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De Mauss à Claude Lévi-Strauss: cinquante ans après Pour une ontologie Maori PATRICE MANIGLIER Université Charles de Gaulle Lille-III De Mauss à Claude Lévi-Strauss : mouvement naturel ou marche forcée ? mauvaise pente à ne pas prendre, ou salutaire relève d’une vérité menacée par sa propre expression? Le débat a été lancé, il y environ cinquante ans, par Merleau-Ponty 1 . Il continue aujourd’hui : on pourrait même dire que toute la réflexion philosophique sur les sciences sociales, dans la France d’après-guerre, et les différents courants théoriques dans ces disciplines elles-mêmes se répartissent comme autant de réponses à cette question 2 . C’est qu’elle concerne, bien entendu, l’interprétation et l’évaluation qu’on donne du structuralisme. Comme Merleau-Ponty l’a immédiatement com- pris, si l’on voulait décrire le structuralisme en anthropologie, non à partir de son corps de doctrine mais à partir de son histoire, comme événement et non comme système, c’est dans ce passage qu’il faut le saisir. Il est remar- quable que les nombreux critiques du structuralisme aient si souvent joué à retourner le point de départ contre le point d’arrivée. La chose est donc entendue : qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la célèbre « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [L.S., 1950] est en réalité une invitation au struc- turalisme. Le bénéfice de la démarche paraît clair, mais on aurait tort de croire qu’il s’agit seulement de s’accaparer un héritage. Car il s’agit en réa- lité explicitement d’une critique. Etre fidèle à la découverte de Mauss, celle du caractère central de la réciprocité dans la vie sociale, suppose de dépas- ser la sociologie, pour aller vers une sémiologie générale. Ce dépassement, cependant, peut être et a été diversement interprété: autant de choix radi- 1. Cf. MERLEAU-PONTY, 1960 [les références renvoient à la bibliographie détaillée à la fin du texte]. 2. On peut citer parmi les plus importantes l’introduction du Sens pratique de Pierre Bourdieu [1980], L’échange symbolique et la mort de Baudrillard [1976], « L’échange et la lutte des hommes » de Claude Lefort (article de 1951, repris in [LEFORT, 1978]), « Marcel Mauss : une science en devenir » de Louis Dumont (article de 1972 repris in [DUMONT, 1983]), plus récem- ment l’ouvrage de Vincent DESCOMBES, Les institutions du sens [1996 : 245-266], GODELIER [1996], HÉNAFF [2002]. Régulièrement paraissent des articles se proposant de montrer que la critique de Lévi-Strauss est passée à côté du sens exact des thèses de Mauss, ce péché originel à la fois symbolisant et expliquant les dérives du structuralisme. Archives de Philosophie 69, 2006

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Page 1: Maniglier 2006 De Mauss à Levi-Strauss

De Mauss à Claude Lévi-Strauss: cinquante ans aprèsPour une ontologie Maori

PAT R I C E M A N I G L I E R

Université Charles de Gaulle Lille-III

De Mauss à Claude Lévi-Strauss: mouvement naturel ou marche forcée?mauvaise pente à ne pas prendre, ou salutaire relève d’une vérité menacéepar sa propre expression? Le débat a été lancé, il y environ cinquante ans,par Merleau-Ponty 1. Il continue aujourd’hui : on pourrait même dire quetoute la réflexion philosophique sur les sciences sociales, dans la Franced’après-guerre, et les différents courants théoriques dans ces disciplineselles-mêmes se répartissent comme autant de réponses à cette question 2.C’est qu’elle concerne, bien entendu, l’interprétation et l’évaluation qu’ondonne du structuralisme. Comme Merleau-Ponty l’a immédiatement com-pris, si l’on voulait décrire le structuralisme en anthropologie, non à partirde son corps de doctrine mais à partir de son histoire, comme événement etnon comme système, c’est dans ce passage qu’il faut le saisir. Il est remar-quable que les nombreux critiques du structuralisme aient si souvent joué àretourner le point de départ contre le point d’arrivée. La chose est doncentendue: qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la célèbre « Introductionà l’œuvre de Marcel Mauss » [L.S., 1950] est en réalité une invitation au struc-turalisme. Le bénéfice de la démarche paraît clair, mais on aurait tort decroire qu’il s’agit seulement de s’accaparer un héritage. Car il s’agit en réa-lité explicitement d’une critique. Etre fidèle à la découverte de Mauss, celledu caractère central de la réciprocité dans la vie sociale, suppose de dépas-ser la sociologie, pour aller vers une sémiologie générale. Ce dépassement,cependant, peut être et a été diversement interprété: autant de choix radi-

1. Cf. MERLEAU-PONTY, 1960 [les références renvoient à la bibliographie détaillée à la findu texte].

2. On peut citer parmi les plus importantes l’introduction du Sens pratique de PierreBourdieu [1980], L’échange symbolique et la mort de Baudrillard [1976], « L’échange et la luttedes hommes » de Claude Lefort (article de 1951, repris in [LEFORT, 1978]), « Marcel Mauss: unescience en devenir » de Louis Dumont (article de 1972 repris in [DUMONT, 1983]), plus récem-ment l’ouvrage de Vincent DESCOMBES, Les institutions du sens [1996 : 245-266], GODELIER

[1996], HÉNAFF [2002]. Régulièrement paraissent des articles se proposant de montrer que lacritique de Lévi-Strauss est passée à côté du sens exact des thèses de Mauss, ce péché originelà la fois symbolisant et expliquant les dérives du structuralisme.

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caux non seulement sur le sens qu’il faut donner à l’événement structura-liste dans l’histoire de la pensée anthropologique, mais sur les enjeux fonda-mentaux des sciences de l’homme.

La lecture de Merleau-Ponty n’a pas pour seul mérite d’être la première:elle est l’une des rares à éviter les dualismes factices et notamment à ne pasjouer l’opposition frontale et caricaturale entre « objectivisme » et « subjec-tivisme », qui continue à donner aux discussions autour du structuralismele triste aspect d’un dialogue avec des sourds. Revenant cependant, cinquanteans après, sur cette lecture, nous voudrions montrer ici que, contrairementà ce que Merleau-Ponty suggérait, il ne s’agit pas pour Lévi-Strauss d’affir-mer que la réalité sociale n’est jamais une chose mais seulement un systèmede points de vue substituables, de mouvements corrélés de subjectivation,mais au contraire que ce sont les valeurs qui, du fait de leur nature, de leurmode d’existence, doivent nécessairement circuler entre plusieurs points devue exclusifs et complémentaires. Il s’agit de faire apparaître les règles socia-les comme autant de manières dont se déterminent dans leur existence cesentités étrangement paradoxales que sont les valeurs, formes primitives dessignes. Ce ne sont pas, si l’on peut dire, les hommes qui font les valeurs, maisles valeurs qui font les hommes… Et en cela, Lévi-Strauss retrouve l’intui-tion originelle de Mauss : à savoir que le don suppose une propriété de lachose elle-même. Ainsi apparaît une autre histoire du structuralisme: nonpas la découverte d’une fonction cognitive qui soutiendrait les phénomènesculturels, langues, règles de parenté, ou mythologies, mais celle du problèmeontologique que posent les manifestations symboliques. Un tel dépassementde la psychologie de la fonction symbolique, que Lévi-Strauss désigne sou-vent comme la finalité de son entreprise, vers une ontologie des valeurs –dont les problèmes, nous le verrons, présentent de remarquables analogiesavec ceux que rencontre une philosophie de la physique elle aussi inspiréede Merleau-Ponty – semblera peut-être prolonger outre mesure quelquesindications partielles de Lévi-Strauss. Mais il se peut que ce soit par cet excèsmême que nous puissions être fidèle à notre tour à une pensée qui n’a jamaiseu peur de cette « libre rêverie » qu’elle appelle aussi « philosophie » [L.S.,1971 : 619], et qu’on continue de s’instruire au fil aigu de la pensée deMerleau-Ponty…

1. LES AMBIGUÏTÉS DE LA RÉCIPROCITÉ

Lévi-Strauss sociologue?

Les structures élémentaires de la parenté passent pour un grand livre desociologie. La prohibition de l’inceste, entend-on encore de-ci de-là, en obli-geant les descendances biologiques à s’ouvrir sur les alliances sociales, ins-

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tituerait une totalité nouvelle qui n’est plus donnée dans la nature, maisconstruite collectivement. Le texte de Lévi-Strauss semblait justifier cettelecture: « Le rôle primordial de la culture est d’assurer l’existence du groupecomme groupe » [L.S., 1949: 37] 3. Ou encore cette phrase presque conclu-sive : « Les multiples règles interdisant ou prescrivant certains types deconjoints, et la prohibition de l’inceste qui les résume toutes, s’éclairent àpartir du moment où l’on pose qu’il faut que la société soit. » [ID: 561]. Lévi-Strauss aurait donc repris de Mauss la thèse selon laquelle l’essence de la viesociale est non pas dans l’expérience de pensées, d’affects ou d’actions iden-tiques, comme semblait le dire Durkheim, mais dans la réciprocité de pres-tations qui peuvent être différentes à condition qu’elles soient complémen-taires : la totalité sociale n’est donc pas une unité transcendante, mais unsystème organisé où des actes unilatéraux répondent à d’autres. Il l’auraitappliquée à la parenté, et aurait montré que les règles particulières (épouserla cousine croisée, se détourner de la belle-mère, etc.) s’expliquent et s’arti-culent comme autant de pièces permettant de monter un système d’obliga-tions réciproques dont la seule contrainte est de se fermer. Ainsi met-il enévidence des « cycles de réciprocité » matrimoniaux, cette circularité définis-sant la manière dont le groupe se constitue comme tel. Le mot de « struc-ture » signifierait ici seulement : principe de totalisation d’un ensemble.Quant à l’idée que la vie sociale soit symbolique, cela voudrait simplementdire que l’échange ne s’explique ni par la nécessité de coopérer ni par des sen-timents psychologiques supposés universels tels que l’horreur de l’inceste,mais par la volonté d’affirmer l’existence du lien social en tant que tel : lecadeau est sum-bolon, gage d’alliance. La causalité sociale subvertit donc lescausalités naturelles ou psychologiques. En cela, le dépassement de Durkheimpar Mauss n’aurait été qu’une manière de lui être fidèle, puisqu’elle permetde comprendre que la réalité sociale est morale et non pas biologique.

Cependant cette interprétation est incorrecte, et le texte de 1949 lui-même le disait nettement. Ainsi, à peine avait-il affirmé que tout s’expliquequand on pose qu’il faut que la société soit, il ajoutait: « Mais la société auraitpu ne pas être. N’avons-nous donc cru résoudre un problème que pour reje-ter tout son poids sur un autre problème, dont la solution apparaît plus hypo-thétique encore que celle à laquelle nous nous sommes exclusivement consa-cré ? » [ID. : 561-562]. Suit un de ces passages dont la fièvre théorique deLévi-Strauss a le secret, où on découvre que les femmes sont des signes, quele signe par nature est quelque chose qui circule, et que comprendre l’ori-gine de la société, c’est comprendre « l’émergence de la pensée symbolique »

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3. De même, à la fin: « L’exogamie fournit le moyen de maintenir le groupe comme groupe,d’éviter le fractionnement et le cloisonnement indéfini qu’apporterait la pratique des mariagesconsanguins. » [L.S., 1949: 549].

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[ID. : 569]. C’est ce que répètera l’ « Introduction », cette fois explicitementcontre Mauss, en proposant une autre interprétation de la notion de récipro-cité : « Mauss croit encore possible d’élaborer une théorie sociologique dusymbolisme, alors qu’il faut évidemment chercher une origine symboliquede la société. » [1950: XXII]. Il faut l’entendre littéralement : ce n’est pasparce que nous échangeons les choses, que nous leur donnons du sens, maisparce que nous leur en donnons, que nous les échangeons. Et si les phéno-mènes de parenté présentent une certaine structure, ce n’est pas parce qu’ilssont au fondement du métabolisme social, mais parce qu’il s’agit d’une pro-priété de toute activité signifiante. C’est parce que nous donnons du sens àl’acte de se marier, aux partenaires qui l’engagent, aux enfants qui en nais-sent, que nos actes matrimoniaux obéissent à une contrainte de réciprocité 4.Les structures de parenté mises en évidence tout au long du livre sont desprocédures « logiques », et c’est bien la raison pour laquelle elles peuvent seretrouver dans des sociétés qui n’ont jamais été en contact : elles représen-tent des possibilités de l’esprit, des solutions diverses grâce auxquelles lesêtres humains donnent du sens à la réalité. L’échange n’est d’ailleurs pas leseul domaine où on peut voir ces structures à l’œuvre : dans l’étude desmythes, dans la cosmologie, Lévi-Strauss retrouvera ces formules de l’esprithumain, dont il s’agit idéalement d’avoir un catalogue suffisamment com-plet pour qu’on puisse proposer une théorie générale des facteurs élémen-taires de la « fonction symbolique » 5.

Une dialectique de la subjectivité?

Cependant, cette rectification est elle-même ambiguë, et ces ambiguïtésdonneront lieu à des interprétations divergentes du structuralisme. En effet,identifier sociologie et théorie de la communication, cela peut se faire dansle sens de Norbert Wiener, que Lévi-Strauss cite expressément 6: la commu-nication est alors une conséquence parmi d’autres d’un certain mode d’or-

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4. Lévi-Strauss semble réfuter lui-même cette interprétation lorsqu’il conteste avoir cher-ché à faire une « genèse inconsciente de l’échange » [L.S., 1962: 300]. Mais c’est pour dire qu’ilétudie non pas tant les causes réelles des actes humains, que les contraintes qu’on découvre enanalysant la manière dont les hommes donnent du sens à ce qu’ils font.

5. Voir Marcel HÉNAFF [1991] pour une présentation complète de cette lecture lévi-straus-sienne de Mauss dans son rapport aux études de parenté et HÉNAFF [2002] pour une reprise etune discussion complète du problème du don.

6. « D’autre part, en s’associant de plus en plus étroitement à la linguistique, pour consti-tuer un jour avec elle une vaste science de la communication, l’anthropologie peut espérer béné-ficier des immenses perspectives ouvertes à la linguistique elle-même, par l’application du rai-sonnement mathématique à l’étude des phénomènes de communication » [L.S., 1950 :XXXVII]. Et Lévi-Strauss renvoie à Cybernetics de Norbert Wiener, et à Mathematical theoryof communication de Shannon et Weaver.

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ganisation ou de construction de système, d’un certain type de machine, lamachine cybernétique, caractérisée notamment par la célèbre « boucle derétroaction ». Mais alors on voit bien qu’on considère la « société » commeune véritable entité, appartenant à une physique élargie, réouvrant ainsi lesdélices de la métaphore organiciste dans laquelle la théorie des systèmes etde la complexité s’engouffreront avec impétuosité 7. Or on sait que c’étaitprécisément contre cet organicisme (représenté notamment par Spencer)que Durkheim avait construit à la fois sa philosophie sociale et sa méthode,redéfinissant les faits sociaux comme des représentations, et la sociétécomme une réalité morale. C’est pourquoi Merleau-Ponty, cherchant à ins-crire Lévi-Strauss dans la tradition sociologique française et aussi à présen-ter cette dernière comme un dépassement de la sociologie herméneutiqueallemande de Weber et de Dilthey, a-t-il proposé une interprétation diamé-tralement opposée du structuralisme, qui y trouve les moyens de définir l’ob-jet des sciences humaines non pas comme une chose réelle mais comme l’en-semble des conditions qui permettent à un sujet de s’ouvrir à autrui,autrement dit de ne jamais être uniquement ce qu’il est. Le structuralisme,montre-t-il en substance et contrairement à une lecture encore aujourd’huitrop répandue, admet que le sociologue, le psychologue, le linguiste, cher-chent non pas à expliquer les comportements observables par des lois cau-sales objectives qui exerceraient leurs effets à l’insu des acteurs, mais à com-prendre le sens que les acteurs donnent eux-mêmes à ce qu’ils font et qui estla véritable raison de leurs comportements. Cependant, il définit le sens nonpas comme la représentation consciente (par exemple le motif avoué) quiaccompagne l’accomplissement d’un acte, mais comme la possibilité pourun autre de se mettre à la place du sujet. Si ce que je fais a du sens, c’estparce qu’autrui aurait fait la même chose à ma place, autrement dit parceque « je » pourrait être un autre. C’est donc dans la mesure où je prends placedans un système qui articule des points de vue partiaux et partiels de tellesorte qu’on puisse passer de l’un à l’autre de manière réglée, que je suis unsujet, et que mes actes ne sont pas des comportements déterminés par descauses objectives, mais avant tout des expressions subjectives. Il est clair, dèslors, que je ne suis pas dépositaire du sens de ce que je dis. Aussi la tâche du« sociologue » ou de l’ « ethnologue » serait-elle accomplie s’il pouvait recons-truire les diverses modalités de l’intersubjectivité, et Merleau-Ponty est assezréservé quant au projet d’une « science des structures universelles de l’esprithumain ». Un « système symbolique » n’est pas une totalité réelle, composéede parties objectives et où chaque acte s’enchaînerait avec les autres de

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7. On peut penser ici à [PIAGET, 1968]. Un exemple très caractéristique de cette synthèseœcuménique entre la théorie des systèmes et le structuralisme a été proposée par [WILDEN,1972].

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manière fonctionnelle comme les rouages d’une vaste machine sociale, maisun système de points de vue subjectifs réversibles ou convertibles les unsdans les autres, très exactement au sens où Bergson définissait la notion de« totalité symbolique » [BERGSON, 1934: 190-195]. La réciprocité n’est pas cequi ferme une société sur elle-même, mais ce qui ouvre chaque individu surautrui. Mieux: un sujet n’est jamais que cette instance divisée par la possi-bilité d’être autre : jamais une chose, toujours un point de vue, pas mêmesur un objet extérieur, mais sur ce qu’il pourrait devenir.

2. L’ÊTRE DE CE QUI SE DONNE

La nature contradictoire de l’objet pensé

Cette lecture s’inscrit de manière cohérente dans la philosophie deMerleau-Ponty qui, pourrait-on dire grossièrement, souhaite poursuivre lemouvement du dernier Husserl en cherchant l’origine du sens non plus dansla conscience mais dans l’intersubjectivité, en mettant, pour ainsi dire, lapossibilité de l’Autre avant celle de la conscience. Cependant, toute à savolonté de montrer que la vie sociale n’est pas une réalité objective, mais uneintersubjectivité vivante et constituante de tout objet, fût-ce l’objet de l’an-thropologue lui-même, il se peut que l’interprétation de Merleau-Ponty passeà côté des intuitions les plus prometteuses dans lesquelles Lévi-Strauss enga-geait non seulement l’anthropologie, mais encore la philosophie. Plus tardi-vement, en effet, dans L’homme nu, il reprenait le problème de l’origine sym-bolique non plus de la parenté mais des mythes, et concluait : « Le problèmede la genèse du mythe se confond donc avec celui de la pensée elle-même,dont l’expérience constitutive n’est pas celle d’une opposition entre le moiet l’autre mais de l’autre appréhendé comme opposition. A défaut de cettepropriété intrinsèque – la seule en vérité qui soit absolument donnée –aucune prise de conscience constitutive du moi ne serait possible. N’étantpas saisissable comme rapport, l’être équivaudrait au néant. Les conditionsd’apparition du mythe sont donc les mêmes que celle de toute pensée, puis-que celle-ci ne saurait être que la pensée d’un objet, et qu’un objet n’est tel,si simple et si dépouillé qu’on le conçoive, que du fait qu’il constitue le sujetcomme sujet, et la conscience elle-même comme conscience d’une relation. »[L.S., 1971: 539-540 – je souligne]. Avant la subjectivité, vient donc une cer-taine appréhension de l’objet comme opposition. S’il y a double constitutionde la subjectivité et de l’objectivité, cela est dû au mode même de l’objet, àson caractère oppositif. Or on sait que cette propriété était précisément cellepar laquelle Saussure définissait le signe. Ainsi, ce n’est pas parce que nousvivons pour l’autre que nous percevons la réalité extérieure et nos propres

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actes sur un mode symbolique; c’est au contraire parce que nous percevonsla réalité comme symbolique que nous prenons place comme sujets dans unsystème de points de vue réversibles. D’autres formules du même passagene laissent aucun doute: « Cet être du monde consiste en une disparité. Dumonde, on ne peut dire purement et simplement qu’il est: il est sous la formed’une asymétrie première, qui se manifeste diversement selon la perspectiveoù l’on se place pour l’appréhender: entre le haut et le bas, le ciel et la terre,la terre ferme et l’eau, le près et le loin, la gauche et la droite, le mâle et lafemelle, etc. Inhérente au réel, cette disparité met la spéculation mythiqueen branle; mais parce qu’elle conditionne, en deçà même de la pensée, l’exis-tence de tout objet de pensée. » [ID.]. Les systèmes symboliques sont des« modes d’élaboration du réel » [ID.] avant d’être des configurations inter-subjectives instables.

On peut se demander si ces considérations purement spéculatives ont unintérêt quelconque, au-delà des jouissances forcément suspectes que donnela philosophie, celles précisément de la pensée qui se grise de ses proprespossibilités au sacrifice de toute conséquence empirique. Méfiance légitime,dont Lévi-Strauss pour sa part se s’est jamais départi, lui qui se satisfaisaitde n’avoir conservé de ses études de philosophie que quelques « conceptionsrustiques », et de n’être « pas en danger d’être dupe de leur complicationinterne, ni d’oublier leur destination pratique pour [se] perdre dans lacontemplation de leur agencement merveilleux » [LÉVI-STRAUSS, 1995: 54].Mais il se trouve qu’elles concernent l’interprétation qu’on doit donner desnotions telles que « mana », « hau », etc., et qu’elles touchent au deuxièmegrand mouvement de dépassement de Mauss que Lévi-Strauss propose.Contre Mauss, Lévi-Strauss écrivait : « L’échange n’est pas un édifice com-plexe, construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre,à l’aide d’un ciment affectif et mystique. C’est une synthèse immédiatementdonnée à et par la pensée symbolique qui, dans l’échange comme dans touteautre forme de communication, surmonte la contradiction qui lui est inhé-rente de percevoir les choses comme les éléments d’un dialogue, simultané-ment sous le rapport de soi et d’autrui et destinées par nature à passer del’un à l’autre [je souligne]. Qu’elles soient de l’un ou de l’autre représenteune situation dérivée par rapport au caractère relationnel initial. » [LÉVI-STRAUSS, 1950 : XLVI]. Autrement dit, c’est la modalité même de l’objetconsidéré comme valeur, richesse ou bien, le type d’objet perçu qu’il est, quifait qu’il ne peut être conçu que comme devant être réparti entre plusieurspoints de vue. C’est la nature du signe qui implique une double appréhen-sion subjective, et non pas sa fonction intersubjective qui détermine sanature. Loin donc de proposer une genèse de la valeur à partir du fait de laréciprocité, Lévi-Strauss propose une genèse de la réciprocité à partir descaractères particuliers de ce que les phénoménologues appelleraient la

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constitution objective de la valeur comme forme première du signe 8. S’ilfaut chercher une origine symbolique à la société, c’est donc parce que lapensée est fabriquée de telle sorte qu’elle découpe des objets qui ont uncaractère intrinsèquement double ou divisé, et qui font par conséquent lasynthèse en eux-mêmes entre deux points de vue subjectifs et incompatibles.

La division du signe

Pour le comprendre, il faut revenir à la définition du signe. Une erreurpersistante présente l’invention de la « sémiologie » comme une extension àd’autres activités humaines que le langage, telles que les coutumes vestimen-taires, les récits légendaires, etc., de l’idée selon laquelle elles servent à com-muniquer, et exigent en conséquence qu’on sépare en elle le code social et lesperformances individuelles. En réalité, la grande découverte de Saussure estd’avoir attirer l’attention sur un fait, qui ne sera confirmé expérimentale-ment que quelques décennies plus tard, et qui concerne le type d’objet qu’estle signe lui-même, indépendamment de toute hypothèse sur sa fonction.L’identité d’un signe, en effet, par exemple de « messieurs » répété plusieursfois au cours d’une conférence [SAUSSURE, 1972: 152], n’est pas comme celled’un objet physique quelconque (table, molécule). Entre plusieurs occurren-ces du même signe dans mon discours, il y a des variations de prononciation(rapide, lent) et de signification (ironique, élogieux, etc.) si importantes qu’ilest impossible de définir un « profil » du signe en ne gardant que les ressem-blances empiriques. Des enregistrements expérimentaux montreront quedeux occurrences d’un même signe pouvaient n’avoir aucune propriété posi-tive (par exemple de fréquence) en commun [JAKOBSON, 1976 : ch. 1].Saussure fait l’hypothèse que seules sont constantes les corrélations entre lesdifférences sur les deux plans hétérogènes (signifiant et signifié): une varia-tion sur un plan en implique une autre, sur un autre plan. Ainsi, un signe estdéfini non par des propriétés positives, mais par des différences pertinentes,qui permettent de le distinguer entre tous les autres possibles, et il n’a pasd’autre identité que négative. S’il faut définir un signe non par ce qu’il repré-sente (critique de la théorie de la langue comme nomenclature), mais par laposition qu’il occupe dans un système de séries de différences, ce n’est pasen vertu d’une thèse sur la nature de la signification, mais parce qu’il n’y apas d’autre solution pour identifier cet objet qu’est un signe: le signifiant de« messieurs » n’est pas la réalité sonore enregistrable, mais un ensemble decritères qui permettent de simplement le percevoir…

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8. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le cœur de la sémiologie pour Saussures’identifie à la théorie de la valeur, et qu’elle semble par ailleurs avoir été directement inspiréepar Pareto et le problème de la valeur en économie.

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Or Lévi-Strauss redéfinit l’anthropologie comme une discipline sémio-logique [L.S., 1973: 19], précisément parce que les objets auxquels l’anthro-pologue a à faire présentent cette même caractéristique de ne pas se confon-dre avec leur apparence empirique, ou encore parce que l’identité desdifférentes réalisations d’un signe ne dépend pas de leurs ressemblancesobservables, mais de la conservation d’une certaine distribution des opposi-tions. Ainsi, ce qui apparaît dans un mythe comme un hibou, peut se révé-ler une variante de ce qui apparaît dans un autre comme un aigle, s’il s’avèreque ce passage d’un animal du jour à un animal de la nuit s’accompagne sys-tématiquement d’un ensemble d’autres renversements des valeurs opposa-bles qui affectent le contexte, par exemple sur l’axe du bien et du mal, de lanature et de la culture, etc. Ces transformations corrélées font apparaître un« système des compatibilités et des incompatibilités » [L.S., 1973: 162], quiseul est conservé à travers ces variations. Un signe est donc défini non pas saqualité substantielle, mais par la répartition des oppositions qu’il actualise:il n’importe pas que le trait A soit + ou –, pourvu qu’on puisse monter que,quand il est +, le trait B est –, et que, inversement, quand il est –, le trait Bsera +. Aussi appartient-il au signe de pouvoir être autre, bien que demanière limitée, et de n’avoir pas d’autre identité que celle de sa positiondans un groupe de substitutions qui joue sur des oppositions distinctives denature très variable (haut/bas, cuit/cru, etc.). La pensée symbolique, avantd’être un moyen pour communiquer des significations, est une manière d’or-ganiser la réalité sensible, qui fait émerger des entités qui ne correspondentà aucune invariance substantielle, et qui ont cette propriété d’être identiquessous (au moins) deux rapports différents : il suffit en effet d’inverser ensem-ble les valeurs des paramètres (haut ou bas, etc.), pour produire le mêmesigne. Mieux: un signe ne peut jamais s’actualiser que de manière partielle,en renvoyant à une actualisation complémentaire, où les corrélations desoppositions distinctives sont inversées de manière symétrique. Si une « struc-ture » est un système de points de vue réciproques, c’est donc parce qu’unsigne est toujours divisé, et qu’il ne peut être appréhendé que partiellement,relativement à d’autres termes avec lesquels il entretient des rapports desymétrie inversée. C’est en ce sens que Lévi-Strauss, affirmant, dansl’ « Introduction », que l’échange n’est qu’une manière de surmonter lacontradiction qui fait percevoir les choses comme éléments d’un dialogue,et que leurs actualisations partielles étaient « dérivées » par rapport au« caractère relationnel initial », donnait cet exemple: « Le jugement magique,impliqué dans l’acte de produire de la fumée pour susciter les nuages et lapluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre fumée et nuage,avec appel au mana pour les souder l’un à l’autre, mais sur le fait qu’un planplus profond de la pensée identifie fumée et nuage, que l’un est la mêmechose que l’autre, au moins sous un certain rapport, et cette identificationjustifie l’association subséquente, non le contraire. » [L.S., 1950: XLVII].

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Il en va de même pour la parenté et, d’une manière générale, pour lesstructures sociales. Si les femmes sont des valeurs, c’est parce qu’elles sonttraversées par une opposition, entre les femmes acquises (épouses) et les fem-mes cédées (sœurs et filles), telles que les dernières sont nécessairementcomplémentaires des premières, et qu’elles constituent ensemble une struc-ture, c’est-à-dire un système d’inversions des valeurs : passant des épousesaux filles, les attitudes s’inversent, autrement dit il y a corrélation entre destransformations, très exactement comme dans les mythes. On peut direcependant qu’elles actualisent le même signe, au sens où le signe n’est définique par ces corrélations entre les oppositions: « c’est un acte de conscienceprimitif et indivisible qui fait appréhender la fille ou la sœur comme unevaleur offerte, et réciproquement la fille et la sœur d’autrui comme unevaleur exigible » [L.S., 1949: 162]. C’est la constitution des différentes fem-mes comme signes, c’est-à-dire comme actualisations nécessairement com-plémentaires les unes des autres, qui introduit la réciprocité et, en consé-quence, est à l’origine de la vie sociale, moi et autrui occupant les placesdéterminées par le système des actualisations possibles du signe : « Notreschéma d’interprétation implique seulement que les femmes soient considé-rées comme des valeurs […] et l’appréhension par la conscience individuelle,de relations réciproques du type: A est à B comme B est à A; ou encore: siA est à D comme B est à C, C doit être à D comme B est à A […].L’acquisition d’une aptitude à appréhender ces structures pose un problème;mais c’est un problème psychologique, ce n’est plus un problème sociologi-que. » [L.S., 1949: 154]. Autrement dit l’échange est un effet – parmi d’au-tres – de mécanismes psychologiques ou logiques qui ne peuvent fonction-ner sans induire, pour ainsi dire mécaniquement, la constitution de cesobjets paradoxaux que sont les signes ou les valeurs. Ce n’est donc pas l’in-tersubjectivité ou la dialectique de la reconnaissance qui est première, maisplutôt ce mode singulier de constitution des objets perçus par la pensée sym-bolique, qui, du fait de son architecture, pourrait-on dire, induit « la contra-diction qui fait percevoir la même femme sous deux aspects incompatibles :d’une part, objet de désir propre, et donc excitant des instincts sexuels etd’appropriation; et en même temps sujet perçu comme tel, du désir d’au-trui, c’est-à-dire moyen de le lier en se l’alliant » [Lévi-Strauss, 1949: 569].Peut-être pourrait-on même dire que l’objet du désir est essentiellement l’ob-jet du désir de l’autre 9. Non pas cependant parce que le désir serait consti-tutivement pris dans un triangle intersubjectif, mais parce qu’aussi bien moiqu’autrui nous sommes constitués de telle sorte que nous percevons un objet

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9. Mauss rappelait que « les Kwakiutl distinguent entre les simples provisions et la richesse-propriété », et que le terme qui désignait les objets entrant dans la deuxième catégorie, « dade-kas », devait signifier originellement « la chose qu’on prend et qui rend jaloux » [MAUSS, 1950:215]. Le propre de la valeur est d’être essentiellement désirable par autrui.

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en soi désirable, c’est-à-dire doublement désirable, interminablement cligno-tant entre deux « interprétations » exclusives et complémentaires. Etrangeobjet, en effet… La même femme est perçue comme dette par un groupe etcréance par un autre. L’échange permet pour ainsi dire de « répartir » cette« contradiction », l’opposition du moi et de l’autre venant distribuer l’oppo-sition constitutive de la valeur elle-même… La dialectique n’est pas du sujet,mais de l’objet : « Comme dans le cas des femmes, l’impulsion originelle quia conduit les hommes à « échanger » des paroles ne doit-elle pas être recher-chée dans une représentation dédoublée, résultant elle-même de la fonctionsymbolique faisant sa première apparition ? Dès qu’un objet sonore estappréhendé comme offrant une valeur immédiate, à la fois pour celui quiparle et pour celui qui entend, il acquiert une nature contradictoire dont laneutralisation n’est possible que par cet échange de valeurs complémentai-res, à quoi toute la vie sociale se réduit. » [L.S., 1958: 70-71] 10.

Pour mieux faire comprendre encore comment une même chose peutimpliquer deux points de vue opposés et complémentaires, on peut compa-rer le signe tel que Lévi-Strauss le redéfinit à ces dessins ambigus, dontEscher entre autres a donné de beaux exemples, qui peuvent être interpré-tés de deux manières incompatibles mais complémentaires. Ainsi « Convexeet concave » [cf. reproduction in ERNST, 1994: 83] joue sur la possibilité d’in-terpréter de toutes manières complémentaires mais exclusives un dessin :soit comme un bassin (en creux), soit comme une coupole (en relief), selonla manière dont on met en corrélation les oppositions: s’il est en relief, c’estque la lumière vient de la gauche, alors qu’en creux sa trajectoire doit êtresymétrique et inverse. Quand le dessin est isolé, il est impossible de trancherautrement que de manière arbitraire. Mais le contexte déterminera la bonne

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10. Je laisse ici en suspens au moins deux aspects majeurs de la réflexion de Lévi-Straussqui nuance et complète l’exposé ici proposé. D’abord, le caractère « dialectique » des signes estun peu plus complexe : un signe n’est pas seulement défini par sa position relativement auxautres, mais aussi par ses relations aux autres, et ces deux déterminations ne sont pas parfaite-ment superposables. Pour en avoir une présentation aussi formelle que possible, on peut sereporter au schéma de l’opérateur totémique dans La pensée sauvage, où on voit bien que lasymétrie entre les schémas positionnels de termes de niveaux logiques hiérarchiquement dépen-dants (espèce/individu) est possible dans la mesure où les relations subissent une « sorte de tor-sion » [L.S., 1962: 185]. Cet aspect est un des plus profonds de la pensée de Lévi-Strauss. C’estlui qui anime le problème de la formule canonique du mythe, où les termes sont définis à la foispar leur personnage (bergère, porc-épic, etc.) et par leur fonction. De même dans la parenté, ily a une relation « dialectique » entre les appellations parentales et les attitudes de parenté. C’estdans ce sens là que devrait aller un approfondissement de la théorie de la fonction symbolique.Par ailleurs, il faut noter que la parenté et le langage ne sont pas aussi facilement superposa-bles, pour diverses raisons, dont une nous amènerait au cœur de l’apport lévi-straussien à lathéorie de la valeur: c’est que, dans la parenté, « objet et sujet de communication sont presquede même nature (femmes et hommes respectivement) ; tandis que, dans le langage, celui quiparle ne se confond jamais avec ses mots » [L.S., 1958: 327; cf. aussi L.S., 1949: 569]. Telle seraitla différence entre signe et valeur.

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interprétation. Escher, cependant, construit une célèbre composition où iloblige le regard du spectateur à alterner en permanence ses interprétations,en inscrivant le convexe/concave dans un espace saturé d’autres objets ambi-gus (l’escalier, les arches, le plan en perspective), déterminés par d’autresoppositions (vu d’en haut/vu d’en bas, avant/arrière, etc.) [cf. ERNST, 1994a:80-84]. Sur un mode plus proche du calembour visuel (dont Lévi-Strauss ad’ailleurs fait un modèle d’exercice symbolique [L.S., 1971: 581]), on peutaussi songer au dessin de W.E. Hill, « Ma femme et ma belle-mère », où l’onpeut voir soit une vieille dame de trois quart au nez crochu, soit une bellejeune femme à la fourrure la tête renversée, mais non pas les deux en mêmetemps [ERNST, 1994b: 22-23]. Les interprétations dépendent de la corréla-tion entre les oppositions axiales et les valeurs esthétiques et même paren-tales… Lévi-Strauss lui-même compare le signe à ces « ampoules électriquesd’un panneau publicitaire compliqué qui s’allument ou s’éteignent, faisantchaque fois apparaître des images différentes, lumineuses sur fond obscur ouobscures sur fond lumineux (genre d’ouvrage qui lui aussi est une créationde l’esprit), sans rien perdre de leur cohérence logique » [L.S., 1983: 233], ouà ces « constructions géométriques ou décoratives où la figure et le fond s’équi-librent de telle façon que parfois, le fond ressort comme figure et la figurefond » de sorte que le motif « oscille sous l’œil du spectateur qui le voit alter-nativement en clair sur fond sombre, ou bien en sombre sur fond clair » [ID.:234], en les rapportant à une « activité autonome de l’esprit », qui, « commepoussé par un élan interne, va au-delà de ce qu’il avait d’abord perçu » [ID.].

3. RETOUR À MAUSS

On peut dès lors mieux comprendre en quel sens Lévi-Strauss croit êtrefidèle à Mauss dans le dépassement même qu’il en propose. Rappelons suc-cinctement le problème. Mauss constatait qu’un grand nombre de sociétésn’ont pas connu d’autre économie que celle du don. On voit le paradoxe: lasociété ne survit précisément que grâce à la circulation des biens, mais il n’ya aucun principe réclamant compensation immédiate pour un service ou unbien reçu. Pour que le don soit un don, il faut qu’il nie par principe touteexigence de retour. On ne rend pas un cadeau; on en fait un autre, qui ouvrelui-même sur un autre cadeau; ainsi n’est-on jamais quitte. Entre le don etle contre-don, il doit y avoir discontinuité, et non pas commune mesure.Alors, fausse conscience ou autres mœurs? Mauss montre que l’obligationde donner, de recevoir, et de rendre est pensée à partir de la chose elle-même,et non par rapport aux autres partenaires: c’est elle qui contient un principemétaphysique qui contraint à la faire circuler 11. Le paradoxe de l’ « échange-

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11. Cf. le chapitre intitulé « L’esprit de la chose donnée » [MAUSS, 1950: 156-164].

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don » est donc résolu par la notion d’une propriété de la chose elle-même.En donnant, recevant, rendant, on ne compense pas des intérêts contraires,on réalise la nature des choses qui ne peuvent rester où elles sont et doiventnécessairement se déplacer: « tout, nourriture, femmes, enfants, biens, talis-mans, sol, travail, services, offices sacerdotaux et rangs, est matière à trans-mission et reddition. Tout va et vient comme s’il y avait échange constantd’une matière spirituelle comprenant choses et homme, entre les clans et lesindividus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations. » [MAUSS,1950: 164]. Ce ne sont pas les personnes échangeuses qui font circuler lesobjets échangés, mais les objets échangés qui, du fait de leur nature, de cettepropriété métaphysique qu’ils possèdent (le hau ou le mana), forcent lespersonnes échangeuses à les donner, à les recevoir, à les rendre, bref à lesfaire passer. C’est d’ailleurs un des thèmes constants de Mauss que de mon-trer qu’il n’y a pas d’un côté des sujets échangeurs, et de l’autre des objetséchangés, mais que le propre de « l’échange-don » est précisément que lespersonnes ou les identités sociales y circulent tout autant que les choses, etque la distinction entre titre de propriété et chose possédée n’y est jamaisdéfinitive. On comprend dès lors que la circulation ne puisse se pensercomme un rapport intersubjectif, puisque les sujets eux-mêmes ne sont pasextérieurs à l’échange.

Ces textes ont fait couler beaucoup d’encre. Quant à Lévi-Strauss, il leurreproche d’avoir simplement reconduit l’explication que les Maoris donnentde l’expérience scindée de l’échange sous forme de dons et de contre-dons,sans avoir cherché à l’expliquer. A la question « pourquoi vous donnez-vousdes choses les uns aux autres si ce n’est pas parce que vous échangez demanière dissimulée? », les indigènes répondent: « ce n’est pas nous, ce sontles choses mêmes qui le demandent ». Tout ce qu’on sait, donc, c’est que lesindigènes perçoivent les choses mêmes comme devant circuler. Le hau nedit rien d’autre. Mais qu’est-ce qui fait qu’on les perçoit ainsi? Sur cela, nulleexplication. On peut bien sûr s’en contenter, et défendre l’idée qu’il n’estjamais nécessaire d’aller au-delà de l’explication que les êtres humains don-nent de leurs propres actions: c’est cette position que défend par exempleVincent Descombes dans Les institutions du sens, suggérant que Mauss necherche pas à expliquer, mais seulement à comprendre le sens que les Maoriseux-mêmes donnent à leur propre action, à reconstruire une rationalité quiau premier abord nous échappe parce que nous ne partageons pas les mêmesconceptions philosophiques, morales ou théoriques. On peut cependant pen-ser que le sens explicite au moyen duquel les êtres humains justifient leursactes est la plupart du temps second par rapport au sentiment de l’obliga-tion, autrement dit qu’il s’agit généralement de rationalisations de deuxièmedegré, et qu’à ce titre les théories que nous construisons sur notre propreunivers normatif sont tout autant susceptibles d’être vraies ou fausses que

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n’importe quelle théorie. La vie sociale n’est pas comme un ensemble de jeuxdont nous nous donnons à nous-mêmes les règles ; nous apprenons à joueravant même de connaître les règles. Lorsque des sujets nous disent qu’entelle action, ils appliquent telle règle, nous n’avons donc aucune raison deles croire. Un peu de familiarité avec le droit lui-même montre qu’une grandepartie du travail doctrinal en droit consiste à éclaircir la nature de la normeà laquelle de fait on obéit 12… Admettons donc qu’il soit légitime de cher-cher, avec Lévi-Strauss, non seulement à donner une autre explication ration-nelle aux comportements, mais encore à montrer comment les rationalisa-tions secondes que nous donnons sont bien souvent des conséquences de larationalité réelle bien que non explicite de notre comportement.

Or, contrairement à ce que diront certains lecteurs [par ex. LEFORT,1978], Lévi-Strauss critique Mauss non pour avoir attribué aux choses unepropriété qui ne peut être que celle que des hommes conscients et vivantsleur attribuent, mais au contraire pour avoir séparé les choses de cette pro-priété qui les fait circuler, et pour n’avoir pas compris que c’est la manièremême dont elles sont définies, délimitées, posées, qui fait qu’elles ne peu-vent être perçues que comme devant-être-échangées. Mauss pense les valeurséchangées comme des objets matériels auxquelles l’esprit ajouterait une pro-priété abstraite et indéterminée, qui obligerait les hommes à les faire circu-ler, alors qu’en réalité l’évaluation est déjà dans la détermination même del’objet (comme bouclier, comme collier, etc.), qui ne peut être défini quedans un système de termes substituables les uns aux autres. L’invocationd’un principe abstrait par les philosophes Maoris n’est qu’une explicationparmi d’autres de ce caractère consubstantiel de la substituabilité à la déter-mination de l’objet. S’il faut chercher une origine symbolique à la récipro-cité, c’est parce qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit au signepour que celui-ci soit naturellement divisé, doublement actualisé, sans cesseentre deux, toujours virtuellement un autre… D’une manière générale, siles choses sont évaluées, ce n’est pas par un principe abstrait externe (commel’est encore le « travail social » pour Marx et pour l’ensemble de la traditionsocialiste), mais parce qu’elles ne peuvent être identifiées que dans unespace de substitution virtuel. Les actes des hommes ne sont donc pas auprincipe de l’échange, mais sont autant de moments dans ce qu’on pourraitappeler le procès de la valeur, au sens du processus de détermination pro-gressive et toujours risquée des entités symboliques les unes par rapport auxautres. Les évaluations subjectives sont secondes: la valeur, bien que « vuede l’esprit », si l’on peut dire, pose ses exigences aux hommes et les soumetà sa loi. Mieux : le potlatch ne doit-il pas être interprété comme le témoi-

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12. La juriste Marcela Iacub a montré la fertilité heuristique de cette thèse et proposé uneréinterprétation « dialectique » du « positivisme juridique » de Kelsen à partir de ce principe:cf. l’introduction de [IACUB, 2002a] et [IACUB, 2002b].

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gnage que la représentation du rapport social comme affirmation de sujetsdans leur rivalité implique un rapport bien déterminé à la chose elle-même,où elle devient substituable à sa propre négation?

4. LA MATIÈRE SYMBOLIQUE

Il n’empêche: il ne suffit pas de définir le signe comme opposition pourremonter à l’ « origine » de la société ou de la pensée; il faut encore expliquerpour quelle raison « l’esprit humain » procède par opposition et corrélationentre des oppositions, et génère en conséquence des systèmes symboliques.Certes la réponse à cette question, précise Lévi-Strauss, dépasse les limitesde l’anthropologie, et relève de la psychologie, voire de la biologie.L’anthropologue, lui, peut se contenter du puissant instrument à la fois cri-tique et méthodologique que fournit cette hypothèse pour son propre tra-vail. Le véritable problème de l’ethnographe, en effet, n’est pas de compren-dre le sens que les acteurs donnent aux objets qu’ils manipulent, aux gestesqu’ils font, etc., mais bien de définir simplement ce qu’ils font, ce qu’ils per-çoivent, etc., de devenir sensibles à ce à quoi sont sensibles ceux qu’ils étu-dient, de reconstruire, pourrait-on dire, la scansion de leur expérience. Dèslors, son attention sera attirée sur des détails qui auraient pu lui échapper,et qui rendent d’autres aspects de la réalité sensés, précisément dans leurcomplémentarité avec les premiers. Le problème ethnographique est simi-laire à celui de l’apprentissage des langues étrangères que posait Saussure[1972: 145] : il ne s’agit pas de comprendre ce que les autres disent, mais depercevoir les signes eux-mêmes, de passer, si l’on peut dire, d’une expérienceconfuse à une expérience articulée. Il n’y a pas d’un côté des faits observa-bles, et de l’autre les significations qu’on leur attribue, d’un côté des réali-tés physiques, de l’autre des concepts (ceci est « un mariage », « entre X etY », etc.) : ce qui permet d’identifier l’événement, de voir tout simplementqu’il se passe quelque chose, est aussi ce qui permet de le « comprendre ».Un système de parenté n’est pas seulement un ensemble de règles formellespermettant de prédire ou de prescrire un conjoint, mais aussi ce qui permetde reconnaître dans un ensemble de phénomènes très divers (le déplacementd’une femme, des rites, des transferts de biens, etc.) un événement unique.Un « système symbolique » n’est pas un moyen pour donner du sens, maisune organisation réelle de l’expérience qui, jouant sur la corrélation entreses traits distinctifs, en extrait des événements discontinus. Il s’agit pourl’anthropologue de reconstruire le système des traits pertinents qui permetd’identifier des événements. Le philosophe W. Quine avait raison au-delà deses propres espérances, lorsqu’il disait que le problème de l’anthropologuedans une situation de « traduction radicale » n’était pas de reconstruire la« signification » d’une performance verbale comme « Gavagai » [QUINE, 1960:

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57 sq.]. Mais c’est avant tout parce qu’il faut qu’il arrive à percevoir« Gavagai », c’est-à-dire à reconnaître ce mot éventuellement prononcé dansun autre contexte, par une vieille dame à son petit fils et non par un jeuneet arrogant informateur, etc. Et lorsqu’il y sera parvenu, il se rendra comptequ’il a compris. La méthode est féconde aussi parce qu’elle est prospective:elle permet de supposer, à partir de la reconstruction des oppositions déter-minantes d’un système, l’actualisation de variantes apparemment non don-nées. A de nombreuses reprises au cours des Mythologiques, Lévi-Strausss’emploie à « vérifier » une analyse structurale en montrant qu’un des ter-mes du groupe de substitutions (par exemple une variante d’un motif mythi-que) est effectivement réalisé, et à la fois confirme et élargit l’hypothèse.Dans sa quête de la pensée symbolique, l’anthropologue s’arrête donc à lareconstruction de son fonctionnement, et ne saurait en proposer une expli-cation.

Mais c’est peut-être que la réponse, en réalité, relève de l’ontologie, dansla mesure où, comme le dira plus tard Lévi-Strauss et de manière de plus enplus insistante, « l’esprit accomplit des opérations qui ne diffèrent pas ennature de celles qui se déroulent dans le monde depuis le commencementdes temps » [L.S., 1983: 165]. Ainsi, si l’échange est la conséquence de cette« réalité autonome » qu’est le social, ce n’est pas seulement parce que « lessymboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent » [L.S. 1950 : XXXII],mais aussi parce que le réel est lui-même symbolique: « la nature des chosesest d’ordre « émique », non « étique » » [L.S., 1983: 163], autrement dit, elleest faite de ces virtualités que sont les signes, et non pas de leurs actualisa-tions passagères, elle est elle-même purement différentielle et non pas posi-tive 13. Cela signifie aussi en conséquence que les choses elles-mêmes sontnécessairement interprétées de manières exclusives et complémentaires,qu’elles ne s’actualisent que dans des points de vue. Il n’y a pas d’un côtéles objets physiques, dans leur identité têtue de choses indifférentes à l’in-terprétation qu’on en fait, et de l’autre des sujets qui, venant pour ainsi direde l’extérieur porter leur regard sur les premières, les décomposent enaspects variés qui dépendent de l’organisation de leur appareil perceptif. Lachose n’est elle-même que le système des points de vue dans lesquels elles’actualise. Ainsi, dans l’ « Introduction », Lévi-Strauss contestait la tenta-tion d’attribuer à la séparation du sujet et de l’objet une valeur définitive

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13. On peut se reporter aussi aux dernières pages du Finale de l’Homme nu qui va de la pen-sée mythique à la perception (« la matière première, si l’on peut dire, de la perception visuelleimmédiate consiste déjà en oppositions binaires telles que celles du simple et du complexe, duclair sur fond sombre et du sombre sur fond clair, du mouvement dirigé de haut en bas ou debas en haut, selon un axe droit ou oblique, etc. » [L.S., 1971: 619]), et de la perception au donnélui-même, pour conclure que le structuralisme « laisse entrevoir l’ordre naturel comme un vastechamp sémantique où l’existence de chaque élément conditionne celle de tous les autres », réa-lité intrinsèquement « dialectique », dit-il aussi.

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même dans les sciences de la nature: « tout élément du réel est un objet, maisqui suscite des représentations, et une explication intégrale de l’objet devraitrendre compte simultanément de sa structure propre, et des représentationspar l’intermédiaire desquelles nous appréhendons ces propriétés. […] unechimie totale devrait nous expliquer non seulement la forme et la distribu-tion des molécules de la fraise, mais comment une saveur unique résulte decet arrangement » [L.S., 1950: XXVII]. Il ajoutait cependant qu’en prati-que cette distinction entre les « qualités premières » et les « qualités secon-des » était possible et fructueuse dans les sciences physiques. Elle ne l’est paspour les sciences sociales dans la mesure où « les modifications que [l’obser-vation] entraîne sont du même ordre de grandeur que les phénomènes étu-diés » [L.S., 1958: 63-64; voir aussi L.S., 1973: 344].

Ce dualisme méthodologique est cependant remis en question, au cœurmême de la discipline sur laquelle s’est fondée et justifiée pendant longtempsla distinction des qualités premières et des qualités secondes, nommémentla physique. On sait en effet que la mécanique quantique décrit l’évolutiond’un système microphysique à partir d’une équation, « l’équation deSchrödinger », qui est continue. Cependant, lorsque intervient une mesure,on constate que le système subit une transition discontinue. On sait que cettedualité d’évolution du système, à la fois continue et discontinue, a été inter-prétée comme une dualité onde-particule, et qu’elle a entre autres consé-quences qu’on ne peut déterminer à la fois la vitesse d’une particule et saposition à un instant t. Il ne suffit pas cependant d’attribuer ce saut quanti-que à l’interaction du système étudié et de l’appareil de mesure, puisquel’appareil de mesure est lui aussi un système physique, et que le « grand sys-tème » qu’ils constituent ensemble est, du point de vue de la physique, des-criptible par l’équation de Schrödinger. Le « problème de la mesure » est doncd’interpréter ce saut, qui semble ne pas pouvoir se déduire de la descriptionphysique du système [BITBOL, 2000: 30-34]. Il engage à la fois la question dela nature de la matière, et la compréhension de ce que mesurer veut dire.Lévi-Strauss lui-même a bien senti que la mécanique quantique présentaitdes problèmes similaires à ceux qu’il rencontrait. Il cite à plusieurs reprisesune phrase de Niels Bohr comparant les « différences traditionnelles des cul-tures humaines » aux « manières différentes, mais équivalentes, selon lesquel-les l’expérience physique peut être décrite » [L.S., 1958: 326].

Un livre récent de Michel Bitbol permet de prolonger la comparaison etde la préciser. L’auteur propose en effet de considérer les événements pro-duits par la mesure non pas comme des accidents survenant à cette réalitécomplète que serait le système décrit par l’équation de Schrödinger, maisplutôt comme des points de vue partiaux et situés, relatifs à d’autres, quisont autant de manières, incompatibles mais complémentaires, de s’engagerdans une situation expérimentale. Cette interprétation suppose une refor-mulation de la théorie des probabilités afin de montrer que celles-ci ne mesu-

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rent pas la possibilité pour un événement de survenir indépendamment del’estimation qu’en fait le sujet, mais plutôt celle d’ « événements relatifs àdivers contextes parfois incompatibles », « le calcul classique des probabili-tés sur des événements qu’on peut traiter comme survenant d’eux-mêmesdans la nature » apparaissant dès lors comme une limite macroscopique ducalcul quantique [BITBOL, 2000: 94]. Ainsi, la mécanique quantique oblige-rait d’une certaine manière l’idéal scientifique à renoncer à l’interprétationmétaphysique qu’il donne de lui-même, celui d’une description décontex-tualisée, d’une « vue de nulle part », pour reconnaître qu’il n’est rien d’au-tre « qu’une pratique de la communication qui anticipe ou présuppose l’in-terchangeabilité des positions entre les membres de la communautéparlante » [ID.: 186]. M. Bitbol invoque d’ailleurs Merleau-Ponty pour décrirecette compréhension qui n’est fondée que sur la « réciprocité du mien et del’autre » (193). Les théories scientifiques devraient être évaluées comme des« formalisations (linguistiques ou mathématiques) de rationalités procédu-rales de généralité croissante ; […] chaque région d’objectivité constituéecomme palier stationnaire d’une dialectique (propre à chaque rationalité pro-cédurale) des variations locales et de la quête d’invariance; […] la procédured’objectivation [en général] comme moyen de coordonner de façon sans cessemieux maîtrisée des énoncés situés, plutôt qu’à l’aune d’une fin de révéla-tion de quelque réalité absolue » [ID. : 332]. Il en conclut ainsi que ce nou-veau concept de science « brise automatiquement la cloison méthodologiqueentre sciences de la nature et sciences humaines, puisqu’il mobilise pour lascience de la nature qu’est la physique l’un des procédés les plus spécifiquesdes sciences humaines: le procédé herméneutique, qui implique la prise encompte des situations et de leurs possibles intersubstitutions, qui tend àcomprendre les processus de l’intérieur en s’appuyant sur le point de vue duparticipant et sur ses dialectiques partielles engagement-distanciation, plu-tôt qu’à décrire un unique grand objet distancié » [ID. : 341].

Mais si la leçon du structuralisme pour les sciences humaines est que lasubstituabilité des positions ne peut être une fonction du langage (commel’affirme Michel Bitbol en suivant Wittgenstein) que parce qu’elle est uneconséquence de sa nature sémiologique, c’est-à-dire du caractère oppositifou différentiel des éléments qui la constituent, on peut suggérer que laconfrontation entre les résultats de l’anthropologie structurale et ceux d’unsiècle de débat sur la mécanique quantique s’annonce comme le lieu pro-metteur où pourra peut-être s’approcher l’idéal que professait Lévi-Strauss:celui d’une réintégration « de la culture dans la nature, et, finalement, [de]la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques », qui supposecependant qu’on soit « préparé à voir chaque réduction bouleverser de fonden comble l’idée préconçue qu’on pouvait se faire du niveau, quel qu’il soit,qu’on essaye de rejoindre » [L.S., 1962: 295]. Ce mouvement que cherchaitMerleau-Ponty, par lequel Lévi-Strauss serait sorti de Mauss en lui restant

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fidèle, trouverait donc ici une nouvelle impulsion, au point où se croisentune physique qui réintègre les subjectivités dans la compréhension de sespropres résultats et une anthropologie qui en explique l’éclatement par lalogique d’entités nécessairement dédoublées. Il ne faudrait plus dès lors défi-nir les symboles comme des objets de pensée résultant d’un certain modede fonctionnement de l’esprit, et en renvoyer l’explication à la psychologiecognitive, mais plutôt l’esprit comme une manière d’être et un niveau dedéploiement de ces réalités forcément éclatées, divergentes, que seraient lessymboles, seules réalités auxquelles il nous soit, peut-être, en dernière ana-lyse, accordé d’accéder. Mais, reconnaissant ainsi non seulement le caractèreréel des valeurs, mais encore le caractère symbolique du réel, ne retrouvons-nous pas la direction que les Maoris eux-mêmes nous avaient indiquée, parla voix de Mauss, il y aura bientôt de cela un siècle? Il semble en effet qu’ily ait encore « bien des lunes mortes, ou pâles, ou obscures, au firmament dela raison »… Il reste que c’est en travaillant sur le fil de la pensée de Merleau-Ponty, contre peut-être, mais alors tout contre lui, qu’on pourra contribuerà les révéler.

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Résumé: Depuis le célèbre article de Merleau-Ponty, « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », lamanière dont on évalue le rapport entre ces deux auteurs détermine ou exprime autant d’in-terprétations historiques du structuralisme et de choix théoriques ou philosophiques quantaux sciences sociales. Cette filiation se voulait une critique: être fidèle à la découverte deMauss, celle du caractère central de la réciprocité dans la vie sociale, imposait de dépas-ser la sociologie vers une sémiologie générale. Cet article s’efforce de montrer qu’il ne s’agitpas là, contrairement à l’interprétation subtile qu’en fit Merleau-Ponty, de faire de la réa-lité sociale un système de points de vue substituables ou de mouvements corrélés de sub-jectivation, mais de montrer que ce sont les « valeurs » qui, du fait de leur nature, de leurontologie, doivent nécessairement circuler entre plusieurs points de vue exclusifs et com-plémentaires. Il revisite la célèbre critique de Lévi-Strauss à Mauss sur l’explication del’obligation de donner par une « force des choses », et replace l’apport de l’anthropologiestructurale dans la philosophie de l’esprit contemporaine, là où elle se confronte aux ques-tions ouvertes par la physique sur l’ontologie des objets quantiques.

Mots-clés : Structuralisme. Lévi-Strauss. Mauss. Théorie de la valeur. Philosophie de l’esprit.Ontologie.

Abstract : Since Merleau-Ponty’s famous paper « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », the waythe link between these two authors has been construed determine or reveal as many histo-rical interpretations of structuralism as philosophical and theoretical choices about socialsciences. We know that this vindicated kinship was supposed to be critical: being faithfulto Mauss’s discovery, that of the centrality of reciprocity in social life, compelled us toovercome sociology in the direction of a general semiology. This paper, in opposition atMerleau-Ponty’s subtle interpretation of this move, tries to show that it was not aimed ata redefinition of social reality as a system of substitutable points of view and correlatedmovements of subjectivation, but at the idea that « valeurs » themselves, because of theirvery nature, of their ontology, necessarily circulate between various exclusive and comple-mentary points of view. Lévi-Strauss’s famous critique of Mauss’s explanation of the« obligation to give » because of a « power in the things », is reconsidered from this inter-pretation, and the benefits of structural anthropology for contemporary philosophy appearto be promising in dialogue with the problems raised in the philosophy of physics aboutquantum mechanics ontology.

Key words : Structuralism. Lévi-Strauss. Mauss. Theory of value. Philosophy of mind.Ontology.

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