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    Michalon MartinMaster 2 de gographieMention Interface Nature-Socits

    Universit Lumire Lyon 2

    Le jardinier et le pcheur dans la

    mondialisation :

    le lac Inl (Birmanie), une rgion entransition

    Prpar sous la direction de :- Mr Yanni Gunnell, professeur, Universit Lumire Lyon 2- Mr Franois Mialhe, matre de confrence, Universit Lumire Lyon 2

    Membres du jury :- Mr Yanni Gunnell, professeur, Universit Lumire Lyon 2- Mr Franois Mialhe, matre de confrence, Universit Lumire Lyon 2- Mr Michel Mietton, professeur, Universit Jean Moulin Lyon 3

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    Remerciements

    Tout au long de cette passionnante priode que fut la prparation de ce Master 2, le travail de terrain,et la rdaction de ce mmoire, jai eu la chance de pouvoir mappuyer sur de nombreuses personnes etamis, qui ont su me soutenir, morienter, me conseiller, et mouvrir les yeux.

    Je voudrais tout dabord remercier MM. Yanni Gunnell et Franois Mialhe pour leur suivi sans faille,leur ractivit, leur relecture assidue, leur oreille attentive et leurs conseils judicieux, qui mont permisde raliser ce rve. Ce fut une grande chance que de pouvoir travailler sous votre direction.

    Je tiens ensuite remercier du fond du cur Dar-Dar, mon interprte birmane, dont le sourire,lintelligence, la vivacit, linitiative et la gentillesse ont transform mon travail de terrain en unequte passionnante et agrable. C-zu mya-gyi tin-ba-deh, za-ga-byan! Je voudrais par la mmeoccasion tmoigner de mon infinie gratitude tous les interlocuteurs que jai pu rencontrer et quimont toujours accueilli avec une immense gentillesse et force tasses de th, ainsi qu tous mes amisde Nyaungshw, qui ont rendu mon sjour des plus agrables, avec une mention spciale pour Thu-

    Thu, ses conseils et son sourire.Je me sens aussi profondment redevable Misuu pour son hospitalit lgendaire, son extraordinairebienveillance, ses histoires incroyables Une personne que jadmire pour son engagement courageuxpour le lac, les Intha et les Birmans, et pour son optimisme. Si la Birmanie a besoin despoir, vous tesson visage

    Je tiens galement remercier du fond du cur toute lquipe de lIID, avec qui jai eu la chance defaire un peu de chemin, et dapprendre beaucoup. Merci vous, Mike, Anne, Andrea et Sonja pour lesdiscussions animes, votre bonne humeur, votre comptence et votre nergie !

    Une pense aussi pour Marceline, Fabien et Marion, compagnons de route, compagnons de Birmanie,

    dont jai normment apprci louverture desprit, lintelligence, la gentillesse, et les conseils. Mercipour ces bons moments passs ensemble.

    Je voudrais galement tmoigner de ma sincre reconnaissance lambassade de France Rangoun et Augustin, qui mont rendu de fiers services sur place, ainsi qu la rgion Rhne-Alpes, dont lesoutien financier a t une chance unique, que jai constamment apprcie.

    Enfin, je tiens vraiment remercier ma famille, qui ma donn des rves et lenvie de les raliser, quima constamment accompagn, encourag sans aucune rserve, et cout tout au long de cette anne,du lit dhpital jusquau point final de ce mmoire. Merci.

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    Liste des abrviations

    AEC : Asian Economic Community

    ASEAN : Association des Nations Asie du Sud-Est

    FAO : Food and Agriculture Organization

    ICIMOD : International Center for Integrated Mountain Development

    IDE: Investissements Directs Etrangers

    IID : Institute for International Development

    INSPQ : Institut National de Sant Publique du Qubec

    MHT : Ministry of Hotels and Tourism

    MTS : Myanmar Tourism Statistics

    NCEA : National Commission for Environmental Affairs

    OMS : Organisation Mondiale de la Sant

    PNUD : Programme des Nations-Unies pour le Dveloppement

    SLORC : State Law and Order Restoration Council

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    Conventions linguistiques

    Ltude dun pays tranger et, qui plus est, dont le systme dcriture nest pas lalphabet latin,reprsente une premire difficult et impose des choix, que nous esprons les plus cohrents possibles.

    Le nom du pays dtude lui-mme reprsente un enjeu dautant plus sensible quil comporteune dimension politique non ngligeable. En effet, suite au renversement du pouvoir en 1988, lanouvelle junte au pouvoir, le State Law and Order Restoration Council (SLORC), fit le choixdabandonner la dnomination de Union de Birmanie pour celle de Rpublique de lUnion deMyanmar (Defert, 2007). Alors que Birmanie provenait tymologiquement de Bamar , nomde lethnie dominante du pays1, le terme de Myanmar , plus englobant, tait probablement unemanire de rappeler aux minorits ethniques tendances centrifuges quelles appartenaient bel et bien lEtat quelles voulaient quitter.

    Cependant, tout au long de cette tude, je conserverai le terme de Birmanie , conformment lusage du Ministre des Affaires Etrangres franais, depuis larrt du 25 janvier 1994 (Defert,2007). Cet arrt, que lon peut interprter comme une protestation politique contre la junte au

    pouvoir, est officiellement justifi par le fait que Myanmar doit tre considr comme unexonyme, au mme titre qu England pour lAngleterre ou Bharat pour lInde (Defert, 2007).De mme, la capitale conomique du pays a t rebaptise Yangon en 1989 mais reste, dansladministration franaise et dans mes crits, Rangoun, version francise de Rangoon (appellationanglaise).

    Dautre part, les toponymes sont le rsultat de translitrations partir du birman, qui peuventproduire plusieurs rsultats diffrents : le principal village lacustre, sur la rive ouest, est ainsi appelYwama par L. Bernot et M. Bruneau (1972), mais Yua-Ma par F. Robinne (2001), tandis quilsappellent respectivement Yaungshwe et Nyaungshw le bourg principal au nord du lac. Bien que F.Robinne apparaissent comme le meilleur connaisseur de la rgion, et quil tmoigne duneconnaissance approfondie de la langue birmane, nous faisons le choix dutiliser les toponymes les plus

    souvent rencontrs dans la littrature notre disposition, et les plus souvent en usage sur le terrain,mme si je suis bien conscient de laspect empirique et contestable de certains choix.

    Enfin, nous faisons le choix dorthographier les termes la franaise , prfrant le Inlfranais au Inle (ou Inlay) anglais, Nyaungshw Nyaungshwe, etc.

    1Les Bamars reprsentent environ les deux tiers de la population du pays (Seekins, 2006)

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    Introduction

    1) Le lac Inl, laboratoire de la mondialisation ?

    Voici la Birmanie, un pays qui sera diffrent de tous ceux que tu connais , crivait Rudyard Kiplingdans sesLettres dOrient, publies en 1899. Lun des rares Occidentaux visiter ce territoire mconnuen ces premires annes de colonisation britannique, il dcrit un univers part, une populationexotique, une culture unique, et des sites mystrieux.En 2011, le guide Lonely Planet du Pays dOr reprend cette affirmation, et la fait de nouveauvibrer dans la Birmanie contemporaine : plus dun sicle aprs [Kipling], la Birmanie reste unmonde part, et lillustration parfaite de cette sentence, qui figure en couverture de ce mme guidede voyage, est la rgion du lac Inl, dans lest du pays (figure 1). Ce territoire apparat comme trsspcifique, prsentant la fois un cadre naturel dexception, au cur du plateau Shan, et une culturedont tous les observateurs sappliquent souligner lunicit et la typicit : la culture de lethnie intha,organise autour de lagriculture flottante et de la pche, pratique de manire traditionnelle.

    Lhistoire rcente a contribu alimenter cette image de la Birmanie comme un monde part . En effet, dans les annes 1950, le pays est lun des plus dynamiques dAsie du sud-est :principal exportateur de riz, universits reconnues, lites cultives, etc (Steinberg, 2010). Or, en 1962,la prise du pouvoir par le Gnral Ne Win et la mise en uvre de la voie birmane vers lesocialisme engendre une fermeture du pays : les partis politiques furent interdits en 1964. Le paystait absolument coup du monde extrieur (Steinberg, 2010). Les changes avec les pays voisinssont des plus tnus, et les trangers sont soigneusement tenus lcart du pays2. Le coup dEtat duSLORC en 1989 marque une rupture avec le socialisme, et le gouvernement libralise progressivementl'conomie, sans pour autant s'orienter vers la dmocratie. La communaut internationale, mene parles Etats-Unis, renforce alors les svres sanctions contre le pays, accroissant son isolement(Steinberg, 2010).

    Or, ces dernires annes ont t loccasion dune mtamorphose profonde de la Birmanie. En1996, le gouvernement initie la Visit Myanmar Year , destine promouvoir le tourisme dans le Pays dOr . En 1997, le pays adhre lASEAN 3, et dbute, avec des dcennies de retard sur sesvoisins, son inclusion asiatique (Tournier, 2007). Enfin, les lections de 2010, laccession aupouvoir dun pouvoir civil en 2011, et ses timides gestes en faveur de la dmocratie marquent la r-ouverture politique du pays sur la scne internationale et le retour des investisseurs et des touristes.

    Si la Birmanie reste bien sr trs atypique, prsentant des traits qui ont largement disparu danslAsie du sud-est contemporaine, elle nest donc plus un monde part , pour reprendre les termesdu Lonely Planet : la bulle dans laquelle stait retranch le pays a clat, et ce dernier se retrouvedepuis une dizaine danne au beau milieu dune Asie du sud-est incroyablement dynamique etmondialise, parcourue par des flux matriels et immatriels intenses. La Birmanie apparat donccomme un laboratoire, unique en Asie et peut-tre au monde, de la mondialisation. Si la dfinition decette dernire a longtemps t cantonne sa dimension conomique, qui est le processus historiquedextension progressive du systme capitaliste dans lespace gographique mondial (Carrou, 2004)gnrant des flux de biens et de capitaux, elle sest enrichie par la suite dune dimension culturelle (lemonde devenant alors un village plantaire, selon M. McLuhan, 1967). La mondialisation se traduitenfin par une mise en mouvement gnralise des hommes, par le biais des flux migratoires outouristiques. Lensemble de ces processus est la manifestation de la mondialisation au sens large,

    2De 1964 aux annes 1990, les journalistes trangers ne pouvaient ainsi obtenir que des visas de 24h (Ko Ko

    Thett, 2012). Pour la Visit Myanmar Year de 1996, les touristes navaient encore droit qu deux semaines devisa (Aye Myint, 2007).3Association des Nations dAsie du Sud-Est

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    entendue comme volution des activits humaines vers un systme-monde 4 unique, intgr etinterdpendant.

    Afin de mieux comprendre la mondialisation comme dynamique, mais aussi comme tat defait, comme dj-l , il nous importait de cibler notre tude sur une rgion de Birmanie qui offreune cohabitation, une juxtaposition entre la mondialisation en cours et son rsultat dores et djobservable. La rgion du lac Inl nous a sembl spcialement intressante : cette rgion, auparavantassez isole et dont la majorit des connexions ne dpassaient gure lespace birman, est aujourdhuien cours dintgration au systme-monde et il nous semble opportun dinterroger les manifestationsdiffrencies de cette dynamique dans lespace, dans le temps, et dans les socits.

    4Concept labor par Fernand Braudel, dvelopp par Immanuel Wallerstein (1974) et appliqu la gographiepar Olivier Dollfus dans la Gographie Universelle(1990).

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    Figure 1: Localisation du lac Inl

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    2) Le lac Inl dans la littrature scientifique: une rgion coupe dumonde ?

    Ltude de cette rgion prcise nous semble dautant plus intressante que la littraturescientifique rcente considre encore largement le lac Inl comme isol, comme s'il tait en situationdinsularit vis--vis des chelles spatiales suprieures, souvent dcrites de manire assez floue, alorsque lembotement des chelles, leur connexion, est prcisment lune des traductions majeures de lamondialisation.

    Cette carence de la bibliographie sexplique en partie par les disciplines qui se sont penchessur le lac Inl : des aventuriers coloniaux, des sociologues, des spcialistes de la pollution ou desconomistes ont tudi la rgion, mais trs rares sont les gographes qui se sont attels cette tche,comme le montre une rapide revue de la littrature existante. Cette dernire peut tre dcompose entrois grandes phases.

    Tout dabord, des tudes assez monographiques et descriptives furent produites lors des

    premires explorations de la rgion. En 1897, le Britannique Woodthorpe dcrit de manire assezfolkloriste le mode de vie des tribus du lac, avant quen 1918, son compatriote britannique N.Annandale ne prolonge la tendance monographique de lpoque en tudiant la rgion dInl, ses traitsphysiques, gomorphologiques, et en dressant un portrait de lagriculture flottante. Plus de cinquanteans plus tard, Michel Bruneau et Lucien Bernot dcrivent pour la premire fois avec prcision lestechniques dagriculture flottante, la composition ethnique de la rgion, et les spcialisationsartisanales des villages (Bruneau et Bernot, 1972). Dans ces trois cas, la rgion dInl nest nullementintgre dans un quelconque contexte rgional, encore moins national, ce qui est probablementrvlateur de lisolement de ce territoire, vivant en quasi-autarcie.

    Aprs les annes 1980 et 1990, annes peu favorables la recherche cause du raidissementdu pouvoir, les chercheurs font leur retour Inl au tournant du XXIme sicle, avec une phase de

    recherche but oprationnel, souvent linitiative de scientifiques japonais et amricains plus orientsvers des disciplines de sciences exactes et des enjeux cologiques que vers les sciences humaines.En 2000 est publi lun des articles de rfrence sur le lac Inl, crit par Myint Su et A.D. Jassby, maisqui ne prtend pas tre un travail de recherche, de production de savoir nouveau : notre but est derassembler les informations existantes pour fournir un point de rfrence pour les futurs chercheurs (Myint Su et Jassby, 2001). Cette publication est donc la synthse des rares travaux prcdents sur lescaractristiques physiques, faunistiques, dmographiques du lac et sur ses enjeux environnementaux.En 2001, S. Butkus et Myint Su publient un article sur lexcs de produits phytosanitaires utilisesdans et autour du lac par rapport celles que ce dernier est en thorie capable dabsorber. En 2006, F.Akaishi et al. publient des analyses de leau du lac qui confirment son tat de pollution, tandis que la

    National Commission for Environmental Affairs dvoile un portrait de la rgion qui, de nouveau,discute lvolution de la surface du lac, celle des surfaces de jardins flottants et celle de ladmographie locale (NCEA, 2006). Dans le mme domaine, C. Sidle et al. concluent en 2007 unechute de la surface en eaux libres au bnfice des jardins flottants, tude prolonge en 2009 par T.Furuichi qui analyse par tldtection les changements dutilisation du sol sur le bassin versant du lac,bauche dun largissement scalaire.

    Cependant, si toutes les publications mentionnes clairent avec justesse les enjeuxenvironnementaux du lac, elles ont toutes en commun une focalisation sur lchelle locale, ce qui nepermet pas de replacer les dynamiques quelles dcrivent dans un contexte spatial, conomique etsocial plus large qui pourrait les expliquer. Au-del dun blocage scalaire , il apparat que certainsenjeux ne sont mme pas mentionns dans ces travaux : le tourisme, les migrations, et les rapportsentre acteurs du territoire sont ainsi les grands absents de cette littrature occidentale.

    A cette mme poque, la thse de lethnologue Franois Robinne fait figure dexception, seuletude de sciences humaines dans cette priode de sciences exactes . Son ouvrage, Fils et matres du

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    lac ; Relations interethniques dans lEtat Shan de Birmanie (2000), qui fait rfrence sur la rgion,dcrypte pour la premire fois avec grande prcision lunivers mental et spirituel de la population, etlaffirmation conomique et symbolique des Intha sur les autres ethnies. Cependant, du fait de cettefocale, les connexions de ce territoire avec le reste du pays sont plus ou moins passes sous silence.Lanthropologue Yves Goudineau signale ainsi : on peut se demander si [Franois Robinne] nestpas quelque peu prisonnier du modle structural du lac quil a construit, cadre qui [] lui faitdlimiter une sorte disolat rgional, lhistoire un peu courte et dont les prolongementsgographiques sont peine signals. [] Le lac Inl, loin dtre un lieu isol du monde, est au curde la gographie birmane, lune des principales destinations aujourdhui proposes aux touristes, etlon stonne que lauteur ne prenne aucun temps pour tenter de situer sa porte au sein de lespacenational (Goudineau, 2001)

    Aprs 2010 souvre la dernire priode de la recherche occidentale, durant laquelle les scienceshumaines saffirment au sein du dbat. En 2010, Oo et al. tudient le lien entre agriculture flottante etpollution non plus sous langle des surfaces ou des teneurs de leau en nitrates, mais sous langle delducation lenvironnement et de la diffusion des bonnes pratiques agricoles, tandis que la mmeanne, Kyaw Zin Aung Soe analyse les stratgies dadaptation des Intha face aux incertitudes de

    lagriculture flottante et aux fluctuations du march. Dans le mme tat desprit, en 2012, I. Okamototudie pour la premire fois les difficults de la pche Inl, et les stratgies des pcheurs pour y faireface. Si ces trois articles nintgrent pas le lac dans des chelles et des dynamiques plus larges et dansdes chelles varies, ils ont cependant le grand mrite de marquer un nouvel intrt de la recherchepour les acteurs et la gouvernance autour du lac Inl.

    On peut donc noter au fil du temps un glissement des sciences exactes vers les scienceshumaines, llargissement vers de nouveaux enjeux, ltude des stratgies dacteurs, etc. On peutinterprter cette volution la lumire de louverture politique du pays. Pendant de longues annes,faire de la recherche en sciences humaines en Birmanie, rencontrer des acteurs, les faire parler, taitune gageure, et le chercheur tait vite considr avec mfiance (Lubeigt, comm. orale). Il devait doncse contenter de tldtection, danalyses physico-chimiques trs objectives, et observer cette rgion

    avec beaucoup de recul et de prcaution, en restant lcart de toute considration sociale oupolitique. La relative ouverture du rgime, depuis 2010, a permis un renouvellement scientifique etllargissement du spectre des recherches possibles.Si la littrature occidentale est une source majeure et de grande qualit, les chercheurs birmans ne sontpas en reste, et produisent des travaux qui, bien que peu accessibles5, peuvent fournir des informationsutiles sur des sujets quils sont les premiers tudier.Louvrage de rfrence sur la rgion est le mmoire de Master de Ma Thi Dar Win sur lagricultureflottante du lac Inl, soutenu en 1996, dtaillant les techniques agricoles, et fournissant des donnestonnamment dtailles sur les surfaces cultives, les volumes rcolts, les quantits dintrantsutilises et lauteure est, aujourdhui encore, la seule avoir tudi de manire approfondie les circuitsde commercialisation des produits agricoles, du champ jusquaux marchs de Rangoun ou deMandalay. En 2007, Aye Myint soutient une thse pionnire sur le dveloppement du tourisme autour

    du lac Inl, fournissant de prcieuses statistiques sur le profil des touristes et sur les acteurs locaux dutourisme. Cette tude est largie en 2009 par Nang Nwe Nwe Win, qui soutient une thse sur lesdimensions spatiales des activits conomiques dans le district de Nyaungshw, spectre large qui, enplus du tourisme, couvre les activits traditionnelles (agriculture, pche, artisanat). On peut enfin noterla thse, plus proche des proccupations cologiques occidentales, de Saw Yu May (2007) sur laqualit des eaux du lac Inl et lvolution de la surface de ce dernier.

    Ces ouvrages sont tout fait novateurs et riches d'enseignements pour le chercheur en scienceshumaines, mais ils doivent tre utiliss avec prcaution. En effet, ces thses sont souvent plus desrecueils statistiques que de vritables analyses gographiques, qui mettraient en vidence des

    5La production dun chercheur en Birmanie se rsume bien souvent une thse (les activits de recherche sonttrs limites dans la suite de la carrire universitaire, faute de moyens financiers), introuvable sur Internet et enEurope. Il est donc ncessaire de se procurer les versions papier de ces ouvrages une fois sur le terrain.

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    dynamiques, et spatialiseraient des phnomnes. De plus, les nombreuses statistiques prsentes sontle plus souvent issues de sources gouvernementales, dont lobjectivit est bien souvent critiquable. Desurcrot, si les ouvrages en question comportent bien une bibliographie en fin douvrage, la source desinformations nest jamais cite dans le texte. Enfin, nous avons pu mettre en vidence certainesincohrences et contradictions significatives au sein de plusieurs de ces travaux. Sachant que cesderniers traitent de sujets trs rarement abords par ailleurs, il est bien difficile de recouper lesinformations. Nous utiliserons donc certaines donnes issues de ces travaux universitaires, mais avecles prcautions qui simposent.

    3) Pistes de problmatisation

    Comme le montre cet tat de lart, le lac Inl est un objet de recherche depuis de nombreusesannes, mais il na encore jamais t vraiment tudi en connexion avec les dynamiques de fond quiparcourent actuellement la Birmanie, lAsie du sud-est et le Monde, alors quil est prcisment lun deces territoires qui amarrent le pays la mondialisation, lune de ces portes dentre des fluxmondiaux dans le pays, sa population et sa culture. Autrement dit, cet extraordinaire laboratoire de lamondialisation na encore jamais t vraiment replac dans les embotements dchelle qui le relient

    au Monde et ses dynamiques de fond.

    Un ensemble de questions se pose donc au chercheur en sciences humaines :

    Dans quelle mesure le lac Inl est-il en voie d'insertion de plus en plus pousse dans unembotement d'chelles qui le relie au reste de la Birmanie, de l'Asie et du monde ? Quels sont lesvecteurs de cette intgration : quels sont les ensembles de flux qui connectent le lac ces chellesspatiales suprieures, et quels sont les rseaux et les jeux d'acteurs qui les organisent ?

    Comment le processus de mondialisation se traduit-il au niveau local par une recompositiondu territoire et de son quilibre, une mutation de son systme conomique, une transformation despaysages et une modification des modes de vie ?

    Dans quelle mesure le lac Inl peut-il tre dfini comme un espace en transition, o letourisme, souvent construit par des acteurs exognes et lui-mme en pleine mutation, est peru commeune alternative aux secteurs d'activit traditionnels en difficult ?

    4) Mthodologie

    Afin de rpondre ces questionnements, le travail dexploitation de la littrature a d sedoubler dun travail de terrain soutenu, du 6 fvrier au 30 mars 2014 : deux semaines Rangoun afinde consulter des sources bibliographiques et de rencontrer des interlocuteurs dans le milieuuniversitaire, puis environ un mois Nyaungshw, ville principale de la rgion dInl. L, avec laide

    dune interprte locale6, jai men une srie dentretiens semi-directs auprs de plus de 70 personnes7,couvrant le spectre le plus large possible, du journalier agricole au responsable local du PNUD 8, enpassant par le grossiste en tomates, la vendeuse de souvenirs et lexpert international.

    6La qualit de linterprte est souvent un aspect important des recherches en terrain tranger. Si la personne aveclaquelle jai travaille nest pas originaire de la rgion, et nest pas au fait de toutes ses facettes, cela s'estsouvent avr tre un avantage. Mon interprte est trs vite apparue comme fiable, mon avis objective, et

    comprenant rapidement ma dmarche scientifique.7Liste dtaille de nos interlocuteurs en annexe8Programme des Nations Unies pour le Dveloppement

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    Ces rencontres taientorganises selon un calendrierassez prcis, avec des priodes detemps ddies chacun des grandsthmes tudis (agriculture, pche,tourisme, environnement, etc.), touten veillant ne pas excessivementcloisonner ces catgories. Alexception de certaines personnesprcises, spcialement importantesdans le contexte local(universitaire, htelier reconnu,guide touristique expriment,etc.), nous navions pas dtermin lavance lidentit prcise de nosinterlocuteurs. Nous nous sommescependant efforcs de mener nos

    entretiens sur un chantillon aussilarge et reprsentatif que possible,comprenant des hommes et desfemmes de tout niveau social et surtoute ltendue du lac (figure 2). Lamajorit des rencontres avaient lieuau domicile de nos informateurs, cequi crait de meilleures conditionspour une discussion prolonge9. Deplus, lvnement attirait souventles familles voisines, ce quipermettait davoir plus

    dinterlocuteurs et de recouperimmdiatement les informationsrcoltes.

    Malgr ces prcautions, recueillir des informations chiffres fiables a t un dfi permanent,et, dans certains cas, il a fallu se contenter de connatre lexistence dun phnomne, dfaut deconnatre son chiffrage. Cela est en partie d labsence de sources crites, gure surprenante dans lecontexte socio-conomique birman : dans le village de New Tha Le Oo, Ko Aung Win est ainsiclbre pour tre le seul garder une trace manuscrite du volume de ses rcoltes de tomates. Enfin, il

    faut souligner que, faute de temps, je nai pas pu largir autant quil aurait t ncessaire lairegographique de mes recherches : si jai pu couvrir grosso modo lensemble du lac, je nai pas purunir autant dinformations que je laurais souhait sur les zones de collines qui entourent le lac.

    9A domicile, les entretiens duraient rarement moins dune heure. Sur le lac, les conditions de discussion, debateau bateau, et le fait trs net dinterrompre le travailleur dans sa tche raccourcissaient la conversation 15-20 minutes.

    Figure 2: Carte de localisation des principaux villages du lac Inl,qui furent notre terrain denqute privilgi.

    Image Landsat modifie par nos soins

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    5) Plan de notre tude

    Lexploitation de ces entretiens, leur confrontation entre eux et avec les sources bibliographiques disposition permettent de rpondre aux questionnements de notre tude selon les quatre tempssuivants.

    Tout dabord, nous soulignerons les grandes caractristiques de la rgion du lac Inl, quiapparaissent ds le premier examen une chelle large. Nous mettrons ainsi en vidence le caractreassez unique de ce plan d'eau, milieu aujourd'hui plus anthropis que naturel. Nous nous pencheronsaussi sur ses dimensions humaines et son organisation ethnique, qui se distinguent par sa diversit,mais galement par sa grande cohrence.

    Nous nous rapprocherons ensuite du terrain pour tudier l'agriculture flottante qui a fait larenomme de la rgion, en considrant bien sr les pratiques agricoles concrtes, mais surtout enanalysant l'intgration du secteur toutes les chelles. Le lac Inl apparat alors comme le point nodald'une filire vritablement intgre dans la mondialisation, au cur de flux intenses et de rseauxd'acteurs, et anime par de profondes dynamiques.

    Nous prolongerons ensuite notre rflexion sur les mutations du territoire en nous focalisant surla pche, activit traditionnelle aujourd'hui mise en pril par les dynamiques socio-conomiques de largion. En effet, les pcheurs, la confluence des externalits ngatives des pratiques agricoles sur lelac et sur ses berges, de la croissance dmographique et de l'essor du tourisme, constituent desindicateurs de choix, qui mettent en vidence les mutations du territoire et les dfis qu'elles soulvent.

    Enfin, nous analyserons les dynamiques de massification du tourisme sur le lac Inl, ainsi que lesjeux d'acteurs, les rseaux et les discours qui les portent. Nous montrerons comment le modletouristique d'Inl volue, dans son rapport au territoire et aux populations locales comme dans sespratiques, vers un tourisme mondialis. Nous montrerons cependant que ce tourisme se heurte devritables dfis, et nous questionnerons donc sa capacit reprsenter un moteur de dveloppementlocal durable.

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    I) La rgion du lac Inl : un milieu physique et social trscaractristique

    1)Le lac Inl : un milieu encore naturel?

    Le lac Inl, deuxime plus grand lac de Birmanie (Myint Su et Jassby, 2000), se situe sur labordure occidentale du plateau Shan, qui couvre une grande partie de lest du pays. Ce relief calcaire,datant de lorognse himalayenne, prsente une structure plisse assez caractristique (Bertrand etRangin, 2003), qui explique la disposition du lac selon un axe nord-sud (figures 3 et 4). Situ unealtitude de 890 mtres (Myint Su et Jassby, 2000), il est ainsi encadr louest par les chanes deLetmaunggwe, Thandaung et Udaung, et lest par la chane du Sindaung, culminant une altitude de2043 mtres (Furuichi, 2009).

    Le lac est aliment par 30 cours deau : 17 venant de lest, 12 de louest (dont la KalawChaung et lIndein (ou Balu) Chaung, formant deux deltas digits remarquables), tandis quau nord, leseul tributaire est la Namlit Chaung. Le seul exutoire du lac, la Nam Pilu, sinue jusquau lac Sankar etau rservoir de Mobye, qui alimente la centrale hydrolectrique de Lawpita. Cette dernire fournit15% de lnergie du pays, et joue un rle important dans lapprovisionnement de Rangoun (Sidle et al.2007). Ces trente tributaires fournissent annuellement environ 110 milliards de mtres cube deau aulac Inl, qui avait, dans les annes 2000, une contenance de 35 milliards de mtres cube (Myint Su etJassby, 2000).

    Ces cours deau alimentant le lacdessinent son bassin versant, dont la surface estdiscute. Cependant, ltude la plusapprofondie sur ce point avance une superficie

    de 3800 km (Furuichi, 2009). Le profillatitudinal de la plaine alluviale dInl met envidence une dissymtrie : le lac est situ lestde cette plaine, au pied de la chane deSindaung, aux pentes assez prononces. Leschanes occidentales, elles, prsentent un reliefplus progressif et sont situes en retrait du lac(figure. 3). Ce dernier, form il y a environ unmillion et demi dannes, faisait lpoquepartie dun rseau de lacs qui courait le long decette plaine alluviale, et atteignait une cote de990 mtres (contre 890 de nos jours). Il

    prsentait donc une surface nettement plusimportante quaujourdhui, et une profondeurde plus de 100 mtres (Movius, in Ma Thi DarWin, 1996).

    Figure 3: le bassin versant du lac Inl(Source: Furuichi, 2009)

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    Les dimensions du lac (longueur, largeur) sont dbattues, avec des statistiques qui peuventparatre des plus tonnantes10. Lessentiel est alors de se focaliser sur des sources fiables et depremire main. Ainsi, dans ses rcits dexploration du lac Inl en 1918, N. Annandale indique unelongueur de 22,5 km et une largeur maximale de 6,4 km (Annandale, 1918).

    Figure 4: Le lac Inl dans son contexte physique rgional.Source: MIMU (Myanmar Information and Management Unit), modifie par nos soins

    10A linstar de Ma Thi Dar Win qui, en 1996, avance une longueur de 11 km pour le lac, chiffre qui est au moins

    50% infrieur aux estimations les plus pessimistes, et que nous ne sommes pas en mesure dexpliquer. Si deschercheurs jugent cette statistique non fiable et renoncent lutiliser (Jensen, comm. orale), dautres lexploitentpour illustrer le rtrcissement du lac (Myint Su et Jassby, 2000), ce qui peut paratre contestable.

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    En 1938, les Britanniques publient une carte topographique de la rgion (figure 5) : le lacstricto sensu fait 22,8 km de long11, dont 16,9 km en eaux libres12, pour une largeur maximale de 6,4km, ce qui correspond aux dimensions avances par N. Annandale. En 2014, les images satellitesindiquent une longueur totale de 25,4 km13, dont 16,7 km en eaux libres, et une largeur maximale de5,1 km14. Depuis 1918, la longueur du lac reste donc assez stable, mais la largeur deaux libresdiminue cause des jardins flottants.

    La superficie actuelle du lac, elle, est lobjet dune certaine confusion, notamment parce queles abords du plan deau, marcageux, sont difficiles dlimiter prcisment, dautant quils voluentlgrement en fonction de la saison. Il est cependant noter que sur le lac Inl, leffet saisonnier estpeu spectaculaire, comme le montrent des images prises au cours de 2013 et de 2014 (figure 5). Cetterelative stabilit intra-annuelle est probablement due au relief assez prononc de la rgion : une haussede niveau ne saccompagne donc pas dun changement notable de surface. De plus, on peut fairelhypothse que le barrage de Lawpita, construit en 1965 en aval, tamponne les variations desuperficie. Les volutions intra annuelles sont donc assez mineures.

    En ralit, le principal facteur dimprcision est lexpansion des jardins flottants qui, depuis

    les annes 1960, gnre une confusion entre surface totale du lac et surface en eaux libres .Malgr les difficults mthodologiques, nous pouvons nanmoins avancer une surface actuelledenviron 150 km pour le lac Inl, marcages et jardins flottants compris. La surface en eaux libres,elle, nest que de 50 km environ (figure 5), ce qui signifie que les deux tiers du lac sont couverts de

    jardins flottants, villages, et marcages15: le milieu lacustre est donc en trs large partie anthropis. Enfaisant leffort de dterminer si les auteurs voquent la surface totale du lac ou celle en eaux libres, onpeut constater que notre mesure de superficie rejoint les chiffres de certains chercheurs : le PNUDavance ainsi 160 km (PNUD, 2012), tandis que la NCEA16voque 145 km (NCEA, 2006).

    Si lon considre la surface du lac Inl dun point de vue diachronique, Sidle et al. (2007) ontconclu un rtrcissement notable de la surface en eaux libres entre 1938 et 2000 : 70 km sur la cartede 1938 et 45 km sur des images satellites de 2000. 93% de ce rtrcissement serait li lexpansion

    des jardins flottants. Nos mesures personnelles sur la mme carte et sur une image satellite de 2013donnent respectivement des valeurs de 66,9 km et 44,7 km. Nos donnes concordent donc, et nouspartageons leur avis sur le rle des jardins flottants dans cette baisse de superficie en eaux libres, maisnous nous garderons bien de conclure une rduction de la surface totale du lac. Or, nous pouvonsremarquer que Sidle et al. ne se penchent pas sur l'volution de la surface totale du lac qui, en ralitreste assez stable au fil du temps. En effet, nos mesures personnelles partir du mme documentqueux (la carte britannique de 1938) indiquent une surface totale17denviron 160 km. Un travail demesure sur deux images ultrieures donnent les rsultats suivants : en 1976, la surface totale tait de156 km, et en 2013, de 168 km. Si lon tient compte de la marge derreur de nos mesures, on peut

    11Dimensions calcules partir du carroyage de la carte : chaque carreau fait 1000 yards de ct.12Au vu de ces chiffres, on peut sinterroger sur ltude de Sidle et al. (2007), qui met en vidence lexpansiondes jardins flottants au dtriment de surfaces prsentes comme des eaux libres, alors quelle sest surtout faiteau dtriment de surfaces marcageuses. Peut-on alors vraiment conclure une baisse de la surface en eauxlibres ?13Ce chiffre est difficilement comparable avec les sources dAnnandale et de la carte de 1938, car des rservoirsont depuis t creuss au Nord du lac, ce qui rallonge visuellement le lac sur les images satellite.14Dimensions calcules laide du logiciel ENVI 4.3. Les dimensions en 1976 diffrent sensiblement des autresdonnes. Si la longueur en eaux libres a effectivement pu tre plus importante cette anne-l (recul de lavgtation flottante, par exemple), on peut aussi avancer des raisons dordre technique (basse rsolution rendantles mesures plus difficiles, calibrage du logiciel, etc.).15 Ces mesures ont t faites manuellement sur ENVI 4.3. Une dernire mesure de contrle a t effectuemanuellement sur Google Earth Pro : des images, de 2004, 2006 et 2010 nous ont permis de calculer unesuperficie totale de 135 km, ce qui correspond approximativement aux 150 km relevs avec ENVI.16National Commission for Environmental Affairs17En sappuyant encore une fois sur le carroyage de la carte, nous avons pu valuer la surface du lac 190,5millions de yards carr, soit 159,3 km.

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    Figure 5: Evolution de la surface du lac Inl au cours des 80 dernires annes.Sources: carte topographique : Lewis, 1938; images satellites: Landsat, tlcharges depuis earthexplorer.usgs.gov

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    conclure que le lac fait approximativement la mme superficie depuis environ 80 ans au minimum.Cette conclusion peut tre appuye par ltude des implantations humaines : en comparant la

    carte de 1934 et laire dtude aujourdhui, on ne peut observer aucun village qui tait flottant en 1934,et qui serait de nos jours sur la terre ferme. En 1934, on peut ainsi dj relever la distinction qui existeaujourdhui entre le village de Maing Thauk Inn, sur pilotis, et son pendant terrestre, Maing Thauk,install 200 mtres de l sur la rive est. Le village actuellement sur la terre ferme ne reprsente donc

    aucunement les vestiges dun village flottant abandonn par les eaux.

    Bien que larticle de Sidle et al. vite soigneusement toute conclusion sur la surface totale dulac, il fut nanmoins repris de manire htive par les mdias, birmans comme trangers, quilinterprtrent comme une preuve de la future disparition du lac. Dans le quotidien birman The

    Irrawaddy, Kyi Wai mentionne ainsi cette publication : Le lac Inl [] a rtrci de plus dun tiers aucours des 65 dernires annes (The Irrawaddy, septembre 2007), sans clarifier lambigut entresurface du lac et surface en eaux libres. Il rajoute que, d'aprs Sidle et al., la longueur du lac seraitpasse de 58 18 km au cours des 100 ou 200 dernires annes, en omettant toutefois de mentionnerque les chercheurs eux-mmes doutent de ce chiffre18. Le Wall Street journal, cit le 15 juillet 2010par Courrier International, fait sensiblement le mme amalgame.

    Le lac Inl est donc prsent comme une sorte de mer dAral sur le point de disparatre : le 30

    septembre 2010, The Irrawaddyindique que daprs des sources officielles de 2010, le lac Inl nefait dsormais que 70 km, moins de la moiti des 163 km quil faisait il y a trois ans sansprciser que 2010 correspond une anne de scheresse exceptionnelle, qui a vu un niveauhistoriquement bas du lac, lequel a retrouv depuis une taille normale. Les prcipitations qui, selonSidle et al. (2007), slvent 920 mm/an (figure 6), avaient reprsent cette anne-l 890 mm(Department of Meteorology and Hydrology, in Okamoto, 2102). Cette quantit, bien que presqueconforme la moyenne, tait en ralit trs mal rpartie dans lanne, avec une moussonexceptionnellement tardive.

    Figure 6: Les prcipitations moyennes dans le district de NyaungshwSource: Departement of Meteorology and Hydrology, in Okamoto, 2010

    En temps normal, la mousson intervient en effet dbut juin, pour cesser vers octobre : leniveau du lac est donc rgl sur ce rythme et, fin octobre, le niveau de leau est deux mtres plus hautque fin mai selon Saw Yu May (2007, figure 7). Ce chiffre peut mme atteindre 3,2 m certainsendroits (Mar Lar Htwe, 2008).

    18Ils prcisent ainsi que le chiffre de 58 km, trouv dans un autre article (Ngwe Sint et Catalan, 2000, que nousne sommes pas parvenus nous procurer), leur parat surestim.

    0

    200

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    Anne

    Prcipitations(mm/an)

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    Figure 7: Evolution intra-annuelle du niveau du lac, d'aprs Saw Yu May (2007)

    Ces rythmes pourraient cependant tre affects lavenir par le changement climatique, quiinquite les spcialistes : selon le PNUD (2012), les prcipitations auraient diminu de 5% dans lepays et dans la rgion dInl, au cours des trente dernires annes, et, de 2005 2009, la dure de lamousson serait passe de 144 139 jours. Si ces donnes savraient fiables19, elles pourraientfortement affecter les activits humaines sur le lac.

    A lissue de cette prsentation de la rgion, on peut faire le constat, malgr les divergencesstatistiques, dune intense anthropisation du lac : le lac Inl conserve des dimensions et une surfacerelativement stables dans le temps, mais sa surface en eaux libres se rduit assez sensiblement, sous

    leffet de lagriculture flottante, une activit unique au monde, et trs largement associe lethnieintha.

    2)La population du lac Inl : une mosaque ethnique exceptionnelleet complmentaire en pleine volution

    Dans une Birmanie peuple aux deux tiers de Bamars, et dans un Etat fdr peupl 50% deShans (Seekins, 2006), la rgion dInl est habite par une ethnie unique dans le pays : les Intha, quireprsentent 70% de la population du district de Nyaungshw (figure 8). Comme leur nom lindique( Intha signifie les fils du lac en Birman), ils sont absolument indissociables du lac Inl, et en

    sont devenus les symboles. La lgende veut que ces pcheurs et artisans hors normes, ces agriculteursconsciencieux soient les descendants de deux frres et de 36 de leurs compagnons, arrivs dans largion au XIVmesicle, en provenance de Dawei, ville littorale du sud du pays, et qui rentrrent auservice du seigneur de Nyaungshw (Robinne, 2000). Ces populations se seraient installes dans desvillages sur pilotis20 au nord du lac, avant de stendre vers le sud au fil du temps, mais en ne

    19La mesure des prcipitations de manire standardise et scientifique nest quassez rcente : Nyaungshw naainsi eu sa propre station mtorologique que dans les annes 2000 (Saw Yu May, comm. orale). Auparavant, lesdonnes utilises taient celles de Taunggyi, dont laltitude est 500 mtres plus leve que celle de Nyaungshw,et le climat bien diffrent.20Les explications fiables manquent pour justifier ce choix de sinstaller dans des maisons sur pilotis : on peut

    faire des hypothses lies aux avantages dfensifs quune telle position pouvait procurer une poque de conflitsrcurrents, la comptition foncire entre ethnies, ou aux comptences halieutiques de ces populations dorigine

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    Intha:70%

    Shan:15%

    Pa-O:10%

    Bamar:3%

    Autres:2%

    dpassant pas les limites du lac : au sud de Nampan (lextrmit mridionale dInl), les Shans sont nouveau majoritaires (Nang Nwe Nwe Win, 2007).

    Ils sont progressivementdevenus lethnie dominante du lac, dupoint de vue dmographique, mais aussi

    conomique, o ils sont devenus rputspour leur polyvalence (Robinne, 2000).Ainsi, les Intha pratiquent la pche laide dun grand filet conique, le saung(Okamoto, 2012), tout en ramant dunemanire unique au monde : debout, enenroulant la jambe autour de laviron(figure 921). Le pcheur intha est devenulemblme de la rgion, et mme de laBirmanie entire. Les autres activitsiconiques des Intha sont lagricultureflottante (cf. infra) et lartisanat (tissage,

    joaillerie, fabrication de cigares,vannerie, fabrication de bateaux).

    Depuis le dveloppement du tourisme, les Intha ont accd une clbrit assez soudaine, quia fait passer au second plan les autres minorits de la rgion, avec lesquelles les relations et lesinterdpendances sont pourtant troites. Les Intha et certaines populations Shan vivant sur le lac sonten effet en lien troit avec les ethnies montagnardes qui vivent sur les reliefs alentours. Ces relationssont organises autour du cycle des marchs qui prennent place autour du lac, et qui ont un rle majeurdans la structuration de lespace rgional et mme du temps social (Robinne, 2000).

    maritime, qui auraient donc besoin dtre au plus prs de leau. Rien ne peut hlas accrditer lune ou lautre de

    ces hypothses.21Sauf mention contraire, les clichs ont t pris par Martin Michalon, en fvrier et mars 2014.

    Figure 8: Appartenance ethnique de la populationdu district de Nyaungshw

    Source : PNUD 2008, in Okamoto, 2012

    Figure 9 : un pcheur intha et son saung, sur le lac Inl.Noter la manire traditionnelle de ramer, en s'aidant d'une jambe.

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    Ces cinq grands marchs, qui se succdent au cours de la semaine (figure 10), sont autant delieux dchanges permettant la rencontre entre populations lacustres et montagnardes22. Parmi cesdernires, la plus emblmatique est lethnie Pa-O, qui vit dans la chane du Sindaung, lest du lac, etcelle de Thandaung, au sud-ouest, tandis que des villages Danu, Taungyo et Danaw dominent dans les

    collines du Letmaunggw, au nord-ouest du lac (figure 10). Les Pa-O, reconnaissables leurscostumes noirs, pratiquent la culture sur brlis, localement appele taungya(Ma Thi Dar Win, 1996).Outre le mas et le curcuma, laprincipale production de leurrgion est le Cordia dichotoma,localement appel thanapet(Robinne, 2000), arbre sauvagedAsie du Sud cultiv grandechelle. Les feuilles de cetarbuste, habituellement utilisescomme fourrage pour le btail,sont ici ramasses cinq mois par

    an, puis sches au feu de bois.Lors des marchs, les Pa-O lesvendent sur les bords du lac pouralimenter les fabriques decheroots23sur pilotis, et achtenten retour les productionsmarachres des Intha. Les Danuet les Taungyo, eux, cultiventgalement ces produits, mais cesont surtout des leveurs debovins, animaux qu'ils louent auxIntha pour le labour des riziressur les rives du lac, tandis qu'ilssapprovisionnent en produitsalimentaires provenant des

    jardins flottants. Un rseauvertical dchanges sest doncmis en place, structurant letemps, lespace et les socits quiy vivent (Robinne, 2000).

    22A noter galement lexistence dun autre cycle de marchs, qui se droule aussi sur cinq jours, mais qui sedroule une chelle spatiale suprieure, entre les grands bourgs du Sud de lEtat Shan : Hho, Taunggyi, Shw

    Nyaung, Nyaungshw, Pindaya.23Cigare birman traditionnel.

    Figure 10 : Appartenance ethnique des populations de la rgion d'Inl.(Source: Landsat, modifi par nos soins)

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    Ces rseaux verticaux sont complts par une forte cohrence horizontale de la socit locale :toutes les ethnies partagent la mme forme de bouddhisme thravadin, dont le temps fort dans largion est le festival de la Pagode Phaung Daw Oo, prs de Nampan, dsormais connu dans tout lepays. Ce festival, qui dure environ un mois, est organis autour de la circumnavigation sur le lac decinq statues sacres de Bouddha qui font halte dans 21 villages (cf. IV). Cette procession, impliquanttous les villages lacustres, quelque soient les ethnies qui y vivent, mais aussi, dans une certaine

    mesure, les montagnards, joue un rle absolument dterminant dans lunit de la rgion, rgle lesrapports interethniques et leurs temps forts (Robinne, 2000).

    La socit de la rgion dInl a cependant connu une intense recomposition au cours descinquante dernires annes. Tout dabord, le district de Nyaungswh a connu une intense croissancedmographique, passant denviron 86 000 habitants en 1969 (Bruneau et Bernot, 1972) environ150 000 habitants en 200524 (Win, 2007), soit une croissance de 75% en 36 ans. Certains bourgsprsentent dsormais des densits de population trs importantes : daprs Nang Nwe Nwe Win(2007), le village dYwama comptait en 2005 plus de 780 hab/km, et lon peut faire lhypothsequune telle population affecte significativement la capacit de charge de ce territoire lacustre fragile.

    La NCEA propose un zonage de la croissance dmographique, mettant en vidence ungradient (tableau 1) : le lac, prsentant dj une charge dmographique importante (435 hab/km) crot

    moins vite que ses marges, tandis que les hautes terres connaissent le rythme de croissance le pluslev. Bien que les densits y restent modestes, les pratiques culturales sur brlis dmultiplient leurimpact sur des terroirs vallonns, aux sols pauvres, et aux pentes raides (cf. infra).

    Tableau 1 : La croissance dmographique dans le district dInl,un phnomne spatialement diffrenci

    Anne Villages lacustresVillages sur lesmarges du lac

    Villages des hautesterres

    District deNyaungshw

    Popu-lation(hab.)

    Densit(hab/km)

    Popu-lation(hab.)

    Densit(hab/km)

    Popu-lation(hab.)

    Densit(hab/km)

    Popu-lation(hab.)

    Densit(hab/km)

    1983 21 170 362 56 900 83 27 450 39 105 533 732005 25 450 435 75 500 110 42 830 61 143 800 99

    Taux decroissance

    +20% + 33% +56% +36%

    Source : NCEA, 2006

    Au-del de la croissance dmographique, on peut observer que le tourisme en pleineexpansion modifie notablement le profil socio-conomique de certains villages, et surtout ceux du lactandis qu Nyaungshw, des travailleurs de tout le pays viennent tirer profit de la manne touristique(cf. infra). On peut faire lhypothse que de tels flux bousculent les rapports interethniquestraditionnels, et que le tourisme (et le changement de mode de vie affrent, la confrontation laltrit,etc.) a une influence culturelle importante sur la population locale.

    En conclusion, la rgion du lac Inl est un espace hautement spcifique, prsentant descaractristiques physiques exceptionnelles : seul un tiers du second plus grand lac de Birmanie est eneaux libres, tandis que le reste est en grande partie artificialis. Cet environnement exceptionnel estgalement peupl dune mosaque ethnique que lon ne trouve que dans ces collines de lEtat Shan.Cette population, aux traits culturels singuliers, a contribu crer un systme agro-sylvo-pastoralcomplexe et, pour ainsi dire, unique au monde, mais qui connat de nos jours une profonde mutation.

    24Les statistiques dmographiques sont ici contradictoires. Si la NCEA (2006) avance ainsi le chiffre de 143 000habitants en 2005, Nang Nwe Nwe Win (2007) indique une population de 162 600 habitants la mme date. Cetcart de 20 000 habitants est dautant plus tonnant que les deux tudes se basent sur des sources officielles. Onpeut galement carter de notre tude les chiffres de Ma Thi Dar Win, qui donne une population de 126 500

    habitants pour le district en 1931 ! A noter que le dernier recensement complet de la population birmane datede 1983. Le recensement gnral de 2014 est donc un vnement notable.

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    II) Lagriculture flottante dans la rgion dInl, un vecteurde lintgration dans la mondialisation

    1)Une pratique culturale unique au monde ?

    Lagriculture flottante du lac Inl25, localement appeleye-chan(Ma Thi Dar Win, 1996), estun mode de culture exceptionnel, qui tire profit de la prolifration des jacinthes deau (Eichhorniacrassipes), probablement introduites dans la rgion comme plante ornementale par les Anglais lors despremires annes du XXmesicle (Mollard et Walter, 2008). En effet, cette plante invasive, qui peutreprsenter un vritable obstacle la circulation humaine sur le lac (Bruneau et Bernot, 1972), estaccumule par les vents et les courants dans certaines portions du lac, et notamment les marais duNord et du Sud-Ouest. L, les racines des jacinthes deau sentremlent, formant des masses flottantescompactes (cf. figure 11), localement appeles kwyan myo26(Robinne, 2000), sur lesquelles se formeune litire dhumus au fil du temps, tandis que, sous leau, les systmes racinaires captent lessdiments en suspension dans leau. Il faut une trentaine dannes pour atteindre lpaisseur et lacompacit qui permettent un homme de se tenir debout dessus, tape qui signale que le substrat est

    prt la culture flottante, qui se fait alors selon un cycle cultural trs spcifique, et qui parat appliqude manire uniforme par tous les exploitants (figure 12).

    Les kwyan myo tant un bien commun, appartenant tous (Bruneau et Bernot, 1972),lexploitant qui veut sapproprier une portion dle flottante doit seulement dlimiter au pralable lasurface quil veut dcouper par des bambous. Les agriculteurs brlent ensuite labondante vgtationqui couvre les les (notamment des herbaces de type Saccharum spontaeum, ou Elephant grass,localement appele kaing), et, laide dune scie, dcoupent ces dernires en bandes denviron 1,5mtre de large, et de longueur variable : si M. Bruneau et L. Bernot (1972) avancent le chiffre de 10 15 mtres, nous avons observ sur le terrain des longueurs plus importantes : entre 40 et 100 mtres.Les bandes ainsi formes sont alors remorques vers le lieu de culture, dans le village de lagriculteur.L, elles sont espaces les unes des autres denviron deux mtres, et fixes par des poteaux de bambouverticaux27sur lesquelles elles peuvent coulisser au gr des variations du niveau des eaux (cf. figure15). Les les flottantes sont ensuite recouvertes dune paisseur de limon extrait du fond du lac, dunecouche dalgues (cf. figure 13), et dune nouvelle quantit de limon (Ma Thi Dar Win, 1996). Lesquantits de matire premire utilises sont importantes : daprs Bruneau et Bernot (1972), une leflottante de 10 mtres de long et 1,5 mtre de large ncessite pas moins de huit bateaux de limon etautant dalgues la premire anne, puis trois quatre bateaux de chaque les annes suivantes. Cetteprparation minutieuse, requrant un travail important, garantit une fertilit optimale auxye-chan, envue dune culture exigeante : la tomate.

    Selon Ma Thi Dar Win (1996), la tomate reprsente 90% de la production des jardins flottants,chiffre correspondant grosso modo nos observations de terrain. Les autres cultures pratiques sontles haricots, les concombres, les calebasses, ainsi que des fleurs, vendues pour orner les autels

    domestiques. Les agriculteurs sment les graines de tomates achetes Nyaungshw (figure 14) dansdes ppinires installes sur des les artificielles proximit du domicile familial, et, aprs 3 semaines,

    25 Nous avons fait le choix dans cette partie de nous focaliser sur lagriculture flottante, au dtriment descultures sur la terre ferme pratique sur les rives du lac, moins emblmatiques, conomiquement moinsstructurantes, et qui ne forment pas un systme aussi cohrent. Nous les voquons cependant dans cette partie.26 Le terme de kwyan myodsigne les les flottantes sauvages, non exploites, tandis que lesye-chansont les lesflottantes travailles pour en faire un usage agricole27Ces bambous proviennent des villages de montagnards Pa-O : durant les jours de march, on peut observer desstocks de longs bambous de diamtres varis. Ce commerce est une illustration supplmentaire de lacomplmentarit fonctionnelle entre le lac et les collines, entre Intha et Pa-O. La multiplication des ye-chan a

    provoqu une envole du prix du bambou, dont le cours a augment de 125% au cours des dix dernires annes(Thandar Laing, comm. orale).

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    Figure 12 : Cycle cultural de la tomate sur les ye-chan d'Inl

    Figure 11 : Zone d'les flottantes au village de Maing Thauk Inn: droite de l'image,deskwyan myodenses, pas encore exploits; gauche, desye-chanen jachre.

    Entre les deux, des bouquets dekaing, reconnaissables leurs pis clairs.

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    Figure 13 : les oprations de prparation d'un jardin flottant.En haut, un petit ye-chan est dplac dans les canaux de Maing Thauk Inn.

    Au centre, des journaliers extraient du limon du fond du lac.En bas, des journaliers transportent des algues vers les jardins flottants dYwama

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    les transplantent sur lesye-chan. La rcolte alieu en juin-juillet-aot, soit 4 mois plus tard,avant, bien souvent, de commencer unenouvelle rcolte, ramasse en octobre-novembre. Ces deux cycles de culture,

    supposant des dsherbements successifs etlusage massif de produits phytosanitaires(cf. infra), rduit significativement la durede vie des jardins flottants : si Ma Thi DarWin conclut au chiffre de 8 ans en 1996, laplupart de nos interlocuteurs ne cultivent unmme ye-chan que trois ou quatre ans desuite28. Au-del, les bandes de terre sefragmentent, notamment parce que lesradicelles qui en assuraient la cohrence sedcomposent. De plus, les ajouts successifsde terre et dalgues alourdissent

    significativement les ye-chan, etcompromettent leur flottabilit. Pourcomparaison, nous avons pu rencontrer derares exploitants qui ne font quune rcoltepar an, et laissent les les flottantes en frichele reste du temps : ils conservent lesye-chansensiblement plus longtemps, et mme trente

    ans dans certains cas (Daw Hla Kyi, comm.orale). Sans cette jachre bienvenue, les les

    flottantes constituent donc un patrimoine quil faut renouveler intervalle frquent.

    Figure 15 : Ye-chan Ywama.Noter que les pieds de tomates sont plants sur les deux bords de l'le flottante.

    Noter galement les bambous qui maintiennent l'le son emplacement.

    28 Cette divergence avec les chiffres de Ma Thi Dar Win peut tre lue comme la consquence duneintensification de lagriculture entre 1996 et aujourdhui, mettant lesye-chan plus rude preuve.

    Figure 14 : Ppinire de plants de tomates Nga Hpe Kyaung.

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    Traditionnellement, les les taient dcoupes par les agriculteurs eux-mmes, mais tous nosinterlocuteurs ont insist sur la difficult de ce travail, et prfrent aujourdhui acheter des les djprpares (dcoupes, dfriches et enrichies en nutriments), mme sil est difficile de dfinirclairement si des personnes sont spcialises dans cette tche, et en font leur mtier. Les les flottantesfont donc lobjet de transactions : selon nos interlocuteurs, une le flottante de bonne qualit, paisse etdense, qui peut tre cultive trois ou quatre ans, vaut 500 000 kyats (environ 380 euros) pour 200

    mtres linaires. Un tel montant reprsente un investissement trs important pour des familles qui,daprs leur tmoignage, dgagent entre 1 et 5 millions de K/an (770 3850 euros) de bnfices deleurs activits agricoles29. Les familles qui ne peuvent se permettre une telle dpense achtent des lesflottantes de moindre qualit, qui cotent 200 000 K (155 euros) pour 200 mtres, mais qui ne peuventgure tre cultives plus de deux ans (Ma Thi Dar, comm. orale). Pour le mme prix, elles peuventgalement racheter des ye-chan des familles en difficult financire forces de dcapitaliser (ManNgwe Mar, comm. orale).

    Inl est donc le berceau dun systme cultural trs original et, apparemment, trs homogne,qui nexiste qu de trs rares endroits au monde. De telles pratiques ont t observes il y a plusieurssicles en Chine (Mollard et Walter, 2008) et dans les Chinampas mexicains (Clauzel, 2008), maisaujourdhui seuls le Cachemire indien (Mollard et Walter, 2008) et les deltas bangladais (Islam et

    Atkins, 2007) prsentent encore des jardins flottants forms partir de jacinthe deau. Cependant, Inlreste exceptionnel par les surfaces cultives (prs de 50 km), par la cohrence spatiale et conomiquede toute la filire agricole, et par la rapidit de diffusion de cette technique au cours du XXmesicle,passe du statut de pratique relativement marginale celui dlment structurant dun territoire etdune conomie.

    2) Une diffusion spectaculaire

    Quand le chercheur tente de comprendre les motivations des Intha initier lagricultureflottante, il se trouve confront un manque patent dinformations fiables. On peut, avec Cline

    Clauzel (2008), supposer que cette initiative tait une rponse une pression foncire importante,peut-tre double de tensions inter-ethniques pour laccs la terre30, mais sans certitude qui puissetayer cette hypothse. Il se heurte aux mmes difficults quand il s'agit de dater de telles pratiquesculturales : bien que la littrature touristique et les guides sur le terrain prsentent volontierslagriculture flottante comme une pratique immmoriale, une tude approfondie de lhistoire des

    jardins flottants peut en ralit nous pousser nuancer lanciennet desye-chan.Si Ko Aung Win, exploitant New Tha Le Oo, date les dbuts de lagriculture flottante sur le

    lac environ 180 ans (soit aux alentours de 1830), dans les villages de Kay La et Kyay Sar Kone, surla rive Ouest, et Tha Le Oo, sur la rive Est (Ko Aung Win, comm. orale), nous navons pu trouveraucune confirmation de cette information. Les plus anciennes sources crites dont on dispose sont lesrcits des explorateurs anglais de lpoque coloniale31. R.G Woodthorpe est ainsi, notreconnaissance, le premier dcrire, en 1896, des jardins flottants sur lesquels on cultive des tomates,

    des pastques, des calebasses (Woodthorpe, 1897). A cette poque o la jacinthe deau ntait pasencore apparue sur le lac Inl, les les flottantes taient, selon toute vraisemblance, formes dalguesde type Ceratophyllumdans lesquelles saccumulaient des lentilles deau, formant, au fil des annes,des masses assez cohrentes pour supporter des cultures (N. Annandale, 1918).

    Woothorpe ne donne quune description trs succincte des jardins flottants, laissant penser quecette pratique tait assez marginale. Cette hypothse semble confirme par le fait quen 1900-1901,Scott et Hardiman visitent la rgion sans mentionner leur existence (Bruneau et Bernot, 1972). Il sont

    29Tous les foyers cependant ont des sources de revenus complmentaires (cf infra).30En revanche, Cline Clauzel situe les dbuts de lagriculture flottante larrive des Intha Inl, cest--direau XIVmesicle, ce qui nous semble bien prcoce.31Pour avoir des informations antrieures, il faudrait se livrer un travail denqute historique sur des sourceslocales, notamment dans les archives des monastres de la rgion.

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    donc longtemps rests un phnomne assez marginal : seuls 3 exploitants sur les 12 que nous avonsinterrogs ce sujet ont ainsi dclar tenir leurs jardins flottants de leurs grands-parents32.

    Si linvasion du lac par les jacinthes deau, au dbut du XXme sicle (Bruneau et Bernot,1972), permet un saut quantitatif notable, les annes 1960 marquent un vritable seuil (Robinne,2000 ; IID, 2012), notamment grce lamlioration des transports dans le pays, fournissant des

    dbouchs pour les cultures marachres. La superficie de jardins flottants augmente alors jusque dansles annes 1990, pour atteindre environ 25 km (figure 16). On peut donc se demander si l'agricultureflottante, jusque-l assez anecdotique, n'est pas fille de l'amlioration des transports, de l'accroissementdes flux, de la mise en rseau avec le reste du pays. Cette sorte de mondialisation domestique, qui a tobserve dans tant d'autres pays, est bien souvent le prlude une intgration internationale.

    En 1995, la junte tourne la page de la voie birmane vers le socialisme en renonant ausystme de cooprative agricole qui prvalait jusqualors, librant par la mme occasion l'initiativepersonnelle (Sai Win, comm. orale). Dans le mme temps, le gouvernement met fin au systme decooprative textile, qui, par le travail faon, faisait vivre de nombreux foyers. Lextension des jardinsflottants, en thorie interdite depuis 1991 (Sai Win et Ko Aung Win, comm. orale), a alors connu unessor sans prcdent33 (figure 16). Entre les annes 1980 et 2000, de trs nombreux foyers se sontengags dans cette activit (tableau 2) : nos interlocuteurs ont t unanimes pour dclarer que

    lagriculture flottante tait de loin lactivit qui gnrait les revenus les plus rguliers et les plus srs,argument auquel de trs nombreuses familles de pcheurs ont t spcialement sensibles. Ce processusde libralisation de l'conomie, cette libert d'entreprendre laisse la population voquent bien sr ladfinition de la mondialisation comme le processus historique dextension progressive du systmecapitaliste dans lespace gographique mondial (Carrou, 2004). Le rgime militaire, pourtant teint de xnophobie paranoaque (Egreteau, 2009), mettait en place, peut-tre sans le vouloir, lespremiers jalons de la mondialisation.

    Tableau 2: L'agriculture flottante: depuis quand?

    Nom VillageDate de dbut delactivit agricole

    Activits auparavant

    U Aye Ywama 1980 PcheU Soe Win Ywama 1985 PcheDaw Myay Ywama 1985 Pche

    Ma Thir Dar Kayla 1995 PcheExploitant ais de Nga

    Hpe KyaungNga Hpe Kyaung

    A repris les ye-chan deses parents

    -

    Man Ngwe Mar Maing Thauk InnA repris les ye-chan deses parents et grands-

    parents-

    32

    Sur les 12 agriculteurs interrogs, 3 ont repris lexploitation de leurs grands-parents, 2 celle de leursparents, et 7 ont commenc eux-mmes lagriculture flottante, preuve que la massification de cette dernire estun phnomne assez rcent.33 LIID avance une croissance des surfaces cultives de 500% entre 1992 et 2009, ce qui semblenanmoins peu compatible avec les chiffres fournis par dautres sources (cf. figure 6). On peut ce sujetregretter les statistiques contradictoires fournies par Ma Thi Dar Win, qui indique successivement, et pour lamme anne (1994-1995) :

    Total floating island surface : 8006 acres , soit 32,4 km dans son tableau p.91 en prcisantque 90% desye-chansont cultivs en tomates. 29,2 km seraient donc ddis la tomate

    the total cultivating area of tomato in Inle region is about 533 acres , soit 2,2 km cultivated acre in tomato in Nyaungshwe township: 4238 acres , soit 17,2 km, dans son

    tableau p.102.Si lauteure est responsable du traitement et de la confrontation des donnes, il faut cependant souligner

    que ces chiffres contradictoires manent de sources officielles (Land Record and Survey Department etAgriculture Departement), ce qui soulve une nouvelle fois la question de leur fiabilit.

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    Ko Aung Thein Maing ThaukA repris les ye-chan deses parents et grands-

    parents-

    U Thein Win New Tha Le Oo 1980 -

    Ko Aung Win New Tha Le OoA repris les ye-chan deses parents et grands-

    parents

    -

    Daw Hla Kyi Kyay Sar Kone 1985 Fabrication de cherootMre de Aung Zaw

    TunPauk Par 1995 Vente de btel

    Malgr lessor des surfaces cultives, la limite de lemprise des ye-chan, marque dans lepaysage par des poteaux ruges et blancs, a apparemment rarement t transgresse : les exploitants ontplutt densifi lexistant (Ko Aung Win, comm. orale), et mis en valeur des marcages inclus dans lesprimtres de cultures autoriss. Selon certains de nos informateurs, la corruption et le manque demoyens des autorits peuvent galement expliquer des extensions incontrles.

    Figure 16 : Evolution des surfaces deye-chansur le lac Inl

    dans la seconde moiti du XXme

    sicle, en fonction des sources.

    0

    10

    20

    30

    40

    50

    60

    Anne

    s1950

    Anne

    s1960

    1980

    1990

    1996

    2000

    2003

    2010

    Anne

    Surfacedejardinsflottants

    sur

    lelacInl(enkm)

    San San Ye,

    2010, in IID,

    2012

    Ma Thi Dar

    Win, 1996

    NCEA, 2006

    PNUD,

    2012a

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    Cette expansion a fait de lagriculture flottante lactivit majeure de nombreux villages lacustres(tableau 3) :

    Tableau 3: L'volution des activits de certains villages lacustres34entre les annes 1950 et les annes 2000.

    Nom duvillage

    Ai

    ThauntGyi Zayat Gyi Kay La Kyar TawMin

    Chaung Lal ThitKyay Sar

    Kone

    Activits il y a50 ans (en %des familles)

    Pche

    Tomate :20%

    Artisanat80%

    Pche

    Tomate :10%

    Pche :90%

    Tomate

    Pche :60%

    textile :40%

    Tomate :25%Pche75%

    Activitsaujourdhui35

    (en % desfamilles)

    Tomate :50%

    Pche :50%

    Tomate :80%

    Artisanat20%

    Tomate

    Tomate :50%

    Pche :35%Riz :15%

    Tomate TomateTomate :

    75% Pche25%

    Source: Oo et al., 2010. Une activit sans indication de pourcentage est pratique par tout le village.

    Nos interlocuteurs sur le terrain ont pu tmoigner de la diffusion de lagriculture flottante :selon Daw Myay, 1000 familles cultivent aujourdhui desye-chan Ywama, contre seulement 300 il ya une quinzaine dannes. Pour Ko Aung Win, New Tha Le Oo ne comptait que 40 famillesdagriculteurs il y a 35 ans, contre 67 aujourdhui. Compte tenu de la croissance dmographique, cechiffre ne serait pas tonnant, si ce ntait le fait quune dizaine dentre eux a mme choisidabandonner lagriculture sur la terre ferme au profit de la culture des ye-chan. Il serait ce sujetintressant de se pencher sur la transmission du savoir, pour comprendre comment des pcheurs ou desriziculteurs sinitient cette culture complexe, comprendre sils ont des pratiques spcifiques, etcomment elles ont pu voluer dans le temps

    La culture de la tomate a t la plus largement adopte car cest la plus rmunratrice : le lacInl est la seule rgion de Birmanie qui peut produire toute lanne ce lgume largement demanddans le pays. Lagriculture flottante permet de saffranchir du cycle des saisons et donc de vendre lestomates durant les priodes de cours levs. Les exploitants ont donc pu dgager dimportantsbnfices et les r-investir dans de nouveaux jardins flottants36 (tableau 4). On peut nanmoinsconstater que tous les exploitants ne parviennent pas (ou ne souhaitent pas) tendre leur proprit. Onpeut donc faire l'hypothse d'un possible creusement des ingalits entre un riche exploitant commeKo Aung Thein, qui possde 3600 mtres de ye-chan, et U Soe Win, qui en a 600, et qui ne parvientpas rembourser ses emprunts de l'anne dernire (cf. infra). Aprs des annes dextension intense, cesont aujourdhui de vritables parcs de ye-chan qui stendent sur le lac Inl, et surtout sur la riveOuest, largement dcoupe par les deltas digits de la Kalaw Chaung et de lIndein (ou Balu) Chaung

    qui fournissent des sites deaux calmes propices lagriculture flottante (figure 18).

    34Le lac compte prs de 170 villages, et aucune carte prcise nexiste. Nous ne sommes hlas pas en mesure desituer tous les villages mentionns sur une carte.35Comme nous lavons dit, toutes les familles ont plusieurs activits. Nanmoins, elles peuvent sans difficultindiquent lactivit quelles considrent comme principale36 Une tude socio-conomique des foyers dagriculteurs serait intressante, afin de dterminer prcismentcomment sont r-investis les bnfices agricoles. Dans nos enqutes, les mnages avaient surtout lintentiondapporter de modestes amliorations leur maison. Lun des mnages les plus aiss avait lintention de racheter

    un nouveau bateau, et les plus modestes ne pouvaient se permettre un quelconque investissement. Il est possibleque la capacit dinvestissement soit aujourdhui rduite du fait de la chute des cours agricoles.

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    Tableau 4 : Evolution des surfaces deye-chancultives par nos interlocuteurs

    Nom delexploitant

    Longueur37dejardin flottantdans le pass

    Longueur dejardin flottant

    aujourdhuiEvolution

    U Aye

    1000 m il y a 35

    ans Idem

    -

    U Soe Win600 m il y a 30

    ansIdem -

    Daw Myay2240 m il y a 10

    ansIdem -

    Ma Thi Dar 1120 il y a 20 ans 2800 m +150%

    Man Ngwe Mar1000 m il y a 5

    ans2000 m +100%

    Ko Aung Thein1100 m il y

    environ 50 ans3600 m +230%

    U Thein Win160 m il y a 35

    ans1400 m +775%

    Ko Aung Win1120 m il y a

    environ 60 ans2480 m depuis 35

    ans+120%

    Daw Hla Kyi1000 m il y a 30

    ans1600 m +60%

    Mre de AungZaw Tun

    100 m il y a 20ans

    Idem -

    On peut galement souligner que lagriculture flottante, typiquement intha, est longtemps restecantonne au lac Inl, mais quelle se diffuse depuis peu au lac Sankar, territoire Shan environ 35 kmau sud dInl, sous la forme de bandes assez lches et peu denses (figure 17).

    Figure 17 : Premiers ye-chan sur le lac Sankar.Source: Google Earth, modifi par nos soins

    37Limportance dune exploitation nest jamais dcrite en termes de surface, mais plutt en longueur.

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    Figure 18 : Parc deye-chanau sud de Kyay Sar Kone, illustrant l'extrme densit des jardins flottants.Images Google Earth de 2004, modifies par nos soins

    Comme on a pu le montrer, les champs familiaux deviennent dsormais de vritablesexploitations de grande envergure, employant de nombreux travailleurs. Cet essor des surfaces de

    jardins flottants a t la fois la consquence et la condition dune massification de lagriculture Inl, et dun changement de dimension : les cultures marachres de subsistance coules sur unmarch local, sont devenues des cultures commerciales destines des marchs urbains loigns,signant lintgration de la rgion dans des rseaux et des flux nationaux, et mme internationaux.

    3)Lagriculture flottante, une filire mondialise

    a) A lamont de la production : une connexion mondiale

    Il est intressant de suivre un groupe de touristes sur le lac Inl, et dentendre leur guidedcrire les ye-chancomme une pratique culturale ancestrale qui serait reste inchange au cours dutemps. Ainsi, si les guides dcrivent soigneusement le dcoupage des les, leur enrichissement avec dulimon et des algues, ils se gardent bien dvoquer lusage des produits phytosanitaires, ou la

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    provenance des semences de tomates. Une telle omission permet de prolonger lillusion dun espace hors du monde , qui constitue lun des principaux facteurs dattraction touristique de la rgion. Or,si lon se penche de manire approfondie sur la culture des ye-chan, on peut dcouvrir une agriculturelargement mondialise.

    A lamont de la production marachre, on peut ainsi noter que lagriculture flottante est trs

    exigeante en intrants : lpoque o la fertilit du ye-chan ntait assure que par des paisseurs delimon et dalgues est rvolue depuis longtemps. Si ces apports traditionnels sont toujours dusage, ilssont dsormais systmatiquement complts par des engrais chimiques, et nous navons rencontraucun agriculteur qui n'y ait pas recours.

    Lutilisation dengrais chimiques nest pas une nouveaut : un riche agriculteur de Nga HpeKyaung38nous a indiqu que sa famille les utilise depuis 60 ans, et, sur les 8 autres fermiers qui sesont exprims ce sujet, 3 ont commenc en appliquer il y a 35 ans, et 3 autres il y a 15 ou 20 ans.Seul un exploitant a commenc utiliser des engrais chimiques rcemment, il y a 4 ans, pouraugmenter les rendements (Ko Aung Thein, comm. orale). Cependant, de nombreux agriculteursnutilisent pas exclusivement des engrais chimiques, car les tomates alors rcoltes se dgradent tropvite. Sur les 10 exploitants que nous avons interrogs sur ce point, 6 combinent engrais chimiques et engrais naturels 39dans des proportions variables. Si lagriculteur ais interrog Nga Hpe Kyaung

    utilise 10 sacs dengrais chimiques pour 30 sacs dengrais naturels, un fermier de Maing Thauk met 15sacs dengrais chimiques et 5 de naturel, soit des proportions exactement inverses.

    Les bnfices quantitatifs des engrais sont considrables. Ko Aung Thein est ainsi pass il y aquatre ans dune faible utilisation dintrants une agriculture largement adosse aux produitschimiques. Il est alors pass de 3 10 cycles de rcolte sur chaque pied de tomate 40(Ko Aung Thein,comm. orale). Quant U Soe Win, il rcolte 5600 kg de tomates41 chaque saison grce la chimie.Sil nutilisait que des engrais naturels, il estime sa rcolte 4000 kg (U Soe Win, comm. orale).

    La diffusion de la chimie est en lien avec la multiplication du nombre de magasins spcialiss Nyaungshw, le bourg principal de la rgion. Daprs nos informateurs, le premier magasindintrants agricoles a ouvert en 2000 (Myo Min Tun, comm. orale). Auparavant, on peut fairelhypothse que les agriculteurs sapprovisionnaient Taunggyi, capitale de lEtat Shan, une heurede transport de Nyaungshw. Le nombre actuel de magasins est plus incertain, mais le chiffre de six,avanc par Myo Min Tun, parat tre le plus proche de nos observations de terrain.

    Ces magasins dengrais sont de prcieux rvlateurs de linsertion de la rgion dInl dans lesflux de la mondialisation. En effet, si la majorit de lengrais naturel (guano) vendu vient desgrottes karstiques de lEtat Shan, aucune entreprise birmane ne fabrique dengrais chimique de qualitsatisfaisante42(Myo Min Tun, comm. orale). La totalit des engrais chimiques utiliss dans la culturedes ye-chanest donc importe (cf. carte de synthse, figure 21), mme si ces derniers sont souventemballs et distribus par la compagnie birmane Awba.

    Ainsi, lengrais qui connaissait le plus important succs lors de notre enqute tait le Comet,fabriqu en Allemagne, et commercialis par Awba. Cependant, les pays asiatiques ne sont pas enreste, avec une offre abondante, mme si elle manque de lisibilit et malgr les doutes sur leur qualit.

    Les engrais chinois sont ainsi trs prsents, avec notamment la multinationale sino-amricaine ThreeCircles-Sinochem-Cargill. De nombreux produits sont galement fabriqus en Chine par des marquesoccidentales, comme le No-Zlandais Tatu ou le Britannique Green Lion, tandis que le NorvgienYara produit ses engrais en Thalande et que le Russe Eurochem fabrique en Asie du Sud-Est unnouvel engrais adapt aux cultures hydroponiques. Outre les compagnies chinoises et thalandaises,dautres multinationales asiatiques occupent une place importante, comme lIndonsien Pupuk ou leSingapourien Farm Link.

    38Cet interlocuteur a prfr rester anonyme.39Cet engrais naturel est du guano de chauve-souris, provenant de Birmanie ou de ltranger (cf. infra).40Les tomates sont cueillies tous les dix jours sur un mme pied de tomate.41Les quantits de tomates rcoltes sont exprimes en paniers de 30 viss (unit locale quivalant 1,6 kg).42Une seule entreprise chimique birmane produit des engrais de synthse, mais sa qualit est si mauvaise que lesagriculteurs ne lutilisent jamais.

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    Les magasins dintrants font venir l'engrais de Rangoun, le principal port de Birmanie, deMuse, poste-frontire avec la Chine, ou encore de Tachileik, ville frontalire avec la Thalande, et encoulent des quantits massives. Lun de nos interlocuteurs vend ainsi 2000 sacs dengrais chimiquesde 50 kg, soit 100 tonnes, par an43 (Myo Min Tun, comm. orale), et un autre commercialisait 5000sacs, soit 250 tonnes il y a encore deux ans, avant que la concurrence accrue du secteur ne rduise sesventes 800 sacs/an, soit 40 tonnes, auxquelles sajoutent 4 tonnes de guano (Kung Si Thu, comm.

    orale). Si, effectivement, on recensait 6 magasins dintrants Nyaungshw, et que ces dernierscoulaient chacun une centaine de tonnes dengrais par an, ce seraient au minimum 600 tonnesdengrais qui seraient utilises annuellement par les agriculteurs sur le lac, ou du moins dans sonbassin versant. A l'chelle de l'exploitation, les quantits utilises sont galement importantes,s'chelonnant de 0,2 1,5 kg d'engrais par mtre linaire de ye-chan (tableau 5).

    Les distributeurs dengrais commercialisent galement de nombreux types de pesticides(insecticides, fongicides et herbicides), la plupart imports de Chine et de Thalande. LAllemandComet est galement prsent sur ce march. Ces produits, souvent prsents sous la forme de flaconsde contenance trs variables (entre un tiers de litre et 2 L), sont vendus en grande quantit : les deuxmagasins que nous avons visits en coulaient chacun 500 bouteilles par an. Sur les dix fermiers qui sesont exprims ce sujet, cinq ont explicitement indiqu utiliser des pesticides, dont certains enquantits importantes : Ma Thi Dar traite ainsi ses 2800 mtres linaires de plants de tomates avec 50

    kg de pesticides, chaque cycle de culture. Lagriculture flottante du lac Inl peut donc tre dfiniecomme une agriculture intensive, forte consommatrice dintrants, ce qui nest pas sans soulever desinquitudes au sujet de son impact environnemental (cf. infra).

    Tableau 5: Quantits d'intrants consomms par les agriculteurs que nous avons interrogs.Les quantits sont exprimes pour un cycle de rcolte, sachant que la plupart effectue deux cycles par an.

    NomQuantitsdengraischimiques

    Quantitsdengraisnaturels

    Quantits de pesticidesLongueur

    deye-chan

    Quantitdengrais parmtre deye-

    chan

    U Aye10 sacs =500 kg

    Non indiqu 1000 m 0,5 kg

    U Soe Win15 sacs =750 kg

    30 sacs =150 kg

    10 bouteilles depesticides

    600 m 1,5 kg

    Daw Myay10 sacs =500 kg

    18 sacs =90 kg

    Abandon despesticides depuis 30

    ans2240 m 0,25 kg

    Ma Thir Dar20 sacs =1000 kg

    50 kg depesticides

    2800 m 0,36 kg

    Exploitantais de NgaHpe Kyaung

    10 sacs =500 kg

    30 sacs =150 kg

    pesticides 1000 m 0,65 kg

    Man Ngwe

    Mar

    15 sacs =

    750 kg

    5 sacs =

    25 kg - 2000 m 0,39 kgKo Aung

    Thein50 sacs =2500 kg

    4 bouteilles depesticide

    3600 m 0,7 kg

    U TheinWin

    15 sacs =750 kg

    1 bouteille de pesticide 1400 m 0,54 kg

    Ko AungWin

    20 sacs =1000 kg

    30 sacs =150 kg

    Non indiqu 2480 m 0,46 kg

    Daw HlaKyi

    5 sacs =250 kg

    15 sacs =75 kg

    Non indiqu 1600 m 0,2 kg

    43Contre seulement 12 tonnes de guano, ce qui souligne la primaut toujours prgnante de la chimie.

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    Les entreprisesphytosanitaires ne sont pasprsentes que dans lesmagasins spcialiss : ellesfont galement partie dupaysage Inl. Nombreux

    sont les paysans ou lespcheurs portant desvtements offerts par Awba,tandis que, sur chaque arbre,est clou un panneau auxcouleurs dune entreprisedengrais. Lun des symbolesles plus marquants est le grandpanneau publicitaire auxcouleurs de Comet et Awbaqui, lentre et la sortie dulac Inl, salue les bateaux de

    locaux et de touristes (figure19). Cet engrais est associ,sur le panneau voisin, limage folklorique descourses de bateaux sur le lac,comme si ces deux lmentsdfinissaient le lac Inl passet actuel.

    Les engrais et les pesticides ne sont pas les seuls lments de lamont de la filire agricole Inl. En effet, les tomates qui font la rputation dInl sont issues de semences elles aussi importes.Ces graines tant hybrides, les agriculteurs doivent racheter chaque saison culturale des sachets desemences : Ko Aung Win en utilise ainsi 31 pour ses 2480 mtres linaires (pour un cot total de 83euros), tandis que Ko Aung Thein en achte 60 pour ses 3600 mtres deye-chan44.

    Les fermiers changent frquemment de types de semences, afin de tirer profit desamliorations de rendement. Ainsi, il y a 13 ans, Ko Aung Win utilisait la Typhoon 387(commercialise par le thalandais Chia Tai), qui lui permettait 10 cycles de rcoltes successifs parsaison sur un mme pied, avant de se convertir la Red Gem (commercialise par Monsanto), quidonnait 12 cycles. Il y a 3 ans, il changea nouveau de semences, au profit de la Inlay 019 (achete auThalandais East-West Seeds), qui donne pas moins de 16 cycles de rcolte.

    Comme on peut le constater, les semences sont fabriques et commercialises par desmultinationales asiatiques comme occidentales, selon le processus de division internationale du travail(cf. figure 21). Lune des espces de tomates les plus apprcies, la Sahara 711, de la marque Seminis,est ainsi fabrique en Inde par la branche thalandaise de lAmricain Monsanto, puis importe Rangoun par la compagnie birmane Seeds Energy. Cette semence, pourtant rcente, est dj sur lepoint dtre supplante par la VL-642, fabrique par le mme groupe et selon le mme processus45.Les semences japonaises connaissent galement un certain engouement, autour de la marque Sakata,qui commercialise la trs apprcie Red Jewel, mais les produits thalandais ne sont pas en reste : les

    44Soit un sachet pour 80 mtres linaires dans le premier cas, et 60 dans le second. Cette diffrence peut tre due des pratiques culturales propres chacun, ou encore au fait quils nutilisent pas le mme type de semences.45Malgr nos demandes, il ne nous a pas t possible de dterminer si les semences en usage sur le lac Inl

    taient gntiquement modifies. A en croire Oo et al. (2010), des OGM seraient en usage sur le lac, sans plus deprcision.

    Figure 19 : Lomniprsence des marques dengrais : panneauxpublicitaires au dbouch du canal entre Nyaungshw et le lac Inl.

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    marques Chia Tai et East-West Seeds, dj mentionnes, sont en bonne place sur les talages. Commepour les engrais, les entreprises birmanes sont absentes du processus de fabrication, et se cantonnentau rle de distributeurs : la compagnie Ayeyarwady Seeds commercialise ainsi la Lora 981fabrique Singapour, tandis que Magi Vision importe et commercialise les semences allemandesde Nunhems, filiale de Bayer.

    Les magasins spcialiss vendent des quantits importantes de semences de tomate (figure 20): lun deux en coule ainsi 2500 sachets par an (Kung Si Thu, comm. orale), assez pour cultiver prsde 90 kilomtres linaires de ye-chan46. On peut noter que seuls quelques sachets de semences sontexposs la vue du client, les autres tant en scurit dans larrire-boutique : chaque sachet coteentre 3500 6500 K (2,7 5 ) selon la varit, ce qui en fait un produit onreux. Pour comparaison,les semences dautres produits marachers (choux, courgettes, haricots), ne font pas lobjet de tellesprcautions, car ils ne cotent que 500 K/sachet, signe dune faible demande, mais peut-tre aussidune qualit moindre, et symptme du manque de recherches agronomiques pour dvelopper dessemences plus performantes pour ces cultures.

    Les produits et techniques modernes, tels que lusage de semences hybrides et de quantitsmassives de produits phytosanitaires, cumuls aux mthodes traditionnelles toujours en usage,permettent dobtenir des rendements agricoles levs (cf. tableau 6). Si lon fait abstraction des valeursextrmes prsentes ici, et qui paraissent peu fiables, on peut conclure des rendements compris entre8 et 15 kg/mtre linaire. Cet cart entre les cultivateurs, qui peut aller du simple au double, peutsexpliquer par les quantits dintrants mises en uvre, les types de semence et les pratiquesculturales. Chaque anne, ce sont donc plus de 90 000 tonnes de tomates qui sont ainsi cueillies sur les

    46A raison de deux rangs par le flottante, et de 1 sachet pour 70 mtres linaires.

    Figure 20 : talage de semences en vente dans un magasin de Nyaungshw

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    ye-chandu lac Inl (IID, 2012), soit un rendement denviron 18 tonnes/hectare47, chiffre suprieur lamoyenne du Sud-Est asiatique (16,7 t/ha48).

    Tableau 6 : Rendements obtenus par les agriculteurs interrogs Inl.

    NomLongueur deye-chan(m)

    Rcolte detomates (kg)

    Rendement(kg/mtre linaire)

    U Soe Win 600 5600 9,3

    Daw Myay 2240 38400 17,1

    Ma Thir Dar 2800 4800 1,7

    Exploitant aisde Nga Hpe

    Kyaung1000 12800 12,8

    Travailleusesjournalires

    Kay La600 8000 13,3

    Man Ngwe Mar 500 2400 4,8

    Ko Aung Thein 3600 60480 16,8

    U Thein Win 1400 14400 10,3

    Ko Aung Win 2480 21600 8,7

    Daw Hla Kyi 1600 24000 15,0

    Lagriculture flottante du lac Inl est donc lune des plus productives de Birmanie, et bienloigne de limage pittoresque que vhiculent les brochures touristiques, celle dune pratique qui

    naurait recours qu des