. Rosenzweig, chez
qui la
pense juive a
trouv
son expression
pascalienne
et kierkegaardienne, il
notait
que la
pense dite nouvelle
refuse
l'esprit
impersonnel, au systme
fig,
la prtention d'interner
l me individuelle... l'individu
quand mme
(HS
92,
79). Le rle
de
8
G.Scholem, Franz Rosenzweig et son
livre L'Etoile
de
la Rdemption, trad.
B.
Dupuy
dans
Les
Cahiers de la nuit surveille n
1,
1982, p.22. Voulue ou non, la ca
ricature
(Husserl, porteur
du drapeau hglien sic )
ne
jette
gure
de lumire sur
l insurrection
contre
la philosophie idaliste, o les
noms
de
Kierkegaard,
Nietzsche
et
Chestov
se
mlent
celui de
Rosenzweig.
Pour
ce qui
distingue
le
Stern
de
la
dmarche
phnomnologique
(et
donc de Lvinas),
voir une
analyse de la structure formelle de
cette
construction,
qui
s enracine
dans
une algbre transcendante
directement
hrite de la
Naturphilosophie
: J.F.Marquet, Unit et
totalit
chez F.Rosenzweig.
Etude
sur l'archi
tecture de
L'Etoile
de
la Rdemption,
Archives de Philosophie,
juillet-septembre 1998,
p.427-446.
9
L.Chestov, Le Pouvoir des clefs,
trad.B.de
Schloezer, Paris, J.Schiffrin, 1928,
p.383.
10
J.Wahl, l historien le plus complet, le plus pntrant et le plus philosophique de
Kierkegaard
(NP
191).
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8 Jacques Colette
Kierkegaard dans l'histoire de
la philosophie
a t de
dsaronner le
pr
imat
du
pensable
et
de
mettre
en
avant l'irrductibilit de
l'ipsit
inassi
milable dans l'Un-Tout, principe dominant des Ioniens Ina. En effet
Kierkegaard, considrant
que
pour
un esprit existant le sujet-objet est
la fois futile et fantastique (OC X 179-180), opposait au
pur Je -Je,
infini et
sans contenu
de Fichte (OC
II 247), le moi
empirique (OC X
111).
Pour
le Moi
mortel,
dont
la
tche
est de devenir
subjectif,
ne
vivre
que
dans
le gnral, c'est le comble de la distraction (OC
X
156).
L'ironie socratique peut empcher que prdominent les dterminations
objectives de la vie (OC
II 177).
Totalit
et Infini et Autrement qu 'tre sont des dfenses de la sub
jectivit
des
tentatives visant
carter
le
poids
de
l'objectivisme,
de penser la subjectivit au-del de l'essence.
Il
s'agit d'esquisser
une
nouvelle possibilit de
quitter l'ordre
objectif
et
universel pour s'en
tenir
soi...
Entendre
d'au-del
de l'Essence la subjectivit du sujet,
comme partir d'une Sortie
du
concept
(AE
154 N., 223). Mais la
rsistance
au systme ne restera philosophique que si
elle
fait appel
la
technique
phnomnologique.
C'est elle qui
permettra aux
philosophies
de l'existence de quitter le terrain du
pathtique
et du
religieux o
elles
se cantonnaient
jusqu'alors
(EDE 132)11.
Il
est manifeste que
Kierkegaard
est
en ligne de mire, aussi
bien
dans
le
ralliement que dans
la
rserve.
Le jugement
de Lvinas
sur
Kierkegaard (le
seul
auteur
rsolument
chrtien
auquel il se rfre avec
insistance)
va de la critique parfois
acerbe l'adhsion. Des
textes
destins au public
juif
rejettent
l'ide
que
le judasme
aurait
besoin d'un
Kierkegaard,
d'une Thrse d'Avila, du
paradoxe,
du
salto
mortale,
de
crainte
et tremblement12. Certes,
le
nom
de Kierkegaard apparat
s 'agissant
de
Rosenzweig chez qui le
judasme
intgral se voit inscrit dans le
drame de l'existence
humaine
(HS 92). Mais
une
fois ralis cet
accs
philosophique la
dimension
existentielle, il
faut
encore distinguer l'extrme tension
du rapport
direct
avec
le
Tout
Autre
prsence
et
dissimulation
de
Dieu
thmes kierkegaardiens, de la prsence et de l'absence de Dieu
11
Qu'il y ait
l un
hommage
rendu Heidegger,
on
n en peut douter, puisque la
mme chose a t dite ailleurs en des termes quivalents:
Les
Imprvus de l histoire,
p.lll.NPp.105.
12
Voir Ethique
et
esprit
(1952) et Aimer la
Thora
plus
que
Dieu
(1955)
dans
Difficile libert. Essais
sur
le
judasme, Paris,
Albin
Michel, 1963, p.17,
174-175.
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Lvinas
et
Kierkegaard
9
atteintes non
pas
par les dons
mystiques de l'me, mais
par le fonc
tionnement
juste
d'un
tribunal
(op.cit.,
198-199),
non
par
l'isolement
avec Dieu comme embrassant la
totalit...
en un sens mystique et sacra
mentel, mais par le rapport un point fixe extrieur la Socit d'o
viendrait la
Loi13.
Lvinas entend dgager un sens de la religion qui
excde la
psychologie
de
la foi
ou de
la
perte de
la foi
(AE
214),
tout
en reconnaissant
avec les philosophes juifs du
Moyen Age la place de
la foi proprement
dite
(ADV 23). On
notera
que
Kierkegaard, et pas
seulement
quand il donne la parole l'thicien,
n'avait
gure de sympat
hieour le
mystique dont
l me
fatigue, vivant hors
du
monde et
dans l'isolement total,
choisit
Dieu ou
elle-mme
(OC IV, 217).
Usits
par
les romanciers, les
essayistes
et
les
philosophes,
les
termes
de
mystique et de
foi
sont
minemment
plurivoques. Lvinas
y recourt lui-
mme,
quand
il
reconnat
Mamonide le mrite
d'avoir donn
la foi
d'Isral... une
expression
philosophique, ou quand il opposait l hitl
risme
un
idal
la fois raliste et
hroque
que l'on
appelle aujourd'hui
la mystique14.
Plus
dcisifs
sont
les textes proprement
philosophiques o
la pen
se
de
Kierkegaard reue
travers
les commentaires de Wahl est celle
du philosophe qui, mieux que quiconque, a mis en lumire une des ten
dances essentielles de la pense moderne:
l'ide
de la subjectivit infi
nie
du penseur,
de
la
valeur
de
l'ide vcue...
Le
subjectif,
dans
l inten
sit
me de
sa
subjectivit, nous
met en rapport avec l'tranger,
l'trange,
le
transcendant15. La
pense
qui
se heurte
l'absolu trans
cendant est
passion
et paradoxe, rapport le
plus interne
avec ce qu il y a
de plus externe.
Ainsi
Lvinas oppose-t-il l'tre
selon
Heidegger,
l'Autre absolu... dont Kierkegaard
parle
avec tant
d'insistance
et
Janklvitch
sans y toucher (NP 135).
Dans
Existence et thique16,
le seul article exclusivement
consacr
Kierkegaard,
le propos de
Lvinas
repose sur l'antagonisme de
13 E.Lvinas, Le Moi et la Totalit,Revue de Mtaphysique et de Morale 1954,
p.360.
14
E.Lvinas,
L'actualit
de Mamonide et L inspiration religieuse de
l'Alliance dans Paix et
Proximit,
avril 1935, p.7 et
octobre
1935,
p.4.
15 J.Wahl,cp.cif.,p.451.
16
Paru
en allemand dans
les Schweizer Monatshefte
en 1963.
Curieusement,
la ver
sion
franaise (Noms propres p. 104) ne reproduit
pas
la note
1,
cependant rvlatrice de
l approche de
Kierkegaard
par son
commentateur, dont ce n est pas
ici
le
lieu de
discuter.
Voir la version allemande p.
177.
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10
Jacques
Colette
Kierkegaard et de
Hegel,
conjoncture laquelle
on
ne peut videmment
rduire
la
pense
du
Danois. En
opposant
la
vrit triomphante
du
savoir
totalisant la
vrit
perscute,
Lvinas considre comme
positive
la contestation kierkegaardienne de l'idalisme. Mais du fait que les
deux
philosophes du xixe sicle ont comme point de dpart
une
concept
iongocentrique
du
sujet, de la subjectivit dont le dsir n'est que ten
sion
naturelle sur
soi,
ils
en restent l'exprience
chrtienne
et mme
ses sources
paennes
(NP
100).
La
mme
question
pourrait
donc
leur
tre pose: la subjectivit n'est-elle
pas plutt
renoncement
soi
que
tourment
pour
soi et
l'thique
n'est-elle pas autre chose que disparition
dans la gnralit? On
reconnat
l'objection que
Lvinas adressait
sans
trve
tous
les
philosophes,
aussi
diffrents
qu'ils
soient,
lorsqu'il
des
sine
l'oppos d'une
subjectivit
qui n'aspire qu au retour en soi,
les
traits d'un Moi
qui
ne se produit que face l'Autre, l
o
se fait entendre
l'exigence
de l'infini.
Empruntant
Heidegger
une formule
concernant
le monde17,
Lvinas l'applique
l'infini, dit
plus
objectif que l objec
tivit
(TI XIV).
C'est seulement
face
l'infini
(ce que
n'et
videm
ment
as contest Kierkegaard), que sera
efficace
la protestation contre
le systme,
qui ne dsintgre l'gosme
du Moi
que
pour
faire de
l'homme
un simple reflet
du logos impersonnel.
Toutefois des
formulations nouvelles apparaissent, qui revtiront
par
la
suite
dans
la
thmatique
personnelle
de
Lvinas
un sens
quasi
tech
nique, par exemple
concernant
les concepts
dj
mentionns de l'absence
et de la prsence: La contradiction
entre la
prsence et l'absence, o se
tient
la croyance,
demeure
non-concilie
comme une blessure
ouverte,
l'tat d'une hmorragie inpuisable.
Le refus
de
la synthse n'est
pas
ici
une faiblesse intellectuelle. Il
est
exactement
la
mesure de
ce
nouveau
mode de la vrit. Mais l
encore
l'orientation de l'interprtation
consiste accentuer
la
non-conciliation comme tension sur soi, comme
crispation, comme instant
du
salto mortale toujours
recommencer, car
tout apaisement
mettrait
fin au
tte--tte avec
Dieu (NP
103).
Ce
mlange d'apprciations positives
et
de rserves
implique
l'ide
que la
mfiance
l'gard de la pense abstraite
(qui
distrait de l exis
tence
et
apaiserait
les inquitudes) peut engendrer
une
sorte de
violence.
S il est lgitime de vouloir
sauver
l'existence de la gnralit et de
la
17 Heidegger, Sein und Zeit, p.366: Le monde subjectif
est
alors
plus
'objec
tif... que
tout
objet
possible.
Voir Merleau-Ponty, Phnomnologie de la
perception,
Paris,
Gallimard,
1945, p.492.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
10/30
Lvinas et Kierkegaard
1 1
commensurabilit de l'intrieur et de
l'extrieur, il
convient de
penser
l'thique
aussi
bien
hors
du
totalitarisme
spculatif
(que)
de
la non-phi
losophie
kierkegaardienne
(HS 102). On
observe donc
dans l'uvre de
Lvinas un balancement constant allant de l'approbation logieuse la
polmique acre.
La
critique stigmatise le
cri goste de la subjectiv
it,
ncore
soucieuse de bonheur
ou
de salut,
le
Moi qui ne se refuse
au
Systme
qu'en
raison de son gosme,
non
partir
de
l'Autre
(TI
282,
10). Mais l'loge n a pas moins de poids: C est sans doute
Kierkegaard qui a le mieux compris la notion philosophique de la tran
scendance
qu'apporte le thme
biblique de l'humilit de Dieu18. Quelles
sont les raisons de
ces
oscillations? Si
l'on
ne voit dans le paradoxe
kierkegaardien
que la
subjectivit
isole,
tendue impatiemment vers
le
retour en soi,
on
comprend que la dfense de la subjectivit veuille s ta
blir
illeurs qu au
niveau
de
sa
protestation purement goste
contre
la
totalit,
ni dans
son
angoisse
devant
la mort,
mais comme
fonde
dans
l'ide
de
l'infini.
Par cette rfutation
simultane de Hegel, de
Heidegger et d'un
Kierkegaard
rduit au subjectivisme pur du moi
(TI XIV), Lvinas ne se rfre
qu'au
Kierkegaard lu par
J.Wahl,
au chr
tien
rduit
la figure de la conscience
malheureuse,
l'amant
mal
heureux de
la religion19.
Mme
si le refus par
Kierkegaard de
la
syn
thse hglienne
n'est
pas
considr
comme une
faiblesse
intellectuelle,
il
reste
que
l'orientation
de
l'interprtation
consiste
accentuer la
non-conciliation
comme crispation sur
soi.
Kierkegaard est
vu
comme
dfinitivement enkyst
dans
le paradoxe,
en proie
aux
fr
miss m nts de
l me
humaine
peut-tre pour
cela
'naturellement
chrtienne' qui se consume
de
dsirs (NP 101). Cette tension
de
la
foi pure
ne reposerait que sur le fond naturellement goste de
l'ego,
ou
sur le conatus spinoziste.
La situation philosophique
en France
dans
les
annes
soixante
permet de situer cette lecture de Kierkegaard et aussi de comprendre
pourquoi la
tension
sur
soi
est dite goste
dans le
cas de
Kierkegaard,
alors
qu'elle
est
positivement reconnue
chez
Wahl
18
Dans
Qui
est
Jsus-Christ? Ouvrage
collectif,
Paris,
Descle
de Brouwer,
1968,
p.
189. La mention du Dieu de
Kierkegaard,
oppos celui de Platon, d Aristote et de
Hegel,
est remarquable
dans
ce
texte philosophique sur
l'Homme-Dieu. Pour la figure
du Christ
comme
expression de la
dissymtrie
de la relation thique, voir Ph.Nemo,
Job ou l excs du mal. Postface d'E.Lvinas, Paris, Albin Michel, 1999, p.176.
19 J.Wahl, op. cit., p. 166 et 439.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
11/30
12
Jacques
Colette
comme philosophie
du sentiment
oppose celle de Heidegger
(op.cit., 104,
170).
Lvinas
interprtait
le
second Heidegger,
et
le
renouveau au xxe sicle des philosophies de Hegel et de Marx, comme
motivs par le rejet
du
subjectivisme
exacerb
de
l'existence.
Aprs
cent ans
de protestations kierkegaardiennes,
on
veut aller au-del de
ce
pathtique
(op.cit.,
105).
Il
semble concder que l'allergie au pathos
de
l'existentialisme
a pu
conduire
considrer comme non-philoso
phique
'abandon des penses
rigoureuses,
qu'elles s'adonnent la
dialectique spculative
ou historique, ou
qu elles se cantonnent
dans
l'analyse
des structures.
Lvinas estime
que
le
souci exacerb
de soi
peut expliquer la violence kierkegaardienne, qui procde comme la
philosophie
coup
de
marteau,
par
o
commence
le
mpris
pour
le fondement thique de l'tre... qui,
travers
Nietzsche, nous amne
l'amoralisme des
philosophies les
plus rcentes. Cette
interprtation
n'est possible
que parce que
Lvinas
prte
Kierkegaard,
par
got
du
scandale,
l'ide
que
toute
extriorit tant gnralit, et
l'thique
tant gnralit,
l'existence
se
doit de la dpasser, d'o terrorisme et
vhmence
intransigeante d'une
pense
qui privilgie le stade rel
igieux et
le domaine
de
la croyance
qui ne
se
justifie plus
au
dehors
(NP 106).
Ce
verdict catgorique, dont on
peroit
les
motivations,
mais
qui fait violence l'uvre
considre
en son entier,
va
curieusement
de pair
avec
un
jugement
des
plus favorables. Kierkegaard
soutient
des
paradoxes
philosophiquement
dignes
de
considration.
Le
doute
n'abol
itas la
foi.
Le
dieu
qui se
cache sera prcisment, dans
sa
dissimul
ation, e dieu qui se
rvle,
et qui ne se
rvle
que
pour tre
pers
cut
t mconnu, de sorte que la subjectivit dsespre et humilie,
cette subjectivit, seule, unique,
secrte,
que Kierkegaard a entre
vue...
devient le lieu
mme
de la vrit.
Il
s'agit l d'une dcouverte
proprement
philosophique...
l'ide formelle d'une vrit perscute
au nom d'une
vrit
universellement
vidente...
rompant
la simulta
nitndphasable du
phnomne (EDE 114, 209,
215).
III. L'THIQUE ET
LE
RELIGIEUX.
Eu gard la
svrit
de l'altercation de Lvinas
avec
Kierkegaard
propos du sacrifice d'Isaac,
qui
est
surtout
la mise l'preuve
d'Abraham (Gense 22, 1), il n'est pas superflu,
pour
clairer le dbat,
de
rappeler
d'abord en quel
sens
Kierkegaard fait appel
deux figures
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
12/30
Lvinas et Kierkegaard 13
vtro-testamentaires majeures: Job et
Abraham. Ces
appels ne
s inscri
vent
i
dans
le
cadre
d'une
thodice,
ni
dans
une
thorie
de
la
morale.
C'est titre de
variations
potiques que
deux
ouvrages pseudonymes
parus
Copenhague
le
16 octobre 1843
La Rptition, Crainte et
tremblement voquent
l'espce singulire de thophanie laquelle
se
voit
confront
le Juste souffrant. Il faudra ensuite prciser le sens de la
suspension
de l'thique, qui n'est
videmment
pas
entendre
comme
dpassement ou abolition, mais
comme oriente
vers un
retour
sous
le
signe du paradoxe.
Il
convient enfin d'analyser la position de
Kierkegaard face
l'thique
dans sa
dimension
politique. Sur toutes
ces
questions
on verra
apparatre aussi bien les points de divergences que les
points de contacts
entre
les
deux penseurs.
A. Thophanie et thodice.
Le sous-titre
de Crainte et
tremblement (cette impertinente
anticipa
tionC XI 187
N) est:
Lyrique
dialectique.
Il
faut
prter
attention
cette
prcision
comparable celle indique par Constantin
Constantius,
signataire de La Rptition, qui est
prsente
comme un Essai de
psy
chologie exprimentale. Dans cet essai, le hros est conduit s'identifier
avec Job vu
comme
figure
potique. Quant l'auteur de Crainte et
tremblement,
il
dclare
n'tre
aucunement philosophe,
mais
poetice
et
eleganter
un crivain amateur [Extra-Skriver] (OC V 72, 101-102). On
ne peut s'y
tromper:
ces
virtuoses
de l essai potique (digterisk
Fors0g,
OC
VII
22)
ne sont en rien des thoriciens en matire
de
mta
physique
ou de
morale.
Aux yeux de
Kant, le
sacrifice d' Isaac
est le
cas scandaleux d'un faux
commandement
et d'un faux
miracle.
Quant
Job, qui fonde
sa foi
sur la
moralit
et non l'inverse, il offre l'exemple
d'une
thodice authentique, celle
non
de
la
raison raisonnante mais de
la
raison
pratique dont le
commandement
fait entendre la
voix
de
Dieu20. Trs diffrentes sont les
approches
lyriques et psychologiques
de
la
figure
existentielle
du
juste
souffrant
qui,
loin de
traiter
ex
cathe
dra u
mal
universel,
de la
justice
de Dieu ou
du
fondement de la
morale,
vitent
toute prcipitation
spculative.
20
Kant,
Oeuvres philosophiques III,
Paris,
Gallimard, La Pliade 1986, p. 108,
224-225, 872 N (pour
Abraham).
Op. cit.,
II, 1985,
p.1405-1408 (pour Job).
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
13/30
14 Jacques Colette
L'auteur du Livre
de
Job est
non
seulement
un
pote extraordi
naire,
ais
un
penseur
religieux
de premire
grandeur qui,
un
sicle
avant Platon prononce le
dernier mot
de toute la mtaphysique et de
toute la thologie: Je n ai
aucun
besoin d'un
Dieu que je comprends21.
La
teneur minemment potique de ce livre, comme du Second hae, en
fait
un
des
sommets
de la littrature mondiale22. Dans Crainte
et
trem
blement les quatre
morceaux
d'atmosphre
(C tait
de
grand
matin)
sont des
variations
lyriques
sur le chapitre
22 de la
Gense
sui
vies d'esquisses
critiques o
la
figure d'Abraham
est redessine
parall
lement
celles des infanticides clbres: Agamemnon (Euripide,
Iphignie
Aulis), Brutus (Tite-Live, Histoire romaine) ou Jepht {Livre
des
Juges
11,
39).
Les reprises potiques de Job
Goethe, Nietzsche,
Valry23
attestent que l'exprience de l'preuve n'engage
pas une rflexion sp
culative sur l'tre de Dieu et le sens de sa cration, sur la justice
divine
gouvernant
le
monde et l'histoire des hommes. L'auteur
du
Livre de
Job
laisse l'imagination
potique
jouer librement. Dieu
lui-mme
regarde,
il
a donn plein
pouvoir
Satan, il n a pas besoin
cette fois
d'tre
le
Dieu de l'histoire. Dieu comme spectateur du thtre du monde..., ce
n'est pas de la
thodice,
c'est la provocation de toute
thodice,
mais
en
mme
temps une manire
pour
la pense de projeter les ralits intra-
mondaines dans
un
champ
potentiellement
esthtique24.
En
rinterpr
tant'tonnante thophanie,
le face--face
et
l'coute
de
Dieu
o
est mis
en scne l'homme des douleurs, qu'aucune rponse ne peut
satisfaire
mais qui ne cesse d'en appeler Dieu contre Dieu,
Ernst
Bloch
observe
qu'aux
questions de Job,
ni l'athisme des
Lumires
franaises, ni
la
dialectique
matrialiste
ne mettront
fin25. Il
revient
l'criture
li
ttra ire non de dvelopper des discours visant embrasser le tout de la
ralit et des significations, mais de se
dployer
en distillant l'infini
l'impossibilit pour
la partie de s'intgrer dans
le tout, l'impossibilit
21
Jean
Bottro, La Naissance de
Dieu,
Paris, Gallimard,
1986,
p.131-133, 226,
249. (Voir Jrmie 55,8).
22 Voir Victor Hugo,
William Shakespeare (1864), 1re
Partie, Livre
II.
23 Voir Hans-Robert
Jauss (qui
n'voque pas
Kierkegaard):
Pour
une hermneut
ique
ittraire,
trad.MJacob,
Paris,
Gallimard, 1988,
p.l
18-137.
24 Hans
Blumenberg,
lors d un
dbat
avec J.Taubes, dans Die nicht mehr schnen
Kunste, Munchen,
W.Fink,
1968,
p.547.
25 Voir
Ernst
Bloch, L Athisme dans
le
christianisme, trad.E.Kaufholz
et
G.Raulet,
Paris,
Gallimard, 1978,
p.135-154.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
14/30
Lvinas et Kierkegaard
15
pour le singulier de s'absorber dans l'universel et, en dfinitive, l im
possibilit
pour
la
question
de
se
tarir
par saturation
de
rponses.
Quand
l'issue religieuse sera exclue, quand
la
mtaphysique des Lumires
s'avrera incapable
de faire taire
les
questionnements,
alors,
pour
l'homme guri
de son
dsir
de savoir (Goethe,
Faust, v. 1768), l'art
continuera d'orchestrer les questions sans rponse, et la philosophie de
broder autour du thme de la justification de l'existence du monde seu
lement comme phnomne esthtique... cette proposition sca
breuse26. Les
questions de Job,
rpercutes
comme en
reprises
musi
cales dans le discours de l Insens {Gai
savoir,
125), en sont
un
exemple27.
Les
longs discours
de
Job,
les
brves
et
nigmatiques paroles
d'Abraham sont dits
en
langues.
En
transposant l'expression pauli-
nienne
(7
Corinthiens
12, 10), en reprenant
comme un
refrain:
Abraham ne peut parler,
Kierkegaard dcrit
la situation de l'homme
qui ne peut se
faire
entendre,
et
qui ne peut
trouver
le soulagement
qu'apporte le discours
qui
me traduit
dans
le gnral. Langue
divine, mais aussi ironique, quand je dis quelque chose,
alors
que je
ne
dis
rien.
Kierkegaard
lui aussi parle en
une
langue
trangre
(OC V 199s, 204)
trangre
la philosophie argumentative quand
il
dcrit le double
mouvement de celui qui,
solitairement, subit
la plus
lourde preuve,
se
dit
prt
au sacrifice
le
plus
singulier,
sans
cesser
de
croire
la promesse. L'incomprhensibilit des voies et desseins divins
ne
vaut
pas ici comme justification de Dieu par la raison humaine, elle
est au
cur
d'une thophanie o l'homme ne cesse d'entrer en alterca
tionvec
Dieu
{Job 9,
3), thophanie
du
Dieu qui
rpond
l'homme du
sein de la tempte
{id, 38,1). Les
vastes considrations28 sont futiles,
inutiles les
commrages et
les
potins
sur la justice
de
la
Providence,
invents par la sagesse
humaine
et
colports
par de vieilles bavardes et
des
eunuques
(OC V 65). Seul
compte
de
voir
la main de Dieu,
qu'elle
donne ou
qu'elle
reprenne, qu'il tourne vers nous
sa
face ou qu'il nous
tourne le
dos
{Exode
33,
23).
26
Nietzsche,
La
Naissance
de la tragdie, 5.7
Voir H.RJauss,
op.cit., p. 122, 131-133.8
Ne
pas ajouter la soucieuse tristesse le poids de la
sagesse
(OC VI
107).
L'allusion
est vidente
Qohlet
1,
18: Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin, plus
de savoir,
plus
de peine.
Lvinas
interprte
curieusement
cette
sentence dans
le
sens
de
la thodice...
implicite
dans l Ancien Testament {Entre nous, Paris, Le Livre de
poche,
1993,
p.
105, 107).
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
15/30
16
Jacques
Colette
Si le
Pote ne
prend
pas
la parole,
Dieu devient un
point
invisible
qui
s'vanouit,
une
pense
sans
force,
dont
la
puissance
ne
s'exerce que
dans
l'thique,
savoir
la pense
de l'humanit
en
gnral,
tel
celui qui
dclare
aimer les Cafres, au lieu d'aimer son prochain (OC V 159).
L'thique
ici vise est non
seulement
celle de Hegel dans
La
Philosophie
du
Droit, mais aussi celle d'Aristote {La Politique), dont le
lieu
est la
Cit.
C'est
l'thique
d'Agamemnon, qui
n'est
plus un
pre,
mais seulement un hros. L'thique est suspendue, comme
le
suggre
L Eloge
d'Abraham,
quand le
pote est confront au secret, que
mme
le noble
Shakespeare
a d taire.
Il
est trop facile de niveler toute
l'existence sur
l'ide
d'tat
ou
de Socit (OC V 153). C'est ce que
scandent les
trois
Problemata
de
Crainte
et
tremblement.
Dans
l igno
rance
du
singulier,
l'thique
n'est que
le
gnral,
le
divin ou
le
manifeste (OC V 147,
159,
17 1)29. N'tant
pas
de
ceux
qui se croient
autoriss justifier le monde comme phnomne esthtique,
Kierkegaard
si du moins on
considre son uvre en
entier n a
nul
lement
exclu la perspective thique.
Non
seulement il lui a consacr la
plus grande
partie
de son
premier livre {Ou
bien... ou
bien, fvrier
1843), mais, comme on le verra
plus
loin,
il n a cess d'analyser la
dimension thique de
toute
existence et
singulirement du
stade rel
igieux. Mais dans ses
deux
livres de 1843, qui
succdent
celui o le
stade
thique
est
nettement
oppos
l'esthtique,
il
s'est
content
de
clbrer
potiquement
et le quasi-silence d'Abraham et le questionne
ment
pparemment
tmraire
de
Job
qui
cependant,
au dire
mme
de
Dieu, a mieux parl de lui qu'Eliphaz de Thmn et ses
amis
(42, 7).
Vivre comme Job dans la patience {Epitre de Jacques 5, 11) l'inhuman
it'un destin exceptionnel,
qui
est aussi celui d'Abraham, c'est une
manire
d'noncer les
limites de
la
sagesse humaine
{Job,
12,
11-25).
L'histoire et la littrature mondiales font tat de ces cas extrmes
propres susciter
le
dire
potique.
Loin de l'quivalence de
la pense
et
de l'tre,
seule
la
croyance,
quels qu'en soient les formes et les contenus,
peut
soutenir
l'existence, comme
le
soulignait
un autre
pseudonyme
kierkegaardien en
invoquant Socrate
(OC XVI 248)30.
29 Sur Dieu
comme
instance extrieure au
gnral,
voir J.Sl0k, Die
Anthropologie Sren Kierkegaards,
Kopenhagen,
Rosenkilde, 1954, p.26.
Materialien
zur
Philosophie Sren Kierkegaards,
Suhrkamp,
Frankfurt a.M,
1979, p.299. Kierkegaard,
penseur de l humanisme, trad. E. M. Jacquet-Tisseau, Paris, Ed. de l Orante, 1995, p.72,
122.-
F. Fleinert-Jensen, Analogi og
Teologi, K0benhavn, Gad,
1987, p.90.
30 Concernant le croire
c est
tre oppos dans ce passage au penser
c est
tre,
voir W.
Janke,
Historische Dialektik. Destruktion dialektischer Grundformen
von
Kant
bis Marx,
Berlin,
W.de Gruyter, 1977,
p.402.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
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Lvinas et Kierkegaard 17
Malgr
ses rticences
face
aux
virtualits
de
l'esthtique,
la
pos
sible idoltrie
du beau (AE 191
N.), Lvinas
n a
pas
manqu
de faire
place la
vertu
qui se met
nu
dans le dit potique (AE
216,
96 N.,
185
N.).
Innombrables
sont les
lectures
du discours de Dieu auteur de la
nature dans Job, notamment du chapitre 38
verset
4:
O
tais-tu quand
je fondai la
terre?.
Malgr
le
silence de ce texte concernant la relation
l'autre
homme, Lvinas cherche dans ce silence mme quelque
secrte
indication
(DQVI
205),
afin d'y
dceler,
comme
Kant,
une
orientation
thique.
Non
contemporain
de la
cration,
l'homme est
re
sponsable
de
ce qui n'est
pas
fond par lui,
et donc d'autrui.
A
la dri
soire thodice des amis de Job, qui continue penser Dieu comme
la
ralit
du
monde31,
il
oppose aussi
une
thophanie
alors entendue
comme perce du Bien (DQVI 199, 206). En soulignant
l'originalit
de la
pense
de la
subjectivit
et de la
vrit
chez Kierkegaard, Lvinas
a bien
vu qu'elle
ne relevait d'aucune ontologie et ne construisait aucune
thodice. Il convient donc
d'examiner
de plus prs
la
question de
l'thique, afin de
dcouvrir
les
ventuelles divergences quant
au
sens
reconnu
la thophanie que tant
d'auteurs
si diffrents s'accordent
dcouvrir dans la
haute
posie biblique.
B.
La suspension de
l'thique
L'interprtation par
Lvinas
d'un
Kierkegaard associ
Nietzsche
sous le signe de l'amoralisme n'est gure tenable. De
manire
sans
doute
volontairement
ambigu, Lvinas
dclarait que toute
religion
appelle
l'thique, mais tend aussi
placer
le proprement religieux au-dessus et
n'hsite
pas
'librer'
le religieux des obligations
morales.
Pensons
Kierkegaard (ADV 19). Avant de
donner
quelques indications concer
nant
e
vaste
dbat philosophique, mais
surtout
thologique et exg-
tique suscit par
le thme
de la
suspension
de l'thique, rappelons
que Lvinas, proche
de Kant propos d'Abraham et
de
Job,
privilgie ce
qui
prcde
l'pisode
du sacrifice32
et
la
fin du rcit, le retour
l'ordre
thique, en passant
sous
silence le moment de la subjectivit religieuse
mise l'preuve de manire inhumaine. Les deux figures,
Job
et
31 La mme
formule renverse revient, en
forme
d'loge cette fois,
du Dieu selon
Kierkeggard: DQVI 171.
32 Kierkegaard
ne parle
jamais du dialogue o Abraham intercde
pour
Sodome et
Gomorrhe (NP, p. 109 et 113). Or la mention de Gense
18,
23 est explicite quand
Kierkegaard
voit dans la
prire
dsintresse un
tmoignage de
la
foi
d Abraham (OC
V 116).
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
17/30
18 Jacques
Colette
Abraham, ont
t rapproches par les Talmudistes33, qui
considrent
que
l'un
et
l'autre
furent
mis
l'preuve
par
Dieu
sur
la
suggestion
de Satan,
dont la malice sert manifester le courage d Isaac et la force d'Abraham
capable
de
surmonter sa piti
et son
amour
paternel. La souffrance
du
Juste mis en prsence de Dieu vaut paradoxalement comme gage de la
promesse faite
sous
le
sceau
du serment
{Gense 22,16-17). Isral sera
arrach
au
pouvoir
de Satan, car Dieu
entend
le silence d'Abraham, non
moins que
les discours
de
Job. Au premier,
Isaac sera
rendu, le second
mourra
charg
d'ans
et rassasi de
jours
{Job
42,17).
Isaac, le fils de
la promesse, dont le nom
hbreu signifie rire,
symbolise
la
joie.
L exgse no-testamentaire concernant la promesse d'un Dieu fidle
son
serment
{ptre
aux
Hbreux
11,
17-19),
et
celle
de
Philon
d'Alexandrie vont dans
le
mme
sens,
faisant cho
aux livres
de la Bible
grecque
{Sagesse
10,5.
Siracide
44,20). Kierkegaard s'inscrit
dans la
droite
ligne
de l'exgse la
plus classique
concernant le Pre des
croyants34.
Kierkegaard lit les
deux
livres en entier. S il focalise l'attention sur
le
dbut, il
n'exclut
pas la
fin35.
Qu'y a-t-il, en effet, de plus exceptionn
el
pondre
me voici {Gense 22,1) ou entendre la voix de l'ange
{idem, versets 12, 16-18)?
N'est-ce
pas le sort
de l'homme de pouvoir
tre
la fois ou alternativement plong dans l'inquitude et
rassur,
mme
sans
tre
assur
de
soi-mme
par
soi-mme?
Abraham,
silencieux
33 Voir M.L.Taylor, Ordeal
and
Repetition in
Kierkegaard s
Treatment
of
Abraham and
Job
dans
Foundations of
Kierkegaard s Vision
of
Community,
New
Jersey-London, Humanities Press, 1992, p.52. P. J. de Menasce, Traditions juives
sur
Abraham,
Cahiers
sioniens, juin 1951,
p.96-103. Dans
un tout
autre
sens, une rcente
et
savante
interprtation
de l preuve impose Abraham, du sacrifice rellement exig,
se
rfre la faute commise Bersabe (Gense
XXI,
22-34), et la rparation exige de
celui
qui a rompu le
pacte
instaur par la promesse.
Ainsi
ferait-on l conomie
d un
trait
essentiel de
l'exgse
kierkegaardienne: le caractre incomprhensible
et cruel
de
l preuve
laquelle
se
voit
soumis Abraham.
Voir M. de
Launay, La
ligature d'Isaac,
Revue
de
Mtaphysique
et
de
Morale,
2000,
p.5
17-533.
34
La
figure
d Abraham
ne
cesse
de
rapparatre
dans
les papiers
posthumes
de
Kierkegaard
durant
les dix
ans qui suivent la
publication
de Crainte et
tremblement.
Voir
N.Viallaneix,
Kierkegaard, l Ancien Testament
et Isral,
Etudes thologiques
et
religieuses, 1979, p.
550-555.
35 Chez
Kierkegaard,
La Rptition insiste sur la fin de Job (42, 10) qui
reut
tout
au double,
alors
que le Discours
paru
le
6
dcembre de la mme
anne
avec comme exer
gueJob
1,21
s arrte
au personnage mis l preuve et en proie aux tribulations. Crainte
et
tremblement, dont on ne
retient
souvent
que
la cruaut
de
l preuve,
conduit
le
lecteur
jusqu' la consolation d Abraham, quand en vertu de sa foi Isaac lui fut rendu (OC
III
78,
141, 201).
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
18/30
Lvinas
et
Kierkegaard 19
parce que perplexe, n'est jamais assur d'avoir
le courage
d'aller au
bout
du chemin,
chaque
instant
il
peut
faire
demi-tour
(OC
V
125, 145,
167-169).
Il
n'est pas l'homme de la dcision propre du Moi, de l auto
dtermination. Interpell, il est
effray
et effrayant quand, dans la
plus
intense dtresse, il chemine en
direction
d'un but qu'il
n a
pas choisi, ce
que symbolise
la suspension
de
l'thique.
Mais
ce
qui
est
suspendu n'est
pas perdu: l'individu
est
devenu
htrogne
l'thique
qui, chaque
instant,
ne cesse de lui imposer son infinie
exigence. Ce n'est
pas
une
tentation
venue des zones
infrieures
qui
provoque
l'effroi,
mais une tr
ibulation impose d'en-haut. Cette
preuve
est un
passage;
l'homme
mis l'preuve
fait
retour l'existence dans
l'thique
tout en gardant de
son
effroi
une impression
ternelle.
Ce
passage
n'est
pas
qu'un
bref
instant auquel succderait
le retour pur
et simple la situation
ant
rieure.
Il n'est pas
non
plus un
tat
durable d'installation dans
le non-
thique.
Il
signifie le passage vers une
nouvelle
comprhension de soi.
Rupture de l'immanence et
existence
en prsence d'une puissance sup
rieure caractrisent une
libert
qui n'est plus ralisation autonome de soi.
Dans la
religiosit naturelle,
la suspension
de
l'thique
sera
rflchie
comme conscience de la faute, puis,
dans
la
religiosit
chrtienne,
comme pch. Confront une
exigence
infinie qu'il ne peut jamais
satisfaire, tel est
l'tat
de l'homme devant Dieu. L'effrayante libration
de
la
mise
en
pratique
de
l'thique, l'htrognit
de
l'individu
avec
l'thique, cette
suspension
de
l'thique est le
pch comme
tat
de
l'homme36.
L'thique
qui est
suspendu n'est pas
perdu
mais conserv dans
la
sphre
suprieure qui
est
son
telos (OC V 146). D'allure
hglienne
en
apparence,
cette
Aufhebung ne renvoie pas l'esprit du monde qui se
sait
pensant et pensable, qui accde l'Un-Tout. Il s'agit l d'une
pense
qui
sort du
Tout de
la philosophie, pense
que
Rosenzweig dira
nouv
elle,
en traitant notamment de la mta-thique37.
En
rfrence
Nietzsche
parlant
de la vie, l'auteur du Stern voque ce que Lvinas,
qui
le
cite
en
mme
temps
que
Kierkegaard, appelle
la
singularit
irr
ductible
de l'ipsit qui
chappe
V
ethos
absorbant,
tel qu il
fut
pens
de Thaes Hegel
(HS
81). Aux termes kierkegaardiens d'esprit
36 Voir
cette
relecture de la
suspension
de l thique et la
distinction
du pch et de
la
faute dans
OC
V 153, X 247-248 et
XI
150.
37
F.Rosenzweig,
L'Etoile de la Rdemption, trad. A.Derczanski et J.L.Schlegel,
Paris, Le Seuil, 1982, p. 19-20.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
19/30
20 Jacques Colette
ou
d'individu
singulier
existant,
correspondent chez Lvinas
l'unicit
du
moi,
la
singularit
unique
en
son
genre
qui
s'approche d'Autrui,
la responsabilit qui fait que la subjectivit n'est pas le Moi, mais moi
(AE 173, EDE
232,
HAH 99). Resterait montrer dans le dtail
com
ment, ainsi que chez Stirner,
Marx,
Rosenzweig
voire Heidegger,
c'est
en raction l'adquation hglienne de l'absolu et de la
singularit38
que s'laborent ces
penses
de la
singularit si inconciliables
entre elles.
Qu il
s'agisse
de la subjectivit
et
de l'absolu, on ne peut en rester la
simple considration des
schemes
ou des
structures39.
La mtaphysique dsintresse, qui abrge
les
moments de la vie
pathologique
(relevant
de la passion et de la passivit), laisse hors
d'elle
l'existence.
Autant
dire
qu'abrger
l'thique c'est
s'en
moquer
(OC
IX
411).
La
premire
tche consiste
maintenir la simultanit des moments
existentiels, la pense n'tant en rien
suprieure
l'imagination et
au
sentiment (OC XI 47).
C'est
ainsi
qu'une
philosophie plus simple,
prsente
par un existant des existants,
attire
principalement l'attention
sur l'thique
(OC X
1 15).
Mais pousse son plus haut
point, la
passion
en
vient
altrer l'existant au
point
que
celui-ci
perd
toute continuit
avec lui-mme et
rompt
avec la
continuit immanente
(OC XI
2567,
VII 119 N.), avec l'thique de
la pure gnralit.
La rupture de
l imma
nence valeur en soi,
mme
si
pour
Kierkegaard
elle
est due au paradoxe
historique
l'existence
d'un
dieu
dans
le temps
cette
figure
n'est
qu'un exemple d'une
irruption transcendante.
En raison de
l'intrt
infini
qu'il
porte la
ralit
d'un autre (OC XI 23), l'existant vit
cette
rupture, et il diffre par l non
seulement
de
l'esthticien
et du penseur,
mais
encore
de l'thicien simplement respectueux de la loi universelle.
Nous rejoignons
ainsi,
bien que par d'autres moyens et en
prenant
en vue
l'uvre entier
de Kierkegaard,
une remarque
de
J. Derrida: Kierkegaard
devrait
admettre (le
conditionnel est superflu J.C.)...
que l'thique
est
aussi
l'ordre
et le respect de la singularit absolue...
Il
ne peut donc plus
distinguer si
aisment entre l'thique et le religieux. Mais de
son
ct. . .
Lvinas
ne peut
plus
distinguer
entre
l'altrit
infinie
de
Dieu
et
celle
de
chaque homme: son thique est
dj
religion40.
38 J.F.Marquet,
Singularit
et absolu dans la
philosophie
de Hegel,
Revue
des
sciences philosophiques et thologiques 1995, p.56.
39 Voir supra note
2.
40 J.Derrida Donner la mort, dans L'Ethique du
don,
Paris,
Mtaili-Transition,
1992,
p.81.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
20/30
Lvinas et Kierkegaard 21
La reprise de
l'thique
dans
le
religieux
chrtien constitue le
sens
proprement
kierkegaardien
de
la
seconde
thique,
dont le
contenu
est
expos dans les Mditations
chrtiennes
que Kierkegaard
publia
sous
son
propre
nom en 1847:
Les
Oeuvres de
l'amour. Le thme
en
est
l'amour du
prochain,
ce commandement qui a retenti pendant dix-huit
sicles de christianisme aprs avoir t proclam par le judasme
(Deutronome 6, 5. Lvitique 19, 18, repris par Matthieu 22,
37-40),
et
dont
le
paganisme
n a
pas
le
moindre soupon (OC
XIV
23, 42-43),
car il n a
pas connu l'amour
command par l'amant
lui-mme.
Rosenzweig, repris par Lvinas citant le Cantique des cantiques
II,
9
(DQVI 1 14 N.,
243),
dveloppe longuement
le
sens de
cet
unique com
mandement
pur41,
qui n'est
pas
une
loi,
mais
un ordre.
A
la
diffrence
de
Kant,
pour qui ce commandement
vaut
au titre
du
respect pour la loi
universelle42,
selon Kierkegaard
le Tu
dois aimer
le
prochain n'est
pas entendre comme conscience d'une loi universelle, il est constitutif
d'une comprhension de soi due au
fait
que l'on
est
l'objet
d'un amour
d'origine
divine,
un amour affect par le changement de l'ternit.
L'amant
pour
qui
il
n'est d'amour que de possession, ignore l exp
rience
qui
consiste
devenir pour soi-mme
cette
nigme qui ne peut
surgir du
cur
de
l'homme
(/ Corinthiens 2,9 cit OC XIV 27), o
travaille
le
ferment de
l'thique nouvelle
(OC
VII 122)43,
distincte de
l'thique humaine ou
naturelle.
Quand Kierkegaard
oppose
l'ros
et
l'amiti, qui se
dfinissent
par
l'objet
vers lequel ils se portent,
l'amour
du prochain
qui
se
dfinit
par
l'amour
(le
secret
de la socialite. . amour sans concupiscence
dira
Lvinas, DQVI 263), il note
que
celui-ci
va vers
le premier venu,
l'inconnu,
voire l'ennemi,
car au regard de
l'infini tout
homme est
le
prochain (OC XIV 63). En effet,
l'autre
est trs
exactement
le
Tiers
de l'galit
(op.cit.,
50), ce que les
penseurs appelleraient l'autre,
qui
doit
pouvoir
mettre
l'preuve
ce qu il y
a d'goste dans l'amour de
41
F.Rosenzweig,
op.cit.,
p.211.
42
Kant,
Critique de la raison
pratique,
Oeuvres philosophiques
II,
Paris,
Gallimard, La Pliade 1985,
p.709. Nous
ne
suivrons
pas
ici
H.
Birault, qui opposait
Kant et
Kierkegaard, considrant que seul le Christ a connu
l amour
de la loi
alors
que
l homme n prouvera jamais pour elle que du respect
(Heidegger
et l exprience de la
pense, Paris, Gallimard,
1978,
p.84).
43 La mention de la seconde thique dans
Le
Concept d'angoisse (1844)
prcde
de trois ans son expos dans
les Mditations
chrtiennes,
dont
le chapitre sur la misri
cordedistincte de
la gnrosit (OC
XIV 292-306)
dcrit
une
attitude qui, la
diffrence
de l amour
partag ou
de
la
justice, exclut
la
rciprocit.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
21/30
22
Jacques Colette
soi,
car il s'interpose entre le Je et le
Tu
{op. cit.,
20, 51). Cette
interposition est premire,
comme
l'est
l'amour
de
Dieu.
Avant
de
se
mettre
comprendre
ou
aimer,
l'individu
doit
s'aviser que tout com
mencement humain
est
prcd de
temps
perdu
{op. cit., 94). On ne
peut s'empcher de discerner ici quelque anticipation de ce que Lvinas
dira
propos de la diachronie,
du Tiers,
de l'illit et de l'aide de Dieu
(voir
infra).
Pour Rosenzweig, l'abandon
Dieu,
son
amour44,
qui
est l ant
onyme
du dfi, implique
que
l me adulte quitte la maison paternelle de
l'amour
divin,
pour
sortir
dehors et
parcourir
le monde...
Aime
ton pro
chain. Voil, assurent juifs et chrtiens, l'incarnation de
tous les
com
mandements45
A
la
diffrence
du mystique,
qui
se
voit
coup
du
monde
et clos
sur
lui-mme comme objet de
l'amour divin, l'me sort
de
son enfermement dans le Soi quand elle voit tous les
commandements
jaillir de ce
commandement
originel: Aime-moi. Les parallles avec
Kierkegaard sont manifestes.
Si
Kierkegaard voque un au-del
de l'thique, c'est parce qu il
procde l'encontre de Kant et de
Hegel, pour
qui Abraham est une
figure
non
ou
infra-thique.
La tactique de
Johannes
de Silentio consiste
convoquer
un
grand
nombre de
figures
(Axel et Valborg, Agns et
le
Triton,
Sarah et Tobie, Richard
III, Faust)
mais surtout
les trois
infanti
cides
mentionns
ci-dessus.
Tous
ces cas
n'offrent
aucune
analogie avec
Abraham, qui fut
soumis
une
preuve
irreprsentable esthtiquement,
une tentation qui branle l'thique, des
tribulations
que ne justifie
aucune dogmatique. Dans
cette preuve
transcendante, horrible,
l'thique
n'est pas aboli,
il reoit
une
tout autre
expression, celle
du
paradoxe
(OC V 161). Soustrait au rgime de la gnralit thique,
l'homme isol
aux
prises
avec
une voix venue d'ailleurs
est
comme per
scut et
rduit au
silence.
Dans le rcit
de
la Gense, Abraham ne prend
la parole que trois fois, et chaque
fois
pour dire: Me voici {hinneni:
Gense
XXII, 1, 7, 11). La deuxime fois il adresse Isaac
une
parole
de
confiance
en
la
promesse:
Dieu
pourvoira
l'agneau
pour
l holo
causte, mon fils.
Elle
vaut aussi comme rponse la demande d'
autrui,
crainte et
responsabilit pour la mort
de l'autre
homme
(DQVI
263).
Dans la situation
insoutenable o
il se trouve, Abraham n'est pas
aux
44 Rosenzweig, op.cit.,
p.196,
252.
45 Op.cit.,
p.243.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
22/30
Lvinas et Kierkegaard 23
prises avec un destin aveugle, il est l'coute d'une voix pure, celle
d'un
Dieu
sans
forme
prcise,
dont
la
prsence
ne
peut
tre
circonscrite
comme celle des dieux
grecs,
mais
qui, au titre de
l'alliance historique
et
de la promesse, est irrcusable jusque dans les moments o tout semble
l'avoir rduite nant.
Quoi
qu il
en
soit
de la critique lvinassienne de Crainte et trem
blement
on
peut
nanmoins
dceler ici une
proximit. A ct
de la
reprise philosophique
du Me
voici comme
inconfort
de l'accusatif,
il
y a le Me voici de
Mose46, dont
le
curieux
face face
relve
d'une
thophanie sans gloire, le passage de
Dieu
ne laissant que des traces.
Mais le Me voici est aussi une parole de Dieu
lui-mme.
Un
com
mentaire
d'Isae
(Chapitre
58) va
trs
loin,
puisque
dans
cette
parole
prononce
par
l'Eternel,
on pourrait entendre
que
la Passion
d'Isral
est constitutive de l'existence mme de Dieu: Divine
ontologie
jointe aux preuves des
justes
(ADV 19-21). Du rapport au Dieu
transcendant jusqu l absence
(DQVI
115),
relve
aussi l'extrme
tribulation
en laquelle
se voit plong
Abraham gravissant
le mont
Morija, quasiment rduit
au mutisme.
La
tentation
qui
l'assaille est
dcrite
par
un Kierkegaard nullement immoraliste, mais
penseur
de
la
promesse, de Veschaton toujours prsent au
plus
vif de l'preuve, mais
aussi de la souffrance de Dieu47. Quand Kierkegaard dit
du
paradoxe
qu il
est
passion
de
la
pense
et
dtermination existentielle,
que
le
rap
port
Dieu
implique
ce signe
ngatif, il n'est pas loin de l'approche
d'un Dieu qui ne s'inscrit pas en formule thologique (ADV 20).
Le rapport un Dieu
devenu absolument
autre, au point de se soustraire
tout
regard,
figure cette
relation au divin
qu'ignore
le paganisme
(OC V 151). Qu'est-ce qui s'enferme dans le mot Dieu, le seul qui
n'teigne
ni
n'absorbe son Dire,
le
seul qui puisse dompter la subver
sion
e l'Illit
(AE 186,
193)?
L'un-pour-1'autre,
en effet, pourrait
tre possession ou psychose...
grain
de
folie,
risque de
s'abmer
dans
le non-sens, de confondre l'illit avec le remue-mnage de / // y a
(AE86N.,
DQVI
115).
Loin d'exclure l'thique, le
rapport
Dieu renforce l'exigence,
tend la tche l'infini. Un
chapitre
des Oeuvres de l'amour plac sous
46 Gense, 111,4. Voir EDE 211, ADV 174.
47 Voir
Kierkegaard,
Papirer XI,
1
A 422 {Journal IV,
p. 144),
XI,2 A, 130 {Idem,
p.249), 118
et
377
(non
traduits
dans
le Journal).
Lvinas,
Altrit
et
transcendance,
Montpellier,
Fata Morgana, 1995, p.
183.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
23/30
24 Jacques Colette
le signe de saint Paul {Romains
13,8)
a
pour thme
essentiel la dette
infinie
qui
est
l'lment mme
de
l'amour
(OC
XIV
165-166). Lvinas
souligne tout autant l'infinit de la dette, d dbordant l'avoir,
dpense dbordant
les
ressources (AE
139,
143). Mais
craignant
qu'en mettant l'accent sur l'amour mutuel on attnue
l'immensit de
la
tche, il accentue l'anachronisme et le
caractre
anarchique d'un endet
tement d'avant tout emprunt, non
assum
(pp.cit., 141). Cela
tait
requis
par le
mouvement
d'une pense rgie par son point de dpart
ph
nomnologique: Vego d'emble menac par l'enfermement en soi,
tenaill
par l'obligation
d'avoir rendre compte de son droit tre
ce
qu'il est.
Kierkegaard est de
ceux
pour
qui l'existence, si
lourde
qu'en
soit
la
charge,
est
d'abord
et
au principe
un
don
gratuitement
reu.
C. thique
et politique.
Hrite
de
Kierkegaard,
la
rsistance
toute
espce d'universalit
englobante o chaque tre
se voit rduit
son
essence,
o l'autre
est
absorb
par le
mme,
a pu
conduire
l'empirisme absolu de la pen
se nouvelle, empirisme qui
n a
rien de positiviste, l'empirisme
radical... exprience par
excellence48
de l'extriorit. La
rencontre est
tonnante
d'une
uvre
dialectique non
systmatique et
dissmine
en
crits pseudonymes littraires autant que philosophiques,
et
d'une
dmarche
phnomnologique
dite
de
mise
en
scne
des
significations.
Celle-ci est pratique par Lvinas moyennant la distorsion de la forme
par le contenu49, qui
permet
notamment de ne pas
assujettir
les rapports
de l'existentiel 1 existential50 et d'aller plus loin que
Husserl,
qui en
reste la transcendance dans l'immanence51.
Ainsi
le
psychisme
apparat-il
comme
desserre
de l'identit:
le
mme
empch
de
conci
der
vec lui-mme (AE 86), ce qui n'est pas sans analogie avec les
thmes kierkegaardiens de la rupture de
l'immanence, du dcentrement
du
sujet,
du
paradoxe absolu oppos au paradoxe socratique (Voir OC
X,
191-202).
48 Voir F.Rosenzweig,
La
pense nouvelle, dans
Les
Cahiers de la nuit surveil
le
1, 1982,
p.62. E.Lvinas, Difficile libert, 3e d., Paris,
Le
Livre de poche,
1990,
p.263. TI 170.
49
Voir
HS
p.67
et passim de
nombreuses pratiques
de
cette
dstructuration par o
Lvinas
se
dtache de Husserl (Ideen I, 3) et de Heidegger.
50
Lvinas,
L'Ontologie est-elle fondamentale?,
dans
Revue de Mtaphysique
et
de Morale, 1951,
p.92.
51 Husserl, op.cit., 57.
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
24/30
Lvinas et Kierkegaard 25
La mthode lvinassienne vise faire apparatre les horizons oublis
par
la
rectitude
nave
de
l'intentionnalit
objectivante,
o
la
donne
bouche le regard52 et
empche
la
dcouverte
d'une
vie sous-jacente
et
pour ainsi
dire endormie.
L'analyse
de
la
modalit fondamentale de l ap
proche
comporte
la traverse de ce qui
fait
cran la vritable
proximit,
quand
dans la
vie
sociale les corrlations absorbent
le
contact (AE
63,
204
N.). On peut ici
aussi
observer une indiscutable proximit
entre
la critique
kierkegaardienne
de l'ordre tabli et, chez Lvinas, la porte
du
recours
nigmatique
Dieu dans l'ordre politique, face
l'tat
qui porte en
germe l'tat
totalitaire
(HS
29, TI 276). Dans
ses dernires
annes,
Kierkegaard n a cess de
dnoncer
le christianisme
s
'amalgamant avec
l'tat, de
critiquer
la
chrtient
au
nom de
la
christianit,
considrant
que
la rfrence au Dieu
transcendant
devrait pouvoir prmunir contre toute
tentative d'auto-dification des institutions.
Analogiquement,
chez
Lvinas l aide
de
Dieu,
dsigne symboliquement
le recours
une ins
tance
extrieure
capable
d'empcher
la
socit de dgnrer
en totalit
impersonnelle. S agissant des domaines thique,
politique
et religieux, il
est intressant d'observer
la
rencontre
inattendue,
mais sur certains
points
seulement,
de ces deux
voix, une protestante
et une juive.
Elles sont
toutes
deux
trangres
au
souci
de construction thorique intgrant
le
droit,
l'conomie
et
la
culture, propos constitutif
des
philosophies politiques
classiques
et
dont tmoignent
au
xxe
sicle
les uvres de
L.Strauss
et
de
H.Arendt.
Et cependant, la pense
du
social et
du
politique n'est pas
absente de leur problmatique thique53.
52 DQVI 29, 53,
180.
On trouve cette formule
chez
Merleau-Ponty, Le Visible
et
l invisible, Paris, Gallimard, 1964, p.152. Ce qui s ouvre au regard
est
ici la vie prper
sonnelle, ou
encore
un pass originel, qui n'a jamais t prsent {Phnomnologie de
la
perception,
Paris,
Gallimard,
1945, respectivement
p.
192, 241, 320 N., 382 et
280).
53
Observant
qu'en l'absence
d une
ontologie
du social, une pense la fois
philosophique et
confessante
de
la politique
tait
constamment l uvre
chez Lvinas,
R.Bemasconi remarque que la tension,
voire
la contradiction entre l thique et la politique
se
rduit
dangereusement ds
que
l on
entreprend
de transposer
l asymtrie
de
la
premire
dans
le domaine de la seconde. C'est ce dont tmoignent les notions de monothisme
politique ou de politique messianique, faisant appel des notions qui
dbordent la
pen
se
purement politique, auxquelles
il
reviendrait de mettre
en
chec
la politique
idol
tre du monde, la seule,
vrai
dire, qui
existe
et
que
le monothisme
chrtien
n'a
pas
su
dtruire
(ADV 219,
228).
Voir R. Bernasconi, berkreuzung
von
Ethik
und
Politik bei
Lvinas, dans Der Anspruch des Anderen, d. B.Waldenfels
I.Drmann,
Minchen,
W.Fink,
1998, p.87-110,
et: Stile
der
Eschatologie.
Derrida
iber den politischen
Messianismus
von
Lvinas, dans
Erfahrung
und Zzur, d.A.Noor, Freiburg i.B.,
Rombach, 1999,
p.141,
159.
Bibliothque
f oUge
D.
Mercier
Place du
Cardinal
Mercier, 14
B-n4RLouvain-la-Neuve
-
8/11/2019 Levinas Et Kierkegaard. Emphase Et Paradoxe
25/30
26 Jacques
Colette
La naissance latente et anarchique
du
sujet implique l'entre
permanente
du
Tiers
dans
l'intimit du
face--face
(TI
99; AE
178,200,204). Dans
cette mise
en
scne
symbolique de la
condition
pr-originaire du
politique54,
intervient l appel Dieu. La relation de
proximit comportant assignation, obligation est anachroniquement
antrieure
tout
engagement
(AE 127). La
phnomnologie
est ds
lors sur la
voie
qui conduit
ce qui
s'appellera
nigme,
intrigue ou para
doxe.
La relation asymtrique
Autrui, dite
religieuse ou thique,
vaut
comme
limite
du
politique.
C'est rejoindre
Kierkegaard
que de
distin
guer mon
tre
politique de mon
tre
religieux, le premier tant
appar
atre
dans l'histoire
(sans
droit la parole),
le second tant
apparatre
autrui tout
en
assistant
sa
propre
apparition.
La
politique
laisse
elle-mme porte en
elle une tyrannie,
ne jugeant
que selon
les
rgles
universelles, comme
l'histoire,
elle se
prononce
toujours par cont
umace (TI
231, 276,
220). Les normes universelles de l'histoire
font
taire
l'apologie
de l'tre spar, forcent la singularit trouver place
dans la
totalit.
Malgr
l'loge
de la passion qui
animait l'poque
de la
Rvolution franaise et la critique de l poque
actuelle
(OC VIII
182-
198,
203,
211), qui ne vise qu un nivellement apathique, dpersonnalis
anttouffant tout sens
des
responsabilits, Kierkegaard
n a express
ment
rofess qu'un christianisme apolitique55. On ne
trouve
pas
chez
lui
l'quivalent
de
l'engagement
de
Lvinas
visant
donner
un
sens
philosophique des prises de position d'ordre
politique56.
Ne concevant
la politique qu au
sens
d'Aristote, il n'envisageait
pas de
reconnatre
la
grce et la rdemption une signification politique.
En invoquant
l im
pnitente eschatologie d'Isral (ADV 12),
Lvinas, quant
lui,
l'inscrit
dans la perspective politique, mme
si
le
messianisme
exclut toute ide
de
fin
ou de
finalit,
alors que
ne
cessent
de fixer
un
telos les
schemes
philosophiques
du
conatus ou de l'tre-vers-la
mort (DQVI 264)57.
Comme
l'horizon utopique de
la paix,
l'originaire
tra