mémoire "libéralisme politique russe des années 1990"
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par Evguénia KorotkovaCollège Universitaire français de Saint-Pétersbourg, 2007TRANSCRIPT
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Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg
Université d’Etat de Saint-Pétersbourg
LE LIBERALISME POLITIQUE RUSSE
DES ANNEES 1990
Evguénia KOROTKOVA
Mémoire de recherche en histoire
Sous la direction de Mle Elena PAVEL, assistante en histoire
Sous la responsabilité de Mme le Professeur Marie-Pierre REY, Université Paris I,
Panthéon-Sorbonne
2007
2
La Russie est une chaudière d’eau
bouillante bien fermée, mais placée sur un feu
qui devient toujours plus ardent : je crains
l’explosion […]. Tout est obscur dans l’avenir du
monde ; mais ce qui est certain, ce qu’il verra
d’étranges scènes qui seront jouées devant les
nations par cette nation prédestinée.
Marquis Astolphe de Custine, La Russie en 1839
3
LE LIBERALISME POLITIQUE RUSSE
DES ANNEES 1990
Introduction
Les années 1990 marquent une rupture importante et irréversible des pays de
l’Europe de l’Est avec l’idéologie et le dictat des partis communistes nationaux. Une
série de bouleversements politiques et constitutionnels secoue l’édifice du bloc
socialiste, qui semblait autrefois solide, et qui s’effondre sous l’impétuosité des
aspirations à la libération du joug de l’idéologie autoritaire.
La Russie entre dans une ère nouvelle, marquée par les idées du libéralisme
politique et économique, avec une lourde tradition de gouvernance autoritaire allant
jusqu’à l’exaltation de la politique de la « main forte ». En effet, la Russie ne connaît
que de brèves éclaircies de liberté politique durant les deux derniers siècles, au cours
d’une période qui court depuis l’abolition du servage en 1861 jusqu’à l’instauration de
la dictature du prolétariat en octobre 1917. Ainsi, le pays passe directement de
l’autocratie des empereurs russes à l’autoritarisme des dirigeants communistes. Ces
derniers instaurent un régime agissant au nom du peuple, mais qui n’a rien en
4
commun avec une véritable démocratie. La principale réforme libérale réside dans la
proclamation le 17 octobre 1905 par le tsar Nicolas II du Manifeste octroyant à ses
sujets des libertés fondamentales, telles que la liberté d’expression, de réunion,
d’association et d’autres. Il ouvre la perspective d’une démocratisation des élections à
la Douma d’Etat et annonce que la Douma deviendra une institution à caractère
législatif. C’est précisément ce dernier point qui proclame la mise en œuvre du
principe de la séparation des pouvoirs et donc le passage au régime constitutionnel.
Le libéralisme issu de la révolution de 1905 s’ancre difficilement dans le sol
russe. La société, qui vient de sortir de l’absolutisme et de la contrainte de l’Etat
policier, aspire à plus de liberté, mais elle est mal préparée pour adopter cette doctrine
occidentale. Les différences culturelles et économiques entre la Russie et l’Occident
empêchent les idées des théoriciens libéraux J.-J. Rousseau, Ch. de Montesquieu, des
économistes anglais A. Smith et D. Ricardo de se traduire dans les faits.
Cette brève période de construction du parlementarisme s’achève avec le coup
d’état des bolcheviks du 25 octobre 1917, appelé dans l’historiographie soviétique la
Grande Révolution d’octobre. Les faibles acquis du libéralisme de l’époque tsariste
sombrent dans des décennies de dictature communiste. Les principales valeurs
libérales sont reconnues antagonistes au régime du nouvel état soviétique et traitées de
« bourgeoises ».
L’attachement aux droits de l’homme et tout particulièrement à la liberté
personnelle, systématiquement violés en Russie soviétique et ensuite en URSS, est
intrinsèque au courant politique libéral. Même si la notion de ces droits, ainsi que
l’interprétation de la liberté se transforment au cours de l’existence du libéralisme, la
priorité donnée à la liberté reste immuable. L’historien Victor Léontovitch donne une
définition du libéralisme qui va en ce sens :
« L’idée fondamentale du libéralisme, comme le terme en lui-même l’atteste, c’est la
réalisation de la liberté, de la liberté de l’individu. La méthode fondamentale du
libéralisme ne consiste pas à créer, mais à abolir, c’est-à-dire à écarter tout ce qui
menace la liberté individuelle dans son existence et entrave son épanouissement ».1
Les partisans du libéralisme « classique » définissent la liberté par l’absence de
contrainte, donc interprètent cette notion a contrario et voient ses limitations
naturelles dans l’égalité des droits de tous les individus. Ces droits représentent pour
les libéraux une somme de droits fondamentaux, qui comprennent les libertés
1 LEONTOVITCH V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1987, p. 17.
5
politiques, la liberté de conscience et de parole, ainsi que des droits garantissant
l’indépendance de l’individu, renforcés par les garanties de l’immunité de la propriété
privée. Dans l’esprit des libéraux, la liberté est une possibilité réelle de choisir sans
souffrir des entraves d’autrui (individus et institutions). Le libéralisme est orienté vers
la protection d’un large spectre des droits sociaux, dont ceux qui régissent les
relations de l’individu à la société. Le libéralisme politique s’intéresse à l’application
de ces principes fondamentaux à la construction et au gouvernement de l’Etat et prône
la primauté de la loi dans un « parfait » Etat de droit, la non-ingérence de l’Etat dans
la vie privée de ses citoyens, le constitutionalisme du pouvoir, la séparation des
branches du pouvoir, la liberté d’entreprendre. Remarquons que tous ces principes,
garantissant la liberté personnelle et sociale, ont été bafoués par le régime soviétique,
farouchement hostile aux idéaux libéraux.
Ainsi, la notion d’individualisme, vu par les libéraux comme la prépondérance
des intérêts de l’individu sur les intérêts d’une société ou d’un groupe, est bannie de la
vie de la société soviétique. Les idéologues communistes rejettent la vision libérale
d’une société comme somme d’individus, dans le cadre de laquelle l’homme est traité
comme un être social, qui a simultanément besoin et de la coopération avec d’autres
personnes, et de l’autonomie. L’idéal du collectivisme soviétique, où chacun doit
sacrifier ses intérêts personnels au nom d’un objectif collectif, n’est pas compatible
avec le respect des droits personnels exigé par l’idéologie libérale.
Un autre principe propre à l’approche libérale est son rationalisme, la conviction
de l’existence de la voie tempérée des changements graduels, qui mènent vers la
transformation et l’amélioration de la société. Cette approche exclut le réformisme
brutal et radical par le biais d’actes destructeurs révolutionnaires. Selon V.
Léontovitch,
« la méthode du libéralisme […] est d’abolir. Mais non pas sous la forme d’un
renversement brutal ou même d’une destruction. Dans tout ce qui est, il existe quelque
chose qui doit être conservé, développé par la mise à l’écart de liens extérieurs, quelque
chose qu’il faut perfectionner et faire fructifier en lui redonnant forme. Le libéralisme
ne cherche pas d’ailleurs à abolir dans tous les domaines. Ce qui doit être
impérativement aboli, pour le libéralisme, ce sont d’abord les pouvoirs illimités de
l’autorité publique, grâce auxquels celle-ci se place au-dessus des lois ».2
Cette caractéristique reflète pleinement le modus operandi découlant de la
théorie libérale. Néanmoins, les réformateurs libéraux, notamment ceux de l’époque
2 LEONTOVITCH V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1987, p. 32.
6
post-communiste des années 1990, abandonnent ce principe, car les transformations
sociales passent inévitablement par la destruction ou le changement cardinal des
formes existantes de la vie sociale, mais cet abandon est le résultat d’une volonté
d’octroyer plus de liberté d’action à ces citoyens, qui la revendiquent.
Le libéralisme des années 1990 prend sa source dans le mouvement des
dissidents appelés communément les « soixantards ». Ces intellectuels, inspirés par le
dégel idéologique après le XXème Congrès du PCUS de 1956, au cours duquel Nikita
Khrouchtchev dénonce les crimes staliniens, élaborent dans les années 1960 la théorie
réformatrice du « socialisme à visage humain ». Le dogme du régime soviétique et le
libéralisme sont deux idéologies antinomiques, qui ne pouvaient coexister
pacifiquement. Le communisme en tant qu’idéologie dominante réduit les libres
penseurs libéraux à l’état de dissidence et leur fait courir constamment le risque de
perdre leur liberté ou même leur vie. Les représentants les plus éminents de ce
mouvement comme Andreï Sakharov3, Elena Bonner
4, Sergueï Kovaliov
5 et d’autres
focalisent leurs efforts sur la défense des droits de l’homme, constamment violés par
le régime antidémocratique et autoritaire, installé en Union soviétique sous l’égide du
Parti communiste.
La nouvelle génération des libéraux, qui fait l’objet de ce mémoire, a pour
vocation la réalisation de réformes majeures dans le but de transformer le régime
soviétique gouverné par un système de commandement rigide en un système de
rapports sociaux et économiques flexibles, construit selon le modèle libéral. Ces
jeunes libéraux (en 1992, au début des réformes, les principaux idéologues de ces
changements, Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs, ont respectivement trente-six et
trente-sept ans), économistes de profession, sont persuadés de la non-viabilité du
modèle économique socialiste et de ce fait élaborent leur propre programme de
réanimation de l’économie nationale par biais de l’introduction des lois du marché
3 Andreï Sakharov (1921–1989), physicien chercheur, un des créateurs de la bombe hydrogène en
1953. Dans les années 1960, un des leaders du mouvement des défenseurs des droits de l’homme en
URSS. Pour son activité politique, il est exilé en 1980 à Gorki. Ses prix et ses titres lui ont été retirés
(le titre du Héros du travail socialiste de 1954, 1956, 1962, le Prix d’Etat de 1953, le Prix Lénine de
1956). Lauréat du Prix Nobel de la paix en 1975. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou,
Politika, 2001, vol.2. 4 Elena Bonner (née en 1923), épouse et compagne de lutte d’Andreï Sakharov, une des fondateurs du
Groupe d’Helsinki à Moscou en 1976. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001,
vol.1. 5 Sergueï Kovaliov (né en 1930), défenseur des droits de l’homme. En 1974, est accusé de propagande
antisoviétique et condamné à sept ans de camps et trois ans d’exil. En 1990, Kovaliov est élu député du
7
libre et de la concurrence. Ce programme libéral ambitionne la diffusion massive de la
propriété privée et l’assurance de sa sécurité, ce qui devrait, selon les réformateurs
libéraux, permettre de faire valoir le droit de l’individu à la liberté d’entreprendre,
pierre angulaire de la théorie libérale. Le libéralisme russe des années 1990, inspiré
dans sa grande partie par les travaux de Gaïdar et de Tchoubaïs, ainsi que par ceux de
leurs partisans et collaborateurs, met au centre de ses préoccupations la question de la
transformation économique. Il oppose à la rigidité et au système des prohibitions et du
contrôle total, propres au socialisme, la libération des rapports entre les acteurs
économiques et son idéologie ouvertement anticommuniste. Les libéraux des années
1990 croient qu’il suffit de poser la première pierre dans le fondement de l’édifice de
l’Etat libéral, à savoir l’introduction de la propriété privée, et que toutes les autres
libertés exaltées par la théorie libérale viendront s’y greffer.
Dès le début des réformes économiques et politiques, les perspectives du
libéralisme russe deviennent le sujet de discussions animées. En Russie, tout comme
dans les pays d’Europe de l’Est, lors de la première étape des réformes, les idées
libérales sont accueillies avec enthousiasme. Elles sont perçues par la société comme
l’esprit du monde occidental, plus avancé sur plusieurs plans par rapport au camp
socialiste. Ces idées occidentales représentent pour beaucoup le fondement le plus
convenable pour assurer le délabrement du système socialiste.
L’entrée de la Russie dans l’économie de marché et les mesures radicales de la
« thérapie de choc » font chuter le niveau de vie du Russe moyen. Le libéralisme perd
inévitablement de sa popularité. Vers les années 1993-1995, les libéraux ne jouissent
plus du soutien inconditionnel des électeurs.
Ce mémoire a pour objectif d’étudier le long et difficile processus de
l’enracinement du libéralisme dans la société russe conditionnée par sept décennies de
régime communiste. Au début des années 1990, l’Union soviétique, la principale
citadelle du socialisme en Europe, s’effondre comme un colosse aux pieds d’argile,
achevé par les dispositions d’esprits ouvertement anticommunistes. Cette
effervescence révolutionnaire, qui permet à l’époque aux libéraux de s’atteler
immédiatement à la réalisation de leur projet de réformes, tourne à l’échec quelque
temps plus tard, suite à la paupérisation de la population. Les libéraux perdent
Congrès des députés du peuple de la RSFSR. En 1994, il devient le premier ombudsman en Fédération
de Russie. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol.1.
8
catastrophiquement la confiance du peuple, en discréditant aux yeux de la société
l’idée même du libéralisme.
Les échos de cette « trahison » par les libéraux des intérêts du peuple se font
ressentir maintenant, quinze ans après le début des réformes. Puisque le libéralisme
représente une idéologie qui se situe aux antipodes de l’autoritarisme, la vie politique
russe peut être représentée comme une sorte de vases communiquant : si le camp
libéral perd ses partisans, désenchantés par une politique qui ne prend pas en compte
le bien-être du peuple, alors le nombre de partisans de la politique autoritaire de la
« main forte » augmente. Actuellement, les tendances de la vie politique russe
peuvent être caractérisées comme autocratiques, légitimées par le régime présidentiel
de la Fédération de Russie. La Constitution de 1993 donne au Président des pouvoirs
larges, dignes d’un monarque. Dans ces conditions-là, le camp libéral paraît trop
faible, peu nombreux et peu organisé pour faire contrepoids à la puissance croissante
de l’Administration fédérale. Cette bataille risque d’être perdue pour longtemps, et il
faut chercher les raisons de la faiblesse actuelle du camp libéral dans les échecs
politiques des libéraux dans les années 1990.
Un autre point faible des libéraux, traité par ce mémoire, est leur proximité avec
l’Occident et surtout les institutions financières internationales. L’idéologie du
libéralisme est née en Occident, elle est le fondement de la vie politique de la totalité
des pays développés. Au début des années 1990, les grandes orientations du
programme des réformes libérales contiennent des mesures d’« occidentalisation » de
l’économie russe et de la société entière, c’est-à-dire de l’utilisation de la matrice
sociale et économique occidentale. Cet alignement sur l’Occident est renforcé par
l’approbation morale et aussi par l’aide financière généreuse de la Banque mondiale et
du Fonds monétaire international (FMI). Le souvenir de l’endettement monstrueux du
budget national devant les créanciers occidentaux et l’amertume de la dépendance
financière restent gravés dans la mémoire du peuple. La susceptibilité, qui est un trait
de caractère national, multipliée par la haine, à peine dissimulée, envers les libéraux
« traîtres » ayant collaboré avec l’Occident hostile, engendre des désirs
d’indépendantisme et de « démocratie souveraine »6 russe, véhiculées actuellement
par le pouvoir en place.
6 Adjoint au chef de l’Administration du Président et assistant du Président, membre du parti du
pouvoir « Edinaïa Rossia » (« Russie unie ») Vladislav Sourkov a dit le 28 juin 2006 lors d’une
conférence de presse à Moscou : « Notre modèle russe de la démocratie s’appelle la démocratie
9
Ainsi, la question de l’approche libérale de la construction de l’Etat et l’analyse
des relations des libéraux avec le pouvoir russe sont d’une actualité troublante pour la
Russie contemporaine.
La polarisation de la société russe suite aux changements opérés dans les années
1990, les avis partagés sur la signification de ces événements et la donne politique
actuelle, qui en résulte, déterminent le spectre des sources utilisées pour la création du
présent mémoire. Les auteurs des publications, qui ont servi de sources pour cet
ouvrage, sont tous des témoins oculaires des bouleversements post-communistes. Ces
auteurs russes, en tant que citoyens d’un pays en transition vers un régime libéral, sont
directement concernés par ces transformations maladroites et douloureuses. Par
conséquent, ils sont partie prenante, même s’ils ne sont pas impliqués directement
dans le processus politique, sans parler des protagonistes ayant initié ces réformes.
Leurs ouvrages, surtout écrits « à chaud » dans les années 1990, doivent être traités
avec un certain degrés de scepticisme, en mettant en doute l’objectivité de ces
témoignages.
Le premier groupe de sources est constitué de textes juridiques (des lois, des
oukases présidentiels, le texte constitutionnel, les décisions parlementaires et
gouvernementales). Ces sources normatives servent de fondement aux réformes et
présentent un double intérêt dans le cadre du présent mémoire. Premièrement, elles
expliquent le contenu substantiel des mesures entreprises. Deuxièmement, il est
important de faire une analyse des implications de ces actes juridiques et de leurs
effets économique, social et politique, ou bien des raisons de l’absence de l’effet
escompté.
Les ouvrages idéologiques des principaux réformateurs libéraux représentent le
deuxième groupe d’ouvrages utilisés dans le cadre de ce mémoire. Le premier
Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine, les idéologues des réformes et ses
proches collaborateurs Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs écrivent (ou font écrire par
des littérateurs de profession, comme dans le cas de Tchoubaïs) des mémoires7,
souveraine. Nous construisons une société ouverte sans oublier le fait que nous sommes libres. Nous
voulons être une nation ouverte parmi d’autres nations ouvertes et coopérer avec elles selon les règles
justes et ne pas être dirigés de l’extérieur ». Source : le site du parti « Russie unie »,
www.edinros.ru/news.html?id=114108. 7 ELTSINE B., Ispoved na zadannouioy temou, Moscou, Ogoniok-Variant, 1990,
ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994,
ELTSINE B., Prezidentskiï marafon, Moscou, OOO « Izdatelstvo AST », 2000,
GAÏDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997,
TCHOUBAÏS A. (dir.), Privatizatsia po-rossiïski, Moscou, Vagrious, 1999,
10
censés éclaircir les moments difficiles des premières années de l’existence de la
Russie démocratique. Ce sont des ouvrages à caractère propagandiste, car le but de
ces publications est notamment de justifier la politique radicale des années 1990, dont
ils sont des principaux inspirateurs et réalisateurs. Le fait que ces ouvrages soient
publiés sans coupures sur les sites Internet officiels de ces personnages politiques8, ce
qui permet leur diffusion gratuite, n’est qu’une preuve de plus de leur fondement
propagandiste.
Les mémoires d’un auxiliaire du chef de l’Etat, Alexandre Korjakov, chef de la
garde présidentielle9, se joignent à ce groupe de sources. Les témoignages de ce
personnage ambitieux, proche du Président et désireux d’avoir plus de pouvoir que
n’en prévoit son poste, présentent un certain intérêt comme vision des événements
historiques par une personne, qui jouit d’abord des privilèges de la proximité du chef
du Kremlin et ensuite perd sa confiance et, donc le pouvoir qui en découlait. Dans le
cas d’A. Korjakov, se pose également la question de l’objectivité de ses propos,
déformés, d’une part, par sa loyauté envers le Président, et d’autre part, par la rancœur
due à sa démission.
Dans ce sens-là, les ouvrages des auteurs étrangers nous paraissent plus fiables,
puisque ces auteurs sont à l’écart des batailles intestines russes. Dans notre analyse
des processus politiques et surtout de leur composante économique, engagés par les
libéraux, nous nous inspirons de l’analyse de Jacques Sapir10
, professeur à l’EHESS,
spécialiste de la Russie. Les publications des politologues et des économistes français
dans les revues Courrier des pays de l’Est, Cahiers du monde russe et La politique
étrangère ne souffrent pas, ou dans une moindre mesure, de l’engagement politique
des précédents auteurs.
Les ouvrages économiques doctrinaux, écrits par les idéologues des réformes,
ainsi que par les membres de leurs équipes de recherche dans le domaine économique,
sont des sources fondamentales pour comprendre la doctrine des réformes libérales,
traduites par le gouvernement d’Eltsine et de Gaïdar.
Les ouvrages historiques généraux, comme les livres des historiens V.
Léontovitch11
et V. Sogrine12
, permettent de situer les faits de la vie russe durant de la
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003. 8 www.yeltsin.ru, www.chubais.ru, www.gaidar.org.
9 KORJAKOV A., Boris Eltsine: ot rassveta do zakata. Posleslovie, Moscou, Detektiv-press, 2004.
10 SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996.
11 LEONTOVITCH V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1987.
11
décennie post-communiste dans le canevas du processus historique et de suivre
l’historiographie.
En tant que sources statistiques, sont utilisées les données officielles relatives à
l’état de l’économie nationale recueillies par le Comité des statistiques de la
Fédération de Russie. Les résultats des sondages sociologiques, menés par les instituts
d’étude de l’opinion publique, tels que Levada tsentr, le fonds Obchtchestvennoe
mnenie, VTsIOM, l’Institut des études sociopolitiques auprès de l’Académie des
sciences de la Fédération de Russie, sont à la base de l’appréciation des conséquences
sociales des réformes et de l’analyse du soutien de ces transformations par la société.
Enfin, les ouvrages spécialisés, parus dans les maisons d’éditions russes et des
éditions périodiques, traitant les détails et les circonstances de la mise en place du
libéralisme et de ses implications, sont utilisés dans notre mémoire comme une
illustration des polémiques acharnées autour de cette question.
Tout au long notre recherche, nous tâchons de suivre les péripéties des vies et
des carrières de deux remarquables économistes et hommes politiques, Egor Gaïdar et
Anatoli Tchoubaïs, car ils sont les véritables « pères fondateurs » du libéralisme russe,
ressuscité dans les années 1990 . Dans un premier temps, nous étudierons les
prémisses politiques et sociales apparues en Union soviétique à partir des années 1960
jusqu’au début de la perestroïka. Ces premières timides tentatives libérales servent de
point de départ à de jeunes économistes cherchant les moyens de réformer une
économie soviétique, qui étouffe sous le poids du système du commandement. La
future doctrine libérale prend ses racines dans les clubs de discussion de jeunes
économistes, organisés et guidés par Gaïdar et Tchoubaïs respectivement à Moscou et
à Leningrad. La fusion de ces deux centres de la pensée libérale a lieu à la fin de la
perestroïka et signifie la création d’un groupe, duquel sortiront les futurs membres du
gouvernement réformateur.
Dans un deuxième temps, nous verrons l’impétueuse mise en œuvre du projet
libéral, devenue possible grâce à la désignation de Gaïdar par le Président Eltsine
comme le principal « architecte » des réformes. Les réformateurs s’arment de
l’idéologie libérale, qui rejette le dogme communiste, devenu insupportable sur le
plan moral et aussi économique pour la majorité de la population de la Russie. En
s’assurant du soutien de la communauté occidentale, les réformateurs avec Gaïdar à
12
SOGRINE V., Polititcheskaïa istoria sovremennoï Rossii, 1985-2001 : ot Gorbatcheva do Poutina,
Moscou, INFRA-M, 2001.
12
leur tête ne choisissent pas une politique de demi-mesures : ils cherchent à détruire
complètement le régime soviétique pour ensuite poser la pierre angulaire du
libéralisme, la propriété privée. Ces avancées révolutionnaires sont doublées des
mesures draconiennes de la « thérapie de choc », censée diminuer le déficit
budgétaire. Le premier perdant de cette politique est le peuple. L’appauvrissement
généralisé et l’instabilité politique dégénèrent en 1993 en une crise du pouvoir, qui
aboutit à l’écrasement des forces récalcitrantes, contestataires de la politique trop
radicale des démocrates libéraux. L’issue de cette confrontation est l’insurrection des
parlementaires, leur rapide défaite et la construction de la nouvelle république.
Dans un troisième temps, sera traitée la question de la création du nouveau
parlementarisme dans le cadre de la nouvelle Constitution de 1993. Elle instaure le
scrutin mixte pour les élections à la Douma, la chambre basse du Parlement russe, ce
qui devient le catalyseur de la consolidation des mouvements politiques. Le
mouvement libéral cherche à se réorganiser de manière efficace et plus hiérarchisée.
Cette velléité est à l’origine de la naissance des premiers partis libéraux russes de la
période post-soviétique, à savoir le parti « Iabloko » de Grigori Iavlinski13
et le
« Choix démocratique de la Russie » de Gaïdar. Ce schisme du camp libéral fait
apparaître deux tendances du libéralisme contemporain russe, celui du parti loyal au
pouvoir et celui qui est en opposition à l’establishment de l’Etat. Malgré les maintes
tentatives de réunification des forces face à la montée en puissance des adversaires
issus du camp communiste et nationaliste, ainsi qu’aux tendances autocratiques du
pouvoir fédéral, les libéraux des deux obédiences n’arrivent pas à trouver un langage
commun pour aboutir à la création d’un véritable parti libéral de droite.
Ainsi, les forces libérales, qui, grâce à leur consolidation et leur élan réformiste
du début des années 1990, réussissent à faire triompher la révolution bourgeoise
presque pacifiquement, se voient fragmentées et démunies de leur puissance politique
d’antan en l’espace de quelques années.
13
Grigori Iavlinski (né en 1952), économiste et homme politique, un des auteurs du programme de la
stabilisation économique de l’URSS 500 jours. Dès 1993, leader du groupe parlementaire, ensuite du
parti « Iabloko », qui occupe la position de l’« opposition démocratique » au régime. Source :
Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol.2.
13
I. La formation idéologique des jeunes réformateurs
libéraux
« Le vice inhérent au capitalisme consiste en une
répartition inégale des richesses. La vertu inhérente au
socialisme consiste en une égale répartition de la misère ».
Winston Churchill
Le libéralisme politique, qui triomphe au début des années 1990 suite à
l’écartement du Parti communiste du gouvernement du pays et, par conséquent, à la
démocratisation de la vie politique et sociale, prend néanmoins sa source dans la
période soviétique de l’histoire russe. Il faut tout de même préciser que les mesures à
caractère libéral entreprises par les chefs de l’Etat communiste ne peuvent être
considérées comme une adhésion des caciques du Parti aux idéaux libéraux. Les
initiatives de changements structuraux et politiques entamées dans les années 1960
par le Président du Conseil des ministres de l’URSS Alexeï Kossyguine et dans les
années 1980 par Mikhaïl Gorbatchev, Secrétaire général du PCUS et, par la suite,
Président de l’URSS, apportent à l’économie nationale des éléments de l’économie de
marché, avant tout, la rentabilité et le bénéfice. Ces nouveautés ébranlent la rigidité
inhérente au marxisme-léninisme.
La formation idéologique et professionnelle des futurs pères fondateurs de la
réforme russe des années 1990, dont les plus éminents sont Egor Gaïdar et Anatoli
Tchoubaïs, s’opère dans les conditions favorables de la détente idéologique de la
dernière décennie de l’existence de l’Union soviétique. Ces jeunes économistes,
conscients de l’approchement inéluctable de la crise du régime sur le plan
économique et politique, s’interrogent sur l’avenir de l’économie nationale dont
l’échec est flagrant. Ils font un rapprochement entre son état déplorable et
l’inefficacité du système socialiste de commandement. Grâce à leur connaissance des
doctrines libérales occidentales et à l’étude des réformes menées dans différents pays
du camp socialiste, ils s’ancrent sur le sol du libéralisme politique. Parallèlement,
Gaïdar et Tchoubaïs œuvrent à la réunification des partisans de l’approche libérale des
deux capitales russes, centres de la pensée scientifique du pays, Moscou et Léningrad.
14
Lors des séminaires et des réunions des clubs de discussion naissent l’idée de la
nécessité des réformes radicales immédiates et leur future stratégie.
15
Chapitre 1 : L’élaboration d’un terreau politique et économique
favorable au libéralisme
Le « dégel » khrouchtchévien des années 1950 qui a ouvert au départ la voie
vers la libération des esprits, s’est transformé assez vite en marasme idéologique et
économique. Les réformes s’imposaient, mais le pouvoir en place ne voulait ni
reconnaître la vraie profondeur de la crise du système politique, ni évaluer les
perspectives de sa transformation, ni montrer la volonté d’en changer. Il faudra
attendre jusqu’en 1965, pour que le Parti communiste produise le premier programme
de réformes dans le domaine économique qui sera connu sous le nom des réformes de
Kossyguine.
La deuxième vague réformatrice marquera en 1985 le début de la
démocratisation de la société et offrira un certain degré de la liberté de l’entreprise.
Cependant, à ses débuts, les pères de la perestroïka n’ont pas médité la refonte
profonde du régime et encore moins son démantèlement : leur but était de croiser le
socialisme et les lois du marché libre pour créer le « socialisme à visage humain ».
Cette idée libérale ne semblait pas à l’époque excessivement fantastique.
Plusieurs intellectuels des années 1980 ont soutenu l’idée de la convergence des deux
pôles politiques du moment : du capitalisme avec ses atouts économiques et du
socialisme avec son idéologie de la justice sociale.
A. Le projet de réformes de Kossyguine des années 1960
Un des événements éminents qui ont préparé le retour du libéralisme en Russie
est l’élaboration de la réforme économique par Alexeï Kossyguine, Président du
Conseil des ministres d'URSS de 1965 à 1980. Le modèle de la réforme et
l’application de nouveaux principes de la gestion de l’économie sont présentés lors de
l’assemblée plénière du Comité central du Parti communiste d’URSS en septembre
1965. Il est temps d’abandonner les principes staliniens de gestion : dans le cadre de
16
la vie d’après-guerre, ils ne sont plus efficaces. La croissance s’est sensiblement
ralentie, même les statistiques officielles « maquillées » ne peuvent plus cacher
l’arrivée imminente d’une crise profonde14
:
Quinquennats 1961-
1965
1966-
1970
1971-
1975
1976-
1980
1981-
1985
1986-
1990
Croissance de la production selon les données
officielles, %
6,5 7,8 5,7 4,3 3,6 2,4
Selon les calculs des économistes V. Seliounine
et G. Khanine, publiés en 1987 dans la revue
« Novyï mir » n° 2, %
4,4 4,1 3,2 1,0 0,6 ---
Dès la période khrouchtchevienne, l’URSS s’engage dans la compétition avec le
camp capitaliste et surtout avec son rival principal des Etats-Unis. Le leitmotiv de
cette époque est le slogan « Rattraper et dépasser l’Amérique ! » qui résume l’esprit
de la compétition acharnée avec le camps adverse initiée par l’URSS. Dans la rage de
production des milliers de tracteurs, des millions de tonnes de blé et de charbon, les
dirigeants soviétiques se préoccupent uniquement de la quantité de production. Dans
les années 1960, les produits de consommation courante représentent seulement 20%
du PIB (produit intérieur brut)15
. Comme l’écrit Egor Gaïdar, au milieu des années
1960, la viande devient introuvable dans les magasins soviétiques à l’exception de la
capitales et de certaines grandes villes. Le consommateur peut la trouver uniquement
aux marchés kolkhoziens pour un prix plus élevé16
.
Le discours de Kossyguine le 27 septembre 1965 annonce les principes d’une
nouvelle approche plus libérale, mais gardant tout de même l’idéologie socialiste. Elle
suppose quatre groupes de mesures.
La première mesure prévoit la réduction de la quantité des normes de
productivité fixées par le Centre de commandement. L’entreprise obtient plus de
flexibilité dans la planification de ses propres résultats, mais pour le Comité Central
du PC, il est hors de question de renoncer au système du Plan.
La deuxième mesure vise à offrir plus d’indépendance financière : dorénavant
les entreprises peuvent disposer d’une partie de leurs propres revenus pour créer des
14
LOPATNIKOV L., Pereval, Moscou, Norma, 2006, p.56. 15
GAÏDAR E., Guibel imperii. Ouroki dlia sovremennoï Rossii, Moscou, Rossiïskaia polititcheskaia
entsiklopedia (ROSSPEN), 2006, p. 145. 16
Idem, p. 159.
17
réserves de stimulation matérielle du personnel, construire des logements, des jardins
d’enfants, des bases sportives et des sanatoriums à disposition des employés. Une
partie des revenus de l’entreprise peut être destinée à la modernisation et à l’achat de
matériel pour accroître la production. Cependant, en l’absence de concurrence
(remplacée par l’invention soviétique de « la compétition socialiste ») et de marché
libre, cette mesure ne peut que provoquer la croissance du déficit, par conséquent, les
possibilités de « l’enrichissement » des entreprises se trouvent limitées.
La troisième mesure marque l’introduction de l’idée de rentabilité de la
production, jusqu’alors étrangère à l’approche économique socialiste. Elle se traduit
par le refus de l’Etat de maintenir les prix d’achat au niveau minimal. La nouvelle
méthode part de l’idée que le prix de vente est la clé de voûte de la rentabilité de
l’entreprise. Il ne s’agit cependant pas d’un passage aux prix du marché ou, au moins,
aux prix contractuels. Ainsi, l’administration rigide de la politique des prix reste en
place, quoi que désormais cette dernière doive être effectuée dans le cadre d’un
certain « absolutisme éclairé ».
Enfin, la quatrième mesure instaure le système de gestion de l’industrie par
branches qui remplace l’ancien modèle khrouchtchévien des sovnarkhozs17
créés à
l’échelon régional. Ainsi, l’organisation des ministères ressemble plus au modèle
occidental tout en gardant son administration rigide, fidèle au Plan.
L’apparition de la stimulation matérielle a des conséquences plutôt positives sur
l’ensemble de l’économie soviétique. Les partisans de la réforme de Kossyguine ont
remarqué la croissance des revenus réels de la population et de la production.
Cependant il faut préciser que la majeure partie de cette dernière est le produit du
complexe militaro-industriel et non des biens de consommation ou de la construction
du logement, dont la pénurie constante fait rentrer le mot « déficit » dans le
vocabulaire courant des Russes. Dans le cadre de la guerre froide et de la course aux
armements, le développement du complexe militaro-industriel est devenu pour
l’URSS une fin en soi. La réforme de Kossyguine ne crée aucun mécanisme de
transmission entre les décisions des organes administratifs et les besoins réels du
peuple.
Progressivement cette réforme s’épuise. S’imposent de nouvelles
transformations qui pourraient assurer la restructuration de l’économie : le passage de
17
Sovnarkhoz, acronyme de « sovietskoe narodnoe khoziaïstvo », littéralement, exploitation soviétique
du peuple.
18
la production purement quantitative sans tenir compte de la qualité vers la création de
libres échanges entre entreprises et l’orientation sur la demande. Néanmoins, cette
étape de la transformation de l’économie soviétique ne voit pas le jour : quatre ans
après le lancement de l’initiative de Kossyguine, les événements révolutionnaires de
Prague en 1968 effrayent le gouvernement soviétique. L’URSS entre dans une phase
réactionnaire, et les réformes de Kossyguine sont étouffées. Cette courte période est
une brève éclaircie qui ébranle la rigidité de l’économie militarisée du Plan, héritage
de l’époque stalinienne. Pour la première fois depuis la brève période de la NEP18
des
années 1920, le gouvernement s’est préoccupé des besoins des travailleurs, de leur
confort et du bien-être en adaptant l’économie aux attentes matérielles du peuple. La
brièveté de ces réformes est aussi significative : elles sont le premier pas vers un
marché libre qui n’est pas compatible avec l’idéologie communiste.
B. La refonte des rapports économiques durant la perestroïka
Avant les années 1980, en Russie, le « milieu naturel » favorable aux idées
libérales du marché libre telles que la propriété privée, le marché et la concurrence
économique, la société civile et les libertés politiques, est inexistant. Les dissidents et
des libres penseurs russes partagent l’avis pratiquement unanime des soviétologues
occidentaux,
« la Russie a été une société communiste totalitaire, incompatible avec le libéralisme ».19
Selon les conclusions de certains chercheurs qui ont étudié les processus
politiques et sociaux en URSS dans les années 1980, cette société a vu avec l’arrivée
au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev
« une érosion inéluctable des principes totalitaires […]. On assistait à la formation des
mécanismes internes et des prémisses d’élimination du totalitarisme et de passage
dans la phase de la modernisation démocratique libérale ».20
18
NEP, « novaïa ekonomitcheskaïa politika », littéralement, nouvelle politique économique de la
Russie soviétique des années 1920. 19
SLOBOJNIKOVA V., Sovremennyï rossiïskiï liberalizm v kontekste mirovoï polititcheskoï mysli i
obchestvenno-polititcheskoï praktiki, Moscou, « Novaia Rossia », 2004, p. 15.
19
L’adoption du libéralisme par la société soviétique est le fruit, à ses débuts, de
facteurs subjectifs, parmi lesquels l’activité de Mikhaïl Gorbatchev joue un rôle
éminent. Elu en 1985 Secrétaire Général du Comité Central du PCUS, Gorbatchev,
selon ses propres mots, concentre entre ses mains un pouvoir comparable à celui d’un
monarque, et entame consciemment la réforme de la société soviétique. L’œuvre
réformatrice de Gorbatchev peut être divisée en deux périodes. La première englobe
les années 1985-1986 et se déroule dans le cadre des mesures administratives de
commandement « traditionnelles » relevant de « l’accélération » de la construction du
communisme. La deuxième période, dont le début est marqué par le plénum du
Comité Central du PCUS en janvier 1987, proclame un changement radical dans la
stratégie des réformes.
Les méthodes administratives du commandement sont désapprouvées et rejetées.
A leur place l’idée de la fusion du socialisme et de la démocratie est adoptée. A partir
de ce moment-là, en URSS débute l’enracinement des valeurs libérales classiques. Il
faut remarquer que les valeurs du libéralisme et de la démocratie sont perçues en
URSS comme un tout unique. Durant les premières années de l’existence de la
nouvelle doctrine, elles sont désignées uniquement comme « démocratiques » et
jamais comme « libérales ». Les articles de presse de l’époque permettent d’affirmer
que la notion du « libéralisme » n’entre pas dans la vie politique et sociale avant 1990.
Ce fait a une explication logique : avant 1990, la société est dominée par l’idée de la
possibilité des réformes réussies sur le fondement de la fusion du socialisme avec la
démocratie. Mais à partir de 1990, quand cette théorie est moralement détruite, la
Russie est envahie par la volonté d’organiser la vie selon le modèle occidental, c’est-à-
dire, libéral.
Selon l’opinion de Marshall Goldman, Iouri Andropov, prédécesseur de Mikhaïl
Gorbatchev au poste du Secrétaire Général du Comité Central du PCUS de 1982
à 1984, est le premier chef soviétique qui sent la menace de l’effondrement
économique de l’URSS. Cependant, il n’a pas le temps d’entreprendre des mesures
réformatrices à cause de la brièveté de sa présence au gouvernail du pays. Ainsi tout le
fardeau des décisions structurelles repose sur les épaules de M. Gorbatchev.21
Ce
20
SOGRINE V., « Liberalizm v Rossii kontsa XX veka : peripetii i perspektivy», Obchestvennye
nauki, Moscou, 1997, n° 1 pp.13-23. 21
GOLDMAN M., The Piratization of Russia. Russian Reform Goes Awry, London-New York,
Routledge, 2004.
20
dernier n’a jamais véritablement pu imaginer ni l’échelle réelle des problèmes, ni les
conséquences des mesures entreprises, et il compte améliorer le système existant tout
en conservant pour l’Etat la prérogative du contrôle total. L’une de ces tentatives de
l’application limitée des mécanismes du marché est l’adoption de la loi de l’URSS Sur
l’entreprise d’Etat du 30 juin 198722
, qui autorise la vente des excédents de la
production sur le marché. La décision du Présidium du Conseil Suprême de l’URSS du
7 avril 1989 relative au bail et contrat de bail en URSS23
permet aux entreprises de
louer leurs locaux pendant les heures non ouvrables. La loi de l’URSS Sur l’activité
économique individuelle du 19 novembre 198624
marque un vrai tournant dans
l’organisation des échanges économiques et rapproche le socialisme de la liberté
d’entreprise. Cependant tous ces moyens aggravent seulement la crise de l’économie
soviétique qui se profile à l’horizon, car la coïncidence de l’inflation croissante
(l’activité des sociétés coopératives ne relève plus du système du contrôle des prix et
ont pour corollaire l’inflation) et du déficit budgétaire n’est pas prise en compte.
Pour le développement de l’entreprise privée, la loi Sur l’activité économique
individuelle de 1986 et la loi de 1987 Sur l’entreprise d’Etat élargie ultérieurement à
toutes les entreprises à partir de 1989, ont une importance cruciale, ainsi que la
décision du Comité Central du PCUS et du Conseil des Ministres de l’URSS Sur la
création des entreprises mixtes avec participation du capital étranger de 198725
qui
ouvre la voie aux capitaux étrangers.
En novembre 1986 et mai 1988, le législateur légalise l’activité d’entrepreneur
dans certains domaines industriels et services. Le mouvement de coopération reçoit
une impulsion avec l’adoption de la loi de l’URSS Sur la coopération du 26 mai
198826
. Cette loi reflète la nouvelle approche de la politique économique : l’esprit
démocratique qui prend sous sa protection l’initiative d’entreprendre. Avec l’adoption
de cette loi, l’initiative privée commence à prendre racine dans la campagne, surtout
avec l’introduction des contrats de bail agraire de 50 ans qui permettent la formation
22
Loi de l’URSS Sur l’entreprise d’Etat du 30 juin 1987, Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR,
Moscou,1989, n° 9. 23
Décision du Présidium du Conseil Suprême d’URSS du 7 avril 1989 relative au bail et contrat de
bail en URSS n° 10277-XI, Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1989, n° 15, p. 105. 24
Loi de l’URSS Sur l’activité économique individuelle du 19 novembre 1986, Vedomosti
Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1986, n° 47. 25
Décision du Conseil des Ministres d’URSS n° 49 du 13.01.1987 Sur la création et l’activité des
sociétés mixtes avec la participation des organisations soviétiques et les firmes des pays capitalistes et
des pays en voie de développement, Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1987, n° 2. 26
Loi de l’URSS Sur la coopération du 26 mai 1988 n° 8998-XI, Vedomosti Verkhovnogo Soveta
SSSR, Moscou, 1988, n° 22.
21
d’exploitations fermières (il faut dire que les nouvelles tendances économiques ont
encore longtemps piétiné dans le secteur agraire).
La loi n°6050-XI Sur l’activité économique individuelle des citoyens de
l’URSS est adoptée le 19 novembre 1986 et entre en vigueur le 1er mai 1987, abrogée
par la loi de la RSFSR27
Sur les entreprises et l’activité d’entreprise du 1er janvier
1991. Elaborée en conformité avec le concept du socialisme fondé sur l’autonomie
financière, elle autorise
« l’activité économique individuelle dans le domaine artisanal, des services courants et
d’autres types d’activité, fondés uniquement sur le travail individuel des citoyens et les
membres de leur famille ».28
Conformément à la loi,
« l’activité économique individuelle est effectuée par les citoyens avec l’utilisation de la
matière première, du matériel, des outils et d’autres biens leur appartenant en tant que
propriété privée, soit qui leur sont transmis par le commanditaire, ainsi qu’avec
l’utilisation des biens reçus sur le fondement du contrat du bail avec des entreprises, des
institutions et des organisations ou des citoyens ».29
Nous constatons que cette loi entérine un nouveau type d’échanges entre les
acteurs de l’économie, inouï sous le socialisme « rigide », tel que, par exemple, le bail.
La loi prévoit un soutien des citoyens désireux d’effectuer une activité
économique individuelle. Elle oblige les comités exécutifs des Conseils des députés du
peuple locaux à leur prêter assistance pour l’achat de la matière première, des outils,
du matériel indispensables pour cette activité, ainsi que pour la vente des produits, à
leur fournir les locaux et d’autres biens sous la forme d’un bail, à fournir l’information
nécessaire pour effectuer librement leur activité d’entrepreneur.
L’activité économique individuelle est fortement imposée : jusqu’à 69% sur les
revenus (à comparer avec le taux d’imposition maximal de 13% applicable aux
travailleurs et aux employés travaillant pour les organismes publics).30
La loi n°6050-XI Sur l’activité économique individuelle des citoyens de
l’URSS devient le point de départ, dans l’histoire, de la formation et du développement
de la petite et moyenne entreprise (PME) en Russie. Indiscutablement, les
27
Cf. annexe n°1. 28
Loi No6050-XI Sur l’activité économique individuelle des citoyens de l’URSS du 19 novembre
1986, Izvestia, Moscou, 1986. 29
Ibidem. 30
Oukase du Présidium du Conseil Suprême de l’URSS du 30.04.1943 Sur l’impôt sur les revenus de
la population, Vedomosti VS SSSR, Moscou, 1983, n° 43.
22
entrepreneurs ne reçoivent pas la liberté absolue d’entreprise, par exemple, ils ne
peuvent pas embaucher du personnel pour augmenter la production. La condition sine
qua non est la participation personnelle de l’entrepreneur dans la production. D’une
manière ou d’une autre, cette loi légalise la possibilité de l’activité d’entrepreneur.
Cette légalisation représente un pas timide vers la formation du modèle libéral russe.
C. La théorie de la convergence
En même temps, l’élaboration du modèle libéral en Russie est préparée par
l’activité de l’élite intellectuelle. A ce niveau, il est nécessaire de s’attarder sur la
théorie de la convergence. Pour plusieurs esprits de l’époque la convergence est la
voie principale du développement de l’humanité.
Dans l’Union soviétique elle est immédiatement condamnée. Par exemple, elle
est présentée de la manière suivante :
« La théorie de la convergence est une théorie bourgeoise qui proclame que les
sociétés socialistes et capitalistes soi-disant se développent dans la direction du
rapprochement, de l’acquisition des traits communs ou similaires et de la fusion en
quelque nouvelle société qui hériterait certains traits de l’une et de l’autre ; la théorie
de la convergence a un caractère antimarxiste et anticommuniste ».31
Les caciques soviétiques considèrent l’ordre social soviétique comme la « vérité
au dernier degré » en le séparant des tendances positives du développement de la
civilisation mondiale et en condamnant l’Union soviétique à la stagnation et à la
dégradation. En plus, ils cherchent à introduire ce régime dans les autres pays qui ont
choisi la voie socialiste, et n’acceptent aucune modification idéologique.
L’académicien Andreï Sakharov reprend la théorie de la convergence dans
l’Union soviétique. Au cours de l’été 1968, après le printemps de Prague, il publie à
l’étranger (en URSS, ceci était pratiquement impossible) son premier ouvrage
conceptuel Pensées du progrès, de la coexistence pacifique et de la liberté spirituelle.
Il y fait une brillante analyse des défauts du système soviétique, de la déficience de
l’ordre global politique et de son équilibre fondé sur la peur de la menace nucléaire qui
23
risque de provoquer la catastrophe planétaire. Il conçoit l’avenir de l’humanité comme
la convergence naissante de deux systèmes socio-économiques, à la suite de laquelle
les sources de tension et de rivalité devraient disparaître. Il se prononce pour le
perfectionnement et la réforme des deux systèmes politiques par la voie de la
compétition pacifique et de l’échange de l’expérience positive.
A l’époque, l’académicien Sakharov considère la convergence comme la seule
voie possible pour l’élimination progressive de l’opposition est-ouest et la cessation de
la confrontation globale, coûteuse et dangereuse pour les deux camps. Entre autres,
cette opinion est partagée par un politicien américain éminent Zbignew Brzhezinsky
qui ne se range pas parmi les amis de l’Union soviétique. Les chefs ne suivent pas la
politique de convergence qui se résume dans formule « le changement par le
rapprochement ». Cette politique éternise l’opposition de deux camps.
Le printemps de Prague est le symbole de cette vision du progrès social. Sakharov
essaye d’appeler les chefs du PCUS à prêter assistance aux réformateurs
tchécoslovaques dans la réalisation d’un « socialisme à visage humain », mais en vain.
La défaite du printemps de Prague retarde les réformes en URSS de dix-sept ans,
jusqu’au changement des dirigeants en 1985.
L’élite politique soviétique, ainsi que l’élite scientifique, qui réprouvent la
théorie de la convergence, entre dans les années 1980 sans avoir d’idées claires sur la
direction suivant laquelle il faut mener les réformes, sur la stratégie et la tactique
d’élimination du système totalitaire et surtout, quel doit être le futur modèle politique
et économique du pays. Beaucoup d’esprits sont envahis par des idées manichéennes
et désorientés par des thèses telles que « soit le capitalisme, soit le socialisme », « soit
l’économie du plan, soit l’économie de marché », « il n’y a pas de troisième voie » et
« on ne peut pas être un peu enceinte »32
d’après la célèbre métaphore des radicaux :
tout comme la grossesse, soit le marché a lieu, soit il n’a pas lieu, et il n’y a pas
d’autres cas de figure possibles. Cette indécision des chefs du pays, ainsi que
l’absence d’un programme clair de mesures à entreprendre, influence de manière
néfaste le moral du peuple et ébranle l’autorité du pouvoir en place. Comme résultat,
cette circonstance est, parmi plusieurs autres, décisive au moment de l’arrivée au
31
DACHITCHEV V., « Traguitcheskaïa tsep otvergnoutykh vozmojnosteï. Teoria konverguentsii i
reformirovanie Rossii », Literatournaïa gazeta, Moscou, 2002, n° 21. 32
Ibidem.
24
pouvoir de Boris Eltsine en décembre 1991, qui suscite le soutien inconditionnel de sa
candidature de la part du peuple.
En 1991, la démocratie libérale remplace définitivement le socialisme qui se
voulait démocratique en tant que credo de la modernisation de la Russie. Dans le
contexte de ce changement, la notion de libéralisme s’enracine dans le vocabulaire
politique et populaire.
Mais l’application des principes libéraux est réalisée substantiellement grâce aux
réformes gorbatchéviennes des années 1987-1988. Le concept de la démocratisation
inclut non seulement des mesures démocratiques (pluralisme des candidatures lors des
élections, séparation des pouvoirs, abrogation de la censure), mais aussi quelques idées
de l’arsenal du libéralisme occidental (droits naturels et inaliénables de l’homme,
marché et libre concurrence, société civile par exemple). Le concept idéologique de
Gorbatchev prend, jusqu’à un certain degré, un caractère libéral démocratique qui rend
possible l’introduction dans la société soviétique des modèles et des mécanismes déjà
testés par les pays occidentaux. A vrai dire, Gorbatchev lui-même et son entourage
refusent d’admettre que leur programme de réformes a un caractère quelque peu
« bourgeois » (du point de vue du marxisme-léninisme, identique au libéral), insistant
sur l’idée que ce nouveau modèle du socialisme est tout à fait compatible avec les
idéaux de Marx et Lénine. Mais en réalité
« les nouvelles idéologie et stratégie ont signifié la révision libérale du « marxisme-
léninisme » ».33
Le temps pour les modifications progressives et, dans la mesure du possible,
indolores est perdu, le cataclysme économique s’approche inéluctablement. La
nécessité vitale de réformes économiques profondes devient manifeste, d’autant plus
que le sommet de l’ancien système socialiste peut en profiter largement sur le plan
politique et personnel. Un événement politique majeur devient le facteur qui déclenche
le processus libéral irrévocable : le fiasco du putsch du mois d’août 199134
.
33
KRACHENINNIKOV Iou. (dir.), Liberalizm v Rossii, Moscou, Aguentstvo « Znak », 1993. 34
A la veille de la signature du traité d’Union par la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan et
l’Ouzbekistan, un coup d’État se produit à Moscou le 19 août 1991, fomenté par un groupe de
conservateurs qui ne peuvent admettre le risque d’un éclatement de l’Union soviétique. Ils décident de
destituer le président Gorbatchev, alors en vacances en Crimée, de le remplacer à la tête de l’État par le
vice-président Ianaev, de décréter l’état d’urgence et de rétablir la censure. C’est Boris Eltsine, élu
président de la République de Russie au suffrage universel le 12 juin 1991, qui fait échouer cette
25
L’affirmation des résultats politiques de la victoire des forces démocratiques devient le
but principal de la réforme radicale, en plaçant au second plan la problématique
purement économique.
Les acquis des réformes d’A. Kossyguine et de M. Gorbatchev créent des
prémisses pour l’approfondissement ultérieur de la transformation de la vie
économique et sociale. L’expérience positive des réformes ensemble avec la
philosophie libérale des « soixantards » forment la mentalité des jeunes universitaires
désireux de faire leur contribution dans le développement de la pensée économique et
politique. Ainsi, les facultés économiques de Moscou et Léningrad abritent dans les
années 1980 des groupes de discussion sur l’avenir du pays. Ces groupes sont une
sorte de pépinière de la future élite politique, dont les figures importantes sont Egor
Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs.
tentative en appelant à la grève générale, en ralliant les troupes et en prenant la tête des manifestations
hostiles aux putschistes. Ceux-ci sont rapidement arrêtés.
26
Chapitre 2 : Gaïdar et Tchoubaïs : parcours idéologiques et
professionnels
Le développement des idées libérales en Russie contemporaine est lié aux noms
de ses « théoriciens » - économistes et personnages politiques – qui ont essayé de les
implanter sur le sol russe, notamment Anatoly Tchoubaïs et Egor Gaïdar. La montée
en puissance professionnelle et idéologique de ces hommes politiques se déroule sur
fond de bouleversements sociaux et politiques du camp socialiste dans les années
1980 et au début des années 1990. Leurs biographies ont beaucoup de points
communs ce qui a, probablement, déterminé leur rapprochement.
A. Tchoubaïs, traducteur de la pensée libérale de Léningrad
Anatoly Tchoubaïs est né le 16 juin 1955 à Borissov, petite ville biélorusse,
dans la famille d’un officier soviétique. Son père, ancien combattant de la Grande
guerre patriotique de 1941-1945, promu de l’Académie politique militaire à Moscou,
a toujours été un communiste notoire. En 1977, Tchoubaïs termine ses études à
l’Institut du génie et d’économie de Palmiro Togliatti à Léningrad (LIEI) à la faculté
des constructions mécaniques. L’économie politique « académique » de l’Université
d’Etat de Léningrad ou l’aspect comptable des finances enseignées à l’Institut
d’économie et de finances de Léningrad ne l’attirent pas beaucoup. En revanche, il
s’intéresse vivement à l’ingénierie, à la gestion d’entreprise, à la production. Au
premier abord, les années passées à l’institut n’ont pas considérablement influencé la
formation de la future école des économistes libéraux de Léningrad. On estime qu’à
l’époque, l’enseignement de l’économie à la faculté où étudie Tchoubaïs cède la
palme au cursus de l’Institut d’économies et de finances de N. Voznessenski de
Léningrad, d’où sont sortis quelques uns des plus éminents membres du futur cercle
de Tchoubaïs. La faculté d’économie de l’Université d’Etat a formé Andreï Illarionov,
futur conseiller économique du Président Eltsine, et Alexeï Koudrine, futur ministre
27
des finances et vice-premier ministre. Cependant, ce premier se joint à l’équipe de
Tchoubaïs un peu plus tard car il est plus jeune que les membres de ce groupe de
quelques années. Ce dernier s’associe aux penseurs libéraux vers la fin des années
1980 après avoir terminé sa thèse de doctorat à Moscou. Le plus instruit de ce groupe,
selon l’avis de Sergueï Vassiliev, collègue proche de Tchoubaïs, est Sergueï Ignatiev,
actuellement Président de la Banque Centrale de la Russie. Il a fait ses études à
Moscou, à la faculté d’économie de l’Université d’Etat. Ultérieurement, il a enseigné
dans les établissements de formation supérieure à Léningrad.
Dans les années 1977-1982, Tchoubaïs commence son activité professionnelle
en tant qu’ingénieur et assistant à l’Institut de génie et d’économie de Palmiro
Togliatti à Léningrad. De 1982 à 1990 il poursuit sa carrière en tant que maître de
conférence dans le même institut. Ses recherches théoriques aboutissent à la
soutenance de sa thèse en 1983, dont le sujet est Etude et élaboration des méthodes de
planification du perfectionnement de la gestion dans les organisations technico-
scientifiques par branches industrielles.
Entre 1984 et 1987 Tchoubaïs est à la tête d’un cercle informel de « jeunes
économistes » créé par un groupe de personnes diplômées des facultés économiques
de la ville. En 1987, est organisé, avec la participation active de Tchoubaïs, le club de
discussion « Perestroïka » qui ambitionne la promotion des idées démocratiques
parmi l’intelligentsia russe.
Tchoubaïs adhère au Parti communiste très tôt, à l’âge de 22 ans. En cinquième
année d’études à l’Institut, le futur réformateur devient candidat aux membres du
PCUS, puis, en 1977, il obtient le « billet rouge »35
. Il faut rappeler l’influence très
forte de son père, commissaire politique de l’armée, et les réalités d’antan de
l’idéologie soviétique : pour grimper vers le haut de l’échelle sociale et
professionnelle, il faut être membre du Parti, ou tout au moins se ranger sous les
drapeaux de la Jeunesse communiste (Komsomol). Après avoir terminé ses études
dans la filière « économie et organisation de la production des constructions
mécaniques », comme le souligne son biographe « en titre » A. Kolesnikov, filière
« idéologiquement neutre », Tchoubaïs poursuit sa carrière au sein du même institut,
fait des recherches pour soutenir sa thèse.
35
La carte de membre du PCUS.
28
« J’ai parcouru le chemin idéologique, traditionnel pour un communiste qui cherchait à
comprendre ce qui se passait avec le pays en réalité, en passant de l’eurocommunisme36
au
socialisme de marché »,37
constate Tchoubaïs.
A Moscou, comme à Léningrad, des économistes aspirent à connaître
l’expérience étrangère, de préférence, de l’Europe de l’Est, dans le domaine des
réformes de l’économie. L’étude de l’expérience yougoslave et hongroise, l’échange
actif des informations entre les jeunes économistes des deux capitales russes ont
formé une équipe non seulement cultivée, mais aussi efficace et capable d’agir pour
réaliser ses idées.
A l’automne 1979, Tchoubaïs fait connaissance avec le mathématicien de
l’Institut d’économies et de finances de Léningrad Iouri Iarmagaev et avec
l’économiste de l’Institut du génie et d’économie à Léningrad Grigori Glazkov.
Iarmagaev se distingue par ses convictions anticommunistes et refuse d’accepter
comme un dogme les postulats de l’économie politique soviétique. Diplômé de la
faculté mathématico-mécanique de l’Université d’Etat de Léningrad, il n’exige pas de
preuves abstraites, « humanitaires » de la justesse de la « seule juste doctrine » (de
Lénine), mais des preuves mathématiques logiques. Glazkov est quelqu’un qui
cherche à tout analyser et tout mettre en doute, par conséquent, il est sceptique par
rapport aux mesures économiques que le pouvoir soviétique tâche d’entreprendre. Son
scepticisme est d’autant plus marqué qu’à cette période, il traverse une crise
professionnelle : il est désenchanté par sa carrière, pourtant brillante, d’économiste
chercheur et pense même à changer de profession. Le plus jeune membre de ce
groupe est Anatoli Tchoubaïs. Agé de vingt-quatre ans, le jeune chercheur de l’Institut
du génie et d’économie est l’économiste soviétique le plus orthodoxe par rapport à ses
collègues,
« pourtant doté de l’esprit scrutateur et désireux d’aller jusqu’au fond du problème »38
.
Cette rencontre donne naissance à un petit cercle d’économistes. Les collègues
ont écrit collectivement un article qui paraît en 1982 dans une édition d’ouvrages
36
L’eurocommunisme est un courant communiste apparu dans les années 1970 en Europe de l'Ouest. Il
suit l'idéologie communiste mais ne s'aligne pas sur le modèle soviétique, entre autres en critiquant le
régime de l'URSS des goulags, de la dictature, de l'absence de libertés, etc. C'est un des éléments de la
période de "détente" et de remise en cause du modèle des superpuissances pendant la guerre froide.
37 KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.23.
29
scientifiques sous le titre Le perfectionnement de la gestion du progrès
technoscientifique dans la production. Cet article, écrit en langue prudente et
« politiquement correcte » pour l’époque soviétique (par exemple, au lieu de dire
« l’inflation », les auteurs utilisaient l’expression camouflée « déséquilibre de la
stabilité des prix ») contient des conclusions très séditieuses, allant contre l’idéologie
officielle.
Aucun coefficient du plan, comme l’ont écrit les auteurs de l’article, ne peut
évaluer de manière juste la demande solvable. Seul le marché est capable de produire
des critères adéquats, puisque le seul instrument de mesure est le bénéfice. Dans
l’article de Glazkov, Iarmagaev et Tchoubaïs il est écrit que
« la condition indispensable de l’amélioration réelle du fonctionnement des entreprises
dans les conditions du progrès technoscientifique, de l’augmentation des volumes de la
production pour atteindre le niveau de sa capacité réelle, est l’accroissement de la
flexibilité et la restriction du commandement de la planification centralisée ».39
Ces jeunes économistes nient l’idée de l’économie planifiée, clé de voûte du
régime socialiste, et adhèrent à l’idée libérale, autrement dit, bourgeoise, des vertus du
marché sous l’angle de la théorie économique néo-classique. Selon eux, l’Etat ne doit
pas intervenir dans les échanges des acteurs économiques ni perturber l’équilibre
entre l’offre et la demande. L’idée maîtresse de leur ouvrage est la démonstration du
rôle néfaste d’une telle intervention. Les auteurs n’exposent pas leurs conclusions de
manière radicale, mais choisissent un langage feutré pour ne pas provoquer la critique
des économistes idéologiquement fidèles au régime, n’appelant pas les choses par
leurs propres noms comme, par exemple, le marché ou la concurrence. Comme en
témoigne Egor Gaïdar dans son interview pour l’édition Internet Polit.ru, la pression
idéologique à Léningrad était énorme, et toute dérogation à l’idéologie officielle était
immédiatement dépistée et amputée.40
Par miracle, la censure n’a trouvé rien de grave
dans ces propos, et le recueil d’articles a vu le jour de la manière la plus légale qui
soit.
Plusieurs personnes qui ont gravité autour de Tchoubaïs et de la communauté
des têtes pensantes réunies à Léningrad, témoignent qu’il avait d’énormes ambitions
38
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.23. 39
GLAZKOV G., IARMAGAEV Iou., TCHOUBAIS A., Soverchenstvovanie oupravlenia nautchno-
technitcheskim progressom v proizvodstve. Mejvouzovskiï sbornik, Léningrad, Léningradkiï
Gosoudarstvennyï Ouniversitet im.Jdanova, 1982. 40
Interview de E. GAIDAR, Otkouda pochli reformatory,
ww.polit.ru/analytics/2006/09/06/gaidar.html.
30
personnelles. Certains de ses adversaires politiques d’aujourd’hui n’hésitent pas à lui
attribuer des caractéristiques assez peu flatteuses : selon eux, il est capable de
déplacer des montagnes pour atteindre son but personnel et n’a pas de scrupule quant
au choix des procédés :
« il passera dans le sang jusqu’aux genoux et ne sera pas écoeuré ».41
Ses ambitions et son indiscutable charisme de meneur d’hommes ne permettent
pas à Tchoubaïs de se contenter du modeste rôle de leader informel d’un club de
discussion sans réel poids politique. En 1990, il tente sa chance en se présentant aux
élections du poste de directeur de l’Institut des problèmes socio-économiques de
Léningrad auprès de l’Académie des Sciences de l’URSS, institution prestigieuse. Son
appartenance à l’époque vous ouvrait beaucoup de portes. Cet épisode de la vie de
Tchoubaïs permet d’évaluer la vraie dimension de ses prétentions personnelles qui
scandalisent plusieurs personnages éminents du monde scientifique : au moment des
élections, Tchoubaïs n’atteint pas encore l’âge de 35 ans et n’obtient pas le titre de
docteur. Selon l’auteur de sa biographie « officielle » A. Kolesnikov, la candidature
de Tchoubaïs n’est pas soutenue suite aux manigances des académiciens de Moscou.
La tentative de Tchoubaïs de faire carrière en politique est plus fructueuse.
L’année 1989 est marquée par les élections des députés au Conseil municipal, organe
législatif de Léningrad, qui introduisent dans la vie politique de la ville le mouvement
démocratique. Tout en restant membre du PCUS, Tchoubaïs soutient le bloc
démocratique « Demokratitcheskaïa platforma » créé par les efforts des dissidents
d’hier, y compris le frère de Tchoubaïs, Igor.
En 1990, suite à la proposition du Président du comité exécutif du Conseil
municipal de Léningrad A. Chtchelkanov, et avec le soutien de la majorité
démocratique du Conseil, Tchoubaïs entre enfin dans les couloirs du pouvoir et
occupe le poste d’adjoint du Président du comité exécutif. Ensuite, en 1990-1991, il
devient premier adjoint de Chtchelkanov. Tchoubaïs doit ce poste à la protection de
son ancienne connaissance et participant actif du cercle des discussions économiques
semi-officielles Sergueï Vassiliev, qui est à l’époque le chef de la commission
économique auprès du Conseil exécutif.
41
VICHNEVSKI B., Anatoli Tchoubaïs : Jeleznyï Drovosek, ne polutchivchiï serdtsa, Moscou,
Epitsentr, 2004.
31
Par ailleurs, en 1990 Tchoubaïs devient Président de la commission pour la
réforme économique. Son travail dans l’organe exécutif de Léningrad est marqué par
un lobbying actif visant la création d’une zone franche qui devrait transformer
Léningrad en Eldorado pour les investisseurs grâce à un statut fiscal spécial. Les
démocrates brisent pas mal de lances en défendant ce projet peu réaliste pour
l’époque : Léningrad commence déjà à goûter à la pénurie des produits de première
nécessité et à s’habituer aux rayons de magasin vides. Les cartes de rationnement des
produits sont introduites. Dans ces conditions-là, le beau projet de la zone
économique spéciale n’est pas réalisable.
Au cours de l’été 1991, Anatoli Sobtchak est élu premier maire de Léningrad.
Le comité exécutif change de statut, se transformant en mairie de Léningrad. Dans la
nouvelle mairie Anatoli Tchoubaïs ne trouve pas de place : suite à un conflit aigu avec
le nouveau maire, il doit quitter son poste et accepter la fonction de conseiller
économique, ce qui est en réalité une voie de garage et une forme d’exil politique.
Tchoubaïs devient directeur du Centre Leontieff, fondé par les libéraux. Cette
structure qui porte le nom du lauréat du Prix Nobel en économie Wassily Leontieff est
une unité de recherches scientifiques et n’a aucune influence politique sur la vie de la
ville et les décisions prises dans le cadre des réformes annoncées par les démocrates.
B. Gaïdar et l’école économique libérale de Moscou
Egor Gaïdar, à l’inverse d’Anatoli Tchoubaïs qui dans les années 1980 n’est
qu’un simple maître de conférence provincial et méconnu, appartient dès sa naissance
à l’élite soviétique. La gloire de ses illustres grands-pères, surtout du grand-père du
côté paternel Arkadi Gaïdar, a joué un double rôle pour Egor Gaïdar, positif et négatif
à la fois : il a pu pleinement profiter de son origine, mais il a dû longtemps rester dans
l’ombre de la gloire de sa famille.
Le nom d’Arkadi Gaïdar a été gravé dans le marbre par les idéologues
communistes. En 1918, à l’âge de quatorze ans, le jeune Arkadi Golikov quitte la
maison de son père, instituteur d’Arzamas, pour rejoindre les troupes de l’Armée
rouge et se battre contre les Blancs et les bandits qui terrorisent la population des
32
régions ravagées par la guerre civile. A quatorze ans, il a sa première blessure au
combat. A dix-sept ans, il commande un régiment spécial pour la répression des
mutineries. Golikov prend le pseudonyme de Gaïdar, ce qui veut dire en langue
mongole « cavalier qui galope à l’avant-garde ». Par la suite, le vrai nom de Golikov
s’oubliera et s’effacera devant le nom de Gaïdar, intransigeant combattant des
ennemis de la Révolution.
Le pouvoir soviétique a fait de ce personnage emblématique une véritable icône,
d’autant plus que sa mort au tout début de la guerre en 1941 fera de lui un des
premiers « saints communistes »42
, un martyr qui a déposé sa vie sur l’autel du
communisme. Arkadi Gaïdar qui a eu une jeunesse féroce et proprement sanglante (il
a écrit quelques années après la fin de la guerre civile :
« je fais des rêves où je vois les gens que j’ai tués à la guerre étant jeune»43
),
après la guerre devient écrivain, et il faut l’avouer un écrivain de talent. Ses
récits et romans pour la jeunesse entrent dans les manuels ; plusieurs générations
d’enfants soviétiques ont grandi avec les héros de ses ouvrages dont l’un est Timour,
devenu le symbole du vrai pionnier. Le fils d’Arkadi Gaïdar, Timour, en a été le
prototype.
Timour Gaïdar qui est très tôt orphelin de son père, grandit sous la protection de
l’Etat soviétique. Diplômé de la faculté de journalisme de la prestigieuse Académie
militaire politique de Moscou, il vit plusieurs années avec sa famille à l’étranger, à
Cuba et en Yougoslavie en tant que correspondant du journal Pravda, organe officiel
du PCUS. Dès son enfance, Egor Gaïdar gravite dans le monde des élites socialistes :
sa famille fréquente et compte parmi ses amis des personnages illustres de cette
époque, tels que Raoul Castro et Ernesto Che Gevara, et encore, sans doute, plusieurs
éminences du milieu politique et culturel de Moscou.
L’autre grand-père d’Egor Gaïdar est Pavel Bajov, célèbre journaliste et auteur
du recueil de récits des contes d’Oural Le coffret en malachite qui le rend célébrissime
et lui vaut le Prix Staline en 1943.
Ainsi, la parenté de Gaïdar avec des personnages emblématiques de l’époque
soviétique et l’allégeance de sa famille par rapport au régime, ainsi que le vaste réseau
42
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p.177. 43
Idem, p. 178.
33
de connaissances de son père assurent l’avenir professionnel d’Egor Gaïdar et son
ascension rapide de l’échelle hiérarchique. A priori, il est destiné à une carrière
fulgurante dans le domaine choisi, à savoir, la science économique.
En 1973, Egor Gaïdar devient étudiant de la faculté économique de l’Université
d’Etat de Moscou, une des facultés clés, appelée à traduire et développer le dogme
idéologique et, par conséquent, une des plus contrôlées par le régime. Les étudiants
sont obligés d’apprendre littéralement par coeur les ouvrages de Marx, Engels et
Lénine, car
« le but de [cette] formation est de préparer les spécialistes qui pourront habilement
trouver le fondement de toutes décisions changeantes du parti en se référant à l’autorité
des pères fondateurs du marxisme-léninisme ».44
En étudiant modèle, Gaïdar apprend comme le Pater noster, en toute conformité
aux exigences du cursus universitaire, les citations imprégnées d’idées socialistes et
des décisions du parti, mais en même temps il étudie les ouvrages d’A. Smith et de P.
Samuelson, apologistes de l’approche économique libérale. Selon Gaïdar, le livre d’A.
Smith devient sa lecture préférée pour des décennies. Durant ses études, il s’évertue à
comprendre si l’approche libérale et la théorie du « laisser faire » dans le domaine
économique sont compatibles avec la rigidité de la théorie marxiste.
Une fois ses études universitaires achevées, le jeune chercheur trouve une place
à l’Institut de recherches scientifiques systémiques (VNISII) auprès de l’Académie
des sciences de l’URSS. Ce poste va jouer un rôle décisif dans la formation de ses
convictions idéologiques. A la tête de cet Institut de recherches se trouve l’économiste
Djermen Gvichiani, gendre de N. Kossyguine. Bien évidemment, la proximité du chef
de l’Institut avec la famille du haut dirigeant soviétique le met à l’abri de toutes
critiques et d’un contrôle idéologique intransigeant, ainsi que ses collaborateurs : des
liens personnels aident à avoir un accès direct aux personnages politiques et aussi
offrent une certaine autonomie idéologique. Cette dernière a une signification vitale
pour un groupe de chercheurs qui ont pour but d’étudier et d’analyser le déroulement
des réformes dans le camp socialiste.
Lors des séminaires et des discussions des questions d’actualité, la liberté
d’expression des participants est tellement apparente et représente une rupture si
profonde avec tout ce qui se passe en dehors des murs de l’Institut, c’est-à-dire, dans
la vie quotidienne et dans les autres établissements soviétiques, que Gaïdar, au début
34
de sa carrière au sein de l’Institut, est persuadé que ces « libertins » manquent de peu
de se retrouver en prison. Ces derniers sont aussi méfiants vis-à-vis du jeune au nom
très « révolutionnaire », mais il a pu progressivement entrer dans leur cercle de
confiance en faisant preuve de similitude dans ses convictions.
En 1982, Gaïdar est désormais un jeune économiste qui a tout pour réussir sa
carrière : issu d’une famille favorisée par le régime, il a pu profiter des multiples
connaissances de son père. Le renom de sa famille lui permet de s’introduire
pratiquement après la fin de ses études dans un établissement prestigieux de la
capitale, l’Institut de recherches scientifiques systémiques de l’URSS, et travailler
sous la direction de Stanislav Chataline, qui consacre son travail à l’étude des
réformes en Hongrie, Yougoslavie, Pologne et Chine. Sa proximité avec Chataline
permet à Gaïdar de toucher, en quelque sorte, au « levier de commande » du pays :
son chef est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés dans une revue économique
prestigieuse Voprosy ekonomiki. Entre autres, il a collaboré avec le premier ministre
Nikolaï Tikhonov45
à la rédaction de son livre.
Au début de la perestroïka, Gaïdar occupe le poste de rédacteur à la revue
Communiste, puis devint responsable du département économique de la Pravda, c’est-
à-dire les deux organes idéologiques principaux du Parti communiste dépendant
directement du Comité central du PCUS. Jusqu’en 1991, lorsqu’il quitte le PCUS
juste après le décret d’Eltsine abolissant les comités du parti dans les entreprises et les
unités de l’armée46
, il écrit ses articles dans un esprit marxiste orthodoxe. Même si
parallèlement Gaïdar participe aux réunions des penseurs libéraux et se range du côté
des académiciens pro-réformateurs, il faut avouer que le raisonnement purement
opportuniste dicté par l’instinct de conservation ne lui permet pas d’avouer ses
convictions in pectoro :
« le poste de responsabilité dans la revue du parti octroyait le droit de choisir librement
ses décisions, et le chef du département n’a pas été obligé de consulter les
fonctionnaires du Comité Central concernant ce qui est autorisé ou non, il a été son
propre censeur. Mais ceci lui imposait une énorme responsabilité personnelle : une
erreur pouvait lui valoir sa carrière ».47
44
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 194. 45
Président du Conseil des Ministres de l’URSS de 1980 à 1985. 46
Décret du Président de la RSFSR du 23 août 1991 n°79 Sur la suspension de l’activité du Parti
communiste de la RSFSR, Moscou, Vedomosti SND RSFSR et VS RSFSR, 1991, n° 31, p. 1537. 47
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p .217.
35
Anatoly Tchoubaïs et Egor Gaïdar se sont connus plus tard. Cependant, le lien
entre eux aura par la suite une grande importance, non seulement pour les
réformateurs, mais aussi pour le pays entier. Gaïdar précise :
« Comme chaque personne normale, j’ai peu d’amis proches, et ce qui s’est passé
pendant ces années est une rude épreuve pour l’amitié. Durant les vingt années de
connaissance, chacun de nous a été tantôt plus bas, tantôt plus haut dans la hiérarchie de
service, tantôt dans les bonnes grâces, tantôt dans les mauvaises, mais Tchoubaïs est
toujours resté une de ces rares personnes, dont la situation professionnelle n’influençait
pas les rapports humains. Il est toujours resté un camarade et un ami loyal».48
Ainsi, le tandem professionnel, fondé sur la communauté d’idées, s’est
transformé en une grande amitié entre ces deux personnages. D’autant plus que cette
amitié a subi les épreuves « non seulement du travail commun, mais aussi de la
révolution »49
.
Tchoubaïs compte Gaïdar parmi ses amis les plus proches. Gaïdar dit que
Tchoubaïs est son ami intime50
. Ensemble, ils traversent la période des premières
réformes, les plus difficiles, celles qui suscitent un maximum des critiques. Même
quand Egor Gaïdar quitte la « grande politique » en 1993 en se limitant au rôle de
premier ministre « dans l’ombre », il reste pour Tchoubaïs la première personne à
laquelle il téléphone dans ses moments de doute et d’hésitation.
C. La fusion des deux centres de recherches libérales
De plusieurs points de vue, Gaïdar est une personnalité dotée de beaucoup de
potentiel, et son entourage, ainsi que la communauté des économistes russes, ne
doutent pas que le jeune Gaïdar ira loin. Egor Gaïdar est invité à Léningrad en tant
que célébrité de la capitale afin de participer à un séminaire officiel où il peut faire
connaissance avec les théoriciens locaux. Assez vite, les représentants des deux
48
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 245. 49
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.49. 50
Ce rapport a été mis récemment en évidence au mois de novembre 2006 quand Gaïdar est victime
d’une présumée tentative de meurtre durant son séjour en Irlande. Pour l’instant, les circonstances de
cet incident ne sont pas éclaircies, mais Tchoubaïs est aussitôt apparu devant les caméras pour faire une
déclaration concernant la tentative d’empoisonnement de son ami, comme il l’a précisé, et s’est rendu
immédiatement en Irlande pour soutenir personnellement Gaïdar à l’hôpital. Rappelons que Tchoubaïs,
lui-même, a été victime d’un attentat armé en 2005.
36
centres de la pensée économique moderne constatent la communauté de leurs idées et
de leurs principes et surtout, ce sentiment commun que les changements majeurs dans
la vie du pays sont inéluctables. Tchoubaïs se met à la tête de l’équipe de Léningrad,
qui décide de mettre par écrit les conclusions, fruit de longues discussions
scientifiques et théoriques. Les Léningradois les plus illustres, Sergueï Vassiliev et
Sergueï Ignatiev, sont parmi les auteurs d’un ouvrage de cent vingt pages intitulé
Concept du perfectionnement du mécanisme de gestion de l’entreprise qui contient,
selon Egor Gaïdar, « le programme de réformes du modèle hongrois de 1968 »51
.
Grâce à Gaïdar, qui est plus proche des rouages de la nomenklatura52
, les
représentants de l’équipe de Léningrad ont l’impression de ne plus être juste un club
de discussions, même si ces dernières sont ardentes, mais de devenir un vrai groupe
de travail. Le résultat de ce travail théorique pourrait, selon eux, être appliqué tôt ou
tard dans la vie réelle, ce qui leur donne le sentiment motivant de l’utilité pratique de
leurs efforts.
Cette aspiration de l’intelligentsia des cercles académiques aux changements
coïncide heureusement avec la période de recherches de nouvelles méthodes
entreprises par le Bureau Politique du PCUS. La Commission pour le
perfectionnement de la gestion de l’économie créé en 1983 auprès du Politburo
spécialement à ces fins est dirigée de jure par le premier ministre Nikolaï Tikhonov,
mais de facto par le jeune secrétaire du Comité central du PCUS pour l’économie
Nikolaï Ryjkov (quelques années plus tard il deviendra Président du Conseil des
Ministres sous Gorbatchev). Le travail de cette Commission repose sur deux piliers.
L’un est le corpus des fonctionnaires d’Etat au niveau des adjoints des ministres,
l’autre est le corpus académique qui comprend des chefs des instituts économiques.
Gaïdar en tant qu’assistant de l’adjoint du directeur de la section scientifique de la
Commission peut utiliser les prérogatives de son poste pour organiser le soutien et la
protection idéologique de ses amis, jeunes économistes de Léningrad. Dans son
entretien, il raconte que pour créer une zone de sécurité autour du cercle des
dissidents léningradois, il lui suffit d’évoquer leur collaboration avec le Politburo, car
51
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p. 53. 52
En Union soviétique jusque dans les années 1990, la liste des postes de haute responsabilité dans
l'économie, l'administration et les associations, et de leurs titulaires, pour lesquels la nomination et
l'élection étaient étroitement contrôlées par le Parti communiste. Par extension, le terme péjoratif qui
désigne la minorité qui détenait la réalité du pouvoir en URSS, qui bénéficiait de nombreux privilèges
(voiture de fonction, logement etc.).
37
« le mot « Politburo » ouvrait presque toutes les portes ».53
Les dirigeants soviétiques du début des années 1980, souvent désignés comme
gérontocrates, sont par la force de leur fidélité aux dogmes socialistes et aussi par leur
âge qui ne favorise pas la velléité des changements, sans aucun doute, adversaires de
toute forme de libéralisme politique et économique. Cependant Iouri Andropov, chef
de l’Etat de 1982 à 1984, est conscient de la crise structurelle du régime et cherche
des moyens pour l’atténuer, à défaut de la guérir complètement. Il annonce ce danger
d’une manière prudente, en ayant recours à la langue de bois :
« Nous n’avons pas encore dûment étudié la société où nous vivons et travaillons. Il
nous faut sainement juger où on en est.».54
Grâce à lui, cette Commission peut élaborer quelques documents faisant foi du
programme de réformes qui est préparé avec la participation active des économistes
provinciaux ne faisant pas partie de l’establishment officiel.
La Commission fait appel aux jeunes talents qui sont invités à Moscou pour
collaborer. En septembre 1983, le sanatorium « Sosny », rattaché au Comité central
du PCUS, accueille à Moscou le groupe « d’experts indépendants » de Moscou et des
provinces (Léningrad, Novossibirsk). Ils sont invités pour un séminaire scientifique
selon les « listes d’Andropov » établies par le Comité central du parti et le KGB,
comme le dit un des participants, économiste de Léningrad, Vladlen Sirotkine.
Comme cet événement est organisé par le pouvoir, personne n’ose critiquer
ouvertement le régime soviétique, au contraire, chacun ne manque pas de se
prononcer contre le marché capitaliste. Sauf le cercle de Tchoubaïs, également
présent. Le comportement est audacieux mais il est le résultat d’années de discussions
acharnées lors de réunions semi clandestines.
Les conclusions des participants de ce séminaire (qui ont joué le rôle des
« nègres intellectuels »55
) servent de matériel de travail pour la Commission à
l’élaboration du projet de réformes. Le projet qui en résulte offre un plan dépourvu de
tout radicalisme. Il propose une approche graduelle, inspirée de l’expérience d’autres
pays du camp socialiste, à savoir, la Hongrie et la Chine. Néanmoins, ce projet
modéré est rejeté comme n’étant pas assez socialiste : le socialisme de marché a
toujours été pour les bonzes du parti un « épouvantail idéologique ».
53
Otkouda pochli reformatory, interview de E. Gaïdar, www.polit.ru/analytics/2006/09/06/gaidar.html. 54
ANDROPOV Iou., Izbrannye retchi i stati, Moscou, Rodina, 1983, p.231. 55
SIROTKINE V., Anatoli Tchoubaïs : velikiï inkvizitor, Moscou, Algoritm, 2006, p.16.
38
Bien que les recherches du laboratoire où travaille Gaïdar et, depuis 1982,
Tchoubaïs appelé par son ami et collègue, n’aient pas donné grand chose au niveau
pratique - ses recommandations ne sont pas écoutées par les puissants du régime -,
cette collaboration joue tout de même un rôle non négligeable dans l’histoire des
réformes libérales. Premièrement, la fusion des deux centres intellectuels, deux
clusters de la pensée économique libérale, crée une communauté intellectuelle, une
forme de réseau de rapports professionnels et humains qui servira de fondement pour
le premier gouvernement libéral en 1991. Plusieurs membres de ce réseau deviennent
des figures éminentes de la politique et de l’économie russe56
. Deuxièmement, la
proximité du cercle moscovite du centre politique (il dispose de plus de liberté de
pensée et d’action par rapport au cercle léningradois), offre à ce dernier sa protection
et une sorte de carte blanche (bien sûr, dans la mesure du possible, dans des
conditions rigides de l’idéologie soviétique et surtout sous la surveillance constante
du KGB). La légalité d’action devient indispensable pour Tchoubaïs et ses collègues
qui ne peuvent plus se contenter des discussions scientifiques cachées dans les
cuisines de leurs appartements et de leurs datchas, dans la plus pure tradition de
l’intelligentsia russe.
Les deux centres universitaires russes, Moscou et Léningrad, deviennent le lieu
de naissance de la nouvelle pensée économique libérale. A Moscou, le processus de la
réunification des adeptes de l’approche libérale se déroule sous le patronat de hautes
structures académiques et nomenklaturistes. A Leningrad, ce processus a le caractère
plus spontané et informel. La fusion des deux centres de la pensée libérale permet à
leurs leaders Gaïdar et Tchoubaïs d’envisager la possibilité de passer des discussions
à l’élaboration du programme concret des réformes.
56
Sergueï Vassiliev, professeur de l’Université d’économie et de finances de Saint-Pétersbourg,
Président du Comité pour les marchés financiers et la circulation monétaire.
Sergueï Ignatiev , Président de la Banque Centrale de la Fédération de Russie.
Piotr Aven, Président d’Alfa Banque.
Konstantin Kagalovski, ex-directeur exécutif représentant la Russie auprès du FMI.
Grigori Glazkov, ex-directeur du département au Ministère des finances.
Vladimir Maou, recteur de l’Académie de l’économie nationale auprès du gouvernement de la
Fédération de Russie.
Аlexeï Oulioukaev, premier adjoint du ministre des finances de la Fédération de Russie.
39
Chapitre 3 : La formation entre 1985 et 1990 des équipes de « brain
storming » économique, point de départ des réformes libérales
En 1985, Mikhaïl Gorbatchev succède à Konstantin Tchernenko au poste de
Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique. Son arrivée au pouvoir
marque le début du lent mouvement de l’URSS vers la démocratisation de la société
qui donnera par la suite la refonte magistrale du régime connue sous le nom de
perestroïka. Le nouveau Secrétaire général fait preuve d’une certaine ouverture
d’esprit (dans la mesure du possible au sein d’un PCUS fidèle aux dogmes du
« marxisme-léninisme »), car le pays est confronté ouvertement à des problèmes
d’ordre économique et, par conséquent, social. La situation économique de l’Union
soviétique confirme à merveille l’expression de l’économiste hongrois Janos Kornai :
« Le socialisme est une économie du déficit ». Enfin, sous Gorbatchev le Parti
communiste ose abandonner la rigidité de ses postulats de l’économie politique et
donner plus de liberté aux initiatives d’entreprises et intellectuelles pour retarder la
chute libre du pays dans le gouffre de la crise généralisée. En s’engageant sur la voie
des réformes et en autorisant un certain degré de dissidence et d’hétérodoxie, les
dirigeants soviétiques et tout d’abord Mikhaïl Gorbatchev ne pouvaient même pas
imaginer qu’ils avaient marqué le début du futur démantèlement du régime socialiste.
La pensée libérale se cristallise dans ce cadre historique. Les jeunes
économistes réunis autour des deux personnages clés que sont Tchoubaïs et Gaïdar,
établissent un réseau de contacts pour assurer des échanges entre deux centres
politiques et scientifiques, deux berceaux de l’idéologie libérale, Moscou et
Léningrad.
Les deux leaders de ces groupes de pensée commencent l’étude de la faisabilité
des réformes libérales par l’expérience graduelle et tempérée des pays de l’Europe de
l’Est pour terminer leur formation idéologique comme partisans convaincus des
réformes rapides et radicales faisant partie de la « thérapie de choc » sur le modèle
chilien.
40
A. L’activité de Tchoubaïs légale et clandestine
Vers la fin des années 1980,
« Tchoubaïs a brillamment réuni l’activité légale et clandestine »,57
écrit le biographe officiel de Tchoubaïs, le journaliste A. Kolesnikov. Cette
phrase provoque une réaction sévère de l’adversaire idéologique de Tchoubaïs, V.
Sirotkine. Ironiquement, il compare le cercle de Tchoubaïs au groupe « Libération du
travail » de Plékhanov58
, sauf qu’il s’agit de la propagande semi-officielle du
capitalisme, et non du socialisme. Indiscutablement, ces réunions informelles
représentent un certain danger pour leurs participants : elles attirent l’attention des
« organes », comme on disait à l’époque, c’est-à-dire, du KGB, et cette attention n’est
jamais sans répercussion sur la vie des libres penseurs. Les réfractaires à l’idéologie
officielle, tout au long de la période soviétique, ont toujours gravement risqué leur
carrière, en fonction de la sévérité de l’époque, voire leur liberté et même leur vie.
Certes, dans les années 1980, les peines prévues pour les dissidents ne sont pas
comparables à celles de 1937, en pleine épuration stalinienne. Les membres du
groupe, tout en étant conscients du danger qu’ils frôlent, gardent le sentiment de
camaraderie et de confiance. Mikhaïl Dmitriev raconte :
« Le danger ne provenait pas de ceux qui sont engagés dans les séminaires à huis clos.
Dans notre cercle, il y avait des personnes, sur lesquelles on pouvait sûrement compter,
tandis que nous avons exercé, en fait, une activité antisoviétique et avons formé
l’opposition intellectuelle »59
.
En fait, les partisans des idées libérales de Léningrad ne sont jamais vraiment
inquiétés. Ils sont repérés par le pouvoir, mais au lieu d’être qualifiés d’agitateurs
antisoviétiques, ce qui signifiait automatiquement la fin de leur carrière, ils sont
invités à Moscou afin de partager leurs idées avec le pouvoir soviétique qui, à
l’époque, est en quête d’un nouveau modus operandi.
Bien évidemment, le ton général de ces discussions « clandestines » est
dépourvu de radicalisme par rapport au régime existant : au milieu des années 1980,
Tchoubaïs se montre très loyal vis-à-vis du socialisme et de ses opportunités de
57
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.56. 58
Premier cercle marxiste et social-démocrate russe créé par G. Plékhanov en 1883 à l’étranger. Le but
de ce groupe était la propagande en Russie de la doctrine de K. Marx.
41
développement. Il prône la théorie de la convergence et insiste sur le fait que le
socialisme tel quel
« est un progrès considérable de l’humanité, il faut juste le nettoyer de la couche
stalinienne ».60
A cette étape-là, les réunions du cercle de Tchoubaïs ont un caractère de
rencontres entre amis et collègues. Le résultat pratique de ces discussions autour
d’une table dans une cuisine d’appartement communautaire, en dehors de cette
cristallisation des idées et de l’élaboration de la doctrine, est proche de zéro.
En été, les économistes se réunissent à la datcha61
de Sergueï Vassiliev.
Glazkov est propriétaire d’un logement plus « respectable », un appartement de deux
pièces. Dans ces conditions-là, il est nécessaire de rendre ces réunions officielles pour
atteindre un objectif tangible. Tchoubaïs, grâce à son talent d’organisateur et son
esprit d’entrepreneur, prend sur lui la tâche de « l’officialisation » et de
l’institutionnalisation de la société restreinte des penseurs. Il faut réfléchir à la
couverture légale de cette activité, et elle est trouvée. Tchoubaïs raconte :
« J’ai découvert qu’il existait une structure dont personne ne se préoccupait
sérieusement : le Conseil des jeunes chercheurs. J’ai décidé de devenir Président de ce
Conseil. Le statut officiel signifiait que l’on devait avoir un plan de travail. Le plan de
travail supposait les demandes de mise à la disposition des salles de conférences, ces
demandes signifiaient que l’on pouvait commander le papier, les stylos et afficher des
annonces sur le lieu et l’heure de la conférence, et ceci supposait la distribution de cette
information au sein des autres instituts. On a obtenu le papier à en-tête, ainsi que la
possibilité de faire venir les gens d’où nous voulions. Cela signifiait que nous pouvions
éditer des recueils des ouvrages »62
.
L’acquisition de cette structure légale permet à Tchoubaïs et ses compagnons de
sortir littéralement du « sous-sol » et d’organiser leur activité de manière efficace, ce
qui augmente la productivité du groupe. Les sujets des discussions et des conférences
sont arrêtés pour toute l’année. Comme le dit Tchoubaïs, le Conseil des jeunes
chercheurs, avec sa nouvelle vocation, cherche à établir des rapports avec les partisans
des idées libérales qui peuvent être considérées d’ailleurs comme séditieuses. Les
membres de ce groupe ont gagné la confiance et acquis un certain renom dans le
milieu académique, cependant, la plupart des futurs jeunes réformateurs n’ont pas à
59
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.57. 60
VICHNEVSKI B., K demokratii i obratno, Smolensk, Smolenskiï poligrafitcheskiï kombinat, 2004,
p.267. 61
Une petite maison à la campagne, une sorte de résidence secondaire, à l’époque soviétique, souvent
dépourvue du confort élémentaire.
62 KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.56.
42
l’époque de titre universitaire. La sortie de la condition clandestine signifie tout de
même le franchissement d’une nouvelle étape dans le développement des idées
libérales : elles ne sont plus transmises de bouche à oreille entre les membres d’un
petit cercle de confiance, mais sont propagées grâce aux opportunités offertes par le
statut légal du Conseil. Ses membres peuvent se faire connaître en dehors de
Léningrad. Grâce à cela, Tchoubaïs et ses compagnons sont invités à Moscou pour
rejoindre en 1982 le travail du laboratoire de Gaïdar.
Plus tard, en 1986, les Moscovites reprendront l’idée de création du club de
discussions, née à Léningrad, et organiseront le club Perestroïka au sein de l’Institut
central économico-mathématique. L’atmosphère de liberté d’expression qui règne à
l’époque dans cet Institut est incomparable avec celle de Léningrad : Tchoubaïs se
souvient que
« si pour les Moscovites la mention de « adepte du marché » ne cassait pas du tout
l’oreille, pour les Léningradois elle était indécente et prohibée comme le mot
« homosexuel » »63
.
Cette liberté ne peut qu’inspirer le groupe de Léningrad et le pousser vers plus
d’échanges entre les deux centres de pensée économique.
B. Le processus de réunification des penseurs : clubs de discussion, séminaires,
conférences
Au mois d'août 1986, le Conseil des jeunes chercheurs organise un séminaire
qui est considéré ultérieurement par les adeptes du mouvement démocratique comme
le point de départ des réformes libérales en Russie.
La participation à l’activité du Conseil permet à ses membres de profiter
pleinement de l’infrastructure appartenant aux facultés de la ville. Ainsi, Tchoubaïs et
sa compagnie peuvent organiser un séminaire pour un auditoire assez nombreux, en
dehors de Léningrad, dans un hôtel, voire une base touristique, « Zmeinaïa Gorka »
située dans la région de Léningrad, gérée par l’Institut d’économie et du génie de
Léningrad, employeur de Tchoubaïs. Le choix d’un tel endroit s’explique, entre
43
autres, par son éloignement de la faculté où se déroulent, normalement, des
conférences : ceci peut assurer une certaine liberté et moins de contrôle officiel de la
part des autorités. Par ailleurs, les organisateurs réussissent enfin à élargir la
géographie de leurs échanges intellectuels en invitant des participants d’autres
régions : de cette façon, le Conseil résout le problème du logement des participants du
séminaire (il faut rappeler le contexte de l’époque soviétique, marqué par un fort
déficit dans tous les domaines de la vie quotidienne, y compris les chambres d’hôtel).
Selon une participante du séminaire de « Zmeinaïa Gorka », Irina Evseeva, la
liste des invités à ce séminaire est établie par Gaïdar et Tchoubaïs64
, personnages
charismatiques des deux centres universitaires dans lesquels plusieurs cercles de
discussions se sont déjà formés et cherchent des contacts extérieurs. En tant que
modèle, ils utilisent l’expérience de l’organisation des réunions similaires par l’école
de l’économiste moscovite Gavriil Popov65
(il deviendra, par ailleurs, maire de
Moscou sous la présidence d’Eltsine), auxquelles Tchoubaïs avait pris part. Les
invités, à peu près trente personnes, sont personnellement connus des organisateurs
principaux, mais le but général de cet événement reste la création et surtout
l’élargissement du réseau de transmission des idées entre les économistes désireux de
les partager.
Les organisateurs se doutent que parmi les participants inévitablement quelques
agents de renseignements sont présents. C’est pourquoi le séminaire est divisé en
deux parties : une partie ouverte à l’ensemble des participants, et l’autre, restreinte
aux personnes « de confiance ». Le ton des discussions de la seconde partie est
beaucoup plus radical. Chaque jour les économistes présents à « Zmeinaïa Gorka »
écoutent entre quatre et six rapports dont les sujets sont choisis par les intervenants
eux-mêmes. Aucun recueil de textes du séminaire n’est édité en guise de conclusion,
le protocole des interventions non plus. D’une part, cela témoigne de l’atmosphère de
suspicion qui règne dans ce milieu : les organisateurs ne veulent pas laisser de traces
pour ne pas susciter l’intérêt des organes de surveillance idéologique. Comme le dit
un des participants, Viatcheslav Chironine, « on avait peur ».66
D’autre part, le
63
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.56. 64
Interview d’Irina EVSEEVA, Reformatory stali politikami v pravitelstve,
www.polit.ru/analytics/2006/11/03/evseeva.html. 65
Interview de Sergueï VASSILIEV, Tchoubaïs otchen otpiralsia ot idei idti v politikou,
www.polit.ru/analytics/2006/10/03/vasilyev.html. 66
Interview de Viarcheslav CHIRONINE, Eto nikogda ne bylo napisaniem sovetov Gospodou Bogou,
www.polit.ru/analytics/2006/10/06/shironin.html.
44
premier séminaire en 1986 à « Zmeinaïa Gorka » est un projet purement théorique,
assez maladroit, et se présente sous forme d’une discussion informelle entre les
économistes qui ont quitté les bancs universitaires quelques années auparavant et
n’ont pas de réelle possibilité d’appliquer les fruits de leurs discussions dans la vie
pratique. Comme le dit bien Gaïdar avec un peu de recul,
« l’économie, comme on le sait, c’est la théorie et la pratique. Pour cela, elle a beaucoup
de points communs avec la médecine. Les économistes connus l’ont depuis longtemps
remarqué. Mais en économie la science théorique s’est révélée moins liée à la pratique
par rapport à la médecine. C’est la maladie de la science économique, connue et
décrite ». 67
Cette rencontre en 1986 a grand succès et est considérée par les participants
comme intéressante et intense. D’autres séminaires suivent, ils apportent une sérieuse
contribution à la propagation des idées et surtout à l’élaboration de la doctrine et à la
formulation des mécanismes du marché qui seront ultérieurement utilisés par le
premier gouvernement libéral. Plusieurs membres de ce futur gouvernement se
connaissent lors de ces séminaires dans les régions de Léningrad et Moscou. En 1987,
lors du séminaire à Lossevo, région de Léningrad, qui est marqué par une composante
politique plus prononcée, l’économiste Vitali Naïchtoul présente son rapport sur la
faisabilité de la privatisation à l’aide des bons de privatisation, autrement dit, des
vouchers68
. Cette théorie deviendra par la suite la clé de voûte du programme des
réformes du gouvernement de Gaïdar.
A cette époque, il existe déjà à Léningrad un club de discussion avec le même
nom que son analogue de Moscou , « Perestroïka », créé suite aux séminaires
organisés par Tchoubaïs et soutenu par l’académicien moscovite A. Aganbeguian. La
fondation du club « Perestroïka » est autorisée par la comité régional du Parti
communiste qui réagit positivement à la demande écrite des six membres du parti,
parmi eux est Anatoli Tchoubaïs69
(il sait très bien comment il faut utiliser son statut
de communiste « loyal »).
Parallèlement, à Léningrad se forme un autre club de discussion « Synthèse »,
qui réunit des économistes de la génération suivante, ceux qui sont nés au début des
années 1960. Quelques années plus tard, ils entreront dans la grande politique et
67
Interview d’Egor GAIDAR, Otkouda pochli reformatory,
www.polit.ru/analytics/2006/09/06/gaidar.html. 68
NAICHTOUL V., Otkouda sout pochli reformatory, http://polit.ru/lectures/2004/04/21/vaucher.html. 69
Interview de Sergueï VASSILIEV, Tchoubaïs otchen otpiralsia ot idei idti v politikou,
www.polit.ru/analytics/2006/10/03/vasilyev.html.
45
joueront des rôles éminents : Alexeï Miller, actuellement Président de la Direction de
OAO Gazprom, Mikhaïl Manevitch, futur président du Comité de la propriété
municipale auprès de la Mairie de Saint-Pétersbourg pendant le mandat du premier
maire Anatoli Sobtchak, Andreï Illarionov, futur conseiller du Président de la
Fédération de Russie pour les questions économiques. Les membres des deux clubs
participent à maintes reprises aux séminaires du groupe de Tchoubaïs.
En 1988, dans le cadre de la préparation de sa thèse doctorale, Anatoli
Tchoubaïs fait un stage en Hongrie, pays socialiste le plus avancé du point de vue des
réformes de l’économie et qui approche de la révolution « de velours »70
. Cette
expérience influence beaucoup sa mentalité. Il raconte que d’abord il comptait visiter
les pays scandinaves pour étudier le « modèle suédois » du capitalisme à « visage
humain ».
« J’ai mis beaucoup de temps à préparer mon dossier pour le voyage en Suède, ensuite
en Finlande, mais cela m’a été refusé : partiellement, pour mon dossier « juif »,
partiellement pour mon culot : on ne pouvait pas prétendre toute de suite au [voyage
dans] les pays capitalistes ». 71
Lors de son séjour en Hongrie, Tchoubaïs fait connaissance avec l’idole des
jeunes économistes soviétiques, le fameux critique du système du commandement
soviétique Janos Kornai, avec le gourou de l’économie occidentale Alec Nove, ainsi
qu’avec Vaclav Klaus, futur président de la République tchèque.
Deux ans plus tard, la Hongrie abrite un séminaire à Chopron qui réunit les
meilleurs économistes russes, y compris les personnages qui par la suite feront partie
du futur premier gouvernement réformateur, ainsi que les économistes occidentaux de
grand renom tels que William Nordhaus, professeur à l’Université de Yale, et Rudi
Dornbusch, professeur à Cambridge. La Hongrie devient pour beaucoup de futurs
réformateurs une sorte de « fenêtre sur l’Europe », un moyen d’accéder à la
connaissance immédiate du libéralisme économique de l’Occident et de ses porte-
parole en personne. Ces contacts personnels avec les éminences de la pensée
économique mondiale joueront un rôle important quelques années plus tard quand le
Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine et son gouvernement formé
70
L'abandon par la Hongrie du titre de République populaire et la proclamation de la nouvelle
république (23 octobre 1989). Avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, cet événement
symbolise la fin des régimes socialistes. La Hongrie est la première à voir le départ des troupes
soviétiques, en juin 1991. Six mois plus tard, elle devient membre associé de la Communauté
européenne. 71
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.71.
46
idéologiquement lors des ces séminaires auront recours à l’aide des consultants venus
de l’Occident.
La dernière conférence scientifique, qui précède la formation du gouvernement
à partir des partisans du groupe formé autour de Gaïdar et Tchoubaïs, a lieu à Albach
en Autriche en 1991. Un des participants à cette conférence, Piotr Aven, futur
ministre des relations économiques extérieures de la Fédération de Russie en 1991-
1992 et représentant du Président de la Russie auprès de G7, témoigne que :
« au moment où nous nous sommes réunis à Albach, il y a eu le contact de notre groupe
avec Eltsine. Et la Russie a choisi Eltsine. […] A partir de l’été de 1991, chacun avait
déjà sa petite idée sur son rôle dans le futur gouvernement. Ce sujet est devenu réaliste,
et il a été discuté. Le noyau du groupe existait toujours, et il était clair que ce noyau
entrerait dans le gouvernement ». 72
Le groupe libéral se rallie autour d’Eltsine qui prône l’idée de la souveraineté
des républiques formant l’Union soviétique : le texte de la déclaration adoptée par la
conférence d’Albach conclut sur l’impossibilité de réaliser la réforme du régime dans
l’état actuel de l’URSS.
Ainsi, durant la période de 1982 à 1991, la cristallisation de l’idéologie du
libéralisme contemporain russe se met en route. Ce processus se déroule sous
l’influence d’une multitude de facteurs dont l’un est d’une importance extrême :
l’accumulation de l’expérience et des connaissances, quoi que purement théoriques,
sur les fondements économiques de l’Etat libéral.
C. Les « garçons de Chicago » russes : qui sont-ils ?
La conception du nouvel ordre politique et économique méditée par les jeunes
libéraux est sensiblement influencée par les événements de la « révolution de
velours » en Hongrie et aussi la refonte de l’économie au Chili. L’exaltation des
résultats de la réforme chilienne vaut à l’équipe de Gaïdar et Tchoubaïs un sobriquet
« les garçons de Chicago », donné par les mass media et largement utilisé dans le
milieu intellectuel russe.
72
Interview de Piotr AVEN, My nikogda ne budem lioubimy v nachei strane,
www.polit.ru/analytics/2006/12/12/aven1.html.
47
Les vrais « garçons de Chicago » sont un groupe de trente Chiliens qui ont
étudié l’économie à l’Université de Chicago entre 1955 et 1963. Ces jeunes
chercheurs sont devenus des adeptes de Milton Friedman, professeur de cette
Université et lauréat du Prix Nobel d’économie en 1976. Après leur retour au Chili,
ces économistes mettent en œuvre les idées du marché libre sur la base de la politique
du laissez faire économique. Vers la fin de l’année 1974, ils occupent presque tous les
postes clés du régime du général Pinochet et se retrouvent à la tête de la plupart des
départements de la planification économique.
Pendant seize ans, l’école économique de Chicago a la chance de réaliser ses
idées économiques au Chili, qui représente pour elle pratiquement un laboratoire.
Entre 1973 et 1989, l’équipe d’économistes sortis de l’Université de Chicago, faisant
dorénavant partie du gouvernement, modernise l’Etat du Chili. Leur projet inclut la
privatisation des entreprises, des programmes sociaux, la dérégulation du marché, la
limitation de l’activité des syndicats et la refonte complète de la législation et même
de la Constitution. A la suite de quoi, les conservateurs écrivent de nombreux
volumes où ils vantent le succès phénoménal des réformes chiliennes. En 1982,
Milton Friedman publie un texte élogieux où il donne une bonne appréciation au
dictateur Augusto Pinochet. Pour Friedman, la politique de Pinochet a une influence
positive sur le développement du pays car il
« a soutenu par principe l’économie complètement orientée vers le marché. Le Chili est
un miracle économique ».73
La situation du Chili est inédite. Augusto Pinochet est sans aucun doute un
dictateur, pourtant il confie la gestion de l’économie de son pays aux « garçons de
Chicago ». Le général ne se mêle pas de la stratégie économique et se cantonne à
l’oppression violente et impitoyable de l’opposition politique et syndicale contre les
mesures drastiques. Ces procédés sont présentés au peuple chilien comme
l’écartement des « politiciens » du gouvernement de la nation. Les technocrates,
vénérables possesseurs de titres universitaires, gouvernent à leurs places en se laissant
guider, selon eux, par la meilleure des théories existantes, celle du néolibéralisme de
M. Friedman.
En mars 1975, les « garçons de Chicago » organisent un séminaire économique
qui est largement couvert par les mass media nationaux. Les participants proposent
48
comme résolution des problèmes économiques du Chili un programme radical basé
sur une « thérapie de choc ». Ce projet comprend la réduction brutale de la masse
monétaire et des dépenses nationales, la dérégulation massive du marché et la
libéralisation du commerce extérieur. Les professeurs de l’Université de Chicago,
Milton Friedman et Arnold Haberger, participent à ce séminaire en tant qu’invités
d’honneur et apprécient hautement ce programme.
Le programme de réformes économiques, appelé Programme du rétablissement
économique, adopté par le gouvernement chilien se fonde sur les conclusions du
séminaire de 1975. Les mesures énoncées ci-dessus réduisent sensiblement le taux
d’inflation. L’auteur américain Steven Kangas écrit :
« Cependant ces mesures ont provoqué la croissance du taux de chômage de 9,1% à
18,7% durant la période de 1974 à 1975 – un chiffre comparable avec celui de la
Grande Dépression aux Etats-Unis. La production a chuté de 12,9%. Ceci a été la plus
forte dépression au Chili depuis les années trente ».74
Milton Friedman, présenté comme le gourou du marché libre, est l’autorité
incontournable pour les « garçons de Chicago ». Il se prononce pour le refus de la
régulation excessive dans le domaine économique, la privatisation et la liberté des
échanges sur le marché. L’ingérence gouvernementale, selon lui, ne fait que porter
préjudice à l’économie nationale lorsque le gouvernement cherche à augmenter les
dépenses nationales pour combattre le chômage. Ces mesures ne peuvent
qu’augmenter le taux d’inflation. Le chômage, conformément aux idées de l’école de
Friedman, a son niveau naturel, et
« les tentatives de le baisser en stimulant la demande et le nombre des places de travail
mènent vers la croissance des prix et ne résolvent pas en vérité le problème du
chômage ». 75
Le monétarisme selon Friedman prend ses racines dans son libéralisme : le
communisme mène inévitablement vers le régime totalitaire. L’ingérence de l’Etat
dans l’économie doit être minimale. Son rôle doit être réduit à l’instauration et au
contrôle des « règles du jeu » établies pour des acteurs libres. La théorie de Friedman,
à l’instar de celle de Keynes, donne une explication valable du phénomène de la
73
AKHIEZER A., « Rossiïskiï liberalizm pered litsom krizisa », Obchestvennye nauki i sovremennost’,
Moscou, 1993, n° 1, pp. 12-21. 74
KANGAS S ., «The Chicago boys and the Chilean « economic miracle »,
www.rrojasdatabank.org/econom~1.htm. 75
SLOBOJNIKOVA V., Sovremennyï rossiïskiï liberalizm v kontekste mirovoï polititcheskoï mysli i
obchestvenno-polititcheskoï praktiki, Moscou, « Novaia Rossia » : Vlast, obchestvo, oupravlenie v
kontekste liberalnykh tsennostey, 2004, p. 14.
49
stagflation, c’est-à-dire, de l’accélération simultanée de l’inflation et de la diminution
de la production, qui fait des ravages en Chili et plus tard, au début des années 1990,
en Russie.
Les « garçons de Chicago » répètent après Friedman qu’il ne faut pas avoir peur
des « tempêtes du marché »,
« il faut tester par le marché absolument tous les phénomènes de la culture, et que tout
ce qui ne survivra pas, du point de vue du marché, périsse ».76
La nouvelle génération des économistes russes des années 1980 adhère
pleinement aux idées des théoriciens occidentaux néoclassiques. L’approche
néoclassique se fonde sur l’étude de l’équilibre entre l’offre et la demande sur le
marché. Elle suppose que les agents économiques, que cela soit une firme ou une
femme au foyer, se comportent de la manière optimale, c’est-à-dire, qu’ils agissent le
plus efficacement possible dans le cadre de leur capacités et de leurs désirs. Ces désirs
et ces besoins étant illimités, ils se heurtent aux limites imposées par le manque de
ressources ou la rareté de l’offre. Le prix est le résultat de la coordination de la
volonté du vendeur et de l’acheteur de satisfaire au maximum leurs désirs respectifs.
Le courant classique, comme l’écrit J. Généreux,
« fait confiance au mécanisme des prix pour maintenir tous les marchés en équilibre,
même à la suite de chocs susceptibles d’entraîner chômage, récession, inflation ou
déséquilibre des échanges extérieurs ».77
L’intervention de l’Etat dans le mécanisme de la formation des prix n’est pas
nécessaire. Cette thèse détermine le caractère libéral de la théorie néoclassique qui
considère la « main invisible du marché », selon l’expression d’A. Smith, comme
régulateur principal d’échanges entre les agents économiques.
Le libéralisme économique est souvent considéré comme synonyme de la
théorie économique néoclassique. Les représentants du courant libéral croient qu’avec
l’augmentation de la régulation d’Etat, des dépenses budgétaires et de l’implication du
budget étatique dans la répartition du produit national, le rythme de la croissance
économique ralentit. Et vice versa : moins l’Etat intervient dans les échanges entre les
acteurs du marché, plus cette non-ingérence assure la croissance de l’économie.
76
SOGRIN V., « Vtoroe prichestvie liberalizma v Rossiou (Opyt istoriko-politologuitcheskogo
analiza) », Otetchestvennaïa istoria, Moscou, n° 1, 1997, p.106. 77
GENEREUX J., Introduction à l’économie, Paris, Editions du Seuil, 1992, p.13.
50
Les futurs réformateurs russes, et notamment A. Illarionov, se fondent sur l’idée
que l’influence des finances publiques sur le marché est strictement négative. Les
recettes de l’Etat proviennent des impôts dont le fardeau pèse généralement sur
l’entrepreneur privé, ce qui va inévitablement écraser l’activité du pays. De l’autre
côté, si l’Etat dépense son budget pour stimuler les domaines économiques de son
choix, cette politique interventionniste peut provoquer le déséquilibre du budget et
entraîner son déficit. Le déficit budgétaire, à son tour, sera nuisible pour l’économie
nationale car il doit être soulagé par des crédits. Les crédits de la Banque Centrale,
selon les libéraux, augmentent l’inflation, l’amortissement des crédits étrangers
diminue la possibilité des investissements, les crédits internes enlèvent des ressources
aux investisseurs privés.
Pour confirmer la justesse de leur point de vue, les libéraux se réfèrent à la
pratique économique internationale en indiquant le fait que les pays qui supportent
d’énormes dépenses budgétaires interventionnistes se développent plus lentement par
rapport à ceux qui les ont réduites : le « modèle suédois » avec des dépenses qui
représentent approximativement 60% du PIB a connu quelques dérapages. En
revanche, l’exemple de Singapour, de la Corée du Sud et du Chili pour les libres
penseurs russes est plutôt positif : ces pays ont réduit leurs dépenses à 20%-25% du
PIB.78
Ainsi, les partisans des réformes libérales du marché se prononcent pour la
diminution du rôle de l’Etat dans l’économie car ils considèrent que
« le symptôme principal de la « maladie de l’Etat » [est] ses dimensions démesurées,
son poids gigantesque, son inefficacité et sa corruption ». 79
Vers le début des années 1990, la position des économistes russes aspirant aux
réformes immédiates, notamment celle de Tchoubaïs et Gaïdar, se radicalise. Lors des
séminaires économiques et des voyages en Hongrie et vers d’autres pays du camp
socialiste qui ont entamé la voie des réformes progressives, ces deux économistes
étudient en détail l’approche graduelle des réformes. A l’époque, ils adhèrent
incontestablement aux idées de l’économiste notoire hongrois Janos Kornai qui est
l’inspirateur de ce mode tempéré des réformes. Cependant, en 1990 Tchoubaïs publie
78
VEDENIAPINE Ia., « Ekonomitcheskie reformy v stranakh vostotchnoï Evropy i Rossii », Rossia i
sovremennyï mir, Moscou, 1998, n° 1. 79
SOGRINE V., « Vtoroe prichestvie liberalizma v Rossiou (Opyt istoriko-politologuitcheskogo
analiza) », Otetchestvennaïa istoria, Moscou, n° 1, 1997, p.107.
51
un livre L’expérience hongroise de la réforme du mécanisme de l’économie80
où il
critique Janos Kornai dont les écrits ont été pour les membres de son cercle une sorte
de bible économique quelques années auparavant. Il reproche aux réformateurs
hongrois trop de contrôle sur le déroulement des changements de rapports entre les
acteurs économiques et le manque de radicalisme dans les mesures entreprises.
L’article de Tchoubaïs Jestkim koursom (Par une politique de fer)81
paru en
1990 contient l’explication du fondement idéologique des réformes à venir et
pratiquement le programme économique, politique et social. Tchoubaïs renonce
définitivement au modèle hongrois des réformes graduelles imprégnées du sentiment
de justice sociale et se range du côté des partisans de la « thérapie de choc » adoptée
par le gouvernement du général Augusto Pinochet. Anatoli Tchoubaïs et son groupe
considèrent que le temps pour les changements progressifs étendus sur quelques
années a été irrémédiablement perdu avec les hésitations du pouvoir. Le moment est
venu pour les actions immédiates : Tchoubaïs évoque la conception du « big bond »
économique. Il est parfaitement lucide sur les effets négatifs que pourraient produire
ces réformes rapides et radicales tels que la paupérisation de la population, les
mouvements de mécontentement, l’insubordination du pouvoir local au centre fédéral
suite aux différends financiers et, par conséquent, sociaux. Avec la détermination
d’Augusto Pinochet qui a jeté les adversaires des réformes en prison, Tchoubaïs
s’apprête à faire face à l’opposition, voire à la résistance des mécontents :
« dans ces conditions-là il est important pour le gouvernement de prendre le ton juste
par rapport à la société : d’un côté, être prêt à un dialogue, de l’autre côté, aucune
excuse ni hésitation. Il convient de prévoir le raidissement des mesures au regard de ces
forces qui attentent à l’ossature des réformes, par exemple, la dissolution des syndicats
officiels ».82
Ainsi, les réformateurs libéraux ont pour but d’arrêter la chute dans le vide du
pays entier. Cependant ils sont peu soucieux de l’aspect social de leur politique et
déclarent leur détermination d’entreprendre des mesures impopulaires, même si ces
dernières risquent de détériorer sensiblement le niveau de vie des citoyens. Tous les
moyens sont bons pour sauver l’économie nationale qui se retrouve à la fin des années
80
TCHOUBAIS A., Venguerskiï opyt reformirovania khoziaïstvennogo mekhanizma, Moscou, Znanie,
1990. 81
TCHOUBAIS A. (dir.), « Jestkim kursom. Analititcheskaïa zapiska po kontseptsii perekhoda k
rynotchnoï ekonomike », Vek XX i mir, Moscou, 1990, n° 6, pp. 15-19. 82
Idem, p. 17.
52
1980 au bord de la faillite. Cet article, sorte de manifeste des libéraux radicaux, est
dépourvu du moindre scrupule et annonce avec cynisme :
« la population doit assimiler que le gouvernement ne garantit pas les places de travail
et les conditions de la vie, mais la vie tout court ».83
Les théoriciens russes du marché libre proclament officiellement leur résolution
quant à l’application des mesures radicales, rapides, même si elles sont considérées
par la société entière comme impopulaires. Même seize ans plus tard, le lendemain de
la mort d’Augusto Pinochet, Alexandre Livchits84
, après avoir traversé avec le pays
une décennie extrêmement difficile et bouleversante, donne son avis sur le dictateur
défunt sans état d’âme:
« [il est] quelqu’un qui a sauvé son pays, bien qu’à l’aide de la méthode non
démocratique. Le Chili est un exemple de ce que peuvent faire le pouvoir fort et les
réformes de marché. Cette combinaison est réussie : il vaut mieux souffrir un peu et
obtenir une bonne économie. Mais la Russie n’en a plus besoin, les réformes les plus
douloureuses sont passées ».85
Dans les années 1991-1992, le gouvernement réformateur suit à la lettre la
doctrine exposée par Tchoubaïs. Le pays échappe à la guerre civile et au versement du
sang par miracle.
Au milieu des années 1980, les libres penseurs de Moscou et Léningrad
obtiennent la couverture officielle et, ce qui est aussi important, légale pour organiser
des séminaires scientifiques. Ces rencontres sont très importantes sur le plan des
échanges entre les participants des clubs de discussion. Elles permettent de cristalliser
la doctrine des futurs réformateurs et d’établir le réseau de contacts pour former
l’équipe d’économistes, qui entreront dans le futur gouvernement.
83
TCHOUBAIS A. (dir.), « Jestkim kursom. Analititcheskaïa zapiska po kontseptsii perekhoda k
rynotchnoï ekonomike », Vek XX i mir, Moscou, 1990, n° 6, p. 17. 84
A. Livchits est actuellement adjoint au directeur général du monopole « Aluminium Russe »,
réformateur libéral étant en 1996-1997 vice-premier ministre et ministre des finances. 85
Kommersant, 12.12.2006, n° 232
53
II. La mise en œuvre du projet libéral
« Toute nation a le gouvernement qu'elle
mérite ».
Joseph de Maistre, extrait de Considérations sur
la France
En 1992, la Russie avec ses 148 millions de citoyens entre dans une période
transitoire, qui met fin au régime socialiste avec son système de commandement et du
contrôle total de l’Etat sur le plan économique et social. Le nouvel Etat, la Fédération
de Russie, qui émerge à la fin de 1991 sur les débris de l’Union soviétique, à ses
débuts est encore hésitant sur la question de son héritage soviétique : faut-il conserver
des liens existants entre les acteurs économiques, qui appartiennent dorénavant aux
Etats indépendants ou bien la Russie doit mener jusqu’au bout son projet de
souveraineté et d’autosuffisance politiques et économiques ?
L’équipe de partisans d’Eltsine choisit finalement la seconde voie, celle de la
destruction irréversible du système de l’Union soviétique défunte. L’économie du
pays est en état de délabrement, et pour la réanimer le gouvernement d’Eltsine et de
Gaïdar préfère se débarrasser du lest des républiques satellites. Les réformateurs
radicaux ne reconnaissent pas l’utilité des acquis du régime soviétique. Ils prônent
l’éradication immédiate du communisme dans l’économie du pays et aussi dans les
esprits. Gaïdar est le principal idéologue de la « thérapie de choc », une série de
mesures rapides et capitales, qui rendent le retour du pays sur la voie communiste
pratiquement impossible. Les réformateurs réussissent à s’assurer du soutien moral et
aussi matériel de l’Occident, car les réformes russes deviennent l’objet de
préoccupation de la communauté mondiale. Les conseils et aussi l’aide financière des
institutions occidentales permettent au libéralisme russe de ne pas étouffer.
Le gouvernement de Gaïdar se met au travail comme une équipe de
réanimateurs dans un bloc opératoire. Dans un premier temps, il est nécessaire
d’assurer le ravitaillement du pays pour éviter le risque de famine. Dans un deuxième
temps, les réformateurs cherchent à créer l’infrastructure de l’économie de marché.
54
Pour cela, ils lancent un programme de privatisation, ce qui signifie l’irrévocable
transfert de la propriété de l’Etat dans le domaine privé.
Face au rythme trop rapide des réformes et surtout à leur résultat aléatoire, un
mécontentement se fait entendre de plus en plus fortement. Il provient, d’une part, de
la population durement frappée par la première année des réformes, mais aussi des
milieux politiques, à savoir du Congrès des députés du peuple et de son organe
permanent le Conseil Suprême. Le nombre d’adversaires de la politique d’Eltsine
augmente. Les tensions politiques dégénèrent en une crise constitutionnelle en raison
de l’impossibilité de résoudre par la voie pacifique le problème du partage des
pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, car chacun prétend avoir un rôle
prépondérant.
55
Chapitre 4 : La composante idéologique des réformes
Au début des années 1990, le mécanisme de la démocratisation mis en route par
la perestroïka risque d’être détruit par le coup d’état réactionnaire du 19 août 1991.
Face à la revanche communiste, les partisans du libéralisme se consolident autour du
slogan « Pour des réformes immédiates ! ». La Fédération de Russie, qui proclame
son indépendance, a besoin d’un programme de réformes capable de rapidement
assurer sa souveraineté politique et économique. Ce programme est conçu par un
groupe d’économistes sous la direction d’Egor Gaïdar, qui optera pour l’approche
radicale de la « thérapie de choc » soutenue moralement et financièrement par
l’Occident.
A. L’anticommunisme profond du nouveau régime démocratique
A la fin des années 1980, la société soviétique aspire à une refonte du régime
plus considérable que celle qui résulte des réformes tempérées de Gorbatchev. Les
radicaux exigent notamment l’introduction du système multipartiste et de la propriété
privée, mesures qui révoltent Mikhaïl Gorbatchev, demeuré à l’époque communiste
convaincu, qui qualifie ces revendications de « populistes ».86
Le radicalisme russe des années 1980 représente un mouvement éclectique et
hétérogène sur le plan idéologique et théorique, ainsi que sur le plan social. Il est
composé d’une grosse partie de l’intelligentsia, autrefois dissidente, avec
l’académicien Andreï Sakharov à sa tête, et d’une partie de l’establishment
idéologique soviétique (B. Eltsine, Iou. Afanassiev, R. Khasboulatov, G. Popov, G.
Bourboulis) qui se retrouve pour des raisons différentes en opposition avec
Gorbatchev. Cette composition hétérogène explique la panoplie des motifs qui
régissent l’activité de ces acteurs. Ils se situent entre les aspirations purement
démocratiques comme celles des ex-dissidents et les plans de carrière de ceux qui
56
appartiennent d’une manière ou d’une autre à l’élite du parti.87
Les premiers occupent
des positions anticommunistes radicales, alors que les derniers, en revanche, n’ont pas
complètement coupé le cordon ombilical qui les relie au Parti communiste.
En 1988-1990 vers la fin de la perestroïka, les contradictions entre les adeptes
de Gorbatchev et les radicaux s’aggravent. Un des principaux différends entre les
deux camps trouve son origine dans l’attachement particulier des radicaux aux valeurs
libérales contrairement à l’équipe de Gorbatchev qui conserve la vision communiste
du développement du pays. Par la suite, les radicaux libéraux se prononcent pour
l’accélération immédiate des processus de la perestroïka. En 1989, l’académicien
Sakharov introduit dans l’usage politique la mention du « radicalisme » qui supposait
le refus de la pratique des demi-mesures libérales. Ultérieurement, cette approche
réformatrice belligérante donnera naissance à la politique de la « thérapie de choc » de
Gaïdar. Par ailleurs, le Groupe interrégional des députés du peuple au Conseil
Suprême de l’URSS, créé par les radicaux, oppose obstinément son slogan « Pour les
réformes et le marché immédiats ! »88
au plan gouvernemental de la réforme
progressive.
La première étape de l’existence du mouvement radical russe est marquée par
deux événements politiques majeurs qui vont considérablement influencer sa stratégie
et entériner la mise en place des nouvelles institutions démocratiques. Les élections
des députés du peuple de l’organe législatif de la Russie, Conseil Suprême de RSFSR,
sont le premier événement qui change complètement la donne politique en 1990. Par
la suite, au mois de mai 1990, Boris Eltsine devient Président du Conseil Suprême ce
qui lui permet de faire rentrer ses adeptes dans le gouvernement. Après l’adoption en
juin 1990 de la Déclaration sur la souveraineté d’Etat, les radicaux reçoivent une
chance réelle de mettre en place leur programme de réformes au niveau national.
Le deuxième événement majeur est la sortie massive des radicaux des rangs du
PCUS et l’abandon définitif de l’idéologie communiste. Le Ier congrès des députés du
peuple de l’URSS abroge le fameux article n°6 de la Constitution qui institutionnalise
« le rôle dirigeant du PCUS ». Ce dernier n’est plus l’épine dorsale et en même temps
le « gendarme » de la société, ce qui ouvre la porte au véritable multipartisme.
86
SOGRINE V., Polititcheskaïa istoria sovremennoï Rossii, 1985-2001 : ot Gorbatcheva do Poutina,
Moscou, INFRA-M, 2001, p.55. 87
Idem, p.57. 88
DEMIDOV V., Rossia : avgoustovskaïa respoublika. 1990-1993, Novossibirsk, 1995, p.78.
57
Lors du dernier XXVIIIème congrès du PCUS au mois de juillet 1990, Boris Eltsine
quitte ostensiblement le Parti. Après son élection au poste de premier Président de la
RSFSR le 12 juin 1991 (il obtient 57% des votes exprimés), il entame une nouvelle
étape de la lutte anticommuniste : le 23 août 1991, en réponse au putsch communiste,
il signe l’oukase sur la dissolution du Parti communiste de la RSFSR. Le 9 novembre
1991 l’oukase du Président met fin à l’activité sur le territoire de la Russie des
structures du PCUS et du PC de la RSFSR et nationalise leurs avoirs. Le processus de
la « départisation » du régime est motivé par la volonté « d’assurer l’égalité en droit
des partis politiques et des mouvements de masse »89
. Le Parti communiste
rapidement perd ses membres qui l’ont rejoint par pur opportunisme et par la
nécessité d’assurer leur carrière, littéralement impensable sans un « billet rouge ».
Rappelons que Gaïdar cesse son appartenance au PCUS à la même époque.
L’évolution de la politique réformatrice est étroitement liée à la mise en place
du nouveau régime politique. Malgré l’annonce du principe de séparation des
pouvoirs dans la nouvelle Russie, on constate la concentration du pouvoir dans le
centre fédéral et tout particulièrement, dans les mains du Président de la Fédération de
Russie Boris Eltsine. Dans la Russie démocratique, la Constitution de la RSFSR de
1978 reste toujours en vigueur. Elle ne contient pas de dispositions concernant la
nouvelle institution du Président de la RSFSR. La loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le
Président de la RSFSR90
est un amendement à la Constitution et contient en tout onze
articles. Elle définit le Président comme le fonctionnaire suprême et le chef du
pouvoir exécutif. Ainsi, le statut du Président est constitué de deux composantes : il
est simultanément chef de l’Etat et chef de l’exécutif, plus précisément, du
gouvernement. Vers la fin de 1991, il est décidé de former un gouvernement sous la
direction personnelle de Boris Eltsine pour la mise en place du programme des
réformes socio-économiques. Le nouveau Président cherche à créer une verticale
exécutive qui serait dépendante des décisions d’une seule personne, fondement d’un
véritable mécanisme unitaire pour diriger le pays.
Les institutions législatives sont également responsables du basculement du
pays vers un régime véritablement présidentiel. Elles soutiennent les initiatives venant
d’Eltsine qui travaille à concentrer les pouvoirs et faire du Président l’homme fort du
89
LESAGE M., « Le PCUS : de la réforme à la destruction » in URSS, la dislocation du pouvoir.
Edition 1991, Paris, La Documentation française, 1991, n°4937, p.50.
58
régime. En tant que chef de l’Etat, il dispose du droit d’initiative législative et peut, de
cette manière, bloquer les initiatives des parlementaires qui ne lui sont pas profitables
ou vont à l’encontre de sa vision du développement des réformes.
Pendant la période de la « république d’août »91
(allusion faite par V. Demidov
au coup d’Etat du 19 août 1991 et aux changements démocratiques auxquels il a
donné l’impulsion), l’exécutif se lance dans une violente propagande anticommuniste,
soulevant la menace de la restauration du communisme dans le pays.
La société qui depuis 1985 goûte aux libertés démocratiques, même encore
incertaines et bancales à l’époque, craint la revanche communiste. Face au coup d’état
du 19 août 1991, les démocrates montrent leur capacité à former une opposition
efficace contre les forces conservatrices menaçant les acquis libéraux.
Ainsi, les libéraux radicaux exaltent l’idée que le régime communiste est à
l’origine des tous les problèmes que le pays vit à l’époque. Suivant cette logique,
l’ancien système qui s’est incontestablement discrédité sur tous les plans doit être
détruit.
B. La « thérapie de choc » : détruire, ensuite reconstruire
Au tout début des années 1990, l’avis des radicaux sur la nécessité économique
du moment est quasi unanime : c’est le marché libre ou rien. La théorie de la
convergence des régimes capitaliste et socialiste n’est plus dans l’air. Les milieux
intellectuels russes favorisent les idées de F. Hayek et de M. Friedman, partisans d’un
capitalisme « pur ». Les radicaux à tendance libérale considèrent le régime des pays
occidentaux comme un modèle pour la Russie car il est vu comme étant aux antipodes
du régime socialiste, « idéalement capitaliste et antisocialiste ». 92
Dans les années 1990-1991, le libéralisme gagne des positions solides dans
l’arène politique russe. Pendant la même période, il prend des traits spécifiques qui
90
Loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le Président de la RSFSR, Moscou, Vedomosti sezda narodnykh
deputatov RSFSR i Verkhovnogo Sovieta RSFSR, 1991, n°17. 91
DEMIDOV V., Rossia : avgoustovskaïa respoublika. 1990-1993, Novossibirsk, 1995, p. 92. 92
SOGRINE V., « Liberalizm v Rossii kontsa XX veka : peripetii i perspektivy», Obchestvennye
nauki, Moscou, 1997, n°1 pp.151-166.
59
seront considérés, rétrospectivement, comme la source de la crise des années
suivantes. Ces traits principaux sont le copiage irréfléchi de l’Occident, la confiance
en la théorie, la sous-estimation de la possibilité de combinaison du libéralisme
occidental avec la réalité russe.
L’idéologie libérale radicale insiste sur la possibilité de la rapide mise en place
de l’économie de marché avec un minimum d’inconvénients pour le peuple. Par
exemple, le programme 500 jours93
des « concurrents » de Gaïdar, Grigori Iavlinski et
Stanislav Chataline, soutenus par le Président de l’RSFSR Eltsine, est publié durant
l’été 1990. Ce programme prévoit pendant les premiers 250 jours la privatisation de
grande envergure des biens publics, ainsi que la démonopolisation de l’économie.
Durant la première moitié du délai des 500 jours, la pratique du contrôle des prix de la
part de l’Etat doit être abandonnée. Le groupe de Iavlinski admet cependant la
possibilité de la réduction de la production avec, pour corollaire, le chômage et
l’inflation, néanmoins contrôlés par l’Etat. En outre, le projet conduit à un
remplacement de l’union politique entre les républiques par une union économique.
Ces mesures, selon ces économistes, sont indispensables pour la restructuration de
l’économie. Vers la fin du délai des 500 jours, Iavlinski et ses adeptes promettent la
stabilisation générale. Avec le recul, ce programme apparaît comme une recette-
miracle naïve donnée par de dangereux apprentis sorciers, ce qui sera ultérieurement
confirmé par la longue période de l’enracinement de l’économie de marché sur le sol
russe.
Les réflexions des libéraux radicaux sur la refonte politique de la Russie sont
marquées par le même optimisme naïf : ces derniers ne se doutent pas que la liberté
d’opinions, le multipartisme, la séparation stricte des pouvoirs et l’Etat de droit
gagneront facilement leur place d’honneur dans le paysage politique russe.
L’utopisme de cette idéologie et des promesses dépourvues de tout fondement se
confirme dès le début de l’activité du premier gouvernement libéral en 1991. Citons
ici une plaisanterie qui circulait à l’époque, particulièrement signifiante de la
méfiance du peuple vis-à-vis de ce programme : « Qu’est-ce qu’il y aura après les 500
jours ? D’abord, le neuvième jour, ensuite le quarantième ».94
93
Son texte est publié sur le site du parti de Iavlinski « Iabloko » www.yabloko.ru/Publ/500/500-
days.html. 94
Selon le rite funéraire russe, les neuvième et quarantième jours après le décès sont commémorés par
des cérémonies religieuses.
60
Le programme 500 jours est la pomme de discorde entre les présidents de
l’URSS et de la RSFSR. Gorbatchev rejette le projet de Iavlinski. Eltsine le soutient,
entre autres, pour souligner l’indépendance de la Russie. Ce plan, pourtant adopté par
la Fédération de la Russie le 11 septembre 1990 et dont le compte à rebours est fixé
au 1er novembre de l’année suivante, sera également abandonné par le gouvernement
russe. C’est Gaïdar qui sera désigné en 1991 comme réalisateur des réformes libérales
dont la plus importante a été la réforme économique.
Au début de sa carrière, Gaïdar a étroitement collaboré avec l’académicien
Chataline. Il partage grosso modo ses convictions de partisan du marché. Leurs deux
programmes se retrouvent sur beaucoup de points, mais c’est le programme de Gaïdar
qui est retenu. On verra par la suite que
« quelles que soient les modalités choisies du passage au marché, les contraintes
qu’impose sa mise en œuvre sont elles le plus souvent et simplement ignorées ».95
Les différences et les similitudes de ces deux plates-formes peuvent être
représentées sous la forme d’un tableau96
:
Chataline - Iavlinski Gaïdar
Titre du
programme
Programme du gouvernement de la
Fédération de la Russie 500 jours, 1990
Mémorandum sur la politique
économique du gouvernement de la
Fédération de la Russie, 1991-1992
Base
scientifique
Institut économico-mathématique central
et Institut du pronostic du développement
économique auprès de l’Académie des
sciences de l’URSS créé en 1963
Institut des problèmes économiques de la
période transitoire, créé en 1989
Orientation
politique
Social-démocrate Libérale
Approche des
réformes
Refonte rapide Rupture des liens
Régulation de
l’économie par
l’Etat
Abrogation du système de la commande
d’Etat
Marché libre
95
CROSNIER M.-A., « 1990 : un pays au bord du gouffre » in URSS, la dislocation du pouvoir.
Edition 1991, Paris, La Documentation française, 1991, n°4937, p. 131. 96
CHMATKO N., « Toposy » rossiïskoï ekonomitcheskoï reformy : ot ortodoksalnogo marksizma k
radikalnomou liberalizmou », in Sotsiologuia pod voprosom, Moscou, Praxis, Institout
eksperimentalnoï sotsiologuii, 2005.
61
Privatisation Graduelle Rapide, massive
Influence des
autorités
Pouvoir local fort Dérégulation
Ingérence de
l’Etat
Faible Etat : « gardien de nuit », non-ingérence
Cependant l’équipe de Gaïdar et surtout Gaïdar lui-même sont persuadés que
leur propre programme répond à merveille à la nécessité de rupture avec
l’ « hégémonie » de la nomenklatura soviétique et son écartement des rouages de la
politique et surtout à la nécessité de la gestion de l’économie et du partage de la
propriété publique qui se profile à l’horizon. Egor Gaïdar se souvient de cette
période :
« Comprenant l’état critique du moment, nous réalisions qu’il y avait une possibilité de
bifurquer sur l’autre route. Pour sortir du comble nomenklaturiste que nous avons
atteint, il y a deux issues : l’explosion (la nouvelle dictature) ou bien la décomposition
de l’espace social, le passage du marché bureaucratique vers le marché ouvert, vers la
privatisation démocratique ouverte, du capitalisme de monopole de l’Etat vers le
socialisme « ouvert », ce qui a été fait pendant ces jours-là. Et si jusqu’à la fin de 1991,
l’échange du pouvoir contre la propriété a suivi la voie « asiate » demandée par la
nomenklatura, avec le début des véritables réformes (1992) cette échange a bifurqué sur
une autre voie, celle du marché ».97
La candidature de Gaïdar est présentée à Boris Eltsine, déjà Président de la
Fédération de la Russie, par son ancien collaborateur Guennadi Bourboulis. Ce
dernier était responsable de sa campagne électorale en 1991 avant de devenir
secrétaire du Conseil d’Etat auprès du Président et premier président adjoint du
gouvernement de la Russie (comme le dit Eltsine, ce poste a été créé spécialement
pour lui ce qui prouve l’importance de ce personnage)98
. Gaïdar après avoir travaillé
dans un groupe d’économistes chargés des questions de réformes sous la direction de
G. Bourboulis, occupe un poste de président adjoint responsable des questions de la
politique économique du gouvernement de la Russie.
Pourquoi Eltsine arrête son choix sur Gaïdar ? Dans son livre Les mémoires du
président, Eltsine raconte qu’il était impressionné par la personnalité de ce jeune
économiste, quelqu’un de très énergique et sûr de lui. Eltsine ajoute, sans crainte de se
montrer trop naïf pour un homme politique, qu’il était aussi sous l’influence de la
97
GAIDAR E., Dni porajenii i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 33. 98
ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994, p. 96.
62
« magie du nom » légendaire de Gaïdar : pour lui, le petit-fils ne ternira pas le nom de
son illustre grand-père.
Ce qui est aussi important pour Eltsine qui n’a pas de connaissances profondes
des théories économiques et des nuances du fonctionnement de l’économie nationale,
c’est le fait que Gaïdar « sait parler simplement ». Eltsine est une figure politique,
celui qui monte haut la bannière des réformes, mais il ne peut pas agir sans
spécialistes qui élaboreront à sa place le programme révolutionnaire des changements
de l’économie. Rappelons que la question économique est la pierre angulaire de toutes
ces réformes libérales.
Le projet de Gaïdar qui s’intitule Programme d’approfondissement des réformes
économiques est élaboré vers février 1992. Il vise le redressement urgent de
l’économie, ainsi que la construction globale du nouvel état, la Fédération de Russie,
devenue indépendante de l’URSS le 12 juin 1991. Gaïdar et son équipe sont prêts à
appliquer les méthodes qui seront baptisées plus tard « la thérapie de choc »
(officieusement, car le pouvoir désirant conserver sa crédibilité n’utilise pas un tel
vocabulaire). Cependant sur le papier, les déclarations des réformateurs semblent se
préoccuper de la condition des citoyens :
« Les buts finaux des réformes sont la renaissance économique, sociopolitique et
spirituelle de la Russie, la croissance et la prospérité de l’économie nationale, la
conciliation, sur cette base, du bien-être et de la liberté de ses citoyens, le
développement de la démocratie et le renforcement de l’Etat. […] Dans la nouvelle
économie russe, l’équilibre entre l’efficacité économique et la justice sociale doit être
atteint. »99
C. L’influence idéologique des consultants étrangers
Les spécialistes du FMI et de la BIRD100
qui ont activement collaboré avec le
gouvernement de Gaïdar ont une énorme influence sur la mise en place et le choix des
99
« Programma ougloublenia ekonomitcheskikh reform », Voprosy ekonomiki, Moscou, 1992, n°8,
p.11. 100
Cf. l’annexe n°1.
63
procédés de la réforme. Les mass media russes les ont communément nommés « les
consultants étrangers »101
.
En avril 1992, la Russie signe les documents relatifs à son adhésion au FMI et à
la BIRD. Au vu de l’état de son économie nationale, les créanciers potentiels pour le
financement des mesures à entreprendre ne sont pas nombreux. Egor Gaïdar, alors
président adjoint du gouvernement russe, présente le projet des réformes et du budget
et obtient le soutien des experts, dont certains lui sont déjà connus, notamment,
Jeffrey Sachs et Anders Aslund.
Le FMI donne son aval pour le transfert des fonds, mais exige de la part de la
Russie la présentation d’un programme d’action au moins pour l’avenir le plus
proche. L’intégration de la Russie dans l’économie mondiale exige le respect des
règles instaurées et contrôlées par ces institutions mondiales. Dorénavant, les taux de
changes appliqués par la Russie se trouvent sous le contrôle rigide du FMI. Ce dernier
exige la transparence totale de la politique économique et financière russe, ainsi que la
présentation de rapports réguliers et de données statistiques sur l’économie,
l’équilibre des paiements, des réserves d’or, des chiffres sur l’extraction des
ressources stratégiques, à savoir le pétrole et le gaz. Les autorités russes sont obligées
de recevoir sur place les représentants des institutions financières et de leur fournir
toutes les informations nécessaires, susceptibles d’intéresser les créanciers
occidentaux.
En ce qui concerne les crédits au gouvernement russe, leur octroi dépend de
l’accomplissement ponctuel des conditions politico-économiques fixées par les
accords avec ces institutions portant sur les mesures de stabilisation et les
changements structuraux. Puisque les crédits du FMI font partie des paquets de l’aide
financière internationale, le FMI par la formulation de ses exigences devient le
traducteur de la politique occidentale à l’égard de la Russie, et en premier lieu, celle
du G7.
Les exigences du FMI qui forment le fondement de sa politique d’octroi des
subventions aux pays en voie de développement peuvent être divisées en trois parties :
101
Cette nomination fait inévitablement penser à Voland, personnage du roman de Mikhaïl Boulgakov
Maître et Marguerite, qui se présente comme consultant étranger et incarne le Diable, les forces du
Mal. Il est cependant peu probable que les médias russes aient pensé à l’époque à ce parallèle
inattendu. Le rôle des consultants étrangers ne peut être évalué à sa juste mesure qu’avec du recul.
64
la réalisation des mesures qui assurent la stabilisation macroéconomique et financière,
la privatisation et, enfin, la libéralisation du commerce international.
Un des premiers consultants, venus en Russie pour l’élaboration du programme
de sauvetage de l’économie nationale, est Jeffrey Sachs. En tant que consultant du
FMI pour les questions économiques, il a déjà pris part à l’assainissement de
l’économie bolivienne en 1985 et à la libéralisation des prix en Pologne en 1989-
1990. Pourtant, le FMI avoue que les résultats de son activité en Russie ont été moins
impressionnants, car en Russie J. Sachs est confronté à des problèmes uniques dans
leur genre :
« ce pays a dû surmonter la « tradition » enracinée de l’utilisation à rentabilité minimale
des capitaux et des ressources humaines. En plus, la caste dirigeante de ce pays est
absorbée par le souci de transformation de son pouvoir en richesse ». 102
Dans les conditions d’inflation et de prix galopants, les solutions à caractère dur
et radical proposées par Sachs, réalisables uniquement avec l’intervention forcée du
pouvoir suprême, sont considérées par le gouvernement russe comme optimales. En
effet, le cabinet de Gaïdar s’entend à merveille avec les conseillers des institutions
financières mondiales. Anders Aslund103
donne son avis élogieux d’Anatoli
Tchoubaïs, alors premier adjoint du président du gouvernement de la Fédération de
Russie pour des questions de politique économique et financière :
« un homme politique formidable qui a toujours agi de manière correcte dans la mesure
du possible ».104
Les « bons conseils » des consultants étrangers (hormis Sachs et Aslund, déjà
cités, évoquons Andrei Shleifer, Richard Layard, Marek Dombrovski, Jacek
Rostovski) ne sont pas donnés gratuitement, en tant qu’aide humanitaire à un pays en
difficulté. Le financement de cette activité est effectué par l’Agence américaine pour
le développement international (USAID) qui a payé 300 millions de dollars. Les
seules consultations de J. Sachs ont coûté 40 millions de dollars. Tous ces experts sont
102
BOGOMOLOV O. (dir.), Reforma glazami amerikanskikh i rossiïskikh outchenykh, Moscou,
Ekonomika, 1996, p.51. 103
La vision d’A. Aslund des processus qui ont envahi la Russie au début des années 1990 se distingue
de celle de la population russe : dans son livre Building Capitalism. The transformation of the former
Soviet bloc sorti en 2001, il véhicule l’idée que le peuple est gagnant des réformes rapides et
multiformes, et que la dimension de la chute économique et des troubles sociaux a été
considérablement exagérée. Selon lui, le peuple a trop rapidement oublié les atrocités du communisme
et du même coup s’est montré incapable de relativiser les difficultés de la « thérapie de choc ». 104
ASLUND A., How Russia became a market economy, Washigton D.C., Brooklings institution,
1995, p. 315.
65
liés d’une manière ou d’une autre à l’Université de Harvard.105 En 1992, le Sénat
américain vote la loi sur le soutien des réformes démocratiques en Russie. Les
subventions sont transférées aux universités d’Harvard et de Cambrige qui ont signé
un accord avec l’agence nationale USAID.
L’activité sur le territoire russe de certains experts est littéralement frauduleuse.
Depuis 1990, Jonathan Hay, citoyen des Etats-Unis, est à la tête du département de
l’Université de Harvard à Moscou. Andrei Shleifer travaille à Moscou dans le cadre
du programme américain Russian Project et de l’Institut du développement
international de Harvard. Ce dernier a reçu de l’USAID une subvention de 34 millions
de dollars106
. En 1991, Jonathan Hay, expert en question de privatisation, est nommé
chef du département de l’aide technique étrangère et de l’expertise du Comité d’Etat
pour les biens dirigé à l’époque par Anatoli Tchoubaïs. Cette nomination est faite
contre toutes les règles déontologiques de l’administration nationale : un ressortissant
étranger accède aux rouages de la politique et de l’économie du pays. A fortiori, J.
Hay est au courant de tous les projets de privatisation élaborés par le gouvernement
car il a le droit de contreseing en tant qu’expert.
Un tel engagement dans les affaires internes de la Russie qui relèvent du secret
d’Etat, et leur position d’influence poussent les experts Jonathan Hay et son collègue
Andrei Shleifer, également citoyen américain, vers un crime que l’on peut qualifier de
« délit d’initié ». Ils profitent de l’information sur la prochaine privatisation des objets
industriels (surtout dans la branche pétrolière, la plus prometteuse) pour effectuer
leurs investissements personnels, faits souvent au nom de leurs épouses ou de parents
proches107
.
L’escroquerie des consultants suscite l’intérêt de la part des organes du contrôle
du gouvernement américain. En juin 2004, le tribunal de l’état du Massachusetts
énonce son verdict sur cette affaire : Hay, Shleifer et l’Université de Harvard doivent
payer au gouvernement américain une amende de 31 millions de dollars pour avoir
violé certaines règles de l’éthique professionnelle108
.
105
CHMATKO N., « Les économistes russes entre orthodoxie marxiste et radicalisme libéral »,
Genèses, Paris, 2002, n°47, pp. 123-139. 106
VORONTSOV V., V koridorakh bezvlastia. Permiery Eltsina, Moscou, Akademitcheski proekt,
2006, p. 168. 107
Communiqué de presse de l’USAID n°2005-071 du 3 août 2005,
www.usaid.gov/press/releases/2005/pr050803_1.html. 108
Ibidem.
66
Les experts étrangers ne sont pas seuls à s’enrichir au début des années 1990.
Les plus grosses fortunes russes sont faites durant les premières années des réformes
grâce aux privatisations frauduleuses. Les puissantes banques deviennent détentrices
des actions d’entreprises industrielles avantageuses suite au programme du
gouvernement « crédits contre actions ». Les puissances financières exercent une
pression sur la politique du Kremlin. La société assimile la nouvelle mention
d’oligarchie109
, qui signifie dans son contexte russe une fusion du pouvoir politique
avec des cercles financiers. La période du pouvoir d’Eltsine est ironiquement appelée
la « semibankirchina » (« pouvoir des sept banquiers »110
) par allusion à la période
tumultueuse russe de la « semiboyarchina » (« pouvoir de sept boyards »111
). Ces
oligarques entrent dans le cercle corrompu de la « Famille » d’Eltsine, certains d’eux,
comme Boris Berezovski, deviennent ses conseillers personnels.
Il reste à savoir quel est le préjudice subi par la Fédération de Russie, son
économie et l’intégrité de ses richesses matérielles et intellectuelles, suite au
comportement frauduleux des consultants étrangers qui ont pu se glisser jusqu’aux
couloirs du Kremlin. L’histoire de la condamnation des experts de Harvard n’a pas été
largement médiatisée en Russie et n’a pas causé des soucis majeurs aux réformateurs
qui ont étroitement collaboré avec eux. Il est cependant douteux qu’à l’époque le
pouvoir n’ait pas été informé de l’activité plus que florissante de Hay et Shleifer : ils
étaient propriétaires à Moscou de plusieurs sociétés mixtes d’investissement,
d’agences immobilières, avaient investi des sommes considérables dans les
obligations d’état. Au vu de l’ampleur de ces activités, la position élevée de Hay et
Shleifer et même le caractère restreint de la communauté étrangère à Moscou, leurs
projets ne pouvaient pas passer inaperçus : une autre facette de la politique du laisser
faire.
L’idéologie de la politique réformatrice du début des années 1990 est
profondément anticommuniste. Elle est perçue par ses partisans et par toute la
population comme une doctrine antinomique avec celle de l’Etat soviétique. Le
109
L’oligarchie est un régime politique dans lequel la souveraineté appartient à un petit groupe de
personnes, à une classe restreinte et privilégiée. Source : Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 2003. 110
Vladimir Vinogradov, propriétaire de l’Inkombanque, Vladimir Goussinski, Most-Banque, Boris
Berezovski, Obedinionnyi Banque, Mikhaïl Fridman, Alfa-Banque, Alexandre Smolenski, SBS
banque, Mikhaïl Khodorkovski, projet Ioukos.
67
nouvel Etat, la Fédération de Russie, qui apparaît sur la carte politique du monde, se
dote d’une idéologie, qui rejette brutalement tous les acquis de l’Union soviétique. La
nouvelle génération de réformateurs cherche à détruire l’édifice de l’économie
socialiste avec toutes ses courroies de transmissions entre les acteurs de ce système.
Les réformateurs radicaux s’arment de la théorie libérale néoclassique et refusent à
l’Etat le droit d’ingérence dans le processus économique. Dans leur démarche
novatrice, ils sont soutenus moralement et financièrement par l’Occident à travers
l’aide des institutions financières d’échelle mondiale. Ainsi, le projet de la
transformation du pays, de son économie et de sa politique sociale est élaboré dans
l’esprit d’un libéralisme radical.
111
Nom du gouvernement russe après la chute du tsar Vassili Chouiski en 1610. Les boyards, qui
forment ce gouvernement, installent perfidement sur le trône russe le roi polonais Vladislav, ce qui
provoque l’insurrection populaire.
68
Chapitre 5 : La création du modèle économique capitaliste : de la
planification vers le marché
En 1992, l’assainissement de l’économie russe par la transition vers l’économie
de marché et la création de la propriété privée deviennent le thème principal de débats
politiques de plus en plus acharnés. L’action du gouvernement, qui se rallie au
Président Eltsine, ressemble plus à des mesures de l’état d’urgence plutôt qu’à une
conception de réformes conséquentes. Les réformes législatives et économiques,
même quelque peu désordonnées, sont imprégnées de l’esprit libéral et orientées sur
la libération du dictat de l’Etat.
Pour les jeunes réformateurs, qui forment le gouvernement de Gaïdar, le bon
fonctionnement du marché est lié à la création de la propriété privée des moyens de
production. Anatoli Tchoubaïs, auteur du programme de privatisation, engage le
processus de désétatisation de l’économie nationale et introduit la procédure
d’acquisition des biens publics par des personnes privées.
A. Les quatre piliers de la réforme
En 1991, les aspirations des jeunes économistes réformateurs qui ont animé à la
fin des années 1980 les cercles de discussions politiques et économiques, commencent
à se réaliser. Egor Gaïdar entre dans l’équipe d’Eltsine et devient membre du cabinet
des ministres. De jure, c’est le Président Eltsine qui dirige le gouvernement. Lors du
Vème congrès extraordinaire du Conseil Suprême de la RSFSR en octobre et
novembre 1991, il est décidé (et cette décision est fortement influencée par le récent
coup d’état et la victoire des forces démocrates) de transférer provisoirement au
Président la fonction de Premier ministre. Ainsi, le pouvoir exécutif est légalement
concentré dans les mains d’une seule personne qui reçoit carte blanche pour le
69
gouvernement du pays. Pendant cette période dite du « gouvernement présidentiel
direct »112
, les oukases du Président auront force de loi sans pour autant être adoptés
par le pouvoir législatif.
Eltsine exige l’introduction du « gouvernement présidentiel direct » pour la
réalisation immédiate d’amples réformes de l’économie du pays et de la société
même. Il demande de lui accorder ces pouvoirs quasi illimités pour un délai d’un an, à
savoir jusqu’au 1er décembre 1992. Ce statut spécial lui permet d’entreprendre des
mesures qu’il croit nécessaires par la voie d’application des oukases présidentiels,
sans attendre l’adoption des lois appropriées par l’organe législatif, le Conseil
Suprême.
A la veille du début des réformes, le pays est en pleine récession économique :
« vers la fin de 1991 […], les revenus nationaux ont baissé de 11%, le PIB de 13%, la
production industrielle de 2,8%, la production agroalimentaire de 4,5%, l'extraction du
pétrole et du charbon de 11%, la production de la fonte de 17%. Les récoltes de blé ont
baissé de 24%, les approvisionnements de blé de l'Etat de 34%. Le commerce
international s'est particulièrement réduit de 37%, le volume de l’export a diminué de
35%, de l'import de 46%».113
En 1991, la Russie commence à ressentir la pénurie des produits alimentaires et
de première nécessité. Même les habitants des deux capitales russes Moscou et
Léningrad (redevenue Saint-Pétersbourg en 1991), qui ont toujours été mieux
achalandées que la province, sont obligés de faire la queue pendant des heures devant
des magasins presque vides. Les villes et des régions entières introduisent le système
du rationnement. Les habitants sont munis des « cartes de client » avec une photo
d’identité ou des coupons d’approvisionnement qui leur donnent droit à un
kilogramme de sucre, 0,5 kilogramme de viande et 200 grammes de beurre par
mois114
. Souvent les gens n’arrivent pas à faire valoir ce droit faute de produits dans
les magasins. Le mécontentement général se développe, qui dégénère par endroit en
émeutes.
C’est dans ces conditions d’extrême tension qu’Eltsine reçoit les pleins pouvoirs
tout en engageant sa responsabilité personnelle sur le résultat des réformes à venir. Il
est assisté par deux vice-premiers ministres : G. Bourboulis, responsable pour les
112
Le règlement de ce régime provisoire de confusion des pouvoirs législatif et exécutif est comparable
aux dispositions de l’article 16 de la Constitution française de 1958 dans l’esprit de la théorie des
circonstances exceptionnelles. 113
GAIDAR E. (dir.), Ekonomika perekhodnogo perioda: Otcherki ekonomitcheskoi politiki
postkommounistitcheskoi Rossii (1991 – 1997), Moscou, Delo, 1998, p. 91. 114
Idem, p. 94.
70
questions politiques, et E. Gaïdar, appelé à mettre en place la réforme économique.
Dès le 15 novembre 1991, Eltsine signe les premiers oukases qui vont déterminer le
programme de transition de l’économie russe vers l’économie de marché115
. Pour la
première fois en Russie, apparaît la mention du salaire minimal (200 roubles) et les
salaires ne sont plus plafonnés par les classements fixés par l’Etat. Chaque personne
morale enregistrée sur le territoire russe a dorénavant le droit de commercer
directement avec les partenaires étrangers. Chaque personne, morale ou physique,
peut acheter et vendre des devises étrangères, ce qui fera par la suite du dollar
américain le moyen d’épargne le plus sûr.
Le programme mis en œuvre par Gaïdar, selon l’expression de Jacques Sapir,
« constitue plus un assemblage de mesures qu’un véritable programme ».116
Même si les réformes sont mises en œuvre d’une manière quelque peu
chaotique et souvent en l’absence d’un cadre juridique précis, il est cependant
possible de mettre en relief leurs directions majeures.
Le premier pilier des réformes est la liberté des prix qui est considérée comme
indispensable suite au déficit total des biens de consommation. A court terme, cette
mesure doit inciter les producteurs et les fournisseurs à colmater les brèches du
marché. A long terme, le refus du contrôle des prix par l’Etat à l’exception au départ
des prix du pain, du lait, des hydrocarbures et des charges communales, deviendra la
pierre angulaire du marché libre.
Le 2 janvier 1992, les prix sont libérés. En même temps, le gouvernement
augmente la TVA117 de 5% jusqu'à 28% pour réduire le déficit budgétaire.
115
Oukase n°210 du 15.11.1991 Sur la levée des limites salariales et des fonds destinés à la
consommation,
oukase n°211 du 15.11.1991 Sur l’augmentation du salaire des employés des organisations
budgétaires,
oukase n°213 du 15.11.1991 Sur la libéralisation de l’activité économique extérieure sur le territoire
de la RSFSR,
oukase n° 232 du 25.11.1991 Sur la commercialisation de l’activité des entreprises commerciales,
oukase n°240 du 25.11.1991 Sur la commercialisation de l’activité des entreprises des services
courants,
oukase n°297 du 04.12.1991 Sur les mesures de libéralisation des prix,
oukase n°269 du 12.12.1991 Sur l’espace économique unique de la RSFSR,
oukase n°323 du 27.12.1991 Sur les mesures immédiates de la réalisation de la réforme foncière en
RSFSR,
oukase n°65 du 29.01.1992 De la liberté du commerce in Sobranie zakonodatelstva Rossiiskoï
federatsii, Moscou, Iouriditcheskaïa literatoura, 1992.
« Les principaux règlements du programme de la privatisation des entreprises municipales et d’Etat
dans la Fédération de la Russie en 1992 du 29.12.1991 », Moscou, Ekonomika i jizn, 1992, n°2. 116
SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 92.
71
Immédiatement, les prix explosent : la demande dépasse largement l’offre car les
capacités des producteurs et les réserves de marchandises sont encore faibles. Dans
son livre Gaïdar raconte qu’il a prévu une augmentation de l’inflation de l’ordre de
« 200-300% dans un premier temps »118
. Il faut attirer l’attention sur la facilité avec
laquelle Gaïdar fait ces approximations : sans préciser la durée exacte de la période de
ses calculs, il jongle avec les chiffres en admettant un écart qui est énorme quand on
parle des prix. En réalité, en janvier 1992, les prix augmentent de 352% par rapport au
mois précédent.119
Vers le mois d’octobre 1992, l’inflation mensuelle atteint 25%120
.
La deuxième mesure du programme de transition vers l’économie de marché et
surtout de l’assainissement de l’économie est l’ouverture à l’économie mondiale. Les
réserves matérielles de la Russie sont quasiment nulles : en janvier 1992, les
ressources propres de la Russie en blé s’élèvent à 3 millions de tonnes, tandis que le
besoin mensuel du pays est de plus de 5 millions de tonnes121
. Le gouvernement se
hâte d’ouvrir les frontières aux importations de produits pour combler le déficit
généralisé. Il crée un régime favorable aux importateurs en réduisant les tarifs
douaniers à zéro et en abolissant les quotas. L’exportation, qui doit ramener dans le
budget du pays des devises, se voit libérée de tous quotas à l’exception des quotas sur
les hydrocarbures et les matières premières. Elle permet aux producteurs russes de
trouver des clients solvables en dehors de la Russie, qui commence à ressentir la crise
monétaire et des arriérés des paiements qui s’en suivent.
Les restrictions financières du budget, ce que l’on appelle « la contrainte de
budget dure », forment le troisième pilier de la réforme. Le passage aux prix libres
provoque l’effet « boule de neige », autrement dit, l’inflation de grande envergure.
Sur le plan macroéconomique, la récession brutale des dépenses publiques permet de
ne pas toucher l’actif du budget, c’est-à-dire, d’augmenter la masse monétaire pour
combler le déficit d’argent au sein de la population. Sur le plan microéconomique,
cette mesure doit jouer, selon les réformateurs, le rôle du fouet pour que les
entreprises, publiques comme privées, passent plus vite à la restructuration afin de
mieux répondre aux exigences du marché.
117
Taxe sur la valeur ajoutée. 118
GAIDAR E., Dni porajenii i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 331. 119
Ibidem. 120
Idem, p. 405. 121
Idem, p. 331.
72
Les grands perdants de cette mesure « pédagogique » sont ceux qui sont
employés dans les structures publiques et surtout dans les domaines de l’éducation, la
santé publique, les chercheurs des instituts de recherches étatiques, puisque leur
activité est commandée et financée par l’Etat et n’est pas liée à la quête du bénéfice
dont ils pourraient profiter. Le 22 avril 1992, le jour de l’anniversaire de Lénine, les
médecins et les instituteurs barrent quelques rues centrales de Moscou et entament
une grève pour manifester leur mécontentement. L’abandon des pratiques de l’Etat-
providence socialiste dans le cadre de la transition vers l’économie de marché
décourage plusieurs esprits autrefois libéraux :
« En général, on peut dire que la libéralisation des prix a été un pas extrêmement
impopulaire. En effet, par conséquent, la volonté d’antan d’aller vers le marché s’est
effondrée. De la perspective alléchante, contraire à la réalité socialiste, le marché s’est
transformé en réalité cruelle qui n’a rien à voir avec un rêve ».122
Enfin, les privatisations constituent le quatrième pilier des changements
libéraux. La propriété privée a existé sous l’Union soviétique car le dogme
communiste ne la nie pas et la laisse demeurer sous la forme des effets personnels ou
du patrimoine. Le pas révolutionnaire des réformateurs consiste en la distribution des
moyens de production. Du point de vue marxiste, ceci n’est ni plus ni moins qu’un
fondement des relations sociales du caractère capitaliste. Gaïdar témoigne qu’au
« 1er janvier 1992, en Russie ont été officiellement privatisés 107 magasins, 58 cafés et
restaurants, 36 entreprises des services courants. En réalité, vues les façons
d’administrer la propriété, de percevoir des revenus, pratiquement toute l’économie a
été privatisée par la nomenklatura ». 123
Gaïdar fait une allusion à la loi de l’époque gorbatchévienne Sur l’entreprise
d’Etat du 30 juin 1987124
qui a octroyé aux directeurs le droit d’administrer librement
les moyens de production et surtout les locaux des entreprises. Les directeurs
concluent les contrats de bail emphytéotique à leur nom ou au nom de leurs proches,
de personnes de confiance, ce qui permet par la suite de racheter le bien loué à un prix
dérisoire.
Ainsi, de manière conjoncturelle, la privatisation massive permet, ce que pense
à l’époque l’équipe de Gaïdar, d’évincer l’Etat et la hiérarchie qu’il a engendrée, de la
direction de l’économie et de protéger cette dernière d’une gestion inefficace. Les
122
GAIDAR E. (dir.), Ekonomika perekhodnogo perioda: Otcherki ekonomitcheskoi politiki
postkommounistitcheskoi Rossii (1991 – 1997), Moscou, Delo, 1998, p. 943. 123
GAIDAR E., Gosoudarstvo i evolutsia, Saint-Pétersbourg, Norma, 1997, p.186.
73
idéologues des réformes font pleine confiance au propriétaire qui va gérer ses propres
intérêts et valoriser son capital. Ceci permettra, dans un premier temps, de sortir de la
crise de la production et de remplir les rayons des magasins car les nouveaux
propriétaires guidés par la « main invisible du marché », selon A. Smith, vont vite
combler la demande.
Dans un deuxième temps, l’acquisition de la propriété va créer une nouvelle
classe qui peut être qualifiée de possédante.
B. La création de l’infrastructure du marché libre et son institutionnalisation
Les mesures de privatisation sont la partie la plus importante des réformes des
années 1990. Elles créent la nouvelle structure de la société où le nombre de preneurs
de décisions est corollaire au nombre de propriétaires. Ces derniers œuvrent pour
l’efficacité de leurs entreprises et assument la responsabilité de leurs actes. Telle est la
vision de la nouvelle société d’Egor Gaïdar qui détermine de cette manière
l’importance de la privatisation :
« Nous nous rendions compte que 148 millions de personnes après avoir reçu le chèque
de privatisation ne changeraient pas tout de suite leur psychologie, ne deviendraient pas
des propriétaires. Et en même temps, cet instrument a permis de changer le mécanisme
de la distribution de la propriété en Russie. La psychologie du propriétaire se formera
dans notre pays pendant plusieurs décennies, elle ne se commande pas par la décision de
distribuer les chèques de privatisation. Mais une telle décision forme le marché de la
propriété. C’est justement là le principal sens social de la privatisation ».125
A l’automne 1991, au moment de la formation du cabinet du futur
gouvernement, Egor Gaïdar propose à son ami Anatoli Tchoubaïs de se mettre à la
tête du Comité pour les biens publics qui élaborera la stratégie de la privatisation. Il
comprend que ces mesures seront source de tension :
« D’habitude impassible, Tolia [Anatoli] a soupiré et m’a demandé si je comprenais
qu’il deviendrait quelqu’un que l’on accuserait toujours d’avoir vendu la Russie ».126
124
Loi de l’URSS Sur l’entreprise d’Etat du 30 juin 1987, Moscou, Vedomosti Verkhovnogo Soveta
SSSR, 1989, n°9. 125
GAIDAR E., Gosoudarstvo i evolutsia, Saint-Pétersbourg, Norma, 1997, p.78. 126
GAIDAR E., Dni porajenii i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 337.
74
Le fondement juridique de la privatisation est crée par la loi-cadre adoptée au
cours de l’été 1991 par le Conseil Suprême de la RSFSR127
. Dès le mois de mars
1992, la « petite » privatisation (celle des magasins, petites entreprises, restaurants,
logements etc.) prend son envol conformément au programme de Tchoubaïs reconnu
comme stratégie d’Etat par l’oukase du Président Eltsine du 29 décembre 1991.
Le 15 juin 1992, le Président Boris Eltsine par son oukase se démet de ses
fonctions de chef du gouvernement et nomme Egor Gaïdar président du
gouvernement par intérim (il faut préciser que Gaïdar n’entrera pas en fonction, car le
Conseil Suprême votera le 14 décembre 1992 contre sa candidature lui préférant
Viktor Tchernomyrdine). S’assurant de la confiance du Président, Gaïdar attaque une
nouvelle phase de la privatisation. Le 15 juillet 1992, il signe le décret sur
l’introduction du système des chèques de privatisation. Il faut préciser que cet
oukase128
est absolument contradictoire à la loi adoptée un an auparavant par le
Conseil Suprême129
sur la procédure de la privatisation différente, à savoir par
l’ouverture des comptes d’investissement. Cette loi n’autorise pas l’aliénation du
solde de ces comptes en excluant la vente ou la cession. Le projet de Tchoubaïs dont
l’adoption vide la loi en vigueur de son contenu, retenu comme programme national,
applique, au contraire, une approche « monétaire ».
Les chèques de privatisation sont distribués à chaque citoyen de la Fédération
de Russie. Tchoubaïs, en tant qu’auteur de ce projet, ambitionne de créer ainsi 148
millions de propriétaires : le chèque est le droit symbolique de chaque citoyen à
échanger ce titre contre des actions ou des parts d’une entreprise de son choix. Le
chèque a une valeur nominale de 10 000 roubles. Pourquoi retient-il ce montant ?
V. Vorontsov, alors membre du Conseil Suprême et conseiller économique du
premier gouvernement de la RSFSR, insiste sur le fait que ce montant est purement
spontané et dépourvu de tout bien-fondé économique :
« En 1991, la valeur des fonds de production de la Fédération de Russie s’élevait à la
somme de 1 260,5 milliards de roubles. Divisant ce chiffre par le nombre d’habitants de
la Russie (148,7 millions) on obtient le chiffre de 8 476 roubles. Après l’avoir arrondi
127
Loi de la RSFSR du 3 juillet 1991 n°1531-I Sur la privatisation des entreprises municipales et
publiques de la Fédération de Russie, Vedomosti Sezda narodnykh depoutatov i Verkhovnogo Soveta
RSFSR, Moscou, 1991, n°27. 128
Oukase n°914 du 14 août 1992 Sur l’introduction du système des chèques de privatisation dans la
Fédération de Russie. 129
Loi de la RSFSR du 3 juillet 1991 n°1529-I Sur les comptes nominaux de privatisation dans la
RSFSR, Vedomosti Soveta narodnykh depoutatov i Verkhovnogo Soveta RSFSR, Moscou, 1991, n°27.
75
jusqu’à 10 000 roubles, A. Tchoubaïs déclare officiellement que la part de la propriété
de chaque citoyen russe est de 10 000 roubles dont il peut disposer à sa guise ».130
Cette preuve d’approximation peut paraître fantasque, mais les écrits de Gaïdar
ne démentent pas cette approche. Gaïdar n’accorde pas une grande importance au
montant qui est indiqué sur le chèque car, pour lui, il a une valeur plutôt symbolique :
« La question du nominal du vaucher est, en principe, sans fondement. Elle n’a aucune
signification sauf socio-psychologique. Ce document est une partie du droit à la
propriété à privatiser, et son estimation réelle ne dépend pas de ce qui est écrit sur son
dos. Elle se détermine par le volume du bien privatisé, par le niveau de la stabilité
financière, par les privilèges qui sont conférés aux collectifs. Enfin, pour des questions
de simplicité on s’est arrêté sur le nominal de 10 000 roubles ». 131
Pourtant le gouvernement réformateur refuse d’emblée la variante de la
répartition de la propriété publique à travers les comptes d’investissement nominatifs
sous prétexte que le pays ne dispose pas d’un organisme qui puisse gérer cette mission
(plusieurs critiques de cette mesure ont un autre avis sur ce point, évoquant le vaste
réseau omniprésent de la Sberbank132
). L’équipe de Gaïdar et Tchoubaïs poursuit le
but de rendre la privatisation extrêmement rapide et la considère comme une panacée
qui pourra guérir l’économie nationale des maux du socialisme. Par conséquent, les
transactions de privatisation doivent être rapides et simples. Gaïdar souligne la
nécessité de rendre le vaucher liquide : il peut être vendu, échangé… Mais là,
l’incompatibilité de la mention d’une « valeur symbolique » avec le rôle d’un
instrument financier devient évidente : pour être manipulé de cette manière, le chèque
doit avoir une valeur ferme garantie, sinon comment vendre un objet dont le prix est
défini arbitrairement ?
La circulation des chèques de privatisation s’accompagne de beaucoup
d’escroqueries : les détenteurs des chèques les confient naïvement à des fonds
d’investissement qui disparaissent du jour au lendemain. Certains propriétaires de
vauchers persuadés de la justesse du dicton « un « tiens » vaut mieux que deux « tu
l’auras » », les échangent contre de l’argent liquide, souvent pour des sommes
anodines.
A l’été 1992, les impayés et l’endettement mutuel des entreprises russes
dépassent de 1,5 fois la valeur de leurs actifs pris en compte par les auteurs du
130
VORONTSOV V., V koridorakh bezvlastia. Premiery Eltsina, Moscou, Akademitcheskiï proekt,
2006, p. 162. 131
GAIDAR E., Gosoudarstvo i evolutsia, Saint-Pétersbourg, Norma, 1997, p.79. 132
La banque d’épargne soviétique qui dispose de l’infrastructure considérable.
76
programme de privatisation133
. Autrement dit, les détenteurs des chèques ne peuvent
que compter devenir des actionnaires d’entreprises en faillite. Ainsi, la promesse de la
création d’une classe capitaliste et de la perception des dividendes par chacun échoue.
En revanche, le discours de Tchoubaïs promettant que le vaucher vaudra dans le futur
deux « Volga »134
, reste dans les annales.
Vers la fin de 1994, l’étape de la privatisation « gratuite » est terminée. Par
l’oukase présidentiel n°478 du 11 mai 1995 sur les ventes aux enchères publiques, les
réformateurs (déjà sans Gaïdar qui a démissionné depuis décembre 1992) entament
une nouvelle phase de la répartition de la propriété.
Le budget national étant catastrophiquement déficitaire, le gouvernement fait
des emprunts aux banques sur la base d’appel d’offre en hypothéquant les paquets
d’actions des entreprises publiques rentables. Ces titres, conformément au schéma de
la privatisation, doivent soit être vendus aux enchères, soit passer chez les créanciers,
soit le gouvernement doit rembourser le crédit (le dernier cas de figure est rare). Le
but du gouvernement est atteint : le budget reçoit 1 milliard de dollars135
. En même
temps, ces opérations sur les avoirs publics permettent l’émergence de l’oligarchie
russe suite aux manipulations d’actions hypothéquées. Souvent les entreprises sont
vendues à bas prix à des sociétés écrans avec le consentement tacite du pouvoir en
place. Anatoli Tchoubaïs avoue cette grave erreur de la privatisation des lots les plus
alléchants de l’industrie nationale :
« Encore une erreur, celle des concours d’investissement. Qu’est-ce que l’on peut dire,
au fond ? C’est gratis136
. Non contrôlé. Le soi disant investisseur achète un paquet
d’actions d’une entreprise avec une promesse d’investir par la suite dans cette entreprise
des grosses sommes et derrière le dos de l’Etat se met d’accord avec son directeur.
Comme résultat, l’entreprise n’obtient pas d’investissements, en revanche, le compte
personnel du directeur s’accroît considérablement ».137
Le premier but de la privatisation n’est pas atteint : les entreprises, bien que
dorénavant privées, ne sont pas capables de relancer la production. Joseph Stiglitz,
133
SOGRINE V., « Liberalizm v Rossii : peripetii i perspektivy », Obchestvebbye naouki i
sovremennost, Moscou, 1997, n°1, p. 18. 134
Voiture russe, symbole de richesse et objet de convoitise d’un Russe moyen à l’époque. 135
KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.108. 136
Tchoubaïs utilise ici le mot « халява », qui peut être traduit littéralement comme « aux frais de la
princesse ». Remarquons aussi, que cet extrait fait partie de l’ouvrage collectif La privatisation à la
russe. Les honoraires des auteurs de ce petit recueil d’articles s’élèvent à quelques centaines de milliers
de dollars, transférés par une société suisse Servina Trading SА. Suite à un scandale provoqué par la
publication de ce fait, plusieurs coauteurs de Tchoubaïs, qui occupent à l’époque les postes élevés, sont
obligés de démissionner au mois de novembre 1997. Tchoubaïs quitte le poste de ministre des finances
le 20 novembre 1997 (source : la revue hebdomadaire Kommersant-Vlast, Moscou, 18.11.2002). 137
TCHOUBAÏS A. (dir.), Privatizatsia po-rossiïski, www.sps.ru/?id=206184.
77
lauréat du Prix Nobel d’économie de 2001, alors expert auprès de la Banque
mondiale, écrit que la chute de la production dans la Russie post-communiste est
inouïe : pendant la Grande guerre patriotique, les volumes de la production baissent
de 24%, alors que pendant la période de 1990 à 1999, la chute est de 60%.138
Pour ne pas tomber dans l’hyperinflation, la Russie continue à prendre des
crédits auprès du FMI et de la Banque mondiale, qui redoutent la dévaluation du
rouble. En 1993, la Russie doit payer 40 millions de dollars d’intérêts, ce qui est égal
au montant des revenus annuels tirés de l’exportation139
.
Le niveau de vie des Russes est catastrophique : en 1989, seulement 2% vivent
sous le seuil de pauvreté. Vers la fin de 1998, le nombre de pauvres, qui vivent avec
moins de 2 USD par jour, augmente jusqu’à 23,8%. Conformément au sondage de la
Banque mondiale, plus de 40% de population russe vivent avec 4 USD par jour.140
La paupérisation de la population de la Russie post-communiste provoque des
répliques de réprobation de plus en plus fortes. Les gens se demandent : le prix de la
liberté, n’est-il pas trop élevé ?
Le projet des réformateurs radicaux, mis en route en 1992, ambitionne une
édification rapide du capitalisme à travers l’instauration de la propriété privée des
moyens de production. Le vaste programme de privatisation dirigé par Anatoli
Tchoubaïs prévoit le retrait de l’Etat de la procédure de prise de décisions par les
agents économiques. Il est accompagné d’une réduction sensible de l’intervention
étatique dans la sphère sociale au nom de la diminution des dépenses budgétaires. La
chute de la production et le rationnement des subventions budgétaires ont un effet
néfaste sur le niveau de vie de la population. L’euphorie du soutien des
transformations démocratiques libérales cède la place aux contestations de plus en
plus sévères.
138
STIGLITZ J., « Kto poterial Rossiu ? » in Globalization and its discontents, New York, Norton,
2002, http://rusref.nm.ru/StiglitzLost.htm. 139
ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994, p. 166. 140
STIGLITZ J., « Kto poterial Rossiu ? » in Globalization and its discontents, New York, Norton,
2002, http://rusref.nm.ru/StiglitzLost.htm.
78
Chapitre 6 : La contestation de la politique radicale des réformateurs
Après une année de réformes de la société et de son économie, le
mécontentement commence à se faire sentir parmi les masses populaires, ainsi que
dans les milieux politiques. Le Congrès des députés du peuple, organe représentatif et
législatif, et son organe organisationnel le Conseil Suprême sont farouchement
opposés à la politique du gouvernement d’Eltsine et de Gaïdar.
Cette contestation des grandes orientations de la politique d’Eltsine et surtout de
son radicalisme excessif dégénère en un conflit aigu entre les deux branches du
pouvoir, à savoir entre le Congrès et le Président. Cette divergence sur le déroulement
des réformes est renforcée par un conflit constitutionnel, qui met en question la
légitimité des prétentions intransigeantes à gouverner, exprimées par ces deux
institutions.
L’apogée de cette opposition est le coup d’état d’octobre 1993 fomenté par les
partisans eltsiniens. La victoire de ces derniers marque le renversement de l’ancien
régime et la création de la nouvelle république, proclamée par l’adoption d’un texte
constitutionnel, qui entérine les changements politiques de ces dernières années.
A. Les oppositions populaire et politique
Selon les sociologues russes B. Kapoustine et I. Kliamkine, qui mènent en 1993
différents sondages pour le Fonds « Obchestvennoe mnenie » (« Opinion publique »),
la société russe du début des années 1990
« reste pré-libérale, il lui faut encore faire son choix entre les voies libérale et non-
libérale du développement »141
.
141
KAPOUSTINE B., KLIAMKINE I., « Liberalnye tsennosti rossian », Polis, Moscou, 1994, n°1, p.
80.
79
La société de la nouvelle Russie, ayant laissé derrière elle le dogme
communiste, est toujours à la recherche d’une idéologie, qui risque à tout moment de
basculer vers le régime totalitaire. Vers 1993, les adversaires des réformes libérales
apparaissent tant dans le milieu populaire que dans les structures du pouvoir.
Une grosse partie de population perd, suite à la libéralisation des prix et
l’inflation qui s’en suit, presque toutes ses épargnes. Il s’avère que
« la situation économique sous le capitalisme est encore pire que les affirmations des
ex-leaders communistes. Les perspectives pour l’avenir sont sombres. La classe
moyenne est pratiquement anéantie, le système du capitalisme clanique et mafieux est
mis en place, et l’unique acquisition, la création de la démocratie avec des libertés
significatives, y compris la liberté de la presse, s’est avérée fort fragile »142
.
Le pouvoir en place perd la confiance d’un peuple insatisfait depuis la
perestroïka de son niveau de vie, qui ne cesse de baisser143
, de ses revenus, des prix
des biens de consommation courante, des résultats de l’activité des organes du
pouvoir et des services de l’ordre public, de l’état de l’environnement. Il y a une
rupture entre les aspirations collectives et le rythme de leur réalisation.
Selon les sondages menés par l’Institut d’études sociopolitiques auprès de
l’Académie des sciences de Russie, les réponses données à la question « Si vous aviez
su en 1985, où mèneraient les réformes, les auriez-vous soutenues ? » se présentent
comme suit144
:
Réponses Février 1991 Avril 1992 Mai 1993
Je n’aurais pas soutenu, % 35 46 42
J’aurais soutenu, % 40 36 40
Sans réponse, % 25 18 18
Ces données mettent en relief la division de la société en deux camps, toutefois,
le camp des adversaires de la réforme ou bien de son radicalisme prévaut, même sans
tenir compte des hésitants (leur nombre demeure considérable ce qui peut être le
résultat de la désorientation idéologique des masses : les gens habitués aux méthodes
autoritaires ne comprennent pas encore ce qu’ils « doivent » penser). En mars 1993,
77,8% de la population considèrent l’état économique du pays comme déplorable,
142
STIGLITZ J., « Kto poterial Rossiu ? » in Globalization and its discontents, New York, Norton,
2002, http://rusref.nm.ru/StiglitzLost.htm. 143
Cf. l’annexe n°8. 144
ROUKAVICHNIKOV V., « Sotsialnaïa dinamika i politicheskiï konflikt v Rossii : vesna 1993 goda
– adaptatsia k krizisou », Sotsiologitcheskie issledovania, Moscou, 1996, n°9, p. 31.
80
26,3% se plaignent des arriérés du paiement des salaires et des retraites. 35% des
citoyens redoutent des manifestations de protestation contre la chute du niveau de vie,
25,9% sont prêts à y participer145
.
La crise économique a pour corollaire la crise de confiance dans le
gouvernement, qui est le principal responsable des derniers changements du pays. La
même source montre l’attitude de la population à l’égard du gouvernement de la
Russie146
:
Réponses Avril 1992 Mai 1993
Le gouvernement applique une politique juste et, malgré quelques
difficultés rencontrées lors de son application, a déjà obtenu certains
résultats positifs, %
16 23
Le gouvernement a de bonnes idées, mais ne sait pas les réaliser, % 24 22
Le programme de mesures à entreprendre, ainsi que la façon de le
réaliser soulèvent mes objections, %
21 17
Le gouvernement actuel n’est pas capable de résoudre les problèmes du
pays, %
30 24
Autres réponses, % 4 4
Sans réponse, % 5 10
Le mécontentement des masses accentue la crise politique et plus précisément
constitutionnelle, qui commence à prendre de l’ampleur vers la fin 1992. Au mois de
décembre 1992, le VIIème Congrès des députés du peuple critique violemment le
travail du gouvernement de Eltsine et de Gaïdar. D’après l’expression du président du
Conseil Suprême Rouslan Khasboulatov, les membres du gouvernement de Gaïdar,
trop jeunes, inexpérimentés et pressés, ne sont que des « garçons aux pantalons
roses », qui ont une vision « romantique » de la gestion de l’économie. Par la suite, les
députés refusent l’investiture d’Egor Gaïdar, proposé par Eltsine, au poste de Premier
ministre. Le 14 décembre 1992, Gaïdar démissionne du poste de Président du Conseil
des ministres, qu’il occupait par intérim.
Le conflit aigu entre le Président Boris Eltsine et le Conseil Suprême, qui, doté
des fonctions législatives et du contrôle, fait office de Parlement, a une nature
145
« Ekonomitcheskie i sotsialnye peremeny : monotoring obchestvennogo mnenia », Informatsionnyi
bulleten VTsIOM, Moscou, 1995, n°3, p. 36-37. 146
ROUKAVICHNIKOV V., « Sotsialnaïa dinamika i politicheskiï konflikt v Rossii : vesna 1993 goda
– adaptatsia k krizisou », Moscou, Sotsiologitcheskie issledovania, 1996, n°9, p. 33
81
constitutionnelle. Les institutions russes sont régies par la Constitution de la RSFSR
de 1978, qui est incorporée dans la Constitution d’URSS, adoptée en 1977. Le texte
constitutionnel de la RSFSR est amendé en 1991 suite à l’introduction du poste de
Président de la Fédération de Russie. En 1991, la Fédération de Russie proclame son
indépendance et crée un nouvel état souverain, sans pour autant se doter d’une
nouvelle constitution. L’institution du poste de Président de Russie n’est pas inscrite
dans la Constitution russe, mais adoptée par la loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le
Président de la RSFSR147
. Selon cette loi, le Président tire sa légitimité et son autorité
du scrutin universel. Cette disposition entre en conflit avec l’esprit de la constitution
russe de l’époque socialiste, qui véhicule le slogan « Le pouvoir aux Soviets ! ».
Le Congrès des députés du peuple et le Conseil Suprême en tant qu’organe
représentatif n’expriment pas de velléité à céder leur pouvoir devant les organes
exécutifs. Ainsi, la Banque centrale de Russie reste toujours sous la direction et le
contrôle du Conseil Suprême et échappe au gouvernement, ce qui rend extrêmement
difficile l’application de la politique monétaire et anti-inflationniste selon le
programme de Gaïdar.
Les députés du VIIème Congrès passent à l’action et revendiquent leur droit
constitutionnel de contrôler l’exécutif. Ils font valoir leur droit d’amender la
Constitution et votent le projet de loi selon laquelle le gouvernement est soumis
d’abord au Congrès, au Conseil Suprême et seulement ensuite au Président. De cette
façon, l’exécutif se voit dirigé par le législatif, ce qui signifie l’absence de séparation
des pouvoirs, c’est-à-dire du principe libéral et démocratique fondamental.
L’idéologue de ce changement renforçant l’influence du Parlement est Rouslan
Khasboulatov, Président du Conseil Suprême. Il en donne la motivation suivante :
« le parlement protège le gouvernement contre son glissement vers des méthodes de
direction autoritaires et rigides. Puisque le travail du gouvernement a toujours eu la
plupart du temps un caractère fermé et secret, il est mal contrôlé. Le gouvernement dont
le contrôle est perdu, surtout dans des conditions sociopolitiques de crise, est capable,
comme le montre l’expérience historique, de devenir un organe, qui représente un
intérêt pour un certain groupe sociopolitique. Le parlement par la force de l’ouverture
de son travail […] est capable de retenir le gouvernement de mesures extrêmes »148
.
Les réformes économiques sont au cœur du conflit. Les députés sont partisans
de l’approche graduelle selon le modèle scandinave, qui prévoit des subventions
147
Loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le Président de la RSFSR, Vedomosti sezda narodnykh deputatov
RSFSR i Verkhovnogo Sovieta RSFSR, Moscou, 1991, n°17.
82
massives à la population comme palliatif aux pertes dues à la restructuration de
l’économie, à l’inflation et au chômage.
Les libéraux objectent en disant que le budget public ne peut pas supporter de
telles dépenses. Ils prônent l’approche monétariste. Ainsi, les premiers sont accusés
par leurs adversaires d’être rétrogrades et populistes, les seconds se font traiter de
marionnettes des Etats-Unis et de bourreaux du peuple.
Les deux partis sont persuadés de la nécessité d’une réforme constitutionnelle.
Lors du VIIème Congrès des députés du peuple, le Président Eltsine et les partisans de
Rouslan Khasboulatov et Alexandre Routskoï, vice-président de la Fédération de
Russie, arrivent à un compromis et suspendent les décisions du Congrès sur les
amendements à la Constitution. Eltsine accepte de remplacer Gaïdar par Viktor
Tchernomyrdine au poste de Premier ministre. Pour déterminer la direction dans
laquelle les réformes vont se développer, les adversaires décident de questionner le
peuple et de prendre la décision finale par voie de référendum. Ils acceptent
également la proposition du président de la Cour constitutionnelle Valeri Zorkine
d’organiser de nouvelles élections législative et présidentielle. Cette décision de faire
table rase du paysage politique ne fait que retarder la crise généralisée.
B. Le coup d’état de 1993, résultat de l’opposition parlementaire
Au début de l’année 1993, la Commission constitutionnelle formée par le
Congrès des députés du peuple commence son travail sur le projet de la nouvelle
Constitution conformément à la décision du Congrès du 12 décembre 1992 Sur la
stabilisation du régime constitutionnel de la Fédération de Russie149
. Cette dernière
résulte des négociations entre Eltsine et Khasboulatov. Le projet doit être présenté
lors du VIIIème Congrès des députés du peuple qui s’ouvre le 10 mars 1993,
cependant la présentation n’a pas lieu. Le Congrès entérine les décisions
148
KHASBOULATOV R., « Kakaïa vlast noujna Rossii ? », Sotsiologuitcheskie issledovania, 1992,
Moscou, n°11, p. 29-30. 149
Postanovlenie o stabilizatsii konstitutsionnogo stroia Rossiïskoï Federatsii, Moscou, Vedomosti
Sezda narodnykh depoutatov Rossiïskoï Federatsii i Verkhovnogo Soveta Rossiïskoï Federatsii, 1992,
n°52.
83
constitutionnelles adoptées au mois de décembre 1992. Le conflit reprend son
envergure.
Le 20 mars 1993, le Président Boris Eltsine s’adresse au peuple dans une
allocution télévisée en disant que
« le VIIIème Congrès a permis en fait au Conseil Suprême de mettre en marche le
volant du coup d’état constitutionnel »150
.
Eltsine proclame l’état d’urgence qui suppose l’exercice de tous les pouvoirs par
le Président. En outre, il annonce la date du référendum sur la confiance au Président
et à sa politique de réformes, qui est fixée au 25 avril 1993.
Le cumul de toutes les branches du pouvoir par une seule personne porte
traditionnellement le nom de dictature. Cependant, quelques années plus tard, Eltsine
écrit dans son livre Les mémoires du président que pour lui l’état d’urgence ne
signifie nullement une attaque contre les députés ou le limogeage du Congrès, organe
représentatif, et encore moins l’usurpation du plein pouvoir. Pour lui,
« l’état d’urgence, mentionné dans le texte, a défini le côté procédural, juridique de
l’affaire ; j’ai annulé les décisions du parlement et du Congrès qui avaient limité les
pouvoirs du Président de la Russie ».151
La Cour constitutionnelle, avec Valeri Zorkine à sa tête, réagit aussitôt à la
déclaration du Président : le 22 mars 1993 elle déclare son décret anticonstitutionnel
puisque la Constitution ne prévoit pas cette forme de gouvernement en dehors de
l’état de siège. La Cour entame la procédure d’impeachment (la destitution) du
Président. Bien que la réaction des parlementaires et des juristes soit véhémente, le
vote des députés du IXème Congrès extraordinaire des députés du peuple ne mène pas
au bout le projet antiprésidentiel. Si 617 députés soutiennent la proposition de la Cour
constitutionnelle de destituer le Président pour sa tentative de coup d’état, il manque
72 voix des députés pour que cette décision remporte la majorité qualifiée de deux
tiers, à savoir 689 votes152
.
Eltsine est prêt à passer sans scrupule de l’opposition politique à la lutte
physique contre le Parlement récalcitrant. Alexandre Korjakov, alors chef de la
sécurité présidentielle, se rappelle que le Président a ordonné de dissoudre le Congrès
150
DOBROKHOTOV L. (dir.), Eltsine – Khasboulatov. Edinstvo, kompromiss, borba, Moscou, Terra,
1994, p. 306. 151
ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994, p. 183. 152
AVAKIAN S., Konstitutsia Rossii : priroda, evolutsia, sovremennost, 2 rééd., Moscou, RUID,
2000, www.constitution.garant.ru/DOC_1676651_sub_para_N_300.htm.
84
en cas de vote positif pour l’impeachment. Si les députés refusaient de quitter la salle
du Congrès au Kremlin, les officiers du service de sécurité devaient diffuser dans
l’immeuble du gaz lacrymogène153
.
Le Congrès n’a pas d’autre solution face à la position du Président renforcée par
l’échec du vote d’impeachment, que de céder aux revendications d’Eltsine et de fixer
la date du référendum sur la question de confiance pour l’exécutif et pour le législatif
au 25 avril 1993.
Fruit de longues négociations entre les deux branches du pouvoir, le bulletin de
vote contient quatre questions qui doivent définir la future politique intérieure de la
Russie et devenir une sorte de vote « préliminaire » aux élections présidentielle et
législative anticipées. Comme l’écrit Marie Mendras, ces quatre questions
« ont fait du référendum un pot-pourri entre le plébiscite présidentiel et le sondage
d’opinion grandeur nature sur le sentiment de la population à l’égard du Parlement et
d’élections anticipées »154
.
Ces questions, ainsi que le pourcentage des votes positifs se présentent comme
suit155
:
Questions du référendum Les votes « oui », %
Avez-vous confiance dans le Président Boris Eltsine ? 58,7
Approuvez-vous la politique socio-économique suivie par le Président et le
gouvernement depuis 1992 ?
53,0
Pensez-vous que les élections présidentielles anticipées soient nécessaires ? 49,5
Pensez-vous que les élections législatives anticipées soient nécessaires ? 67,2
La participation au référendum est assez importante (68,9 millions de votants
sur 107,3 millions d’électeurs, soit 64,18%156
) ce qui peut être partiellement expliqué
par une campagne de propagande massive dans les médias. En général, ces derniers
ne cherchent pas à entrer dans les méandres du droit constitutionnel et épargnent à
leur audimat l’analyse profonde des raisons de la crise politique. Pour simplifier la
153
KORJAKOV A., Boris Eltsine : ot rassveta do zakata, Moscou, Interbouk, 1997, p. 160. 154
MENDRAS M., « Les trois Russie : analyse du référendum du 25 avril 1993 », Revue française de
science politique, Paris, 1993, n°6, p. 904. 155
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 156
Ibidem.
85
tâche, les propagandistes diffusent une version simplifiée et proposent même une
marche à suivre sous forme de slogan, facile à retenir :
« Si le Président est mauvais,
Vote « non », « non », « oui », « non » !
Si le speaker est nul,
Vote « oui », « oui », « non », « oui » !157
Remarquons que cette formule toute prête est orientée vers le charisme des
chefs des camps adverses. L’argument fort de cette campagne, largement pro-
eltsinienne, est le suivant : tu votes Eltsine, donc, tu choisis la Russie libre, tu votes
Khasboulatov, donc, tu es pour les forces réactionnaires.
Les deux premières questions sont de type plébiscitaire. Les habitants de la
Russie réaffirment globalement leur soutien à Eltsine, quoique le « oui » au Président
soit plus affirmatif par rapport au « oui » à sa politique économique. Selon la Cour
constitutionnelle, les deux dernières questions auraient eu des effets institutionnels, si
la majorité absolue avait été atteinte. Comme ceci n’est pas le cas, les élections
législatives ne sont pas convoquées. Le référendum ne sort pas l’opposition des deux
pouvoirs de l’impasse.
La « trêve » entre le camp présidentiel et les parlementaires réfractaires ne dure
que quelques mois jusqu’à la signature par Boris Eltsine de son oukase n°1400 du 21
septembre 1993 Sur la réforme constitutionnelle progressive dans la Fédération de
Russie158
, qui marque une nouvelle étape offensive de la lutte pour le pouvoir. Cet
oukase prévoit la suspension de l’activité du Congrès des députés du peuple et du
Conseil Suprême comme institutions antidémocratiques et hostiles aux réformes
libérales. Au soir du 21 septembre, Eltsine s’adresse dans son allocution télévisée au
peuple, certain de son soutien réaffirmé lors du référendum. Le Président constate que
le compromis avec le Parlement est impossible à cause du sabotage par ce dernier des
réformes. Eltsine va jusqu’à accuser les parlementaires de conspirer contre le
Président et la nation entière :
157
Ce coup propagandiste mérite, à notre avis, d’être cité en langue originale :
« Если плох наш Президент,
Голосуй «нет», «нет», «да», «нет»!
Если спикер – ерунда,
Голосуй «да», «да», «нет», «да»!» 158
Oukase du Président de la Fédération de Russie n°1400 du 21 septembre 1993 0poetapnoï
konstitputsionnoï reforme v Rossiïskoï Federatsii, Sobranie aktov Prezidentai i pravitelstva Rossiïskoï
Federatsii, Moscou, 1993, n°39.
86
« Pendant ces derniers mois, des dizaines de nouvelles décisions antipopulaires ont été
préparées et adoptées [par le Parlement]. Plusieurs d’entre elles sont orientées exprès
vers la détérioration de la situation en Russie »159
.
Ainsi, les institutions « rétrogrades » n’existent plus. Eltsine annonce la date des
élections de la nouvelle institution représentative, l’Assemblée fédérale, le nouveau
parlement bicaméral. Immédiatement, la Cour constitutionnelle déclare l’oukase
présidentiel illégal. En effet, la Cour applique la Constitution à la lettre : l’article 121-
5 refuse clairement au Président le droit de dissoudre ou suspendre l’activité ni du
Congrès, ni du Conseil Suprême.
Le soir même, la Cour adopte la décision sur la destitution d’Eltsine du poste de
Président et sur l’entrée en fonction présidentielle du vice-président Alexandre
Routskoï, qui se range dans cette opposition du côté du Parlement.
Le 23 septembre 1993, le Xème Congrès des députés du peuple se réunit en
urgence. Il qualifie les actions du Président de coup d’état. Selon la décision des
députés, l’état de crise exclut la légitimité de toutes élections annoncées par Eltsine.
Le conflit atteint son apogée les 3 et 4 octobre, quand le mécontentement des
Moscovites, chauffés des deux côtés par les partisans des deux camps adverses,
s’exprime dans les rues et se transforme en violentes émeutes. Le siège du Conseil
Suprême, nommé « Maison blanche », et pris d’assaut par les troupes militaires
fidèles au Président. Les chars tirent des obus sur la façade de la « Maison blanche »,
qui depuis le début du conflit est coupé du reste du monde : les lignes téléphoniques,
l’électricité et l’eau sont coupées sur décision du Président. Les troupes militaires
fidèles au Président réussissent à entrer dans la Maison blanche, barricadée et
protégée par le service de sécurité du parlement et les soldats du général réfractaire
Albert Makachov. Le résultat du siège est l’arrestation des chefs principaux des
insurgés, à savoir de Khasboulatov, Routskoï, Makachov, Anpilov, leader de
l’extrême-gauche. Après la défaite des parlementaires la situation à Moscou se
détend, l’état d’urgence s’oublie progressivement.
Depuis les émeutes à Tbilissi en 1989 et à Vilnius en 1991, qui ont fait des
victimes, la transition vers le modèle libéral démocratique de la société russe s’est
passé sans verser le sang jusqu’à l’automne 1993. Lors des trois jours d’octobre, suite
à l’échange de coups de feu entre les présidentialistes et les partisans du Parlement,
selon les données officielles, 146 personnes sont tuées. L’issue de cette insurrection
159
Rossiiskaïa gazeta du 22 septembre 1993.
87
de l’opposition au Président, toujours nommée prudemment dans les médias officiels
« d’événements tragiques d’octobre 1993 », montre que le pouvoir russe est prêt à
réaffirmer sa volonté de rester sur la voie des réformes libérales, même s’il faut
renoncer à la démocratie et avoir recours aux mesures autocratiques. Après avoir frôlé
la guerre civile, la société s’assure du fait que la dictature est tout à fait compatible
avec la politique libérale, tout comme au Chili du temps d’Augusto Pinochet.
C. La construction du nouveau régime
Suite à la victoire des forces eltsiniennes, qui se veulent démocratiques et
progressistes, la nouvelle république est créée pratiquement sur mesure pour le
Président Eltsine. La date du référendum sur le texte de la nouvelle Constitution, ainsi
que les élections de l’Assemblée fédérale dont l’apparition est annoncée par le texte
constitutionnel, est fixée au 12 décembre 1993.
Au début, l’idée de l’élaboration du texte constitutionnel est parfaitement
démocratique : le 12 mai 1993, juste après la publication des résultats du référendum
du mois d’avril, Eltsine signe l’oukase n°660 Sur les mesures d’achèvement de la
préparation de la nouvelle Constitution de la Fédération de Russie. Il suppose la
formation d’un organe consultatif, la Conférence constitutionnelle, composé de
représentants des branches du pouvoir fédérales et locales, des partis politiques, des
syndicats, des milieux académiques et d’affaires, des confessions religieuses, par
exemple, en tout 250 personnes. Comme l’écrit Jacques Sapir, au sein de cette
Conférence naissent plusieurs projets qui diffèrent du projet « officiel » : le Président
« eut une chambre assise là où il avait espéré une chambre couchée ».160
Mais le Président est pressé et intransigeant vis-à-vis des opinions distinctes de
la sienne. La Cour constitutionnelle participe à l’élaboration du projet, mais occupe
une position de « gendarme » et veille à ce que le Président n’empiète pas sur le
terrain des compétences d’autres branches du pouvoir. En plus, au début du mois de
septembre 1993, la Cour s’apprête à étudier la requête des députés sur la légitimité
160
SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 166.
88
des accords de Belovejskaïa Pouchtcha de 1991, qui ont proclamé la dissolution de
l’Union soviétique. Le traitement de cette question peut porter atteinte à la légitimité
même du Président actuel de la Russie, puisqu’il est élu en tant que président d’une
république faisant à l’époque partie de l’URSS, mais actuellement inexistante.
Depuis, la Russie a changé de statut juridique sans pour autant élire un nouveau
Président. L’annonce de l’examen de cette affaire accélère le renversement du régime
par les partisans d’Eltsine en octobre 1993.
Les acquisitions démocratiques et libérales sont inscrites dans le texte de la
Constitution présentée au référendum : les droits de l’homme et les libertés
fondamentales font dorénavant partie de la loi suprême russe et sont conformes à la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et à la Convention européenne
des droits de l’homme de 1950 (les articles 17-64). L’article 13 proclame le
pluralisme politique, qui est appelé à protéger le système du multipartisme. L’autre
acquisition du régime libéral est la disposition de l’article 8 concernant la protection
sur le territoire du pays de la propriété privée et de la liberté d’entreprise, fondement
de l’économie de marché.
Le régime politique russe se voit considérablement transformer suite à
l’apparition d’un vrai parlement bicaméral, l’Assemblée fédérale. L’article 10
entérine la séparation stricte entre les trois branches du pouvoir. Le Président n’est
plus le « plus haut fonctionnaire de la Fédération de Russie et le chef de
l’exécutif »161
, il devient le chef de l’Etat162
. Il ne fait plus partie de l’exécutif car il se
place au-dessus des trois branches du pouvoir pour assurer leur coordination
conformément à l’article 80.
La nouvelle république est présidentielle. Les pouvoirs du Président sont
considérablement accrus par rapport à ses attributions fixées par la Constitution de la
RSFSR. Il peut dorénavant contrôler le processus de l’élaboration des lois, car
conformément à l’article 84, il a le droit d’initiative législative. Le même article lui
confère le droit de veto, ainsi que le droit, depuis longtemps revendiqué par les
partisans d’un pouvoir présidentiel fort, de dissoudre le Parlement.
A la différence du rôle présidentiel élargi, la fonction du parlement est
sensiblement encadrée par la nouvelle Constitution. Les articles 111 et 117 permettent
161
Constitution de la RSFSR du 12 avril 1978 (réd. du 10.12.1992), Moscou, Izdatelstvo Verkhovnogo
Soveta Rossiïskoï federatsii, 1992, art. 121-1.
89
au Président de dissoudre la chambre basse, qui prend le nom de Douma, si elle
décline trois fois l’investiture du Premier ministre proposé par le Président (article
111-4). La Douma n’a pas intérêt non plus à contester la politique du gouvernement :
en cas de répétition de la motion de censure en l’espace de trois mois, le Président a le
choix entre le limogeage du gouvernement et la dissolution de la Douma. Tenant
compte de l’intransigeance d’Eltsine vis-à-vis des députés tout au long des années
1992 et 1993, le vote de défiance dans ces conditions-là est proprement suicidaire
pour la Douma.
La Constitution est adoptée par 58,43% de « oui » avec un taux de participation
de 54,81%163
. Ces résultats sont sévèrement contestés. Des doutes persistent quant au
nombre d’électeurs : en décembre 1993, ils sont 106,1 millions, tandis que lors du
référendum du mois d’avril ce chiffre est de 107,3 millions164
. En sept mois, à peu
près un million d’électeurs disparaît des listes de vote. Certains participants de la
Commission constitutionnelle témoignent que le taux de participation est de 46,1%165
,
c’est-à-dire inférieur à 50% des inscrits, indispensables pour que les résultats du
référendum soient valables.
Les élections des députés de la Douma, instituée par la nouvelle Constitution,
coïncident avec le référendum constitutionnel. Leurs résultats réservent un virage
politique fort inattendu aux auteurs du renversement du régime précédent.
La moitié de sièges (225 places) est élue au scrutin de liste proportionnel simple, le
pays entier étant considéré comme une seule circonscription. L’autre moitié est élue
au système majoritaire à un tour. Cependant seules les listes ayant dépassé les 5% de
votes sont prises en compte. Cette circonstance permet de fermer d’emblée l’accès
aux petits partis. Au total, huit associations politiques franchissent la barre des 5%.
Le parti du Président est le bloc politique le « Choix de la Russie » (« Vybor
Rossii »), créé par les libéraux radicaux et dirigé par Egor Gaïdar. Après sa démission
forcée du poste de Premier ministre en décembre 1992, il retourne à l’activité
scientifique au sein de l’Institut des problèmes de la période de transition. Il ne reste
pas longtemps à l’écart de la grande politique et en septembre 1993, il accepte la
162
Constitution de la Fédération de Russie du 12 décembre 1993, Moscou, Iouriditcheskaïa literatoura,
1993, art. 80. 163
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 164
Ibidem. 165
ROUMIANTSEV O., Osnovy konstitutsionnogo stroïa Rossii (poniatie, soderjanie, voprosy
stanovlenia), Moscou, Iourist, 1994, p. 93.
90
proposition du Président de retourner au gouvernement en tant que premier adjoint du
Premier ministre Viktor Tchernomyrdine.
Cependant les démocrates n’obtiennent pas la majorité dans la Douma, à la
grande surprise des présidentialistes. La percée du parti libéral-démocrate (LDPR)
enterre les espoirs des eltsiniens de faire du parlement une chambre décorative. Les
votes entre les trois blocs politiques les plus importants se partagent comme suit : le
LDPR est largement majoritaire avec 22,92% des votes. Il est suivi par le bloc du
« Choix de la Russie » (15,51%). Les communistes avec Guennadi Ziouganov à leur
tête passent avec 12,4% de votes166
. Ainsi, l’opposition aux grandes orientations
politiques conçues par Eltsine et son équipe libérale, sera exprimée non seulement par
les communistes vus comme une force rétrograde et conservatrice, mais par un
mouvement de facture récente.
Qu’est-ce que représente le parti libéral-démocrate ? Selon l’expression de J.
Sapir, « deux mensonges pour le prix d’un »167
. Le discours de Vladimir Jirinovski,
chef du parti et personnage emblématique, n’est ni libéral, car il prône l’approche
autoritaire, ni démocratique, puisqu’il soutient une politique ultranationaliste. Il est
violemment hostile aux démocrates eltsiniens comme à la nomenklatura communiste
ainsi qu’aux indépendantistes des différentes républiques nationales. « Cet
ultranationaliste qui manie la provocation et l’antisémitisme avec un art
consommé »168
ne surgit pas sur l’horizon politique russe comme un deus ex machina.
Candidat au poste présidentiel de la RSFSR lors des élections en 1991, il fait un score
de 7,81%, considérable pour un débutant politique, et arrive troisième après Boris
Eltsine (57,3%) et Nikolaï Ryjkov, ancien Premier ministre de l’URSS sous
Gorbatchev, (16,85%)169
.
L’échec du camp libéral s’explique, entre autres, par les « effets secondaires »
de la thérapie de choc, que la population vit difficilement. Les démocrates de l’équipe
d’Eltsine sont discrédités aux yeux des électeurs par leurs réformes désordonnées et
peu conséquentes. Le peuple, fatigué par la récession de l’économie, le chômage
technique, les arriérés de paiements, la montée de la criminalité organisée, aspire à ce
166
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 167
SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 173. 168
BOUTHORS J.-F., « Les détours de la démocratie en Russie », Politique étrangère, Paris, 1994,
n°2, p. 381. 169
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru.
91
que les coupables de son malheur soient punis, et adhère aux idées de Vladimir
Jirinovski d’un régime fort, dont le slogan choc est « Les bandits – contre le mur ! ».
Jirinovski ne manque pas de promesses ouvertement populistes, mais qui se révèlent
efficaces pour l’augmentation de sa cote, comme, par exemple, la baisse immédiate
du prix de vodka.
Les élections de décembre 1993 marquent une énorme rupture avec les résultats
du référendum du mois d’avril 1993. Le peuple, qui était prêt à soutenir les réformes,
quoi que fort douloureuses, engagées par les libéraux, se tourne vers le camp adverse,
partagé entre les communistes et les nationalistes. La défaite du « Choix de la
Russie », qui veut dire aussi la défiance pour Eltsine, est tributaire du penchant de ce
dernier pour l’élimination de ses adversaires par la force des armes et non par des
moyens démocratiques.
La politique trop radicale du gouvernement d’Eltsine et de Gaïdar est critiquée
tant par le peuple, qui souffre de l’inflation et de la pénurie généralisée, que par les
partisans de mesures plus tempérées. Au sein du Conseil Suprême, les adeptes du
gradualisme politique et économique prévalent devant les adeptes de la politique
radicale de Gaïdar. Leur conflit dégénère en une crise constitutionnelle aiguë, qui a
pour fondement le partage du pouvoir suprême entre l’exécutif et le législatif. Cette
contradiction prend une ampleur importante lors de l’insurrection armée des partisans
du parlement au mois d’octobre 1993. La victoire du camp d’Eltsine permet de
réaliser le projet de création de la nouvelle république, cette fois-ci, ouvertement
présidentielle. Les élections législatives de décembre 1993 selon le nouveau mode du
scrutin donnent une forte impulsion à la création de partis politiques désireux de
siéger au sein de la Douma.
92
III. La phase politique du libéralisme, création des partis
libéraux
« Il y a plus de chances de rencontrer un bon
souverain par l'hérédité que par l’élection».
Napoléon Bonaparte
Chapitre 7 : La nouvelle république, catalyseur de la création des
partis libéraux
L’histoire de la Russie du début des années 1990 est un enchaînement de pas
politiques, qui à chaque fois rendent le retour vers le passé communiste toujours plus
difficile. La refonte de la structure économique nationale va de paire avec la
construction d’un véritable système multipartiste. Dès 1990, avec l’annulation de
l’article 6 de la Constitution de l’URSS, portant sur le rôle prépondérant du Parti
communiste, les forces démocratiques obtiennent enfin la possibilité de faire valoir
leur droit à l’association.
A l’aube de la création de la Fédération de Russie en tant qu’Etat démocratique
et libéral, les démocrates représentent une masse hétéroclite d’idéologies et de projets
politiques. Sous les drapeaux du mouvement « La Russie démocratique » ils se
retrouvent autour d’une idée commune : un anticommunisme avéré. Mais ce
rapprochement est trop large et trop peu structuré pour permettre, à la veille des
élections législatives de 1993, d’agir de manière efficace pour s’assurer la majorité
dans la future Douma.
Conscients de leur rôle, qui est dicté par la nouvelle disposition des forces
réformatrices et conservatrices, les libéraux cherchent à créer de nouvelles unions
politiques. Le camp des libéraux est partagé en deux ailes. Les partisans des réformes
radicales se réunissent autour d’Egor Gaïdar, fidèle collaborateur de Boris Eltsine,
pour créer le bloc du « Choix de la Russie ». En revanche, Grigori Iavlinski et ceux
qui le soutiennent forment le bloc électoral « Iabloko » qui veille à la réalisation de
93
principes véritablement démocratiques pour faire face au parti du pouvoir et à sa
figure emblématique Gaïdar.
A. La « Russie démocratique », substrat idéologique des partis libéraux
L’ère libérale commence en Russie post-communiste en juin 1991 avec
l’élection de Boris Eltsine au poste présidentiel de la RSFSR. Eltsine, figure
charismatique du mouvement démocratique, réunit autour de lui une équipe de
« techniciens » des réformes libérales, qui forment le premier gouvernement libéral.
Ils se rangent sous les drapeaux idéologiques du libéralisme, mais n’ont aucune plate-
forme politique et n’appartiennent à aucun parti après avoir rendu (en tout cas,
certains d’entre eux) leurs cartes de membre du Parti communiste. Leur idéologie se
fonde sur le rejet des pratiques communistes et la négation de l’existence du moindre
acquis positif de ce régime. Les libéraux, et Eltsine le premier, partagent des vues
diamétralement opposées à celles des communistes : en Union soviétique, les
communistes opprimaient les libertés fondamentales170
, mais les libéraux les
inscriront dans le texte constitutionnel. Les communistes jetaient les gens en prison
pour « spéculation », tandis qu’une des premières lois des libéraux sera la loi sur la
liberté du commerce. Durant les dernières années de l’existence de l’URSS, le
Secrétaire général du PCUS Mikhaïl Gorbatchev écrase toute tentative de séparatisme
du côté des républiques nationales171
. Eltsine, en revanche, propose aux membres de
la Fédération de Russie de prendre autant de souveraineté « qu’elles pourraient en
emporter », selon sa propre expression. Enfin, depuis la fin des années 1920, le
régime communiste s’entête à maintenir, au besoin, par la force, son système des
kolkhozes. Pour sa part, l’idéologie libérale prône l’économie rurale individuelle.
170
Les libertés et droits fondamentaux tels que le droit à la vie, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit
à un procès équitable, le droit au respect de la vie privée et familiale, le droit à la liberté de pensée, de
conscience, de religion, d’expression, de réunion et d’association et d’autres, énumérés dans la
Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950. 171
Quinze républiques soviétiques forment l’URSS. Leurs tendances séparatistes se renforcent à la fin
des années 1980. En avril 1989, à Tbilissi, capitale de la république soviétique de Géorgie, les troupes
soviétiques tirent sur les manifestants exigeant l’indépendance de la Géorgie. Au mois de janvier 1991,
échoue la tentative des troupes soviétiques de prendre contrôle sur le gouvernement de Lituanie, qui a
proclamé l’indépendance de cette république de l’URSS.
94
Les groupuscules de différentes obédiences libérales se réunissent en 1990 en
un mouvement la « Russie démocratique » (« Demokratitcheskaïa Rossia ») à
l’occasion des premières élections multipartistes au Congrès des députés du peuple de
l’URSS en mars 1989 et de la RSFSR en mars 1990. Ce mouvement a le caractère
d’une association de plusieurs courants démocratiques rassemblés dans un seul bloc
électoral et n’est pas structuré comme un parti politique doté d’un système
hiérarchique rigide et de l’unité de la doctrine. La « Russie démocratique » peut être
considérée comme un « protoparti »172
à la composition hétéroclite, pas assez
structuré pour devenir une véritable organisation politique avec un leader unique à sa
tête, mais assez homogène sur le plan idéologique. Les démocrates se retrouvent
autour d’une plate-forme commune, celle de la lutte contre la nomenklatura
communiste.
Suite aux élections locales des maires de Moscou et de Saint-Pétersbourg en
1991, les personnages éminents de la « Russie démocratique » arrivent à accéder aux
rouages politiques et administratifs comme, par exemple, Gavriil Popov et Anatoli
Sobtchak, respectivement les premiers maires de Moscou et de Saint-Pétersbourg.
Bien que ni Boris Eltsine, le chef des libéraux, ni les membres de son gouvernement
ne manifestent leur appartenance à un parti, le poids politique de ce mouvement est
particulièrement considérable. En 1990, le bloc parlementaire de la « Russie
démocratique » au sein du Ier Congrès des députés du peuple de la RSFSR, constitué
de 1 068 députés, comprend à peu près 300 députés173
.
L’anticommunisme spontané de la « Russie démocratique » demeure l’idéologie
communément acceptée par ses membres. Le premier schisme du camp démocratique
résulte des différences d’appréciation des réformes libérales d’Eltsine et de Gaïdar. Le
paradoxe est le suivant : d’un côté, les réformes trop radicales ne peuvent que susciter
une réprobation virulente, de l’autre côté, elles sont parrainées par le Président qui
jouit d’un énorme « crédit de confiance » des libéraux, même s’il n’est pas de jure
leur chef. Une partie des libéraux forme l’opposition à Eltsine et son équipe, en
considérant comme une erreur le rythme des réformes trop rapide et leurs procédés
trop radicaux.
172
MITROKHINE S., « Sovetskoe nasledstvo », , Vek XX i mir, Moscou, 1991, n°10. 173
Vedomosti Sezda narodnykh depoutatov RSFSR i Verkhovnogo Soveta RSFSR, Moscou, izdanie
Verkhovnogo Soveta RSFSR, 1990, n°1.
95
La division des démocrates affaiblit la « Russie démocratique » sur le plan de
l’influence politique. Grigori Iavlinski, chef du parti « Iabloko » issu de la « Russie
démocratique », paru en automne 1993, à la veille des élections à la Douma, refuse de
reconnaître à cette dernière un rôle politique décisif :
« Après la dissolution de l’URSS et jusqu’à ce jour [juillet 1995], le mouvement
démocratique vit une sérieuse crise : il est morcelé et peu influent. Certains analystes
expliquent ceci par les qualités subjectives des leaders du mouvement démocratique,
leurs ambitions, l’incompétence, l’infantilisme politique. Tout cela n’est pas dénué de
fondement. »174
Selon Iavlinski,
« la démocratie est une politique qui s’appuie sur la majorité en prenant en compte les
intérêts de la minorité ».175
Ainsi, Eltsine et son gouvernement trahissent les intérêts du peuple, c’est-à-dire, de la
majorité, en comblant par leurs réformes économiques les aspirations de leur
clientèle, qui prendra par la suite le nom d’« élite d’affaires ».
La nouvelle donne politique après l’écrasement de l’insurrection du Conseil
Suprême176
prend le camp libéral au dépourvu. L’oukase présidentiel n°1400 du 21
septembre 1993 fixe la date de nouvelles élections législatives au début du mois de
décembre 1993, ce qui ne laisse pratiquement que deux mois pour la préparation de la
plate-forme électorale. L’oukase du Président n°1557 du 1er octobre 1993177
annonce
le nouveau règlement de l’élection, qui introduit le mode de scrutin mixte : la moitié
des députés de la Douma est élue selon le système majoritaire, l’autre moitié sur les
listes des partis. Dans un premier temps, cette nouveauté signifie que la Russie
renonce au système de la représentation des territoires uniquement par des députés
élus sur le fondement de leurs promesses de lobbying des intérêts locaux.
Dans un deuxième temps, le scrutin de liste proportionnelle suppose le choix
entre des partis, qui proposent des programmes différents, représentent des idéologies
divergentes. Conformément aux dispositions de l’oukase n°1557, les listes des partis
174
IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Izvestia, Moscou, le 12, 13 juillet 1995. 175
Ibidem. 176
Il s’agit des événements intervenus entre le 21 septembre et le 5 octobre 1993, lors de la phase aiguë
du conflit entre le pouvoir présidentiel et les forces pro-parlementaires. La question du partage du
pouvoir suprême explique en grande partie l’insurrection armée à Moscou organisée par les partisans
du Conseil Suprême. Les forces pro-présidentielles assiègent le parlement -la Maison Blanche-, et
écrasent la résistance des insurgés (voir le chapitre 6). 177
Oukase n°1557 du 1er octobre 1993 Ob outverjdenii outotchnennoï redaktsii Polojenia o vyborakh
depoutatov Godoudarstvennoï Doumy v 1993 godou i o vnesenii izmenenii i dopolnenii v Polojenie o
federalnykh organakh vlasti na perekhodnyï period, Bulleten TsIK, Moscou, 1993, n°1.
96
ou des blocs électoraux sont enregistrées par la Commission centrale électorale, si ces
associations, préalablement enregistrées auprès du Ministère de la justice, présentent
des listes contenant des signatures de soutien d’au moins 100 000 citoyens de sept
unités fédérales. Cette condition exige des efforts considérables de la part des blocs
électoraux sur le plan de l’organisation structurelle de leurs mouvements.
B. Le processus de réunification des forces pro-présidentielles
Dès la fin de 1992, l’idée d’élections législatives anticipées, chère au Président
Eltsine, est dans l’air. Après avoir perdu sa place au gouvernement, Egor Gaïdar ne
reste pas en marge de la grande politique. Plusieurs ministres de son cabinet gardent
leurs portefeuilles ministériels comme, par exemple, Anatoli Tchoubaïs, responsable
de la privatisation. Officiellement, Gaïdar retourne à son activité scientifique à
l’Institut des problèmes de la période transitoire, mais en même temps, il entame vers
le mois de mars 1993 des consultations au sein du mouvement « Russie
démocratique » pour préparer le terrain pour les législatives, qui se profilent
inévitablement à l’horizon politique.
Même si le Président est obligé de « sacrifier » la candidature de Gaïdar au
poste de Premier ministre pour obtenir la trêve avec le parlement, Gaïdar reste dans le
camp eltsinien. Il essaye de consolider le mouvement démocratique pour assurer la
victoire des partisans du Président lors des législatives. Il s’avère que la « Russie
démocratique » n’est pas pleinement capable de faire face aux forces adverses, celles
des partisans de la politique du Conseil Suprême, à savoir des communistes invétérés
et des adeptes du président du Conseil Suprême Rouslan Khasboulatov et du vice-
président Alexandre Routskoï. Gaïdar est d’avis que
« la plus puissante union de notre partie du spectre politique, « Russie démocratique »,
est en état de demi-décomposition. De nouveaux groupements politiques se détachent
d’elle, elle est amorphe, n’a ni un système d’appartenance fixe, ni ses propres organes
de presse, ni un système valable de propagande, ni l’argent, ni des leaders
compétents. »178
178
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p.486.
97
Il faut remarquer d’ailleurs que beaucoup de ces nouveaux groupements, dont
parle Gaïdar, seront des « enfants mort-nés » de la « Russie démocratique », comme,
par exemple, le Parti de la liberté économique (PES en abréviation russe), créé par
l’homme d’affaires Konstantin Borovoï, ou le Mouvement pour les réformes
démocratiques (DDR) d’Anatoli Sobtchak et de Gavriil Popov, appelés par les médias
les « maîtres de chantier de la perestroïka »179
. Le DDR n’atteint pas la barre des 5%,
le minimum des voix exprimées, pour entrer à la Douma.
Parmi les partis libéraux démocratiques, qui survivent à la première législature
de 1993-1995, figurent le « Choix démocratique de la Russie » (« Demokratitcheskiï
vybor Rossii » ou DVR) de Gaïdar et « Iabloko », parti de Grigori Iavlinski. A leurs
débuts, plus précisément en octobre 1993, ces deux partis sont organisés comme des
blocs électoraux.
La nouvelle Constitution introduit dans le langage politique deux nouvelles
notions liées au processus électoral. La première est les « associations électorales », la
seconde les « blocs électoraux », qui sont des coalitions des premières. Le terme
« association électorale » est en réalité un « palliatif », qui doit combler une lacune
juridique : en 1993, le statut du parti politique n’est pas légalement défini. La
législation russe de cette période ne voit pas de différence entre les partis politiques,
des associations ou bien des unions comme, par exemple, des syndicats. L’association
électorale doit être dûment enregistrée auprès du Ministère de la justice et de la
Commission électorale centrale. Ses statuts doivent comporter une indication sur ses
intentions de participer aux élections par la voie de proposition d’un candidat.
En octobre 1993, Egor Gaïdar réussit à créer le bloc le « Choix de la Russie »
(« Vybor Rossii »), qui réunit des dizaines d’organisations démocratiques ayant
soutenu les réformes radicales de 1992 et accepté, chacune à sa mesure, la position du
Président lors du conflit entre les deux branches du pouvoir et les mesures de
l’installation du nouveau régime. Les deux plus importantes composantes de ce bloc
sont le Parti de l’initiative démocratique180
et le Parti des paysans de la Russie181
. Le
179
Tous les deux sont députés du Congrès des députés du peuple de l’URSS, élu en 1989 pour la
première fois par la voie démocratique. Ils œuvrent chacun dans son domaine professionnel (Popov est
économiste, Sobtchak est juriste) à la traduction concrète des tendances démocratiques de la
perestroïka. Leurs discours politiques sont largement médiatisés. 180
Parti démocratique centriste, loyal au Président, créé en août 1993. Son leader est l’économiste
Pavel Bounitch. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie
partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 89. 181
Parti libéral démocratique, défendant les intérêts des paysans propriétaires, des fermiers. Le leader
est Iouri Tchernitchenko, député du Congrès des députés du peuple de la RSFSR durant la législature
98
noyau de ce bloc est incarné par Gaïdar en tant que personne de confiance de Boris
Eltsine, et par ses proches collaborateurs, parmi eux Anatoli Tchoubaïs, les ministres
des gouvernements actuel et précédent. Dès le mois de septembre 1993, comme nous
l’avons déjà précisé auparavant, Gaïdar réintègre le gouvernement en qualité de
premier adjoint du Premier ministre Tchernomyrdine. Ce dernier ne partage pas
l’approche radicale des réformes et applique une politique économique inflationniste,
ce qui provoque des critiques de la part de Gaïdar. Cette cohabitation durera au moins
pendant la période de préparation aux législatives et le premier mois d’existence de la
Douma.
Sur la liste électorale du « Choix de la Russie », à part les noms de Gaïdar et de ses
ministres (figures peu populaires dans le peuple en raison du résultat déplorable de
leurs réformes), figurent les noms emblématiques de Sergueï Kovaliov182
et Ella
Panfilova183
, célébrissimes défenseurs des droits de l’homme. La liste contient des
noms d’artistes, d’écrivains et de savants connus, qui représentent une sorte de
« vitrine » attractive de ce bloc et donnent une impression positive de cette nouvelle
union. Comme l’écrit Viktor Cheïnis, membre du mouvement « Russie
démocratique », c’est
« une parade d’étoiles politiques de date récente, quoique parsemées dans les parties
différentes de l’horizon ».184
Lors de la campagne électorale, Eltsine déclare à maintes reprises que le parti,
qui lui est plus proche sur le plan idéologique, est celui de Gaïdar. Malgré toutes les
espérances et à la grande déception d’Egor Gaïdar, le Président Eltsine ne participe
pas à l’Assemblée constituante du « Choix de la Russie », qui a lieu à Moscou le 16
octobre 1993. Ainsi, Boris Eltsine ne soutient pas directement le bloc du « Choix de la
de 1990-1993. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie
partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 56. 182
Sergueï Kovaliov (né en 1930), défenseur des droits de l’homme. En 1974, il est accusé de mener
une propagande antisoviétique et condamné pour cette raison à sept ans de camps et trois ans d’exil. En
1990, Kovaliov est élu député du Congrès des députés du peuple de la RSFSR. En 1994, il devient le
premier ombudsman en Fédération de Russie. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika,
2001, vol.1. 183
Ella Panfilova (née en 1953) est élue en 1989 au Congrès des députés du peuple de l’URSS. Elle
devient ensuite membre du Conseil Suprême de l’URSS. De 1991 à 1993, elle est ministre de la
protection sociale de la Fédération de Russie. A partir de 1994, elle est à la tête du Conseil pour la
politique sociale auprès du Président de la Fédération de Russie. En novembre 1994, elle quitte le
groupe parlementaire le « Choix de la Russie » suite à la confrontation de Gaïdar avec le
gouvernement. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol.2. 184
CHEÏNIS V., Vzliot i padenie parlamenta. Perelomnye gody v rossiïskoï politike (1985-1993),
Moscou, Moskovskiï Tsentr Carnegie, Fond INDEM, 2005, vol.2, p. 646.
99
Russie », pourtant ce dernier est considéré par les électeurs comme le parti du
pouvoir, qui adhère pleinement à la politique du Président. Cette image est plutôt
nuisible pour les résultats du vote, puisque la popularité d’Eltsine après tous les
virages risqués de sa politique en 1993 diminue sensiblement. Le « Choix de la
Russie » entre à la Douma avec un score de 15,51%. Le 13 janvier 1994, le groupe
parlementaire du « Choix de la Russie » est enregistré comme l’association de 76
députés avec pour chef de groupe Egor Gaïdar, toujours membre du gouvernement.
Remarquons que la Constitution russe de 1993 autorise le cumul du mandat de député
et d’un poste gouvernemental seulement pour la première législature de 1993-1995.
Le Conseil de la Fédération, la chambre haute du Parlement, compte 40 députés du
« Choix de la Russie », y compris Vladimir Choumeïko185
et Valerian Viktorov186
, qui
deviennent respectivement président et adjoint au président du Conseil de la
Fédération.187
En janvier 1994, les contradictions entre le Premier ministre Viktor
Tchernomyrdine et l’ex-adjoint au Premier ministre Egor Gaïdar atteignent leur
apogée. Gaïdar quitte son poste et dans sa lettre de démission adressée au Président
Eltsine, explique son attitude quant à la politique du gouvernement de
Tchernomyrdine sans oublier d’ajouter à la fin un « serment de loyauté », en guise de
formule de politesse :
« je ne peux pas être simultanément au gouvernement et dans son opposition. […] Qui
plus est, je vous assure, que je vous soutiendrai fermement, ainsi que votre politique de
réformes ».188
Ainsi, la situation d’Egor Gaïdar est quelque peu schizophrène : d’un côté, son bloc
électoral passe à la Douma avec un programme pro-présidentiel et se positionne
durant la campagne électorale en tant que parti loyal par rapport au pouvoir. De
l’autre côté, très peu de temps après le vote, pratiquement au lendemain de la
formation des groupes parlementaires, Gaïdar trouve nécessaire d’insister sur son
185
Vladimir Choumeïko est élu en 1990 au Congrès des députés du peuple de la RSFSR. De 1990 à
1992, il est adjoint au président du comité auprès du Conseil Suprême de la RSFSR pour la politique
économique et adjoint au président du Conseil Suprême. En 1993, il collabore avec la Commission
constitutionnelle pour l’élaboration du projet de la nouvelle Constitution. Source : site du Conseil de la
Fédération de la Russie, www.council.gov.ru/leaders/first/index.html. 186
Valerian Viktorov, économiste, est président du Conseil des ministres de la république autonome de
Tchouvachie de 1992 à 1994. Source : site du Conseil de la Fédération de la Russie,
www.council.gov.ru/staff/machinery/ruk_ap/document133.html. 187
OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia,
obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 45. 188
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 502.
100
désaccord avec la politique du gouvernement, nommé directement par Eltsine. Gaïdar
n’identifie pas le Président et son gouvernement, pourtant le cabinet des ministres est
conçu à la guise d’Eltsine. Il se permet de critiquer le travail du gouvernement et mais
pas l’action du Président. Dans son livre Les jours des défaites et des victoires, Gaïdar
explique son départ, qui peut paraître comme le résultat d’un « coup de tête », comme
la volonté de mettre fin à sa situation marginale au sein du gouvernement. Selon
Gaïdar, Tchernomyrdine et son gouvernement ne prennent pas en compte la position
de Gaïdar sur les problèmes d’actualité. Souvent, il n’apprend que post factum que
telle ou telle décision est prise derrière son dos.
Gaïdar se rend parfaitement compte du fait que la « grande » politique se noue
au Kremlin, à proximité immédiate du Président, qui lui seul est au centre des prises
de décisions au niveau national. Quitter les couloirs du Kremlin veut dire pour Gaïdar
perdre l’accès direct au Président et se faire définitivement évincer de la réalisation de
la réforme. Cependant, il décide de continuer à exercer son influence politique au sein
de la Douma par la voie législative.
Le processus de l’unification des forces politiques ne s’arrête pas après les
élections de décembre 1993. La nouvelle Constitution, et plus précisément sa partie II
Les dispositions finales et transitoires, prévoit une première législature d’une durée de
deux ans, car les élections ont lieu dans un cadre politique tendu et ambigu. Donc, la
nouvelle campagne électorale législative est fixée à la fin de l’année 1995.
Dans ces conditions-là, Gaïdar et plusieurs membres de son groupe
parlementaire se consacrent à la création d’un véritable parti muni d’une idéologie
libérale, similaire à celle du « Choix de la Russie ». Un parti, à la différence d’un
mouvement politique, qui n’est qu’une alliance proprement dite provisoire de
plusieurs « électrons libres » politiques. Gaïdar veut créer à son tour un parti doté
d’un programme à court terme, au moins pour la durée de la future législature, et
d’une structure hiérarchique rigide.
Ses efforts sont couronnés de succès : les 12 et 13 juin 1994, à Moscou se tient
le Congrès constituant du parti, qui prend le nom de « Choix démocratique de la
Russie » (DVR en abréviation russe). Gaïdar en est élu président, Oleg Boïko,
président du consortium OLBI189
, puissante structure financière et industrielle,
189
OLBI, holding créé en 1992, est un prototype postsoviétique d’une chaîne de supermarchés.
L’assortiment de ces magasins est très large, allant des produits alimentaires aux ordinateurs. OLBI
101
devient président du Comité exécutif du parti. De nombreux membres du bloc
« Choix de la Russie » et du mouvement « Russie démocratique » adhèrent à ce
nouveau parti qui proclame la continuité avec les démocrates de la « première vague »
du temps de la dissolution de l’URSS. Presque aussitôt, ces deux forces politiques
perdent définitivement de leur puissance, dépourvues du soutien de leurs membres les
plus actifs, ainsi que des flux financiers. Les ressources tant matérielles que humaines
des libéraux, favorables à la politique présidentielle, se concentrent dorénavant chez
le nouveau parti le « Choix démocratique de la Russie », proche idéologiquement au
Président.
C. « Iabloko », l’institutionnalisation de l’opposition démocratique
La veille des élections législatives, le mouvement démocratique russe est
fragmenté suite aux événements du mois d’octobre 1993. Parmi les libéraux n’existe
pas de consensus sur la question de l’évaluation de la politique d’Eltsine et surtout de
ses méthodes de règlement de comptes avec ses adversaires.
Le bloc électoral « Iabloko » est créé, tout comme le « Choix de la Russie », à la
dernière minute, en octobre 1993. Il doit son nom à ses trois leaders : Grigori
Iavlinski, économiste connu, et deux hommes politiques éminents, appartenant au
mouvement démocratique de la « première vague », Iouri Boldyrev, ex-membre du
Conseil Suprême de l’URSS, et Vladimir Loukine, ex-Ambassadeur de la Fédération
de Russie aux Etats-Unis. Ainsi, le nom de la nouvelle alliance démocratique
représente un acronyme des noms de ses principaux fondateurs. Par ailleurs,
« Iabloko » en russe signifie la « pomme » qui devient son emblème.
Le bloc « Iabloko » est le résultat d’une réunion de partis d’obédience libérale,
tels que le Parti républicain de la Fédération de Russie190
, le Parti social-démocratique
comprend quelques organisations financières, y compris une importante banque, « Natsionalnyï
kredit ». 190
Le Parti républicain de la Russie est créé au mois de novembre 1990 suite à la scission du PCUS et
du bloc la « Plate-forme démocratique ». Le leader du parti est Vladimir Lysenko. Le parti prône un
libéralisme tempéré. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M.,
Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 67.
102
de Russie191
, l’Union chrétienne démocratique russe192
, ainsi que du centre de
recherches EPItsentr (Centre de recherches économiques et politiques), créé par
Iavlinski en 1990 en collaboration avec ses collègues de l’équipe d’élaboration du
programme 500 jours.
Dès sa création, « Iabloko » déclare son opposition à la politique du
gouvernement d’Eltsine et aux grandes orientations du parti du pouvoir, à savoir du
« Choix de la Russie ». « Iabloko » partage avec ce dernier sa plate-forme libérale,
mais désapprouve l’application des mesures de la « thérapie de choc » et trouve
nécessaire de se désolidariser des libéraux radicaux actuellement au pouvoir. Dans
cette déclaration, qui fait foi de programme électoral, se devine la prise de position de
l’EPItsentr, son futur centre idéologique, dirigé par Iavlinski, vis-à-vis du début des
changements majeurs dans l’économie nationale. Au mois de mai 1992, Grigori
Iavlinski publie un ouvrage, où il analyse les premiers résultats des réformes de
Gaïdar, qui sont littéralement déplorables. Iavlinski croit que :
« malgré les promesses optimistes du gouvernement russe, aucun des objectifs formulés
par ce dernier n’est atteint. Cependant il y a une question, pas moins importante, à
laquelle il faut donner une réponse : dans quelle mesure la détermination du type de
réforme économique est justifiée, [et aussi] la direction, suivie par le
gouvernement ? »193
La critique du régime, faite par les têtes pensantes de « Iabloko », n’est pas
dépourvue de toute légitimité. Les démocrates tempérés peuvent opposer à la
politique de Gaïdar leur propre vision des réformes économiques, qui a pris en 1990
la forme de l’ouvrage 500 jours, car ils croient qu’en 1993, les dispositions de ce
programme sont toujours valables. Dès la date de sa création, le bloc se présente
comme l’opposition démocratique et définit son idéologie comme libérale, en
soulignant la différence entre sa variante du libéralisme et le « libéralisme vulgaire du
gouvernement »194
. Sous le terme de libéralisme, « Iabloko » comprend non
« l’épuration » de l’économie du joug du contrôle étatique, mais la libération de la
191
Le Parti social-démocratique de la Russie est créé en mai 1990. Son leader est Sergueï Belozertsev.
Le parti est fidèle aux idéaux de la perestroïka et ne fait pas secret de son farouche anticommunisme.
Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia,
obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 70. 192
L’Union chrétienne démocratique russe apparaît dans l’arène politique au mois de janvier 1992. Il
est dirigé par Vladimir Baouer et réunit des chrétiens russes de différentes obédiences soutenant une
approche démocratique libérale de tendance centriste. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI
V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 68. 193
IAVLINSKI G., « Reformy v Rossii, vesna 1992 », Moskovskie novosti, Moscou, le 24 mai 1992. 194
WHITE D., « Dva pouti liberalizma v postkommounistitcheskoï Rossii », Neprikosnovenny zapas,
Moscou, 2002, n°3.
103
société des orientations économiques actuelles et le renoncement aux méthodes de
leur réalisation imposées par Gaïdar. Le programme politique et économique de
« Iabloko » fonde les débuts du libéralisme social. Les partisans de « Iabloko »
croient, à la différence des réformateurs radicaux, que l’Etat non seulement peut, mais
aussi doit intervenir dans les échanges entre les acteurs économiques et imposer ses
propres « règles du jeu ». Cette ingérence étatique doit assurer la protection sociale de
la population contre les aléas de l’économie de marché. Les réformes, selon les
adeptes de Iavlinski, doivent être faites dans l’intérêt de tous les citoyens, et non de
l’élite prospère. « Iabloko » ambitionne la création du modèle d’Etat, où se joint à la
libéralisation de l’initiative d’entreprendre un système de soutien social. « Iabloko »
introduit dans son discours politique les notions de justice et de solidarité sociales.
Dans ces conditions de concurrence entre les deux blocs démocratiques, la
veille des élections, « Iabloko » refuse d’emblée les tentatives de réunification, qui
proviennent du « Choix de la Russie », face aux forces réactionnaires. Iavlinski se
rend compte du fait que l’opposition intransigeante et le refus de tout compromis au
sein de l’aile démocratique ne peuvent que la scinder en deux, ce qui provoquera son
affaiblissement. Le camp de Iavlinski voit sa mission dans la création d’une
alternative au régime autoritaire sur le fondement des valeurs libérales. « Iabloko »
met en doute la justesse du principal slogan des eltsinistes du temps du conflit sur le
partage des pouvoirs avec le législatif : celui, qui ne soutient pas la politique
présidentielle, passe du côté des forces rétrogrades et antidémocratiques, que les
médias russes appellent communément les « rouges-bruns» pour souligner le caractère
communiste et fasciste en même temps. Les partisans d’Eltsine monopolisent la
notion de démocratie et simplifient la perception du paysage politique russe qui
dégénère en une vision manichéenne. Ainsi, les partisans de « Iabloko » refusent de
suivre la même route que le « Choix de la Russie » au nom de l’alternative
démocratique. Iavlinski, son principal idéologue, écrit :
« En octobre 1993, le passage de « Iabloko » dans l’opposition démocratique est
provoqué non par la volonté d’approfondir la crise du mouvement démocratique, mais,
au contraire, par la nécessité de sortir de cette crise engendrée par l’identification
erronée de la démocratie avec la politique du Président Eltsine et les orientations
économiques de Gaïdar ».195
Grigori Iavlinski, ancien Vice-premier ministre du gouvernement de la RSFSR
en 1990, malgré l’échec de sa carrière suite à la rupture avec le camp de Boris
104
Eltsine196
, continue à rivaliser avec Egor Gaïdar pour le rôle de gourou de la réforme
économique. Iavlinski affirme la possibilité de créer une troisième force politique, qui
fera un contrepoids en même temps au camp réactionnaire et au camp eltsinien trop
radical. Tout en restant dans le champ réformiste, Iavlinski ambitionne de former une
alternative démocratique avec une approche graduelle au réformisme « chaotique »
eltsinien.
Le bloc, qui se forme autour de Iavlinski, représente l’union hétérogène des partisans
de l’opposition démocratique soutenant la continuation des réformes, mais par des
moyens différents. Les membres de cette nouvelle association électorale diffèrent
entre eux à tout point de vue, tant par leur expérience politique que par leur vision des
événements politiques récents. Certains, comme Viatcheslav Chostakovski197
, ont
derrière eux un long travail au sein de l’appareil du PCUS, les autres, comme Valeri
Borchtchev198
, sont issus du mouvement dissident, apparu sous le régime soviétique.
Certains hommes politiques, qui rejoignent finalement le bloc « Iabloko », par
exemple, Viktor Cheïnis199
, soutiennent les mesures d’Eltsine et de son gouvernement
pendant la crise politique d’octobre 1993 orientées vers l’écrasement total du Conseil
Suprême, car ils croient que c’est une mesure forcée obligatoire qui découle de
l’impossibilité de trouver un langage commun. Les autres membres plus radicaux,
comme Iouri Boldyrev ou Viatcheslav Igrounov200
, pour qui la position politique de
Grigori Iavlinski est un véritable point de repère, refusent tout compromis avec le
pouvoir en place. Ils critiquent de manière tranchée Boris Eltsine, en lui faisant grief
de gonfler le conflit et de pousser ses adversaires à l’insurrection armée.
Au sein de « Iabloko », les positions sur l’adoption de la future Constitution ne
sont pas moins divergentes. L’absence d’une communauté d’idées lors des moments
politiques cruciaux et surtout sur les perspectives immédiates de la construction
parlementaire est, par ailleurs, une des raisons de l’instabilité ultérieure du bloc
« Iabloko ». Les radicaux protestent contre la variante présidentielle du texte
195
IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Moscou, Izvestia, le 12, 13 juillet 1995. 196
En 1991, Eltsine renonce au programme des réformes économiques 500 jours élaboré par Iavlinski
et confie à Egor Gaïdar la mission de diriger l’équipe des réformateurs. 197
Chef du parti « Demokratircheskaïa alternativa » (« Alternative démocratique »), membre du bloc
« Iabloko ». 198
Membre de l’Union chrétienne démocratique russe, journaliste, défenseur des droits de l’homme
depuis les années 1970. 199
Economiste, en 1992-1993, adjoint au secrétaire de la Commission constitutionnelle auprès du
Conseil Suprême le la Fédération de Russie. 200
Membre actif du mouvement, dissident russe et prisonnier politique entre 1975 et 1977. Andreï
Sakharov le mentionne dans son discours du Prix Nobel en 1975.
105
constitutionnel et insistent sur la simultanéité des élections présidentielle et législative
pour que la nouvelle république puisse repartir de zéro du point de vue politique.
Dans son livre L’envol et la chute du parlement201
, Viktor Cheïnis se souvient que le
Conseil du bloc a été une véritable arène de combat pour et contre l’adoption de la
Constitution. Cette collision résulte de l’existence au sein de « Iabloko » de deux
tendances contraires, celle des adversaires intransigeants de la politique du Président
et celles des démocrates tempérés. D’abord, les futurs électeurs sont appelés par
Boldyrev et Igrounov à voter contre le projet constitutionnel comme antidémocratique
et, selon eux, non viable à cause de plusieurs lacunes juridiques. Finalement, la vision
de Grigori Iavlinski, qui joue un rôle prépondérant dans la formation de la doctrine de
ce bloc, prévaut. Le texte de la Plate-forme électorale du bloc Iavlinski-Boldyrev-
Loukine de 1993 présente cette Constitution comme « l’acte constitutionnel
provisoire »202
que « Iabloko » cherchera à amender lors de son travail parlementaire.
Entre autres, les partisans de Iavlinski refusent d’une manière péremptoire l’idée de
république présidentielle :
« A l’avenir, nous n’excluons pas la possibilité de la transition de la Russie vers un
modèle de gouvernance, où le Président gardera seulement les fonctions du chef de
l’Etat, et tout le pouvoir exécutif sera exercé par le gouvernement, qui s’appuie sur la
majorité de l’Assemblée fédérale ».203
Autrement dit, le bloc « Iabloko » se prononce pour la limitation et la précision des
pouvoirs présidentiels dans le cadre du modèle de la république proposé (ou plutôt
imposé) par le camp libéral adverse. Lors du vote du 12 décembre, 7,86% des
électeurs204
portent leur vote sur le programme de « Iabloko ». Ce dernier se retrouve
ainsi en sixième position sur la liste des associations électorales, qui ont franchi la
barre de 5% pour s’assurer des places à la Douma. En tenant compte de la répartition
des voix sur la deuxième liste électorale individuelle, prévoyant le scrutin majoritaire,
le bloc « Iabloko » réussit à faire passer au parlement 28 de ses candidats. Ainsi, le
groupe parlementaire « Iabloko » est presque deux fois et demie moins nombreux que
le plus grand bloc « Choix de la Russie » (76 personnes), et objectivement moins
201
CHEÏNIS V., Vzliot i padenie parlamenta. Perelomnye gody v rossiïskoï politike (1985-1993),
Moscou, Moskovskiï Tsentr Carnegie, Fond INDEM, 2005, vol.2, p. 680. 202
Publié sur le site du parti « Iabloko », www.yabloko.ru/Union/Program/prog-93.html. 203
Ibidem. 204
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru.
106
important que le parti leader du scrutin, à savoir le LDPR205
de Vladimir Jirinovski,
avec 64 députés et le Parti communiste, représenté par 45 députés. La répartition des
mandats entre les groupes parlementaires de la première Douma se présente comme
suit206
:
Groupe parlementaire Nombre total
d’élus
Des députés
élus sur les
listes des
partis, %
Des députés
élus sur la
base du
scrutin
majoritaire,
%
Les députés
« sans-parti »
indépendant
ayant rejoint
un groupe
parlementaire,
%
Camp libéral
Choix de la Russie 76 52,6 47,4 0
Nouvelle politique régionale207
67 0 0 100
PRES208
30 60,0 13,3 26,7
« Iabloko » 28 71,4 25,0 3,6
Femmes de la Russie209
23 91,3 8,7 0
Parti démocratique de la
Russie210
15 93,3 0 6,7
Total pour les libéraux 239
Camp antilibéral
Parti communiste de la
Fédération de Russie
45 71,1 22,2 6,7
205
LDPR, le Parti libéral démocratique de la Russie, dirigé par Vladimir Jirinovski, est créé fin 1989.
Le LDPR occupe une position antiréformiste et nationaliste. Source : OLECHTCHOUK V.,
PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou,
Panorama, 1995, p. 47. 206
GOLOSSOV G., IARGOMSKAÏA N., « Izbiratelnaïa sistema i mejpartiïnïa konkourentsia na
doumskikh vyborakh », in GUELMAN V., GOLOSSOV G., MELECHKINA E. (dir.), Pervyï
elektoralnyï tsikl v Rossii (1993-1996), Moscou, Ves mir, 2000, p. 157. 207
Groupe parlementaire sous la direction de Vladimir Medvedev, formant une coalition de députés
sans appartenance à un parti politique. 208
Le Parti de l’unité russe et de la concorde (PRES) est créé en 1993. Son leader est Sergueï Chakhraï.
Le PRES soutien le slogan du fédéralisme et du respect des droits économiques des régions de la
Russie. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii,
dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 48. 209
Ce parti, créé en 1993, est un parti de tendance démocratique centriste. Son leader, dans la première
Douma, est Ekaterina Lakhova. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M.,
Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 47. 210
Le Parti démocratique de la Russie est créé en 1990. Le fondateur et leader du parti est l’économiste
Nikolaï Travkine. Les autres figures éminentes de ce parti sont l’économiste Sergueï Glaziev et le
célèbre cinéaste Stanislav Govoroukhine. Le parti défend une idéologie de centre gauche et s’oppose
ouvertement à la politique d’Eltsine. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT
M., Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 58.
107
LDPR 64 92,2 7,8 0
Parti agraire de la Russie 55 38,2 29,1 32,7
Total pour les antilibéraux 164
Le « visage » politique de la première Douma se présente sous un jour plutôt libéral
malgré le fait que dans le camp des libéraux l’unité idéologique et surtout la velléité
d’agir par un seul front démocratique fasse défaut.
Les partis libéraux, en tant qu’organisations politiques dotées d’un programme
et d’une hiérarchie, apparaissent lors de la première législature de 1993-1995. Le
camp libéral est fragmenté et représente deux fractions de la droite. Cette opposition
découle de leurs approches contradictoires des réformes et d’une différence de
proximité avec le pouvoir présidentiel. Les libéraux radicaux réunis autour d’Egor
Gaïdar constituent le soutien du Président Eltsine au sein de la Douma. Les partisans
de Grigori Iavlinski, leader du parti « Iabloko », forment l’opposition démocratique au
régime en place. Les deux partis se retrouvent autour d’une plate-forme idéologique
libérale, mais n’arrivent pas à trouver un consensus politique.
108
Chapitre 8 : Les vecteurs radical et social-libéral du libéralisme et
leurs rapports avec le pouvoir en place
En 1993, la Russie se dote d’un véritable système parlementaire, qui suppose
l’existence et l’efficace activité législative d’une institution représentative
permanente, l’Assemblée fédérale. Pour les différentes forces politiques, qui prennent
la forme stable et hiérarchisée des partis, il est vraiment indispensable d’être
représentées dans la chambre basse du parlement, la Douma d’Etat. C’est ici que se
passent les principales batailles idéologiques et se décide l’avenir des réformes de
l’économie et de la société entière.
Les libéraux entrent dans cette arène partagés par rapport au pouvoir
présidentiel. Les libéraux de « Iabloko », qui n’ont jamais participé aux
gouvernements d’Eltsine et ne se compromettent pas par la participation aux
transformations ultra-libérales, expriment l’opinion de cette partie de l’électorat, qui a
mal vécu les résultats des réformes postcommunistes. Les libéraux radicaux avec Egor
Gaïdar à leur tête se veulent le fondement parlementaire du régime et soutiennent
l’action du gouvernement. Cependant assez vite, fin 1994, la campagne militaire en
Tchétchénie211
, engagée par les partisans présidentiels, change la donne politique et
pousse le parti du « Choix démocratique de la Russie » dans l’opposition au Président.
A partir de la deuxième législature de 1995-1999, le pouvoir fédéral met en
place une nouvelle stratégie pour remporter les campagnes électorales : il stimule la
création des partis dits du pouvoir212
, auxquels les partisans de Gaïdar et de Iavlinski
ne participent pas. Ces partis sont appelés à assurer la majorité parlementaire,
favorable au Président. Suite à ce jeu d’alliances, les libéraux réformateurs se
211
En novembre 1991, le premier président de la république tchétchène proclame l’indépendance.
Depuis cette période, les tendances séparatistes de la Tchétchénie vont crescendo, chauffées par la lutte
intestine des clans (des teïps), qui rivalisent la gouvernance de la république et les postes clés. Le
centre fédéral, trop occupé par ses problèmes internes des années 1991-1993, traduit la politique laxiste
par rapport à la république rebelle. Moscou n’entreprend une action décisive qu’en 1994 en envoyant
les troupes à Grozny, chef-lieu tchétchène. 212
D’abord, « Nach dom Rossia » ou NDR (« Notre maison Russie »), créé en 1995, avec pour leader
Viktor Tchernomyrdine, ensuite « Mejreguionalnoe dvijenie « Edinstvo » » (le « mouvement
interrégional « Unité » », autrement dit « Medved », ce qui signifie en russe le « ours »), créé en
octobre 1999. Son leader est Sergueï Choïgou.
109
retrouvent de plus en plus éloignés du centre de la prise de décision, en perdant leurs
places à la Douma.
La scission du camp libéral crée une sorte de concurrence entre ses deux ailes et
mène vers le partage des voix des électeurs, ce qui affaiblit l’influence des libéraux.
Ils entreprennent à maintes reprises des tentatives de réunification des efforts sur le
fondement de la plate-forme idéologique commune, mais ces tentatives échouent suite
aux tendances centrifuges à l’intérieur de cette union instable, ainsi qu’aux ambitions
personnelles.
A. Les libéraux : du parti du pouvoir au parti d’opposition
Le coup porté à la démocratie en octobre 1993, peu rassurant sur l’avenir des
libertés publiques en Russie, devient le point de départ de la construction du nouveau
paysage politique. En toute conformité avec le principe du multipartisme énoncé par
la nouvelle Constitution, le spectre politique de la première Douma s’étend entre la
gauche, représentée par le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF), en
passant par le parti libéral du « Choix démocratique de la Russie », qui fait
ouvertement allégeance au Président, et l’extrême-droite avec son leader excentrique
Vladimir Jirinovski. Dans cette liste, seules les forces vaincues des partisans du
Conseil Suprême et le parti d’extrême-gauche « Troudovaïa Rossia » (« La Russie
laborieuse ») font défaut, car leurs dirigeants, Rouslan Khasboulatov, Alexandre
Routskoï, le général Albert Makachov et Viktor Anpilov, sont arrêtés et attendent la
décision de leur sort dans la prison russe la mieux gardée, celle de Lefortovo à
Moscou.
Une des premières initiatives du LDPR, parti majoritaire de la Douma, est
l’amnistie politique à l’occasion de l’adoption de la nouvelle Constitution. Ce projet
concerne non seulement les prisonniers de Lefortovo, à savoir les participants à
l’insurrection d’octobre 1993, mais aussi les membres du Comité d’Etat pour l’état
d’urgence, qui ont organisé le coup d’état en août 1991. Le LDPR motive cette
décision non seulement par la nécessité d’établir la paix civile dans le pays, mais aussi
par sa volonté de garder en vie les témoins oculaires et les acteurs les plus actifs de
110
ces événements cruciaux : Jirinovski redoute que des prisonniers politiques d’une telle
envergure soient fusillés.
Le 23 février 1994, la Douma adopte le Mémorandum sur la Concorde, qui
annonce la velléité de la nouvelle république de sauvegarder la paix dans la société,
menacée par les récentes tendances belliqueuses. Les libéraux radicaux du « Choix de
la Russie » et les libéraux démocrates de « Iabloko » rejettent communément le
Mémorandum. Même si les premiers ont soutenu en octobre les mesures d’écrasement
du parlement, et les derniers les ont radicalement désapprouvées, en février ces deux
blocs parlementaires votent « non ». Le parti du pouvoir n’admet pas la possibilité
pour les adversaires d’Eltsine de sortir indemnes de cette affaire. Et « Iabloko »
considère que si les insurgés sont amnistiés, le pouvoir présidentiel, qui a osé tirer des
obus et des balles en plein Moscou, peut échapper à toute forme de responsabilité. Les
partisans de Grigori Iavlinski ne sont par prêts à sacrifier leurs convictions
démocratiques et constitutionalistes au nom de la paix civile, quelque peu déclarative
et démagogique.
Après la démission en janvier 1994 d’Egor Gaïdar et de son proche
collaborateur Boris Fedorov, ministre des finances, commence la nouvelle phase de la
poursuite des réformes, que Jacques Sapir a appelé le « gaïdarisme sans Gaïdar »213
.
Gaïdar se voit écarté de la prise des décisions au sein du gouvernement de son
adversaire Tchernomyrdine, mais cependant quelques membres de son ancienne
équipe gouvernementale continuent à y œuvrer. Par exemple, Anatoli Tchoubaïs
survit au changement de chef de cabinet et devient en novembre 1994 premier adjoint
du président du gouvernement pour les questions de politique économique et
financière. A ce titre, il définit la stratégie de l’économie nationale. Le ministre des
Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, appartient aussi au « Choix de la Russie ».
Pour Gaïdar, il est vital d'assurer sa légitimité politique alors que sa personne
n’est plus réclamée par l’Etat en tant qu’économiste réformateur et idéologue des
changements de marché. En juin 1994, les activistes du bloc parlementaire du « Choix
de la Russie » s’organisent en un parti politique le « Choix démocratique de la
Russie », qui adopte la même idéologie et la même tactique que le bloc qui l’a
engendré. Le « Choix démocratique de la Russie » se range du côté d’Eltsine, car une
telle proximité avec le Président peut être la promesse de réélection lors des
213
SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 34.
111
prochaines élections législatives en 1995, souci majeur de tous les partis
parlementaires.
Cependant, l’alliance entre le pouvoir présidentiel et le parti du pouvoir en titre
a dû être rompue suite au début de la campagne militaire en Tchétchénie.
Le pouvoir fédéral laisse s’envenimer le problème de la république de Tchétchénie
depuis 1991, année où elle proclame son indépendance de la république autonome de
Tchétchéno-Ingouchie, déjà souveraine depuis 1990. Cette déclaration séparatiste
répond à l’esprit de l’époque, où la tendance politique centrifuge des républiques
satellites de l’Union soviétique, appelée la « parade des souverainetés », préoccupe les
esprits politiques. La Tchétchénie et son président Djokhar Doudaïev profitent
pleinement de cette période tumultueuse, où la Russie reste concentrée sur ses propres
problèmes économiques et ses luttes intestines, pour organiser un vaste trafic du
pétrole russe brut jusqu’aux raffineries tchétchènes, un circuit de faux ordres de
virement bancaires et de la fausse monnaie. En 1991, le Président Eltsine essaie
d’introduire par son oukase sur le territoire de la Tchétchénie séparatiste l’état
d’urgence, mais cette décision n’est pas soutenue par le Conseil Suprême hostile au
Président.
Après la victoire des forces eltsiniennes en mois d’octobre 1993, plus rien
n’empêche les forces fédérales de rétablir l’ordre à leur façon dans la république
récalcitrante. Un élément, qui peut être purement fortuit, mais en même temps
significatif lorsqu’il s’agit des raisons profondes du conflit militaire :
« la privatisation de ces raffineries [tchétchènes] est annoncée à la Bourse de Moscou en
juillet 1994 ; elle impliquait néanmoins que le privatiseur eût un contrôle réel sur le
bien. La coïncidence des dates ne peut que nourrir des soupçons ».214
Le 26 novembre 1994, les adversaires de Doudaïev, soutenus par les forces
militaires russes, assiègent le chef-lieu tchétchène Grozny. La participation russe à
cette offensive n’est pas officielle. Au début de la guerre, les Russes soutiennent les
adversaires de Doudaïev d’une manière clandestine. Ce fait est mis en évidence, car
parmi les morts et les prisoniers figurent plusieurs officiers et soldats de l’armée
russe215
. L’entrée officielle de l’armée régulière russe est annoncée le 11 décembre
1994. Cet assaut de Grozny, au lieu d’être une guerre « éclair », tourne au fiasco216
.
214
SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 201. 215
TCHERKASOV A., « « Parad planet ». Noiabrski chtourm Groznogo : podgotovka « Iabloko »
osouchtchestvlenie », www.polit.ru/analytics/2004/11/29/chech.html. 216
Cf. l’annexe n°9.
112
La guerre en Tchétchénie est fomentée la veille des élections parlementaires de
1995. Elle doit offrir une victoire rapide et facile, susceptible d’augmenter la cote de
popularité du pouvoir :
« on ne juge pas des vainqueurs, on leur pardonne tout – la fusillade du Parlement, le
délabrement de l’économie et l’appauvrissement du peuple ».217
Le camp libéral russe se montre catégoriquement hostile à la campagne
militaire. L’intelligentsia russe, qui forme l’ossature des partis libéraux de toutes
obédiences, garde encore le terrible souvenir de l’Afghanistan218
et voit trop de
parallèles flagrants entre ces deux offensives. Inopinément, Gaïdar se prononce contre
la résolution du problème de Tchétchénie par des moyens militaires et organise une
série de manifestations pacifistes en plein centre de Moscou. Pouvait-il imaginer
quelques années plus tôt que les libéraux sortiraient dans les rues coude à coude avec
les communistes pour manifester contre la guerre ?
La contestation de la politique officielle vis-à-vis de la Tchétchénie récalcitrante
jette un froid entre le Président Eltsine et le « Choix démocratique de la Russie ».
Eltsine ne trouve plus le soutien inconditionnel de la part du plus grand parti libéral.
Ce dernier vit aussi des moments difficiles : certains de ses membres préfèrent rester
fidèles à Eltsine pour ne pas perdre leurs postes ou les avantages qui vont avec la
proximité du centre du pouvoir. Ainsi, le « Choix démocratique de la Russie » perd
immédiatement Andreï Kozyrev, ministre des Affaires étrangères, qui soutient
l’entrée en Tchétchénie des troupes russes et suspend son adhésion au bloc
parlementaire du « Choix de la Russie » et au parti du « Choix démocratique de la
Russie ». Anatoli Tchoubaïs, membre du Conseil politique de ce parti, confirme son
allégeance au Président et suspend également son appartenance. Gaïdar considère les
transformations de son parti comme inéluctables face au passage à l’opposition :
« le parti était créé comme libéral, proche du pouvoir démocratique. Il réunit beaucoup
de personnes véritablement fidèles aux convictions démocratiques, mais aussi beaucoup
de personnes qui sont venues soutenir le pouvoir, qui les arrange plus ou moins. Je
comprends que les événements en Tchétchénie soient une source de scission inévitable.
217
KAGARLITSKII B., Oupravliaemaïa demokratia, Ekaterinbourg, Oultra. Koultoura, 2005, p. 222. 218
Du décembre 1979 au février 1989, l’URSS envoie ses troupes en Afghanistan pour instaurer le
régime communiste et faire face aux rebelles islamistes (les moudjahiddin). Dans cette guerre, l’URSS
perd 14 626 personnes sans compter des personnes portées disparues. Presque 50 mille personnes ont
été blessées, 6 669 personnes sont devenues handicapées. Durant des années de guerre, seulement le
Ministère de la défense de l’URSS a dépensé 12 milliards de roubles, une somme colossale pour cette
époque. Source : LIAKHOVSKIÏ A., « Posledstvia afganskogo konflikta dlia SSSR i Rossii » in
Materialy « krouglogo stola », posviaschtchennogo desiatiletiou vyvoda voïsk iz Afganistana, Moscou,
Moskovskiï tsentr Carnegie, 1999.
113
Des libéraux resteront avec nous. Ceux, qui sont venus au parti du pouvoir, se
chercheront une autre rive politique ».219
Cependant Anatoli Tchoubaïs garde son poste du vice-premier ministre chargé
des questions économiques : des libéraux cherchent à garder la main sur le travail du
gouvernement, et partir à ce moment-là signifie la capitulation.
B. Le libéralisme face aux aléas des élections
L’année 1995 est le début d’un nouveau cycle électoral : les élections à la
deuxième Douma sont fixées au 17 décembre 1995. Cette année est marquée par une
course électorale acharnée, d’autant plus que l’année suivante est l’année des
élections présidentielles. Pour Eltsine, il est extrêmement important d’obtenir au sein
de la Douma une majorité pro-présidentielle, gage de la docilité du Parlement.
Le comportement du parti de Gaïdar le « Choix démocratique de la Russie »,
qui fait ses débuts comme parti du pouvoir, trahit quelque peu les attentes du pouvoir
central. Dès les premiers jours d’existence de la première Douma, les libéraux sont
écrasés par la pression exercée par le LDPR, ce nouveau cheval noir parlementaire220
.
Cette défaite magistrale est d’autant plus dangereuse, que Vladimir Jirinovski ne
cache pas ses ambitions présidentielles. Les politologues français redoutent ce nouvel
acteur sur la scène politique russe. Sa percée fulgurante témoigne des tendances
nationalistes et réactionnaires de la société russe ravagée par les réformes. Les
politologues voient des ressemblances frappantes avec Jean-Marie Le Pen et pour
cause : le lien entre ces deux personnages semble être tellement évident et solide,
qu’en février 1996, Le Pen se déplace à Moscou pour assister en tant qu’invité
d’honneur au mariage religieux du chef du LDPR.
Le fiasco du « Choix de la Russie » enterre les plans du Président sur la majorité
libérale. La rupture entre les libéraux et le Président devient de plus en plus évidente
avec le départ de Gaïdar et de son ministre Fedorov du gouvernement, dont la
politique devient de plus en plus tempérée, avec le passage ouvert du parti de Gaïdar
219
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p.177. 220
LDPR est en tête de liste des résultats des élections législatives de 1993 avec 22,92% des voix. Il
obtient 64 places dans la première Douma.
114
dans l’opposition à la politique militaire et son pacte, même temporaire, avec les
communistes, qui retrouvent le « Choix démocratique de la Russie » sur les positions
pacifistes. Cependant, il serait erroné de croire que Gaïdar devient un antieltsiniste
convaincu : fin 1994, lors de la troisième lecture, son bloc parlementaire221
vote tout
de même pour l’adoption du budget, qui prévoit l’augmentation signifiante des
dépenses militaires. Les libéraux « gaïdaristes » préfèrent ne pas bloquer le vote, mais
critiquent cet amendement, sachant pertinemment que cette décision mène vers
l’escalade du conflit en Tchétchénie. La politique de Gaïdar est paradoxalement
ambiguë. D’un côté, son bloc s’oppose aux décisions du gouvernement de
Tchernomyrdine. D’un autre côté, Gaïdar et son parti ne soutiennent pas le vote d’une
motion de censure du 27 octobre 1994 (parmi les initiateurs de ce vote figure le parti
« Iabloko ») avec le motif suivant : ce gouvernement est mauvais, mais le suivant peut
être encore pire.
Un autre aspect, purement psychologique, explique la séparation entre le
Kremlin et le parti de Gaïdar : les noms de ses membres les plus éminents, et surtout
Gaïdar et Tchoubaïs, sont associés par le peuple aux réformes douloureuses. Le
pouvoir présidentiel est conscient du fait que ce genre de souvenirs est à éviter lors de
la réalisation de la campagne électorale. La popularité de Gaïdar en tant qu’homme
politique ne fait que chuter : en mars 1995, il occupe la sixième place222
avec une cote
de popularité de 7,33 points sur 10, en avril 1995, la cote baisse jusqu’à 4,58 points.223
Ainsi, le « divorce » politique entre Eltsine et Gaïdar semble inévitable, dicté
par la stratégie de la campagne électorale. Cette sortie du cercle de confiance du
Président vaut au parti du « Choix démocratique de la Russie » une mise en sommeil
sur le plan politique. Dorénavant, le pouvoir présidentiel mise sur le nouveau parti du
pouvoir à caractère libéral centriste « Notre maison la Russie »224
(« Nach dom
Rossia » ou NDR). Il n’est pas possible de trouver un autre parti, qui serait plus loyal
au Président : à la tête de NDR se trouve Viktor Tchernomyrdine, qui doit son poste
de Premier ministre au chef de l’Etat.
221
Le bloc du « Choix démocratique de la Russie » compte soixante-dix-sept députés. 222
Il est dépassé par Guennadi Ziouganov (première place), Grigori Iavlinski (deuxième place) et
Vladimir Jirinovski (troisième place). Les données du centre sociologique russe « Fond
Obchtchestvennoe mnenie », http://bd.fom.ru/report/cat/policy/rating/ross_politiki/gaidar/of19951612. 223
Ibidem. 224
Le parti « Notre maison la Russie » est créé en mai 1995 à la veille des élections législatives. Ce
parti de tendance centriste réunit autour de son leader Viktor Tchernomyrdine la nomenklatura post-
soviétique. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii,
dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 47.
115
Cette « répudiation » des libéraux radicaux des rouages de la prise des décisions
leur coûte leurs places dans la deuxième Douma : le « Choix démocratique de la
Russie » ne passe pas la barre des 5%. Pour Gaïdar et son parti, cela signifie ni plus ni
moins la mort politique, car l’influence d’un leader de parti qui n’est pas
parlementaire, est égale à zéro.
En revanche, l’autre aile de la droite est représentée dans la Douma par
« Iabloko », qui réussit à passer avec le score de 6,89% sur les listes du scrutin
proportionnel. Les forces réactionnaires sont en tête de liste. La victoire stupéfiante
des communistes avec 22,30% de votes et les 11,18% du LDPR (ce résultat marque
un considérable recul par rapport à sa percée inattendue en 1993) font redouter la
revanche des forces antilibérales. Le NDR obtient 45 mandats parlementaires avec
10,13%225
des voix. Ce suffrage démontre les limites du soutien idéologique au parti
du pouvoir par la société. Ce pourcentage est presque identique à celui du « Choix de
la Russie » en 1993 : l’électorat des deux partis du pouvoir est approximativement
égal à cette couche de la population, qui a gagné suite aux réformes libérales et
maintenant n’a rien à reprocher aux libéraux.
Une fois de plus, le pouvoir présidentiel n’arrive pas à former une majorité, qui
lui soit loyale. Le parti « Notre maison la Russie » est dépourvu d’un programme
politique net et d’une idéologie capable d’attirer les masses : selon la classification
des partis de Max Weber, le NDR est un parti typiquement « bureaucratique » et non
« idéologique »226
, qui fournit des cadres politiques et administratifs pour gouverner
le pays. Il représente l’ensemble des institutions, structures et unions, qui se
regroupent autour du chef de l’Etat et soutiennent les orientations officielles, en
participant à la définition de la stratégie nationale. Aucune opinion contestataire de la
politique appliquée par son « patron », c’est-à-dire le Président, ne peut émaner de
cette force, car le rôle de ce parti est de légitimer le pouvoir en place. Un tel credo
politique repose sur une position strictement conservatrice et ne suppose pas
l’avancement de propositions bouleversantes sur les plans politique et économique.
Le développement de l’institution des partis du pouvoir devient, selon les
politologues W. Merkel et A. Croissant, un « défaut de la démocratie »227
, capable de
225
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 226
WEBER M., Izbrannoe. Obraz obchtchestva, Moscou, Iourist, 1994, p. 72. 227
MERKEL W., CROISSANT A., « Formalnye i neformalnye institouty v defektnykh
demokratiakh », Polis, Moscou, 2002, n°1.
116
désenchanter le corps électoral par la prévisibilité de la donne politique. Le scénario
du simulacre de lutte électorale se répète de la même manière en 1999228
. Comme en
1995, le pouvoir suprême arrive aux législatives avec deux partis du pouvoir229
, dont
un est plus récent que l’autre. Outre cela, les leaders du parti le plus ancien ne se
rendent pas compte de leur rôle dorénavant secondaire. Comme l’écrit la sociologue
Olga Krychtanovskaïa,
« ceci engendrait le chaos dans la lutte électorale, que seul un observateur naïf pouvait
prendre pour une fine tactique. L’absence de coordination du pouvoir menait
régulièrement vers la perte des voix et des conflits intestins ».230
La veille des élections à la troisième Douma, le parti « Notre maison la Russie »
est doublé et éliminé par la suite de l’arène politique par le nouveau favori, le parti
« Unité » (« Edinstvo »)231
, représenté par le jeune chef du Ministère des situations
extraordinaires Sergueï Choïgou. Le parti NDR cesse d’être considéré par Eltsine
comme un appui solide aussitôt après le limogeage du gouvernement de
Tchernomyrdine en 1998. Il tombe en léthargie après les législatives de 1999.
A partir de 1995, les libéraux vivent des temps difficiles : le « Choix
démocratique de la Russie » ne siège plus à la Douma, où les libéraux sont dorénavant
minoritaires, représentés par « Iabloko » avec les 31 mandats. Le parti de Gaïdar est
marginalisé et réduit à un parti d’experts et de conseillers en économie, que le
gouvernement consent à écouter. Ainsi, durant toute la deuxième législature, les
libéraux du « Choix démocratique de la Russie » restent sur le « banc de touche »
politique.
La situation change la veille de l’élection de la troisième Douma en 1999. Le
« Choix démocratique de la Russie » se réunit avec huit partis démocratiques
libéraux232
et forme la coalition « Union des forces de droite » (« Soiouz pravykh233
228
Cf. l’annexe n°10. 229
En 1993, se sont le « Choix de la Russie » de Gaïdar et le PRES de Chakhraï. En 1995, se sont le
parti de Gaïdar le « Choix démocratique de la Russie » et le parti de Tchernomyrdine « Notre maison la
Russie ». 230
KRYCHTANOVSKAÏA O., Anatomia rossiïskoï elity, Moscou, Zakharov, 2004, p. 160. 231
Le parti « Unité » est créé en octobre 1999 sur l’initiative de plus de trente gouverneurs des régions
de la Russie. Son leader est Sergueï Choïgou, qui occupe jusqu’à présent le poste de Ministre des
situations extraordinaires. La politique du parti est le soutient du Président et l’alignement des régions
sur les décisions de Moscou sur le plan économique. Source : Polititchesaïa entsiklopedia, Moscou,
Politika, 2001, vol. 1. 232
Le parti « Choix démocratique de la Russie » (leader E. Gaïdar), le parti la « Russie démocratique »
(leader Iou. Rybakov), le parti des paysans de la Russie (Iou. Tchernitchenko), le parti de la liberté
économique (K. Borovoï), le parti de la délocratie sociale de la Russie (A. Iakovlev), le parti
« Obchtchee delo » (« Œuvre commun », I. Khakamada), le mouvement « Novaïa sila » (la « Force
117
sil » ou SPS). La nouvelle coalition libérale se développe dans une certaine mesure
sur l’initiative d’Anatoli Tchoubaïs, qui à cette époque-là rajoute à ces titres le préfixe
« ex » : il perd en 1996 son poste de vice-premier ministre et, en novembre 1997, le
poste de ministre des finances. Pour lui, ainsi que pour l’ex-premier ministre Sergueï
Kirienko, l’ex-adjoint au Premier ministre Boris Nemtsov234
et l’ancien ministre Irina
Khakamada (des personnages éminents du SPS), la création d’une nouvelle force
idéologique est un moyen de légitimer leurs ambitions de participer à la prise des
décisions au niveau de la Douma et de rentrer de cette manière dans la grande
politique. Le SPS hérite de l’idéologie du parti du « Choix démocratique de la
Russie », et son leader Gaïdar se met à la tête de la liste électorale de la région de
Moscou.
Le succès des libéraux lors des élections à la Douma du 19 décembre 1999 est
plus que modeste : le SPS rentre au Parlement avec le score de 8,52%, et seulement
5,93% d’électeurs portent leurs voix sur le parti « Iabloko »235
. Cependant, pour
Gaïdar et Tchoubaïs, ce vote représente un net progrès par rapport aux élections
précédentes : dorénavant le SPS devient un parti de poids parlementaire. Malgré des
efforts de consolidation, les libéraux sont écrasés par le vote massif pour le Parti
communiste qui remporte les élections avec 24,29% et le nouveau parti du pouvoir
« Unité » (23,32%)236
. Le soutien enthousiaste de l’électeur du parti du pouvoir
devient un phénomène régulier dans le cadre d’une république ultra-présidentielle.
nouvelle », S. Kirienko), le mouvement « Rossiä molodaïa » (la « Russie jeune », B. Nemtsov).
Source : le site du parti SPS, www.sps.ru. 233
Les pères fondateurs de la nouvelle coalition, qui donnera en 2001 la naissance au parti SPS, jouent
sur le double sens du mot « pravyi », ce qui signifie « droit » et aussi « juste ». 234
Boris Nemtsov, né en 1959, fait partie de la cohorte des jeunes réformateurs. En 1990, il est élu au
Congrès des députés du peuple de la RSFSR. En 1991, il est nommé gouverneur de la région de Nijni
Novgorod. En 1996, Nemtsov se présente aux élections présidentielles, mais n’arrive pas à recueillir le
nombre requis de signatures de soutien. En 1997-1998, il est vice-premier ministre de la Fédération de
Russie. En 1998, il est parmi des fondateurs du mouvement la « Russie jeune ». Source : Polititchesaïa
entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol. 2. 235
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 236
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru.
118
C. L’impossibilité de créer un bloc démocratique libéral unique
Le schisme du mouvement démocratique libéral devient un véritable handicap
pour la création d’une coalition électorale valable. La séparation en deux ailes de la
droite affaiblit les partis réformateurs et les fait perdre face aux forces visiblement
plus conservatrices. Le refus de se réunir est souvent expliqué par les inconciliables
ambitions politiques des protagonistes du processus politique, à savoir de Gaïdar et
Iavlinski. Cependant, une telle concentration sur les personnalités des leaders fait
perdre de vue les côtés historique et idéologique de cette question.
Certes, la rivalité personnelle existe entre ces deux hommes politiques et
économistes de grand renom. Il suffit se remémorer le mois de novembre 1991,
lorsque Eltsine a préféré Gaïdar à Iavlinski en tant qu’idéologue officiel des réformes
économiques en Russie, en écartant le fameux programme 500 jours. L’histoire de la
confrontation de deux courants stratégiques des réformes, considérées comme un
tournant de l’évolution du mouvement libéral russe, ne peut pas être vue simplement
comme une collision entre deux fortes personnalités et leurs ambitions
professionnelles, pourtant ces phénomènes ont eu lieu. Les différends entre ces deux
libéraux ont une nature idéologique. Iavlinski croit qu’Eltsine et Gaïdar réalisent leur
programme trop vite, et la dissolution de l’URSS mène vers l’anéantissement des
mécanismes de coordination économique, y compris dans la sphère financière. Eltsine
préfère la vision de l’économie russe souveraine et autosuffisante de Gaïdar.
Les élections parlementaires de 1995 représentent une occasion pour les partis
libéraux de réunir leurs efforts face à la montée en puissance du Parti communiste et
du risque réel de la formation d’une majorité communiste et nationaliste. Le succès de
cette coalition instaure un climat d’incertitude et de nervosité dans la société russe :
certains établissent un parallèle historique avec la république de Weimar du début des
années 1930 et évoquent la nécessité de former un bloc démocratique monolithique
comme contrepoids. Dans son article, paru en juillet 1995, Grigori Iavlinski répond à
ces appels de réunification :
« La démocratie allemande des années 1930, alors faible, rappelle en quelque sorte
notre situation bancale (pourtant cette analogie est assez conditionnelle, car notre
pouvoir, à la différence des pouvoirs de la république de Weimar, a une tendance à
119
l’autoritarisme et aux actions illégales). Oui, la démocratie de Weimar a échoué et a
cédé la place au régime hitlérien. Mais ceci a eu lieu non parce que les démocrates
allemands n’ont pas pu se réunir avec quelqu’un. Ils n’ont pas pu élaborer d’alternative
démocratique aux orientations socio-économiques des démocrates, qui ont été à ce
moment-là au pouvoir ».237
La position de Iavlinski quant à la création de la coalition libérale est intransigeante :
il croit qu’une telle confusion de deux plates-formes idéologiques divergentes
empêcherait l’élaboration d’un compromis lors des débats parlementaires. La création
d’un parti libéral unique, à l’intérieur duquel militeront deux courants idéologiques,
est contraire aux principes du pluralisme politique, fixés dans la Constitution. Selon
Iavlinski,
« l’assurance de l’alternative est non seulement l’objectif tactique, mais aussi
stratégique de la démocratie russe ».238
Ainsi, pour « Iabloko », la création d’une sorte d’« hybride » politique entre deux
familles libérales est strictement impossible, car les uns votent pour le budget et
soutiennent le gouvernement de Tchernomyrdine, alors que les autres font exactement
le contraire.
Les efforts de « Iabloko » sur le plan de l’amélioration de l’activité législative de la
Douma peuvent être considérés comme un « petit réformisme »239
par rapprochement
avec la « doctrine des petites œuvres »240
, particulièrement populaire parmi les élites
intellectuelles russes à la fin du XIXème siècle. La situation politique de la république
ultra-présidentielle ne laisse pas à l’opposition démocratique d’autres moyens d’agir.
En fait, ces moyens existent, mais pour avoir un accès réel au pouvoir, le parti de
Iavlinski devrait renoncer à ses principes, qui le différencient du parti de Gaïdar, et
s’engager au « service » des nouvelles élites et leur manifester sa loyauté et son
soutien contre l’obtention des postes clés au sein du pouvoir exécutif.
Ainsi, Grigori Iavlinski refuse la proposition venue du pouvoir suprême d’entrer dans
le gouvernement d’Evgueni Primakov (septembre 1998 - mai 1999). Il sait
pertinemment que la politique n’est pas seulement une question de répartition des
places dans la Douma suite au scrutin national, mais aussi un jeu d’alliances avec à la
237
IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Moscou, Izvestia, le 12, 13 juillet 1995. 238
Ibidem. 239
MITROKHINE S., « Iabloko » deistvouet. Tolko fakty, Moscou, EPItsentr, 1999, p. 75. 240
La doctrine sociale des libéraux populistes russes des années 1890 prônait le rapprochement avec le
peuple et appelait les jeunes universitaires et les représentants de l’intelligentsia à travailler à la
campagne en tant qu’instituteurs, médecins, agronomes. Les populistes, autrement les « narodniks »,
attachaient de l’importance à leur mission pédagogique de l’instruction du peuple. Source : Grande
Encyclopédie soviétique de 1978.
120
clé la possibilité d’un accès libre au Président. Cependant, le chef de « Iabloko »
décline cette proposition alléchante, car elle est faite à titre personnel et ne concerne
pas son équipe de collaborateurs. Le poste de l’adjoint du Premier ministre est une
forme de récompense, proposée à « Iabloko » pour avoir soutenu la candidature de
Primakov lors de son investiture à la Douma. Comme l’écrivent les membres du parti
« Iabloko », V. Loukine et N. Travkine, dans un ouvrage paru à la veille des élections
à la Douma de 1999,
« Grigori Iavlinski […] propose son programme de sortie de la Russie d’une crise. Il a
son équipe de partisans, de professionnels pour réaliser ce programme. […] Mais c’est à
lui seul (et pas à l’équipe) qu’il a été proposé d’occuper le poste d’adjoint pour les
questions sociales, et non d’adjoint pour des questions économiques. […] Devenir
simplement un grand chef, premier adjoint du Premier ministre n’a pas été l’objectif de
Iavlinski. Et, bien entendu, ceci n’était qu’un geste de politesse ».241
Le début de la guerre en Tchétchénie en novembre 1994 et surtout les défaites
des forces fédérales lors de cette campagne, reconnue antidémocratique par les deux
ailes du camp libéral, rapprochent « Iabloko » des positions du « Choix démocratique
de la Russie ». Egor Gaïdar témoigne que la création d’une coalition démocratique
serait tout à fait possible, car la position de Grigori Iavlinski n’a pas été toujours si
intransigeante. Au mois de mai 1995, le leader de « Iabloko » cherche à entrer en
contact avec son homologue du DVR pour tracer les principales orientations de la
future union politique. Les négociations portent sur la stratégie commune à adopter
lors des élections législative en 1995 et aussi présidentielle en 1996. Il s’agit d’oublier
la politique de concurrence entre les démocrates et d’élaborer une campagne
électorale commune dans le cadre des circonscriptions majoritaires. Iavlinski est prêt
à collaborer à une condition : sa candidature devra être soutenue lors des élections
présidentielles.
Les ambitions de Grigori Iavlinski vont plus loin que la formation d’un groupe
parlementaire d’opposition pour pouvoir influencer la création de nouvelles lois et
bloquer le vote du budget. Iavlinski vise le centre même du pouvoir suprême en
Russie, le poste présidentiel, qui garantit l’accès, comme le prévoit la Constitution, à
des pouvoirs quasi monarchiques. Gaïdar se doute des aspirations de Iavlinski, qui
sont sa véritable force motrice, et le considère comme une « personne ambitieuse »242
.
Quels que soient les vrais motifs de la proposition faite par Iavlinski, les partisans de
241
LOUKINE V., TRAVKINE N., « Iabloko » raziasniaet i rekomendouet, Moscou, EPItsentr, 1999,
p. 68. 242
GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 528.
121
Gaïdar donnent leur aval à la formation de la coalition entre les libéraux. Ainsi,
Iavlinski est prêt à faire volte face afin de s’assurer le poste présidentiel, même au
prix d’un pacte avec le parti de Gaïdar.
Cependant cette union n’a pas lieu, car Iavlinski, quelques jours après les
négociations avec le DVR, retire sa proposition de collaborer et confirme sa
résolution de continuer la lutte pour les mandats dans la deuxième Douma en
s’appuyant uniquement sur les propres forces de « Iabloko ». Selon Gaïdar, la rupture
des accords de coalition définit la débâcle des libéraux aux élections de 1995 et ouvre
la voie vers la fracture ultérieure des forces, qui auraient pu faire front commun.
Quelques semaines après les événements décrits, dans son article Il n’y a pas de
tragédie dans la scission des démocrates, Iavlinski insiste sur l’absurdité de l’union
démocratique au sein du Parlement, mais il n’écarte pas, par ailleurs, la possibilité de
former une autre coalition des forces libérales, cette fois-ci, pour gagner les élections
présidentielles :
« Déclarant notre participation aux élections présidentielles, nous sommes prêts à la
plus large interaction avec les partis politiques et les mouvements, qui préfèrent la
forme démocratique de gouvernance et défendent les droits de l’homme fondamentaux.
[…] Avec ceux donc, qui sont en opposition avec le Président actuel, le gouvernement
et le parti du pouvoir qu’ils ont créé. Quel que soit le nom du groupe politique fidèle à
ces idées, ceci ne peut pas être considéré comme un obstacle pour sa participation à la
coalition lors des élections présidentielles ».243
Néanmoins, la nouvelle étape du cycle électoral n’aboutit pas à l’union tant
désirée. Le 15 mai 1996, le Congrès du parti du « Choix démocratique de la Russie »
se réunit à Moscou pour arrêter le choix de la candidature que les libéraux
soutiendront lors des présidentielles. Les avis sont partagés : Gaïdar, toujours loyal à
Eltsine, propose de soutenir ce dernier. Il motive sa prise de position par la nécessité
d’assurer la continuité des réformes entamées. Quelques personnalités éminentes du
DVR, comme le défenseur des droits de l’homme S. Kovaliov et le professeur
universitaire Iou. Afanassiev, sont littéralement scandalisés par la proposition de
Gaïdar, car ils redoutent le retour vers un système totalitaire et profondément
antidémocratique.
Pourtant le Congrès vote pour le soutien de la candidature d’Eltsine, et le rôle
d’Anatoli Tchoubaïs dans la prise d’une telle décision n’est pas anodin. Début 1996,
la carrière de Tchoubaïs fait de curieux virages : en février 1996, Eltsine le destitue
243
IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Moscou, Izvestia, le 12, 13 juillet 1995.
122
d’une manière inattendue de son poste de premier adjoint au Premier ministre avec
une formule catégorique, que des millions de téléspectateurs russes ont accueillie avec
joie : « Tchoubaïs est coupable de tout ». L’électorat croit que le Président commence
à « épurer » son entourage et se débarrasse des personnages « nuisibles » selon
l’opinion publique. Après la démission de Tchoubaïs, la cote de popularité du
Président dangereusement basse à la veille des élections, commence à augmenter. En
février 1996, Eltsine annonce qu’il présentera sa candidature à un second mandat
présidentiel. Immédiatement, Anatoli Tchoubaïs est nommé chef de son état-major
électoral. En réalité, la « répudiation » de Tchoubaïs n’a pas lieu, et sa démission n’est
qu’un trompe-l’œil pour camoufler le projet du maintien d’Eltsine au pouvoir.
La stratégie de la campagne électorale présidentielle est confiée de cette
manière à Anatoli Tchoubaïs, membre actif du « Choix démocratique de la Russie »,
et ce fait est un élément décisif pour ses collègues du parti pour soutenir la
candidature d’Eltsine.
En effet, la nomination de Tchoubaïs à ce poste n’est nullement aléatoire. En janvier
1996, les membres de l’élite financière et industrielle russe, surnommés
« oligarques », connus aussi sous le sobriquet des « sept banquiers », décident lors de
leur séjour au Forum économique mondial à Davos de soutenir Eltsine. Tchoubaïs est
une personne de confiance des cercles oligarchiques et représente un organe de
transmission entre les mondes de l’argent et de la politique. C’est alors lui qui
œuvrera pour « réanimer » le score présidentiel, qui au début de la campagne est égal
à 5%244
. Tchoubaïs a devant lui un objectif, qui paraît inatteignable, car tout est contre
Eltsine : la débâcle sur le front tchétchène, l’impuissance des services de sécurité
fédérale face aux menaces terroristes, l’alcoolisme d’Eltsine et son état de santé
précaire. Et pourtant il deviendra Président avec un score de 53,82% au second
tour.245
Dans ces conditions, la possibilité d’une coalition des partis libéraux et de la
désignation d’un seul candidat à la présidence paraît plutôt difficile. Iavlinski n’est
pas prêt à sacrifier ses propres ambitions présidentielles, et en même temps pour lui, il
est hors de question de trahir ses principes d’opposant au régime officiel et de se
joindre à ses partisans. La réaction des membres de « Iabloko » à la décision du
244
Les données du centre sociologique VTsIOM, www.wciom.ru. 245
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru.
123
« Choix démocratique de la Russie » est virulente : les partisans de Gaïdar sont
accusés de trahir l’idée d’une large coalition des forces démocratiques avec Iavlinski à
leur tête. L’auteur d’un article au titre signifiant Gaïdar à double face. Chronique du
manque de scrupules et de la trahison porte contre les libéraux radicaux de graves
accusations de complaisance, qui rendent la réconciliation de deux camps libéraux
encore moins probable :
« Gaïdar et son équipe sont liés par le sang avec le pouvoir de l’oligarchie mafieuse
corrompue, engendrée par eux-mêmes, dont l’incarnation et le chef est Boris
Eltsine ».246
Il faudra attendre les élections législatives de 1999, pour que les libéraux des
deux obédiences arrivent à trouver un langage commun. En juin 2000, les
représentants de « Iabloko » et du SPS, successeur de la doctrine du DVR, signent un
accord Sur les mesures de la réunification des organisations politiques SPS et
« Iabloko ». Les parties se mettent d’accord sur les points cruciaux, tels que la
présentation lors de prochaines législatives d’une liste électorale commune dans les
circonscriptions fédérales et majoritaires, la création d’une infrastructure territoriale,
la création du Conseil politique unifié, agissant selon les principes de parité. Ce
rapprochement est devenu possible grâce aux rapports personnels des deux chefs des
parties contractantes, Grigori Iavlinski et Boris Nemtsov, qu’ils ont pu établir lors de
leur collaboration dans la région de Nijni Novgorod, dont B. Nemtsov a été
gouverneur. En 2000, Iavlinski pose un regard optimiste sur l’avenir politique de cette
union et apprécie hautement les résultats de cette interaction :
« Nous l’apprécions et faisons tout notre possible pour qu’elle fonctionne
intelligemment. Actuellement, c’est une coordination de plus en plus étroite sur des
questions politiques. Nous tâchons de ne pas nous mêler des affaires de l’autre : c’est
une coalition de deux forts partis démocratiques souverains ».247
Une telle cohabitation prometteuse existe jusqu’au moment où les libéraux du
SPS rendent publique leur intention d’avancer un candidat unique de la coalition
libérale lors des prochaines élections présidentielles. Cette proposition, tout comme en
1996, n’est pas acceptée par « Iabloko », et l’union de la droite s’effondre suite à la
confrontation répétitive des ambitions présidentielles des libéraux.
246
BLAGODARNYÏ M., « Dvoulikiï Gaïdar. Khronika besprintsipnosti i predatelstva », « Iabloko »
Podmoskovia, Moscou, le 21 juin 1996. 247
IAVLINSKI G., « Strategia i problemy razvitia zakonodatelstva v Rossiiskoï Federatsii na pouti
stanovlenia grajdanskogo obchtchestva » in Materialy konferentsii SPS 6 aprelia 2001 goda, Moscou,
izsdatel Gaïnoullin, 2001, p. 31.
124
Le cycle électoral suivant, qui s’étend de 2003 à 2007, démontre la fatalité de la
tactique « individualiste », adoptée par « Iabloko ». Les libéraux divisés subissent un
échec magistral lors des élections législatives de 2003. Ni le SPS, ni « Iabloko » ne
franchissent la barre de 5%248
, par conséquent, aucun de leur candidat à l’élection au
scrutin proportionnel ne siège à la Douma. Cette défaite signifie quasiment la mort
politique du libéralisme, comme le diront les pessimistes, au moins la mise en
sommeil jusqu’aux législatives de 2007 selon le point de vue optimiste.
Les performances des candidats libéraux lors des présidentielles sont également
médiocres. Iavlinski, fidèle à son projet présidentiel, se présente en 2000 et arrive en
troisième position, derrière V. Poutine et G. Ziouganov, avec 5,8% des voix249
. En
2004, Iavlinski renonce à se présenter contre Vladimir Poutine, qui bat tous les
records de popularité. Irina Khakamada, une des coprésidents du SPS, est seule
candidate libérale. Elle ne ressemble que 3,8% des voix250
.
Ces résultats de votes reflètent le lent déclin des idées libérales en Russie. Les
partis libéraux ne bénéficient plus de la confiance du peuple, qui ne les associe plus,
comme il l’a fait au début des années 1990, avec la sortie de la crise économique et
politique. Aux yeux de l’électeur, les libéraux ne sont pas capables de produire un
programme concret, qui pourrait les réhabiliter après les échecs des réformes.
L’élimination des libéraux de l’arène politique signifie le désaveu de ce courant
idéologique, qui perd ses forces en batailles démagogiques et en luttes intestines.
Durant les trois législatures des années 1990, le pouvoir fédéral a recours à une
stratégie spécifique pour assurer son soutien au sein de la Douma. Cette stratégie
consiste à favoriser le parti du pouvoir loyal au Président. Le parti de Gaïdar « Choix
démocratique de la Russie » débute en 1993 comme le parti du pouvoir, mais au cours
de la première législature de 1993-1995, il passe du côté des opposants. Cet abandon
de ses positions pro-présidentielles lui vaut son élimination de la deuxième Douma.
Les sociaux-démocrates libéraux de « Iabloko » poursuivent leur travail parlementaire
lors de la deuxième législature 1995-1999, mais ne participent pas au gouvernement,
248
Le score de « Iabloko » est de 4,3%, celui du SPS est de 3,97%. Source : site Internet du Centre
fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de la Fédération de Russie,
ww.fci.ru. 249
Rappelons qu’en 1996, Iavlinski a le quatrième résultat avec 7,4% de votes. Source : site Internet du
Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de la Fédération de
Russie, ww.fci.ru.
125
ce qui réduit sensiblement leur influence. Ce brassage des forces politiques affaiblit
l’influence du camp libéral. La consolidation des efforts des libéraux des deux
obédiences en prévision de la troisième législature 1999-2003, promet la création d’un
bloc démocratique solide, mais cette idée échoue à cause des tendances centrifuges au
sein des libéraux et des ambitions personnelles de leurs dirigeants.
250
Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de
la Fédération de Russie, ww.fci.ru.
126
Conclusion
Au sortir de l’époque communiste, la Russie entre dans l’ère de la renaissance
des idées libérales. L’engouement pour les valeurs libérales monte en puissance au
début des années 1990 dans un contexte politique et économique plus que difficile. Le
pays entier est sinistré par sept décennies de pouvoir soviétique. La mentalité
nationale est déformée et traumatisée par les méthodes de gouvernance rigides
appliquées par la dictature communiste. Cependant, la volonté d’en changer émanant
des forces dissidentes, qui n’ont pas été complètement annihilées durant l’époque
communiste, aboutit à l’écroulement de la structure de l’Union soviétique déchirée
vers la fin de son existence par de fortes tendances centrifuges. Le libéralisme du
nouveau pays souverain, la Fédération de Russie, représente, tout comme au début du
XXème siècle, une idéologie de la modernisation de la société, qui insiste sur la
possibilité de construire dans ce pays, arriéré sur le plan politique et économique, des
institutions « civilisées » à l’image de la société occidentale. Ce projet ambitieux est
réalisé durant les années 1990. La mise en œuvre des transformations démocratiques
prend en compte les spécificités russes et les besoins du moment du pays. Ainsi, lors
de la réalisation du projet de réformes libérales, l’accent est mis principalement sur les
transformations de l’économie nationale et la libéralisation des rapports entre les
agents économiques.
Durant la perestroïka et les débuts du jeune Etat de la Fédération de Russie, le
libéralisme est perçu comme une idéologie antinomique à celle du communisme. La
montée de la popularité des idées libérales et la croissance du nombre de leurs adeptes
sont directement liées à la réaction négative des citoyens de l’URSS qui ne supportent
plus l’hégémonie du Parti communiste. Les traces des idées libérales deviennent
visibles même dans les discours des bonzes du PCUS, qui proclament les doctrines de
la transparence, de la nouvelle mentalité, du socialisme à « visage humain ». Plus tard,
pour désigner l’idéologie anticommuniste, le terme « démocratie » remplacera la
notion de libéralisme. Probablement parce que le mot « libéralisme » est associé dans
la culture politique russe (et la propagande soviétique, qui le traitait de « bourgeois »,
y est pour beaucoup) à une manière indécise d’appréhender les événements et un
caractère accommodant qui prête trop facilement au compromis. Néanmoins, les
127
forces politiques russes militant contre le régime communiste s’arment d’idées
libérales afin d’élaborer leurs programmes d’action. D’ailleurs, les partis et les
mouvements politiques, qui prennent le nom de libéraux, apparaissent avec le début
des réformes économiques et la scission du camp démocratique suite à la différence
d’appréciation de ces transformations.
L’histoire des réformes libérales des années 1990 ne dérogent pas à cette
logique presque « traditionnelle » des réformes russes venues « d’en haut » : tout
comme en Russie tsariste, où les souverains Alexandre II et Nicolas II décident de
mesures radicales, les réformes postsoviétiques sont initiées dans les plus hautes
sphères politiques. Le premier Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine,
ancien membre de l’establishment de l’Union soviétique, rompt avec l’idéologie
soviétique et change radicalement les grandes orientations de la nouvelle Russie. Il
donne accès au pouvoir suprême à de jeunes économistes passionnés par des idées
libérales de refonte totale de l’économie nationale, par le rejet du système socialiste
de commandement rigide et par la mise en place des règles du marché libre.
Les personnages les plus éminents de cette époque, que l’on retrouve parmi ces
économistes appelés au pouvoir, sont Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs. Ils sont
considérés comme les principaux idéologues des réformes libérales postsoviétiques.
Leurs positions idéologiques et leurs approches doctrinales quant au choix des
méthodes de réformes, sont déterminées par les prémisses politiques et économiques,
initiées par les réformateurs précédents à partir des années 1960. Le lent glissement de
l’économie soviétique vers une sorte d’économie de marché connaît des périodes
d’accélération et de stagnation qui dépendent de la position du chef du Parti
communiste. L’URSS a connu deux grandes initiatives du pouvoir ayant pour but la
modernisation du socialisme. La première vague résulte du dégel politique
khrouchtchévien des années 1960, qui a permis à Alexeï Kossyguine, président du
Conseil des ministres d’URSS, d’introduire dans l’économie quelques éléments de
marché libre. Après les années de réaction de la période de stagnation brejnévienne,
les questions de la libéralisation de la société redeviennent d’actualité dès l’arrivée au
pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev.
L’œuvre réformatrice de Gaïdar et de Tchoubaïs, adeptes du leader
charismatique des démocrates Boris Eltsine, marque une profonde rupture avec les
demi-mesures des réformateurs tempérés du temps socialiste. L’équipe des jeunes
libéraux rompt sans hésitation avec la théorie économique socialiste et se réunit sous
128
la bannière de l’édification du capitalisme, exaltant les valeurs de la société libérale :
la propriété privée et sa sécurité légale, la liberté d’entreprendre, l’état de droit. Le
programme des libéraux se distingue par son radicalisme extrême par rapport aux
vestiges du système socialiste. Ils rejettent l’idée que la nouvelle Russie puisse hériter
de quelques acquis positifs du régime précédent, car la doctrine des libéraux est
intransigeante par rapport au communisme.
La première étape de la mise en place du régime libéral dure jusqu’au moment
de l’insurrection des parlementaires récalcitrants contre les réformes trop radicales,
suivie de la création de la nouvelle République et de l’adoption de la Constitution au
mois de décembre 1993. Avant cette date, le mouvement libéral ne dispose pas d’une
plate-forme politique stable, qui supposerait l’existence d’un programme politique à
long terme. Le gouvernement composé de démocrates s’arme de l’idéologie libérale et
se laisse guider par ces grandes orientations, mais ne s’appuie pas sur une force
politique.
Les premières élections législatives de décembre 1993 changent la donne
politique et deviennent un catalyseur pour la création massive des partis. C’est le
moment de la création des premiers partis libéraux. Leur naissance détermine la
scission du camp libéral en deux ailes. L’appartenance à chacune d’elles est dictée par
le degré de proximité des adhérents avec le pouvoir en place, par le soutien ou, au
contraire, le rejet des réformes radicales, par leur position vis-à-vis des mesures
rigoureuses de Boris Eltsine par rapport à ses adversaires politiques lors du conflit
d’octobre 1993. Ainsi, Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs se rangent du côté des
partisans d’Eltsine sous les drapeaux du parti le « Choix démocratique de la Russie ».
Ils continuent à prôner un libéralisme « classique » avec son concept de non-
ingérence de l’Etat dans l’économie nationale, malgré l’échec évident des réformes de
ce type.
Ils sont critiqués par les adeptes du social-libéralisme réunis autour de l’économiste
Grigori Iavlinski, leader du parti « Iabloko », qui préfèrent le modèle d’un Etat
sensible au bien-être de ses citoyens.
La scission des libéraux prédispose ce mouvement politique à son
affaiblissement vis-à-vis des tendances réactionnaires et nationalistes, qui montent en
puissance durant les années 1990. A cause de leur refus d’unir leurs efforts pour
s’assurer un nombre important de places à la Douma, ils se voient éliminés
progressivement de l’arène politique. L’influence des libéraux de différentes
129
obédiences devient à la fin des années 1990 véritablement faible. Les libéraux
d’aujourd’hui sont tributaires de leur propre politique radicale de réformes,
désapprouvées par la majorités des citoyens russes, qui sont les grands perdants de
cette transition trop rapide et abrupte vers un capitalisme que l’on est tenté de
qualifier de « sauvage ». La seconde raison de la chute de popularité des idées
libérales réside dans les tentatives infructueuses de réunification des libéraux.
Fragmentés et déchirés par leurs désaccords internes, ils sont incapables de former
une opposition démocratique stable et conséquente au sein de la Douma ou d’entrer
au gouvernement. Les prémisses actuelles du libéralisme sont telles qu’il ne dispose
pas d’un soutien institutionnel et social. Les libéraux sont amenés à faire un choix
entre une collaboration avec un gouvernement non-libéral, qui déforme ou rejette
leurs propositions, et une opposition dénuée de toute influence dans les conditions
politiques actuelles. Les échecs répétés des libéraux lors des élections tant fédérales
que locales témoignent du désenchantement de l’électeur et de ses incertitudes quant
au futur des partis libéraux qui courent le risque de se retrouver en marge de la vie
politique russe.
130
Sources
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137
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138
Annexe n°1
Liste d’abréviations
BERD : Banque Européenne de la Reconstruction et du Développement
DVR : « Demokraticheskiï Vybor Rossii »
FMI : Fonds Monétaire International
LDPR : « Liberalno-demokratitcheskaïa partia Rossii »
PCUS : Parti Communiste de l’Union soviétique
RAO « EES de la Russie » : Société russe par actions « Réseau énergétique uni de la
Russie »
RF : Fédération de Russie
RSFSR : République soviétique socialiste fédérative de Russie
SPS : « Soiouz Pravykh Sil »
URSS : Union des républiques socialistes soviétiques
VR : « Vybor Rossii »
139
Annexe n°2
La biographie d’Egor Timourovitch Gaïdar251
Né le 19 mars 1956 à Moscou dans une famille
de communistes dévoués : son grand-père
paternel, Arkadiï Gaïdar (Golikov), à 14 ans
commande une compagnie de soldats durant la
guerre civile de 1918-1919, à 17 ans il
commande un régiment. Selon les mémoires de
ses frères d’armes, il se distingue par sa cruauté
pathologique à l’égard de l’ennemi252
. Après la
guerre, il devient célèbre grâce à son activité de
journaliste et à sa série de récits pour les jeunes.
Son récit Timour et son équipe, dédié à son fils Timour, peint le portrait d’un pionnier
idéal et devient une lecture scolaire obligatoire pour plusieurs générations de
Soviétiques. Après sa mort au début de la guerre en 1941, Arkadiï Gaïdar devient une
figure emblématique du régime communiste. Son nom de plume « Gaïdar » se
transforme en nom de famille de ses descendants.
Timour Gaïdar ne suscite pas autant de gloire que son père. Il est journaliste
militaire et obtient le grade du contre-amiral.
Le grand-père du côté maternel d’Egor Gaïdar, Pavel Bajov, communiste
notoire, est aussi journaliste. En 1938, suite aux querelles intestines du parti
communiste, il est arrêté et exclu du parti. En attendant le tribunal, il écrit un recueil
de contes d’Oural Le coffret en malachite qui le rend célèbre. Pour cet ouvrage le prix
Staline lui est décerné. Plus tard, Pavel Bajov se réconcilie avec le pouvoir en place,
plusieurs fois il est élu député du Conseil Suprême.
En 1978, Egor Gaïdar termine ses études à la faculté économique de l’Université
d’Etat Lomonossov à Moscou.
251
Sources : www.iet.ru, www.people.ru, www.kommentator.ru/lica/2004/gaydar1712.html,
www.gaydar.org
140
De 1978 à 1980, il est doctorant à l’Université d’Etat Lomonossov à Moscou. Il
soutient sa thèse « Les indices qualitatifs dans le mécanisme de l’autonomie
comptable des entreprises de production ».
De 1980 à 1986, il est collaborateur scientifique de la faculté économique de
l’Université d’Etat Lomonossov à Moscou, ensuite collaborateur scientifique en chef
de l’Institut de recherches systémiques scientifiques de l’URSS auprès de Comité
d’Etat de l’URSS pour la science et la technique de l’Académie des sciences de
l’URSS.
De 1983 à 1985, il est expert de la commission d’Etat pour les études de la faisabilité
des réformes économiques dans le cadre de l’économie socialiste.
De 1986 à 1987, il est collaborateur scientifique en chef de l’Institut de l’économie et
du pronostic du progrès scientifique et technique auprès de l’Académie des sciences
de l’URSS.
De 1987 à 1990, il œuvre comme rédacteur, ensuite chef du département économique
de la revue « Communiste » et du journal « Pravda », l’organe du Parti communiste
de l’URSS.
En 1990, Gaïdar soutient sa thèse doctorale. Le sujet est « Les reformes économiques
et les structures hiérarchiques ».
De 1990 à 1991, il crée l’Institut de la politique économique auprès de l’Académie de
l’économie du peuple et de l’Académie des sciences de l’URSS et devient son
directeur.
En octobre 1991, il entre au gouvernement, participe à l’écriture des allocutions du
Président de la RSFSR Boris Eltsine sur la politique économique lors du Vème
congrès des députés du peuple de la RSFSR.
Octobre 1991 : il quitte le parti communiste.
En novembre 1991 il est nommé adjoint du Président du gouvernement de la RSFSR
pour les questions de politique économique et ministre des finances.
Dès 1991, il est à la tête du groupe de travail des économistes créé pour l’élaboration
du projet de réformes de l’économie russe.
Depuis le mois de février 1992, il est premier vice-premier ministre du
gouvernement, ministre des finances.
252
ZALESSKII K. Imperia Stalina. Biografitcheskii entsiklopeditcheskii slovar, Moscou, Vetché, 2000
141
Février - avril 1992 : il travaille comme ministre des finances de la Fédération de
Russie.
Mars – juin 1992 : il est premier adjoint du Président du gouvernement de la
Fédération de Russie pour la réforme économique.
Du 15 juin 1992 au 14 décembre 1992, Gaïdar est président du Conseil des ministres
de la Fédération de Russie par intérim.
En décembre 1992, sa candidature a été proposée par le Président de la Fédération de
Russie pour le poste de président du Conseil des ministres de la Fédération de Russie,
mais n’a pas été soutenue. En décembre 1992, lors du vote à huis clos des députés du
peuple du VIIème congrès, sa candidature ne reçoit pas le nombre requis de voix
(« pour » - 467, « contre » - 486).
Le 17 décembre 1992, Gaïdar est nommé directeur de l’Institut des problèmes
économiques de la période transitoire et, en même temps, consultant du Président de
la Fédération de Russie pour les questions économiques, ainsi que président du
conseil consultatif des experts pour les problèmes de la réforme économique auprès
du Ministère de la science et de la politique technique de la Fédération de Russie.
Le 11 février 1993, il entre au conseil consultatif auprès du Président.
En février 1993, il est nommé membre de la Commission auprès du gouvernement
pour les questions de la politique des crédits.
Le 18 septembre 1993, par l’oukase du Président de la Fédération de Russie Gaïdar
est nommé premier adjoint du président du Conseil ministres, a remplacé Oleg Lobov.
Le 22 septembre 1993, par l’oukase du Président de la Fédération de Russie Gaïdar
est nommé ministre de l’économie de la Fédération de Russie.
Pendant la nuit du 3 au 4 octobre 1993, après la prise de la mairie de Moscou et la
tentative d’assaut de la tour d’émission Ostankino par les partisans du Conseil
Suprême, Gaïdar s’exprime à l’antenne et appelle les Moscovites à la résistance.
En octobre 1993, lors des congrès constituants du mouvement et du bloc « Vybor
Rossii » (« Choix de la Russie ») Gaïdar est élu membre du conseil politique du
mouvement bloc « Vybor Rossii » et président du comité exécutif du bloc électoral.
142
Le 12 décembre 1993, Gaïdar est élu député de la Douma d’Etat et devient leader de
la fraction parlementaire « Vybor Rossii ».
Au mois de janvier 1994, le Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine
accepte la démission de Gaïdar du poste du premier vice-premier ministre du
gouvernement de la Fédération de Russie.
Le 13 juin 1994, il est élu président du parti « Demokratitchesiï vybor Rossii »
(« Choix démocratique de la Russie »).
En décembre 1994, Gaïdar condamne publiquement les bombardements de Grozny,
chef-lieu de la Tchétchénie, et l’envoi des troupes russes en Tchétchénie.
En décembre 1994 – janvier 1995, il est parmi les organisateurs des manifestations
anti-guerre à Moscou.
Décembre 1995 : lors des élections parlementaires, le bloc de Gaïdar
« Demokratitchesiï vybor Rossii – Ob’edinennye demokraty» (« Choix démocratique
de la Russie – Démocrates réunis ») n’atteint pas la barrière des 5% des votes,
nécessaires pour entrer dans la Douma.
Le 4 mars 1996, le groupe de soutien, ayant pour but la proposition de la candidature
de Gaïdar pour le poste du Président de la Fédération de Russie, est enregistré par la
Commission centrale électorale.
Le 27 avril 1996, lors de la conférence de la circonscription moscovite du parti
« Demokratitchesiï vybor Rossii » Gaïdar appelle ses partisans à soutenir la
candidature de Boris Eltsine pour le poste présidentiel.
Décembre 1999 - 2003, Gaïdar est élu député de la IIIème Douma d’Etat sur la base
de la liste du bloc électoral « Soiouz Pravykh Sil » (« Union des Forces de Droite »).
Une fois dans la Douma, il entre dans la fraction de « Soiouz Pravykh Sil ».
Le 27 mai 2001, Gaïdar est élu co-président du Conseil politique par le congrès
constituant du parti « Soiouz Pravykh Sil ».
Le 24 janvier 2004, le congrès de « Soiouz Pravykh Sil » accepte sa démission du
poste du co-président, car ce poste est supprimé par décision du congrès.
***
Actuellement, Egor Gaïdar a les fonctions et les titres suivants :
Directeur de l’Institut de l’économie de la période transitoire
143
Vice-président exécutif de l’Union démocratique internationale
Membre du comité consultatif « Arrabida Meetings » (Portugal)
Membre du Conseil pour la Coopération dans la région baltique auprès du Premier
ministre de Suède
Professeur émérite de l’Université de Californie (Berkley, Etats-Unis)
Membre de la rédaction de la revue « Vestnik Evropy » (Moscou)
Membre du conseil consultatif de la revue « Acta Oeconomica » (Budapest, Hongrie)
***
Gaïdar est l’auteur de plusieurs ouvrages.
Plus de 100 publications dans les éditions russes et étrangères. Parmi elles les
monographies :
Les reformes économiques et les structures hiérarchiques, 1990
Etat et évolution, 1996
Les anomalies de la croissance économiques, 1997
Les jours des défaites et des victoires, 1998
Le temps long. La Russie dans le monde : les essais de l’histoire économique, 2005
La fin de l’empire : des leçons pour la Russie contemporaine, 2006
***
Egor Gaïdar a le titre de docteur en économie.
Il parle couramment anglais, espagnol et serbe.
Marié, père de trois enfants. Ses deux fils ont choisi la vocation d’économiste. Sa fille
Maria Gaïdar a embrassé une carrière politique, elle est un des leaders du mouvement
de la jeunesse « Da ! » (« Oui ! ») aux tendances libérales extrêmes qui se focalise sur
la lutte contre la corruption et pour les droits des jeunes.253
253
www.daproject.ru.
144
Sur la photo : Maria Gaïdar.
***
Le sobriquet de « Winnie l’Ourson de fer » lui a été donné par ses collègues du
parti « Demokratitchesiï vybor Rossii » pour son caractère indomptable et sa capacité
de travail incroyable. 254
254
TRAVIN D., Jeleznyi Vinni-Pouh i vse, vse, vse. Liberalizm i liberaly v rossiiskikh reformakh,
Moscou, Delo, 2004.
145
Annexe n°3
La biographie d’Anatoli Borissovitch Tchoubaïs255
Né le 16 juillet 1955 à Borissov (Biélorussie) dans la famille d’un officier.
En 1977, il termine ses études à l’Institut de génie et d’économie de Palmiro Togliatti
à Leningrad (LIEI).
1977-1982 : ingénieur, assistant à LIEI.
1982 – 1990 : maître de conférences à LIEI.
En 1983, il soutient sa thèse Etude et élaboration des méthodes de planification du
perfectionnement de la gestion dans les organisations technico-scientifiques par
branches industrielles.
1984-1987 : leader du cercle informel des jeunes économistes, créé par un groupe
d’anciens étudiants des facultés économiques de Leningrad.
1987 : la création du club « Perestroïka » avec l’active participation de Tchoubaïs. Le
but du club était de promouvoir les idées démocratiques et libérales parmi
l’intelligentsia.
En 1990, Tchoubaïs est nommé adjoint, ensuite premier adjoint du président du
Comité exécutif auprès du Conseil de Leningrad, principal conseiller économique
d’Anatoli Sobtchak, premier maire de Leningrad.
Depuis le mois de novembre 1991, Tchoubaïs est président du Comité d’Etat de la
Fédération de Russie pour la gestion des biens nationaux.
255
Sources : www.chubais.ru, www.people.ru
146
Le 1er
juin 1992, il est nommé premier adjoint du président du gouvernement de la
Fédération de Russie pour les questions de politique économique et financière.
Durant l’année 1992, le groupe de Tchoubaïs élabore le programme de privatisation
trisannuel et a effectué sa préparation technique.
Au mois de juin 1993, Tchoubaïs prend part à la création du bloc électoral « Vybor
Rossii » (« Choix de la Russie »).
En décembre 1993, il est élu député de la Douma délégué par « Vybor Rossii ».
Novembre 1994 – janvier 1996 : premier adjoint du président du gouvernement de la
Fédération de Russie pour les questions de politique économique et financière.
En avril 1995, il est nommé représentant de la Fédération de Russie dans les
organisations financières internationales (FMI, BERD, BMRD).
En février 1996, Tchoubaïs perd cette fonction et le poste de premier adjoint du
Premier ministre.
En janvier 1996, le Président Eltsine destitue Tchoubaïs du poste de premier vice-
premier ministre du gouvernement.
En février – juillet 1996, il crée et dirige la fondation « Grajdanskoe obchestvo »
(« Société civile ») pour soutenir la campagne électorale présidentielle de Boris
Eltsine.
Juin 1996 : création de la fondation « Tsentr zachity tchastnoi sobstvennosti »
(« Centre de la protection de la propriété privée »).
Le 15 juillet 1996, il est nommé chef de l’Administration du Président de le
Fédération de Russie.
En 1996, Tchoubaïs reçoit la qualification de conseiller d’Etat de 1ère
classe.
Le 7 mars 1997 il occupe le poste de premier adjoint du président du gouvernement
de la Fédération de Russie et en même temps de ministre des finances de la
Fédération de Russie.
147
En 1997, il a été reconnu meilleur ministre des finances de l’année sur la base des
sondages des opinions des financiers d’envergure mondiale, faits par la revue
Euromoney.
En avril 1997, Tchoubaïs devient représentant de la Fédération de Russie auprès de la
BERD et de l’agence pour les garanties des investissements.
Mai 1997 – mai 1998 : membre du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie.
En novembre 1997, Tchoubaïs a démissionné du poste du ministre des finances, mais
garde la fonction de premier adjoint du président du gouvernement de la Fédération
de Russie.
En novembre 1997, il se trouve au centre du scandale autour de l’édition d’un
ouvrage collectif Privatisation à la russe. On lui incrimine un pot-de-vin de 90 000
USD.
Le 23 mars 1998, il démissionne du poste du premier adjoint du président du
gouvernement de la Fédération de Russie.
Le 4 avril 1998, lors de la réunion extraordinaire des actionnaires de RAO « EES de
la Russie », il est élu membre du Conseil des directeurs de la compagnie.
Le 30 avril 1998, Tchoubaïs est nommé président de la Direction de RAO « EES de
la Russie ».
Le 17 juin 1998, Tchoubaïs est nommé représentant spécial du Président de la
Fédération de Russie pour les relations avec les organisations financières
internationales.
Le 28 août 1998, il quitte ce poste.
Au mois de décembre 1998, Tchoubaïs entre dans le Comité d’organisation de la
coalition « Pravoe delo » (« Action juste ») et se fait élire membre du Comité de
coordination de la coalition. Il est à la tête de la commission pour l’organisation du
Conseil de coordination.
Le 28 juillet 1999, le Conseil de l’Association nationale des participants du marché
des valeurs (NAOuFOR) suite aux sondages de plus de 300 compagnies confère à
Tchoubaïs le titre de la « Personne ayant contribué le plus à la création du marché
russe des valeurs ».
En février 2000, lors de la réunion de la commission du gouvernement de la
Fédération de Russie consacrée à la coopération avec l’Union européenne, Tchoubaïs
est nommé co-président de la Table ronde des industriels de la Russie et de l’UE.
148
Au mois de mai 2000, il est élu co-président du Conseil de coordination par le
congrès constituant du parti « Soiouz Pravykh Sil » (« Union des Forces de Droite »).
Juillet 2000 - 2002, il occupe le poste de président du conseil Electro-énergétique de
la CEI.
En octobre 2000, il entre dans la Direction de l’Union des industriels et des
entrepreneurs de la Russie.
Le 26 mai 2001, Tchoubaïs est élu co-président et membre du Conseil politique
fédéral lors du congrès constituant du parti « Soiouz Pravykh Sil ».
En décembre 2001, l’Union internationale des économistes le gratifie d’un diplôme
d’honneur « La reconnaissance internationale » pour sa contribution au
développement de la Russie par l’application de l’expérience internationale dans les
domaines de la gestion, de l’économie, des finances et des méthodes industrielles.
En 2002, il termine ses études à la faculté du perfectionnement des enseignants et des
cadres de l’Institut d’énergie de Moscou dans la filière « Des problèmes de
l’énergétique moderne ». Sujet du mémoire : Les perspectives du développement de
l’hydroénergétique de la Russie.
Le 24 janvier 2004, Tchoubaïs démissionne du poste de co-président du parti
« Soiouz Pravykh Sil », élu au Conseil fédéral politique du parti.
Le 17 mars 2005, attentat contre Tchoubaïs : sa voiture de fonction est mitraillée.
Anatoli Tchoubaïs en sort indemne.
Actuellement il dirige la compagnie RAO « EES de la Russie », le monopole naturel
énergétique.
***
Anatoli Tchoubaïs a à son actif trois lettres de remerciement du Président de la
Fédération de Russie, reçues en 1995, 1997 et 1998.
***
Auteur de l’ouvrage Privatisation à la russe (sous la direction d’Anatoli Tchoubaïs),
1999.
Anatoli Tchoubaïs parle couramment anglais. Marié, père de deux enfants.
149
Annexe n°4
Chapitre 4 de la Constitution de la Fédération de Russie
du 12 décembre 1993
Le Président de la Fédération de Russie
Article 80
1. Le Président de la Fédération de Russie est le chef de l’Etat.
2. Le Président est le garant de la Constitution de la Fédération de Russie et des droits
et libertés de l’homme et du citoyen. Conformément aux modalités établies par la
Constitution de la Fédération de Russie, il prend des mesures pour protéger la
souveraineté de la Fédération de Russie, son indépendance et l’intégrité de l’Etat,
assure le fonctionnement concerté et la collaboration des organes du pouvoir d’Etat.
3. Le Président de la Fédération de Russie, conformément à la Constitution de la
Fédération de Russie et aux lois fédérales, détermine les orientations fondamentales
de la politique intérieure et extérieure de l’Etat.
4. Le Président de la Fédération de Russie en qualité de chef de l’Etat représente la
Fédération de Russie à l’intérieur du pays et dans les relations internationales.
Article 81
1. Le Président de la Fédération de Russie est élu pour quatre ans par les citoyens de
la Fédération de Russie sur la base du suffrage universel, égal et direct, au scrutin
secret.
2. Peut être élu Président de la Fédération de Russie tout citoyen de la Fédération de
Russie âgé d’au moins 35 ans, ayant une résidence permanente dans la Fédération de
Russie d’au moins 10 ans.
3. Une même personne ne peut exercer la fonction de Président de la Fédération de
Russie plus de deux mandats consécutifs.
4. La procédure de l’élection du Président de la Fédération de Russie est fixée par la
loi fédérale.
150
Article 82
1. Lors de son entrée en fonctions, le Président de la Fédération de Russie prête au
peuple le serment suivant:
"Je jure dans l’exercice des attributions de Président de Russie, de respecter et de
protéger les droits et libertés de l’homme et du citoyen, de respecter et défendre la
Constitution de la Fédération de Russie, de défendre la souveraineté et
l’indépendance, la sécurité et l’intégrité de l’Etat, de servir fidèlement le peuple".
2. Le serment est prêté solennellement en présence des membres du Conseil de la
Fédération, des députés à la Douma d’Etat et des juges de la Cour constitutionnelle de
la Fédération de Russie.
Article 83
Le Président de la Fédération de Russie:
a) nomme avec l’accord de la Douma d’Etat le Président du Gouvernement de la
Fédération de Russie;
b) a le droit de présider les séances du Gouvernement de la Fédération de Russie;
c) prend la décision relative à la démission du Gouvernement de la Fédération de
Russie;
d) présente à la Douma d’Etat une candidature pour la nomination à la fonction de
Président de la Banque centrale de la Fédération de Russie; propose à la Douma
d’Etat de relever de ses fonctions le Président de la Banque centrale de la Fédération
de Russie;
e) sur proposition du Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, nomme
aux fonctions de vice-présidents du Gouvernement et de ministres fédéraux et met fin
à ces fonctions;
f) présente au Conseil de la Fédération les candidatures à la nomination aux fonctions
de juges à la Cour Constitutionnelle de la Fédération de Russie, à la Cour suprême de
la Fédération de Russie, à la Cour supérieure d’arbitrage de la Fédération de Russie,
ainsi que la candidature du Procureur général de la Fédération de Russie; présente au
Conseil de la Fédération la proposition de mettre fin aux fonctions du Procureur
général de Russie; nomme les juges des autres tribunaux fédéraux;
151
g) forme et préside le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, dont le statut est
fixé par la loi fédérale;
h) approuve la doctrine militaire de la Fédération de Russie;
i) forme l’Administration du Président de la Fédération de Russie;
j) nomme les représentants plénipotentiaires du Président de la Fédération de Russie
et met fin à leurs fonctions;
k) nomme et met fin aux fonctions du Haut commandement des Forces armées de la
Fédération de Russie;
l) nomme et rappelle, après consultation des comités et commissions des chambres de
l’Assemblée fédérale, les représentants diplomatiques de la Fédération de Russie
auprès des Etats étrangers et des organisations internationales.
Article 84
Le Président de la Fédération de Russie:
a) décide de la date de l’élection à la Douma d’Etat conformément à la Constitution
de la Fédération de Russie et à la loi fédérale;
b) dissout la Douma d’Etat dans les cas et selon la procédure prévus par la
Constitution de la Fédération de Russie;
c) décide de l’organisation du référendum selon la procédure fixée par la loi
constitutionnelle fédérale;
d) soumet des projets de lois à la Douma d’Etat;
e) signe et promulgue les lois fédérales;
f) adresse à l’Assemblée fédérale des messages annuels sur la situation dans le pays et
sur les orientations fondamentales de la politique intérieure et extérieure de l’Etat.
Article 85
1. Le Président de la Fédération de Russie peut recourir à des procédures de
conciliation pour régler les litiges entre les organes du pouvoir d’Etat de la Fédération
de Russie et les organes du pouvoir d’Etat des sujets de la Fédération de Russie, ainsi
qu’entre les organes du pouvoir d’Etat des sujets de la Fédération de Russie. En cas de
152
persistance du désaccord, il a le droit de soumettre le litige à l’examen du tribunal
compétent.
2. Au cas où des actes des organes du pouvoir exécutif des sujets de la Fédération de
Russie sont contraires a la Constitution de la Fédération de Russie et aux lois
fédérales, aux obligations internationales de la Fédération de Russie ou violent les
droits et libertés de l’homme et du citoyen, le Président de la Fédération de Russie a le
droit d’en suspendre l’effet jusqu’à la décision du tribunal compétent.
Article 86
Le Président de la Fédération de Russie:
a) exerce la direction de la politique extérieure de la Fédération de Russie;
b) négocie et signe les traités internationaux de la Fédération de Russie;
c) signe les instruments de ratification;
d) reçoit les lettres de créance et de rappel des représentants diplomatiques accrédités
près de lui.
Article 87
1. Le Président de la Fédération de Russie est le Commandant en chef suprême des
Forces années de la Fédération de Russie.
2. En cas d’agression contre la Fédération de Russie ou de menace directe
d’agression, le Président introduit sur le territoire de la Fédération de Russie ou dans
certaines de ses localités l’état de siège et en informe immédiatement le Conseil de la
Fédération et la Douma d’Etat.
3. Le régime de l’état de siège est fixé par la loi fédérale constitutionnelle.
Article 88
Le Président de la Fédération de Russie, dans les circonstances et selon les modalités
prévues par la loi constitutionnelle fédérale, introduit l’état d’urgence sur tout le
territoire de la Fédération de Russie ou dans certaines de ses localités et en informe
immédiatement le Conseil de la Fédération et la Douma d’Etat.
153
Article 89
Le Président de la Fédération de Russie:
a) règle les questions de la citoyenneté de la Fédération de Russie et de l’octroi du
droit d’asile politique;
b) décerne les décorations d’Etat de la Fédération de Russie, attribue les titres
honorifiques de la Fédération de Russie, les grades militaires supérieurs et les titres
spéciaux supérieurs;
c) accorde la grâce.
Article 90
1. Le Président de la Fédération de Russie adopte des décrets et des ordonnances.
2. Les décrets et ordonnances du Président de la Fédération de Russie sont
obligatoires sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie.
3. Les décrets et ordonnances du Président de la Fédération de Russie ne doivent pas
être contraires à la Constitution de la Fédération de Russie et aux lois fédérales.
Article 91
Le Président de la Fédération de Russie bénéficie de l’inviolabilité.
Article 92
1. Le Président de la Fédération de Russie entre en fonction dès le moment de sa
prestation de serment et cesse d’exercer ses fonctions à l’expiration de son mandat, au
moment de la prestation de serment du Président de la Fédération de Russie
nouvellement élu.
2. Le Président de la Fédération de Russie cesse d’exercer ses attributions avant terme
en cas de démission, d’incapacité permanente pour raison de santé d’exercer les
attributions qui lui incombent ou de destitution. Dans ce cas, l’élection du Président
154
doit avoir lieu au plus tard trois mois à compter de ta cessation anticipée de son
mandat.
3. Dans tous les cas ou le Président de la Fédération de Russie n’est pas en état
d’exercer ses obligations, le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie
les exerce temporairement. Le Président de la Fédération de Russie par intérim n’a
pas le droit de dissoudre la Douma d’Etat, de décider d’un référendum ni de proposer
d’amender et de réviser les dispositions de la Constitution de la Fédération de Russie.
Article 93
1. Le Président de la Fédération de Russie ne peut être destitué par le Conseil de la
Fédération que sur la base de l’accusation, présentée par la Douma d’Etat, de haute
trahison ou d’une autre infraction grave, confirmée par l’avis de la Cour suprême sur
l’existence dans les actes du Président des critères de l’infraction et de l’avis de la
Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie sur le respect de la procédure fixée
pour la mise en accusation.
2. La décision de la Douma d’Etat sur la mise en accusation et la décision du Conseil
de la Fédération sur la destitution du Président doivent être prises par les deux tiers
des voix de l’ensemble des membres dans chacune des chambres, sur l’initiative d’au
moins un tiers des députés à la Douma d’Etat et après conclusions d’une commission
spéciale formée par la Douma d’Etat.
3. La décision du Conseil de la Fédération sur la destitution du Président de la
Fédération de Russie doit être prise au plus tard trois mois après la mise en accusation
du Président par la Douma d’Etat. Si, dans ce délai, il n’est pas adopté de décision par
le Conseil de la Fédération, l’accusation contre le Président est considérée comme
rejetée.
155
Annexe n°5
Chapitre 6 de la Constitution de la Fédération de Russie
du 12 décembre 1993
Gouvernement de la Fédération de Russie
Article 110
1. Le Gouvernement de la Fédération de Russie exerce le pouvoir exécutif de la
Fédération de Russie.
2. Le Gouvernement est composé du Président du Gouvernement de la Fédération de
Russie, des vice-présidents du Gouvernement et des ministres fédéraux.
Article 111
1. Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie est nommé par le
Président de la Fédération de Russie avec l’accord de la Douma d’Etat.
2. La proposition relative à la candidature de Président du Gouvernement de la
Fédération de Russie est présentée au plus tard dans le délai de deux semaine après
l’entrée en fonction du Président nouvellement élu de la Fédération de Russie, après la
démission du Gouvernement de la Fédération de Russie ou encore dans le délai d’une
semaine après le rejet d’une candidature par la Douma d’Etat.
3. La Douma d’Etat examine, dans le délai d’une semaine à compter de sa
présentation par le Président de la Fédération de Russie, la candidature à la fonction
de Président du Gouvernement de la Fédération de Russie.
4. Après trois rejets des candidatures présentées pour le Président du Gouvernement
de la Fédération de Russie, le Président de la Fédération de Russie nomme le
Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, dissout la Douma d’Etat et
fixe de nouvelles élections.
Article 112
1. Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, au plus tard dans la
semaine qui suit sa nomination, présente au Président de la Fédération de Russie des
propositions sur la structure des organes fédéraux du pouvoir exécutif.
156
2. Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie présente au Président de
la Fédération de Russie les candidatures aux fonctions de vice-présidents du
Gouvernement et de ministres fédéraux.
Article 113
Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, conformément à la
Constitution de la Fédération de Russie, aux lois fédérales et aux décrets du Président
de la Fédération de Russie, détermine les orientations fondamentales de l’activité du
Gouvernement de la Fédération de Russie et organise son travail.
Article 114
1. Le Gouvernement de la Fédération de Russie:
a) élabore et présente à la Douma d’Etat le budget fédéral et en assure l’exécution;
présente à la Douma d’Etat le compte rendu d’exécution du budget fédéral;
b) assure la mise en œuvre dans la Fédération de Russie d’une politique financière, de
crédit et monétaire unique;
c) assure la mise en œuvre dans Fédération de Russie d’une politique d’Etat unique
dans le domaine de la culture, de la science, de l’enseignement, de la santé, de la
protection sociale, de l’écologie;
d) exerce l’administration de la propriété fédérale;
e) adopte des mesures pour assurer la défense du pays, la sécurité de l’Etat, la
réalisation de la politique extérieure de la Fédération de Russie;
f) assure la mise en œuvre de mesures destinées à assurer la légalité, les droits et
libertés des citoyens, la protection de la propriété et de l’ordre public, la lutte contre la
criminalité;
g) exerce les autres attributions qui lui sont conférées par la Constitution de la
Fédération de Russie, les lois fédérales et les décrets du Président de la Fédération de
Russie.
2. La procédure de fonctionnement du Gouvernement de la Fédération de Russie est
fixée par la loi constitutionnelle fédérale.
157
Article 115
1. Sur la base et en application de la Constitution de la Fédération de Russie, des lois
fédérales, des décrets normatifs du Président de la Fédération de Russie, le
Gouvernement de la Fédération de Russie adopte des arrêtés et ordonnances, assure
leur exécution.
2. Les arrêtés et ordonnances du Gouvernement de la Fédération de Russie sont
obligatoires pour l’exécution en Fédération de Russie.
3. Au cas où ils sont contraires à la Constitution de la Fédération de Russie, aux lois
fédérales et aux décrets du Président de la Fédération de Russie, les arrêtés et
ordonnances du Gouvernement de la Fédération de Russie peuvent être abrogés par le
Président de la Fédération de Russie.
Article 116
Le Gouvernement de la Fédération de Russie présente sa démission au Président de la
Fédération de Russie nouvellement élu.
Article 117
1. Le Gouvernement de la Fédération de Russie peut présenter sa démission, qui est
acceptée ou refusée par le Président de la Fédération de Russie.
2. Le Président de la Fédération de Russie peut décider de mettre fin aux fonctions du
Gouvernement de la Fédération de Russie.
3. La Douma d’Etat peut exprimer sa défiance au Gouvernement de la Fédération de
Russie. L’arrêté sur la défiance au Gouvernement est adopté à la majorité des voix de
l’ensemble des députés à la Douma d’Etat. Après l’expression par la Douma d’Etat de
la défiance au Gouvernement, le Président de la Fédération de Russie a le droit de
déclarer le Gouvernement de la Fédération de Russie démissionnaire ou de ne pas être
d’accord avec la décision de le Douma d’Etat. Au cas où la Douma d’Etat, dans les
trois mois, exprime à nouveau la défiance au Gouvernement de la Fédération de
Russie, le Président de la Fédération de Russie déclare le Gouvernement
démissionnaire ou dissout la Douma d’Etat.
158
4. Le Président du Gouvernement peut poser la question de confiance devant la
Douma d’Etat. Si la Douma d’Etat refuse la confiance, le Président dans un délai de
sept jours prend la décision de mettre fin aux fonctions du Gouvernement ou de
dissoudre la Douma d’Etat et de fixer de nouvelles élections.
5. En cas de démission ou de cessation de fonctions, le Gouvernement de la
Fédération de Russie, à la demande du Président, demeure en activité jusqu’à la
formation du nouveau Gouvernement de la Fédération de Russie.
159
Annexe n°6
Sondages de l’opinion publique
sur les transformations politiques et économiques
des années 1990256
Appréciation par les Russes des événements au cours de la période 1991-2001, %
Evénement Opinion
positive
Opinion
négative Indifférent
Libéralisation des prix et passage à l’économie de marché en
1991-1992 37,8 54,4 7,8
Privatisations en 1992-1993 6,8 84,6 8,6
Dissolution du Conseil Suprême en 1993 26,0 38,3 35,7
Adoption de la nouvelle Constitution en 1993 45,6 20,2 34,2
Hostilités en Tchétchénie en 1994-1996 33,4 59,7 6,9
Election de Boris Eltsine au poste de Président en 1996 25,4 62,5 12,1
Crise financière en 1998 2,9 89,4 7,7
Hostilités en Tchétchénie en 1994-1996 55,9 39,3 4,8
Démission anticipée de Boris Eltsine en 1999 86,3 5,3 8,4
Appréciation par les Russes des réformes économiques, %
Réponses Janvier
1995
Janvier
1996
Janvier
1997
Décembre
1998
Novembre
1999
Mai
2000
Décembre
2000
Décembre
2001
Avis positif 11 19 15 9 11 23 23 28
Avis négatif 51 52 47 67 60 43 42 40
Indifféremment 15 12 10 7 9 14 17 11
Pas de réponse 23 17 28 17 20 20 18 22
Appréciation des procédures démocratiques, %
Opinions Sont d’accord Ne sont pas d’accord
1995 1997 2001 1995 1997 2001
Les procédures démocratiques (élections, parlement, liberté de
parole) ne sont qu’une apparence. De toute façon, le pays est
gouverné par ceux qui ont l’argent et le pouvoir.
73,1 74,4 66,6 13,3 12,9 13,1
Les citoyens sont capables d’influencer sensiblement la politique. 23,4 18,8 25,3 52,5 59,9 47,2
La politique du pays ne dépend pas des citoyens. Tout dépend des
dirigeants et des hommes politiques. 66,1 70,3 61,8 20,0 17,7 21,3
256
Source : étude de l’Institut de recherches sociopolitiques auprès de l’Académie des sciences de la
Fédération de Russie, 2001, http://www.ispr.ru/SOCOPROS/socopros200.html.
160
Appréciation du début des réformes par les Russes (sondage en 2001), %
20%
14%
32%
21%
13%
Ne se rappellent plus
Soutenaient avec beaucoup d'enthousiasme
Soutenaient
Etaient contre
Etaient catégoriquement contre
Qui est coupable des problèmes du pays dans les années 1990 ?, %
1994 2001
PCUS 21,9 12,6
Communistes du KPRF 12,2 5,2
M. Gorbatchev 29,0 32,1
B. Eltsine 18,1 34,0
Institutions financières occidentales 5,4 6,9
Démocrates 6,0 7,2
Complot international contre la Russie 7,1 9,4
Etats-Unis 3,7 5,5
Juifs 4,5 3,6
Mafia 20,0 25,5
Nomenklatura 26,1 15,8
Spéculateurs 8,3 4,9
Nationalistes 5,3 2,4
Nous-mêmes, les Russes 23,9 29,9
Personne 0,5 1,8
Pas de réponse 8,6 15,0
161
Appréciation des revenus des Russes, %
Question : « Laquelle de ces réponses reflète mieux le niveau
de vos revenus ? »
Jan
95
Jan
96
Jan
97
Déc
98
No
v 9
9
Mai
00
Déc
00
Déc
01
Riches : nous avons assez d’argent pour ne pas se priver de quelque
chose 1 2 2 1 2 3 3 3
Aisés : l’achat d’un poste de télévision ou d’un frigidaire ne
nous pose pas de problème
5 6 5 4 6 9 8 12
Moyens limités : nos revenus couvrent seulement les frais de
nourriture et d’achat des vêtements
33 34 36 29 32 35 39 39
Pauvres : nos revenus couvrent seulement les frais de nourriture 43 40 38 40 39 38 33 29
Au-dessous du seuil de pauvreté : nos revenus ne couvrent pas
les frais de nourriture 17 17 19 26 22 15 18 17
Soutien des partis, des blocs et des mouvements politiques, %
Parti, bloc, mouvement
Jan 1997
Déc 1998
Nov 1999
Mai 2000
Déc 2000
Déc 2001
KPRF (Ziouganov)
19 17 20 15 16 18
SPS (Gaïdar, Tchoubaïs, Nemtsov) - - 6 8 6 6
« Iabloko » (Iavlinski) 8 11 9 6 7 3
LDPR (Jirinovski)
6 3 3 2,1 2 4
« Edinstvo » (« Unité », Choïgou) - - 5 18 13 13
Parti agraire (Lapchine)) 1 2 - 2 1 1
La « Russie laborieuse » (Anpilov) 0,2 0,6 - 1 0 1
La « Patrie » (Loujkov) - 11 - - - 6
Russie (Selezniov) - - - - 1 1
Parti social-démocratique russe (Gorbatchev)
- - - - - 0
Pas de réponse 20 18 31 12 14 18
Aucun 26 25 30 33 33
Autre parti ou mouvement 0,4 0,7 3 1 2 1
Auto-identification idéologique des Russes, %
S’identifient avec 1995 2001
des libéraux, des partisans de l’économie de marché 17,2 7,0
des communistes 14,0 12,4
des partisans du socialisme modernisé – 4,4
des partisans de la voie autonome de la Russie 10,5 5,6
des centristes tempérés 17,2 16,0
aucune appartenance idéologique 41,1 54,6
162
Annexe n°7
Les grandes dates de la guerre en Tchétchénie 1991 - 2000257
--1991--
- 27 octobre : l'ancien général de l'armée soviétique Djokhar Doudaïev est élu
président de la république autonome russe de Tchétchéno-Ingouchie.
- 4 novembre : Doudaïev proclame unilatéralement l'indépendance de la Tchétchénie,
qui se sépare de l'Ingouchie. Le 8, les autorités russes proclament l'état d'urgence.
--1993--
- 8 décembre : le président russe Boris Eltsine ordonne le "blocus total" de la
Tchétchénie.
--1994--
- 2 août : l'opposition tchétchène, soutenue par Moscou, décrète la destitution de
Doudaïev.
- 3 septembre : début des affrontements entre l'opposition et les forces loyales à
Doudaïev près de Grozny, la capitale de la Tchétchénie.
- 11 décembre : entrée des troupes russes en Tchétchénie.
--1995--
- 19 janvier : après d'intenses bombardements sur Grozny, les forces russes prennent
le palais présidentiel aux indépendantistes.
- 14-20 juin : au terme d'une sanglante prise d'otages (150 morts) sous la direction du
chef de guerre Chamil Bassaïev à Boudennovsk (sud-ouest de la Russie), Tchétchènes
et Russes conviennent d'un cessez-le-feu, qui sera violé à plusieurs reprises.
- 14-17 décembre : Dokou Zavgaïev est élu "chef de la République" lors d'élections
organisées par Moscou.
--1996--
- 9-24 janvier : 2.000 personnes, prises en otages par un commando tchétchène au
Daghestan (république russe limitrophe de la Tchétchénie), sont conduites à
Pervomaïskaïa, à la frontière tchétchène, où les forces russes lancent l'assaut: de 50 à
100 morts.
257
Agence France Presse, www.afp.com
163
- 21 avril : Doudaïev est tué lors d'un bombardement. Zelimkhan Iandarbiev lui
succède.
- 6 août : reconquête de Grozny par les indépendantistes.
- 31 août : le général russe Alexandre Lebed et le chef des forces indépendantistes
Aslan Mashkadov signent un accord qui met fin à la guerre (plus de 50.000 morts) et
gèle pour cinq ans la question du statut de la Tchétchénie.
- 23 novembre : début du retrait des troupes russes, achevé le 5 janvier 1997.
--1997--
- 27 janvier : Maskhadov est élu président de Tchétchénie lors d'un scrutin reconnu
par Moscou et cautionné par l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe).
- 12 mai : Eltsine et Maskhadov signent au Kremlin un accord de paix.
--1998--
- 8 juillet : Chamil Bassaïev, nommé Premier ministre en janvier, démissionne, alors
que le pays est toujours en proie aux luttes de clans. Il devient numéro 2 des forces
armées.
- 8 décembre : trois otages britanniques et un néo-zélandais sont retrouvés décapités:
premiers otages occidentaux tués en Tchétchénie, où la pratique des enlèvements est
courante depuis le conflit.
--1999--
- 3 février : Aslan Maskhadov, cédant à son opposition, introduit la charia.
- 1er octobre : après une incursion armée en août de combattants tchétchènes dirigés
par Bassaïev et un chef de guerre arabe, Khattab, au Daguestan, les forces russes
entrent en Tchétchénie pour "éliminer" les islamistes accusés d'une vague d'attentats
en Russie (293 morts).
--2000--
- 6 février : Grozny est prise par les Russes.
- 8 juin : le président russe Vladimir Poutine place la Tchétchénie sous administration
présidentielle directe et nomme Akhmad Kadyrov, allié aux indépendantistes lors de
la première guerre, à la tête de l'administration pro-russe.
164
Annexe n°8
Scores des partis lors des élections législatives 1993-1999, %258
Parti
parlementaire
Elections de 1993 Elections de 1995 Elections de 1999
« Choix de la
Russie » /
« Choix
démocratique de la
Russie » /
SPS
15,51 3,86 8,52
PRES 6,73 0,36 ---
« Notre maison la
Russie »
--- 10,13 1,19
« Unité » --- --- 23,32
KPRF 12,40 22,30 24,29
LDPR 22,90 11,18 5,98
« Iabloko » 7,86 6,89 5,93
Parti agraire 7,99 3,87 ---
Parti démocratique
russe
5,52 --- ---
« Femmes de la
Russie »
8,13 4,61 2,04
OVR, « Patrie toute
la Russie »
--- --- 13,33
258
Source : site de la Commission centrale électorale de la Fédération de Russie, www.cikrf.ru.
165
Annexe n°9
Caricatures sur A. Tchoubaïs et E. Gaïdar
- Tu te souviens, on a rêvé que tout
cela serait à nos enfants ?
- Donc, Tchoubaïs est ton fils ?
Anatoli Tchoubaïs propose de faire de la
Russie un « empire libéral ».
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Table des matières
Introduction p. 1
Chapitre 1 : L’élaboration d’un terreau politique et économique favorable au
libéralisme
p. 13
A. Le projet de réformes de Kossyguine des années 1960 p. 13
B. La refonte des rapports économiques durant la perestroïka p. 16
C. La théorie de la convergence p. 20
Chapitre 2 : Gaïdar et Tchoubaïs : parcours idéologiques et professionnels p. 24
A. Tchoubaïs, traducteur de la pensée libérale de Léningrad p. 24
B. Gaïdar et l’école économique libérale de Moscou p. 29
C. La fusion des deux centres de recherches libérales p. 33
Chapitre 3 : La formation entre 1985 et 1990 des équipes de « brain storming »
économique, point de départ des réformes libérales
p. 37
A. L’activité de Tchoubaïs légale et clandestine p. 38
B. Le processus de réunification des penseurs : clubs de discussion, séminaires,
conférences
p. 40
C. Les « garçons de Chicago » russes : qui sont-ils ? p. 44
Chapitre 4 : La composante idéologique des réformes p. 53
A. L’anticommunisme profond du nouveau régime démocratique p. 53
B. La « thérapie de choc » : détruire, ensuite reconstruire p. 56
C. L’influence idéologique des consultants étrangers p. 60
Chapitre 5 : La création du modèle économique capitaliste : de la planification
vers le marché
p. 66
A. Les quatre piliers de la réforme p. 66
B. La création de l’infrastructure du marché libre et son institutionnalisation p. 71
Chapitre 6 : La contestation de la politique radicale des réformateurs p. 76
A. Les oppositions populaire et politique p. 76
B. Le coup d’état de 1993, résultat de l’opposition parlementaire p. 80
C. La construction du nouveau régime p. 85
Chapitre 7 : La nouvelle république, catalyseur de la création des partis
libéraux
p. 90
A. La « Russie démocratique », substrat idéologique des partis libéraux p. 91
B. Le processus de réunification des forces pro-présidentielles p. 94
C. « Iabloko », l’institutionnalisation de l’opposition démocratique p. 99
Chapitre 8 : Les vecteurs radical et social-libéral du libéralisme et leurs
rapports avec le pouvoir en place
p. 106
A. Les libéraux : du parti du pouvoir au parti d’opposition p. 107
B. Le libéralisme face aux aléas des élections p. 111
C. L’impossibilité de créer un bloc démocratique libéral unique p. 116
Conclusion p. 124
Sources et bibliographie p. 128
Table des annexes :
Annexe 1 p. 136
Annexe 2 p. 137
169
Annexe 3 p. 143
Annexe 4 p. 147
Annexe 5 p. 153
Annexe 6 p. 157
Annexe 7 p. 160
Annexe 8 p. 162
Annexe 9 p. 163
Annexe 10 p. 164
Annexe 11 p. 165
Table des matières p. 166