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ROMAN EN COUSERANS… ET PLUS
E dito Il y a eu d’abord la pierre, puis les tablettes d’argile, le parchemin, le
papier… Les moines copistes au Moyen Age mirent toute leur patience,
et leur art, à recopier les œuvres antérieures. En 1436 l’imprimerie leur donna
congé. Le gain quantitatif s’accompagna d’une perte esthétique. De nos jours,
l’informatique renouvelle le dilemme progressiste. La technologie nouvelle autorise
des gains de performance, mais au prix de quelle perte ? Un livre pouvait nous
suivre dans la poche, dans le sac, sur la chaise longue, dans le lit… On pouvait le
prendre, le laisser sur le coin du buffet, et repartir faire un bout de chemin avec lui,
le feuilleter, en toutes circonstances.
L’écran informatique pourra-t-il, à ce point, être notre ami intime ?... Et il en est ainsi
de toute nouveauté technologique. L’architecture s’est débarrassée de toutes
sculptures en façade au profit de grandes surfaces planes qui remplacent
gargouilles et chapiteaux. Ce n’est pas seulement un choix esthétique, mais la
société ne pourrait plus se payer les sculpteurs de pierre.
L’arrogance du présent ne saurait éteindre l’émotion du passé. Nous sommes une
continuité, une unité sublime. Ou bien, l’homme n’existe pas. S’intéresser à l’art
roman (par exemple), c’est pour nous, cultiver cette unité.
Bienvenue et bonne lecture de ce numéro d’hiver.
Jacques Pince
Numéro 15 - Hiver 2019
Dans ce numéro • Edito • Le clocher de Luzenac, un
phare pour qui ? • Exposition en Val d’Aran
Les Chemins Pyrénéens de l’Art Roman
Nous contacter Comité de rédaction : Jacques Pince, Danièle Pélata, Pauline Chaboussou, Nathaly Rouch
Office de Tourisme, Place Alphonse Sentein, 09200 Saint-Girons Tél : 05 61 96 26 60
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Avec le soutien du Pôle Culture de la Communauté de
Numéro spécial : le clocher de l’église Notre-Dame de l’Assomption de Luzenac de Moulis
2
Le clocher de Luzenac, un phare pour qui ?
À neuf kilomètres à l’ouest de Saint-Lizier, que l’on remonte
ou descende la vallée du Lez, on ne peut manquer d’aper-
cevoir, de loin, la silhouette du clocher de Luzenac1, se dé-
tachant de la forme massive de l’église Notre-Dame de
l’Assomption qu’il surplombe.
Un examen rapide de l’église fait comprendre que l’on a
affaire à un bâtiment plusieurs fois remanié au cours des
siècles. À l’origine, c’est-à-dire vers le milieu ou la seconde
moitié du XIIe siècle, il s’agissait semble-t-il d’une simple
chapelle cimetérale, sans rôle paroissial dont le plan et les
dimensions étaient globalement similaires à ceux des
églises voisines de Pouech ou d’Aulignac, construites à la
même époque. En effet l’édifice primitif n’avait qu’une seule
nef, qui ouvrait à l’est sur une abside semi-circulaire, celle
que l’on peut voir encore aujourd’hui. Pour autant son as-
pect différait de ses deux voisines en ce qu’elle présentait
un clocher d’apparence cylindrique, percé de baies gémi-
nées, et qui se voyait de loin. Cela était tout à fait excep-
tionnel en cette vallée.
A la fin du XIIIe siècle ou au tout début du XIVe, la chapelle
fut considérablement agrandie en même temps qu’elle de-
venait église paroissiale : on prolongea la nef, lui rajouta
des bas-côtés, la couvrit de voûtes en pierre, et on la dota
de trois portails. L’installation de la nouvelle couverture se
traduisit par un surhaussement de celle-ci de près de deux
mètres, comme on peut le voir lorsqu’on se promène sur
les voûtes actuelles. Les portails latéraux furent simplement
moulurés, mais celui qui ouvre sur la façade occidentale
(remodelée au XVIIIe s.) fut encadré de voussures, chapi-
teaux, tailloirs, colonnettes et bases. Sa structure, les mo-
tifs sculptés et leur style sont tout à fait similaires à ceux de
certains portails du Haut-Pallars, comme ceux d’Alos de Gil
ou de Sant Joan de Isil, aux sources de la
Noguera Pallaresa.
Mais revenons au XIIe siècle. Le clocher
s’imposait alors dans le paysage bien da-
vantage qu’aujourd’hui car le contraste
entre la hauteur du clocher et le volume de
la chapelle était alors beaucoup plus
grand. Comme nous l’avons expliqué, la
chapelle était en effet beaucoup moins im-
posante, réduite à sa nef unique probable-
ment plus courte que l’actuelle, et sa toi-
ture était plus basse, ce qui fait que le clo-
cher émergeait nettement plus au-dessus.
Avant que de nous poser la question de la
raison d’être de ce clocher atypique, re-
marquons sa forme : vue de loin, elle appa-
raît simple et circulaire, mais lorsqu’on se rapproche, on
s’aperçoit qu’elle est complexe. En effet, si l’on s’en tient
aux matériaux utilisés, et à la façon dont ils ont été taillés et
agencés, alors on constate que le clocher est composé de
trois tambours
superposés cons-
truits en autant de
campagnes. Le
premier tambour
est de section do-
décagonale (12
côtés). Il repose
directement sur la
voûte de la travée
droite du chœur,
dont les murs sont
particulièrement
épais. C’est dans
ce premier tam-
bour (qui aujour-
d’hui émerge à
peine de la toiture)
que la porte d’ac-
cès au clocher
avait été percée.
Initialement au ras
de la toiture de la
chapelle, elle se
retrouve aujour-
d’hui entre la
voûte et la poutre
faîtière. Il est pro-
bable qu’au XIIe
3
siècle on y accédait par un escalier posé sur le rampant du
toit, comme en tant d’autres églises de cette époque. Une
fine baie évasée, reléguée dans les combles depuis le sur-
haussement de la toiture, et donc aujourd’hui devenue inu-
tile, éclairait cette partie du clocher.
Ce premier tambour soutient un tambour intermédiaire en
calcaire jaune, lui-aussi dodécagonal, percé de trous de
boulin. Nous ignorons la raison du changement de maté-
riau. Interruption dans la campagne de construction ? Pro-
blème d’approvisionnement en pierres ? Toujours est-il que
c’est sur ce tambour que repose l’étage ajouré, construit lui
aussi dans un autre matériau. Le plan de ce troisième tam-
bour est légèrement différent de celui des tambours infé-
rieurs : il fait alterner quatre plans lisses avec quatre baies
géminées à double colonnettes surmontées de chapiteaux
doubles sommairement ornés. Ce qui lui donne une allure
octogonale. Signalons que le chapiteau placé à l’angle sud-
est est timbré d’une figure humaine proéminente qui n’est
pas sans rappeler, du moins dans son principe décoratif,
celle qui orne la baie géminée du clocher de l’église d’Our-
jout, autre église de référence de la vallée, édifiée neuf kilo-
mètres en
amont, au bord
du Lez. Enfin les
trois dernières
assises qui sou-
tiennent la corniche – et qui sont dans le même matériau
que l’étage des colonnes géminées - reprennent une confi-
guration dodécagonale. Tout se passe donc comme si le
maître d’œuvre avait choisi d’ériger un clocher de section
dodécagonale mais que les maçons, au moment d’élever
l’étage percé des baies géminées avaient opté, à cause de
ces baies, pour une solution de facilité (du moins en appa-
rence) en se contentant d’une section octogonale. Autre
détail qui mérite d’être signalé : le dodécagone n’est pas
régulier, les faces à l’aplomb des baies géminées étant plus
étroites que celles qui sont pleines de haut en bas. Cela
pourrait indiquer que le maître d’œuvre, sachant d’avance
qu’il monterait un tambour de baies géminées, a adapté la
section dodécagonale pour obtenir un octogone plus régu-
lier que ce qu’il aurait obtenu en partant d’une assise dodé-
cagonale régulière (voir dessins).
Section du clocher, au niveau des tambours aveugles (à gauche) et de l’étage ajouré (à droite, en rouge)
Pourquoi un tel clocher ?
Nous sommes tentés de mettre cette
réalisation en relation avec la vocation
funéraire du lieu. Aurait-il pu s’agir
d’un phare pour la vallée, comme à
Torres del Rio, en Navarre ? Cela est
peu probable car alors on aurait dû
trouver des traces de feu et des
pierres partiellement rubéfiées, ce qui
n’est pas le cas. L’hypothèse la plus
probable, c’est alors celle d’une lan-
terne des morts, comme on en édifia
en Aquitaine à la même époque, à
Fenioux (17) ou à Sarlat (24) par
exemple2. Car une autre donnée est à
prendre en compte : en arrivant de
Saint-Girons, par la D 618, 400 mètres
avant d’atteindre l’église, on découvre
sur la gauche les vestiges d’une pile
gallo-romaine, dernier témoin d’un
monument funéraire antique de
grandes dimensions qui s’imposait
dans le paysage médiéval bien plus
qu’aujourd’hui. Le clocher de Luzenac
serait-il la réponse chrétienne à un vestige du paganisme
antique ? On ne peut exclure que ce soit la combinaison
des deux (lanterne des morts et affirmation du christia-
nisme comme la religion ayant supplanté les anciennes
croyances) qui ait conduit à l’érection du surprenant clocher
de Luzenac. Faute de document écrit, il risque fort de gar-
der son énigme longtemps encore. Mais son charme, lui
subsiste…
© Emmanuel Garland, 27 novembre 2018
1 Église Notre-Dame de l’Assomption de Luzenac (Couserans, com-
mune de Moulis).
2 Notons qu’à Fenioux le fût de la lanterne est également conçu à
partir du chiffre 12. Il est effet constitué de 12 colonnes engagées. On
pourrait gloser à l’infini sur la symbolique de ce chiffre qui représente
la plénitude de l’élection divine (c’est le nombre des apôtres du
Christ ; c’est aussi celui du nombre de portes de la Jérusalem cé-
leste). Le chiffre 8, quant à lui, est associé à la Résurrection. C’est lui
que l’on retrouve sur la plupart des tours-lanternes érigées à la croi-
sée du transept des édifices romans les plus aboutis.
Pile romaine de Luzenac Fenioux