l'usage dans les doctrines architecturales

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HAL Id: hal-02615627 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02615627 Submitted on 23 May 2020 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. L’usage dans les doctrines architecturales Daniel Pinson D. Pinson To cite this version: Daniel Pinson D. Pinson. L’usage dans les doctrines architecturales. Usage et architecture, L’Harmattan, 1993, 2-7384-1800-7. hal-02615627

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HAL Id: hal-02615627https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02615627

Submitted on 23 May 2020

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

L’usage dans les doctrines architecturalesDaniel Pinson D. Pinson

To cite this version:Daniel Pinson D. Pinson. L’usage dans les doctrines architecturales. Usage et architecture,L’Harmattan, 1993, 2-7384-1800-7. �hal-02615627�

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DanielPinson.Usageetarchitecture1.EditionsL'Harmattan,190p.,1993,CollectionVillesetentreprises,JeanRémy,ISBN:2-7384-1800-7.Chapitre4L'usagedanslesdoctrinesarchitecturales

Al'origine,l'Utilité,entrelaSoliditéetlaBeauté

Commodité,distributionetcomposition

Delamoraleacadémiqueàlamécaniquefonctionnaliste

1Cetexte,soussaversioninitialefournieàl’éditeur,constituelapartiethéoriqued’unethèsed’Etatsurtravaux soutenue à l’Université Paris X Nanterre en décembre 1990, dans la spécialité Sociologie del’urbainetdevantunjurycomposédeMarcelRoncayolo(Président),ChristianBaudelot,BernardHuet,MichellePerrot,HenriRaymond(Directeurdethèse).Satabledesmatièresestprésentéeenannexe.

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Chapitre4

L'USAGEDANSLESDOCTRINESARCHITECTURALES

L'immédiateté du spectacle est, selon moi, l'illusion de l'architecture. J'aitoujoursétéfrappéparcebrutalenthousiasme(oucefrancdépit)quemanifestaientla plupart des architectes dans leur perception première de l'architecture, souventessentiellement visuelle.Un spectacle s'offreàeux,dont ils jouissentd'unemanièreintense, lorsque l'architecture fait vibrer ce sens hypertrophié des architectes :l'organe de la vue. L'instant est fondamental et au plus durera-t-il le temps d'unevisite, celle qu'enseigne Bruno Zevi dans Apprendre à voir l'architecture(1), ceclassique du renouvellement de l'apprentissage architectural des années 65.L'architecturen'estplusjugéeàpartird'unpointfixe,celuiquimetenperspectivelafaçade par exemple,mais dans une démarche cinétique par laquelle lemouvementdévoiledansl'œuvreunesuccessiondespectaclesrenouvelés.

La proposition de Bruno Zevi est certes neuve,mais ellemaintient l'architectedanscettesituationd'éternelvoyageur,pournepasdired'éternelvoyeur.Laculturedel'architecterestetropsouventcecatalogued'imagesoudefilmscollectionnésdansles voyages, comme autrefois l'on faisait le voyage de Rome, ou dans les revuesd'architecture. J'en donne ici une image sans doute caricaturale : l'activité del'architecteestsousuncontrôlesocialquiempêcheenamontledélireformel,etexigede l'architecture qu'elle se conforme relativement au programme de soncommanditaire.

Mais lamanière dont lemilieu des architectes, dans sa grandemajorité, jugeensuitel'œuvrearchitecturalefaitlargementabstractiondecetaspect,entoutcasleréduit à sa plus simple expression : la qualité plastique de l'espace produit est saprincipalepréoccupation.Elleparticipedecesmultiples instantsdeplaisiresthétiquequi vont construire sa culture, la former, constituer ensuite les références de sonpropre travail, copiées et reproduites à l'envie, ou interprétées et renouvelées, ouencoredétournéesetrenversées,pourcréerd'autresspectaclesetd'autressurpriseset participer à ce marché de l'image que tend à devenir en certaines périodes lacréationarchitecturale.

L'architecteresteencoretropsouventsousl'empriseenvoûtantedecespectaclequilemetdanslamêmesituationquelepèlerinduXIIesiècle,voyageantdevilleenville et d'église en église jusqu'à Saint Jacques de Compostelle, éprouvant à chaqueétape l'émerveillement de l'élan en direction de Dieu, vers lequel l'emportaientédificesromanspuisgothiques:beautédel'instant,spectacled'unjour.

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L'architecturemonumentaleseprêtebienàceregardsurl'espace:elleconsacrel'instant, le temps court, l'échappée, la cérémonie quelquefois unique dans la vie,jamaisrecommencée.Provincial, jen'aiassistéqu'unefoisàunspectacled'opéraauPalaisGarnier : y reviendrai-je ?Dans cette circonstanceonestplacédans lamêmeposture que l'architecte, en contemplation devant l'espace architectural, pour peuqu'on y prête attention au-delà du spectacle, et même comme dans un ritueld'accompagnement du spectacle qui nous permet d'imaginer ou de situerconcrètement les scènes de la vie sociale bourgeoise sous le Second Empire. Etpourtantdeshommesetdesfemmestravaillentquotidiennementdanscetespace,enontnécessairementuneautreperception;derrièrelesfoyers,lessalonsetlasalledespectacle,ilyatoutcemondedescoulisses:lesartistesetlarégie.

Lelogementasansdouteétélerévélateurdecetteautreperceptiondel'espacearchitectural,quin'enfaitplussimplementunlieucérémonielouunlieudespectacle,unlieud'occasionsexceptionnellesdansunespaceexceptionnel,regardécommetel,maislelieud'unvécuquotidien.Jesaisbienqu'ilexistedesmaisonsquisontd'aborddesmaisonsàvoir,maisonsd'architectescommeilsedoit,maisonsconçuespourquel'onparledevous,maisonsfaitespour lesvisiteurs,maisonsàvisiterdonc,maisnonmaisonsàhabiter.Cesgenssemettentenreprésentationetl'onsecroiraitàl'époquedes"appartementsdeparade"duXVIIIesiècle.

Et pourtant le logement, auquel les architectes ont contribué avec tellementd'ampleurdepuis la secondeguerremondiale, appelleuneautre façonde concevoirl'espace,liéeprécisémentàcetteautreperceptiondel'espacequesouhaiteytrouverleprincipalintéressé:l'habitant.Ellerelèveduquotidien,solliciteplusintensémentlescinq sens, intègre le cycle des saisons, implique les rapports sociaux et familiaux,l'histoirepersonnelle.Auplaisirfugitifdel'instantsesubstituel'être-biendanssapeausecondequ'estprécisémentl'habitat.

Ce qui est en premier lieu une forte demande sociale dans le domaine del'habitat le devient aussi pour d'autres espaces où l'homme est appelé à être plusprésent : ses lieux de travail, plus couverts que jamais, le champ étant depuislongtemps relégué à la portion congrue, le bureau et l'usine l'ayant désormaissupplanté, mais aussi les lieux d'éducation, lieux d'une occupation longue etquotidiennedel'enfant,puisdel'adolescent.

C'est dire à quel point cette "grandeur et misère du quotidien", dont HenriLefebvre a voulumontrer l'importance nouvelle(2), engage à aborder l'architectured'une autremanière, à faire en sorte que l'architectemodifie sa posture de travail,fasseduspectaclearchitecturalqu'ilveutproduirelesupplémentd'âmequel'habitantoul'écolieraspiredanslevécuquotidiendesonespacefamilier.

Al'immédiatetédel'émotionesthétique,interprétationsansdouteréductricedela conception kantienne, dont l'un des aboutissements est le choc esthétique desavant-gardes,peuventêtresubstituésd'autresmodesde jouissanceesthétique. JeanLacoste propose comme alternative l'"attention" qu'il emprunte à Simone Weil:"L'attention comme intentionnalité, précise-t-il, corrige ce que la conceptionkantienne, fondée exclusivement sur le sentiment de plaisir, peut avoir

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d'exclusivement "esthétique" et subjectif, dans la mesure où l'attention laisse êtrel'objetqu'elledécouvre;enmêmetemps,rendantainsitributàladécouvertedurôleconstitutifdusujetdansl'expériencedubeau,elletraduitentermesmodernesl'élanversl'essence,versleschosesmêmes,dansleurinépuisablepermanence."(3).

Or ladécouverte implique,et Jean Lacoste lenoteplus loin, ladurée, jediraisune familiaritéquipeutconsisterenquelquesorteàhabiter l'objet,à lepénétrer,àdialogueraveclui,àsel'approprierenfait.Enest-ilautrementlorsquel'onrepasseundisque, mieux le passage d'un disque, lorsque l'on emporte une cassette (et pasn'importe laquelle) pour la réécouter, mettre ses deux oreilles dans le casque, unesorte de boîte qui vous enveloppe avec le son comme une maison musicale quipourraitêtreunemaisontoutcourt?

Onnesecontenteplus,alors,delaregarder,cettemaison,maisonlavit,onyvit,avec,parexemple,cecyclesolairede24heuresdontatantparléLeCorbusieretquifinitparprendresenspuisquenonseulementl'astresolaireanime"lejeusavant,correctetmagnifiquedesvolumesassembléssouslalumière",maisglissesurlapeauau moment et à l'endroit où on le souhaite, incluant ainsi le toucher (senstraditionnellementexcludubeauartistique)dansl'appréciationdel'œuvre,elle-mêmeintimementliéeàlanature.Danscetordred'idées,MichelSerresasuggérédespistessubtilesavecses"maisons-boîtes"(4).

Ces considérationsmeconduisentà lanotiond'usageenarchitecture, conceptdont laprésenceparadigmatiquedans les théoriesarchitecturales lesplus lointaines(l'"utilitas"deVitruve) ,encoreforteà laRenaissanceetà l'époqueclassique,asansdoutebeaucoupperdudesonimportanceavec ladévalorisationkantiennede l'utile,bienqu'enarchitecture(etKantlui-mêmel'adit),cettedimensionrestaitetreste,quoiqu'onyfasse,irréductible.

Réhabilité par le Mouvement Moderne dans le concept de "fonction", quiconcerneautantladestinationsocialedel'espacequesesperformancesmécaniques,l'utilea retrouvéunecertaine légitimitéavec l'artmoderne, commemédiationde la"beautérationnelle"(PaulSouriau)(5).Leconceptd'usage,poursapart,afaitl'objetd'unemploiréactivé,ilyaquelquequinze/vingtans,àlafaveurd'uneprofonderemiseen cause, précisément, des effets de l'urbanisme fonctionnel; le terme est trèsdirectementliéàcetautresubstantif(utiliséparLeCorbusierlui-même,d'ailleurs)quiconcernaitlespersonnespourlesquelsl'architectureétaitunlieudevieoud'activités:les usagers(6). Ce mot, galvaudé, se distinguait en même temps du terme deconsommateur, concept issu de l'évolution fordiste de la société, qui renvoie à unemultiplicitéd'objetsoffertsà laventeet soumisà la concurrence,etempruntaitparailleursàdesmodesd'utilisationquiprovenaientdesservicespublics:ainsidit-onlesusagersdumétro.

Transféré à l'architecture pour signifier une occupation ou une utilisation deslieux,leconceptestàlafoisappropriédanslamesureoùnombred'édificesaccueillentdesservicespublicsetenmêmetempstropgénéraldanslamesureoùlacomplexitédes pratiques qui s'y déroulent et la qualité des personnes qui les fréquentent ne

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peuvent se satisfaired'une telle réductionde sens,n'étanten riencomparablesà lafonctionuniquerempliepardesservicestelqueletransport(7).

Qualifiant les pratiques et non plus ceux qui lesmettent enœuvre, la notiond'usage paraît beaucoup plus riche et moins généralisatrice ou uniformisante. Elleremplace avantageusement un concept comme celui d'utilisation qui donne unesignificationessentiellementinstrumentaleàlapratiquedel'espace:cedernierrevêt,àpartir de là, une finalitéquasimentunique, excluant toutunensembledequalitésannexes qui accompagnent la stricte utilisation. Ainsi une salle de classe sera-t-elledéfinie par sa capacité surfacique à recevoir un certain contingent d'utilisateurs, enl'occurrencedesenfants,excluanttouteunesommedepratiques,decomportementsoud'aspirationsexigeantdel'espacedesconfigurationsadéquates(volumes,lumière,dimensionnement,mobilier...).

Leconceptd'usageestégalementmieuxappropriéqueceuxplusparticuliersàl'architecturequesontla"destination"etla"fonction".Letermedestinationrenvoieàl'élaborationduprogrammeetàladéfinitionduprojet.Ildésigneainsiuneutilisationenvisagée,quifaitsouventl'objetdeprescriptionsréglementairesetdébouchesurunenormalisationde l'espacearchitectural : le logementet l'espace scolaireontétédeslieuxprivilégiés,danslesannées70,decetteentrepriseinspiréeparlesexigencesderentabilitéconstructive.Leconceptdefonctionassumeparfaitementlesensdecetterationalité:lamétaphoremécaniqueoubiologiquetraduitbienlefonctionnementoule "métabolisme" de l'architecture :machine composée de pièces ayant chacune saplace, articulées correctement avec les autres, ou corps (ou plutôt partie de corps)composé d'organes ayant chacun son rôle, connectés naturellement aux autres. LeCorbusier, apôtre du fonctionnalisme amagnifiquement illustré cette conception ducorps-machineenconcluantsonouvrageUrbanismeparlareproductiondesplanchesd'unmanuelscolaired'histoirenaturelle:"organesprécis,caractérisés.Enchaînementlogiquedesopérations"est lecommentairedont ilaccompagne ledessin, reproduit,del'appareildigestif(8).

Leconceptdedestination,étantdonnélaracineétymologiquedumot,commeceluidefonction,mettentl'objetau-dessusdusujetquisetrouvelui-mêmemanipuléparl'espace:aumoinsest-ilcondamnéparcesconceptsàlapassivité.Ladestinationsuppose un deus exmachina, souverain de son choix, l'imposant à celui auquel estdestinél'espaceàcréer.Lafonctionplace,poursapart,l'individudansunrapportdedépendancevisàvisdesopérationsdictéesparlamachine:l'habitantesttraitéparlesfonctions spatiales comme l'aliment est traité par l'appareil digestif, si l'on veutpousserlamétaphoreàl'extrême.Lafonctiondominel'individuquiestthéoriquementcontraintdes'ysoumettre;leurrelationestunivoque:lafonctionestthéoriquementétabliepouruneopérationprédéterminée,quasiincontournable.

L'usage, encore plus que l'utilisation, suppose au contraire un acteur, non pasl'individupassifauquelondestinel'espace,ni l'élémenthumainauquell'édificeoulelieu désigne une fonction, mais un producteur d'actes répétés et complexes quimettent l'espacedansunesituationd'accordoudeconflitavecceluiqui lepratique.L'usage suggère le terme de l'usage qui est l'usure, mais il appelle d'autressignifications,enparticuliercellequi,parlepluriel,désignedespratiquessanctionnées

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parletempsetlaconformitésociale:lesusages,substantifabondammentutiliséparViollet-le-Duc pour parler des conventions et des pratiques sociales devenues"coutumes"d'unesociété.

Leconceptdeconventionrevêtplusieursacceptions,aumoinsdeux,selonquel'on se réfère à la pratique artistique ou aux pratiques sociales et domestiques.Rapporté à la première, il évoque aujourd'hui, dans l'esprit de la plupart desarchitectes, les règles académiques, par conséquent l'immobilisme, voire la copie etl'imitation pure et simple, un ensemble de recettes codifiées ou d'habitudesintériorisées, condamnées et condamnables, si l'on se place du point de vue desthéoriesmodernesde l'art,orientéesvers l'innovation, larupture, lerenouvellementininterrompu.

Pour leMouvementModerne, par exemple, seule est acceptable la norme, le"standard", car, élaborés demanière rationnelle, ils constituent seulement le cadre,"conforme"auxréalitésdelasociété"machiniste",quipermetàl'inventiondeprendrelibrementsonessor,enharmonieaveclespossibilitéssupposéedelamatière,qu'ellesoitinerteouvivante(9).Enréalité,leMouvementModernenefaisaitqu'adapterlà,au bénéfice de ses conceptions urbanistiques et architecturales, un outil de gestiontechniqueetsocialedontlasociétéindustrielleavaitelle-mêmebesoin,pourprendreen charge des pans entiers de la vie quotidienne des populations, et dontl'aboutissement est aussi d'une certainemanière l'émergence de l'"Etat-providence"(P.Rosanvallon)oudu"social-étatisme"(J.Julliard).

Michel Verret a bien montré, du point de vue des masses populaires, lesavantagesetlesinconvénientsdelanorme,garantieduminimumvital(ycomprisdansl'espacedulogement)etoutildecontrôlesocial(10).Leconceptenglobejusqu'iciuncontenudontlasignificationresteétroitementtechniciste,maisilpeutaussiadmettreuneextensiondecontenudans lesensanthropologique;onparleraainsidenormesdecomportementpourexpliquerlesattitudesdesgroupesetdesindividusdansleursrapportsréciproquesouvisàvisd'institutionstellesquel'Etat,lafamille,etc.

Cecimepermetd'aborderunedeuxièmeacceptionduconceptdeconvention,dont la signification, d'abord sociale, peut aussi, si l'on suit Marion Segaud qui seréfère elle-même à l'architecte Bernard Huet, admettre une extension de sens enarchitecture,sansnécessairementcoïncideraveclaconnotationpéjorativetransmise,commejel'aiditplushaut,d'unecertaineévolutiondel'histoiredel'art(11).

Lesconventionsconstituentalorsdesélémentsdepratiquesoudedispositionsmatérielleset formelles,acceptésetpartagés,quipermettent lareconnaissancemu-tuelleauseind'unestructuresocialedonnée,dèslemomentoùilsfondentunaccordconvenu,implicitementouexplicitement,unlangagecommun,condensé,maisquelapratique répétée, la reproduction quasi-invariante, dans le cours du développementhistoriqueet la transmissionde lamémoirecollective,charged'unerichessedesensallantau-delàdesonévidencepratiqueoudesonseulénoncéverbalsousuneformecontractée.

Ainsi,cheznous,admettra-t-onqueleconceptchambresignifieconventionnelle-ment chambre à coucher, ce qui fonde une destination convenue (une convention)

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depuis plusieurs siècles en Europe (un type architectural précis s'appuyant sur unmodèle culturel précis, si l'on reprend des catégories conceptualisées par HenriRaymond) (12), alors que le concept "bît" (équivalent du mot chambre en arabe)appellera la précision "el naâs" pour recouvrir les mêmes pratiques et desconfigurationsd'aménagementcomparables.Sinousprolongeonscetteillustration,onpeut également estimer que, sans qu'il soit nécessaire de le dire explicitement, les"usages"(aveciciunsensassezprochedeconvention)fontdelachambreunespaceplusparticulièrementprivédansl'habitation,pournepasdireintime.

Ainsi, les conventions, comme ensemble de dispositions pratiques et dedispositifs matériels sur lesquels on s'accorde, constituent-elles les exigencesminimales d'arrangement (au sens quasi-contractuel du terme) permettant àl'architecte de conformer plus ou moins exactement l'espace, dans ses différentesdimensions, fonctionnelles et esthétiques, à une attente qui n'est pas toujoursexplicitement,niextensiblement,formuléeparl'habitant.

Al'originel'utilité,entrelasoliditéetlabeauté

Audemeurantleconceptd'usage,surlequeljeseraiamenéàrevenir,m'apparaîtle terme leplusappropriépourdésigneraujourd'hui,àproposde l'architecture, l'undestroisparadigmesfondantl'artdebâtir.Depuissatentatived'existenceautonomeinaugurée par Vitruve, l'auteur romain du De Architectura, la théorie architecturalesembleeneffets'êtretoujoursdéfinieàpartirdestroisgrandsniveauxquel'architecteromaindésignaitparFirmitas,UtilitasetVenustas.

C'estégalementàcestroisconceptsqueseréfèreAlbertiàlaRenaissancedansl'élaboration de son traitéDe Re Aedificatoria(1452) (Françoise Choay le considèrecommeletextevéritablementinstaurateurdeladiscipline)(13),bienqu'ilenmodifiesensiblementlaterminologieetlecontenu:Necessitas,Commoditas,Voluptas;etlesouvrages lesplus récents,quantàeux,nepeuvent faire l'économied'undétourparcesconceptslorsqu'ilsprétendentaborderd'unpointdevuethéoriqueunecatégorierelevantdel'unoul'autredecesniveaux.PhilippeBoudonn'yéchappepasen1971lorsqu'il produit un "essai d'épistémologie de l'architecture" intitulé : Sur l'espacearchitectural. Je le suisvolontiers lorsqu'il affirmequ'il ya,danscettepartition,une"constante" de la "permanence trinitaire" et qu'elle ne peut trouver son origineseulementdans"l'habitudementale"(14).

Mais ce n'est pas tant cette trinité dont je voudrais parler ici que de la placeconstammentréservéedanscettetripartitionauconceptparadigmatiqued'utilitéetàsaversionplusactuelleetplusappropriéed'usage.Ph.Boudonlui-mêmesouligneàlafois la permanence des trois parties et la modification sensible de signification quiaffecte,dans l'histoirede l'architectureetde lapenséearchitecturale, lecontenudechaque niveau : la voluptas d'Alberti devient chez Blondel (le deuxième) la"décoration",chezNervila"forme",safirmitasdevient"construction"chezlepremier,et "structure" chez le second et enfin sa commoditas devient "distribution" et"fonction". J'ai mentionné aussi plus avant la divergence qui s'était établie entreBlondeletBoulléedanslerapportd'appartenancedechacundecestroisniveauxàlascienceetàlatechnique.LadécorationestchezBlondelseuledigned'êtrefilledela

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"science",lesautresniveauxrelevantdusavoir-faire;àl'inverse,Boulléeliaitcestroisniveauxdansunemêmeexigenced'intégration à la pensée scientifique, au-delà deleurapplicationconcrète.

Quelle qu'en soit l'exact contenu, l'utilité, qu'elle soit "commodité","distribution", "fonction" ou "usage" participe étroitement de la production archi-tecturaleetenconstituel'unedesdimensionsirréductiblesetqui,deplus,apparaîtladistinguer notablement des autres disciplines artistiques: par sa finalitémême, quiconsisteà réaliser l'abrid'activitésde la sociétéhumaine, l'architecture remplitunefonctionquin'apassonéquivalentdanslesautresarts,etenfait,selonValéry,"lepluscompletdesarts"(15).

Cette dimension, historiquement fondée dans les plus lointains traitésd'architecture,n'apeut-êtrepas,pourtant, toute l'attentionqu'ellemériteetsembles'être laissée dominée au cours des ans par le spectacle de plaisir (étroitementkantien) quebiendes architectes attendent désormais avant tout de leur discipline.D'une certainemanière il est assez paradoxal qu'en cela elle ait suivi l'invitation deBlondel (pourtant si attentif à la distribution, nous allons le voir) réservant ladécoration à la "science" architecturale et les autres parties au tribunal de lapratique(16).Cecin'estsansdoutepas indifférentà ladivisionprofessionnelleentrearchitectes et ingénieurs du bâtiment d'une part, nous l'avons vu, mais aussi àl'incapacité, somme toute normale, de fonder l'étude de l'usage sur les scienceshumaines, celles-ci ayant finalement été constituées assez tardivement, en tout caspourcertainesd'entreelles:sociologieetanthropologieenparticulier.Aussi,danscedomaine,l'architectea-t-ilétélongtempsabandonnéàunspontanéismesociologiquenon sans quelque pertinence (dans la mesure où il acceptait de respecter lesconventions dont j'ai parlé plus haut), ou bien aux impératifs de samorale, commeGuadet,oubienencoreàuneffortderaisontrèslouable,dansl'analysedes"usages",commeViollet-le-Duc.

Françoise Choay, dans la Règle et le Modèle, montre comment l'architectehumanisteAlberti,égalementauteurd'untraitésurlafamille,selivrelaborieusementàunclassementdeshumainspourfonderunclassementdesédifices:"Lorsqu'onvoitl'abondanceet lavariétédesédifices,ditAlberti, il fautbienadmettrequ'ilsnesontpasdusàlavariétédesusagesetdesplaisirs,maisessentiellementàladiversitédeshommes" (17). Celle-ci se résume finalement à une "élite peu nombreuse [de]personnagesdepremierplanet[une]multitude[de]petits".Cesontbienévidemmentlespremiersquiintéresserontl'architecte:Alberti lesconsidèrealorsàpartirdeleurfonction politique, génératrice d'une demande en matière de construction.L'adéquationentre leprojetdel'architecteetcettedemanderessortduniveaudela"commodité". On débouche alors sur une division des édifices en deux grandescatégories qui vont fonder pour longtemps le classement de l'architecture : lesbâtiments publics et les constructions privées. Ils sont issus logiquement de deuxaspectsquirelèventdelaviedeshommes:leuractivitéprofessionnelled'unepartetleurviepersonnelled'autrepart.

L'entreprise d'Alberti n'est pas sans intérêt : elle constitue une premièretentative d'élucidation du rapport entre les espaces d'un édifice et les pratiques

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sociales complexesauxquelles s'y livrent leshommesde son temps. L'exemplede lavilla,développéparAlbertidans leLivreV(qui formeavec leLivre IV leniveaude lacommodité),manifesteun souci deprécisionautant auniveaude ladescriptiondesactivités sociales (vie quotidienne, vie relationnelle) que des prescriptionsarchitecturales,suggérantlaconfigurationlaplusadéquatedesbâtimentsauxservicesqu'ilsdoiventrendre.Celanes'effectuepas,toutefois,sansunecertaineinfluencedel'admirationpourlessystèmespolitiquesdel'antiquité,dontl'idéalisationestquelquepeutransférée,dansleregardd'Alberti,surl'éliteduQuattrocento(18).

L'idéaldelaRenaissances'inscrira,avecunegrandeforce,danslapréséancequeconserveraVitruvedanslestraitésitalienssuccédantàceluid'Alberti,qu'ils'agissedeSerlio, de Palladio ou d'autres. Par cette référence privilégiée à l'art de l'antiquité,commeexpressionlaplusaccompliedelabeauténaturelle,etparlaplacetrèsgrandedonnée à l'homme, être de Dieu contestant la toute puissance de la religion, semédiatiseunmodedeconceptionarchitecturalequidonneuneplaceconsidérableauxfiguresgéométriquesidéalesdePlaton,retravailléesparlemoineLucaPacioli,etàunecertaine vision anthropomorphique de l'architecture. Il y a là, pour reprendre lesconcepts de Henri Raymond illustrés dans l'exemple de la villa palladienne, un pro-cessus de la commutation/transmutation établissant le pont entre la sociétéhumaniste de la Renaissance et la configuration spatiale du projet, entre l'activitépolitico-mathématique de Daniele Barbaro et le travail architectural de AndreaPalladio(19), faisant s'entrecroiser le "discours architectural" et la "référence à uneparolehumaniste".

L'explicationpalladienneestclaireàcesujet,lorsqu'elleseditparlesmots,au-delàdesfiguresabstraites,"transmutées",dudessin:"...Demêmequedanslescorpshumains, certains membres désagréables et laids ne laissent pas d'être utiles auxautresquisontplusnoblesetplusbeaux...,aussidanslesbâtiments,ildoityavoirdesparties de grande apparence et d'autresmoins ornées...Mais comme l'auteur de lanatureavouluquelesplusbeauxmembresfussentlesplusexposésàl'œil,etqu'ilacachélesautresquin'étaientpassihonnêtes,ilfautpareillementfaireensortequelesprincipalespartiesd'unédificeseprésententd'abordàlavue..."(20).

Ona ici, au chapitre clairementannoncéde la "commodité", l'affirmationd'uneffet de représentation, à argument anthropomorphique, qui résume peut-être laconception des architectes de la Renaissance italienne et qui s'inscrira comme unetraditiondansleurpenséearchitecturale.Lesarchitectesfrançaissemblentdecepointde vue avoir initié une autre conception, plus moderne et plus pratique de la"commodité", à travers le concept de "distribution". La comparaison établie parClaudeMignotàcesujet,lorsqu'ilmetenparallèleletraitédeSerlio(1537)etceluidel'architectefrançaisLeMuet(1613)(21)pourrait le laisserpenser,commelesavatarsduBerninàproposdeVersailles,rapportésparCharlesPerraultetcitésparViollet-le-Duc (22). Ce dernier témoignage reste toutefois quelque peu suspect, car il esttraversépardespréjugésnationauxetdes intérêtsparticuliers.Mais il y restepeut-être, quant au fond, quelque chose de vrai : ceci nous permet de noter à la fois lacomplexificationdesusageset l'apparitiond'unenouvellemanièrede lesprendreencomptedanslaproductiondel'architecturefrançaiseauXVIIesiècle.

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Commodité,distribution,composition

L'ouvragedePierre LeMuet,dontViollet-le-Ducestundes rares théoriciensàsouligner lesmérites, désigne son objet-même par ce titre :Manière de bâtir pourtoutessortesdepersonnes.EncelailsuggèreunrapprochementavecleSixièmeLivreduTraitédeSerlio,DegliHabitationidituttiligradideglihuomini.Aladifférencedecedernier ouvrage, dont les plans restent marqués par la qualité des figuresgéométriqueset lesilencesur lemodedeconstruction, letraitédeLeMuetattacheunegrandeattentionàladestinationdespièces,àleursagencementsetarticulationsainsiqu'àuncertainnombrededétailsconstructifs.

Ainsi, dans les pièces, la position de la cheminée est-elle subordonnée aupassagedelapoutraison,délaissantuneaxialitédel'âtrepourtantconsidéréecommeplastiquement préférable. L'indication graphique de la position possible du litintervientégalementdanslechoixd'emplacementdelacheminée,traduisantàlafoisla spécialisationde la pièceet la priorité architecturalede l'usage sur la décoration.Dans ce travail, dont la base de départ est donnée par la parcelle urbaine (la pluspetiteayant27m2),la"commodité"occupeunegrandeplace,d'autantmieuxétudiéequelescontraintesdesurfacesurlespluspetitesparcellesrendentl'organisationdespièces et la définition de leur volume difficile. Cette opération délicate donnenaissance à un concept nouveau dont Jacques-François Blondel fera le principedirecteur du niveau de la commodité dans son Cours d'architecture(1771-1777), la"distribution".

L'ouvrage de Le Muet a cette originalité, en regard de ses contemporains etmêmede ses successeurs,deprésenter l'habitationd'une "société touteentière,dubas en haut de l'échelle" (Viollet-le-Duc), mais aussi, et cela est peut-être lié à lafinalitéde l'ouvrage (ilviseàaméliorer laqualitédes immeublesurbains)detrouverun équilibre entre les contraintes d'usage, de construction et de configurationformelle. Il introduit bien, d'une certainemanière, à une préoccupation importantedanslasociétéduXVIIIesiècle,celledelarecherchedeconfortetd'intimitéenlieuetplace des exigences de représentation, sans doute devenues trop pesantes dans lasociété aristocratique de cette époque. L'esprit en est très bien traduit dans lesMémoiresdeCharlesPerrault,citéesparViollet-le-Duc,etmetenconfrontationuneconception italienne et une conception française, querelle à laquelle les sentimentsnationalistesdeViollet-le-Ducnesontsansdoutepasindifférents,jel'aidit.

La dispute oppose Le Bernin, l'architecte rendu célèbre par la colonnade quiprécèdelaBasiliqueSaint-PierredeRome,etleMinistreColbert:"LeCavaliern'entraitdansaucundétail,nesongeaitqu'àfairedesgrandessallesdecomédiesetdefestinset ne se mettait en peine de toutes les sujétions et de toutes les distributions delogements nécessaires : choses qui sont sans nombre, et qui demandent uneapplication que ne pouvait prendre le génie vif et prompt du cavalier, car je suispersuadéqu'en faitd'architecture iln'excellaitguèrequedans lesdécorationset lesmachines de théâtre. M.Colbert, au contraire, voulait la précision, et savoir où etcommentleRoiserait logé,commentleservicesepourraitfairecommodément...; ilnecessaitdecomposeretdefairedesmémoiresdetoutcequ'ilfallaitobserverdansla distributiondesdifférents logements, et fatiguait extrêmement l'artiste italien. Le

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cavaliern'entendaitrienetnevoulaitrienentendreàtouscesdétails,s'imaginantqu'ilétait indigned'ungrandarchitecte comme luidedescendredans cesminuties"(23).Cetteincompréhensionmitfinàlamissiond'achèvementduLouvreconfiéeauBernin;Claude,lefrèredeCharlesenprofitapourréalisercetteautrecolonnadecélèbre.

Mais ce qui nous intéresse essentiellement dans cette affaire n'est pas tant laquerelle italo-françaisequ'unenouvelleexigence,formuléeauprèsdel'architecte: lasatisfactionde la "commodité" s'effectuedésormais par l'art de la "distribution". Cenouvel aspect du savoir-faire de l'architecte constituera, je l'ai dit plus haut, unchapitre essentiel du Cours d'architecture de Jacques-François Blondel(24), et sonenseignement inspireratous lesarchitectes forméssous l'influencede l'AcadémieauXIXesiècle.Guadetleconsidèreencore,àlafinduXIXesiècle,commelethéoricienleplusavertipourcequitouchel'habitationetyfaitconstammentréférence,commesiriend'essentielnes'étaitdit,nin'avaitétéconstruitdanscedomainedepuisBlondel,j'yreviendrai.

Blondel, précisément cité parGuadet, abonde dans le sens ouvert par CharlesPerraultetconfirmeleseffetspratiquesd'unsavoir-fairespécifiquementfrançais:"Ilsemblemême que depuis environ 50 ans, les architectes français aient à cet égardinventéunartnouveau...AvantcetempsnosédificesenFrance,àl'imitationdeceuxd'Italie,offraientàlavéritéunedécorationextérieureoùl'onvoyaitrégneruneassezbellearchitecture,maisdontlesdedansétaientpeulogeablesetoùilsemblaitqu'oneûtaffectédesupprimer la lumière ;onavaitmêmede lapeineàytrouver laplaced'unlitetdesprincipauxmeubles,lescheminéesoccupaientlaplusgrandepartiedespièces et la petitesse de portes donnait une faible idée des lieux auxquelles ellesdonnaiententrée"(25).

CesconsidérationsconduisentBlondelàaffirmerque"ladistributiondoitêtrelepremier objet de l'architecte, la décoration même dépend absolument d'un plandéterminé:c'estladistributionquiétablitleslongueursethauteursd'unédifice".

Au-delàde l'argumentderaisonquis'ébauche ici,annonçantunesciencede ladistributionetl'inversiond'unrapportquiprivilégiaitladécorationaudétrimentdelacommodité,toutunensembledephénomènessociauxtouchantl'évolutiondesmodesdeviedansl'aristocratieexpliquentcettenouvelleattentiondel'architecte.

Jusqu'àunedaterécentecettequestionn'avaitintéresséqueleshistoriensetlessociologues.AprèsJeanFourastié,quifaitdatercetteévolutionduChâteaudeChampssurMarne(26),PierreLavedaninsistesurlerôledesfemmesdel'aristocratiepourob-tenir auprès des architectes des dispositions permettant une plus grandeindépendancedesappartementsprivésdanslesgrandesdemeuresdelanoblesse,etàl'intérieurdeceux-ci,plusd'intimité.C'estainsiquelesdégagementssesubstituentàl'enfilade,brisantlesperspectivesmonumentalesquicédaientàl'apparat:"Ilfautes-suyertouslesventscoulisdesportesafinqu'ellessoientvisàvislesunesdesautres,disaitMadamedeMaintenon,ilfautpérirensymétrie"(27).

Avec laparution,en1984,deArchitecturedomestiqueetmentalités,MoniqueEleb-Vidal et Anne Debarre-Blanchard ont établi le lien qui manquait généralemententre les études des historiens(28), les écrits théoriques des architectes et les

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réalisations lesplussignificativesdans ledomainedel'habitationfrançaiseauxXVIIIeetXIXesiècles.Onpeuts'étonnerdumomentquelquepeutardifauquelapparaîtuntel typede recherche sur l'usagedans l'architecturede l'habitation.Amon sens, ensollicitant les lumières de l'histoire et de la sociologie, la recherche en architectureaprès68avaittoutd'abordquelquescomptesàrégleravecl'urbanismeetlaquestiondulogementduplusgrandnombre,quiluiestliée.Ceciexpliquel'intérêtcentré,dansunpremiertemps,surlelogementsocialetcequiestapparucommesonorigine,lescitéspatronalesduXIXesiècle,productionàlaquellesesontpeumêléslesarchitectes.Cettequestionétantprovisoirementépuisée,ilétaitlogiquequelarecherches'orienteversd'autresdirectionsqui, en toutétatde cause,ne sontpas sans relationavec lelogement social des années 60 de ce siècle, en particulier pour expliquer sadistributionnormalisée.

L'étudede l'habitationaristocratiqueetbourgeoise,etcelledusavoir-fairedesarchitectes dans ce domaine, constituent de ce point de vue un éclairage essentiel.Ellesmesemblenteneffetdémontrerque leseul rapportque le logementsocialaitconservé avec l'habitat populaire du XIXe, qu'il soit rural ou urbain, autonome oupatronal,résidedanslasurface;auniveaudesonorganisation,desacompositionetde sadistribution, le logementa finiparemprunteraumodèlebourgeoisuncertainnombre de dispositifs, notamment ceux qui assuraient la gestion des intimités, enrejetantparailleurstouteuneséried'autresaspectsattachésàlapositiondominantedecescouchessociales(ladomesticitéenparticulieret lesdispositifsdesaprésencedanslesappartementsaristocratiquesetbourgeois).

Cetteparenthèseétant fermée, ilme faut reveniràceproblèmede l'usageenarchitectureetensuivrelecheminementdanslapenséedesarchitectes.Celui-cidoitêtreresituédanslebalancementinégalquiagitelestroisniveauxvitruviensetqui,aufildudéveloppementhistorique,donneraàteloutelaspectune importanceplusoumoins grande, soit en fonction de l'évolution des pratiques et des conceptionsartistiques,soitenfonctiondesmodificationsdesusagessociaux.Ilest,decepointdevue, essentiel denepasoublier le rapport dialectiquequi articule ces trois niveaux.Ainsi, sans oublier le recul de la "finalité externe" (l'utilité) au profit de la "finalitéinterne"(laperfection)danslapenséeesthétiqueduXVIIIesiècle(29),onpeutestimerquel'évolutionduconceptdecommoditédanslathéoriedeBlondelestlargementliéeau problème de l'habitation et à la pression sociale qu'opère l'aristocratie dans ladéfinition de sa demande. L'attention des architectes à la distribution en est doncl'écholeplusexactdansl'organisationarchitecturaledesprojets.L'appartenanceàdesmilieuxsociauxprochesfacilitecette"commutation",car,àl'évidence,lesprojetsdonts'occupelagrandemajoritédesarchitectessontformulésparlanoblesseoulagrandebourgeoisienaissante.Encesens,lapréoccupationdeLeMuet,architecte"ordinaire"duRoy,s'intéressantauxfortuneslesplusmodestes,apparaîtlargementmarginale.

DeuxsièclesaprèsLeMuet,unsiècleaprèsBlondel,noussommes,avecViollet-le-Duc, dans un contexte déjà profondément différent: les valeurs de la sociétébourgeoise,lesapplicationsdespremièresdécouvertesscientifiquestransformentleshommes et le paysage. J'ai déjà souligné le crédit et les espoirs que Viollet-le-Ducmettait dans la scienceet la technique,mais il faut encore souligner la contribution

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qu'il réclame de la science pour faire que l'architecture réponde aux "mœurs" del'époque.Viollet-le-Ducn'apas simplement, commeBlondel, lapréoccupationd'uneévolutiondesmodesdeviequiconcerneraitétroitementsaclientèle,ilaunregardsurla civilisation occidentale, son inscription dans l'histoire et dans l'espace. Cela meparaît autant une caractéristique de l'époque que de l'homme lui-même. Laconsolidation ou la formation des nations démocratiques, la quête d'une histoirenationale(etpluslargementlanouvellevisiondel'histoiredansledéveloppementdes"civilisations"),lesconquêtescolonialesélargissentl'horizondessociétésoccidentales.Viollet-le-Duc, restaurateur des Monuments Historiques(30) et activiste politique,participeentièrementàcettenouvellesensibilité.

CettehauteurdevuehistoriquedonneauxproposdeViollet-le-Ducconcernantlechapitredelafinalitésocialedel'architectureunedensitétoutàfaitremarquable,bienque,commelesoulignePhilippeBoudon,ilnereprennepascommedéfinitiondel'architecture la trinité vitruvienne. Elle n'est pourtant pas absente de sa théorie del'architecture qui aborde tout autant la construction que la composition et laproportion.

Leconceptde"composition"estprécisémentceluiquijoueunrôlecomparableàcelui que remplissait la "distribution" de Blondel, mais avec une ampleur de vueautrementlargeetbeaucoupplussystématisée:ellerenvoieàl'idéed'"habitudesdecivilisation" et de "programme",mot également relativement neuf pour désigner lecontenudelacommandeetquel'ontrouvedéjàchezBoullée(31).AinsipourViollet-le-Duc,"lacompositionarchitectoniquedevantdériverabsolument:1°duprogrammeimposé,2°deshabitudesdelacivilisationaumilieudelaquelleonvit,ilestessentiel,pour composer, de posséder un programme et d'avoir le sentiment exact de ceshabitudes,decesusages,decesbesoins"(32).

Noustrouvons là,à l'évidence,uneconceptionétonnammentmodernedurôleque peut jouer la connaissance de l'usage dans lamise en forme architecturale ; àtravers des concepts tel que celui d'"habitudes de civilisation", on voit surgir lapréfigurationdu"modèleculturel",etlatrilogie"habitudes","usages"et"besoins"nedoit pas être considérée ici comme le résultat d'un élan lyrique, mais bien plutôtcommel'expressiondetroisconceptsayantleursignificationpropre,distincte.Mêmesi cela n'est pas exactement explicite, le concept d'usage semble ici à l'articulationentre des "habitudes" qui trouvent leur source dans la tradition culturelle et des"besoins"qui s'inscriventdansuneactualitéetunavenirdesmodesde vie. Enfin lanécessité pour l'architecte d'en "avoir le sentiment exact" constitue àmon avis uneinvitation à intégrer un certain niveau de connaissance élevée, pour ne pas direscientifique,dusocialdanslaconceptionduprojet.

Viollet-le-Duc revient de nombreuses fois sur cette importance de l'usage etsouligne à quel point il doit soumettre la forme architecturale : "La compositionpremière, celle qui, en définitive commande à toutes les autres, est toujours ladispositionexigéeparnoshabitudescivilesoureligieuses".Cetteconvictionl'entraîneàcritiquerladériveacadémiquedel'architecturedel'époqueclassique:"Cettefaçonde prendre la composition architectonique à rebours, c'est-à-dire de faire passer laforme,etunecertaineforme,avantl'expressionlaplussimpled'unbesoin,nousparaît

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conduire l'art de l'architecture à sa ruine... La composition architectonique, au lieud'être une déduction logique des divers éléments qui doivent constituer un édifice,comme le programme, les habitudes, les goûts, les traditions, les matériaux, lamanièredelesmettreenœuvre,n'estplusqu'uneformule"académique".(33).

Lamiseàcontributiondecesprincipes,quipeuventapparaîtreàpremièrevuede simples déclarations d'intentions, est très heureusement illustrée dans l'Histoired'unemaison, livre destiné à un public d'adolescents(34)mais en réalité beaucoupmoinsinnocentqu'iln'yparaîtaupremierabord.

Cetouvrage faitde l'initiationarchitecturaled'un jeunegarçon leprétexteà laconception d'une maison bourgeoise située à la campagne. Le Chapitre II estentièrement consacré à la composition du projet et révèle l'acuité d'observation deViollet-le-Ducdansledomainedesmodesdevie:elleestvéritablementàlahauteurdes meilleurs textes d'ethnographie. La définition du plan suit ainsi étroitementl'analyse des pratiques sociales qui se développent dans les différents espaces : lesproportionsdespiècessontdéterminéesenfonctiondumobilieretdesusagesquis'ydéroulent,car"lehasardnepeuttrancherlaquestion"(35).

Pour toute ces opérations, la raison est invoquée : "Un salon, une chambre àcoucher, peuvent être carrés ; mais une salle à manger, du moment qu'elle estdestinéeàcontenirplusdedixpersonnesàtable,doitêtrepluslonguequelarge,pourlaraisonqu'unetableaugmenteenlongueursuivantlenombredesconvives,maisnonen largeur". Au-delà des volumes, l'emplacement des communications est soi-gneusement choisi, permettant au passage la critique de l'axialité, dogme duclassicisme;letravaildecomposition,argumentéparlapriseencomptedespratiquesdomestiquesvajusqu'audétailarchitecturalleplusmenu:"Ainsientrerons-nousdanscettesalleàmanger,nondansl'axe,maislatéralement,cequiestpluscommode;carvoussavezque,lorsqu'onsedirigeverslatableouqu'onsortdedîner,lesmessieursoffrentlebrasauxdames.Ilestdoncbonqu'ensortantouenentrantonn'aitpasunobstaclequipuisseentraverlamarchedecescouples"(36).

Ces quelques extraits me semblent montrer que l'invocation de l'usage parViollet-le-Ducn'estpasunesimpledéclarationdeprincipe,gratuite,seulement liéeàl'étenduedesaculturehistoriqueetàsaconscienced'unehistoiredescivilisations;ily a aussi de sa part une attention très aiguë portée auxmœurs de l'époque, à leurmode d'effectuation particulière dans la sphère domestique, avec un sens del'observation et du détail tout à fait remarquable et un esprit conséquent dans lapratiqueprojectuelle,puisquelesrésultatsdeceregardrejaillissentsurlaconceptionarchitecturale.

Certeslelieudecesobservationsresteprincipalementcentrésurl'habitationdela moyenne bourgeoisie, mais Viollet-le-Duc brosse par ailleurs un tableau del'habitation,dans lesderniers chapitresde sesEntretiens(37),qui s'avère toutà faitexhaustif, même s'il reprend une classification finalement très conventionnelle, leconduisantdel'habitationurbaineàlarurale,del'hôtelàlamaisondecampagne.

S'appuyant sur l'analyse historique de divers exemples, Viollet-le-Duc proposedes idéaux-types d'architecture pour l'hôtel, catégorie d'habitation qui occupe

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l'essentiel du "XVIIe entretien" et pour la maison urbaine unifamiliale, secondecatégoriedéveloppéedans la quasi-totalitédu "XVIIIeentretien". Cedernier type luiparaît lasolutiond'avenir,qu'ilditnevoirnidans l'immeubleà loyer,nidans lacitépatronale. La description qu'il en donne apparaît correspondre à la maison d'unemployé, couchepopulaire sans doute en relative expansion au XIXe siècle : elle luidonneaussi l'occasiondedévelopper ses argumentsen faveurde l'utilisationdu ferdans l'habitation, matériau susceptible d'en faire baisser le prix et de rendre "lamaisonprivéeaccessibleauxfortunesmédiocres"(38).

A traverscetteattentionéquilibrée,accordéetantà l'habitationdesgensaisés(l'hôtel)qu'àcelledesfamillesmodestes,Viollet-le-Ducaffirmebiencequiledistinguedes architectes liés à l'Académie, peu intéressés par l'habitation populaire sinon àtravers l'immeuble de rapport (mais César Daly ne dit-il pas que "son type généraln'accorde qu'une faible part aux conceptions élevées de l'art et aux fantaisies del'imagination")(39).Enmêmetempsilsesituedanslamêmeoptiquequ'eux,celledela profession libérale, ce qui le conduira en 1877 à créer la Société Nationale desArchitectes, Société concurrente de la Société Centrale des Architectes créée en1840(40).

Quoique d'unemanière sans doute exagérée,Monique Eleb-Vidal a raison desouligner l'existence, dans l'analyse des usages et les prescriptions architecturalesauxquelles procède Viollet-le-Duc, d'un discours normatif, tendant à couvrir la viesociale des jugements de sa propre classe d'appartenance. C'est en particulier desnotionsbourgeoisescommecellede"l'amourdufoyer"quileconduisentàcondamnerl'immeubleàloyerauprofitdelamaisonurbaineindividuelle:"l'amourdufoyer"n'esten effet pas tant considéré comme une éventuelle réalité sociale et familiale,constatée par l'observation, que produit comme une norme souhaitable pour lasociété :"Il fautconvenirquerienn'estmieux faitpourdémoraliserunepopulation,ditainsiViollet-le-Duc,quecesgrandesmaisonsàloyerdanslesquelleslapersonnalitédel'individus'effaceetoùiln'estguèrepossibled'admettrel'amourdufoyer"et,decedernier,ilaffirmeplusloinqu'il"découledel'amourdutravail,del'ordreetd'unesageéconomie"(41).Discoursdéjàentendu!

Pourtantcelan'entachequerelativementunecertaineluciditédeViollet-le-Ducquant à l'importance attribuée à la question de l'usage. Il me semble qu'en cettematièreilestdifficiledefairegriefauxarchitectesdeproduire,aulieuetplaced'unesociologiequin'existepasencore,ouàpeine,undiscourssurlesmœursqui,siéclairépar la raison veuille-t-il être, se laisse aisément égarer par les préjugés de la classed'appartenance.

Delamoraleacadémiqueàlamécaniquefonctionnaliste

D'ailleurs,surceplan,Viollet-le-Ducestloind'arriveràlahauteurdesarchitecteslesplusenvueducourantacadémique.Guadetestsansdoute,àceniveau,celuiquimet, avec le moins de pudeur possible, la morale au poste de commande dansl'interprétation des programmes. Sa présentation du lycéeBuffon(42), construit parl'architecteVaudremer,estsanscontesteunmodèledugenre,àlamesuredelevaleurexemplairequesembleavoir,pourGuadet,l'édificelui-même.Lesdifférentsprincipes

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delacomposition,enplusd'êtredécrits,sonticijustifiéspardesrappelsincessantssurlesfacilitésdesurveillance:"Ilimportequel'accèsauxclassessoitfacile,etquepours'y rendre les élèves n'aient pas à traverser des locaux où la surveillance seraitimpuissante.Lesclassesserontdèslorsautantquepossibleaurez-de-chaussée,leursportesbienenvue...".EtsiGuadetprodigueparailleursdenombreuxconseilssurlalumièredans lesclasses, leuraération, leurdimensionnement, ilnepeuts'empêcherde revenir à l'aspect disciplinaire : "J'insiste enfin en terminant sur la facilité desurveillancequ'ilestnécessaired'assurerdanstouteslespartiesdel'édifice:elleseratoujours difficile et il ne pourra résulter de la composition des complications, desobscurités,descachettes..."(43).

Enréalité,pourGuadet,leprogrammeestunensoi,fourniparuneautoritéquiengarde,seule,leprivilèged'interprétation:toutediscussionsurceplanestexclueetlaseuleattitudeconvenablepourl'architecteconsisteàcommunieraveclaconceptiondel'autoritécommanditaire(44).Cecin'estsansdoutepasdénuédebonsens,étantdonné la nature du rapport qui lie le client et l'architecte,mais on abandonne ainsilargement la réflexion sur l'usage, quelle que soit la précision du programme, à lasoumissionconformisteauxnormesétabliesetàlatradition.

L'appartenancedeGuadetàl'élitedesGrandsPrixdeRomel'entraîne,danssoncoursdethéorie,verslesgrandsprogrammesmonumentaux,ceuxquemetenœuvrel'Etat dont l'appareil se renforce au XIXe siècle (lycées, palais de justice, prisons,hôpitaux...).Ornoussommes làen facedeprogrammes relativementnouveaux: lesconventions qui, à défaut d'une appréhension plus réfléchie de l'usage comme laconduit Viollet-le-Duc, mettent en correspondance, surtout dans le domaine del'habitation,l'architecteetsonclient,n'interviennentplusdemanièreaussiévidente.Cettecirconstanceexplique largement l'apparitiondeprogrammesformalisésetplusprécisetmêmedeprescriptionsnormalisées.

Ainsi dans l'exempleprécédemment citédu lycée, et après l'énumérationd'uncertain nombre de "recommandations générales", Guadet illustre-t-il les "règlesprincipales auxquelles doit satisfaire un plan de lycée" par l'analyse commentée dulycée Buffon à Paris et du lycée de Grenoble,œuvres l'un et l'autre de l'architecteVaudremer.Ilresteparlà-mêmedansl'espritd'unecertainetraditionacadémiquedel'imitation,même si la nouveauté du programme l'oblige à chercher ses référencesdansdesexemplescontemporains.Maiscequiestintéressant,c'estledéveloppementde ses commentaires analytiques, concernant les dispositions architecturales, ennormesgénéralisables,donnantainsi,pourunesalledeclasseaccueillant32élèves,uncarré de 7m de côté, soit une surface par élève de 1, 53 m2, ou encore, dans lesdortoirs,unesurfacede6,60m2parpersonneetunehauteurde4m,soituncubede26,40m,etc.(45).

Pourcequilaconcerne,l'habitationoccupedansl'ouvragedeGuadetuneplacetrèsréduite:l'hôtelresteleseulédificearchitecturaldignedel'intérêtdel'architecteetcequ'ildésignesouslenomd'habitationcollectiverelèveplusducasernementquedel'immeublederapport.

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Pourtant, à l'écart du très officiel Guadet, de l'Ecole des Beaux-Arts et del'Académie, unpetit nombred'architectes commencent à s'intéresser à l'habitatdespopulations ouvrières. Leur fréquentation des ingénieurs, qui traitent la questiondepuisdéjàplusd'undemi-sièclepour lepatronat,etsurtout leursrelationsavec lesphilanthropes et les hommespolitiquesqui sont à l'originede la loi sur lesHBMde1894,lesconduitàuneréflexionsurlaconceptiondulogementbonmarchéappuyéesur lesmœurs ouvrières. Plusieurs recherches récentes (46) ontmis en évidence lerejaillissementde l'élaborationdesprogrammesdessociétésHBM,d'initiativeprivée(laFondationRotschildetsonfameuxconcoursdelaruedePragueàParisen1904)etd'initiativemunicipale (l'OPHBMde la Ville de Paris en1913), sur la conception desappartementsetdesensemblesdelogements.Denouvellescompétencessontexigéesdel'architecte,pressédesatisfaireàl'hygiène,àl'économie,maisaussiauxmanièresdevivredesclassespopulaires.

L'architecte Augustin Rey, le lauréat du concours de la Fondation Rotschild,ouvertsurleterraindelaruedePragueen1904,apparaîtl'undesplusconscientsdelanécessaireévolutiondumétierd'architecte:"L'architectepourétudier laquestiondu logementdu travailleur, dans sesmoindres détails, doit se faire humble, devenirpetit, ne se rebuter de rien, ne pas chercher à faire valoir uniquement ses qualitésd'artisteenbellesfaçades,enordonnancesmonumentalesquin'ontrienàfaireici,caren définitive, est-ce une façade que nous habitons?... S'identifier avec les ouvriers,c'estnécessairepourcomprendrelefoyerqueréclamel'ouvrier.Touteétude,mêmedesplusinfimesdétails,estnécessaire"(47).

AugustinRey,untempssalariédelaFondationRotschild,cequidéplutaumilieu,cessa progressivement l'exercice de la profession pour devenir un spécialisteinternationaldel'hygièneappliquéàl'habitationpopulaire.Maisilétaitsansdoutelereprésentant le plus convaincu d'une cohorte d'architectes qui travaillèrent par lasuite, sous la directionde Labussière, l'architecte-voyer de la ville de Paris, pour lesHBMdel'Officepubliccrééen1913.Cedernierouvritmêmeensonseinuneagenced'architecture,lapremièreagencepubliqueenquelquesorte.

Unimportanttravailderéflexionsurlelogementpopulairefutdéveloppéàcetteoccasion : le premier concours ouvert sur deux terrains de la ville de Paris en1913permit ainsi dedéfinir deux typesde logementdont la composition correspondait àdeuxmodesdevieouvriersidentifiésparlesagentsdel'Office:untypedestinéàunepopulationd'origine rurale récente,avecsallecommune,etun typepensépourunecatégoried'ouvriersurbanisésd'assez longuedate,aveccuisineséparéede lasalleàmanger.Cesdeuxtypes,dits"HenriBecque"et"EmileZola",illustraientlavolontédelaVilledeParisdecerneraumieuxlapopulationqu'elleseproposaitdeloger(48).

Cettedémarche, fondéesuruneobservationrelativementattentivedesmodesdevieouvriers,procédaitdecequej'aiappeléunetypificationpragmatique(49),dontl'originen'estpassansrapportavecl'approchequiavaitétécelledel'architectePierreLeMuet.Elleest,àmonsens,unepostureexactementopposéeàcelleduMouvementModernequipartiranonpasd'unepopulationconnueconcrètement(autantquefairesepeut),maisd'uneabstraction : lamasseprolétaire (le"logementdemasse")pourlaquelleserapenséunproduitdemasse,fabriquéselonlesmodeslesplusavancésde

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lacivilisationmachiniste.Ceseral'amorced'unetypificationdogmatiquequidomineraaprèslasecondeguerremondiale.

Auparavant l'expérienceHBMdu début du siècle avait accumulé les réflexionsdéjàengagéesaveclestravauxd'AugustinReypourl'immeubleRotschilddelaruedePrague, les réalisations d'autres fondations et celles issues des concours lancés parl'OfficedelaVilledeParisàpartirde1913:lesarchitectesyinventèrentdesdispositifsoriginauxouensystématisèrentd'autres : lesystèmedescoursouvertes, lesystèmedesimmeublesàredents,(autantdeformesdegroupementquisesouciaientdefairepénétrerairetsoleildans lesappartements),ainsique lesdifférentestypologiesquej'aimentionnéesplushaut.

Cette sommed'études et de réalisations, si insuffisante ait-elle été sur le planquantitatif, engendra une tradition édilitaire finalement assez neuve par bien desaspects,tranchantnettementaveclaproductiondesimmeublesderapportquil'avaitprécédée, et déboucha vers 1930 sur des réalisations aussi intéressantes que lesimmeubles de la ceinture de Paris et la Cité-Jardin de Suresnes, tentative derapprochement du système anglais de la Garden City et de l'expérience HBMd'immeubles collectifs à Paris. C'est précisément ces "taudis modernes" que LeCorbusier dénoncera avec virulence dans La Ville Radieuse, publiée en1935. Lesimmeubles HBM de la ceinture de Paris y sont pris comme cible de la polémiquecorbuséenne contre la "rue corridor", la rue qui produit les encombrements de lacirculationhippo-etautomobileetl'asphyxiedeslogements.

Avec leMouvementModerne, l'usage se réduitessentiellementauconceptde"fonction", participant de la trinité moderniste formulée par l'architecte-ingénieurNervi :" fonction, forme,structure".LeCorbusierdanssaversionécritede laCharted'Athènesintroduitceconceptpourdéfinirl'urbanisme:"Lesclefsdel'urbanismesontdans les quatre fonctions : "habiter, travailler, se récréer (dans les heures libres),circuler",formuledevenueonnepeutpluscélèbre.

Il estmalgré tout difficile d'affirmer que LeMouvementModerne assume surcettequestiondel'usageuneunitédevuetotale.Enapprofondissantquelquepeu,onpourraitvérifierquel'apparentaccorddu"sérail",commeabienvoulul'appelerTomWolfe, repose avant tout sur son hostilité au courant académique, sur quelquespositions de principe concernant le "Zeitgeist" (l'esprit du temps), en particulier laréférence machiniste, et quelques modes de distinction formels : la terrasse, ledépouillement... Au-delà, la personnalité de chacun, mais aussi le contexte de sonexercice professionnel, influaient assez considérablement sur conception etproduction. Cette remarque est particulièrement valable pour le logement, et lamanièredont lesarchitectesduMouvementModerneprenaientencompte,au-delàdeleurgénéreuxengagementsurlaproductiondulogementduplusgrandnombre,laquestiondel'usage.

Sur ce sujet Philippe Boudon a produit un parallèle intéressant entre laconceptionduplande l'architectehollandaisJ.J.P.OudpoursesmaisonsmitoyennesduWeissenhof de Stuttgart(1927) et celui de Le Corbusier pour sesmaisons du lo-tissementFrugèsdePessac(1924)(50).Lepremierapparaîtplusattentifauxpratiques

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domestiques,à leurenchaînement,à leurspécificité,à leurdistinction, tandisque lesecondcèdeàlatentationdupeintre,àlacréationd'unspectaclearchitectural.

Il sembleàcesujetque lesarchitecteshollandaisetallemands,sansdouteparinclination ou disposition culturelle, mais aussi parce qu'ils étaient beaucoup plusimpliquésdans laproductiondu logementsocial,attachaientunegrandeattentionàcertainsdispositifs architecturauxayant fait leurpreuvedans le logementpopulaire.D'une manière bien plus importante que Le Corbusier, qui, mis à part Pessac, neconstruisit dans l'entre deux guerres que des habitations de bourgeois amateurs demoderne,lesarchitectesdel'EuropeduNord,enparticulierallemands,durentainsiseconformerauxleçonsdel'épreuvehabitante.Cefutenparticuliertoutel'attitudedeErnstMayàFrancfort,etilyaunedistanceconsidérableentrelaconceptionquecetarchitecteavaitparexemplede lacuisine(51),"clefduplan", lieud'expérimentationimportantdesrecherchessurlelogementsocialàFrancfort,etle"postedepilotage"que proposera après la guerre Le Corbusier pour ses Cités Radieuses. Au dispositifréfléchi à partir d'une certaine réalité des pratiques domestiques s'oppose la visionhypertechnicienne de Le Corbusier assimilant la "maîtresse" demaison au pilote du"Constellation"desannées50(52).

Au-delàdecesnuances,malgrétoutnonnégligeables,E.MayetLeCorbusierseretrouventàFrancfort,au2èmecongrèsdesCIAMen1929,pourfonderladoctrineduMouvement Moderne sur le "logis minimum". Industrialisation, rationalisation etstandardisationsontconvoquéesparlesunsetlesautrespourjeterlesbasesdecette"machine à habiter" qui fera les heures de gloire de l'architecture française aulendemaindelasecondeguerremondiale.LerapportprésentéparLeCorbusieretsoncousin Pierre Jeanneret à Francfort donne une idée parfaite de la teneur desarguments avancés par le Mouvement Moderne : "L'habitation est un phénomèneéminemment "biologique", il est aussi "statique".Mais lesméthodes de l'Académiel'ontconduitàl'impasse,créantla"crisedulogement".Ilfauttrouveretappliquerdenouvellesméthodes claires, permettant de composer des plans d'habitations utiles,s'offrantnaturellementàlastandardisation,àl'industrialisation,àlataylorisation".

Cepassageintroduituntextequiseconclutparlanécessitéd'une"révisiondesfonctionsd'habitation",appeléeparl'industrie,etd'unabandondes"usagesconsacrésparlatradition".EntretempsLeCorbusiernousauradonnésadéfinitiondesfonctionsdans l'habitat, chaîne d'opérations ayant une "logique d'ordre biologique" :"L'exploitation domestique consiste en une suite régulière de fonctions précises. Lasuiterégulièredecesfonctionsconstitueunphénomènedecirculation.Lacirculationexacte,économe, rapide,està la clefde l'architecturecontemporaine. Les fonctionsprécises de la vie domestique exigent divers espaces dont la contenance minimumpeut-être fixée avec assez de précision ; à chaque fonction il faut un contenantminimumtype,standard,nécessaireetsuffisant(échellehumaine)"(53).

Toute l'entrepriseduMouvementModerne tourneautourdecetteconceptionergonomique de la vie domestique : les "fonctions" domestiques consistent en desactes biologiques simples, élémentaires, rudimentaires, une reconstitution métabo-lique du corps humain, incarnés dans des pratiques culinaires, hygiéniques,

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alimentaires,réparatrices(lesommeil),situéshorsd'unehistoire,d'uneculture,d'uneconscience,derapportssociauxetdes"usagesconsacrésparlatradition".

Cette mécanisation des pratiques domestiques conduira à la production demanuels pratiques de normalisation, tel que le "Neufert", ouvrage conçu par leprofesseurduBauhausdumêmenom(ErnstNeufert),assistantdeGropius.ParuenAllemagnedanslesannées30ettraduitenfrançaisdèslelendemaindelaguerre,cetouvragefutlabibledetouteslesagencesd'architecture(54).Enfait,cegenred'étudealimenteralaproductiondeslogementsjusquedanslesannées70(55),contribuantàlamodélisationdecelogementindifférencié,simplementajustéàlatailledelafamille,quia fait l'ordinairedenosZ.U.P.(56).L'hommedu logementdemasseseradevenului-mêmeunhommegénéral,abstrait,strictementidentiquedeBerlinàConstantine.La société bureaucratique de consommation a finalement retenu du MouvementModernecequi ledémarquait leplusnettementdesautrescourantsd'architecture,cette"esthétiquedel'ingénieur"quilégitimaitunenormalisationdel'espace-logementetquis'estavéréedanslesfaits,aulendemaindelasecondeguerremondiale,unoutilparticulièrementbienadaptéàcettevasteentreprisepubliquedu logementqu'aaf-frontél'Etatcapitalistefrançais.

Leconceptdefonctionest ledernieravatarduparadigmevitruviendel'utilitasdans les doctrines architecturales, avant qu'un vent d'air frais venu des sciencessocialesnebalaielesfeuillesmortesdel'EcoleNationaleSupérieuredesBeaux-Artsetl'utopieurbanistico-architecturalemachinisteduMouvementModerne.Ceconceptdefonction m'apparaît en réalité, aujourd'hui, une dégradation certaine de tous lesconceptsquiontpuaccompagnerl'idéepermanente,quellesqu'ensoientlesfluctua-tions,de la finalitésocialede ladiscipline. J'ai tenté icid'endresser lescontours,enbrossant rapidement l'histoire du niveau d'"utilité" dans les principaux textesthéoriquesproduitsparlesarchitectes.

D'unemanièreassezparadoxale,alorsquel'architectures'attelaitàcetimmenseproblèmedulogementduplusgrandnombre,leMouvementModernerenonçaitauxmoyensqui luiauraientpermisdemieuxcerner lespopulations malconnuesdont ilvoulait soutenir les aspirations, et s'abandonnait aux illusions d'une résolution duproblèmede l'habitatpardesréponsestechniques.Leconceptdefonctionestencesensune réductiondu conceptd'utilité,de commoditéoud'usage Il traduitbien lepoidsdesdéterminationsnonmaîtriséesquipèsentsurceluiquiaccomplitteloutelrôle:ilyalàl'implacableassignationàuneplacedéfinieunefoispourtoute,commeun impossibledépassementde l'attribution imposée.Qu'il intéresse les sujetsou lesobjets,leconceptdefonctionlesassimileauxrouagesd'unemécaniqueimperturbablequi nie toute forme d'initiative, de changement de place et d'attribution. Les sujetseux-mêmes deviennent machines en ce sens qu'ils sont surdéterminés par la"machine" biologique de leur corps ("respirer, entendre, voir"), articulée elle-mêmeaveclagrandemachinedelanature("soleil,espace,verdure").

C'estdefaitcettepenséetechniciennequiadominéetaétéappliquéedanslavulgateréifiéede laCharted'Athènes :grandsensemblesetZ.U.P..Celaneveutpasdirequeleniveauidéologique,ladimensionculturelleetéthiquedel'existencesoientévacuésenthéorie,ilssontsimplementsubordonnésàlavisiontechniciennedelavie

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sociale, totalement pénétrés par elle, au point qu'elle en devienne la substance.L'invocation des sciences sociales, assez fréquente dans les déclarations duMouvementModerne, n'est plus alors qu'un alibi, qu'un cautionnement scientifiquedeplus,détournédesoncontenuvéritable,pouraccréditersocialementlespostulatsde la "science du logis". Ce n'est sans doute pas autrement qu'il faut lire le 86èmearticle de la Charte d'Athènes affirmant que "le programme (de la ville) doit êtredressé sur des analyses rigoureuses faites par des spécialistes. Il doit prévoir desétapes dans le temps et dans l'espace. Il doit rassembler en un accord fécond lesressourcesnaturellesdusite,latopographiedel'ensemble,lesdonnéeséconomiques,lesnécessitéssociologiques,lesvaleursspirituelles."(57).

Pourtantcetappelà larigueur,enparticuliersociologique,devientrapidementunhymneauservicedelamachine,servichezLeCorbusierparunlyrismeidéologiqueetdesvaleursmoralesparfoisdouteuses.LaCitéRadieuseenestletémoin:"Lamaî-tresse demaison est à ses fourneaux préparant la nourriture : la famille est autourd'elle, lepèreet lesenfants.Tous, ils sontautourdu"feu",ypassant le tempsde lajournéequiconsacrel'institutionmêmedelafamille:lesheuresderepas".Acepro-grammefamilial,LeCorbusierassocieunprogrammeurbanistique:contrel'illusiondu"rêvevirgilien"(lepavillon),ilproposela"communeverticalesanspolitique"etnourritlui-mêmel'illusiond'unereconstructiondel'unitésocialeparl'architecturedesaCitéRadieuse : "Le rassemblement des foyers réalise les phénomènes d'entraide, dedéfense et de sécurité, d'économie et d'épanouissement de la solidarité industriellecapabledeserviràdesbutsfraternels,cadeauxdestechniquesmodernes"(58).Onenrevientaumêmepoint:architectureettechniquedéterminentlesocial.

J'ai souligné plus haut les nuances indéniables qu'il fallait introduire entre lesdifférentespersonnalitésquianimaient leMouvementModerne; jerenouvellecetteremarque, bien que citant plus qu'abondamment Le Corbusier. En réalité, je ne faisquetraduireiciunesituationquenousvivionsquotidiennementàlafindel'EcoledesBeaux-Arts : nous étions remplis de la parole corbuséenne, et il faut bien dire aussiqu'ilaété leprincipalhérautduMouvementModerne.Manifestesécritsetdessinéscompensèrentsouventdesapart l'absencederéalisations.Wrightnedisait-ilpasdelui, chaque fois qu'il avait terminé un édifice : "Eh bien, maintenant qu'il a fini unbâtiment,ilvaécrirequatrelivrespourenparler"(59).Entoutcas,danslesannées65,il était pour les étudiants architectes que nous étions, l'essentiel de notre culturearchitecturale,enparticulierdans ledomainedesdoctrinesformuléespar l'écrit.Sesthèses présentaient la cohérence d'un système : elles n'étaient pas sans trouver uncertain écho dans nos aspirations à nous référer aux grandes idéologiesrévolutionnairesquiallaients'exprimerenmai1968.

Audemeurantj'auraistentédanscechapitrederepéreràlafoislapermanenceduconceptd'utilitédansl'histoiredesdoctrinesarchitecturalesetenmêmetempssesfluctuations. Il s'agit là d'une question à mon sens essentielle pour la conceptionarchitecturale. Elle est à la fois unmoment nécessaire du processus de conceptionarchitecturale,maintes fois réaffirmé dans les doctrines,mais enmême temps unedimension si complexe qu'elle prend à défaut le concepteur, soit qu'il l'estimerelativementsecondaireenregarddel'exercicedesonart,soitqu'ilneparvientpasà

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établirlacorrespondancesouhaitéeentrel'usageetl'édificeàconstruire,fauted'unecompétencesuffisanteàcetendroit.Etpourtant , ils'agitbiend'unaspectduprojetoùl'architecteattendaussi,généralement,unecertaineréussite;c'étaitentoutcasceque les architectes du Mouvement Moderne espéraient, si l'on s'en tient à leurdéclaration, enparticulier dans le champ si complexede l'habitat.Dans ce domaineprécis,ilsemblequ'ilsaientéchoué,maislaquestions'estlongtempsposéedesavoirsilafaillitedesgrandsensemblesétaitsurtoutliéeàlacrisedesociétéquiasuivilestrente glorieuses, à la fois économique, sociale et culturelle, si elle n'était pas aussicelledel'architecturemodernedulogement,ouencore,àl'intérieurdecettedernièrequestion,sicettefailliten'étaitpasplutôtcelledelavulgatetechnico-architecturaleduMouvementModernequecelledeseséminencesgrises,enparticulierLeCorbusier.

Différentes recherches effectuées sur les ensembles d'habitat social meconvainquentqu'onnepeutpasdissocier le produit architectural de l'ensembledesopérations technico-bureaucratiques qui ont présidé à la réalisation de ces grandsensembles.Ycomprissurleplandelaconfiguration,formeurbainecommeexpressionplastique, les grands ensembles adhèrent au projet de production étatique dulogement, accompagnent par leur "monumentalisation" (B. Huet), la tendance augigantisme qui caractérise les initiatives de la société capitaliste de cette période.L'esthétique, audépart rebelle,duMouvementModernen'estpas, finalement, sansépouserl'évolutiontechno-bureaucratiquedelasociétéindustrielle.

Lorsques'effondrerontlesdogmesquifondaientcettevisiondudéveloppementéconomiqueetduprogrès,laproductiondulogementelle-mêmeparticiperadecettechute dans la mesure où elle aura constitué, elle aussi, une opération inscriteexactement dans cette logique. Même ce qui, dans cette production, tout en ac-ceptantl'essentieldesalogique,arriveàdépasserlacomplicitéaveclesystèmemisencause,enoffrantunsupplémentd'âmequitientàlacapacitédel'œuvre"géniale"detranscender le caractère contingent de son émergence, même cette oeuvre estsérieusementmise àmal. Les Cités Radieuses de Le Corbusier en sont les témoins:résidence de luxe àMarseille, taudis réhabilité pour partie en logements destinés àl'accessionetpourpartieenécoled'infirmièresàBriey,immeubleàdemiabandonnéàFirminyoù l'onveut ledétruire,H.L.M.à la limited'êtredevenucomme lesautresàNantes.

CequipourraitencoreparveniràsauverlesCitésRadieusesdeLeCorbusiern'estdonc pas tant, semble-t-il, ce qui les caractérise comme logement, comme lieuarchitectural conforme à sa destination initiale, mais essentiellement l'expressionrebelle, marginale, exceptionnelle, artistiquement forte par laquelle Le Corbusier avoulutraiterlaquestiondulogementduplusgrandnombre.Aufondl'usagen'estplusiciessentiel, l'architecture reste,avec la forcedesmultiplesmanifesteségrenés toutau long de la vie de Le Corbusier : les pilotis, la terrasse, le pan de verre, etc.,matérialisésetexposésdanslavilleelle-même,témoignagesdeplusd'unartmodernequi, par le choc esthétique, a voulu affirmer son extériorité vis à vis du mondequotidien.

Alors ma question n'a peut-être plus lieu d'être : l'usage a-t-il autantd'importancepourl'architecture?Celle-cin'est-ellepascequiresteau-delàdel'usage

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d'un moment, ce que prouveraient les multiples reconversions de bâtiments dansl'histoire(62) comme dans la période récente, puisque des usines deviennent lo-gementsetdeslogementsdeviennentbureaux(ouécoles,commelaCitéRadieusedeBriey) ?Mais,dans cedomaine, l'habitat lui-même,etdepuis longtemps,n'a-t-il pasétéletémoindecesréadaptationsincessantesà l'usage,enparticulier l'habitatruralpopulairequifaisait,ilyaquelquesannéesencore,lebonheurdescitadinsétouffantdanslaville?

Le problèmede l'habitat des grands ensembles est peut-être qu'au-delà de samatérialitétechnique, iln'apas lamoindrequalitéquiserait labasededépartd'uneréadaptationréussieauxpratiquesd'habiteractuelles.Loind'infirmerquel'usagen'estpasessentieldans laproduction initialede l'architecture,cesensemblesprouventaucontraire que sa réduction fonctionnelle, mécanique et techniciste, réduit aussi lespossibilitésd'uneréadéquationauxusagesd'aujourd'hui.

Ma conviction est précisément que c'est dès le moment où une réflexion surl'usageaété intégréeà laconceptionde l'espacearchitectural,àsadéfinition,àsonenrichissement, que l'œuvre architecturale est capable, par la suite, de surmonterl'obsolescence de ses dispositions initiales, qu'accompagnera tôt ou tard l'évolutiondes modes de vie, et de retrouver en elle-même et dans ses éléments constitutifsinitiaux, pensés pour d'autres temps, les supports à une reconversion pleine designifications nouvelles. Car précisément l'usage ne se limite pas à un ensemble depratiques fonctionnelles, il intègre aussi un niveau idéel, fait de représentationssociales, demythes et de rites,mémoriséspourpartiedans lespierresde la ville, àtraversunensemblededispositionsspatialesetdeformesconstruites,dontlesfiguresconventionnelles fondent l'identité d'une communauté urbaine. Et celle-ci ne peutêtre pensée hors de l'histoire, comme le prétendait le Mouvement Moderne, horsd'unemémoirequeporteaussilavilleetqueseulelaguerre(etencore?)oulafoliedes hommes peuvent faire ressembler au cimetière d'automobiles. C'est cettedimensionque l'architecturemoderneavaitoubliéeetque les sciencessocialessontvenuluirappeler.

NOTES(1)BrunoZevi,Apprendreàvoirl'architecture,Minuit,Paris,1959.(2)HenriLefebvre,Laviequotidiennedanslemondemoderne,Gallimard,Paris,1968,p.72.(3)JeanLacoste,L'idéedebeau,Bordas,Paris,1986,p.115.(4)MichelSerres,Lescinqsens,Grasset,Paris,1985,p.154.(5)CitéparJeanLacoste,op.cit.,p.24.(6)VoirAndréSauvage,"De l'usagerenarchitecture", inRecherchesociologique,vol.XX,n°1,1989,Louvain,pp.97-112.(7)Encorequecela restediscutable : lemétroest finalementunevastearchitecturesouterrainequicomprendautreschosesquedesrames...(8)LeCorbusier,Urbanisme,Crès,Paris,1925,pp.287sq.(9)LeCorbusier,Manièredepenserl'urbanisme,(Ed.deL'Architectrured'Aujourd'hui,Boulogne,1946)rééditionGonthier,Paris,1977,pp.175sq.

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(10)MichelVerret,L'espaceouvrier,A.Colin,Paris,1979.(11)Marion Segaud,Esquissed'une sociologie dugoût enarchitecture, Thèsed'Etat,UniversitédeParisX-Nanterre,1988.(12)HenriRaymond,L'architecture,lesaventuresspatialesdelaraison,CCI.-CentreG.Pompidou,Paris,1984.(13)FrançoiseChoay,Larègleetlemodèle,Seuil,Paris,1980.(14)PhilippeBoudon,Surl'espacearchitectural,Dunod,Paris,1979.(15)PaulValéry,Eupalinosoul'architecte,Gallimard,Paris,1944.(16) Mais c'est bien là une conception du temps, puisque Kant, qui classaitl'architecturedansles"artsdel'imageetdelaforme",àcôtédelasculptureetdelapeinture, notait aussi que "l'usage constitue une condition restrictive pour les idéesesthétiques." (E.Kant,Critiquede la facultéde juger (1790), traductiondeF.Alquié,Gallimard,Paris,p.279).(17)CitéparFrançoiseChoay,op.cit.,p.101.(18)VoirFrançoiseChoay,op.cit.,p.113.(19)HenriRaymond,op.cit.,pp.61sq.etp.95.(20)CitéparG.K.Loukomski,AndreaPalladio,A.VincentetCie,Paris,1927.(21) Pierre LeMuet,Manière de bien bastir pour toutes sortes de personnes, Paris,1663(RééditionPandora,Paris,1981avecintroductionetnotesdeClaudeMignot).(22)Mémoires de Charles Perrault de l'Académie Française, et premier commis desbâtiments du Roy, Avignon, 1659, cité par Viollet Le Duc, Entretiens, Morel, Paris,1863,T.I,pp.370-371.(23)Ibid.,op.cit.(24) Jacques-François Blondel, Cours d'Architecture ou traité de la décoration,distributionetconstructiondesbâtiments,contenantlesleçonsdonnéesen1750,etlesannéessuivantes,Desaint,Paris,1771.(25)CitéparGuadet,Elémentsetthéoriedel'architecture,LibrairiedelaConstructionModerne,Paris,s.d.(1902?),T.II,p.39.(26)JeanetFrançoiseFourastié,Histoireduconfort,PUF,Paris,1950,p.16.(27)PierreLavedan,LesmonumentsdeFrance,Arthaud,Paris,1970,p.551.(28) En particulier Norbert Elias, La société de cour, Calmann-Lévy, Paris, 1974 etPhilippeAriès,L'Enfantetlaviefamilialesousl'AncienRégime,Seuil,Paris,1975.(29)E.Kant,op.cit.,p.159.(30) Viollet-le-Duc participera activement à la défense de Paris en 1871 et sera éluconseillermunicipalauFaubourgMontmartreen1874.(BiographiedonnéeenannexeauxEntretiens,op.cit.).(31) "Programme tendant à constater combien l'architecture nécessite l'étude de lanature",inBoullée,Essaisurl'Art,Hermann,Paris,1968,p.69.(32)Viollet-le-Duc,Entretiens,op.cit.,p.330.(33)Ibid.,p.339.(34)Viollet-le-Duc,Histoired'unemaison,Hetzel,Paris,1873.(35)Ibid.,p.15.(36)Ibid.,p.19.(37)Viollet-le-Duc,Entretiens,op.cit.,XVIIe,XVIIIeetXIXeentretiens.(38)Ibid.,p.306.

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(39) Cité par M. Eleb-Vidal et A. Debarre Blanchard, "Architecture Domestique etMentalités",InExtenso,Ecoled'architecturedeParis-Villemin,1984-1985,vol.II,p.30(rééditésousletitreArchitecturesdelavieprivée,AAM,Bruxelles,1989):CésarDaly,L'architectureprivéeauXIXesièclesousNapoléonIII.NouvellesmaisonsdeParisetdesenvirons,MoreletCie,Paris,1864.(40)VoirJean-JacquesAillagon,"Lesdevoirsdel'architecte",introductionaudiscoursdeViolletLeDucportantlemêmetitre,inLesCahiersdelaRechercheArchitecturalen°2,Paris,pp.31-32.(41)Viollet-le-Duc,Entretiens,op.cit.,pp.304-305.(42)J.Guadet,op.cit.,T.II,chap.II,pp.229sq.(43)Ibid.,p.237.(44)Ibid.,p.244.(45)Ibid.,T.I,chap.I,pp.101-102.(46)Ibid.,T.I,chap.II,p.241.(47)JeanTaricatetMartineVillars,Lelogementàbonmarché,chronique,Paris(1850-1930),Apogée,Boulogne,1982etMarie-JeanneDumont,LaFondationRotschildetlespremièreshabitationsàbonmarché, S.R.A.,Paris,1984 (publiéchezMardaga,Liège,en 1991, sous le titre Le logement social à Paris, Habitations à bon marché, 1850-1930).(48)CitéparMarie-JeanneDumont,op.cit.,p.51.(49)JeanTaricatetMartineVillars,op.cit.pp.120sq.(50)DanielPinson,"Diffusiondesmodesdevieetbrouillagedestypesarchitecturaux:une interrogationactuellede latypologie", inJean-ClaudeCroizé,Jean-PierreFreyetPierrePinon,Recherchesurlatypologieetlestypesarchitecturaux,L'Harmattan,Paris,pp. 239-254 (Actualités de la typologie, CRH-UACNRS 1248, Ecole d'Architecture deParis-LaDéfense,17-18mars1989,Paris).(51)PhilippeBoudon,PessacdeLeCorbusier,Dunod,Paris,1969,pp.27-29.(52)VoiràcesujetLyonMurardetPatrickZylberman,"EsthétiqueduTaylorisme" inCataloguedel'ExpositionParis-Berlin,CentreG.Pompidou,Paris,1978,pp.384-391etChristianBorngraeber, "Francfort, laviequotidiennedans l'architecturemoderne" inLescahiersdelaRechercheArchitecturalen°15-17,Marseille,1985,pp.114-123.(53) Voir Le Corbusier,Œuvre complète, 1952-1957, Girsberger, Zürich, 1958; P.H.ChombartdeLauwe,Familleethabitation,T.2,CNRS,Paris,1960,etPhilippeBatailleet Daniel Pinson, Rex Maison Radieuse, L.A.U.A. (Ecole d'Architecture de Nantes),Recherches(MELTM),1990.(54) Le Corbusier, La ville radieuse, Ed. de L'Architecture d'Aujourd'hui, Boulogne,1935,pp.30sq.(55)ErnstNeufert,Lesélémentsdesprojetsdeconstruction,Dunod,Paris,1950.Voiraussi le catalogue de l'exposition BAUHAUS, Musée National d'Art Moderne, Paris,1969,p.353.(56)VoirL'Architectured'Aujourd'huin°130,Boulogne,1967,consacréà"L'habitat".(57)VoirDanielPinson,Voyageauboutdelaville,ACL,Nantes,1989.(58)LeCorbusier,LaCharted'Athènes,Minuit,Paris,1942,rééditionPoints,p.108.(59)LeCorbusier,Œuvrecomplète,1952-1957,op.cit.

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(60) Cité par Tom Wolfe, Il court, il court le Bauhaus, (édition américaine, 1981),Mazarine,Paris,1982,p.60.(61)DanielPinson,Voyageauboutdelaville,op.cit.(62)PhilippeBatailleetDanielPinson,RexLaMaisonRadieuse,op.cit.(63) Voir à ce sujet Aldo Rossi, L'architecture de la ville, (édition italienne, Padoue,1966),L'Equerre,Paris,1981,pp.44sq.

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Annexe

Tabledel’ensembledesmatièresdel’ouvrage

DanielPinson.Usageetarchitecture.Editionsl'Harmattan,190p.,1993,CollectionVillesetentreprises,JeanRémy,ISBN:2-7384-1800-7.

APIEDD'ŒUVRE…

(enguised'avantpropos)

ENTREE

(etritesdepassage…)

1L'ARCHITECTURE,DUTRIVIALAUGENIAL

L'Architecture,"artmécanique"ou"artdegénie"?

Architectureetcabane,Architectureetconstructionpopulaire

2DELATRADITIONDEL'ARTALATENTATIONDELASCIENCE

Del'apparenceàlavérité

Anciensetmodernesoulacrisedelaraison

Naissancedufonctionnalisme:laScienceéclaireral'Art

Ducôtédel'Académisme:riendenouveau

Théoriesacadémiques

3DEL'HOMMEDEL'ARTAUXTECHNICIENS

L'ingénieuroul'ascensionducousindeprovince

L'urbaniste,aupaysdisputédel'Artetdugénieurbains

4L'USAGEDANSLESDOCTRINESARCHITECTURALES

Al'origine,l'Utilité,entrelaSoliditéetlaBeauté

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Commodité,distributionetcomposition

Delamoraleacadémiqueàlamécaniquefonctionnaliste

5ECHOSDESSCIENCESSOCIALESDANSLAPENSEEARCHITECTURALE

L'ethnoculturalismed'HassanFathy

L'urbanismeconvivialdeJohnF.C.Turner

L'éclectismesymboliquedeRobertVenturi

Lenéo-rationalismehistoriqued'AldoRossi

6 REGARD SUR LE VECU DE L'ARCHITECTURE POUR CONCEVOIR UNEARCHITECTUREAVIVRE

L'interpellationdel'urbanismeetdel'architecturemodernes

Unconceptfondamentaletfécond:l'appropriation

Regardscroisés:sociologie/ethnologie,texte/image

Individuation,massificationetdilutiondesmodesdevie

Inventioncorrectricedel'habitantetconceptionarchitecturale

SORTIE

(enformedeconclusion)