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Julie ou La nouvelle Héloïse 7 Julie ou La nouvelle Héloïse : lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau Préface Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les moeurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres. Que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu! Quoique je ne porte ici que le titre d'éditeur, j'ai travaillé moi-même à ce livre, et je ne m'en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance entière est-elle une fiction? Gens du monde, que vous importe? C'est sûrement une fiction pour vous. Tout honnête homme doit avouer les livres qu'il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil, non pour me l'approprier, mais pour en répondre. S'il y a du mal, qu'on me l'impute; s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si le livre est mauvais, j'en suis plus obligé de le reconnaître: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis. Quant à la vérité des faits, je déclare qu'ayant été plusieurs fois dans le pays des deux amants, je n'y ai jamais ouï parler du baron d'Etange, ni de sa fille, ni de M. d'Orbe, ni de milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J'avertis encore que la topographie est grossièrement altérée en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur, soit qu'en effet l'auteur n'en sût pas davantage. Voilà tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira. Ce livre n'est point fait pour circuler dans le monde, et convient à très peu de lecteurs. Le style rebutera les gens de goût; la matière alarmera les gens sévères; tous les sentiments seront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas à la vertu. Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux philosophes; il doit choquer les femmes galantes, et scandaliser les honnêtes femmes. A qui plaira-t-il donc? Peut-être à moi seul; mais à coup sûr il ne plaira médiocrement à personne.

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Page 1: Rousseau - Livres et Ebooks gratuits | Conseils de lecture

Julie ou La nouvelle Héloïse 7

Julie ou La nouvelle Héloïse :

lettres de deux amants habitants

d'une petite ville au pied des Alpes

recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau

Préface

Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les

moeurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres. Que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les

jeter au feu!

Quoique je ne porte ici que le titre d'éditeur, j'ai travaillé moi-même à ce livre, et je ne m'en

cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance entière est-elle une fiction? Gens du monde,

que vous importe? C'est sûrement une fiction pour vous.

Tout honnête homme doit avouer les livres qu'il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil,

non pour me l'approprier, mais pour en répondre. S'il y a du mal, qu'on me l'impute; s'il y a du

bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si le livre est mauvais, j'en suis plus obligé de le

reconnaître: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

Quant à la vérité des faits, je déclare qu'ayant été plusieurs fois dans le pays des deux amants, je

n'y ai jamais ouï parler du baron d'Etange, ni de sa fille, ni de M. d'Orbe, ni de milord Edouard

Bomston, ni de M. de Wolmar. J'avertis encore que la topographie est grossièrement altérée en

plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur, soit qu'en effet l'auteur n'en sût

pas davantage. Voilà tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira.

Ce livre n'est point fait pour circuler dans le monde, et convient à très peu de lecteurs. Le style

rebutera les gens de goût; la matière alarmera les gens sévères; tous les sentiments seront hors de

la nature pour ceux qui ne croient pas à la vertu. Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux

philosophes; il doit choquer les femmes galantes, et scandaliser les honnêtes femmes. A qui

plaira-t-il donc? Peut-être à moi seul; mais à coup sûr il ne plaira médiocrement à personne.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 8

Quiconque veut se résoudre à lire ces lettres doit s'armer de patience sur les fautes de langue,

sur le style emphatique et plat, sur les pensées communes rendues en termes ampoulés; il doit se

dire d'avance que ceux qui les écrivent ne sont pas des Français, des beaux-esprits, des

académiciens, des philosophes; mais des provinciaux, des étrangers, des solitaires, de jeunes

gens, presque des enfants, qui, dans leurs imaginations romanesques, prennent pour de la

philosophie les honnêtes délires de leur cerveau.

Pourquoi craindrais-je de dire ce que je pense? Ce recueil avec son gothique ton convient mieux

aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie

déréglée, ont conservé quelque amour pour l'honnêteté. Quant aux filles, c'est autre chose.

Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu'en

l'ouvrant on sût à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une

fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d'avance. Puisqu'elle a

commencé, qu'elle achève de lire: elle n'a plus rien à risquer.

Qu'un homme austère, en parcourant ce recueil, se rebute aux premières parties, jette le livre

avec colère, et s'indigne contre l'éditeur, je ne me plaindrai point son injustice; à sa place, j'en

aurais pu faire autant. Que si, après l'avoir lu tout entier, quelqu'un m'osait blâmer de l'avoir

publié, qu'il le dise, s'il veut, à toute la terre; mais qu'il ne vienne pas me le dire; je sens que je ne

pourrais de ma vie estimer cet homme-là.

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Première partie

Lettre I à Julie

Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien: j'aurais dû beaucoup moins attendre; ou plutôt il

fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd'hui? Comment m'y prendre? Vous m'avez

promis de l'amitié; voyez mes perplexités, et conseillez-moi.

Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l'invitation de madame votre mère.

Sachant que j'avais cultivé quelques talents agréables, elle a cru qu'ils ne seraient pas inutiles,

dans un lieu dépourvu de maîtres, à l'éducation d'une fille qu'elle adore. Fier, à mon tour,

d'orner de quelques fleurs un si beau naturel, j'osai me charger de ce dangereux soin, sans en

prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer le

prix de ma témérité: j'espère que je ne m'oublierai jamais jusqu'à vous tenir des discours qu'il ne

vous convient pas d'entendre, et manquer au respect que je dois à vos moeurs encore plus qu'à

votre naissance et à vos charmes. Si je souffre, j'ai du moins la consolation de souffrir seul, et je

ne voudrais pas d'un bonheur qui pût coûter au vôtre.

Cependant je vous vois tous les jours, et je m'aperçois que, sans y songer, vous aggravez

innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est

vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l'espoir; et je me serais efforcé de le

prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avec l'honnêteté; mais comment me

retirer décemment d'une maison dont la maîtresse elle-même m'a offert l'entrée, où elle

m'accable de bontés, où elle me croit de quelque utilité à ce qu'elle a de plus cher au monde?

Comment frustrer cette tendre mère du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès

dans des études qu'elle lui cache à ce dessein? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire? Faut-

il lui déclarer le sujet de ma retraite, et cet aveu même ne l'offensera-t-il pas de la part d'un

homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d'aspirer à vous?

Je ne vois, mademoiselle, qu'un moyen de sortir de l'embarras où je suis; c'est que la main qui

m'y plonge m'en retire; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous; et qu'au moins par

pitié pour moi vous daigniez m'interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents, faites-

moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira; je puis tout endurer de vous, je ne

puis vous fuir de moi-même.

Vous, me chasser! moi, vous fuir! et pourquoi? Pourquoi donc est-ce un crime d'être sensible au

mérite, et d'aimer ce qu'il faut qu'on honore? Non, belle Julie; vos attraits avaient ébloui mes

yeux, jamais ils n'eussent égaré mon coeur sans l'attrait plus puissant qui les anime. C'est cette

union touchante d'une sensibilité si vive et d'une inaltérable douceur; c'est cette pitié si tendre à

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Julie ou La nouvelle Héloïse 10

tous les maux d'autrui; c'est cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de

l'âme; ce sont, en un mot, les charmes des sentiments, bien plus que ceux de la personne, que

j'adore en vous. Je consens qu'on vous puisse imaginer plus belle encore; mais plus aimable et

plus digne du coeur d'un honnête homme, non, Julie, il n'est pas possible.

J'ose me flatter quelquefois que le ciel a mis une conformité secrète entre nos affections, ainsi

qu'entre nos goûts et nos âges. Si jeunes encore, rien n'altère en nous les penchants de la nature,

et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d'avoir pris les uniformes préjugés

du monde, nous avons des manières uniformes de sentir et de voir; et pourquoi n'oserais-je

imaginer dans nos coeurs ce même concert que j'aperçois dans nos jugements? Quelquefois nos

yeux se rencontrent; quelques soupirs nous échappent en même temps; quelques larmes

furtives... ô Julie! si cet accord venait de plus loin... si le ciel nous avait destinés... toute la force

humaine... Ah! pardon! je m'égare: j'ose prendre mes voeux pour de l'espoir; l'ardeur de mes

désirs prête à leur objet la possibilité qui lui manque.

Je vois avec effroi quel tourment mon coeur se prépare. Je ne cherche point à flatter mon mal; je

voudrais le haïr, s'il était possible. Jugez si mes sentiments sont purs par la sorte de grâce que je

viens vous demander. Tarissez, s'il se peut, la source du poison qui me nourrit et me tue. Je ne

veux que guérir ou mourir, et j'implore vos rigueurs comme un amant implorerait vos bontés.

Oui, je promets, je jure de faire de mon côté tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou

concentrer au fond de mon âme le trouble que j'y sens naître: mais, par pitié, détournez de moi

ces yeux si doux qui me donnent la mort; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos

mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l'avide imprudence de mes regards; retenez cette

voix touchante qu'on n'entend point sans émotion; soyez hélas! une autre que vous-même, pour

que mon coeur puisse revenir à lui.

Vous le dirai-je sans détour? Dans ces jeux que l'oisiveté de la soirée engendre, vous vous livrez

devant tout le monde à des familiarités cruelles; vous n'avez pas plus de réserve avec moi qu'avec

un autre. Hier même, il s'en fallut peu que, par pénitence, vous ne me laissassiez prendre un

baiser: vous résistâtes faiblement. Heureusement que je n'eus garde de m'obstiner. Je sentis à

mon trouble croissante que j'allais me perdre, et je m'arrêtai. Ah! si du moins je l'eusse pu

savourer à mon gré, ce baiser eût été mon dernier soupir, et je serais mort le plus heureux des

hommes.

De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n'y en a pas un qui n'ait

son danger, jusqu'au pus puéril de tous. Je tremble toujours d'y rencontrer votre main, et je ne

sais comment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-elle sur la mienne qu'un

tressaillement me saisit; le jeu me donne la fièvre ou plutôt le délire: je ne vois, je ne sens pus

rien; et, dans ce moment d'aliénation, que dire, que faire, où me cacher, comment répondre de

moi?

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Durant nos lectures, c'est un autre inconvénient. Si je vous vois un instant sans votre mère ou

sans votre cousine, vous changez tout à coup de maintien; vous prenez un air si sérieux, si froid,

si glacé, que le respect et la crainte de vous déplaire m'ôtent la présence d'esprit et le jugement,

et j'ai peine à bégayer en tremblant quelques mots d'une leçon que toute votre sagacité vous fait

suivre à peine. Ainsi, l'inégalité que vous affectez tourne à la fois au préjudice de tous deux; vous

me désolez et ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer

d'humeur une personne si raisonnable. J'ose vous le demander, comment pouvez-vous être si

folâtre en public, et si grave dans le tête-à-tête? Je pensais que ce devait être tout le contraire, et

qu'il fallait composer son maintien à proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je

vous vois, toujours avec une égale perplexité de ma part, le ton de cérémonie en particulier, et le

ton familier devant tout le monde: daignez être plus égale, peut-être serai-je moins tourmenté.

Si la commisération naturelle aux âmes bien nées peut vous attendrir sur les peines d'un

infortuné auquel vous avez témoigné quelque estime, de légers changements dans votre

conduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement et son

silence et ses maux. Si sa retenue et son état ne vous touchent pas, et que vous vouliez user du

droit de le perdre, vous le pouvez sans qu'il murmure: il aime mieux encore périr par votre ordre

que par un transport indiscret qui le rendît coupable à vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez

de mon sort, au moins n'aurai-je point à me reprocher d'avoir pu former un espoir téméraire; et

si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j'oserais vous demander, quand même je

n'aurais point de refus à craindre.

Lettre II à Julie

Que je me suis abusé, mademoiselle, dans ma première lettre! Au lieu de soulager mes maux, je

n'ai fait que les augmenter en m'exposant à votre disgrâce, et je sens que le pire de tous est de

vous déplaire. Votre silence, votre air froid et réservé, ne m'annoncent que trop mon malheur. Si

vous avez exaucé ma prière en partie, ce n'est que pour mieux m'en punir.

E poi ch'amor di me vi fece accorta,

Fur i biondi capelli allor velati,

E l'amoroso sguardo in se raccolto.

Vous retranchez en public l'innocente familiarité dont j'eus la folie de me plaindre; mais vous

n'en êtes que plus sévère dans le particulier; et votre ingénieuse rigueur s'exerce également par

votre complaisance et par vos refus.

Que ne pouvez-vous connaître combien cette froideur m'est cruelle! vous me trouveriez trop

puni. Avec quelle ardeur ne voudrais-je pas revenir sur le passé, et faire que vous n'eussiez point

vu cette fatale lettre! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n'écrirais point celle-ci, si je

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n'eusse écrit la première, et je ne veux pas redoubler ma faute, mais la réparer. Faut-il, pour vous

apaiser, dire que je m'abusais moi-même? faut-il protester que ce n'était pas de l'amour que

j'avais pour vous?... Moi, je prononcerais cet odieux parjure! Le vil mensonge est-il digne d'un

coeur où vous régnez? Ah! que je sois malheureux, s'il faut l'être; pour avoir été téméraire, je ne

serai ni menteur ni lâche, et le crime que mon coeur a commis, ma plume ne peut le désavouer.

Je sens d'avance le poids de votre indignation, et j'en attends les derniers effets comme un grâce

que vous me devez au défaut de toute autre; car le feu qui me consume mérite d'être puni, mais

non méprisé. Par pitié, ne m'abandonnez pas à moi-même; daignez au moins disposer de mon

sort; dites quelle est votre volonté. Quoi que vous puissiez me prescrire, je ne saurai qu'obéir.

M'imposez-vous un silence éternel? je saurai me contraindre à le garder. Me bannissez-vous de

votre présence? je jure que vous ne me verrez plus. M'ordonnez-vous de mourir? ah! ce ne sera

pas le plus difficile. Il n'y a point d'ordre auquel je ne souscrive, hors celui de ne vous plus aimer:

encore obéirais-je en cela même, s'il m'était possible.

Cent fois le jour je suis tenté de me jeter à vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d'y obtenir la

mort ou mon pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage; mes genoux tremblent et

n'osent fléchir; la parole expire sur mes lèvres, et mon âme ne trouve aucune assurance contre la

frayeur de vous irriter.

Est-il au monde un état plus affreux que le mien? Mon coeur sent trop combien il est coupable,

et ne saurait cesser de l'être; le crime et le remords l'agitent de concert; et sans savoir quel sera

mon destin, je flotte dans un doute insupportable, entre l'espoir de la clémence et la crainte du

châtiment.

Mais non, je n'espère rien, je n'ai droit de rien espérer. La seule grâce que j'attends de vous est

de hâter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce être assez malheureux que de me

voir réduit à la solliciter moi-même? Punissez-moi, vous le devez; mais si vous n'êtes

impitoyable, quittez cet air froid et mécontent qui me met au désespoir: quand on envoie un

coupable à la mort, on ne lui montre plus de colère.

Lettre III à Julie

Ne vous impatientez pas, mademoiselle; voici la dernière importunité que vous recevrez de moi.

Quand je commençai de vous aimer, que j'étais loin de voir tous les maux que je m'apprêtais! Je

ne sentis d'abord que celui d'un amour sans espoir, que la raison peut vaincre à force de temps;

j'en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous déplaire; et maintenant j'éprouve le

plus cruel de tous dans le sentiment de vos propres peines. O Julie! je le vois avec amertume,

mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un silence invincible, mais tout décèle à mon

coeur attentif vos agitations secrètes. Vos yeux deviennent sombres, rêveurs, fixés en terre;

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quelques regards égarés s'échappent sur moi; vos vives couleurs se fanent; une pâleur étrangère

couvre vos joues; la gaieté vous abandonne; une tristesse mortelle vous accable; et il n'y a que

l'inaltérable douceur de votre âme qui vous préserve d'un peu d'humeur.

Soit sensibilité, soit dédain, soit pitié pour mes souffrances, vous en êtes affectée, je le vois; je

crains de contribuer aux vôtres, et cette crainte m'afflige beaucoup plus que l'espoir qui devrait

en naître ne peut me flatter; car ou je me trompe moi-même, ou votre bonheur m'est plus cher

que le mien.

Cependant, en revenant à mon tour sur moi, je commence à connaître combien j'avais mal jugé

de mon propre coeur, et je vois trop tard que ce que j'avais d'abord pris pour un délire passager

fera le destin de ma vie. C'est le progrès de votre tristesse qui m'a fait sentir celui de mon mal.

Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l'éclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les

grâces de votre ancienne gaieté, n'eussent produit un effet semblable à celui de votre abattement.

N'en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur

ont allumé dans mon âme, vous gémiriez vous-même des maux que vous me causez. Ils sont

désormais sans remède, et je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne s'éteindra qu'au

tombeau.

N'importe; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mériter de l'être, et je saurai vous forcer

d'estimer un homme à qui vous n'avez pas daigné faire la moindre réponse. Je suis jeune et peux

mériter un jour la considération dont je ne suis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous

rendre le repos que j'ai perdu pour toujours, et que je vous ôte ici malgré moi. Il est juste que je

porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable. Adieu, trop belle Julie; vivez tranquille, et

reprenez votre enjouement; dès demain vous ne me verrez plus. Mais soyez sûre que l'amour

ardent et pur dont j'ai brûlé pour vous ne s'éteindra de ma vie, que mon coeur, plein d'un si

digne objet, ne saurait plus s'avilir, qu'il partagera désormais ses uniques hommages entre vous

et la vertu, et qu'on ne verra jamais profaner par d'autres feux l'autel où Julie fut adorée.

I. Billet de Julie

N'emportez pas l'opinion d'avoir rendu votre éloignement nécessaire. Un coeur vertueux saurait

se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-être à craindre. Mais vous... vous pouvez rester.

Réponse

Je me suis tu longtemps; votre froideur m'a fait parler à la fin. Si l'on peut se vaincre pour la

vertu, l'on ne supporte point le mépris de ce qu'on aime. Il faut partir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 14

II. Billet de Julie

Non, monsieur, après ce que vous avez paru sentir, après ce que vous m'avez osé dire, un homme

tel que vous avez feint d'être ne part point; il fait plus.

Réponse

Je n'ai rien feint qu'une passion modérée dans un coeur au désespoir. Demain vous serez

contente, et, quoi que vous en puissiez dire, j'aurai moins fait que de partir.

III. Billet de Julie

Insensé! si mes jours te sont chers, crains d'attenter aux tiens. Je suis obsédée, et ne puis ni vous

parler ni vous écrire jusqu'à demain. Attendez.

Lettre IV de Julie

Il faut donc l'avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé! Combien de fois j'ai juré qu'il ne

sortirait de mon coeur qu'avec la vie! La tienne en danger me l'arrache; il m'échappe, et

l'honneur est perdu. Hélas! j'ai trop tenu parole; est-il une mort plus cruelle que de survivre à

l'honneur?

Que dire? comment rompre un si pénible silence? ou plutôt n'ai-je pas déjà tout dit, et ne m'as-

tu pas trop entendue? Ah! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste! Entraînée par degrés

dans les pièges d'un vil séducteur, je vois, sans pouvoir m'arrêter, l'horrible précipice où je cours.

Homme artificieux! c'est bien plus mon amour que le tien qui fait ton audace. Tu vois

l'égarement de mon coeur, tu t'en prévaux pour me perdre; et quand tu me rends méprisable, le

pire de mes maux est d'être forcée à te mépriser. Ah! malheureux, je t'estimais, et tu me

déshonores! crois-moi, si ton coeur était fait pour jouir en paix de ce triomphe, il ne l'eût jamais

obtenu.

Tu le sais, tes remords en augmenteront; je n'avais point dans l'âme des inclinations vicieuses.

La modestie et l'honnêteté m'étaient chères; j'aimais à les nourrir dans une vie simple et

laborieuse. Que m'ont servi des soins que le ciel a rejetés! Dès le premier jour que j'eus le

malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison; je le sentis du premier

instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle, le rendent chaque jour plus

mortel.

Je n'ai rien négligé pour arrêter le progrès de cette passion funeste. Dans l'impuissance de

résister, j'ai voulu me garantir d'être attaquée; tes poursuites ont trompé ma vaine prudence.

Cent fois j'ai voulu me jeter aux pieds des auteurs de mes jours, cent fois j'ai voulu leur ouvrir

mon coeur coupable; ils ne peuvent connaître ce qui s'y passe; ils voudront appliquer des

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Julie ou La nouvelle Héloïse 15

remèdes ordinaires à un mal désespéré: ma mère est faible et sans autorité; je connais l'inflexible

sévérité de mon père, et je ne ferai que perdre et déshonorer moi, ma famille, et toi-même. Mon

amie est absente, mon frère n'est plus; je ne trouve aucun protecteur au monde contre l'ennemi

qui me poursuit; j'implore en vain le ciel, le ciel est sourd aux prières des faibles. Tout fomente

l'ardeur qui me dévore; tout m'abandonne à moi-même, ou plutôt tout me livre à toi; la nature

entière semble être ta complice; tous mes efforts sont vains, je t'adore en dépit de moi-même.

Comment mon coeur, qui n'a pu résister dans toute sa force, céderait-il maintenant à demi?

comment ce coeur, qui ne sait rien dissimuler, te cacherait-il le reste de sa faiblesse? Ah! le

premier pas, qui coûte le plus; était celui qu'il ne fallait pas faire; comment m'arrêterais-je aux

autres? Non; de ce premier pas je me sens entraîner dans l'abîme, et tu peux me rendre aussi

malheureuse qu'il te plaira.

Tel est l'état affreux où je me vois, que je ne puis plus avoir recours qu'à celui qui m'y a réduite,

et que, pour me garantir de ma perte, tu dois être mon unique défenseur contre toi. Je pouvais, je

le sais, différer cet aveu de mon désespoir; je pouvais quelque temps déguiser ma honte, et céder

par degrés pour m'en imposer à moi-même. Vaine adresse qui pouvait flatter mon amour-

propre, et non pas sauver ma vertu! Va, je vois trop, je sens trop où mène la première faute, et je

ne cherchais pas à préparer ma ruine, mais à l'éviter.

Toutefois, si tu n'es pas le dernier des hommes, si quelque étincelle de vertu brilla dans ton âme,

s'il y reste encore quelque trace des sentiments d'honneur dont tu m'as paru pénétré, puis-je te

croire assez vil pour abuser de l'aveu fatal que mon délire m'arrache? Non, je te connais bien; tu

soutiendras ma faiblesse, tu deviendras ma sauvegarde, tu protégeras ma personne contre mon

propre coeur. Tes vertus sont le dernier refuge de mon innocence; mon honneur s'ose confier au

tien, tu ne peux conserver l'un sans l'autre; âme généreuse, ah! conserve-les tous deux; et, du

moins pour l'amour de toi-même, daigne prendre pitié de moi.

O Dieu! suis-je assez humiliée! Je t'écris à genoux, je baigne mon papier de mes pleurs; j'élève à

toi mes timides supplications. Et ne pense pas cependant que j'ignore que c'était à moi d'en

recevoir, et que, pour me faire obéir, je n'avais qu'à me rendre avec art méprisable. Ami, prends

ce vain empire, et laisse-moi l'honnêteté: j'aime mieux être ton esclave, et vivre innocente, que

d'acheter ta dépendance au prix de mon déshonneur. Si tu daignes m'écouter, que d'amour, que

de respects ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra son retour à la vie! Quels charmes dans

la douce union de deux âmes pures! Tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur, et les

plaisirs dont tu jouiras seront dignes du ciel même.

Je crois, j'espère qu'un coeur qui m'a paru mériter tout l'attachement du mien ne démentira pas

la générosité que j'attends de lui; j'espère encore que, s'il était assez lâche pour abuser de mon

égarement et des aveux qu'il m'arrache, le mépris, l'indignation, me rendraient la raison que j'ai

perdue, et que je ne serais pas assez lâche moi-même pour craindre un amant dont j'aurais à

rougir. Tu seras vertueux, ou méprisé; je serai respectée, ou guérie. Voilà l'unique espoir qui me

reste avant celui de mourir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 16

Lettre V à Julie

Puissances du ciel! j'avais une âme pour la douleur, donnez-m'en une pour la félicité. Amour, vie

de l'âme, viens soutenir la mienne prête à défaillir. Charme inexprimable de la vertu, force

invincible de la voix de ce qu'on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont

poignants! qui peut en soutenir l'atteinte? Oh! comment suffire au torrent de délices qui vient

inonder mon coeur? comment expier les alarmes d'une craintive amante? Julie... non? ma Julie à

genoux! ma Julie verser des pleurs!... celle à qui l'univers devrait des hommages, supplier un

homme qui l'adore de ne pas l'outrager, de ne pas se déshonorer lui-même! Si je pouvais

m'indigner contre toi, je le ferais, pour tes frayeurs qui nous avilissent. Juge mieux, beauté pure

et céleste, de la nature de ton empire. Eh! si j'adore les charmes de ta personne, n'est-ce pas

surtout pour l'empreinte de cette âme sans tache qui l'anime, et dont tous tes traits portent la

divine enseigne? Tu crains de céder à mes poursuites? Mais quelles poursuites peut redouter

celle qui couvre de respect et d'honnêteté tous les sentiments qu'elle inspire? Est-il un homme

assez vil sur terre pour oser être téméraire avec toi?

Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d'être aimé...aimé de celle... Trône du

monde, combien je te vois au-dessous de moi! Que je la relise mille fois, cette lettre adorable où

ton amour et tes sentiments sont écrits en caractères de feu; où malgré tout l'emportement d'un

coeur agité, je vois avec transport combien, dans une âme honnête, les passions les plus vives

gardent encore le saint caractère de la vertu! Quel monstre, après avoir lu cette touchante lettre,

pourrait abuser de ton état, et témoigner par l'acte le plus marqué son profond mépris pour lui-

même? Non, chère amante, prends confiance en un ami fidèle qui n'est point fait pour te

tromper. Bien que ma raison soit à jamais perdue, bien que le trouble de mes sens s'accroisse à

chaque instant, ta personne est désormais pour moi le plus charmant, mais le plus sacré dépôt

dont jamais mortel fut honoré. Ma flamme et son objet conserveront ensemble une inaltérable

pureté. Je frémirais de porter la main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste, et tu

n'est pas dans une sûreté plus inviolable avec ton père qu'avec ton amant. Oh! si jamais cet

amant heureux s'oublie un moment devant toi!... L'amant de Julie aurait une âme abjecte! Non,

quand je cesserai d'aimer la vertu, je ne t'aimerai plus; à ma première lâcheté, je ne veux plus que

tu m'aimes.

Rassure-toi donc, je t'en conjure au nom du tendre et pur amour qui nous unit; c'est à lui de

t'être garant de ma retenue et de mon respect; c'est à lui de te répondre de lui-même. Et

pourquoi tes craintes iraient-elles plus loin que mes désirs? à quel autre bonheur voudrais-je

aspirer, si tout mon coeur suffit à peine à celui qu'il goûte? Nous sommes jeunes tous deux, il est

vrai; nous aimons pour la première et l'unique fois de la vie, et n'avons nulle expérience des

passions: mais l'honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-t-il besoin d'une

expérience suspecte qu'on n'acquiert qu'à force de vices? J'ignore si je m'abuse, mais il me

semble que les sentiments droits sont tous au fond de mon coeur. Je ne suis point un vil

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Julie ou La nouvelle Héloïse 17

séducteur comme tu m'appelles dans ton désespoir, mais un homme simple et sensible, qui

montre aisément ce qu'il sent, et ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot,

j'abhorre encore plus le crime que je n'aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas même si l'amour

que tu fais naître est compatible avec l'oubli de la vertu, et si tout autre qu'une âme honnête peut

sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j'en suis pénétré, plus mes sentiments s'élèvent.

Quel bien, que je n'aurais pas fait pour lui-même, ne ferais-je pas maintenant pour me rendre

digne de toi? Ah! daigne te confier aux feux que tu m'inspires, et que tu sais si bien purifier;

crois qu'il suffit que je t'adore pour respecter à jamais le précieux dépôt dont tu m'as chargé.

Oh! quel coeur je vais posséder! Vrai bonheur, gloire de ce qu'on aime, triomphe d'un amour qui

s'honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs!

Lettre VI de Julie à Claire

Veux-tu, ma cousine, passer ta vie à pleurer cette pauvre Chaillot, et faut-il que les morts te

fassent oublier les vivants? Tes regrets sont justes; et je les partage; mais doivent-ils être éternels?

Depuis la perte de ta mère, elle t'avait élevée avec le plus grand soin: elle était plutôt ton amie ta

gouvernante; elle t'aimait tendrement, et m'aimait parce que tu m'aimes; elle ne nous inspira

jamais que des principes de sagesse et d'honneur. Je sais tout cela, ma chère, et j'en conviens avec

plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme était peu prudente avec nous; qu'elle nous

faisait sans nécessité les confidences les plus indiscrètes; qu'elle nous entretenait sans cesse des

maximes de la galanterie, des aventures de sa jeunesse, du manège des amants; et que, pour nous

garantir des pièges des hommes, si elle ne nous apprenait pas à leur en tendre, elle nous

instruisait au moins de mille choses que des jeunes filles se passeraient bien de savoir. Console-

toi donc de sa perte comme d'un mal qui n'est pas sans quelque dédommagement: à l'âge où

nous sommes, ses leçons commençaient à devenir dangereuses, et le ciel nous l'a peut-être ôtée

au moment où il n'était pas bon qu'elle nous restât plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que

tu me disais quand je perdis le meilleur des frères. La Chaillot t'est-elle plus chère? As-tu plus

de raison de la regretter?

Reviens, ma chère, elle n'a plus besoin de toi. Hélas! tandis que tu perds ton temps en regrets

superflus, comment ne crains-tu point de t'en attirer d'autres? comment ne crains-tu point, toi

qui connais l'état de mon coeur, d'abandonner ton amie à des périls que ta présence aurait

prévenus? Oh! qu'il s'est passé de choses depuis ton départ! Tu frémiras en apprenant quels

dangers j'ai courus par mon imprudence. J'espère en être délivrée: mais je me vois, pour ainsi

dire, à la discrétion d'autrui: c'est à toi de me rendre à moi-même. Hâte-toi donc de revenir. Je

n'ai rien dit tant que tes soins étaient utiles à ta pauvre Bonne; j'eusse été la première à

t'exhorter à les lui rendre. Depuis qu'elle n'est plus, c'est à sa famille que tu les dois: nous les

remplirons mieux ici de concert que tu ne ferais seule à la campagne, et tu t'acquitteras des

devoirs de la reconnaissance sans rien ôter à ceux de l'amitié.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 18

Depuis le départ de mon père nous avons repris notre ancienne manière de vivre, et ma mère me

quitte moins; mais c'est par habitude plus que par défiance. Ses sociétés lui prennent encore

bien des moments qu'elle ne veut pas dérober à mes petites études, et Babi remplit alors sa place

assez négligemment. Quoique je trouve à cette bonne mère beaucoup trop de sécurité, je ne puis

me résoudre à l'en avertir; je voudrais bien pourvoir à ma sûreté sans perdre son estime, et c'est

toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens, ma Claire, reviens sans tarder. J'ai regret aux

leçons que je prends sans toi, et j'ai peur de devenir trop savante. Notre maître n'est pas

seulement un homme de mérite; il est vertueux, et n'en est que plus à craindre. Je suis trop

contente de lui pour l'être de moi: à son âge et au nôtre avec l'homme le plus vertueux, quand il

est aimable, il vaut mieux être deux filles qu'une.

Lettre VII. Réponse

Je t'entends, et tu me fais trembler. Non que je croie le danger aussi pressant que tu l'imagines.

Ta crainte modère la mienne sur le présent, mais l'avenir m'épouvante, et, si tu ne peux te

vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hélas! combien de fois la pauvre Chaillot m'a t-elle

prédit que le premier soupir de ton coeur ferait le destin de ta vie! Ah! cousine, si jeune encore,

faut-il voir déjà ton sort s'accomplir! Qu'elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous

crois avantageux de perdre! Il l'eût été peut-être de tomber d'abord en de plus sûres mains; mais

nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d'autres, et

pas assez pour nous gouverner nous-mêmes: elle seule pouvait nous garantir des dangers

auxquels elle nous avait exposées. Elle nous a beaucoup appris, et nous avons, ce me semble,

beaucoup pensé pour notre âge. La vive et tendre amitié qui nous unit presque dès le berceau

nous a, pour ainsi dire, éclairé le coeur de bonne heure sur toutes les passions: nous connaissons

assez bien leurs signes et leurs effets; il n'y a que l'art de les réprimer qui nous manque. Dieu

veuille que ton jeune philosophe connaisse mieux que nous cet art-là!

Quand je dis nous, tu m'entends; c'est surtout de toi que je parle: car, pour moi, la Bonne m'a

toujours dit que mon étourderie me tiendrait lieu de raison, que je n'aurais jamais l'esprit de

savoir aimer, et que j'étais trop folle pour faire un jour des folies. Ma Julie, prends garde à toi;

mieux elle augurait de ta raison, plus elle craignait pour ton coeur. Aie bon courage cependant;

tout ce que la sagesse et l'honneur pourront faire, je sais que ton âme le fera; et la mienne fera,

n'en doute pas, tout ce que l'amitié peut faire à son tour. Si nous en savons trop pour notre âge,

au moins cette étude n'a rien coûté à nos moeurs. Crois, ma chère, qu'il y a bien des filles plus

simples qui sont moins honnêtes que nous nous le sommes parce que nous voulons l'être; et,

quoi qu'on en puisse dire, c'est le moyen de l'être plus sûrement.

Cependant, sur ce que tu me marques, je n'aurai pas un moment de repos que je ne sois auprès

de toi; car, si tu crains le danger, il n'est pas tout à fait chimérique. Il est vrai que le préservatif est

facile: deux mots à ta mère, et tout est fini; mais je te comprends, tu ne veux point d'un

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Julie ou La nouvelle Héloïse 19

expédient qui finit tout: tu veux bien t'ôter le pouvoir de succomber, mais non pas l'honneur de

combattre. O pauvre cousine!... encore si la moindre lueur... Le baron d'Etange consentir à

donner sa fille, son enfant unique, à un petit bourgeois sans fortune! L'espères-tu?...

Qu'espères-tu donc? que veux-tu?... Pauvre, pauvre cousine!... Ne crains rien toutefois de ma

part; ton secret sera gardé par ton amie. Bien des gens trouveraient plus honnête de le révéler:

peut-être auraient-ils raison. Pour moi, qui ne suis pas une grande raisonneuse, je ne veux point

d'une honnêteté qui trahit l'amitié, la foi, la confiance; j'imagine que chaque relation, chaque âge

a ses maximes, ses devoirs, ses vertus; que ce qui serait prudence à d'autres, à moi serait perfidie,

et qu'au lieu de nous rendre sages, on nous rend méchants en confondant tout cela. Si ton

amour est faible, nous le vaincrons; s'il est extrême, c'est l'exposer à des tragédies que de

l'attaquer par des moyens violents; et il ne convient à l'amitié de tenter que ceux dont elle peut

répondre. Mais, en revanche, tu n'as qu'à marcher droit quand tu seras sous ma garde: tu verras,

tu verras ce que c'est qu'une duègne de dix-huit ans.

Je ne suis pas, comme tu sais, loin de toi pour mon plaisir; et le printemps n'est pas si agréable

en campagne que tu penses; on y souffre à la fois le froid et le chaud; on n'a point d'ombre à la

promenade, et il faut se chauffer dans la maison. Mon père, de son côté, ne laisse pas, au milieu

de ses bâtiments, de s'apercevoir qu'on a la gazette ici plus tard qu'à la ville. Ainsi tout le monde

ne demande pas mieux que d'y retourner, et tu m'embrasseras, j'espère, dans quatre ou cinq

jours. Mais ce qui m'inquiète est que quatre ou cinq jours font je ne sais combien d'heures, dont

plusieurs sont destinées au philosophe. Au philosophe, entends-tu, cousine? Pense que toutes

ces heures-là ne doivent sonner que pour lui.

Ne va pas ici rougir et baisser les yeux: prendre un air grave, il t'est impossible; cela ne peut aller

à tes traits. Tu sais bien que je ne saurais pleurer sans rire, et que je n'en suis pas pour cela moins

sensible; je n'en ai pas moins de chagrin d'être loin de toi; je n'en regrette pas moins la bonne

Chaillot. Je te sais un gré infini de vouloir partager avec moi le soin de sa famille, je ne

l'abandonnerai de mes jours; mais tu ne serais plus toi-même si tu perdais quelque occasion de

faire du bien. Je conviens que la pauvre mie était babillarde, assez libre dans ses propos familiers,

peu discrète avec de jeunes filles, et qu'elle aimait à parler de son vieux temps. Aussi ne sont-ce

pas tant les qualités de son esprit que je regrette, bien qu'elle en eût d'excellentes parmi de

mauvaises; la perte que je pleure en elle, c'est son bon coeur, son parfait attachement, qui lui

donnait à la fois pour moi la tendresse d'une mère et la confiance d'une soeur. Elle me tenait lieu

de toute ma famille. A peine ai-je connu ma mère! mon père m'aime autant qu'il peut aimer;

nous avons perdu ton aimable frère, je ne vois presque jamais les miens: me voilà comme une

orpheline délaissée. Mon enfant, tu me restes seule; car ta bonne mère, c'est toi: tu as raison

pourtant; tu me restes. Je pleurais! j'étais donc folle; qu'avais-je à pleurer?

P.-S. - De peur d'accident, j'adresse cette lettre à notre maître, afin qu'elle te parvienne plus

sûrement.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 20

Lettre VIII à Julie

Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l'amour! Mon coeur a plus qu'il n'espérait, et

n'est pas content! Vous m'aimez, vous me le dites, et je soupire! Ce coeur injuste ose désirer

encore, quand il n'a plus rien à désirer; il me punit de ses fantaisies, et me rend inquiet au sein

du bonheur. Ne croyez pas que j'aie oublié les lois qui me sont imposées, ni perdu la volonté de

les observer; non: mais un secret dépit m'agite en voyant que ces lois ne coûtent qu'à moi, que

vous qui vous prétendiez si faible êtes si forte à présent, et que j'ai si peu de combats à rendre

contre moi-même, tant je vous trouve attentive à les prévenir.

Que vous êtes changée depuis deux mois, sans que rien ait changé que vous! Vos langueurs ont

disparu: il n'est plus question de dégoût ni d'abattement; toutes les grâces sont venues reprendre

leurs postes; tous vos charmes se sont ranimés; la rose qui vient d'éclore n'est pas plus fraîche

que vous; les saillies ont recommencé; vous avez de l'esprit avec tout le monde; vous folâtrez,

même avec moi, comme auparavant; et, ce qui m'irrite plus que tout le reste; vous me jurez un

amour éternel d'un air aussi gai que si vous disiez la chose du monde la plus plaisante.

Dites, dites, volage, est-ce là le caractère d'une passion violente réduite à se combattre elle-

même? et si vous aviez le moindre désir à vaincre, la contrainte n'étoufferait-elle pas au moins

l'enjouement? Oh! que vous étiez bien plus aimable quand vous étiez moins belle! que je

regrette cette pâleur touchante, précieux gage du bonheur d'un amant! et que je hais l'indiscrète

santé que vous avez recouvrée aux dépens de mon repos! Oui, j'aimerais mieux vous voir malade

encore que cet air content, ces yeux brillants, ce teint fleuri, qui m'outragent. Avez-vous oublié

sitôt que vous n'étiez pas ainsi quand vous imploriez ma clémence? Julie, Julie, que cet amour si

vif est devenu tranquille en peu de temps!

Mais ce qui m'offense plus encore, c'est qu'après vous être remise à ma discrétion, vous

paraissez vous en défier, et que vous fuyez les dangers comme s'il vous en restait à craindre. Est-

ce ainsi que vous honorez ma retenue, et mon inviolable respect méritait-il cet affront de votre

part? Bien loin que le départ de votre père nous ait laissé plus de liberté, à peine peut-on vous

voir seule. Votre inséparable cousine ne vous quitte plus. Insensiblement nous allons reprendre

nos premières manières de vivre et notre ancienne circonspection, avec cette unique différence

qu'alors elle vous était à charge, et qu'elle vous plaît maintenant.

Quel sera donc le prix d'un si pur hommage, si votre estime ne l'est pas, et de quoi me sert

l'abstinence éternelle et volontaire de ce qu'il y a de plus doux au monde, si celle qui l'exige ne

m'en sait aucun gré? Certes, je suis las de souffrir inutilement et de me condamner aux plus

dures privations sans en avoir même le mérite. Quoi! faut-il que vous embellissiez impunément,

tandis que vous me méprisez? Faut-il qu'incessamment mes yeux dévorent des charmes dont

jamais ma bouche n'ose approcher? Faut-il enfin que je m'ôte à moi-même toute espérance, sans

pouvoir au moins m'honorer d'un sacrifice aussi rigoureux? Non; puisque vous ne vous fiez pas

à ma foi, je ne veux plus la laisser vainement engagée: c'est une sûreté injuste que celle que vous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 21

tirez à la fois de ma parole et de vos précautions; vous êtes trop ingrate, ou je suis trop

scrupuleux, et je ne veux plus refuser de la fortune les occasions que vous n'aurez pu lui ôter.

Enfin, quoi qu'il en soit de mon sort, je sens que j'ai pris une charge au-dessus de mes forces.

Julie, reprenez la garde de vous-même; je vous rends un dépôt trop dangereux pour la fidélité du

dépositaire, et dont la défense coûtera moins à votre coeur que vous n'avez feint de la craindre.

Je vous le dis sérieusement: comptez sur vous, ou chassez-moi, c'est-à-dire ôtez-moi la vie. J'ai

pris un engagement téméraire. J'admire comment je l'ai pu tenir si longtemps; je sais que je le

dois toujours; mais je sens qu'il m'est impossible. On mérite de succomber quand on s'impose

de si périlleux devoirs. Croyez-moi, chère et tendre Julie, croyez-en ce coeur sensible qui ne vit

que pour vous; vous serez toujours respectée: mais je puis un instant manquer de raison, et

l'ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait horreur de sang-froid. Heureux de n'avoir

point trompé votre espoir, j'ai vaincu deux mois, et vous me devez le prix de deux siècles de

souffrances.

Lettre IX de Julie

J'entends: les plaisirs du vice et l'honneur de la vertu vous feraient un sort agréable. Est-ce là

votre morale?... Eh! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d'être généreux! Ne l'étiez-vous

donc que par artifice? La singulière marque d'attachement que de vous plaindre de ma santé!

Serait-ce que vous espériez voir mon fol amour achever de la détruire, et que vous m'attendiez

au moment de vous demander la vie? ou bien, comptiez-vous de me respecter aussi longtemps

que je ferais peur, et de vous rétracter quand je deviendrais supportable? Je ne vois pas dans de

pareils sacrifices un mérite à tant faire valoir.

Vous me reprochez avec la même équité le soin que je prends de vous sauver des combats

pénibles avec vous-même, comme si vous ne deviez pas plutôt m'en remercier. Puis vous vous

rétractez de l'engagement que vous avez pris comme d'un devoir trop à charge; en sorte que,

dans la même lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop de peine, et de ce que vous n'en

avez pas assez. Pensez-y mieux, et tâchez d'être d'accord avec vous pour donner à vos prétendus

griefs une couleur moins frivole; ou plutôt, quittez toute cette dissimulation qui n'est pas dans

votre caractère. Quoi que vous puissiez dire, votre coeur est plus content du mien qu'il ne feint

de l'être: ingrat, vous savez trop qu'il n'aura jamais tort avec vous! Votre lettre même vous

dément par son style enjoué, et vous n'auriez pas tant d'esprit si vous étiez moins tranquille. En

voilà trop sur les vains reproches qui vous regardent; passons à ceux qui me regardent moi-

même, et qui semblent d'abord mieux fondés.

Je le sens bien, la vie égale et douce que nous menons depuis deux mois ne s'accorde pas avec ma

déclaration précédente, et j'avoue que ce n'est pas sans raison que vous êtes surpris de ce

contraste. Vous m'avez d'abord vue au désespoir, vous me trouvez à présent trop paisible; de là

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Julie ou La nouvelle Héloïse 22

vous accusez mes sentiments d'inconstance et mon coeur de caprice. Ah! mon ami, ne le jugez-

vous point trop sévèrement? Il faut plus d'un jour pour le connaître: attendez et vous trouverez

peut-être que ce coeur qui vous aime n'est pas indigne du vôtre.

Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j'éprouvai les premières atteintes du sentiment qui

m'unit à vous, vous jugeriez du trouble qu'il dut me causer: j'ai été élevée dans des maximes si

sévères, que l'amour le plus pur me paraissait le comble du déshonneur. Tout m'apprenait ou me

faisait croire qu'une fille sensible était perdue au premier mot tendre échappé de sa bouche; mon

imagination troublée confondait le crime avec l'aveu de la passion; et j'avais une si affreuse idée

de ce premier pas, qu'à peine voyais-je au delà nul intervalle jusqu'au dernier. L'excessive

défiance de moi-même augmenta mes alarmes; les combats de la modestie me parurent ceux de

la chasteté; je pris le tourment du silence pour l'emportement des désirs. Je me crus perdue

aussitôt que j'aurais parlé, et cependant il fallait parler où vous perdre. Ainsi, ne pouvant plus

déguiser mes sentiments, je tâchai d'exciter la générosité des vôtres, et, me fiant plus à vous qu'à

moi, je voulus, en intéressant votre honneur à ma défense, me ménager des ressources dont je

me croyais dépourvue.

J'ai reconnu que je me trompais; je n'eus pas parlé, que je me trouvai soulagée; vous n'eûtes pas

répondu, que je me sentis tout à fait calme: et deux mois d'expérience m'ont appris que mon

coeur trop tendre a besoin d'amour, mais que mes sens n'ont aucun besoin d'amant. Jugez, vous

qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse découverte. Sortie de cette profonde

ignominie où mes terreurs m'avaient plongée, je goûte le plaisir délicieux d'aimer purement. Cet

état fait le bonheur de ma vie; mon humeur et ma santé s'en ressentent; à peine puis-je en

concevoir un plus doux, et l'accord de l'amour et de l'innocence me semble être le paradis sur la

terre.

Dès lors je ne vous craignis plus; et, quand je pris soin d'éviter la solitude avec vous, ce fut

autant pour vous que pour moi: car vos yeux et vos soupirs annonçaient plus de transports que

de sagesse; et si vous eussiez oublié l'arrêt que vous avez prononcé vous-même, je ne l'aurais pas

oublié.

Ah! mon ami, que ne puis-je faire passer dans votre âme le sentiment de bonheur et de paix qui

règne au fond de la mienne! Que ne puis-je vous apprendre à jouir tranquillement du plus

délicieux état de la vie! Les charmes de l'union des coeurs se joignent pour nous à ceux de

l'innocence: nulle crainte, nulle honte ne trouble notre félicité; au sein des vrais plaisirs de

l'amour, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.

E v'é il piacere con l'onestade accanto.

Je ne sais quel triste pressentiment s'élève dans mon sein, et me crie que nous jouissons du seul

temps heureux que le ciel nous ait destiné. Je n'entrevois dans l'avenir qu'absence, orages,

troubles, contradictions: la moindre altération à notre situation présente me paraît ne pouvoir

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Julie ou La nouvelle Héloïse 23

être qu'un mal. Non, quand un lien plus doux nous unirait à jamais, je ne sais si l'excès du

bonheur n'en deviendrait pas bientôt la ruine. Le moment de la possession est une crise de

l'amour, et tout changement est dangereux au nôtre. Nous ne pouvons plus qu'y perdre.

Je t'en conjure, mon tendre et unique ami, tâche de calmer l'ivresse des vains désirs que suivent

toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Goûtons en paix notre situation présente. Tu te plais

à m'instruire, et tu sais trop si je me plais à recevoir tes leçons. Rendons-les encore plus

fréquentes; ne nous quittons qu'autant qu'il faut pour la bienséance; employons à nous écrire les

moments que nous ne pouvons passer à nous voir, et profitons d'un temps précieux, après

lequel peut-être nous soupirerons un jour. Ah! puisse notre sort, tel qu'il est, durer autant que

notre vie! L'esprit s'orne, la raison s'éclaire, l'âme se fortifie, le coeur jouit: que manque-t-il à

notre bonheur?

Lettre X à Julie

Que vous avez raison, ma Julie, de dire que je ne vous connais pas encore! Toujours je crois

connaître tous les trésors de votre belle âme, et toujours j'en découvre de nouveaux. Quelle

femme jamais associa comme vous la tendresse à la vertu, et, tempérant l'une par l'autre, les

rendit toutes deux plus charmantes? Je trouve je ne sais quoi d'aimable et d'attrayant dans cette

sagesse qui me désole; et vous ornez avec tant de grâce les privations que vous m'imposez, qu'il

s'en faut peu que vous ne me les rendiez chères.

Je le sens chaque jour davantage, le plus grand des biens est d'être aimé de vous; il n'y en a point,

il n'y en peut avoir qui l'égale, et s'il fallait choisir entre votre coeur et votre possession même,

non, charmante Julie, je ne balancerais pas un instant. Mais d'où viendrait cette amère

alternative, et pourquoi rendre incompatible ce que la nature a voulu réunir? Le temps est

précieux, dites-vous; sachons en jouir tel qu'il est, et gardons-nous par notre impatience d'en

troubler le paisible cours. Eh! qu'il passe et qu'il soit heureux! Pour profiter d'un état aimable,

faut-il en négliger un meilleur, et préférer le repos à la félicité suprême? Ne perd-on pas tout le

temps qu'on peut mieux employer? Ah! si l'on peut vivre mille ans en un quart d'heure, à quoi

bon compter tristement les jours qu'on aura vécu?

Tout ce que vous dites du bonheur de notre situation présente est incontestable; je sens que

nous devons être heureux, et pourtant je ne le suis pas. La sagesse a beau parler par votre

bouche, la voix de la nature est la plus forte. Le moyen de lui résister quand elle s'accorde à la

voix du coeur? Hors vous seule, je ne vois rien dans ce séjour terrestre qui soit digne d'occuper

mon âme et mes sens: non, sans vous la nature n'est plus rien pour moi; mais son empire est

dans vos yeux, et c'est là qu'elle est invincible.

Il n'en est pas ainsi de vous, céleste Julie; vous vous contentez de charmer nos sens, et n'êtes

point en guerre avec les vôtres. Il semble que des passions humaines soient au-dessous d'une

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Julie ou La nouvelle Héloïse 24

âme si sublime: et comme vous avez la beauté des anges, vous en avez la pureté. O pureté que je

respecte en murmurant, que ne puis-je ou vous rabaisser ou m'élever jusqu'à vous! Mais non, je

ramperai toujours sur la terre, et vous verrai toujours briller dans les cieux. Ah! soyez heureuse

aux dépens de mon repos; jouissez de toutes vos vertus; périsse le vil mortel qui tentera jamais

d'en souiller une! Soyez heureuse; je tâcherai d'oublier combien je suis à plaindre, et je tirerai de

votre bonheur même la consolation de mes maux. Oui, chère amante, il me semble que mon

amour est aussi parfait que son adorable objet; tous les désirs enflammés par vos charmes

s'éteignent dans les perfections de votre âme; je la vois si paisible, que je n'ose en troubler la

tranquillité. Chaque fois que je suis tenté de vous dérober la moindre caresse, si le danger de

vous offenser me retient, mon coeur me retient encore plus par la crainte d'altérer une félicité si

pure; dans le prix des biens où j'aspire, je ne vois plus que ce qu'ils vous peuvent coûter; et, ne

pouvant accorder mon bonheur avec le vôtre, jugez comment j'aime, c'est au mien que j'ai

renoncé.

Que d'inexplicables contradictions dans les sentiments que vous m'inspirez! Je suis à la fois

soumis et téméraire, impétueux et retenu; je ne saurais lever les yeux sur vous sans éprouver des

combats en moi-même. Vos regards, votre voix, portent au coeur, avec l'amour, l'attrait touchant

de l'innocence; c'est un charme divin qu'on aurait regret d'effacer. Si j'ose former des voeux

extrêmes, ce n'est plus qu'en votre absence; mes désirs, n'osant aller jusqu'à vous, s'adressent à

votre image, et c'est sur elle que je me venge du respect que je suis contraint de vous porter.

Cependant je languis et me consume; le feu coule dans mes veines; rien ne saurait l'éteindre ni le

calmer et je l'irrite en voulant le contraindre. Je dois être heureux, je le suis, j'en conviens; je ne

me plains point de mon sort; tel qu'il est je n'en changerais pas avec les rois de la terre.

Cependant un mal réel me tourmente, je cherche vainement à le fuir; je ne voudrais point

mourir, et toutefois je me meurs; je voudrais vivre pour vous, et c'est vous qui m'ôtez la vie.

Lettre XI de Julie

Mon ami, je sens que je m'attache à vous chaque jour davantage; je ne puis plus me séparer de

vous; la moindre absence m'est insupportable, et il faut que je vous voie ou que je vous écrive,

afin de m'occuper de vous sans cesse.

Ainsi mon amour s'augmente avec le vôtre; car je connais à présent combien vous m'aimez, par

la crainte réelle que vous avez de me déplaire, au lieu que vous n'en aviez d'abord qu'une

apparence pour mieux venir à vos fins. Je sais fort bien distinguer en vous l'empire que le coeur a

su prendre, du délire d'une imagination échauffée; et je vois cent fois plus de passion dans la

contrainte où vous êtes que dans vos premiers emportements. Je sais bien aussi que votre état,

tout gênant qu'il est, n'est pas sans plaisirs. Il est doux pour un véritable amant de faire des

sacrifices qui lui sont tous comptés, et dont aucun n'est perdu dans le coeur de ce qu'il aime.

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Qui sait même si, connaissant ma sensibilité, vous n'employez pas, pour me séduire, une adresse

mieux entendue? Mais non, je suis injuste, et vous n'êtes pas capable d'user d'artifice avec moi.

Cependant, si je suis sage, je me défierai plus encore de la pitié que de l'amour. Je me sens mille

fois plus attendrie par vos respects que par vos transports, et je crains bien qu'en prenant le

parti le plus honnête, vous n'ayez pris enfin le plus dangereux.

Il faut que je vous dise, dans l'épanchement de mon coeur, une vérité qu'il sent fortement, et

dont le vôtre doit vous convaincre: c'est qu'en dépit de la fortune, des parents et de nous-mêmes,

nos destinées sont à jamais unies, et que nous ne pouvons plus être heureux ou malheureux

qu'ensemble. Nos âmes se sont pour ainsi dire touchées par tous les points, et nous avons

partout senti la même cohérence. (Corrigez-moi, mon ami, si j'applique mal vos leçons de

physique.) Le sort pourra bien nous séparer, mais non pas nous désunir. Nous n'aurons plus

que les mêmes plaisirs et les mêmes peines; et comme ces aimants dont vous me parliez, qui ont,

dit-on, les mêmes mouvements en différents lieux, nous sentirions les mêmes choses aux deux

extrémités du monde.

Défaites-vous donc de l'espoir, si vous l'eûtes jamais de vous faire un bonheur exclusif, et de

l'acheter aux dépens du mien. N'espérez pas pouvoir être heureux si j'étais déshonorée, ni

pouvoir, d'un oeil satisfait, contempler mon ignominie et mes larmes. Croyez-moi, mon ami, je

connais votre coeur bien mieux que vous ne le connaissez. Un amour si tendre et si vrai doit

savoir commander aux désirs; vous en avez trop fait pour achever sans vous perdre, et ne pouvez

plus combler mon malheur sans faire le vôtre.

Je voudrais que vous pussiez sentir combien il est important pour tous deux que vous vous en

remettiez à moi du soin de notre destin commun. Doutez-vous que vous ne me soyez aussi cher

que moi-même? et pensez-vous qu'il pût exister pour moi quelque félicité que vous ne

partageriez pas? Non, mon ami; j'ai les mêmes intérêts que vous, et un peu plus de raison pour

les conduire. J'avoue que je suis la plus jeune; mais n'avez-vous jamais remarqué que si la raison

d'ordinaire est plus faible et s'éteint plus tôt chez les femmes, elle est aussi plus tôt formée,

comme un frêle tournesol croît et meurt avant un chêne? Nous nous trouvons dès le premier âge

chargées d'un si dangereux dépôt, que le soin de le conserver nous éveille bientôt le jugement; et

c'est un excellent moyen de bien voir les conséquences des choses, que de sentir vivement tous

les risques qu'elles nous font courir. Pour moi, plus je m'occupe de notre situation, plus je troue

que la raison vous demande ce que je vous demande au nom de l'amour. Soyez donc docile à sa

douce voix, et laissez-vous conduire, hélas! par un autre aveugle, mais qui tient au moins un

appui.

Je ne sais, mon ami, si nos coeurs auront le bonheur de s'entendre, et si vous partagerez, en

lisant cette lettre, la tendre émotion qui l'a dictée; je ne sais si nous pourrons jamais nous

accorder sur la manière de voir comme sur celle de sentir; mais je sais bien que l'avis de celui des

deux qui sépare le moins son bonheur du bonheur de l'autre est l'avis qu'il faut préférer.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 26

Lettre XII à Julie

Ma Julie, que la simplicité de votre lettre est touchante! Que j'y vois bien la sérénité d'une âme

innocente, et la tendre sollicitude de l'amour! Vos pensées s'exhalent sans art et sans peine; elles

portent au coeur une impression délicieuse que ne produit point un style apprêté. Vous donnez

des raisons invincibles d'un air si simple, qu'il y faut réfléchir pour en sentir la force; et les

sentiments élevés vous coûtent si peu, qu'on est tenté de les prendre pour des manières de

penser communes. Ah! oui, sans doute, c'est à vous de régler nos destins; ce n'est pas un droit

que je vous laisse, c'est un devoir que j'exige de vous, c'est une justice que je vous demande, et

votre raison me doit dédommager du mal que vous avez fait à la mienne. Dès cet instant je vous

remets pour ma vie l'empire de mes volontés; disposez de moi comme d'un homme qui n'est

plus rien pour lui-même, et dont tout l'être n'a de rapport qu'à vous. Je tiendrai, n'en doutez pas,

l'engagement que je prends, quoi que vous puissiez me prescrire. Ou j'en vaudrai mieux, ou

vous en serez plus heureuse, et je vois partout le prix assuré de mon obéissance. Je vous remets

donc sans réserve le soin de notre bonheur commun; faites le vôtre, et tout est fait. Pour moi; qui

ne puis ni vous oublier un instant, ni penser à vous sans des transports qu'il faut vaincre, je vais

m'occuper uniquement des soins que vous m'avez imposés.

Depuis un an que nous étudions ensemble, nous n'avons guère fait que des lectures sans ordre

et presque au hasard, plus pour consulter votre goût que pour l'éclairer: d'ailleurs tant de trouble

dans l'âme ne nous laissait guère de liberté d'esprit. Les yeux étaient mal fixés sur le livre; la

bouche en prononçait les mots; l'attention manquait toujours. Votre petite cousine, qui n'était

pas si préoccupée, nous reprochait notre peu de conception, et se faisait un honneur facile de

nous devancer. Insensiblement elle est devenue le maître du maître; et quoique nous ayons

quelquefois ri de ses prétentions, elle est au fond la seule des trois qui sait quelque chose de tout

ce que nous avons appris.

Pour regagner donc le temps perdu (ah! Julie, en fut-il jamais de mieux employé?), j'ai imaginé

une espèce de plan qui puisse réparer par la méthode le tort que les distractions ont fait au

savoir. Je vous l'envoie; nous le lirons tantôt ensemble, et je me contente d'y faire ici quelques

légères observations.

Si nous voulions, ma charmante amie, nous charger d'un étalage d'érudition, et savoir pour les

autres plus que pour nous, mon système ne vaudrait rien; car il tend toujours à tirer peu de

beaucoup de choses, et à faire un petit recueil d'une grande bibliothèque. La science est dans la

plupart de ceux qui la cultivent une monnaie dont on fait grand cas, qui cependant n'ajoute au

bien-être qu'autant qu'on la communique, et n'est bonne que dans le commerce. Otez à nos

savants le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n'amassent dans le cabinet

que pour répandre dans le public; ils ne veulent être sages qu'aux yeux d'autrui; et ils ne se

soucieraient plus de l'étude s'ils n'avaient plus d'admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de

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nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre

usage; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup à nos

lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien

digérer; je pense que quand on a une fois l'entendement ouvert par l'habitude de réfléchir, il vaut

toujours mieux trouver de soi-même les choses qu'on trouverait dans les livres; c'est le vrai

secret de les bien mouler à sa tête, et de se les approprier: au lieu qu'en les recevant telles qu'on

nous les donne, c'est presque toujours sous une forme qui n'est pas la nôtre. Nous sommes plus

riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l'emprunt et à la quête; on nous

apprend à nous servir du bien d'autrui plutôt que du nôtre; ou plutôt, accumulant sans cesse,

nous n'osons toucher à rien: nous sommes comme ces avares qui ne songent qu'à remplir leurs

greniers, et dans le sein de l'abondance se laissent mourir de faim.

Il y a, je l'avoue, bien des gens qui cette méthode serait fort nuisible, et qui ont besoin de

beaucoup lire et peu méditer, parce qu'ayant la tête mal faite ils ne rassemblent rien de si

mauvais que ce qu'ils produisent d'eux-mêmes. Je vous recommande tout le contraire, à vous qui

mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, et dont l'esprit actif fait sur le livre un

autre livre, quelquefois meilleur que le premier. Nous nous communiquerons donc nos idées; je

vous dirai ce que les autres auront pensé, vous me direz sur le même sujet ce que vous pensez

vous-même, et souvent après la leçon j'en sortirai plus instruit que vous.

Moins vous aurez de lecture à faire, mieux il faudra la choisir, et voici les raisons de mon choix.

La grande erreur de ceux qui étudient est, comme je viens de vous dire, de se fier trop à leurs

livres, et de ne pas tirer assez de leur fonds; sans songer que de tous les sophistes, notre propre

raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins. Sitôt qu'on veut rentrer en soi-même,

chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau; nous n'avons pas besoin qu'on nous

apprenne à connaître ni l'un ni l'autre, et l'on ne s'en impose là-dessus qu'autant qu'on s'en veut

imposer. Mais les exemples du très bon et du très beau sont plus rares et moins connus; il les

faut aller chercher loin de nous. La vanité, mesurant les forces de la nature sur notre faiblesse,

nous fait regarder comme chimériques les qualités que nous ne sentons pas en nous-mêmes; la

paresse et le vice s'appuient sur cette prétendue impossibilité; et ce qu'on ne voit pas tous les

jours, l'homme faible prétend qu'on ne le voit jamais. C'est cette erreur qu'il faut détruire, ce

sont ces grands objets qu'il faut s'accoutumer à sentir et à voir, afin de s'ôter tout prétexte de ne

les pas imiter. L'âme s'élève, le coeur s'enflamme à la contemplation de ces divins modèles; à

force de les considérer, on cherche à leur devenir semblable, et l'on ne souffre plus rien de

médiocre sans un dégoût mortel.

N'allons donc pas chercher dans les livres des principes et des règles que nous trouvons plus

sûrement au dedans de nous. Laissons là toutes ces vaines disputes des philosophes sur le

bonheur et sur la vertu; employons à nous rendre bons et heureux le temps qu'ils perdent à

chercher comment on doit l'être, et proposons-nous de grands exemples à imiter, plutôt que de

vains systèmes à suivre.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 28

J'ai toujours cru que le bon n'était que le beau mis en action, que l'un tenait intimement à l'autre,

et qu'ils avaient tous deux une source communes dans la nature bien ordonnée. Il suit de cette

idée que le goût se perfectionne par les mêmes moyens que la sagesse, et qu'une âme bien

touchée des charmes de la vertu doit à proportion être aussi sensible à tous les autres genres de

beautés. On s'exerce à voir comme à sentir, ou plutôt une vue exquise n'est qu'un sentiment

délicat et fin. C'est ainsi qu'un peintre, à l'aspect d'un beau paysage ou devant un beau tableau,

s'extasie à des objets qui ne sont pas même remarqués d'un spectateur vulgaire. Combien de

choses qu'on n'aperçoit que par sentiment et dont il est impossible de rendre raison! Combien

de ces je ne sais quoi qui reviennent si fréquemment, et dont le goût seul décide! Le goût est en

quelque manière le microscope du jugement; c'est lui qui met les petits objets à sa portée, et ses

opérations commencent où s'arrêtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver?

s'exercer à voir ainsi qu'à sentir, et à juger du beau par inspection comme du bon par sentiment.

Non, je soutiens qu'il n'appartient pas même à tous les coeurs d'être émus au premier regard de

Julie.

Voilà, ma charmante écolière, pourquoi je borne toutes vos études à des livres de goût et de

moeurs; voilà pourquoi, tournant toute ma méthode en exemples, je ne vous donne point d'autre

définition des vertus qu'un tableau des gens vertueux, ni d'autres règles pour bien écrire que les

livres qui sont bien écrits.

Ne soyez donc pas surprise des retranchements que je fais à vos précédentes lectures; je suis

convaincu qu'il faut les resserrer pour les rendre utiles, et je vois tous les jours mieux que tout ce

qui ne dit rien à l'âme n'est pas digne de vous occuper. Nous allons supprimer les langues, hors

l'italienne que vous savez et que vous aimez; nous laisserons là nos éléments d'algèbre et de

géométrie; nous quitterions même la physique, si les termes qu'elle vous fournit m'en laissaient

le courage; nous renoncerons pour jamais à l'histoire moderne, excepté celle de notre pays,

encore n'est-ce que parce que c'est un pays libre et simple, où l'on trouve des hommes antiques

dans les temps modernes; car ne vous laissez pas éblouir par ceux qui disent que l'histoire la plus

intéressante pour chacun est celle de son pays. Cela n'est pas vrai. Il y a des pays dont l'histoire

ne peut pas même être lue, à moins qu'on ne soit imbécile ou négociateur. L'histoire la plus

intéressante est celle où l'on trouve le plus d'exemples de moeurs, de caractères de toute espèce,

en un mot le plus d'instruction. Ils vous diront qu'il y a autant de tout cela parmi nous que

parmi les anciens. Cela n'est pas vrai. Ouvrez leur histoire et faites-les taire. Il y a des peuples

sans physionomie auxquels il ne faut point de peintres; il y a des gouvernements sans caractère

auxquels il ne faut point d'historiens, et où, sitôt qu'on sait quelle place un homme occupe, on

sait d'avance tout ce qu'il y fera. Ils diront que ce sont les bons historiens qui nous manquent;

mais demandez-leur pourquoi. Cela n'est pas vrai. Donnez matière à de bonnes histoires, et les

bons historiens se trouveront. Enfin ils diront que les hommes de tous les temps se ressemblent,

qu'ils ont les mêmes vertus et les mêmes vices; qu'on n'admire les anciens que parce qu'ils sont

anciens. Cela n'est pas vrai non plus; car on faisait autrefois de grandes choses avec de petits

moyens, et l'on fait aujourd'hui tout le contraire. Les anciens étaient contemporains de leurs

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historiens, et nous ont pourtant appris à les admirer: assurément, si la postérité jamais admire

les nôtres, elle ne l'aura pas appris de nous.

J'ai laissé, par égard pour votre inséparable cousine, quelques livres de petite littérature que je

n'aurais pas laissés pour vous; hors de Pétrarque, le Tasse, le Métastase, et les maîtres du théâtre

français, je n'y mêle ni poète, ni livres d'amour, contre l'ordinaire des lectures consacrées à votre

sexe. Qu'appendrions-nous de l'amour dans ces livres? Ah! Julie, notre coeur nous en dit plus

qu'eux et le langage imité des livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même!

D'ailleurs ces études énervent l'âme, la jettent dans la mollesse, et lui ôtent tout son ressort. Au

contraire, l'amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments,

et les anime d'une vigueur nouvelle. C'est pour cela qu'on a dit que l'amour faisait des héros.

Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante!

Lettre XIII de Julie

Je vous le disais bien que nous étions heureux; rien ne me l'apprend mieux que l'ennui que

j'éprouve au moindre changement d'état. Si nous avions des peines bien vives, une absence de

deux jours nous en ferait-elle tant? Je dis nous, car je sais que mon ami partage mon impatience;

il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-même: je n'ai plus besoin qu'il me

dise ces choses-là.

Nous ne sommes à la campagne que d'hier au soir: il n'est pas encore l'heure où je vous verrais à

la ville, et cependant mon déplacement me fait déjà trouver votre absence plus insupportable. Si

vous ne m'aviez pas défendu la géométrie, je vous dirais que mon inquiétude est en raison

composée des intervalles du temps et du lieu; tant je trouve que l'éloignement ajoute au chagrin

de l'absence!

J'ai apporté votre lettre et votre plan d'études pour méditer l'une et l'autre, et j'ai déjà relu deux

fois la première: la fin m'en touche extrêmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le véritable

amour, puisqu'il ne vous a point ôté le goût des choses honnêtes, et que vous savez encore dans

la partie la plus sensible de votre coeur faire des sacrifices à la vertu. En effet, employer la voie de

l'instruction pour corrompre une femme est de toutes les séductions la plus condamnable; et

vouloir attendrir sa maîtresse à l'aide des romans est avoir bien peu de ressources en soi-même.

Si vous eussiez plié dans vos leçons la philosophie à vos vues, si vous eussiez tâché d'établir des

maximes favorables à votre intérêt, en voulant me tromper vous m'eussiez bientôt détrompée;

mais la plus dangereuse de vos séductions est de n'en point employer. Du moment que la soif

d'aimer s'empara de mon coeur, et que j'y sentis naître le besoin d'un éternel attachement, je ne

demandai point au ciel de m'unir à un homme aimable, mais à un homme qui eût l'âme belle; car

je sentais bien que c'est, de tous les agréments qu'on peut avoir, le moins sujet au dégoût, et que

la droiture et l'honneur ornent tous les sentiments qu'ils accompagnent. Pour avoir bien placé

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ma préférence, j'ai eu, comme Salomon, avec ce que j'avais demandé, encore ce que je ne

demandais pas. Je tire un bon augure pour mes autres voeux de l'accomplissement de celui-là, et

je ne désespère pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous méritez de

l'être. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux; les obstacles terribles: je n'ose rien me

promettre; mais croyez que tout ce que la patience et l'amour pourront faire ne sera pas oublié.

Continuez cependant à complaire en tout à ma mère, et préparez-vous, au retour de mon père,

qui se retire enfin tout à fait après trente ans de service, à supporter les hauteurs d'un vieux

gentilhomme brusque, mais plein d'honneur, qui vous aimera sans vous caresser, et vous

estimera sans le dire.

J'ai interrompu ma lettre pour m'aller promener dans des bocages qui sont près de notre

maison. O mon doux ami! je t'y conduisais avec moi, ou plutôt je t'y portais dans mon sein. Je

choisissais les lieux que nous devions parcourir ensemble; j'y marquais des asiles dignes de nous

retenir; nos coeurs s'épanchaient d'avance dans ces retraites délicieuses; elles ajoutaient au

plaisir que nous goûtions d'être ensemble; elles recevaient à leur tour un nouveaux prix du

séjour de deux vrais amants, et je m'étonnais de n'y avoir point remarqué seule les beautés que

j'y trouvais avec toi.

Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les

autres, dans lequel je me plais davantage, et où, par cette raison, je destine une petite surprise à

mon ami. Il ne sera pas dit qu'il aura toujours de la déférence, et moi jamais de générosité: c'est

là que je veux lui faire sentir, malgré les préjugés vulgaires, combien ce que le coeur donne vaut

mieux que ce qu'arrache l'importunité. Au reste, de peur que votre imagination vive ne se mette

un peu trop en frais, je dois vous prévenir que nous n'irons point ensemble dans le bosquet sans

l'inséparable cousine.

A propos d'elle, il est décidé, si cela ne vous fâche pas trop, que vous viendrez nous voir lundi.

Ma mère enverra sa calèche à ma cousine; vous vous rendrez chez elle à dix heures; elle vous

amènera; vous passerez la journée avec nous, et nous nous en retournerons tous ensemble le

lendemain après le dîner.

J'en étais ici de ma lettre quand j'ai réfléchi que je n'avais pas pour vous la remettre les mêmes

commodités qu'à la ville. J'avais d'abord pensé de vous renvoyer un de vos livres par Gustin, le

fils du jardinier, et de mettre à ce livre une couverture de papier, dans laquelle j'aurais inséré ma

lettre; mais, outre qu'il n'est pas sûr que vous vous avisassiez de la chercher, ce serait une

imprudence impardonnable d'exposer à des pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc

me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, et je garderai la

lettre pour vous la donner à vous-même. Aussi bien j'aurais un peu de souci qu'il n'y eût trop de

commentaires sur le mystère du bosquet.

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Lettre XIV à Julie

Qu'as-tu fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? tu voulais me récompenser, et tu m'as perdu. Je suis

ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser

mortel. Tu voulais soulager mes maux! Cruelle! tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur

tes lèvres; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta pitié me fait mourir.

O souvenir immortel de cet instant d'illusion, de délire et d'enchantement, jamais, jamais tu ne

t'effaceras de mon âme; et tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce coeur agité

me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie!

Hélas! je jouissais d'une apparente tranquillité; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurais

plus d'un sort auquel tu daignais présider. J'avais dompté les fougueuses saillies d'une

imagination téméraire; j'avais couvert mes regards d'un voile, et mis une entrave à mon coeur;

mes désirs n'osaient plus s'échapper qu'à demi; j'étais aussi content que je pouvais l'être. Je

reçois ton billet, je vole chez ta cousine; nous nous rendons à Clarens, je t'aperçois, et mon sein

palpite; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle; je t'aborde comme transporté, et

j'avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On

parcourt le jardin, l'on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n'ose lire

devant ce redoutable témoin; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois: le

reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n'imaginait pas même un état plus doux que le

mien.

En approchant du bosquet, j'aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d'intelligence,

vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec

surprise ta cousine s'approcher de moi, et, d'un air plaisamment suppliant, me demander un

baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j'embrassai cette charmante amie; et, tout aimable,

toute piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que

le coeur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis... la main me tremble...

un doux frémissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... se poser, se presser sur la

mienne, et mon corps serré dans tes bras! Non, le feu du ciel n'est pas plus vif ni plus prompt

que celui qui vint à l'instant m'embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous

ce toucher délicieux. Le feu s'exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes, et mon coeur se

mourait sous le poids de la volupté, quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux,

t'appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon

bonheur ne fut qu'un éclair.

A peine sais-je ce qui m'est arrivé depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'ai reçue

ne peut plus s'effacer. Une faveur?... c'est un tourment horrible... Non, garde tes baisers, je ne les

saurais supporter... ils sont trop âcres, trop pénétrants; ils percent, ils brûlent jusqu'à la moelle...

ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jeté dans un égarement dont je ne puis plus

revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois

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réprimante et sévère; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un

instant. O Julie! quelque sort que m'annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque

traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l'état où je suis, et je sens qu'il

faut enfin que j'expire à tes pieds... ou dans tes bras.

Lettre XV de Julie

Il est important, mon ami, que nous nous séparions pour quelque temps, et c'est ici la première

épreuve de l'obéissance que vous m'avez promise. Si je l'exige en cette occasion, croyez que j'en

ai des raisons très fortes: il faut bien, et vous le savez trop, que j'en aie pour m'y résoudre; quant

à vous, vous n'en avez pas besoin d'autre que ma volonté.

Il y a longtemps que vous avez un voyage à faire en Valais. Je voudrais que vous pussiez

l'entreprendre à présent qu'il ne fait pas encore froid. Quoique l'automne soit encore agréable

ici, vous voyez déjà blanchir la pointe de la Dent-de-Jamant, et dans six semaines je ne vous

laisserais pas faire ce voyage dans un pays si rude. Tâchez donc de partir dès demain: vous

m'écrirez à l'adresse que je vous envoie, et vous m'enverrez la vôtre quand vous serez arrivé à

Sion.

Vous n'avez jamais voulu me parler de l'état de vos affaires; mais vous n'êtes pas dans votre

patrie; je sais que vous y avez peu de fortune, et que vous ne faites que la déranger ici, où vous ne

resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu'une partie de votre bourse est dans la mienne,

et je vous envoie un léger acompte dans celle que renferme cette boîte, qu'il ne faut pas ouvrir

devant le porteur. Je n'ai garde d'aller au-devant des difficultés; je vous estime trop pour vous

croire capable d'en faire.

Je vous défends, non seulement de retourner sans mon ordre, mais de venir nous dire adieu.

Vous pouvez écrire à ma mère ou à moi, simplement pour nous avertir que vous êtes forcé de

partir sur-le-champ pour une affaire imprévue, et me donner, si vous voulez, quelques avis sur

mes lectures jusqu'à votre retour. Tout cela doit être fait naturellement et sans aucune apparence

de mystère. Adieu, mon ami; n'oubliez pas que vous emportez le coeur et le repos de Julie.

Lettre XVI. Réponse

Je relis votre terrible lettre, et frisonne à chaque ligne. J'obéirai pourtant, je l'ai promis, je le dois;

j'obéirai. Mais vous ne savez pas, non, barbare, vous ne saurez jamais ce qu'un tel sacrifice coûte

à mon coeur. Ah! vous n'aviez pas besoin de l'épreuve du bosquet pour me le rendre sensible.

C'est un raffinement de cruauté perdu pour votre âme impitoyable, et je puis au moins vous

défier de me rendre plus malheureux.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 33

Vous recevrez votre boîte dans le même état où vous l'avez envoyée. C'est trop d'ajouter

l'opprobre à la cruauté; si je vous ai laissée maîtresse de mon sort, je ne vous ai point laissée

l'arbitre de mon honneur. C'est un dépôt sacré (l'unique, hélas! qui me reste) dont jusqu'à la fin

de ma vie nul ne sera chargé que moi seul.

Lettre XVII. Réplique

Votre lettre me fait pitié; c'est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais écrite.

J'offense donc votre honneur, pour lequel je donnerais mille fois ma vie? J'offense donc ton

honneur, ingrat! qui m'as vue prête à t'abandonner le mien? Où est-il donc cet honneur que

j'offense? Dis-le-moi, coeur rampant, âme sans délicatesse. Ah! que tu es méprisable, si tu n'as

qu'un honneur, que Julie ne connaisse pas! Quoi! ceux qui veulent partager leur sort n'oseraient

partager leurs biens, et celui qui fait profession d'être à moi se tient outragé de mes dons! Et

depuis quand est-il vil de recevoir de ce qu'on aime? Depuis quand ce que le coeur donne

déshonore-t-il le coeur qui l'accepte? Mais on méprise un homme qui reçoit d'un autre: on

méprise celui dont les besoins passent la fortune. Et qui le méprise? des âmes abjectes qui

mettent l'honneur dans la richesse, et pèsent les vertus au poids de l'or. Est-ce dans ces basses

maximes qu'un homme de bien met son honneur et le préjugé même de la raison n'est-il pas en

faveur du plus pauvre?

Sans doute, il est des dons vils qu'un honnête homme ne peut accepter; mais apprenez qu'ils ne

déshonorent pas moins la main qui les offre, et qu'un don honnête à faire est toujours honnête à

recevoir; or, sûrement mon coeur ne me reproche pas celui-ci, il s'en glorifie. Je ne sache rien de

plus méprisable qu'un homme dont on achète le coeur et les soins, si ce n'est la femme qui les

paye; mais entre deux coeurs unis la communauté des biens est une justice et un devoir; et si je

me trouve encore en arrière de ce qui me reste de plus qu'à vous, j'accepte sans scrupule ce que je

réserve, et je vous dois ce que je ne vous ai pas donné. Ah! si les dons de l'amour sont à charge,

quel coeur jamais peut être reconnaissant?

Supposeriez-vous que je refuse à mes besoins ce que je destine à pourvoir aux vôtres? Je vais

vous donner du contraire une preuve sans réplique. C'est que la bourse que je vous renvoie

contient le double de ce qu'elle contenait la première fois, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de la

doubler encore. Mon père me donne pour mon entretien une pension, modique à la vérité, mais

à laquelle je n'ai jamais besoin de toucher, tant ma mère est attentive à pourvoir à tout, sans

compter que ma broderie et ma dentelle suffisent pour m'entretenir de l'une et de l'autre. Il est

vrai que je n'étais pas toujours aussi riche; les soucis d'une passion fatale m'ont fait depuis

longtemps négliger certains soins auxquels j'employais mon superflu: c'est une raison de plus

d'en disposer comme je fais; il faut vous humilier pour le mal dont vous êtes cause, et que

l'amour expie les fautes qu'il fait commettre.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 34

Venons à l'essentiel. Vous dites que l'honneur vous défend d'accepter mes dons. Si cela est, je

n'ai plus rien à dire, et je conviens avec vous qu'il ne vous est pas permis d'aliéner un pareil soin.

Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement, incontestablement, et sans vaine

subtilité; car vous savez que je hais les sophismes. Alors vous pouvez me rendre la bourse, je la

reprends sans me plaindre, et il n'en sera plus parlé.

Mais comme je n'aime ni les gens pointilleux ni le faux point d'honneur, si vous me renvoyez

encore une fois la boîte sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne

nous plus voir. Adieu; pensez-y.

Lettre XVIII à Julie

J'ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous: êtes-vous contente de

vos tyrannies, et vous ai-je assez obéi?

Je ne puis vous parler de mon voyage; à peine sais-je comment il s'est fait. J'ai mis trois jours à

faire vingt lieues; chaque pas qui m'éloignait de vous séparait mon corps de mon âme, et me

donnait un sentiment anticipé de la mort. Je voulais vous décrire ce que je verrais. Vain projet! Je

n'ai rien vu que vous, et ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes émotions que je viens

d'éprouver coup sur coup m'ont jeté dans des distractions continuelles; je me sentais toujours

où je n'étais point: à peine avais-je assez de présence d'esprit pour suivre et demander mon

chemin, et je suis arrivé à Sion sans être parti de Vevai.

C'est ainsi que j'ai trouvé le secret d'éluder votre rigueur et de vous voir sans vous désobéir. Oui,

cruelle, quoi que vous ayez su faire, vous n'avez pu me séparer de vous tout entier. Je n'ai traîné

dans mon exil que la moindre partie de moi-même: tout ce qu'il y a de vivant en moi demeure

auprès de vous sans cesse. Il erre impunément sur vos yeux, sur vos lèvres, sur votre sein, sur

tous vos charmes; il pénètre partout comme une vapeur subtile, et je suis plus heureux en dépit

de vous que je ne fus jamais de votre gré.

J'ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter; voilà ce qui me désole. Je ne suis

point à plaindre dans la solitude, où je puis m'occuper de vous et me transporter aux lieux où

vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m'est seule insupportable. Je vais faire

mal et vite pour être promptement libre, et pouvoir m'égarer à mon aise dans les lieux sauvages

qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on

n'y peut vivre avec vous.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 35

Lettre XIX à Julie

Rien ne m'arrête plus ici que vos ordres; cinq jours que j'y ai passés ont suffi et au delà pour mes

affaires; si toutefois on peut appeler des affaires celles où le coeur n'a point de part. Enfin vous

n'avez plus de prétexte, et ne pouvez me retenir loin de vous qu'afin de me tourmenter.

Je commence à être fort inquiet du sort de ma première lettre; elle fut écrite et mise à la poste en

arrivant: l'adresse en est fidèlement copiée sur celle que vous m'envoyâtes: je vous ai envoyé la

mienne avec le même soin, et si vous aviez fait exactement réponse, elle aurait déjà dû me

parvenir. Cette réponse pourtant ne vient point, et il n'y a nulle cause possible et funeste de son

retard que mon esprit troublé ne se figure. O ma Julie! que d'imprévues catastrophes peuvent en

huit jours rompre à jamais les plus doux liens du monde! Je frémis de songer qu'il n'y a pour moi

qu'un seul moyen d'être heureux et des millions d'être misérable. Julie, m'auriez-vous oublié?

Ah! c'est la plus affreuse de mes craintes! Je puis préparer ma constance aux autres malheurs,

mais toutes les forces de mon âme défaillent au seul soupçon de celui-là.

Je vois le peu de fondement de mes alarmes, et ne saurais les calmer. Le sentiment de mes maux

s'aigrit sans cesse loin de vous, et, comme si je n'en avais pas assez pour m'abattre, je m'en forge

encore d'incertains pour irriter tous les autres. D'abord mes inquiétudes étaient moins vives. Le

trouble d'un départ subit, l'agitation du voyage, donnaient le change à mes ennuis; ils se

raniment dans la tranquille solitude. Hélas! je combattais; un fer mortel a percé mon sein, et la

douleur ne s'es fait sentir que longtemps après la blessure.

Cent fois, en lisant des romans, j'ai ri des froides plaintes des amants sur l'absence. Ah! je ne

savais pas alors à quel point la vôtre un jour me serait insupportable! Je sens aujourd'hui

combien une âme paisible est peu propre à juger des passions, et combien il est insensé de rire

des sentiments qu'on n'a point éprouvés. Vous le dirai-je pourtant? Je ne sais quelle idée

consolante et douce tempère en moi l'amertume de votre éloignement, en songeant qu'il s'est

fait par votre ordre. Les maux qui me viennent de vous me sont moins cruels que s'ils m'étaient

envoyés par la fortune; s'ils servent à vous contenter, je ne voudrais pas ne les point sentir; ils

sont les garants de leur dédommagement, et je connais trop bien votre âme pour vous croire

barbare à pure perte.

Si vous voulez m'éprouver, je n'en murmure plus; il est juste que vous sachiez si je suis constant,

patient, docile, digne en un mot des biens que vous me réservez. Dieux! si c'était là votre idée, je

me plaindrais de trop peu souffrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeur une si douce attente,

inventez, s'il se peut, des maux mieux proportionnés à leur prix.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 36

Lettre XX de Julie

Je reçois à la fois vos deux lettres; et je vois, par l'inquiétude que vous marquez dans la seconde

sur le sort de l'autre, que, quand l'imagination prend les devants, la raison ne se hâte pas comme

elle, et souvent la laisse aller seule. Pensâtes-vous, en arrivant à Sion, qu'un courrier tout prêt

n'attendait pour partir que votre lettre, que cette lettre me serait remise en arrivant ici, et que les

occasions ne favoriseraient pas moins ma réponse? Il n'en va pas ainsi, mon bel ami. Vos deux

lettres me sont parvenues à la fois, parce que le courrier, qui ne passe qu'une fois la semaine,

n'est parti qu'avec la seconde. Il faut un certain temps pour distribuer les lettres; il en faut à mon

commissionnaire pour me rendre la mienne en secret, et le courrier ne retourne pas d'ici le

lendemain du jour qu'il est arrivé. Ainsi, tout bien calculé, il nous faut huit jours, quand celui du

courrier est bien choisi, pour recevoir réponse l'un de l'autre; ce que je vous explique afin de

calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacité. Tandis que vous déclamez contre la

fortune et ma négligence, vous voyez que je m'informe adroitement de tout ce qui peut assurer

notre correspondance et prévenir vos perplexités. Je vous laisse à décider de quel côté sont les

plus tendres soins.

Ne parlons plus de peines, mon bon ami; ah! respectez et partagez plutôt le plaisir que j'éprouve,

après huit mois d'absence, de revoir le meilleur des pères! Il arriva jeudi au soir, et je n'ai songé

qu'à lui depuis cet heureux moment. O toi que j'aime le mieux au monde après les auteurs de

mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contrister mon âme, et troubler les

premiers plaisirs d'une famille réunie? Tu voudrais que mon coeur s'occupât de toi sans cesse;

mais, dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fille dénaturée à qui les feux de l'amour feraient

oublier les droits du sang, et que les plaintes d'un amant rendraient insensibles aux caresses

d'un père? Non, mon digne ami, n'empoisonne point par d'injustes reproches l'innocente joie

que m'inspire un si doux sentiment. Toi dont l'âme est si tendre et si sensible, ne conçois-tu

point quel charme c'est de sentir, dans ces purs et sacrés embrassements, le sein d'un père

palpiter d'aise contre celui de sa fille? Ah! crois-tu qu'alors le coeur puisse un moment se

partager, et rien dérober à la nature?

Sol che son figlia io mi rammento adesso.

Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu'on a une fois aimé? Non,

les impressions plus vives, qu'on suit quelques instants, n'effacent pas pour cela les autres. Ce

n'est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n'est point sans plaisir que je vous verrais de

retour. Mais... Prenez patience ainsi que moi, puisqu'il le faut, sans en demander davantage.

Soyez sûr que je vous rappellerai le plus tôt qu'il me sera possible; et pensez que souvent tel qui

se plaint bien haut de l'absence n'est pas celui qui en souffre le plus.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 37

Lettre XXI à Julie

Que j'ai souffert en la recevant, cette lettre souhaitée avec tant d'ardeur! J'attendais le courrier à

la poste. A peine le paquet était-il ouvert que je me nomme; je me rends importun: on me dit

qu'il y a une lettre, je tressaille; je la demande agité d'une mortelle impatience; je la reçois enfin.

Julie, j'aperçois les traits de ta main adorée! La mienne tremble en s'avançant pour recevoir ce

précieux dépôt. Je voudrais baiser mille fois ces sacrés caractère. O circonspection d'un amour

craintif! Je n'ose porter la lettre à ma bouche, ni l'ouvrir devant tant de témoins. Je me dérobe à

la hâte; mes genoux tremblaient sous moi; mon émotion croissante me laisse à peine apercevoir

mon chemin; j'ouvre la lettre au premier détour: je la parcours, je la dévore; et à peine suis-je à

ces lignes où tu peins si bien les plaisirs de ton coeur en embrassant ce respectable père, que je

fonds en larmes; on me regarde, j'entre dans une allée pour échapper aux spectateurs; là je

partage ton attendrissement; j'embrasse avec transport cet heureux père que je connais à peine;

et, la voix de la nature me rappelant au mien, je donne de nouvelles pleurs à sa mémoire honorée.

Et que vouliez-vous apprendre, incomparable fille, dans mon vain et triste savoir? Ah! c'est de

vous qu'il faut apprendre tout ce qui peut entrer de bon, d'honnête, dans une âme humaine, et

surtout ce divin accord de la vertu, de l'amour et de la nature, qui ne se trouve jamais qu'en vous.

Non, il n'y a point d'affection saine qui n'ait sa place dans votre coeur, qui ne s'y distingue par la

sensibilité qui vous est propre; et, pour savoir moi-même régler le mien, comme j'ai soumis

toutes mes actions à vos volontés, je vois bien qu'il faut soumettre encore tous mes sentiments

aux vôtres.

Quelle différence pourtant de votre état au mien, daignez le remarquer! Je ne parle point du rang

et de la fortune, l'honneur et l'amour doivent en cela suppléer à tout. Mais vous êtes environnée

de gens que vous chérissez et qui vous adorent: les soins d'une tendre mère, d'un père dont vous

êtes l'unique espoir; l'amitié d'une cousine qui semble ne respirer que par vous; toute une famille

dont vous faites l'ornement; une ville entière fière de vous avoir vue naître: tout occupe et

partage votre sensibilité; et ce qu'il en reste à l'amour n'est que la moindre partie de ce que lui

ravissent les droits du sang et de l'amitié. Mais moi, Julie, hélas! errant, sans famille, et presque

sans patrie, je n'ai que vous sur la terre, et l'amour seul me tient lieu de tout. Ne soyez donc pas

surprise si, bien que votre âme soit la plus sensible, la mienne sait le mieux aimer; et si, vous

cédant en tant de choses, j'emporte au moins le prix de l'amour.

Ne craignez pourtant pas que je vous importune encore de mes indiscrètes plaintes. Non, je

respecterai vos plaisirs, et pour eux-mêmes qui sont si purs, et pour vous qui les ressentez. Je

m'en formerai dans l'esprit le touchant spectacle, je les partagerai de loin; et ne pouvant être

heureux de ma propre félicité, je le serai de la vôtre. Quelles que soient les raisons qui me

tiennent éloigné de vous, je les respecte; et que me servirait de les connaître, si, quand je devrais

les désapprouver, il n'en faudrait pas moins obéir à la volonté qu'elles vous inspirent? M'en

coûtera-t-il plus de garder le silence qu'il m'en coûta de vous quitter? Souvenez-vous toujours, ô

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Julie ou La nouvelle Héloïse 38

Julie, que votre âme a deux corps à gouverner, et que celui qu'elle anime par son choix lui sera

toujours le plus fidèle.

Nodo più forte.

Fabricato da noi, non dalla sorte.

Je me tais donc; et jusqu'à ce qu'il vous plaise de terminer mon exil, je vais tâcher d'en tempérer

l'ennui en parcourant les montagnes du Valais tandis qu'elles sont encore praticables. Je

m'aperçois que ce pays ignoré mérite les regards des hommes, et qu'il ne lui manque, pour être

admiré, que des spectateurs qui le sachent voir. Je tâcherai d'en tirer quelques observations

dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudrait peindre un peuple aimable et

galant: mais toi, ma Julie, ah! je le sais bien, le tableau d'un peuple heureux et simple est celui

qu'il faut à ton coeur.

Lettre XXII de Julie

Enfin le premier pas est franchi, et il a été question de vous. Malgré le mépris que vous

témoignez pour ma doctrine, mon père en a été surpris; il n'a pas moins admiré mes progrès

dans la musique et dans le dessin; et au grand étonnement de ma mère, prévenue par vos

calomnies, au blason près, qui lui a paru négligé, il a été fort content de tous mes talents. Mais

ces talents ne s'acquièrent pas sans maître; il a fallu nommer le mien; et je l'ai fait avec une

énumération pompeuse de toutes les sciences qu'il voulait bien m'enseigner, hors une. Il s'est

rappelé de vous avoir vu plusieurs fois à son précédent voyage, et il n'a pas paru qu'il eût

conservé de vous une impression désavantageuse.

Ensuite, il s'est informé de votre fortune: on lui a dit qu'elle était médiocre; de votre naissance;

on lui a dit qu'elle était honnête. Ce mot honnête est fort équivoque à l'oreille d'un

gentilhomme, et a excité des soupçons que l'éclaircissement a confirmés. Dès qu'il a su que vous

n'étiez pas noble, il a demandé ce qu'on vous donnait par mois. Ma mère, prenant la parole, a dit

qu'un pareil arrangement n'était pas même proposable; et qu'au contraire vous aviez rejeté

constamment tous les moindres présents qu'elle avait tâché de vous faire en choses qui ne se

refusent pas; mais cet air de fierté n'a fait qu'exciter la sienne, et le moyen de supporter l'idée

d'être redevable à un roturier? Il a donc été décidé qu'on vous offrirait un paiement, au refus

duquel, malgré tout votre mérite, dont on convient, vous seriez remercié de vos soins. Voilà,

mon ami, le résumé d'une conversation qui a été tenue sur le compte de mon très honoré maître,

et durant laquelle son humble écolière n'était pas fort tranquille. J'ai cru ne pouvoir trop me

hâter de vous en donner avis, afin de vous laisser le temps d'y réfléchir. Aussitôt que vous aurez

pris votre résolution, ne manquez pas de m'en instruire; car cet article est de votre compétence,

et mes droits ne vont pas jusque-là.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 39

J'apprends avec peine vos courses dans les montagnes; non que vous n'y trouviez, à mon avis,

une agréable diversion, et que le détail de ce que vous aurez vu ne me soit fort agréable à moi-

même: mais je crains pour vous des fatigues que vous n'êtes guère en état de supporter.

D'ailleurs la saison est fort avancée; d'un jour à l'autre tout peut se couvrir de neige; et je prévois

que vous aurez encore plus à souffrir du froid que de la fatigue. Si vous tombiez malade dans le

pays où vous êtes, je ne m'en consolerais jamais. Revenez donc, mon bon ami, dans mon

voisinage. Il n'est pas temps encore de rentrer à Vevai; mais je veux que vous habitiez un séjour

moins rude, et que nous soyons plus à portée d'avoir aisément des nouvelles l'un de l'autre. Je

vous laisse le maître du choix de votre station. Tâchez seulement qu'on ne sache point ici où

vous êtes, et soyez discret sans être mystérieux. Je ne vous dis rien sur ce chapitre, je me fie à

l'intérêt que vous avez d'être prudent, et plus encore à celui que j'ai que vous le soyez.

Adieu, mon ami, je ne puis m'entretenir plus longtemps avec vous. Vous savez de quelles

précautions j'ai besoin pour vous écrire. Ce n'est pas tout: mon père a amené un étranger

respectable, son ancien ami, et qui lui a sauvé autrefois la vie à la guerre. Jugez si nous nous

sommes efforcés de le bien recevoir. Il repart demain, et nous nous hâtons de lui procurer, pour

le jour qui nous reste, tous les amusements qui peuvent marquer notre zèle à un tel bienfaiteur.

On m'appelle: il faut finir. Adieu, derechef.

Lettre XXIII à Julie

A peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderait des années d'observation:

mais, outre que la neige me chasse, j'ai voulu revenir au-devant du courrier qui m'apporte,

j'espère, une de vos lettres. En attendant qu'elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci,

après laquelle j'en écrirai, s'il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre.

Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage et de mes remarques; j'en ai fait une relation

que je compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous

touchent de plus près l'un et l'autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon âme:

il est juste de vous rendre compte de l'usage qu'on fait de votre bien.

J'étais parti, triste de mes peines et consolé de votre joie; ce qui me tenait dans un certain état de

langueur qui n'est pas sans charme pour un coeur sensible. Je gravissais lentement et à pied des

sentiers assez rudes, conduit par un homme que j'avais pris pour être mon guide et dans lequel,

durant toute la route, j'ai trouvé plutôt un ami qu'un mercenaire. Je voulais rêver, et j'en étais

toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d'immenses roches pendaient en

ruines au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais

brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient

sonder la profondeur. Quelquefois, je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu. Quelquefois,

en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange

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Julie ou La nouvelle Héloïse 40

étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes où

l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré: à côté d'une caverne on trouvait des maisons; on

voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres

éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

Ce n'était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement

contrastés: la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même,

tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects! Au levant les fleurs du

printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver: elle réunissait toutes les

saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le

même sol, et formait l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles

des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment

éclairées, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumière qui en

résultaient le matin et le soir; vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent

d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'être offertes en un vrai théâtre; car la perspective

des monts, étant verticale, frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des

plaines, qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

J'attribuai, durant la première journée, aux agréments de cette variété le calme que je sentais

renaître en moi. J'admirais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus

insensibles, et je méprisais la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l'âme qu'une suite

d'objets inanimés. Mais cet état paisible ayant duré la nuit et augmenté le lendemain, je ne tardai

pas de juger qu'il avait encore quelque autre cause qui ne m'était pas connue. J'arrivai ce jour-là

sur des montagnes les moins élevées, et, parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus

hautes qui étaient à ma portée. Après m'être promené dans les nuages, j'atteignais un séjour

plus serein, d'où l'on voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi; image

trop vaine de l'âme du sage, dont l'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux mêmes lieux d'où

l'on en a tiré l'emblème.

Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvais la véritable cause

du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avais perdue depuis si

longtemps. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne

l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de

facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit; les

plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais

quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle

volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour

des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des

régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans

mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser: tous les désirs trop vifs

s'émoussent, ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du

coeur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir à la félicité

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Julie ou La nouvelle Héloïse 41

de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente,

aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des

bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la

médecine et de la morale.

Qui non palazzi, non teatro o loggia;

Ma'n lor vece un' abete, un faggio, un pino,

Trà l'erba verge e'l bel monte vicino

Levan di terra al ciel nostr' intelletto.

Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelque idée

de la situation délicieuse où je me trouvais. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille

étonnants spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des

oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une autre

nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange

inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilité de l'air qui rend les couleurs plus

vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue; les distances paraissant moindres

que dans les plaines, où l'épaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, l'horizon présente aux yeux

plus d'objets qu'il semble n'en pouvoir contenir: enfin le spectacle a je ne sais quoi de magique,

de surnaturel, qui ravit l'esprit et les sens; on oublie tout, on s'oublie soi-même, on ne sait plus

où l'on est.

J'aurais passé tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage, si je n'en

eusse éprouvé un plus doux encore dans le commerce des habitants. Vous trouverez dans ma

description un léger crayon de leurs moeurs, de leur simplicité, de leur égalité d'âme, et de cette

paisible tranquillité qui les rend heureux par l'exemption des peines plutôt que par le goût des

plaisirs. Mais ce que je n'ai pu vous peindre et qu'on ne peut guère imaginer, c'est leur humanité

désintéressée, et leur zèle hospitalier pour tous les étrangers que le hasard ou la curiosité

conduisent parmi eux. J'en fis une épreuve surprenante, moi qui n'étais connu de personne, et

qui ne marchais qu'à l'aide d'un conducteur. Quand j'arrivais le soir dans un hameau, chacun

venait avec tant d'empressement m'offrir sa maison, que j'étais embarrassé du choix; et celui qui

obtenait la préférence en paraissait si content, que la première fois je pris cette ardeur pour de

l'avidité. Mais je fus bien étonné quand, après en avoir usé chez mon hôte à peu près comme au

cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s'offensant même de ma proposition, et il en a

partout été de même. Ainsi c'était le pur amour de l'hospitalité, communément assez tiède, qu'à

sa vivacité j'avais pris pour l'âpreté du gain: leur désintéressement fut si complet, que dans tout

le voyage je n'ai pu trouver à placer un patagon. En effet, à quoi dépenser de l'argent dans un

pays où les maîtres ne reçoivent point le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs

soins, et où l'on ne trouve aucun mendiant? Cependant l'argent est fort rare dans le Haut-Valais;

mais c'est pour cela que les habitants sont à leur aise; car les denrées y sont abondantes sans

aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur

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Julie ou La nouvelle Héloïse 42

montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus

d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres: ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays

des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter.

J'étais d'abord fort surpris de l'opposition de ces usages avec ceux du Bas-Valais, où sur la route

d'Italie, on rançonne assez durement les passagers, et j'avais peine à concilier dans un même

peuple des manières si différentes. Un Valaisan m'en expliqua la raison. "Dans la vallée, me dit-

il, les étrangers qui passent sont des marchands, et d'autres gens uniquement occupés de leur

négoce et de leur gain: il est juste qu'ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les

traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, où nulle affaire n'appelle les étrangers, nous

sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l'accueil qu'on leur fait l'est aussi. Ce sont des

hôtes qui nous viennent voir parce qu'ils nous aiment, et nous les recevons avec amitié.

Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalité n'est pas coûteuse, et peu de gens s'avisent

d'en profiter. - Ah! je le crois, lui répondis-je. Que ferait-on chez un peuple qui vit pour vivre,

non pour gagner ni pour briller? Hommes heureux et dignes de l'être, j'aime à croire qu'il faut

vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous."

Ce qui me paraissait le plus agréable dans leur accueil, c'était de n'y pas trouver le moindre

vestige de gêne ni pour eux ni pour moi. Ils vivaient dans leur maison comme si je n'y eusse pas

été, et il ne tenait qu'à moi d'y être comme si j'y eusse été seul. Ils ne connaissent point

l'incommode vanité d'en faire les honneurs aux étrangers, comme pour les avertir de la présence

d'un maître, dont on dépend au moins en cela. Si je ne disais rien, ils supposaient que je voulais

vivre à leur manière; je n'avais qu'à dire un mot pour vivre à la mienne, sans éprouver jamais de

leur part la moindre marque de répugnance ou d'étonnement. Le seul compliment qu'ils me

firent après avoir su que j'étais Suisse, fut de me dire que nous étions frères, et que je n'avais

qu'à me regarder chez eux comme étant chez moi. Puis ils ne s'embarrassèrent plus de ce que je

faisais, n'imaginant pas même que je pusse avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres,

ni le moindre scrupule à m'en prévaloir. Ils en usent entre eux avec la même simplicité; les

enfants en âge de raison sont les égaux de leurs pères; les domestiques s'asseyent à table avec

leurs maîtres; la même liberté règne dans les maisons et dans la république, et la famille est

l'image de l'Etat.

La seule chose sur laquelle je ne jouissais pas de la liberté était la durée excessive des repas.

J'étais bien le maître de ne pas mettre à table; mais, quand j'y étais une fois, il y fallait rester une

partie de la journée, et boire d'autant. Le moyen d'imaginer qu'un homme et un Suisse n'aimât

pas à boire? En effet, j'avoue que le bon vin me paraît une excellente chose, et que je ne hais

point à m'en égayer, pourvu qu'on ne m'y force pas. J'ai toujours remarqué que les gens faux

sont sobres, et la grande réserve de la table annonce assez souvent des moeurs feintes et des

âmes doubles. Un homme franc craint moins ce babil affectueux et ces tendres épanchements

qui précèdent l'ivresse; mais il faut savoir s'arrêter et prévenir l'excès. Voilà ce qu'il ne m'était

guère possible de faire avec d'aussi déterminés buveurs que les Valaisans, des vins aussi violents

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Julie ou La nouvelle Héloïse 43

que ceux du pays, et sur des tables où l'on ne vit jamais d'eau. Comment se résoudre à jouer si

sottement le sage et à fâcher de si bonnes gens? Je m'enivrais donc par reconnaissance; et ne

pouvant payer mon écot de ma bourse, je le payais de ma raison.

Un autre usage qui ne me gênait guère moins, c'était de voir, même chez des magistrats, la

femme et les filles de la maison, debout derrière ma chaise, servir à table comme des

domestiques. La galanterie française se serait d'autant plus tourmentée à réparer cette

incongruité, qu'avec la figure des Valaisanes, des servantes mêmes rendraient leurs services

embarrassants. Vous pouvez m'en croire, elles sont jolies puisqu'elles m'ont paru l'être: des yeux

accoutumés à vous voir sont difficiles en beauté.

Pour moi, qui respecte encore plus les usages des pays où je vis que ceux de la galanterie, je

recevais leur service en silence avec autant de gravité que don Quichotte chez la duchesse.

J'opposais quelquefois en souriant les grandes barbes et l'air grossier des convives au teint

éblouissant de ces jeunes beautés timides, qu'un mot faisait rougir, et ne rendait que plus

agréables. Mais je fus un peu choqué de l'énorme ampleur de leur gorge, qui n'a dans sa

blancheur éblouissante qu'un des avantages du modèle que j'osais lui comparer; modèle unique

et voilé, dont les contours furtivement observés me peignent ceux de cette coupe célèbre à qui le

plus beau sein du monde servit de moule.

Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mystères que vous cachez si bien: je le suis

en dépit de vous; un sens en peut quelquefois instruire un autre: malgré la plus jalouse vigilance,

il échappe à l'ajustement le mieux concerté quelques légers interstices par lesquels la vue opère

l'effet du toucher. L'oeil avide et téméraire s'insinue impunément sous les fleurs d'un bouquet, il

erre sous la chenille et la gaze, et fait sentir à la main la résistance élastique qu'elle n'oserait

éprouver.

Parte appar delle mamme acerbe e crude:

Parte altrui ne ricopre invida vesta.

Invida ma s'agli occhi il varco chiude,

L'amoroso pensier gia non arresta.

Je remarquai aussi un grand défaut dans l'habillement des Valaisanes, c'est d'avoir des corps de

robe si élevés par derrière qu'elles en paraissent bossues; cela fait un effet singulier avec leurs

petites coiffures noires et le reste de leur ajustement, qui ne manque au surplus ni de simplicité

ni d'élégance. Je vous porte un habit complet à la valaisane, et j'espère qu'il vous ira bien; il a été

pris sur la plus jolie taille du pays.

Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d'être admirés; que

faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliée de votre ami? Julie oubliée! Ne

m'oublierais-je pas plutôt moi-même, et que pourrais-je un moment seul, moi qui ne suis plus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 44

rien que par vous? Je n'ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre

existence commune selon l'état de mon âme. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la

vôtre, et cherche des consolations aux lieux où vous êtes; c'est ce que j'éprouvais en vous

quittant. Quand j'ai du plaisir, je n'en saurais jouir seul, et pour le partager avec vous je vous

appelle alors où je suis. Voilà ce qui m'est arrivé durant toute cette course, où, la diversité des

objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisais partout avec moi. Je ne faisais

pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n'admirais pas une vue sans me hâter de vous la

montrer. Tous les arbres que je rencontrais vous prêtaient leur ombre, tous les gazons vous

servaient de siège. Tantôt assis à vos côtés, je vous aidais à parcourir des yeux les objets; tantôt à

vos genoux j'en contemplais un plus digne des regards d'un homme sensible. Rencontrais-je un

pas difficile, je vous le voyais franchir avec la légèreté d'un faon qui bondit après sa mère. Fallait-

il traverser un torrent, j'osais presser dans mes bras une si douce charge; je passais le torrent

lentement, avec délices, et voyais à regret le chemin que j'allais atteindre. Tout me rappelait à

vous dans ce séjour paisible; et les touchants attraits de la nature, et l'inaltérable pureté de l'air,

et les moeurs simples des habitants, et leur sagesse égale et sûre, et l'aimable pudeur du sexe, et

ses innocents grâces, et tout ce qui frappait agréablement mes yeux et mon coeur leur peignait

celle qu'ils cherchent.

O ma Julie, disais-je avec attendrissement, que ne puis-je couler mes jours avec toi dans ces lieux

ignorés, heureux de notre bonheur et non du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler

toute mon âme en toi seule; et devenir à mon tour l'univers pour toi! Charmes adorés, vous

jouiriez alors des hommages qui vous sont dus! Délices de l'amour, c'est alors que nos coeurs

vous savoureraient sans cesse! Une longue et douce ivresse nous laisserait ignorer le cours des

ans: et quand enfin l'âge aurait calmé nos premiers feux, l'habitude de penser et sentir ensemble

ferait succéder à leurs transports une amitié non moins tendre. Tous les sentiments honnêtes,

nourris dans la jeunesse avec ceux de l'amour, en rempliraient un jour le vide immense; nous

pratiquerions au sein de cet heureux peuple, et à son exemple, tous les devoirs de l'humanité:

sans cesse nous nous unirions pour bien faire, et nous ne mourrions point sans avoir vécu.

La poste arrive; il faut finir ma lettre, et courir recevoir la vôtre. Que le coeur me bat jusqu'à ce

moment! Hélas! j'étais heureux dans mes chimères: mon bonheur fuit avec elles; que vais-je être

en réalité?

Lettre XXIV à Julie

Je réponds sur-le-champ à l'article de votre lettre qui regarde le paiement, et n'ai, Dieu merci, nul

besoin d'y réfléchir. Voici, ma Julie, quel est mon sentiment sur ce point.

Je distingue dans ce qu'on appelle honneur celui qui se tire de l'opinion publique, et celui qui

dérive de l'estime de soi-même. Le premier consiste en vains préjugés plus mobiles qu'une onde

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Julie ou La nouvelle Héloïse 45

agitée; le second a sa base dans les vérités éternelles de la morale. L'honneur du monde peut être

avantageux à la fortune; mais il ne pénètre point dans l'âme, et n'influe en rien sur le vrai

bonheur. L'honneur véritable au contraire en forme l'essence, parce qu'on ne trouve qu'en lui ce

sentiment permanent de satisfaction intérieure qui seul peut rendre heureux un être pensant.

Appliquons, ma Julie, ces principes à votre question: elle sera bientôt résolue.

Que je m'érige en maître de philosophie, et prenne, comme ce fou de la fable, de l'argent pour

enseigner la sagesse, cet emploi paraîtra bas aux yeux du monde, et j'avoue qu'il a quelque chose

de ridicule en soi: cependant, comme aucun homme ne peut tirer sa subsistance absolument de

lui-même, et, qu'on ne saurait l'en tirer de plus près que par son travail, nous mettrons ce mépris

au rang des plus dangereux préjugés; nous n'aurons point la sottise de sacrifier la félicité à cette

opinion insensée; vous ne m'en estimerez pas moins, et je n'en serai pas plus à plaindre quand je

vivrai des talents que j'ai cultivés.

Mais ici, ma Julie, nous avons d'autres considérations à faire. Laissons la multitude, et regardons

en nous-mêmes. Que serai-je réellement à votre père en recevant de lui le salaire des leçons que

je vous aurai données, et lui vendant une partie de mon temps, c'est-à-dire de ma personne? Un

mercenaire, un homme à ses gages, une espèce de valet; et il aura de ma part, pour garant de sa

confiance et pour sûreté de ce qui lui appartient, ma foi tacite, comme celle du dernier de ses

gens.

Or quel bien plus précieux peut avoir un père que sa fille unique, fût-ce même une autre que

Julie? Que fera donc celui qui lui vend ses services? Fera-t-il taire ses sentiments pour elle? Ah!

tu sais si cela se peut! Ou bien, se livrant sans scrupule au penchant de son coeur, offensera-t-il

dans la partie la plus sensible celui à qui il doit fidélité? Alors je ne vois plus dans un tel maître

qu'un perfide qui foule aux pieds les droits les plus sacrés, un traître, un séducteur domestique,

que les lois condamnent très justement à la mort. J'espère que celle à qui je parle sait m'entendre;

ce n'est pas la mort que je crains, mais la honte d'en être digne, et le mépris de moi-même.

Quand les lettres d'Héloïse et d'Abélard tombèrent entre vos mains, vous savez ce que je vous

dis de cette lecture et de la conduite du théologien. J'ai toujours plaint Héloïse; elle avait un

coeur fait pour aimer: mais Abélard ne m'a jamais paru qu'un misérable digne de son sort, et

connaissant aussi peu l'amour que la vertu. Après l'avoir jugé, faudra-t-il que je l'imite? Malheur

à quiconque prêche une morale qu'il ne veut pas pratiquer! Celui qu'aveugle sa passion jusqu'à

ce point en est bientôt puni par elle, et perd le goût des sentiments auxquels il a sacrifié son

honneur. L'amour est privé de son plus grand charme quand l'honnêteté l'abandonne; pour en

sentir tout le prix, il faut que le coeur s'y complaise, et qu'il nous élève en élevant l'objet aimé.

Otez l'idée de la perfection, vous ôtez l'enthousiasme; ôtez l'estime, et l'amour n'est plus rien.

Comment une femme pourrait-elle honorer un homme qui se déshonore? Comment pourra-t-il

adorer lui-même celle qui n'a pas craint de s'abandonner à un vil corrupteur? Ainsi bientôt ils se

mépriseront mutuellement; l'amour ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce, ils auront

perdu l'honneur, et n'auront point trouvé la félicité.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 46

Il n'en est pas ainsi ma Julie, entre deux amants de même âge, tous deux épris du même feu,

qu'un mutuel attachement unit, qu'aucun lien particulier ne gêne, qui jouissent tous deux de

leur première liberté, et dont aucun droit ne proscrit l'engagement réciproque. Les lois les plus

sévères ne peuvent leur imposer d'autre peine que le prix même de leur amour; la seule punition

de s'être aimés est l'obligation de s'aimer à jamais; et s'il est quelques malheureux climats au

monde où l'homme barbare brise ces innocentes chaînes, il en est puni sans doute par les crimes

que cette contrainte engendre.

Voilà mes raisons, sage et vertueuse Julie; elles ne sont qu'un froid commentaire de celles que

vous m'exposâtes avec tant d'énergie et de vivacité dans une de vos lettres; mais c'en est assez

pour vous montrer combien je m'en suis pénétré. Vous vous souvenez que je n'insistai point sur

mon refus, et que, malgré la répugnance que le préjugé m'a laissée, j'acceptai vos dons en silence,

ne trouvant point en effet dans le véritable honneur de solide raison pour les refuser. Mais ici le

devoir, la raison, l'amour même, tout parle d'un ton que je ne peux méconnaître. S'il faut choisir

entre l'honneur et vous, mon coeur est prêt à vous perdre: il vous aime trop, ô Julie! pour vous

conserver à ce prix.

Lettre XXV de Julie

La relation de votre voyage est charmante, mon bon ami; elle me ferait aimer celui qui l'a écrite,

quand même je ne le connaîtrais pas. J'ai pourtant à vous tancer sur un passage dont vous vous

doutez bien, quoique je n'aie pu m'empêcher de rire de la ruse avec laquelle vous vous êtes mis à

l'abri du Tasse, comme derrière un rempart. Eh! comment ne sentiez-vous point qu'il y a bien de

la différence entre écrire au public ou à sa maîtresse? L'amour, si craintif, si scrupuleux, n'exige-

t-il pas plus d'égards que la bienséance? Pouviez-vous ignorer que ce style n'est pas de mon

goût, et cherchiez-vous à me déplaire? Mais en voilà déjà trop peut-être sur un sujet qu'il ne

fallait point relever. Je suis d'ailleurs trop occupée de votre seconde lettre pour répondre en

détail à la première: ainsi, mon ami, laissons le Valais pour une autre fois, et bornons-nous

maintenant à nos affaires; nous serons assez occupés.

Je savais le parti que vous prendriez. Nous nous connaissons trop bien pour en être encore à ces

éléments. Si jamais la vertu nous abandonne, ce ne sera pas, croyez-moi, dans les occasions qui

demandent du courage et des sacrifices. Le premier mouvement aux attaques vives est de

résister; et nous vaincrons, je l'espère, tant que l'ennemi nous avertira de prendre les armes.

C'est au milieu du sommeil, c'est dans le sein d'un doux repos, qu'il faut se défier des surprises;

mais c'est surtout la continuité des maux qui rend leur poids insupportable; et l'âme résiste bien

plus aisément aux vives douleurs qu'à la tristesse prolongée. Voilà, mon ami, la dure espèce de

combat que nous aurons désormais à soutenir: ce ne sont point des actions héroïques que le

devoir nous demande, mais une résistance plus héroïque encore à des peines sans relâche.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 47

Je l'avais trop prévu; le temps du bonheur est passé comme un éclair; celui des disgrâces

commence, sans que rien m'aide à juger quand il finira. Tout m'alarme et me décourage; une

langueur mortelle s'empare de mon âme; sans sujet bien précis de pleurer, des pleurs

involontaires s'échappent de mes yeux: je ne lis pas dans l'avenir des maux inévitables; mais je

cultivais l'espérance, et la vois flétrir tous les jours. Que sert, hélas! d'arroser le feuillage quand

l'arbre est coupé par le pied?

Je le sens, mon ami, le poids de l'absence m'accable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens; c'est ce

qui m'effraye le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, et ne t'y

trouve jamais; je t'attends à ton heure ordinaire: l'heure passe, et tu ne viens point. Tous les

objets que j'aperçois me portent quelque idée de ta présence pour m'avertir que je t'ai perdu. Tu

n'as point ce supplice affreux: ton coeur seul peut te dire que je te manque. Ah! si tu savais quel

pire tourment c'est de rester quand on se sépare, combien tu préférerais ton état au mien!

Encore si j'osais gémir, si j'osais parler de mes peines, je me sentirais soulagée des maux dont je

pourrais me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalés en secret dans le sein de ma cousine,

il faut étouffer tous les autres; il faut contenir mes larmes; il faut sourire quand je me meurs.

Sentirsi, o Des! morir,

E non poter mai dir:

Morir mi sento!

Le pis est que tous ces maux empirent sans cesse mon plus grand mal, et que plus ton souvenir

me désole, plus j'aime à me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami; sens-tu combien un

coeur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l'amour?

Je voulais vous parler de mille choses; mais, outre qu'il faut mieux attendre de savoir

positivement où vous êtes, il ne m'est pas possible de continuer cette lettre dans l'état où je me

trouve en l'écrivant. Adieu, mon ami; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.

Billet

J'écris, par un batelier que je ne connais point, ce billet à l'adresse ordinaire, pour donner avis

que j'ai choisi mon asile à Meillerie, sur la rive opposée, afin de jouir au moins de la vue du lieu

dont je n'ose approcher.

Lettre XXVI à Julie

Que mon état est changé dans peu de jours! Que d'amertumes se mêlent à la douceur de me

rapprocher de vous! Que de tristes réflexions m'assiègent! Que de traverses mes craintes me

font prévoir! O Julie! que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sensible! Celui qui l'a reçu

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Julie ou La nouvelle Héloïse 48

doit s'attendre à n'avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l'air et des saisons, le soleil

ou les brouillards, l'air couvert ou serein, régleront sa destinée, et il sera content ou triste au gré

des vents. Victime des préjugés, il trouvera dans d'absurdes maximes un obstacle invincible aux

justes voeux de son coeur. Les hommes le puniront d'avoir des sentiments droits de chaque

chose, et d'en juger par ce qui est véritable plutôt que par ce qui est de convention. Seul il

suffirait pour faire sa propre misère, en se livrant indiscrètement aux attraits divins de l'honnête

et du beau, tandis que les pesantes chaînes de la nécessité l'attachent à l'ignominie. Il cherchera

la félicité suprême sans se souvenir qu'il est homme: son coeur et sa raison seront incessamment

en guerre, et des désirs sans bornes lui prépareront d'éternelles privations.

Telle est la situation cruelle où me plongent le sort qui m'accable et mes sentiments qui

m'élèvent, et ton père qui me méprise, et toi qui fais le charme et le tourment de ma vie. Sans toi,

beauté fatale, je n'aurais jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon

âme et de bassesse dans ma fortune; j'aurais vécu tranquille et serais mort content, sans daigner

remarquer quel rang j'avais occupé sur la terre. Mais t'avoir vue et ne pouvoir te posséder,

t'adorer et n'être qu'un homme, être aimé et ne pouvoir être heureux, habiter les mêmes lieux et

ne pouvoir vivre ensemble!... O Julie, à qui je ne puis renoncer! ô destinée que je ne puis vaincre!

quels combats affreux vous excitez en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes désirs ni mon

impuissance!

Quel effet bizarre et inconcevable! Depuis que je suis rapproché de vous, je ne roule dans mon

esprit que des pensers funestes. Peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie; il

est triste et horrible; il en est plus conforme à l'état de mon âme, et je n'en habiterais pas si

patiemment un plus agréable. Une file de rochers stériles borde la côte et environne mon

habitation, que l'hiver rend encore plus affreuse. Ah! je le sens, ma Julie, s'il fallait renoncer à

vous, il n'y aurait plus pour moi d'autre séjour ni d'autre saison.

Dans les violents transports qui m'agitent, je ne saurais demeurer en place; je cours, je monte

avec ardeur, je m'élance sur les rochers, je parcours à grands pas tous les environs, et trouve

partout dans les objets la même horreur qui règne au dedans de moi. On n'aperçoit plus de

verdure, l'herbe est jaune et flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard et la froide bise

entassent la neige et les glaces; et toute la nature est morte à mes yeux, comme l'espérance au

fond de mon coeur.

Parmi les rochers de cette côte, j'ai trouvé, dans un abri solitaire, une petite esplanade d'où l'on

découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se

portèrent vers ce séjour chéri. Le premier jour je fis mille efforts pour y discerner votre demeure;

mais l'extrême éloignement les rendit vains, et je m'aperçus que mon imagination donnait le

change à mes yeux fatigués. Je courus chez le curé emprunter un télescope, avec lequel je vis ou

crus voir votre maison; et depuis ce temps je passe les jours entiers dans cet asile à contempler

ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison, je m'y rends dès le

matin, et n'en reviens qu'à la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j'allume servent, avec

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Julie ou La nouvelle Héloïse 49

mes courses, à me garantir du froid excessif. J'ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j'y

porte même de l'encre et du papier; et j'y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les

glaces ont détaché du rocher voisin.

C'est là, ma Julie, que ton malheureux amant achève de jouir des derniers plaisirs qu'il goûtera

peut-être en ce monde. C'est de là qu'à travers les airs et les murs il ose en secret pénétrer jusque

dans ta chambre. Tes traits charmants le frappent encore; tes regards tendres raniment son

coeur mourant; il entend le son de ta douce voix; il ose chercher encore en tes bras ce délire qu'il

éprouva dans le bosquet. Vain fantôme d'une âme agitée qui s'égare dans ses désirs! Bientôt

forcé de rentrer en moi-même, je te contemple au moins dans le détail de ton innocente vie: je

suis de loin les diverses occupations de ta journée, et je me les représente dans les temps et les

lieux où j'en fus quelquefois l'heureux témoin. Toujours je te vois vaquer à des soins qui te

rendent plus estimable, et mon coeur s'attendrit avec délices sur l'inépuisable bonté du tien.

Maintenant, me dis-je au matin, elle sort d'un paisible sommeil, son teint a la fraîcheur de la

rose, son âme jouit d'une douce paix; elle offre à celui dont elle tient l'être un jour qui ne sera

point perdu pour la vertu. Elle passe à présent chez sa mère: les tendres affections de son coeur

s'épanchent avec les auteurs de ses jours; elle les soulage dans le détail des soins de la maison;

elle fait peut-être la paix d'un domestique imprudent, elle lui fait peut-être une exhortation

secrète; elle demande peut-être une grâce pour un autre. Dans un autre temps, elle s'occupe sans

ennui des travaux de son sexe; elle orne son âme de connaissances utiles; elle ajoute à son goût

exquis les agréments des beaux-arts, et ceux de la danse à sa légèreté naturelle. Tantôt je vois une

élégante et simple parure orner des charmes qui n'en ont pas besoin. Ici je la vois consulter un

pasteur vénérable sur la peine ignorée d'une famille indigente; là, secourir ou consoler la triste

veuve et l'orphelin délaissé. Tantôt elle charme une honnête société par ses discours sensés et

modestes; tantôt, en riant avec ses compagnes, elle ramène une jeunesse folâtre au ton de la

sagesse et des bonnes moeurs. Quelques moments! ah! pardonne! j'ose te voir même t'occuper

de moi: je vois tes yeux attendris parcourir une de mes lettres; je lis dans leur douce langueur que

c'est à ton amant fortuné que s'adressent les lignes que tu traces; je vois que c'est de lui que tu

parles à ta cousine avec une si tendre émotion. O Julie! ô Julie! et nous ne serions pas unis? et

nos jours ne couleraient pas ensemble? Non, que jamais cette affreuse idée ne se présente à mon

esprit! En un instant elle change tout mon attendrissement en fureur, la rage me fait courir de

caverne en caverne; des gémissements et des cris m'échappent malgré moi; je rugis comme une

lionne irritée; je suis capable de tout, hors de renoncer à toi; et il n'y a rien, non, rien que je ne

fasse pour te posséder ou mourir.

J'en étais ici de ma lettre, et je n'attendais qu'une occasion sûre pour vous l'envoyer, quand j'ai

reçu de Sion la dernière que vous m'y avez écrite. Que la tristesse qu'elle respire a charmé la

mienne! Que j'y ai vu un frappant exemple de ce que vous me disiez de l'accord de nos âmes

dans les lieux éloignés! Votre affliction, je l'avoue, est plus patiente; la mienne est plus emportée;

mais il faut bien que le même sentiment prenne la teinture des caractères qui l'éprouvent, et il est

bien naturel que les plus grandes pertes causent les plus grandes douleurs. Que dis-je, des

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Julie ou La nouvelle Héloïse 50

pertes? Eh! qui les pourrait supporter? Non, connaissez-le enfin, ma Julie, un éternel arrêt du

ciel nous destina l'un pour l'autre; c'est la première loi qu'il faut écouter, c'est le premier soin de

la vie de s'unir à qui doit nous la rendre douce. Je le vois, j'en gémis, tu t'égares dans tes vains

projets, tu veux forcer des barrières insurmontables, et négliges les seuls moyens possibles;

l'enthousiasme de l'honnêteté t'ôte la raison, et ta vertu n'est plus qu'un délire.

Ah! si tu pouvais rester toujours jeune et brillante comme à présent, je ne demanderais au ciel

que de te savoir éternellement heureuse, te voir tous les ans de ma vie une fois, une seule fois, et

passer le reste de mes jours à contempler de loin ton asile, à t'adorer parmi ces rochers. Mais,

hélas! vois la rapidité de cet astre qui jamais n'arrête; il vole, et le temps fuit, l'occasion s'échappe:

ta beauté, ta beauté même aura son terme; elle doit décliner et périr un jour comme une fleur qui

tombe sans avoir été cueillie; et moi cependant je gémis, je souffre, ma jeunesse s'use dans les

larmes, et se flétrit dans la douleur. Pense, pense, Julie, que nous comptons déjà des années

perdues pour le plaisir. Pense qu'elles ne reviendront jamais; qu'il en sera de même de celles qui

nous restent si nous les laissons échapper encore. O amante aveuglée! tu cherches un chimérique

bonheur pour un temps où nous ne serons plus; tu regardes un avenir éloigné, et tu ne vois pas

que nous nous consumons sans cesse, et que nos âmes, épuisées d'amour et de peines, se

fondent et coulent comme l'eau. Reviens, il en est temps encore, reviens, ma Julie, de cette erreur

funeste. Laisse là tes projets, et sois heureuse. Viens, ô mon âme! dans les bras de ton ami réunir

les deux moitiés de notre être; viens à la face du ciel, guide de notre fuite et témoin de nos

serments, jurer de vivre et mourir l'un à l'autre. Ce n'est pas toi, je le sais, qu'il faut rassurer

contre la crainte de l'indigence. Soyons heureux et pauvres, ah! quel trésor nous aurons acquis!

Mais ne faisons point cet affront à l'humanité, de croire qu'il ne restera pas sur la terre entière

un asile à deux amants infortunés. J'ai des bras, je suis robuste; le pain gagné par mon travail te

paraîtra plus délicieux que les mets des festins. Un repas apprêté par l'amour peut-il jamais être

insipide? Ah! tendre et chère amante, dussions-nous n'être heureux qu'un seul jour, veux-tu

quitter cette courte vie sans avoir goûté le bonheur?

Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, ô Julie! vous connaissez l'antique usage du rocher de Leucate,

dernier refuge de tant d'amants malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble à bien des égards: la roche

est escarpée, l'eau est profonde, et je suis au désespoir.

Lettre XXVII de Claire

Ma douleur me laisse à peine la force de vous écrire. Vos malheurs et les miens sont au comble.

L'aimable Julie est à l'extrémité, et n'a peut-être pas deux jours à vivre. L'effort qu'elle fit pour

vous éloigner d'elle commença d'altérer sa santé; la première conversation qu'elle eut sur votre

compte avec son père y porta de nouvelles attaques: d'autres chagrins plus récents ont accru ses

agitations, et votre dernière lettre à fait le reste. Elle en fut si vivement émue, qu'après avoir

passé une nuit dans d'affreux combats, elle tomba hier dans l'accès d'une fièvre ardente qui n'a

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Julie ou La nouvelle Héloïse 51

fait qu'augmenter sans cesse, et lui a enfin donné le transport. Dans cet état elle vous nomme à

chaque instant, et parle de vous avec une véhémence qui montre combien elle en est occupée.

On éloigne son père autant qu'il est possible; cela prouve assez que ma tante a conçu des

soupçons: elle m'a même demandé avec inquiétude si vous n'étiez pas de retour; et je vois que le

danger de sa fille effaçant pour le moment toute autre considération, elle ne serait pas fâchée de

vous voir ici.

Venez donc, sans différer. J'ai pris ce bateau exprès pour vous porter cette lettre; il est à vos

ordres, servez-vous-en pour votre retour, et surtout ne perdez pas un moment, si vous voulez

revoir la plus tendre amante qui fut jamais.

Lettre XXVIII de Julie à Claire

Que ton absence me rend amère la vie que tu m'as rendue! Quelle convalescence! Une passion

plus terrible que la fièvre et le transport m'entraîne à ma perte. Cruelle! tu me quittes quand j'ai

plus besoin de toi; tu m'a quittée pour huit jours, peut-être ne me reverras-tu jamais. Oh! si tu

savais ce que l'insensé m'ose proposer!... et de quel ton!... M'enfuir! le suivre! m'enlever!... Le

malheureux!... De qui me plains-je? mon coeur, mon indigne coeur m'en dit cent fois plus que

lui... Grand Dieu! que serait-ce, s'il savait tout?... il en deviendrait furieux, je serais entraînée, il

faudrait partir... Je frémis...

Enfin mon père m'a donc vendue! il fait de sa fille une marchandise, une esclave! il s'acquitte à

mes dépens! il paye sa vie de la mienne!... car, je le sens bien, je n'y survivrai jamais. Père barbare

et dénaturé! Mérite-t-il... Quoi! mériter! c'est le meilleur des pères; il veut unir sa fille à son ami,

voilà son crime. Mais ma mère, ma tendre mère! quel mal m'a-t-elle fait?... Ah! beaucoup: elle m'a

trop aimée, elle m'a perdue.

Claire, que ferai-je? que deviendrai-je? Hanz ne vient point. Je ne sais comment t'envoyer cette

lettre. Avant que tu la reçoives... avant que tu sois de retour... qui sait? fugitive, errante,

déshonorée... C'en est fait, c'en est fait, la crise est venue. Un jour, une heure, un moment, peut-

être... qui est-ce qui sait éviter son sort? Oh! dans quelque lieu que je vive et que je meure, en

quelque asile obscur que je traîne ma honte et mon désespoir, Claire, souviens-toi de ton amie...

Hélas! la misère et l'opprobre changent les coeurs... Ah! si jamais le mien t'oublie, il aura

beaucoup changé.

Lettre XXIX de Julie à Claire

Reste, ah! reste, ne reviens jamais: tu viendrais trop tard. Je ne dois plus te voir; comment

soutiendrais-je ta vue?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 52

Où étais-tu, ma douce amie, ma sauvegarde, mon ange tutélaire? Tu m'as abandonnée, et j'ai

péri! Quoi! ce fatal voyage était-il si nécessaire ou si pressé? Pouvais-tu me laisser à moi-même

dans l'instant le plus dangereux de ma vie? Que de regrets tu t'es préparés par cette coupable

négligence! Ils seront éternels ainsi que mes pleurs. Ta perte n'est pas moins irréparable que la

mienne, et une autre amie digne de toi n'est pas plus facile à recouvrer que mon innocence.

Qu'ai-je dit, misérable? Je ne puis ni parler ni me taire. Que sert le silence quand le remords

crie? L'univers entier ne me reproche-t-il pas ma faute? Ma honte n'est-elle pas écrite sur tous

les objets? Si je ne verse mon coeur dans le tien, il faudra que j'étouffe. Et toi, ne te reproches-tu

rien, facile et trop confiante amie? Ah! que ne me trahissais-tu? C'est ta fidélité, ton aveugle

amitié, c'est ta malheureuse indulgence qui m'a perdue.

Quel démon t'inspira de le rappeler, ce cruel qui fait mon opprobre? Ses perfides soins devaient-

ils me redonner la vie pour me la rendre odieuse? Qu'il fuie à jamais, le barbare! qu'un reste de

pitié le touche; qu'il ne vienne plus redoubler mes tourments par sa présence; qu'il renonce au

plaisir féroce de contempler me larmes. Que dis-je, hélas! il n'est point coupable; c'est moi seule

qui le suis; tous mes malheurs sont mon ouvrage, et je n'ai rien à reprocher qu'à moi. Mais le

vice a déjà corrompu mon âme; c'est le premier de ses effets de nous faire accuser autrui de nos

crimes.

Non, non, jamais il ne fut capable d'enfreindre ses serments. Son coeur vertueux ignore l'art

abject d'outrager ce qu'il aime. Ah! sans doute il sait mieux aimer que moi, puisqu'il sait mieux

se vaincre. Cent fois mes yeux furent témoins de ses combats et de sa victoire; les siens

étincelaient du feu de ses désirs, il s'élançait vers moi dans l'impétuosité d'un transport aveugle,

il s'arrêtait tout à coup; une barrière insurmontable semblait m'avoir entourée, et jamais son

amour impétueux, mais honnête, ne l'eût franchie. J'osai trop contempler ce dangereux

spectacle. Je me sentais troubler de ses transports, ses soupirs oppressaient mon coeur; je

partageais ses tourments en ne pensant que les plaindre. Je le vis, dans des agitations

convulsives, prêt à s'évanouir à mes pieds. Peut-être l'amour seul m'aurait épargnée; ô ma

cousine! c'est la pitié qui me perdit.

Il semblait que ma passion funeste voulût se couvrir, pour me séduire, du masque de toutes les

vertus. Ce jour même il m'avait pressée avec plus d'ardeur de le suivre: c'était désoler le meilleur

des pères; c'était plonger le poignard dans le sein maternel; je résistai, je rejetai ce projet avec

horreur. L'impossibilité de voir jamais nos voeux accomplis, le mystère qu'il fallait lui faire de

cette impossibilité, le regret d'abuser un amant si soumis et si tendre après avoir flatté son

espoir, tout abattait mon courage, tout augmentait ma faiblesse, tout aliénait ma raison; il fallait

donner la mort aux auteurs de mes jours, à mon amant, ou à moi-même. Sans savoir ce que je

faisais, je choisis ma propre infortune; j'oubliai tout, et ne me souvins que de l'amour: c'est ainsi

qu'un instant d'égarement m'a perdue à jamais. Je suis tombée dans l'abîme d'ignominie dont

une fille ne revient point; et si je vis, c'est pour être plus malheureuse.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 53

Je cherche en gémissant quelque reste de consolation sur la terre; je n'y vois que toi, mon

aimable amie; ne me prive pas d'une si charmante ressource, je t'en conjure; ne m'ôte pas les

douceurs de ton amitié. J'ai perdu le droit d'y prétendre, mais jamais je n'en eus si grand besoin.

Que la pitié supplée à l'estime. Viens, ma chère, ouvrir ton âme à mes plaintes; viens recueillir

les larmes de ton amie; garantis-moi, s'il se peut, du mépris de moi-même, et fais-moi croire que

je n'ai pas tout perdu puisque ton coeur me reste encore.

Lettre XXX. Réponse

Fille infortunée! hélas! qu'as-tu fait? Mon Dieu! tu étais si digne d'être sage! Que te dirai-je

dans l'horreur de ta situation, et dans l'abattement où elle te plonge? Achèverai-je d'accabler ton

pauvre coeur? ou t'offrirai-je des consolations qui se refusent au mien? Te montrerai-je les objets

tels qu'ils sont, ou tels qu'il te convient de les voir? Sainte et pure amitié, porte à mon esprit tes

douces illusions; et, dans la tendre pitié que tu m'inspires, abuse-moi la première sur des maux

que tu ne peux plus guérir.

J'ai craint, tu le sais, le malheur dont tu gémis. Combien de fois je te l'ai prédit sans être

écoutée!... il est l'effet d'une téméraire confiance... Ah! ce n'est plus de tout cela qu'il s'agit.

J'aurais trahi ton secret, sans doute, si j'avais pu te sauver ainsi: mais j'ai lu mieux que toi dans

ton coeur trop sensible; je le vis se consumer d'un feu dévorant que rien ne pouvait éteindre. Je

sentis dans ce coeur palpitant d'amour qu'il fallait être heureuse ou mourir; et, quand la peur de

succomber te fit bannir ton amant avec tant de larmes, je jugeai que bientôt tu ne serais plus, ou

qu'il serait bientôt rappelé. Mais quel fut mon effroi quand je te vis dégoûtée de vivre, et si près

de la mort! N'accuse ni ton amant, ni toi d'une faute dont je suis la plus coupable, puisque je l'ai

prévue sans la prévenir.

Il est vrai que je partis malgré moi; tu le vis, il fallut obéir; si je t'avais crue si près de ta perte, on

m'aurait plutôt mise en pièces que de m'arracher à toi. Je m'abusai sur le moment du péril. Faible

et languissante encore, tu me parus en sûreté contre une si courte absence: je ne prévis pas la

dangereuse alternative où tu t'allais trouver; j'oubliai que ta propre faiblesse laissait ce coeur

abattu moins en état de se défendre contre lui-même. J'en demande pardon au mien: j'ai peine à

me repentir d'une erreur qui t'a sauvé la vie; je n'ai pas ce dur courage qui te faisait renoncer à

moi; je n'aurais pu te perdre sans un mortel désespoir, et j'aime encore mieux que tu vives et que

tu pleures.

Mais pourquoi tant de pleurs, chère et douce amie? Pourquoi ces regrets plus grands que ta

faute, et ce mépris de toi-même que tu n'as pas mérité? Une faiblesse effacera-t-elle tant de

sacrifices et le danger même dont tu sors n'est-il pas une preuve de ta vertu? Tu ne penses qu'à ta

défaite, et oublies tous les triomphes pénibles qui l'ont précédée. Si tu as plus combattu que

celles qui résistent, n'as-tu pas plus fait pour l'honneur qu'elles? Si rien ne peut te justifier,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 54

songe au moins à ce qui t'excuse. Je connais à peu près ce qu'on appelle amour; je saurai toujours

résister aux transports qu'il inspire: mais j'aurais fait moins de résistance à un amour pareil au

tien; et, sans avoir été vaincue, je suis moins chaste que toi.

Ce langage te choquera; mais ton plus grand malheur est de l'avoir rendu nécessaire: je

donnerais ma vie pour qu'il ne te fût pas propre; car je hais les mauvaises maximes encore plus

que les mauvaises actions. Si la faute était à commettre, que j'eusse la bassesse de te parler ainsi,

et toi celle de m'écouter, nous serions toutes deux les dernières des créatures. A présent, ma

chère, je dois te parler ainsi, et tu dois m'écouter, ou tu es perdue; car il reste en toi mille

adorables qualités que l'estime de toi-même peut seule conserver, qu'un excès de honte et

l'avilissement qui le suit détruirait infailliblement: et c'est sur ce que tu croiras valoir encore que

tu vaudras en effet.

Garde-toi donc de tomber dans un abattement dangereux qui t'avilirait plus que ta faiblesse. Le

véritable amour est-il fait pour dégrader l'âme? Qu'une faute que l'amour a commise ne t'ôte

point ce noble enthousiasme de l'honnête et du beau, qui t'éleva toujours au-dessus de toi-

même. Une tache paraît-elle au soleil? Combien de vertus te restent pour une qui s'est altérée!

En seras-tu moins douce, moins sincère, moins bienfaisante? En seras-tu moins digne, en un

mot, de tous nos hommages? L'honneur, l'humanité, l'amitié, le pur amour, en seront-ils moins

chers à ton coeur? En aimeras-tu moins les vertus mêmes que tu n'auras plus? Non, chère et

bonne Julie: ta Claire en te plaignant t'adore; elle sait, elle sent qu'il n'y a rien de bien qui ne

puisse encore sortir de ton âme. Ah! crois-moi, tu pourrais beaucoup perdre avant qu'aucune

autre plus sage que toi te valût jamais.

Enfin tu me restes: je puis me consoler de tout, hors de te perdre. Ta première lettre m'a fait

frémir. Elle m'eût presque fait désirer la seconde, si je ne l'avais reçue en même temps. Vouloir

délaisser son amie! projeter de s'enfuir sans moi! Tu ne parles point de ta plus grande faute;

c'était de celle-là qu'il fallait cent fois plus rougir. Mais l'ingrate ne songe qu'à son amour...

Tiens, je t'aurais été tuer au bout du monde.

Je compte avec une mortelle impatience les moments que je suis forcée à passer loin de toi. Ils se

prolongent cruellement: nous sommes encore pour six jours à Lausanne, après quoi je volerai

vers mon unique amie. J'irai la consoler ou m'affliger avec elle, essuyer ou partager ses pleurs. Je

ferai parler dans ta douleur moins l'inflexible raison que la tendre amitié. Chère cousine, il faut

gémir, nous aimer, nous taire: et, s'il se peut, effacer, à force de vertus, une faute qu'on ne répare

point avec des larmes! Ah! ma pauvre Chaillot!

Lettre XXXI à Julie

Quel prodige du ciel es-tu donc, inconcevable Julie? et par quel art, connu de toi seule, peux-tu

rassembler dans un coeur tant de mouvements incompatibles? Ivre d'amour et de volupté, le

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Julie ou La nouvelle Héloïse 55

mien nage dans la tristesse; je souffre et languis de douleur au sein de la félicité suprême, et je

me reproche comme un crime l'excès de mon bonheur. Dieu! quel tourment affreux de n'oser se

livrer tout entier à nul sentiment, de les combattre incessamment l'un par l'autre, et d'allier

toujours l'amertume au plaisir! Il vaudrait mieux cent fois n'être que misérable.

Que me sert, hélas! d'être heureux? Ce ne sont plus mes maux, mais les tiens que j'éprouve, et

ils ne m'en sont que plus sensibles. Tu veux en vain me cacher tes peines; je les lis malgré toi

dans la langueur et l'abattement de tes yeux. Ces yeux touchants peuvent-ils dérober quelque

secret à l'amour? Je vois, je vois, sous une apparente sérénité, les déplaisirs cachés qui t'assiègent;

et ta tristesse, voilée d'un doux sourire, n'en est que plus amère à mon coeur.

Il n'est plus temps de me rien dissimuler. J'étais hier dans la chambre de ta mère, elle me quitte

un moment; j'entends des gémissements qui me percent l'âme; pouvais-je à cet effet

méconnaître leur source? Je m'approche du lieu d'où ils semblent partir; j'entre dans ta chambre,

je pénètre jusqu'à ton cabinet. Que devins-je, en entrouvrant la porte, quand j'aperçus celle qui

devrait être sur le trône de l'univers, assise à terre, la tête appuyée sur un fauteuil inondé de ses

larmes? Ah! j'aurais moins souffert s'il l'eût été de mon sang! De quels remords je fus à l'instant

déchiré! Mon bonheur devint mon supplice; je ne sentis plus que tes peines, et j'aurais racheté

de ma vie tes pleurs et tous mes plaisirs. Je voulais me précipiter à tes pieds, je voulais essuyer de

mes lèvres ces précieuses larmes, les recueillir au fond de mon coeur, mourir, ou les tarir pour

jamais; j'entends revenir ta mère, il faut retourner brusquement à ma place; j'emporte en moi

toutes tes douleurs, et des regrets qui ne finiront qu'avec elles.

Que je suis humilié, que je suis avili de ton repentir! Je suis donc bien méprisable, si notre union

te fait mépriser de toi-même, et si le charme de mes jours est le supplice des tiens! Sois plus

juste envers toi, ma Julie; vois d'un oeil moins prévenu les sacrés liens que ton coeur a formés.

N'as-tu pas suivi les plus pures lois de la nature? N'as-tu pas librement contracté le plus saint

des engagements? Qu'as-tu fait que les lois divines et humaines ne puissent et ne doivent

autoriser? Que manque-t-il au noeud qui nous joint qu'une déclaration publique? Veuille être à

moi, tu n'es plus coupable. O mon épouse! ô ma digne et chaste compagne! ô charme et bonheur

de ma vie! non, ce n'est point ce qu'a fait ton amour qui peut être un crime, mais ce que tu lui

voudrais ôter: ce n'est qu'en acceptant un autre époux que tu peux offenser l'honneur. Sois sans

cesse à l'ami de ton coeur, pour être innocente: la chaîne qui nous lie est légitime, l'infidélité

seule qui la romprait serait blâmable et c'est désormais à l'amour d'être garant de la vertu.

Mais quand ta douleur serait raisonnable, quand tes regrets seraient fondés, pourquoi m'en

dérobes-tu ce qui m'appartient? pourquoi mes yeux ne versent-ils pas la moitié de tes pleurs? Tu

n'as pas une peine que je ne doive sentir, pas un sentiment que je ne doive partager, et mon

coeur, justement jaloux, te reproche toutes les larmes que tu ne répands pas dans mon sein. Dis,

froide et mystérieuse amante, tout ce que ton âme ne communique point à la mienne n'est-il pas

un vol que tu fais à l'amour? Tout ne doit-il pas être commun entre nous; ne te souvient-il plus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 56

de l'avoir dit? Ah! si tu savais aimer comme moi, mon bonheur te consolerait comme ta peine

m'afflige, et tu sentirais mes plaisirs comme je sens ta tristesse.

Mais je le vois, tu me méprises comme un insensé, parce que ma raison s'égare au sein des

délices: mes emportements t'effrayent, mon délire te fait pitié, et tu ne sens pas que toute la force

humaine ne peut suffire à des félicités sans bornes. Comment veux-tu qu'une âme sensible

goûte modérément des biens infinis? Comment veux-tu qu'elle supporte à la fois tant d'espèces

de transports sans sortir de son assiette? Ne sais-tu pas qu'il est un terme où nulle raison ne

résiste plus, et qu'il n'est point d'homme au monde dont le bon sens soit à toute épreuve?

Prends donc pitié de l'égarement où tu m'as jeté, et ne méprise pas des erreurs qui sont ton

ouvrage. Je ne suis plus à moi, je l'avoue; mon âme aliénée est toute en toi. J'en suis plus propre à

sentir tes peines, et plus digne de les partager. O Julie! ne te dérobe pas à toi-même.

Lettre XXXII. Réponse

Il fut un temps, mon aimable ami, où nos lettres étaient faciles et charmantes; le sentiment qui

les dictait coulait avec une élégante simplicité: il n'avait besoin ni d'art ni de coloris, et sa pureté

faisait toute sa parure. Cet heureux temps n'est plus: hélas! il ne peut revenir; et pour premier

effet d'un changement si cruel, nos coeurs ont déjà cessé de s'entendre.

Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir pénétré la source; tu veux me consoler par de

vains discours, et quand tu penses m'abuser, c'est toi, mon ami, qui t'abuses. Crois-moi, crois-en

le coeur tendre de ta Julie; mon regret est bien moins d'avoir donné trop à l'amour que de l'avoir

privé de son plus grand charme. Ce doux enchantement de vertu s'est évanoui comme un songe:

nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animait en les épurant; nous avons recherché le

plaisir, et le bonheur a fui loin de nous. Ressouviens-toi de ces moments délicieux où nos coeurs

s'unissaient d'autant mieux que nous nous respections davantage, où la passion tirait de son

propre excès la force de se vaincre elle-même, où l'innocence nous consolait de la contrainte, où

les hommages rendus à l'honneur tournaient tous au profit de l'amour. Compare un état si

charmant à notre situation présente: que d'agitations! que d'effroi! que de mortelles alarmes! que

de sentiments immodérés ont perdu leur première douceur! Qu'est devenu ce zèle de sagesse et

d'honnêteté dont l'amour animait toutes les actions de notre vie, et qui rendait à son tour

l'amour plus délicieux? Notre jouissance était paisible et durable, nous n'avons plus que des

transports: ce bonheur insensé ressemble à des accès de fureur plus qu'à de tendres caresses. Un

feu pur et sacré brûlait nos coeurs; livrés aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des

amants vulgaires; trop heureux si l'amour jaloux daigne présider encore à des plaisirs que le plus

vil mortel peut goûter sans lui!

Voilà, mon ami, les pertes qui nous sont communes, et que je ne pleure pas moins pour toi que

pour moi. Je n'ajoute rien sur les miennes, ton coeur est fait pour les sentir. Vois ma honte, et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 57

gémis si tu sais aimer. Ma faute est irréparable, mes pleurs ne tariront point. O toi qui les fais

couler, crains d'attenter à de si justes douleurs; tout mon espoir est de les rendre éternelles: le

pire de mes maux serait d'en être consolée; et c'est le dernier degré de l'opprobre de perdre avec

l'innocence le sentiment qui nous la fait aimer.

Je connais mon sort, j'en sens l'horreur, et cependant il me reste une consolation dans mon

désespoir; elle est unique, mais elle est douce c'est de toi que je l'attends, mon aimable ami.

Depuis que je n'ose plus porter mes regards sur moi-même, je les porte avec plus de plaisir sur

celui que j'aime. Je te rends tout ce que tu m'ôtes de ma propre estime, et tu ne m'en deviens que

plus cher en me forçant à me haïr. L'amour, cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau

prix: tu t'élèves quand je me dégrade; ton âme semble avoir profité de tout l'avilissement de la

mienne. Sois donc désormais mon unique espoir; c'est à toi de justifier, s'il se peut, ma faute;

couvre-la de l'honnêteté de tes sentiments; que ton mérite efface ma honte; rends excusable, à

force de vertus, la perte de celles que tu me coûtes. Sois tout mon être, à présent que je ne suis

plus rien: le seul honneur qui me reste est tout en toi; et, tant que tu seras digne de respect, je ne

serai pas tout à fait méprisable.

Quelque regret que j'aie au retour de ma santé, je ne saurais le dissimuler plus longtemps; mon

visage démentirait mes discours, et ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne.

Hâte-toi donc, avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la

démarche dont nous sommes convenus: je vois clairement que ma mère a conçu des soupçons, et

qu'elle nous observe. Mon père n'en est pas là, je l'avoue; ce fier gentilhomme n'imagine pas

même qu'un roturier puisse être amoureux de sa fille: mais enfin tu sais ses résolutions; il te

préviendra si tu ne le préviens; et pour avoir voulu te conserver le même accès dans notre

maison, tu t'en banniras tout à fait. Crois-moi, parle à ma mère tandis qu'il en est encore temps;

feins des affaires qui t'empêchent de continuer à m'instruire, et renonçons à nous voir si

souvent, pour nous voir au moins quelquefois: car si l'on te ferme la porte, tu ne peux plus t'y

présenter; mais si tu te la fermes toi-même, tes visites seront en quelque sorte à ta discrétion, et,

avec un peu d'adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus fréquentes dans la suite,

sans qu'on l'aperçoive ou qu'on le trouve mauvais. Je te dirai ce soir les moyens que j'imagine

d'avoir d'autres occasions de nous voir, et tu conviendras que l'inséparable cousine, qui causait

autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile à deux amants qu'elle n'eût point dû

quitter.

Lettre XXXIII de Julie

Ah! mon ami, le mauvais refuge pour deux amants qu'une assemblée! Quel tourment de se voir

et de se contraindre! Il vaudrait mieux cent fois ne se point voir. Comment avoir l'air tranquille

avec tant d'émotion? Comment être si différent de soi-même? Comment songer à tant d'objets

quand on n'est occupé que d'un seul? Comment contenir le geste et les yeux quand le coeur

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Julie ou La nouvelle Héloïse 58

vole? Je ne sentis de ma vie un trouble égal à celui que j'éprouvai hier quand on t'annonça chez

Mme d'Hervart. Je pris ton nom prononcé pour un reproche qu'on m'adressait: je m'imaginai

que tout le monde m'observait de concert; je ne savais plus ce que je faisais; et à ton arrivée je

rougis si prodigieusement, que ma cousine, qui veillait sur moi, fut contrainte d'avancer son

visage et son éventail, comme pour me parler à l'oreille. Je tremblai que cela même ne fît un

mauvais effet, et qu'on cherchât du mystère à cette chucheterie; en un mot, je trouvais partout de

nouveaux sujets d'alarmes, et je ne sentis jamais mieux combien une conscience coupable arme

contre nous de témoins qui n'y songent pas.

Claire prétendit remarquer que tu ne faisais pas une meilleure figure: tu lui paraissais

embarrassé de ta contenance, inquiet de ce que tu devais faire, n'osant aller ni venir, ni

m'aborder, ni t'éloigner, et promenant tes regards à la ronde, pour avoir, disait-elle, occasion de

les tourner sur nous. Un peu remise de mon agitation, je crus m'apercevoir moi-même de la

tienne, jusqu'à ce que la jeune Mme Belon t'ayant adressé la parole, tu t'assis en causant avec

elle, et devins plus calme à ses côtés.

Je sens, mon ami, que cette manière de vivre, qui donne tant de contrainte et si peu de plaisir,

n'est pas bonne pour nous; nous aimons trop pour pouvoir nous gêner ainsi. Ces rendez-vous

publics ne conviennent qu'à des gens qui, sans connaître l'amour, ne laissent pas d'être bien

ensemble, ou qui peuvent se passer du mystère: les inquiétudes sont trop vives de ma part, les

indiscrétions trop dangereuses de la tienne: et je ne puis pas tenir une madame Belon toujours à

mes côtés, pour faire diversion au besoin.

Reprenons, reprenons cette vie solitaire et paisible dont je t'ai tiré si mal à propos: c'est elle qui a

fait naître et nourri nos feux; peut-être s'affaibliraient-ils par une manière de vivre plus dissipée.

Toutes les grandes passions se forment dans la solitude; on n'en a point de semblables dans le

monde, où nul objet n'a le temps de faire une profonde impression, et où la multitude des goûts

énerve la force des sentiments. Cet état aussi plus convenable à ma mélancolie; elle s'entretient

du même aliment que mon amour: c'est ta chère image qui soutient l'une et l'autre, et j'aime

mieux te voir tendre et sensible au fond de mon coeur, que contraint et distrait dans une

assemblée.

Il peut d'ailleurs venir un temps où je serai forcée à une plus grande retraite: fût-il déjà venu, ce

temps désiré! La prudence et mon inclination veulent également que je prenne d'avance des

habitudes conformes à ce que peut exiger la nécessité. Ah! si de mes fautes pouvait naître le

moyen de les réparer! Le doux espoir d'être un jour... Mais insensiblement j'en dirais plus que je

n'en veux dire sur le projet qui m'occupe: pardonne-moi ce mystère, mon unique ami; mon coeur

n'aura jamais de secret qui ne te fût doux à savoir. Tu dois pourtant ignorer celui-ci; et tout ce

que je t'en puis dire à présent, c'est que l'amour qui fit nos maux doit nous en donner le remède.

Raisonne, commente si tu veux, dans ta tête; mais je te défends de m'interroger là-dessus.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 59

Lettre XXXIV. Réponse

Nò, non vedrete mai

Cambiar gl' affetti miei,

Bei lumi onde imparai

A sospirar d'amor.

Que je dois l'aimer, cette jolie Mme Belon, pour le plaisir qu'elle m'a procuré! Pardonne-le-moi,

divine Julie, j'osai jouir un moment de tes tendres alarmes, et ce moment fut un des plus doux de

ma vie. Qu'ils étaient charmants, ces regards inquiets et curieux qui se portaient sur nous à la

dérobée, et se baissaient aussitôt pour éviter les miens! Que faisait alors ton heureux amant?

S'entretenait-il avec Mme Belon? Ah! ma Julie, peux-tu le croire? Non, non, fille incomparable, il

était plus dignement occupé. Avec quel charme son coeur suivait les mouvements du tien! Avec

quelle avide impatience ses yeux dévoraient tes attraits! Ton amour, ta beauté, remplissaient,

ravissaient son âme; elle pouvait suffire à peine à tant de sentiments délicieux. Mon seul regret

était de goûter, aux dépens de celle que j'aime, des plaisirs qu'elle ne partageait pas. Sais-je ce

que, durant tout ce temps me dit Mme Belon? Sais-je ce que je lui répondis? Le savais-je au

moment de notre entretien? A-t-elle pu le savoir elle-même? et pouvait-elle comprendre la

moindre chose aux discours d'un homme qui parlait sans penser et répondait sans entendre?

Com' uom che par ch' ascolti, e nulla intende.

Aussi m'a-t-elle pris dans le plus parfait dédain; elle a dit à tout le monde, à toi peut-être, que je

n'ai pas le sens commun, qui pis est, pas le moindre esprit, et que je suis tout aussi sot que mes

livres. Que m'importe ce qu'elle en dit et ce qu'elle en pense? Ma Julie ne décide-t-elle pas seule

de mon être et du rang que je veux avoir? Que le reste de la terre pense de moi comme il voudra,

tout mon prix est dans ton estime.

Ah! crois qu'il n'appartient ni à Mme Belon, ni à toutes les beautés supérieures à la sienne, de

faire la diversion dont tu parles, et d'éloigner un moment de toi mon coeur et mes yeux. Si tu

pouvais douter de ma sincérité, si tu pouvais faire cette mortelle injure à mon amour et à tes

charmes, dis-moi, qui pourrait avoir tenu registre de tout ce qui se fit autour de toi? Ne te vis-je

pas briller entre ces jeunes beautés comme le soleil entre les astres qu'il éclipse? N'aperçus-je pas

les cavaliers se rassembler autour de ta chaise? Ne vis-je pas, au dépit de tes compagnes,

l'admiration qu'ils marquaient pour toi? Ne vis-je pas leurs respects empressés et leurs

hommages, et leurs galanteries? Ne te vis-je pas recevoir tout cela avec cet air de modestie et

d'indifférence qui en impose plus que la fierté? Ne vis-je pas, quand tu te dégantais pour la

collation, l'effet que ce bras découvert produisit sur les spectateurs? Ne vis-je pas le jeune

étranger qui releva ton gant vouloir baiser la main charmante qui le recevait? N'en vis-je pas un

plus téméraire, dont l'oeil ardent suçait mon sang et ma vie, t'obliger, quand tu t'en fus aperçue,

d'ajouter une épingle à ton fichu? Je n'étais pas si distrait que tu penses; je vis tout cela, Julie, et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 60

n'en fus point jaloux; car je connais ton coeur: il n'est pas, je le sais bien, de ceux qui peuvent

aimer deux fois. Accuseras-tu le mien d'en être?

Reprenons-la donc, cette vie solitaire que je ne quittai qu'à regret. Non, le coeur ne se nourrit

point dans le tumulte du monde: les faux plaisirs lui rendent la privation des vrais plus amère, et

il préfère sa souffrance à de vains dédommagements. Mais, ma Julie, il en est, il en peut être de

plus solides à la contrainte où nous vivons, et tu sembles les oublier! Quoi! passer quinze jours

entiers si près l'un de l'autre sans se voir ou sans se rien dire! Ah! que veux-tu qu'un coeur brûlé

d'amour fasse durant tant de siècles? L'absence même serait moins cruelle. Que sert un excès de

prudence qui nous fait plus de maux qu'il n'en prévient? Que sert de prolonger sa vie avec son

supplice? Ne vaudrait-il pas mieux cent fois se voir un seul instant et puis mourir?

Je ne le cache point, ma douce amie, j'aimerais à pénétrer l'aimable secret que tu me dérobes; il

n'en fut jamais de plus intéressant pour nous; mais j'y fais d'inutiles efforts. Je saurai pourtant

garder le silence que tu m'imposes, et contenir une indiscrète curiosité: mais en respectant un si

doux mystère, que n'en puis-je au moins assurer l'éclaircissement? Qui sait, qui sait encore si tes

projets ne portent point sur des chimères? Chère âme de ma vie, ah! commençons du moins par

les bien réaliser.

P.-S. - J'oubliais de te dire que M. Roguin m'a offert une compagnie dans le régiment qu'il lève

pour le roi de Sardaigne. J'ai été sensiblement touché de l'estime de ce brave officier; je lui ai dit,

en le remerciant, que j'avais la vue trop courte pour le service, et que ma passion pour l'étude

s'accordait mal avec une vie aussi active. En cela je n'ai point fait un sacrifice à l'amour. Je pense

que chacun doit sa vie et son sang à la patrie; qu'il n'est pas permis de s'aliéner à des princes

auxquels on ne doit rien, moins encore de se vendre, et de faire du plus noble métier du monde

celui d'un vil mercenaire. Ces maximes étaient celles de mon père, que je serais bien heureux

d'imiter dans son amour pour ses devoirs et pour son pays. Il ne voulut jamais entrer au service

d'aucun prince étranger; mais, dans la guerre de I7I2, il porta les armes avec honneur pour la

patrie; il se trouva dans plusieurs combats, à l'un desquels il fut blessé; et à la bataille de

Wilmerghen il eut le bonheur d'enlever un drapeau ennemi sous les yeux du général de

Sacconex.

Lettre XXXV de Julie

Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j'avais dits en riant sur Mme Belon valussent

une explication si sérieuse. Tant de soins à se justifier produisent quelquefois un préjugé

contraire, et c'est l'attention qu'on donne aux bagatelles qui seule en fait des objets importants.

Voilà ce qui sûrement n'arrivera pas entre nous; car les coeurs bien occupés ne sont guère

pointilleux, et les tracasseries des amants sur des riens ont presque toujours un fondement

beaucoup plus réel qu'il ne semble.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 61

Je ne suis pas fâchée pourtant que cette bagatelle nous fournisse une occasion de traiter entre

nous de la jalousie; sujet malheureusement trop important pour moi.

Je vois, mon ami, par la trempe de nos âmes et par le tour commun de nos goûts, que l'amour

sera la grande affaire de notre vie. Quand une fois il a fait les impressions profondes que nous

avons reçues, il faut qu'il éteigne ou absorbe toutes les autres passions; le moindre

refroidissement serait bientôt pour nous la langueur de la mort; un dégoût invincible, un éternel

ennui, succéderaient à l'amour éteint, et nous ne saurions longtemps vivre après avoir cessé

d'aimer. En mon particulier, tu sens bien qu'il n'y a que le délire de la passion qui puisse me

voiler l'horreur de ma situation présente, et qu'il faut que j'aime avec transport, ou que je meure

de douleur. Vois donc si je suis fondée à discuter sérieusement un point d'où doit dépendre le

bonheur ou le malheur de mes jours.

Autant que je puis juger de moi-même, il me semble que, souvent affectée avec trop de vivacité,

je suis pourtant peu sujette à l'emportement. Il faudrait que mes peines eussent fermenté

longtemps en dedans pour que j'osasse en découvrir la source à leur auteur; et comme je suis

persuadée qu'on ne peut faire une offense sans le vouloir, je supporterais plutôt cent sujets de

plainte qu'une explication. Un pareil caractère doit mener loin, pour peu qu'on ait de penchant à

la jalousie, et j'ai bien peur de sentir en moi ce dangereux penchant. Ce n'est pas que je ne sache

que ton coeur est fait pour le mien et non pour un autre. Mais on peut s'abuser soi-même,

prendre un goût passager pour une passion, et faire autant de choses par fantaisie qu'on en eût

peut-être fait par amour. Or si tu peux te croire inconstant sans l'être, à plus forte raison puis-je

t'accuser à tort d'infidélité. Ce doute affreux empoisonnerait pourtant ma vie; je gémirais sans

me plaindre, et mourrais inconsolable sans avoir cessé d'être aimée.

Prévenons, je t'en conjure, un malheur dont la seule idée me fait frissonner. Jure-moi donc, mon

doux ami, non par l'amour, serment qu'on ne tient que quand il est superflu, mais par ce nom

sacré de l'honneur, si respecté de toi, que je ne cesserai jamais d'être la confidente de ton coeur,

et qu'il n'y surviendra point de changement dont je ne sois la première instruite. Ne m'allègue

pas que tu n'auras jamais rien à m'apprendre; je le crois, je l'espère; mais préviens mes folles

alarmes, et donne-moi, dans tes engagements pour un avenir qui ne doit point être, l'éternelle

sécurité du présent. Je serais moins à plaindre d'apprendre de toi mes malheurs réels, que d'en

souffrir sans cesse d'imaginaires; je jouirais au moins de tes remords; si tu ne partageais plus

mes feux, tu partagerais encore mes peines, et je trouverais moins amères les larmes que je

verserais dans ton sein.

C'est ici, mon ami, que je me félicite doublement de mon choix, et par le doux lien qui nous unit,

et par la probité qui l'assure. Voilà l'usage de cette règle de sagesse dans les choses de pur

sentiment; voilà comment la vertu sévère sait écarter les peines du tendre amour. Si j'avais un

amant sans principes, dût-il m'aimer éternellement, où seraient pour moi les garants de cette

constance? Quels moyens aurais-je de me délivrer de mes défiances continuelles, et comment

m'assurer de n'être point abusée, ou par sa feinte, ou par ma crédulité? Mais toi, mon digne et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 62

respectable ami, toi qui n'es capable ni d'artifice ni de déguisement, tu me garderas, je le sais, la

sincérité que tu m'auras promise. La honte d'avouer une infidélité ne l'emportera point dans ton

âme droite sur le devoir de tenir ta parole; et si tu pouvais ne plus aimer ta Julie, tu lui dirais...

oui, tu pourrais lui dire: O Julie! je ne... Mon ami, jamais je n'écrirai ce mot-là.

Que penses-tu de mon expédient? C'est le seul, j'en suis sûre, qui pouvait déraciner en moi tout

sentiment de jalousie. Il y a je ne sais quelle délicatesse qui m'enchante à me fier de ton amour à

ta bonne foi, et à m'ôter le pouvoir de croire une infidélité que tu ne m'apprendrais pas toi-

même. Voilà, mon cher, l'effet assuré de l'engagement que je t'impose; car je pourrais te croire

amant volage, mais non pas ami trompeur; et quand je douterais de ton coeur, je ne puis jamais

douter de ta foi. Quel plaisir je goûte à prendre en ceci des précautions inutiles, à prévenir les

apparences d'un changement dont je sens si bien l'impossibilité! Quel charme de parler de

jalousie avec un amant si fidèle! Ah! si tu pouvais cesser de l'être, ne crois pas que je t'en parlasse

ainsi. Mon pauvre coeur ne serait pas si sage au besoin, et la moindre défiance m'ôterait bientôt

la volonté de m'en garantir.

Voilà, mon très honoré maître, matière à discussion pour ce soir; car je sais que vos deux

humbles disciples auront l'honneur de souper avec vous chez le père de l'inséparable. Vos doctes

commentaires sur la gazette vous ont tellement fait trouver grâce devant lui, qu'il n'a pas fallu

beaucoup de manège pour vous faire inviter. La fille a fait accorder son clavecin; le père a

feuilleté Lamberti; moi, je recorderai peut-être la leçon du bosquet de Clarens. O docteur en

toutes facultés, vous avez partout quelque science de mise! M. d'Orbe, qui n'est pas oublié,

comme vous pouvez penser, a le mot pour entamer une savante dissertation sur le futur

hommage du roi de Naples, durant laquelle nous passerons tous trois dans la chambre de la

cousine. C'est là, mon féal, qu'à genoux devant votre dame et maîtresse, vos deux mains dans les

siennes, et en présence de son chancelier, vous lui jurerez foi et loyauté à toute épreuve; non pas

à dire amour éternel, engagement qu'on n'est maître ni de tenir ni de rompre; mais vérité,

sincérité, franchise inviolable. Vous ne jurerez point d'être toujours soumis, mais de ne point

commettre acte de félonie, et de déclarer au moins la guerre avant de secouer le joug. Ce faisant,

aurez l'accolade, et serez reconnu vassal unique et loyal chevalier.

Adieu, mon bon ami; l'idée du souper de ce soir m'inspire de la gaieté. Ah! qu'elle me sera douce

quand je te la verrai partager!

Lettre XXXVI de Julie

Baise cette lettre, et saute de joie pour la nouvelle que je vais t'apprendre; mais pense que, pour

ne point sauter et n'avoir rien à baiser, je n'y suis pas la moins sensible. Mon père, obligé d'aller

à Berne pour son procès, et de là à Soleure pour sa pension, a proposé à ma mère d'être du

voyage; et elle l'a accepté, espérant pour sa santé quelque effet salutaire du changement d'air. On

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Julie ou La nouvelle Héloïse 63

voulait me faire la grâce de m'emmener aussi, et je ne jugeai pas à propos de dire ce que j'en

pensais; mais la difficulté des arrangements de voiture a fait abandonner ce projet, et l'on

travaille à me consoler de n'être pas de la partie. Il fallait feindre de la tristesse, et le faux rôle que

je me vois contrainte à jouer m'en donne une si véritable; que le remords m'a presque dispensée

de la feinte.

Pendant l'absence de mes parents, je ne resterai pas maîtresse de maison; mais on me dépose

chez le père de la cousine, en sorte que je serai tout de bon, durant ce temps, inséparable de

l'inséparable. De plus, ma mère a mieux aimé se passer de femme de chambre, et me laisser Babi

pour gouvernante: sorte d'Argus peu dangereux, dont on ne doit ni corrompre la fidélité, ni se

faire des confidents, mais qu'on écarte aisément au besoin, sur la moindre lueur de plaisir ou de

gain qu'on leur offre.

Tu comprends quelle facilité nous aurons à nous voir durant une quinzaine de jours; mais c'est

ici que la discrétion doit suppléer à la contrainte, et qu'il faut nous imposer volontairement la

même réserve à laquelle nous sommes forcés dans d'autres temps. Non seulement tu ne dois

pas, quand je serai chez ma cousine, y venir plus souvent qu'auparavant, de peur de la

compromettre; j'espère même qu'il ne faudra te parler ni des égards qu'exige son sexe, ni des

droits sacrés de l'hospitalité, et qu'un honnête homme n'aura pas besoin qu'on l'instruise du

respect dû par l'amour à l'amitié qui lui donne asile. Je connais tes vivacités, mais j'en connais les

bornes inviolables. Si tu n'avais jamais fait de sacrifice à ce qui est honnête, tu n'en aurais point à

faire aujourd'hui.

D'où vient cet air mécontent et cet oeil attristé? Pourquoi murmurer des lois que le devoir

t'impose? Laisse à ta Julie le soin de les adoucir; t'es-tu jamais repenti d'avoir été docile à sa voix?

Près des coteaux fleuris d'où part la source de la Vevaise, il est un hameau solitaire qui sert

quelquefois de repaire aux chasseurs, et ne devrait servir que d'asile aux amants. Autour de

l'habitation principale dont M. d'Orbe dispose, sont épars assez loin quelques chalets, qui de

leurs toits de chaume peuvent couvrir l'amour et le plaisir, amis de la simplicité rustique. Les

fraîches et discrètes laitières savent garder pour autrui le secret dont elles ont besoin pour elles-

mêmes. Les ruisseaux qui traversent les prairies sont bordés d'arbrisseaux et de bocages

délicieux. Des bois épais offrent au delà des asiles plus déserts et plus sombres.

Al bel seggio riposto, ombroso e fosco,

Ne mai pastori appressan, ne bifolci.

L'art ni la main des hommes n'y montrent nulle part leurs soins inquiétants; on n'y voit partout

que les tendres soins de la mère commune. C'est là, mon ami, qu'on n'est que sous ses auspices,

et qu'on peut n'écouter que ses lois. Sur l'invitation de M. d'Orbe, Claire a déjà persuadé à son

papa qu'il avait envie d'aller faire avec quelques amis une chasse de deux ou trois jours dans ce

canton, et d'y mener les inséparables. Ces inséparables en ont d'autres, comme tu ne sais que

trop bien. L'un, représentant le maître de la maison, en fera naturellement les honneurs; l'autre,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 64

avec moins d'éclat, pourra faire à sa Julie ceux d'un humble chalet; et ce chalet, consacré par

l'amour, sera pour eux le temple de Gnide. Pour exécuter heureusement et sûrement ce

charmant projet, il n'est question que de quelques arrangements qui se concerteront facilement

entre nous, et qui feront partie eux-mêmes des plaisirs qu'ils doivent produire. Adieu, mon ami;

je te quitte brusquement, de peur de surprise. Aussi bien, je sens que le coeur de ta Julie vole un

peu trop tôt habiter le chalet.

P.-S. - Tout bien considéré, je pense que nous pourrons sans indiscrétion nous voir presque tous

les jours; savoir, chez ma cousine de deux jours l'un, et l'autre à la promenade.

Lettre XXXVII de Julie

Ils sont partis ce matin, ce tendre père et cette mère incomparable, en accablant des plus tendres

caresses une fille chérie, et trop indigne de leurs bontés. Pour moi, je les embrassais avec un léger

serrement de coeur, tandis qu'au dedans de lui-même ce coeur ingrat et dénaturé pétillait d'une

odieuse joie. Hélas! qu'est devenu ce temps heureux où je menais incessamment sous leurs yeux

une vie innocente et sage, où je n'étais bien que contre leur sein, et ne pouvais les quitter d'un

seul pas sans déplaisir? Maintenant, coupable et craintive, je tremble en pensant à eux; je rougis

en pensant à moi; tous mes bons sentiments se dépravent, et je me consume en vains et stériles

regrets que n'anime pas même un vrai repentir. Ces amères réflexions m'ont rendu toute la

tristesse que leurs adieux ne m'avaient pas d'abord donnée. Une secrète angoisse étouffait mon

âme après le départ de ces chers parents. Tandis que Babi faisait les paquets, je suis entrée

machinalement dans la chambre de ma mère; et voyant quelques-unes de ses hardes encore

éparses, je les ai toutes baisées l'une après l'autre, en fondant en larmes. Cet état

d'attendrissement m'a un peu soulagée, et j'ai trouvé quelque sorte de consolation à sentir que

les doux mouvements de la nature ne sont pas tout à fait éteints dans mon coeur. Ah! tyran, tu

veux en vain l'asservir tout entier, ce tendre et trop faible coeur; malgré toi, malgré tes prestiges,

il lui reste au moins des sentiments légitimes; il respecte et chérit encore des droits plus sacrés

que les tiens.

Pardonne, ô mon doux ami! ces mouvements involontaires, et ne crains pas que j'étende ces

réflexion aussi loin que je le devrais. Le moment de nos jours peut-être où notre amour est le

plus en liberté n'est pas, je le sais bien, celui des regrets: je ne veux ni te cacher mes peines, ni

t'en accabler; il faut que tu les connaisses, non pour les porter, mais pour les adoucir. Dans le

sein, de qui les épancherais-je, si je n'osais les verser dans le tien? N'es-tu pas mon tendre

consolateur? N'est-ce pas toi qui soutiens mon courage ébranlé? N'est-ce pas toi qui nourris

dans mon âme le goût de la vertu, même après que je l'ai perdue? Sans toi, sans cette adorable

amie dont la main compatissante essuya si souvent mes pleurs, combien de fois n'eussé-je pas

déjà succombé sous le plus mortel abattement! Mais vos tendres soins me soutiennent; je n'ose

m'avilir tant que vous m'estimez encore, et je me dis avec complaisance que vous ne m'aimeriez

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Julie ou La nouvelle Héloïse 65

pas tant l'un et l'autre, si je n'étais digne que de mépris. Je vole dans les bras de cette chère

cousine, ou plutôt de cette tendre soeur, déposer au fond de son coeur une importune tristesse.

Toi, viens ce soir achever de rendre au mien la joie et la sérénité qu'il a perdues.

Lettre XXXVIII à Julie

Non, Julie, il ne m'est pas possible de ne te voir chaque jour que comme je t'ai vue la veille; il faut

que mon amour s'augmente et croisse incessamment avec tes charmes, et tu m'es une source

inépuisable de sentiments nouveaux que je n'aurais pas même imaginés. Quelle soirée

inconcevable! Que de délices inconnues tu fis éprouver à mon coeur! O tristesse enchanteresse!

O langueur d'une âme attendrie! combien vous surpassez les turbulents plaisirs et la gaieté

folâtre, et la joie emportée, et tous les transports qu'une ardeur sans mesure offre aux désirs

effrénés des amants! Paisible et pure jouissance qui n'a rien d'égal dans la volupté des sens,

jamais, jamais ton pénétrant souvenir ne s'effacera de mon coeur! Dieux! quel ravissant

spectacle, ou plutôt quelle extase, de voir deux beautés si touchantes s'embrasser tendrement, le

visage de l'une se pencher sur le sein de l'autre, leurs douces larmes se confondre, et baigner ce

sein charmant comme la rosée du ciel humecte un lis fraîchement éclos! J'étais jaloux d'une

amitié si tendre; je lui trouvais je ne sais quoi de plus intéressant que l'amour même, et je me

voulais une sorte de mal de ne pouvoir t'offrir des consolations aussi chères, sans les troubler

par l'agitation de mes transports. Non, rien, rien sur la terre n'est capable d'exciter un si

voluptueux attendrissement que vos mutuelles caresses; et le spectacle de deux amants eût offert

à mes yeux une sensation moins délicieuse.

Ah! qu'en ce moment j'eusse été amoureux de cette aimable cousine, si Julie n'eût pas existé!

Mais non, c'était Julie elle-même qui répandait son charme invincible sur tout ce qui

l'environnait. Ta robe, ton ajustement, tes gants, ton éventail, ton ouvrage, tout ce qui frappait

autour de toi mes regards enchantait mon coeur, et toi seule faisais tout l'enchantement. Arrête,

ô ma douce amie! à force d'augmenter mon ivresse, tu m'ôterais le plaisir de la sentir. Ce que tu

me fais éprouver approche d'un vrai délire, et je crains d'en perdre enfin la raison. Laisse-moi du

moins connaître un égarement qui fait mon bonheur: laisse-moi goûter ce nouvel enthousiasme,

plus sublime, plus vif que toutes les idées que j'avais de l'amour. Quoi! tu peux te croire avilie!

quoi! la passion t'ôte-t-elle aussi le sens? Moi, je te trouve trop parfaite pour une mortelle; je

t'imaginerais d'une espèce plus pure, si ce feu dévorant qui pénètre ma substance ne m'unissait à

la tienne, et ne me faisait sentir qu'elles sont la même. Non, personne au monde ne te connaît, tu

ne te connais pas toi-même; mon coeur seul te connaît, te sent, et sait te mettre à ta place. Ma

Julie! ah! quels hommages te seraient ravis si tu n'étais qu'adorée! Ah! si tu n'étais qu'un ange,

combien tu perdrais de ton prix!

Dis-moi comment il se peut qu'une passion telle que la mienne puisse augmenter: je l'ignore,

mais je l'éprouve. Quoique tu me sois présente dans tous les temps, il y a quelques jours surtout

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Julie ou La nouvelle Héloïse 66

que ton image, plus belle que jamais, me poursuit et me tourmente avec une activité à laquelle ni

lieu ni temps ne me dérobe; et je crois que tu me laissas avec elle dans ce chalet que tu quittas en

finissant ta dernière lettre. Depuis qu'il est question de ce rendez-vous champêtre, je suis trois

fois sorti de la ville; chaque fois mes pieds m'ont porté des mêmes côtés, et chaque fois la

perspective d'un séjour si désiré m'a paru plus agréable.

Non vide il mondo si leggiadri rami;

Ne mosse 'l vento mai si rerdi frondi.

Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraîche et plus vive, l'air plus pur, le ciel plus

serein; le chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse et de volupté; le murmure des eaux

inspire une langueur plus amoureuse, la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfums; un

charme secret embellit tous les objets ou fascine mes sens; on dirait que la terre se pare pour

former à ton heureux amant un lit nuptial digne de la beauté qu'il adore et du feu qui le

consume. O Julie! ô chère et précieuse moitié de mon âme! hâtons-nous d'ajouter à ces

ornements du printemps la présence de deux amant fidèles. Portons le sentiment du plaisir dans

des lieux qui n'en offrent qu'une vaine image; allons animer toute la nature: elle est morte sans

les feux de l'amour. Quoi! trois jours d'attente! trois jours encore! Ivre d'amour, affamé de

transports, j'attends ce moment tardif avec une douloureuse impatience. Ah! qu'on serait

heureux si le ciel ôtait de la vie tous les ennuyeux intervalles qui séparent de pareils instants!

Lettre XXXIX de Julie

Tu n'as pas un sentiment, mon bon ami, que mon coeur ne partage; mais ne me parle plus de

plaisir tandis que des gens qui valent mieux que nous souffrent, gémissent, et que j'ai leur peine

à me reprocher. Lis la lettre ci-jointe, et sois tranquille si tu le peux; pour moi, qui connais

l'aimable et bonne fille qui l'a écrite, je n'ai pu la lire sans des larmes de remords et de pitié. Le

regret de ma coupable négligence m'a pénétré l'âme, et je vois avec une amère confusion

jusqu'où l'oubli du premier de mes devoirs m'a fait porter celui de tous les autres. J'avais promis

de prendre soin de cette pauvre enfant; je la protégeais auprès de ma mère; je la tenais en quelque

manière sous ma garde; et, pour n'avoir su me garder moi-même, je l'abandonne sans me

souvenir d'elle, et l'expose à des dangers pires que ceux où j'ai succombé. Je frémis en songeant

que deux jours plus tard c'en était fait peut-être de mon dépôt, et que l'indigence et la séduction

perdaient une fille modeste et sage, qui peut faire un jour une excellente mère de famille. O mon

ami! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misère un prix

que le coeur seul doit payer, et recevoir d'une bouche affamée les tendres baisers de l'amour!

Dis-moi, pourras-tu n'être pas touché de la piété filiale de ma Fanchon, de ses sentiments

honnêtes, de son innocente naïveté? Ne l'es-tu pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend

lui-même pour soulager sa maîtresse? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer à former un

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Julie ou La nouvelle Héloïse 67

noeud si bien assorti? Ah! si nous étions sans pitié pour les coeurs unis qu'on divise, de qui

pourraient-ils jamais en attendre? Pour moi, j'ai résolu de réparer envers ceux-ci ma faute à

quelque prix que ce soit, et de faire en sorte que ces deux jeunes gens soient unis par le mariage.

J'espère que le ciel bénira cette entreprise, et qu'elle sera pour nous d'un bon augure. Je te

propose et te conjure au nom de notre amitié de partir dès aujourd'hui, si tu le peux, ou tout au

moins demain matin, pour Neuchâtel. Va négocier avec M. de Merveilleux le congé de cet

honnête garçon; n'épargne ni les supplications ni l'argent: porte avec toi la lettre de ma Fanchon;

il n'y a point de coeur sensible qu'elle ne doive attendrir. Enfin, quoi qu'il nous en coûte et de

plaisir et d'argent, ne reviens qu'avec le congé absolu de Claude Anet, ou crois que l'amour ne

me donnera de mes jours un moment de pure joie.

Je sens combien d'objections ton coeur doit avoir à me faire; doutes-tu que le mien ne les ait

faites avant toi? Et je persiste; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu'un vain nom, ou qu'elle

exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manqué peut revenir mille fois,

quelques heures agréables s'éclipsent comme un éclair et ne sont plus; mais, si le bonheur d'un

couple honnête est dans tes mains, songe à l'avenir que tu vas te préparer. Crois-moi; l'occasion

de faire des heureux est plus rare qu'on ne pense; la punition de l'avoir manquée est de ne plus la

retrouver; et l'usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment éternel de

contentement ou de repentir. Pardonne à mon zèle ces discours superflus; j'en dis trop à un

honnête homme, et cent fois trop à mon ami. Je sais combien tu hais cette volupté cruelle qui

nous endurcit aux maux d'autrui. Tu l'as dit mille fois toi-même: malheur à qui ne sait pas

sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l'humanité!

Lettre XL de Fanchon Regard à Julie

Mademoiselle,

Pardonnez une pauvre fille au désespoir, qui, ne sachant plus que devenir, ose encore avoir

recours à vos bontés. Car vous ne vous lassez point de consoler les affligés, et je suis si

malheureuse qu'il n'y a que vous et le bon Dieu que mes plaintes n'importunent pas. J'ai eu bien

du chagrin de quitter l'apprentissage où vous m'aviez mise; mais, ayant eu le malheur de perdre

ma mère cet hiver, il a fallu revenir auprès de mon pauvre père, que sa paralysie retient toujours

dans son lit.

Je n'ai pas oublié le conseil que vous aviez donné à ma mère de tâcher de m'établir avec un

honnête homme qui prît soin de la famille. Claude Anet, que monsieur votre père avait ramené

du service, est un brave garçon, rangé, qui sait un bon métier, et qui me veut du bien. Après tant

de charité que vous avez eue pour nous, je n'osais plus vous être incommode, et c'est lui qui

nous a fait vivre pendant tout l'hiver. Il devait m'épouser ce printemps; il avait mis son coeur à ce

mariage: mais on m'a tellement tourmentée pour payer trois ans de loyer échu à Pâques, que, ne

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Julie ou La nouvelle Héloïse 68

sachant où prendre tant d'argent comptant, le pauvre jeune homme s'est engagé derechef, sans

m'en rien dire, dans la compagnie de M. de Merveilleux, et m'a apporté l'argent de son

engagement. M. de Merveilleux n'est plus à Neufchâtel que pour sept ou huit jours, et Claude

Anet doit partir dans trois ou quatre pour suivre la recrue; ainsi nous n'avons pas le temps ni le

moyen de nous marier, et il me laisse sans aucune ressource. Si, par votre crédit ou celui de

monsieur le baron, vous pouviez nous obtenir au moins un délai de cinq ou six semaines, on

tâcherait, pendant ce temps-là, de prendre quelque arrangement pour nous marier ou pour

rembourser ce pauvre garçon; mais je le connais bien, il ne voudra jamais reprendre l'argent qu'il

m'a donné.

Il est venu ce matin un monsieur bien riche m'en offrir beaucoup davantage, mais Dieu m'a fait

la grâce de le refuser. Il a dit qu'il reviendrait demain matin savoir ma dernière résolution. Je lui

ai dit de n'en pas prendre la peine, et qu'il la savait déjà. Que Dieu le conduise! il sera reçu

demain comme aujourd'hui. Je pourrais bien aussi recourir à la bourse des pauvres; mais on est

si méprisé qu'il vaut mieux pâtir: et puis Claude Anet a trop de coeur pour vouloir d'une fille

assistée.

Excusez la liberté que je prends, ma bonne demoiselle; je n'ai trouvé que vous seule à qui j'ose

avouer ma peine, et j'ai le coeur si serré qu'il faut finir cette lettre. Votre bien humble et

affectionnée servante à vous servir.

Fanchon Regard.

Lettre XLI. Réponse

Réponse

J'ai manqué de mémoire et toi de confiance, ma chère enfant: nous avons eu grand tort toutes

deux, mais le mien est impardonnable. Je tâcherai du moins de le réparer. Babi, qui te porte cette

lettre, est chargée de pourvoir au plus pressé. Elle retournera demain matin pour t'aider à

congédier ce monsieur, s'il revient; et l'après-dînée nous irons te voir, ma cousine et moi; car je

sais que tu ne peux pas quitter ton pauvre père, et je veux connaître par moi-même l'état de ton

petit ménage.

Quant à Claude Anet, n'en sois point en peine: mon père est absent; mais, en attendant son

retour, on fera ce qu'on pourra; et tu peux compter que je n'oublierai ni toi ni ce brave garçon.

Adieu, mon enfant: que le bon Dieu te console! Tu as bien fait de n'avoir pas recours à la bourse

publique; c'est ce qu'il ne faut jamais faire tant qu'il reste quelque chose dans celle des bonnes

gens.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 69

Lettre XLII à Julie

Je reçois votre lettre, et je pars à l'instant: ce sera toute ma réponse. Ah! cruelle! que mon coeur

en est loin, de cette odieuse vertu que vous me supposez et que je déteste! Mais vous ordonnez,

il faut obéir. Dussé-je en mourir cent fois, il faut être estimé de Julie.

Lettre XLIII de Saint-Preux à Julie

J'arrivai hier matin à Neuchâtel; j'appris que M. de Merveilleux était à la campagne: je courus l'y

chercher: il était à la chasse, et je l'attendis jusqu'au soir. Quand je lui eus expliqué le sujet de

mon voyage, et que je l'eus prié de mettre un prix au congé de Claude Anet, il me fit beaucoup

de difficultés: je crus les lever en offrant de moi-même une somme assez considérable, et

l'augmentant à mesure qu'il résistait; mais, n'ayant pu rien obtenir, je fus obligé de me retirer,

après m'être assuré de le retrouver ce matin, bien résolu de ne plus le quitter jusqu'à ce qu'à force

d'argent ou d'importunités, ou de quelque manière que ce pût être, j'eusse obtenu ce que j'étais

venu lui demander. M'étant levé pour cela de très bonne heure, j'étais prêt à monter à cheval,

quand je reçus par un exprès ce billet de M. de Merveilleux, avec le congé du jeune homme en

bonne forme:

"Voilà, monsieur, le congé que vous êtes venu solliciter; je l'ai refusé à vos offres, je le donne à

vos intentions charitables, et vous prie de croire que je ne mets point à prix une bonne action."

Jugez à la joie que vous donnera cet heureux succès de celle que j'ai sentie en l'apprenant.

Pourquoi faut-il qu'elle ne soit pas aussi parfaite qu'elle devrait l'être? Je ne puis me dispenser

d'aller remercier et rembourser M. de Merveilleux; et si cette visite retarde mon départ d'un

jour, comme il est à craindre, n'ai-je pas droit de dire qu'il s'est montré généreux à mes dépens?

N'importe, j'ai fait ce qui vous est agréable, je puis tout supporter à ce prix. Qu'on est heureux

de pouvoir bien faire en servant ce qu'on aime, et réunir ainsi dans le même soin les charmes de

l'amour et de la vertu! Je l'avoue, ô Julie! je partis le coeur plein d'impatience et de chagrin. Je

vous reprochais d'être si sensible aux peines d'autrui et de compter pour rien les miennes,

comme si j'étais le seul au monde qui n'eût rien mérité de vous. Je trouvais de la barbarie, après

m'avoir leurré d'un si doux espoir, à me priver sans nécessité d'un bien dont vous m'aviez flatté

vous-même. Tous ces murmures se sont évanouis; je sens renaître à leur place au fond de mon

âme un contentement inconnu: j'éprouve déjà le dédommagement que vous m'avez promis, vous

que l'habitude de bien faire a tant instruite du goût qu'on y trouve. Quel étrange empire est le

vôtre, de pouvoir rendre les privations aussi douces que les plaisirs, et donner à ce qu'on fait

pour vous le même charme qu'on trouverait à se contenter soi-même! Ah! je l'ai dit cent fois, tu

es un ange du ciel, ma Julie! Sans doute, avec tant d'autorité sur mon âme, la tienne est plus

divine qu'humaine. Comment n'être pas éternellement à toi, puisque ton règne est céleste? et

que servirait de cesser de t'aimer s'il faut toujours qu'on t'adore.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 70

P.-S. - Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou six jours jusqu'au retour de la

maman: serait-il impossible, durant cet intervalle, de faire un pèlerinage au chalet?

Lettre XLIV de Julie

Ne murmure pas tant, mon ami, de ce retour précipité. Il nous est plus avantageux qu'il ne

semble, et quand nous aurions fait par adresse ce que nous avions fait par bienfaisance, nous

n'aurions pas mieux réussi. Regarde ce qui serait arrivé si nous n'eussions suivi que nos

fantaisies. Je serais allée à la campagne précisément la veille du retour de ma mère à la ville;

j'aurais eu un exprès avant d'avoir pu ménager notre entrevue; il aurait fallu partir sur-le-champ,

peut être sans pouvoir t'avertir, te laisser dans des perplexités mortelles, et notre séparation se

serait faite au moment qui la rendait le plus douloureuse. De plus, on aurait su que nous étions

tous deux à la campagne; malgré nos précautions, peut-être eût-on su que nous y étions

ensemble; du moins on l'aurait soupçonné, c'en était assez. L'indiscrète avidité du présent nous

ôtait toute ressource pour l'avenir, et le remords d'une bonne oeuvre dédaignée nous eût

tourmentés toute la vie.

Compare à présent cet état à notre situation réelle. Premièrement ton absence a produit un

excellent effet. Mon argus n'aura pas manqué de dire à ma mère qu'on t'avait peu vu chez ma

cousine: elle sait ton voyage et le sujet; c'est une raison de plus pour t'estimer. Et le moyen

d'imaginer que des gens qui vivent en bonne intelligence prennent volontairement pour

s'éloigner le seul moment de liberté qu'ils ont pour se voir! Quelle ruse avons-nous employée

pour écarter une trop juste défiance? La seule, à mon avis, qui soit permise à d'honnêtes gens,

c'est de l'être à un point qu'on ne puisse croire, en sorte qu'on prenne un effort de vertu pour un

acte d'indifférence. Mon ami, qu'un amour caché par de tels moyens doit être doux aux coeurs

qui le goûtent! Ajoute à cela le plaisir de réunir des amants désolés, et de rendre heureux deux

jeunes gens si dignes de l'être. Tu l'as vue, ma Fanchon; dis, n'est-elle pas charmante? et ne

mérite-t-elle pas bien tout ce que tu as fait pour elle? N'est-elle pas trop jolie et trop malheureuse

pour rester fille impunément? Claude Anet, de son côté, dont le bon naturel a résisté par miracle

à trois ans de service, en eût-il pu supporter encore autant sans devenir un vaurien comme tous

les autres? Au lieu de cela ils s'aiment et seront unis; ils sont pauvres et seront aidés; ils sont

honnêtes gens et pourront continuer de l'être; car mon père a promis de prendre soin de leur

établissement. Que de biens tu as procurés à eux et à nous par ta complaisance, sans parler du

compte que je t'en dois tenir! Tel est, mon ami, l'effet assuré des sacrifices qu'on fait à la vertu;

s'ils coûtent souvent à faire, il est toujours doux de les avoir faits, et l'on n'a jamais vu personne

se repentir d'une bonne action.

Je me doute bien qu'à l'exemple de l'inséparable tu m'appelleras aussi la prêcheuse, et il est vrai

que je ne fais pas mieux ce que je dis que les gens du métier. Si mes sermons ne valent pas les

leurs, au moins je vois avec plaisir qu'ils ne sont pas comme eux jetés au vent. Je ne m'en défends

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Julie ou La nouvelle Héloïse 71

point, mon aimable ami; je voudrais ajouter autant de vertus aux tiennes qu'un fol amour m'en a

fait perdre; et, ne pouvant plus m'estimer moi-même, j'aime à m'estimer encore en toi. De ta part

il ne s'agit que d'aimer parfaitement, et tout viendra comme de lui-même. Avec quel plaisir tu

dois voir augmenter sans cesse les dettes que l'amour s'oblige à payer!

Ma cousine a su les entretiens que tu as eus avec son père au sujet de M. d'Orbe; elle y est aussi

sensible que si nous pouvions, en offices de l'amitié, n'être pas toujours en reste avec elle. Mon

Dieu! mon ami, que je suis une heureuse fille! que je suis aimée et que je trouve charmant de

l'être! Père, mère, amie, amant, j'ai beau chérir tout ce qui m'environne, je me trouve toujours ou

prévenue ou surpassée: il semble que tous les plus doux sentiments du monde viennent sans

cesse chercher mon âme, et j'ai le regret de n'en avoir qu'une pour jouir de tout mon bonheur.

J'oubliais de t'annoncer une visite pour demain matin: c'est milord Bomston qui vient de

Genève, où il a passé sept ou huit mois. Il dit t'avoir vu à Sion à son retour d'Italie. Il te trouva

fort triste, et parle au surplus de toi comme j'en pense. Il fit hier ton éloge si bien et si à propos

devant mon père qu'il m'a tout à fait disposée à faire le sien. En effet j'ai trouvé du sens, du sel,

du feu dans sa conversation. Sa voix s'élève et son oeil s'anime au récit des grandes actions,

comme il arrive aux hommes capables d'en faire. Il parle aussi avec intérêt des choses de goût,

entre autres de la musique italienne qu'il porte jusqu'au sublime. Je croyais entendre encore mon

pauvre frère. Au surplus, il met plus d'énergie que de grâce dans ses discours, et je lui trouve

même l'esprit un peu rêche.

Adieu, mon ami.

Lettre XLV à Julie

Je n'en étais encore qu'à la seconde lecture de ta lettre quand milord Edouard Bomston est

entré. Ayant tant d'autres choses à te dire, comment aurais-je pensé, ma Julie, à te parler de lui?

Quand on se suffit l'un à l'autre, s'avise-t-on de songer à un tiers? je vais te rendre compte de ce

que j'en sais, maintenant que tu parais le désirer.

Ayant passé le Simplon, il était venu jusqu'à Sion au-devant d'une chaise qu'on devait lui

amener de Genève à Brigue, et le désoeuvrement rendant les hommes assez liants, il me

rechercha. Nous fîmes une connaissance aussi intime qu'un Anglais naturellement peu

prévenant peut la faire avec un homme fort préoccupé qui cherche la solitude. Cependant nous

sentîmes que nous nous convenions; il y a un certain unisson d'âmes qui s'aperçoit au premier

instant, et nous fûmes familiers au bout de huit jours, mais pour toute la vie, comme deux

Français l'auraient été au bout de huit heures pour tout le temps qu'ils ne se seraient pas quittés.

Il m'entretint de ses voyages, et, le sachant Anglais, je crus qu'il m'allait parler d'édifices et de

peintures. Bientôt je vis avec plaisir que les tableaux et les monuments ne lui avaient point fait

négliger l'étude des moeurs et des hommes. Il me parla cependant des beaux-arts avec beaucoup

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Julie ou La nouvelle Héloïse 72

de discernement mais modérément et sans prétention. J'estimai qu'il en jugeait avec plus de

sentiment que de science, et par les effets plus que par les règles, ce qui me confirma qu'il avait

l'âme sensible. Pour la musique italienne, il m'en parut enthousiaste comme à toi; il m'en fit

même entendre, car il mène un virtuose avec lui: son valet de chambre joue fort bien du violon, et

lui-même passablement du violoncelle. Il me choisit plusieurs morceaux très pathétiques, à ce

qu'il prétendait: mais, soit qu'un accent si nouveau pour moi demandât une oreille plus exercée,

soit que le charme de la musique, si doux dans la mélancolie, s'efface dans une profonde

tristesse, ces morceaux me firent peu de plaisir; et j'en trouvai le chant agréable, à la vérité, mais

bizarre et sans expression.

Il fut aussi question de moi, et milord s'informa avec intérêt de ma situation; je lui en dis tout ce

qu'il en devait savoir. Il me proposa un voyage en Angleterre, avec des projets de fortune

impossibles dans un pays où Julie n'était pas. Il me dit qu'il allait passer l'hiver à Genève, l'été

suivant à Lausanne, et qu'il viendrait à Vevai avant de retourner en Italie: il m'a tenu parole, et

nous nous sommes revus avec un nouveau plaisir.

Quant à son caractère, je le crois vif et emporté, mais vertueux et ferme; il se pique de

philosophie, et de ces principes dont nous avons autrefois parlé. Mais au fond je le crois par

tempérament ce qu'il pense être par méthode; et le vernis stoïque qu'il met à ses actions ne

consiste qu'à parer de beaux raisonnements le parti que son coeur lui a fait prendre. J'ai

cependant appris avec un peu de peine qu'il avait eu quelques affaires en Italie, et qu'il s'y était

battu plusieurs fois.

Je ne sais ce que tu trouves de rêche dans ses manières: véritablement elles ne sont pas

prévenantes, mais je n'y sens rien de repoussant. Quoique son abord ne soit pas aussi ouvert

que son âme, et qu'il dédaigne les petites bienséances, il ne laisse pas, ce me semble, d'être d'un

commerce agréable. S'il n'a pas cette politesse réservée et circonspecte qui se règle uniquement

sur l'extérieur, et que nos jeunes officiers nous apportent de France, il a celle de l'humanité, qui

se pique moins de distinguer au premier coup d'oeil les états et les rangs, et respecte en général

tous les hommes. Te l'avouerai-je naïvement? La privation des grâces est un défaut que les

femmes ne pardonnent point, même au mérite, et j'ai peur que Julie n'ait été femme une fois en

sa vie.

Puisque je suis en train de sincérité, je te dirai encore, ma jolie prêcheuse, qu'il est inutile de

vouloir donner le change à mes droits, et qu'un amour affamé ne se nourrit point de sermons.

Songe, songe aux dédommagements promis et dus; car toute la morale que tu m'as débitée est

fort bonne; mais, quoi que tu puisses dire, le chalet valait encore mieux.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 73

Lettre XLVI de Julie

Eh bien donc! mon ami, toujours le chalet! l'histoire de ce chalet te pèse furieusement sur le

coeur; et je vois bien qu'à la mort ou à la vie il faut te faire raison du chalet. Mais des lieux où tu

ne fus jamais te sont-ils si chers qu'on ne puisse t'en dédommager ailleurs, et l'Amour, qui fit le

palais d'Armide au fond d'un désert, ne saurait-il nous faire un chalet à la ville? Ecoute: on va

marier ma Fanchon; mon père, qui ne hait pas les fêtes et l'appareil, veut lui faire une noce où

nous serons tous: cette noce ne manquera pas d'être tumultueuse. Quelquefois le mystère a su

tendre son voile au sein de la turbulente joie et du fracas des festins: tu m'entends, mon ami; ne

serait-il pas doux de retrouver dans l'effet de nos soins les plaisirs qu'ils nous ont coûtés?

Tu t'animes, ce me semble, d'un zèle assez superflu sur l'apologie de milord Edouard, dont je

suis fort éloignée de mal penser. D'ailleurs, comment jugerais-je un homme que je n'ai vu qu'un

après-midi, et comment en pourrais-tu juger toi-même sur une connaissance de quelques jours?

Je n'en parle que par conjecture, et tu ne peux guère être plus avancé; car les propositions qu'il

t'a faites sont de ces offres vagues dont un air de puissance et la facilité de les éluder rendent

souvent les étrangers prodigues. Mais je reconnais tes vivacités ordinaires, et combien tu as de

penchant à te prévenir pour ou contre les gens presque à la première vue: cependant nous

examinerons à loisir les arrangements qu'il t'a proposés. Si l'amour favorise le projet qui

m'occupe, il s'en présentera peut-être de meilleurs pour nous. O mon bon ami! la patience est

amère, mais son fruit est doux.

Pour revenir à ton Anglais, je t'ai dit qu'il me paraissait avoir l'âme grande et forte, et plus de

lumières que d'agréments dans l'esprit. Tu dis à peu près la même chose; et puis, avec cet air de

supériorité masculine qui n'abandonne point nos humbles adorateurs, tu me reproches d'avoir

été de mon sexe une fois en ma vie; comme si jamais une femme devait cesser d'en être! Te

souvient-il qu'en lisant ta République de Platon nous avons autrefois disputé sur ce point de la

différence morale des sexes? Je persiste dans l'avis dont j'étais alors, et ne saurais imaginer un

modèle commun de perfection pour deux êtres si différents. L'attaque et la défense, l'audace des

hommes, la pudeur des femmes, ne sont point des conventions, comme le pensent tes

philosophes, mais des institutions naturelles dont il est facile de rendre raison, et dont se

déduisent aisément toutes les autres distinctions morales. D'ailleurs, la destination de la nature

n'étant pas la même, les inclinations, les manières de voir et de sentir, doivent être dirigées de

chaque côté selon ses vues. Il ne faut point les mêmes goûts ni la même constitution pour

labourer la terre et pour allaiter les enfants. Une taille plus haute, une voix plus forte et des traits

plus marqués semblent n'avoir aucun rapport nécessaire au sexe; mais les modifications

extérieures annoncent l'intention de l'ouvrier dans les modifications de l'esprit. Une femme

parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d'âme que de visage. Ces vaines

imitations de sexe sont le comble de la déraison; elles font rire le sage et fuir les amours. Enfin, je

trouve qu'à moins d'avoir cinq pieds et demi de haut, une voix de basse et de la barbe au menton,

l'on ne doit point se mêler d'être homme.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 74

Vois combien les amants sont maladroits en injures! Tu me reproches une faute que je n'ai pas

commise, ou que tu commets aussi bien que moi, et l'attribues à un défaut dont je m'honore.

Veux-tu que, te rendant sincérité pour sincérité, je te dise naïvement ce que je pense de la

tienne? Je n'y trouve qu'un raffinement de flatterie, pour te justifier à toi-même, par cette

franchise apparente, les éloges enthousiastes dont tu m'accables à tout propos. Mes prétendues

perfections t'aveuglent au point que, pour démentir les reproches que tu te fais en secret de ta

prévention, tu n'as pas l'esprit d'en trouver un solide à me faire.

Crois-moi, ne te charge point de me dire mes vérités, tu t'en acquitterais trop mal: les yeux de

l'amour, tout perçants qu'ils sont, savent-ils voir des défauts? C'est à l'intègre amitié que ces

soins appartiennent, et là-dessus ta disciple Claire est cent fois plus savante que toi. Oui, mon

ami, loue-moi, admire-moi, trouve-moi belle, charmante, parfaite: tes éloges me plaisent sans me

séduire, parce que je vois qu'ils sont le langage de l'erreur et non de la fausseté, et que tu te

trompes toi-même, mais que tu ne veux pas me tromper. Oh! que les illusions de l'amour sont

aimables! ses flatteries sont en un sens des vérités; le jugement se tait, mais le coeur parle:

l'amant qui loue en nous des perfections que nous n'avons pas les voit en effet telles qu'il les

représente; il ne ment point en disant des mensonges; il flatte sans s'avilir, et l'on peut au moins

l'estimer sans le croire.

J'ai entendu, non sans quelque battement de coeur, proposer d'avoir demain deux philosophes à

souper: l'un est milord Edouard; l'autre est un sage dont la gravité s'est quelquefois un peu

dérangée aux pieds d'une jeune écolière; ne le connaîtriez-vous point? Exhortez-le, je vous prie,

à tâcher de garder demain le décorum philosophique un peu mieux qu'à son ordinaire. J'aurai

soin d'avertir aussi la petite personne de baisser les yeux, et d'être aux siens le moins jolie qu'il

se pourra.

Lettre XLVII à Julie

Ah! mauvaise, est-ce là la circonspection que tu m'avais promise? est-ce ainsi que tu ménages

mon coeur et voiles tes attraits? Que de contraventions à tes engagements! Premièrement, ta

parure; car tu n'en avais point, et tu sais bien que jamais tu n'es si dangereuse. Secondement, ton

maintien si doux, si modeste, si propre à laisser remarquer à loisir toutes tes grâces. Ton parler

plus rare, plus réfléchi, plus spirituel encore qu'à l'ordinaire, qui nous rendait tous plus attentifs,

et faisait voler l'oreille et le coeur au-devant de chaque mot. Cet air que tu chantas à demi-voix,

pour donner encore plus de douceur à ton chant, et qui, bien que français, plut à milord Edouard

même. Ton regard timide et tes yeux baissés, dont les éclairs inattendus me jetaient dans un

trouble inévitable. Enfin, ce je ne sais quoi d'inexprimable, d'enchanteur, que tu semblais avoir

répandu sur toute ta personne pour faire tourner la tête à tout le monde, sans paraître même y

songer. Je ne sais, pour moi, comment tu t'y prends; mais si telle est ta manière d'être jolie le

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Julie ou La nouvelle Héloïse 75

moins qu'il est possible, je t'avertis que c'est l'être beaucoup plus qu'il ne faut pour avoir des

sages autour de toi.

Je crains fort que le pauvre philosophe anglais n'ait un peu ressenti la même influence. Après

avoir reconduit ta cousine, comme nous étions tous encore fort éveillés, il nous proposa d'aller

chez lui faire de la musique et boire du punch. Tandis qu'on rassemblait ses gens, il ne cessa de

nous parler de toi avec un feu qui me déplut; et je n'entendis pas ton éloge dans sa bouche avec

autant de plaisir que tu avais entendu le mien. En général, j'avoue que je n'aime point que

personne, excepté ta cousine, me parle de toi; il me semble que chaque mot m'ôte une partie de

mon secret ou de mes plaisirs; et, quoi que l'on puisse dire, on y met un intérêt si suspect, ou

l'on est si loin de ce que je sens, que je n'aime écouter là-dessus que moi-même.

Ce n'est pas que j'aie comme toi du penchant à la jalousie: je connais mieux ton âme; j'ai des

garants qui ne me permettent pas même d'imaginer ton changement possible. Après tes

assurances, je ne te dis plus rien des autres prétendants; mais celui-ci, Julie!... des conditions

sortables... les préjugés de ton père... Tu sais bien qu'il s'agit de ma vie; daigne donc me dire un

mot là-dessus: un mot de Julie, et je suis tranquille à jamais.

J'ai passé la nuit à entendre ou exécuter de la musique italienne, car il s'est trouvé des duos, et il a

fallu hasarder d'y faire ma partie. Je n'ose te parler encore de l'effet qu'elle a produit sur moi; j'ai

peur, j'ai peur que l'impression du souper d'hier au soir ne se soit prolongée sur ce que

j'entendais, et que je n'aie pris l'effet de tes séductions pour le charme de la musique. Pourquoi la

même cause qui me la rendait ennuyeuse à Sion ne pourrait-elle pas ici me la rendre agréable

dans une situation contraire? N'es-tu pas la première source de toutes les affections de mon

âme? et suis-je à l'épreuve des prestiges de ta magie? Si la musique eût réellement produit cet

enchantement, il eût agi sur tous ceux qui l'entendaient; mais tandis que ces chants me tenaient

en extase, M. d'Orbe dormait tranquillement dans un fauteuil; et, au milieu de mes transports, il

s'est contenté pour tout éloge de demander si ta cousine savait l'italien.

Tout ceci sera mieux éclairci demain; car nous avons pour ce soir un nouveau rendez-vous de

musique: milord veut la rendre complète , et il a mandé de Lausanne un second violon qu'il dit

être assez entendu. Je porterai de mon côté des scènes, des cantates françaises, et nous verrons.

En arrivant chez moi, j'étais d'un accablement que m'a donné le peu d'habitude de veiller, et qui

se perd en t'écrivant. Il faut pourtant tâcher de dormir quelques heures. Viens avec moi, ma

douce amie, ne me quitte point durant mon sommeil; mais, soit que ton image le trouble ou le

favorise, soit qu'il m'offre ou non les noces de la Fanchon, un instant délicieux qui ne peut

m'échapper et qu'il me prépare, c'est le sentiment de mon bonheur au réveil.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 76

Lettre XLVIII à Julie

Ah! ma Julie! qu'ai-je entendu? Quels sons touchants! quelle musique! quelle source délicieuse

de sentiments et de plaisirs! Ne perds pas un moment; rassemble avec soin tes opéras, tes

cantates, ta musique française, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, et l'attise avec

soin, afin que tant de glace puisse y brûler et donner de la chaleur au moins une fois. Fais ce

sacrifice propitiatoire au dieu du goût, pour expier ton crime et le mien d'avoir profané ta voix à

cette lourde psalmodie, et d'avoir pris si longtemps pour le langage du coeur un bruit qui ne fait

qu'étourdir l'oreille. O que ton digne frère avait raison! Dans quelle étrange erreur j'ai vécu

jusqu'ici sur les productions de cet art charmant! Je sentais leur peu d'effet, et l'attribuais à sa

faiblesse. Je disais: la musique n'est qu'un vain son qui peut flatter l'oreille et n'agit

qu'indirectement et légèrement sur l'âme: l'impression des accords est purement mécanique et

physique; qu'a-t-elle à faire au sentiment, et pourquoi devrais-je espérer d'être plus vivement

touché d'une belle harmonie que d'un bel accord de couleurs? Je n'apercevais pas, dans les

accents de la mélodie appliqués à ceux de la langue, le lien puissant et secret des passions avec

les sons; je ne voyais pas que l'imitation des tons divers dont les sentiments animent la voix

parlante donne à son tour à la voix chantante le pouvoir d'agiter les coeurs et que l'énergique

tableau des mouvements de l'âme de celui qui se fait entendre est ce qui fait le vrai charme de

ceux qui l'écoutent.

C'est ce que me fit remarquer le chanteur de milord, qui, pour un musicien, ne laisse pas de

parler assez bien de son art. "L'harmonie, me disait-il, n'est qu'un accessoire éloigné dans la

musique imitative; il n'y a dans l'harmonie proprement dite aucun principe d'imitation. Elle

assure, il est vrai, les intonations; elle porte témoignage de leur justesse; et, rendant les

modulations plus sensibles, elle ajoute de l'énergie à l'expression, et de la grâce au chant. Mais

c'est de la seule mélodie que sort cette puissance invincible des accents passionnés; c'est d'elle

que dérive tout le pouvoir de la musique sur l'âme. Formez les plus savantes successions

d'accords sans mélange de mélodie, vous serez ennuyés au bout d'un quart d'heure. De beaux

chants sans aucune harmonie sont longtemps à l'épreuve de l'ennui. Que l'accent du sentiment

anime les chants les plus simples, ils seront intéressants. Au contraire, une mélodie qui ne parle

point chante toujours mal, et la seule harmonie n'a jamais rien su dire au coeur.

C'est en ceci, continuait-il, que consiste l'erreur des Français sur les forces de la musique.

N'ayant et ne pouvant avoir une mélodie à eux dans une langue qui n'a point d'accent, et sur une

poésie maniérée qui ne connut jamais la nature, ils n'imaginent d'effets que ceux de l'harmonie

et des éclats de voix, qui ne rendent pas les sons plus mélodieux, mais plus bruyants; et ils sont

si malheureux dans leurs prétentions, que cette harmonie même qu'ils cherchent leur échappe; à

force de la vouloir charger, ils n'y mettent plus de choix, ils ne connaissent plus les choses d'effet,

ils ne font plus que du remplissage; ils se gâtent l'oreille, et ne sont plus sensibles qu'au bruit; en

sorte que la plus belle voix pour eux n'est que celle qui chante le plus fort. Aussi, faute d'un

genre propre, n'ont-ils jamais fait que suivre pesamment et de loin nos modèles; et depuis leur

célèbre Lulli, ou plutôt le nôtre, qui ne fit qu'imiter les opéras dont l'Italie était déjà pleine de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 77

son temps, on les a toujours vus, à la piste de trente ou quarante ans, copier, gâter nos vieux

auteurs, et faire à peu près de notre musique comme les autres peuples font de leurs modes.

Quand ils se vantent de leurs chansons, c'est leur propre condamnation qu'ils prononcent; s'ils

savaient chanter des sentiments, ils ne chanteraient pas de l'esprit: mais parce que leur musique

n'exprime rien, elle est plus propre aux chansons qu'aux opéras; et parce que la nôtre est toute

passionnée, elle est plus propre aux opéras qu'aux chansons."

Ensuite, m'ayant récité sans chant quelques scènes italiennes, il me fit sentir les rapports de la

musique à la parole dans le récitatif, de la musique au sentiment dans les airs, et partout l'énergie

que la mesure exacte et le choix des accords ajoutent à l'expression. Enfin, après avoir joint à la

connaissance que j'ai de la langue la meilleure idée qu'il me fut possible de l'accent oratoire et

pathétique, c'est-à-dire de l'art de parler à l'oreille et au coeur dans une langue sans articuler des

mots, je me mis à écouter cette musique enchanteresse, et je sentis bientôt, aux émotions qu'elle

me causait, que cet art avait un pouvoir supérieur à celui que j'avais imaginé. Je ne sais quelle

sensation voluptueuse me gagnait insensiblement. Ce n'était plus une vaine suite de sons

comme dans nos récits. A chaque phrase, quelque image entrait dans mon cerveau ou quelque

sentiment dans mon coeur; le plaisir ne s'arrêtait point à l'oreille, il pénétrait jusqu'à l'âme;

l'exécution coulait sans effort avec une facilité charmante; tous les concertants semblaient

animés du même esprit; le chanteur maître de sa voix en tirait sans gêne tout ce que le chant et

les paroles demandaient de lui; et je trouvai surtout un grand soulagement à ne sentir ni ces

lourdes cadences, ni ces pénibles efforts de voix, ni cette contrainte que donne chez nous au

musicien le perpétuel combat du chant et de la mesure, qui, ne pouvant jamais s'accorder, ne

lassent guère moins l'auditeur que l'exécutant.

Mais quand, après une suite d'airs agréables, on vint à ces grands morceaux d'expression qui

savent exciter et peindre le désordre des passions violentes, je perdais à chaque instant l'idée de

musique, de chant, d'imitation; je croyais entendre la voix de la douleur, de l'emportement, du

désespoir; je croyais voir des mères éplorées, des amants trahis, des tyrans furieux; et, dans les

agitations que j'étais forcé d'éprouver, j'avais peine à rester en place. Je connus alors pourquoi

cette même musique qui m'avait autrefois ennuyé m'échauffait maintenant jusqu'au transport;

c'est que j'avais commencé de la concevoir, et que sitôt qu'elle pouvait agir elle agissait avec toute

sa force. Non, Julie, on ne supporte point à demi de pareilles impression: elles sont excessives ou

nulles, jamais faibles ou médiocres; il faut rester insensible, ou se laisser émouvoir outre mesure;

ou c'est le vain bruit d'une langue qu'on n'entend point, ou c'est une impétuosité de sentiment

qui vous entraîne, et à laquelle il est impossible à l'âme de résister.

Je n'avais qu'un regret, mais il ne me quittait point; c'était qu'un autre que toi formât des sons

dont j'étais si touché, et de voir sortir de la bouche d'un vil castrato les plus tendres expressions

de l'amour. O ma Julie! n'est-ce pas à nous de revendiquer tout ce qui appartient au sentiment?

Qui sentira, qui dira mieux que nous ce que doit dire et sentir une âme attendrie? Qui saura

prononcer d'un ton plus touchant le cor mio, l'idolo amato? Ah! que le coeur prêtera d'énergie à

l'art si jamais nous chantons ensemble un de ces duos charmants qui font couler des larmes si

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Julie ou La nouvelle Héloïse 78

délicieuses! Je te conjure premièrement d'entendre un essai de cette musique, soit chez toi, soit

chez l'inséparable. Milord y conduira quand tu voudras tout son monde, et je suis sûr qu'avec un

organe aussi sensible que le tien, et plus de connaissance que je n'en avais de la déclamation

italienne, une seule séance suffira pour t'amener au point où je suis, et te faire partager mon

enthousiasme. Je te propose et te prie encore de profiter du séjour du virtuose pour rendre leçon

de lui, comme j'ai commencé de faire dès ce matin. Sa manière d'enseigner est simple, nette, et

consiste en pratique plus qu'en discours; il ne dit pas ce qu'il fut faire, il le fait; et en ceci, comme

en bien d'autres choses, l'exemple vaut mieux que la règle. Je vois déjà qu'il n'est question que de

s'asservir à la mesure, de la bien sentir, de phraser et ponctuer avec soin, de soutenir également

des sons et non de les renfler, enfin d'ôter de la voix les éclats et toute la prétintaille française,

pour la rendre juste, expressive, et flexible; la tienne, naturellement si légère et si douce, prendra

facilement ce nouveau pli; tu trouveras bientôt dans ta sensibilité l'énergie et la vivacité de

l'accent qui anime la musique italienne.

E'l cantar che nell' anima si sente.

Laisse donc pour jamais cet ennuyeux et lamentable chant français qui ressemble au cri de la

colique mieux qu'aux transports des passions. Apprends à former ces sons divins que le

sentiment inspire, seuls dignes de ta voix, seuls dignes de ton coeur, et qui portent toujours avec

eux le charme et le feu des caractères sensibles.

Lettre XLIX de Julie

Tu sais bien, mon ami, que je ne puis t'écrire qu'à la dérobée, et toujours en danger d'être

surprise. Ainsi, dans l'impossibilité de faire de longues lettres, je me borne à répondre à ce qu'il

y a de plus essentiel dans les tiennes ou à suppléer à ce que je n'ai pu te dire dans des

conversations non moins furtives de bouche que par écrit. C'est ce que je ferai, surtout

aujourd'hui que deux mots au sujet de milord Edouard me font oublier le reste de ta lettre.

Mon ami, tu crains de me perdre, et me parles de chansons! Belle matière à tracasserie entre

amants qui s'entendraient moins. Vraiment tu n'es pas jaloux, on le voit bien: mais pour le coup

je ne serais pas jalouse moi-même; car j'ai pénétré dans ton âme, et ne sens que ta confiance où

d'autres croiraient sentir ta froideur. O la douce et charmante sécurité que celle qui vient du

sentiment d'une union parfaite! C'est par elle, je le sais, que tu tires de ton propre coeur le bon

témoignage du mien; c'est par elle aussi que le mien te justifie; et je te croirais bien moins

amoureux si je te voyais plus alarmé.

Je ne sais ni ne veux savoir si milord Edouard a d'autres attentions pour moi que celles qu'ont

tous les hommes pour les personnes de mon âge; ce n'est point de ses sentiments qu'il s'agit,

mais de ceux de mon père et des miens: ils sont aussi d'accord sur son compte que sur celui des

prétendus prétendants dont tu dis que tu ne dis rien. Si son exclusion et la leur suffisent à ton

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Julie ou La nouvelle Héloïse 79

repos, sois tranquille. Quelque honneur que nous fît la recherche d'un homme de ce rang,

jamais, du consentement du père ni de la fille, Julie d'Etange ne sera lady Bomston. Voilà sur

quoi tu peux compter.

Ne va pas croire qu'il ait été pour cela question de milord Edouard, je suis sûre que de nous

quatre tu es le seul qui puisse même lui supposer du goût pour moi. Quoi qu'il en soit, je sais à

cet égard la volonté de mon père, sans qu'il en ait parlé ni à moi ni à personne; et je n'en serais

pas mieux instruite quand il me l'aurait positivement déclaré. En voilà assez pour calmer tes

craintes, c'est-à-dire autant que tu en dois savoir. Le reste serait pour toi de pure curiosité, et tu

sais que j'ai résolu de ne la pas satisfaire. Tu as beau me reprocher cette réserve et la prétendre

hors de propos dans nos intérêts communs. Si je l'avais toujours eue, elle me serait moins

importante aujourd'hui. Sans le compte indiscret que je te rendis d'un discours de mon père, tu

n'aurais point été te désoler à Meillerie; tu ne m'eusses point écrit la lettre qui m'a perdue; je

vivrais innocente, et pourrais encore aspirer au bonheur. Juge, par ce que me coûte une seule

indiscrétion, de la crainte que je dois avoir d'en commettre d'autres. Tu as trop d'emportement

pour avoir de la prudence; tu pourrais plutôt vaincre tes passions que les déguiser. La moindre

alarme te mettrait en fureur; à la moindre lueur favorable tu ne douterais plus de rien; on lirait

tous nos secrets dans ton âme, et tu détruirais à force de zèle tout le succès de mes soins. Laisse-

moi donc les soucis de l'amour, et n'en garde que les plaisirs; ce partage est-il si pénible, et ne

sens-tu pas que tu ne peux rien à notre bonheur que de n'y point mettre obstacle?

Hélas! que me serviront désormais ces précautions tardives? Est-il temps d'affermir ses pas au

fond du précipice et de prévenir les maux dont on se sent accablé? Ah! misérable fille, c'est bien à

toi de parler de bonheur! En peut-il jamais être où règnent la honte et le remords? Dieu! quel

état cruel de ne pouvoir ni supporter son crime, ni s'en repentir; d'être assiégé par mille frayeurs,

abusé par mille espérances vaines, et de ne jouir pas même de l'horrible tranquillité du

désespoir! Je suis désormais à la seule merci du sort. Ce n'est plus ni de force ni de vertu qu'il est

question, mais de fortune et de prudence; et il ne s'agit pas d'éteindre un amour qui doit durer

autant que ma vie, mais de le rendre innocent ou de mourir coupable. Considère cette situation,

mon ami, et vois si tu peux te fier à mon zèle.

Lettre L de Julie

Je n'ai point voulu vous expliquer hier en vous quittant la cause de la tristesse que vous m'avez

reprochée, parce que vous n'étiez pas en état de m'entendre. Malgré mon aversion pour les

éclaircissements, je vous dois celui-ci, puisque je l'ai promis, et je m'en acquitte.

Je ne sais si vous vous souvenez des étranges discours que vous me tîntes hier au soir, et des

manières dont vous les accompagnâtes; quant à moi, je ne les oublierai jamais assez tôt pour

votre honneur et pour mon repos, et malheureusement j'en suis trop indignée pour pouvoir les

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Julie ou La nouvelle Héloïse 80

oublier aisément. De pareilles expressions avaient quelque fois frappé mon oreille en passant

auprès du port; mais je ne croyais pas qu'elles pussent jamais sortir de la bouche d'un honnête

homme; je suis très sûre au moins qu'elles n'entrèrent jamais dans le dictionnaire des amants, et

j'étais bien éloignée de penser qu'elles pussent être d'usage entre vous et moi. Eh dieux! quel

amour est le vôtre, s'il assaisonne ainsi ses plaisirs! Vous sortiez, il est vrai, d'un long repas, et je

vois ce qu'il faut pardonner en ce pays aux excès qu'on y peut faire; c'est aussi pour cela que je

vous en parle. Soyez certain qu'un tête-à-tête où vous m'auriez traitée ainsi de sang-froid eût été

le dernier de notre vie.

Mais ce qui m'alarme sur votre compte, c'est que souvent la conduite d'un homme échauffé de

vin n'est que l'effet de ce qui se passe au fond de son coeur dans les autres temps. Croirai-je que

dans un état où l'on ne déguise rien vous vous montrâtes tel que vous êtes? Que deviendrais-je

si vous pensiez à jeun comme vous parliez hier au soir? Plutôt que de supporter un pareil

mépris, j'aimerais mieux éteindre un feu si grossier, et perdre un amant qui, sachant si mal

honorer sa maîtresse, mériterait si peu d'en être estimé. Dites-moi, vous qui chérissez les

sentiments honnêtes, seriez-vous tombé dans cette erreur cruelle, que l'amour heureux n'a plus

de ménagement à garder avec la pudeur, et qu'on ne doit plus de respect à celle dont on n'a plus

de rigueur à craindre? Ah! si vous aviez toujours pensé ainsi, vous auriez été moins à redouter, et

je ne serais pas si malheureuse! Ne vous y trompez pas, mon ami; rien n'est si dangereux pour

les vrais amants que les préjugés du monde; tant de gens parlent d'amour, et si peu savent aimer,

que la plupart prennent pour ses pures et douces lois les viles maximes d'un commerce abject,

qui, bientôt assouvi de lui-même, a recours aux monstres de l'imagination et se déprave pour se

soutenir.

Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que le véritable amour est le plus chaste de tous les

liens. C'est lui, c'est son feu divin qui sait épurer nos penchants naturels, en les concentrant

dans un seul objet; c'est lui qui nous dérobe aux tentations, et qui fait qu'excepté cet objet

unique un sexe n'est plus rien pour l'autre. Pour une femme ordinaire tout homme est toujours

un homme; mais pour celle dont le coeur aime, il n'y a point d'homme que son amant. Que dis-

je? Un amant n'est-il qu'un homme? Ah! qu'il est un être bien plus sublime! Il n'y a point

d'homme pour celle qui aime: son amant est plus; tous les autres sont moins; elle et lui sont les

seuls de leur espèce. Ils ne désirent pas, ils aiment. Le coeur ne suit point les sens, il les guide; il

couvre leurs égarements d'un voile délicieux. Non, il n'y a rien d'obscène que la débauche et son

grossier langage. Le véritable amour toujours modeste n'arrache point ses faveurs avec audace; il

les dérobe avec timidité. Le mystère, le silence, la honte craintive, aiguisent et cachent ses doux

transports. Sa flamme honore et purifie toutes ses caresses; la décence et l'honnêteté

l'accompagnent au sein de la volupté même, et lui seul sait tout accorder aux désirs sans rien

ôter à la pudeur. Ah! dites, vous qui connûtes les vrais plaisirs, comment une cynique effronterie

pourrait-elle s'allier avec eux? Comment ne bannirait-elle pas leur délire et tout leur charme?

Comment ne souillerait-elle pas cette image de perfection sous laquelle on se plaît à contempler

l'objet aimé? Croyez-moi, mon ami, la débauche et l'amour ne sauraient loger ensemble, et ne

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Julie ou La nouvelle Héloïse 81

peuvent pas même se compenser. Le coeur fait le vrai bonheur quand on s'aime, et rien n'y peut

suppléer sitôt qu'on ne s'aime plus.

Mais quand vous seriez assez malheureux pour vous plaire à ce déshonnête langage, comment

avez-vous pu vous résoudre à l'employer si mal à propos, et à prendre avec celle qui vous est

chère un ton et des manières qu'un homme d'honneur doit même ignorer? Depuis quand est-il

doux d'affliger ce qu'on aime, et quelle est cette volupté barbare qui se plaît à jouir du tourment

d'autrui? Je n'ai pas oublié que j'ai perdu le droit d'être respectée; mais si je l'oubliais jamais, est-

ce à vous de me le rappeler? Est-ce à l'auteur de ma faute d'en aggraver la punition? Ce serait à

lui plutôt à m'en consoler. Tout le monde a droit de me mépriser, hors vous. Vous me devez le

prix de l'humiliation où vous m'avez réduite: et tant de pleurs versés sur ma faiblesse méritaient

que vous me la fissiez moins cruellement sentir. Je ne suis ni prude ni précieuse. Hélas! que j'en

suis loin, moi qui n'ai pas su même être sage! Vous le savez trop, ingrat, si ce tendre coeur sait

rien refuser à l'amour! Mais au moins ce qu'il lui cède, il ne veut le céder qu'à lui, et vous m'avez

trop bien appris son langage pour lui en pouvoir substituer un si différent. Des injures, des

coups, m'outrageraient moins que de semblables caresses. Ou renoncez à Julie, ou sachez être

estimé d'elle. Je vous l'ai déjà dit, je ne connais point d'amour sans pudeur; et s'il m'en coûtait de

perdre le vôtre, il m'en coûterait encore plus de le conserver à ce prix.

Il me reste beaucoup de choses à dire sur le même sujet; mais il faut finir cette lettre, et je les

renvoie à un autre temps. En attendant, remarquez un effet de vos fausses maximes sur l'usage

immodéré du vin. Votre coeur n'est point coupable, j'en suis très sûre; cependant vous avez

navré le mien; et, sans savoir ce que vous faisiez, vous désoliez comme à plaisir ce coeur trop

facile à s'alarmer, et pour qui rien n'est indifférent de ce qui lui vient de vous.

Lettre LI. Réponse

Il n'y a pas une ligne dans votre lettre qui ne me fasse glacer le sang, et j'ai peine à croire, après

l'avoir relue vingt fois, que ce soit à moi qu'elle est adressée. Qui? moi? moi? J'aurais offensé

Julie? J'aurais profané ses attraits? Celle à qui chaque instant de ma vie j'offre des adorations eût

été en butte à mes outrages? Non, je me serais percé le coeur mille fois avant qu'un projet si

barbare en eût approché! Ah! que tu le connais mal, ce coeur qui t'idolâtre, ce coeur qui vole et se

prosterne sous chacun de tes pas, ce coeur qui voudrait inventer pour toi de nouveaux

hommages inconnus aux mortels; que tu le connais mal, ô Julie, si tu l'accuses de manquer

envers toi à ce respect ordinaire et commun qu'un amant vulgaire aurait même pour sa

maîtresse! Je ne crois être ni impudent ni brutal, je hais les discours déshonnêtes, et n'entrai de

mes jours dans les lieux où l'on apprend à les tenir. Mais, que je le redise après toi, que je

renchérisse sur ta juste indignation; quand je serais le plus vil des mortels, quand j'aurais passé

mes premiers ans dans la crapule, quand le goût des honteux plaisirs pourrait trouver place en

un coeur où tu règnes, oh! dis-moi, Julie, ange du ciel! dis-moi comment je pourrais apporter

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Julie ou La nouvelle Héloïse 82

devant toi l'effronterie qu'on ne peut avoir que devant celles qui l'aiment. Ah! non, il n'est pas

possible. Un seul de tes regards eût contenu ma bouche et purifié mon coeur. L'amour eût

couvert mes désirs emportés des charmes de ta modestie; il l'eût vaincue sans l'outrager; et, dans

la douce union de nos âmes, leur seul délire eût produit les erreurs des sens. J'en appelle à ton

propre témoignage. Dis si, dans toutes les fureurs d'une passion sans mesure, je cessai jamais

d'en respecter le charmant objet. Si je reçus le prix que ma flamme avait mérité, dis si j'abusai de

mon bonheur pour outrager ta douce honte. Si d'une main timide l'amour ardent et craintif

attenta quelquefois à tes charmes, dis si jamais une témérité brutale osa les profaner. Quand un

transport indiscret écarte un instant le voile qui les couvre, l'aimable pudeur n'y substitue-t-elle

pas aussitôt le sien? Ce vêtement sacré t'abandonnerait-il un moment quand tu n'en aurais

point d'autre? Incorruptible comme ton âme honnête, tous les feux de la mienne l'ont-ils jamais

altéré? Cette union si touchante et si tendre ne suffit-elle pas à notre félicité? Ne fait-elle pas

seule tout le bonheur de nos jours? Connaissons-nous au monde quelques plaisirs hors ceux

que l'amour donne? En voudrions-nous connaître d'autres? Conçois-tu comment cet

enchantement eût pu se détruire? Comment! j'aurais oublié, dans un moment, l'honnêteté,

notre amour, mon honneur, et l'invincible respect que j'aurais toujours eu pour toi, quand même

je ne t'aurais point adorée! Non, ne le crois pas: ce n'est point moi qui pus t'offenser; je n'en ai

nul souvenir; et, si j'eusse été coupable un instant, le remords me quitterait-il jamais? Non, Julie:

un démon jaloux d'un sort trop heureux pour un mortel a pris ma figure pour le troubler, et m'a

laissé mon coeur pour me rendre plus misérable.

J'abjure, je déteste un forfait que j'ai commis, puisque tu m'en accuses, mais auquel ma volonté

n'a point de part. Que je vais l'abhorrer, cette fatale intempérance qui me paraissait favorable

aux épanchements du coeur, et qui put démentir si cruellement le mien! J'en fais par toi

l'irrévocable serment, dès aujourd'hui je renonce pour ma vie au vin comme au plus mortel

poison; jamais cette liqueur funeste ne troublera mes sens, jamais elle ne souillera mes lèvres, et

son délire insensé ne me rendra plus coupable à mon insu. Si j'enfreins ce voeu solennel,

Amour, accable-moi du châtiment dont je serai digne: puisse à l'instant l'image de ma Julie sortir

pour jamais de mon coeur, et l'abandonner à l'indifférence et au désespoir!

Ne pense pas que je veuille expier mon crime par une peine si légère: c'est une précaution et non

pas un châtiment! J'attends de toi celui que j'ai mérité, et l'implore pour soulager mes regrets.

Que l'amour offensé se venge et s'apaise; punis-moi sans me haïr, je souffrirai sans murmure.

Sois juste et sévère; il le faut, j'y consens; mais si tu veux me laisser la vie, ôte-moi tout, hormis

ton coeur.

Lettre LII de Julie

Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maîtresse! Voilà ce qu'on appelle un sacrifice! Oh!

je défie qu'on trouve dans les quatre cantons un homme plus amoureux que toi! Ce n'est pas

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Julie ou La nouvelle Héloïse 83

qu'il n'y ait parmi nos jeunes gens de petits messieurs francisés qui boivent de l'eau par air; mais

tu seras le premier à qui l'amour en aura fait boire; c'est un exemple à citer dans les fastes galants

de la Suisse. Je me suis même informée de tes déportements, et j'ai appris avec une extrême

édification que, soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde à six bouteilles,

après le repas, sans y toucher, et ne marchandais non plus les verres d'eau que les convives ceux

de vin de la Côte. Cependant cette pénitence dure depuis trois jours que ma lettre est écrite, et

trois jours font au moins six repas: or, à six repas observés par fidélité, l'on en peut ajouter six

autres par crainte, et six par honte, et six par habitude, et six par obstination. Que de motifs

peuvent prolonger des privations pénibles dont l'amour seul aurait la gloire! Daignerait-il se

faire honneur de ce qui peut n'être pas à lui?

Voilà plus de mauvaises plaisanteries que tu ne m'as tenu de mauvais propos; il est temps

d'enrayer. Tu es grave naturellement; je me suis aperçue qu'un long badinage t'échauffe, comme

une longue promenade échauffe un homme replet; mais je tire à peu près de toi la vengeance que

Henri IV tira du duc de Mayenne, et ta souveraine veut imiter la clémence du meilleur des rois.

Aussi bien je craindrais, qu'à force de regrets et d'excuses tu ne te fisses à la fin un mérite d'une

faute si bien réparée, et je veux me hâter de l'oublier, de peur que, si j'attendais trop longtemps,

ce ne fût plus générosité, mais ingratitude.

A l'égard de ta résolution de renoncer au vin pour toujours, elle n'a pas autant d'éclat à mes yeux

que tu pourrais croire; les passions vives ne songent guère à ces petits sacrifices, et l'amour ne se

repaît point de galanterie. D'ailleurs, il y a quelquefois plus d'adresse que de courage à tirer

avantage pour le moment présent d'un avenir incertain, et à se payer d'avance d'une abstinence

éternelle à laquelle on renonce quand on veut. Eh! mon bon ami, dans tout ce qui flatte les sens,

l'abus est-il donc inséparable de la jouissance? L'ivresse est-elle nécessairement attachée au goût

du vin, et la philosophie serait-elle assez vaine ou assez cruelle pour n'offrir d'autre moyen

d'user modérément des choses qui plaisent que de s'en priver tout à fait?

Si tu tiens ton engagement, tu t'ôtes un plaisir innocent et risques ta santé en changeant de

manière de vivre, si tu l'enfreins, l'amour est doublement offensé et ton honneur même en

souffre. J'use donc en cette occasion de mes droits; et non seulement je te relève d'un voeu nul,

comme fait sans mon congé; mais je te défends même de l'observer au delà du terme que je vais

te prescrire. Mardi nous aurons ici la musique de milord Edouard. A la collation je t'enverrai

une coupe à demi pleine d'un nectar pur et bienfaisant; je veux qu'elle soit bue en ma présence et

à mon intention, après avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux Grâces. Ensuite

mon pénitent reprendra dans ses repas, l'usage sobre du vin tempéré par le cristal des fontaines;

et, comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs de Bacchus par le commerce des

nymphes.

A propos du concert de mardi, cet étourdi de Regianino ne s'est-il pas mis dans la tête que j'y

pourrais déjà chanter un air italien et même un duo avec lui? Il voulait que je le chantasse avec toi

pour mettre ensemble ses deux écoliers; mais il y a dans ce duo de certains ben mio dangereux à

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Julie ou La nouvelle Héloïse 84

dire sous les yeux d'une mère quand le coeur est de la partie; il vaut mieux renvoyer cet essai au

premier concert qui se fera chez l'inséparable. J'attribue la facilité avec laquelle j'ai pris le goût de

cette musique à celui que mon frère m'avait donné pour la poésie italienne, et que j'ai si bien

entretenu avec toi, que je sens aisément la cadence des vers, et qu'au dire de Regianino j'en

prends assez bien l'accent. Je commence chaque leçon par lire quelques octaves du Tasse ou

quelques scènes du Métastase; ensuite il me fait dire et accompagner du récitatif; et je crois

continuer de parler ou de lire, ce qui sûrement ne m'arrivait pas dans le récitatif français. Après

cela il faut soutenir en mesure des sons égaux et justes; exercice que les éclats auxquels j'étais

accoutumée me rendent assez difficile. Enfin nous passons aux airs; et il se trouve que la justesse

et la flexibilité de la voix, l'expression pathétique, les sons renforcés, et tous les passages, sont un

effet naturel de la douceur du chant et de la précision de la mesure; de sorte que ce qui me

paraissait le plus difficile à apprendre n'a pas même besoin d'être enseigné. Le caractère de la

mélodie a tant de rapport au ton de la langue et une si grande pureté de modulation, qu'il ne faut

qu'écouter la basse et savoir parler pour déchiffrer aisément le chant. Toutes les passions y ont

des expressions aiguës et fortes; tout au contraire de l'accent traînant et pénible du chant

français, le sien, toujours doux et facile, mais vif et touchant, dit beaucoup avec peu d'effort.

Enfin je sens que cette musique agite l'âme et repose la poitrine; c'est précisément celle qu'il faut

à mon coeur et à mes poumons. A mardi donc, mon aimable ami, mon maître, mon pénitent,

mon apôtre: hélas! que ne m'es-tu point? Pourquoi faut-il qu'un seul titre manque à tant de

droits?

P.-S. - Sais-tu qu'il est question d'une jolie promenade sur l'eau, pareille à celle que nous fîmes il

y a deux ans avec la pauvre Chaillot? Que mon rusé maître était timide alors! Qu'il tremblait en

me donnant la main pour sortir du bateau! Ah! l'hypocrite!... il a beaucoup changé.

Lettre LIII de Julie

Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le ciel eût

dû couronner! Vils jouets d'une aveugle fortune, tristes victimes d'un moquer espoir,

toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l'atteindre? Cette noce trop

vainement désirée devait se faire à Clarens; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire à la

ville. Nous devions nous y ménager une entrevue; tous deux obsédés d'importuns, nous ne

pouvons leur échapper en même temps, et le moment où l'un des deux se dérobe est celui où il

est impossible à l'autre de le joindre! Enfin un favorable instant se présente; la plus cruelle des

mères vient nous l'arracher; et peu s'en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux

infortunés qu'il devait rendre heureux! Loin de rebuter mon courage, tant d'obstacles l'ont

irrité; je ne sais quelle nouvelle force m'anime, mais je me sens une hardiesse que je n'eus jamais;

et, si tu l'oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes promesses, et payer d'une seule

fois toutes les dettes de l'amour.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 85

Consulte-toi bien, mon ami, et vois jusqu'à quel point il t'est doux de vivre; car l'expédient que

je te propose peut nous mener tous deux à la mort. Si tu la crains, n'achève point cette lettre;

mais si la pointe d'une épée n'effraye pas plus aujourd'hui ton coeur que ne l'effrayaient jadis les

gouffres de Meillerie, le mien court le même risque et n'a pas balancé. Ecoute.

Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre, est malade depuis trois jours; et, quoique je

voulusse absolument la soigner, on l'a transportée ailleurs malgré moi: mais, comme elle est

mieux, peut-être elle reviendra dès demain. Le lieu où l'on mange est loin de l'escalier qui

conduit à l'appartement de ma mère et au mien; à l'heure du souper toute la maison est déserte

hors la cuisine et la salle à manger. Enfin la nuit dans cette saison est déjà obscure à la même

heure; son voile peut dérober aisément dans la rue les passants aux spectateurs, et tu sais

parfaitement les êtres de la maison.

Ceci suffit pour me faire entendre. Viens cette après-midi chez ma Fanchon, je t'expliquerai le

reste et te donnerai les instructions nécessaires: que si je ne le puis, je les laisserai par écrit à

l'ancien entrepôt de nos lettres, où, comme je t'en ai prévenu, tu trouveras déjà celle-ci: car le

sujet en est trop important pour l'oser confier à personne.

Oh! comme je vois à présent palpiter ton coeur! Comme j'y lis tes transports, et comme je les

partage! Non, mon doux ami, non, nous ne quitterons point cette courte vie sans avoir un

instant goûté le bonheur: mais songe pourtant que cet instant est environné des horreurs de la

mort; que l'abord est sujet à mille hasards, le séjour dangereux, la retraite d'un péril extrême; que

nous sommes perdus si nous sommes découverts, et qu'il faut que tout nous favorise pour

pouvoir éviter de l'être. Ne nous abusons point; je connais trop mon père pour douter que je ne

te visse à l'instant percer le coeur de sa main, si même il ne commençait par moi; car sûrement je

ne serais pas plus épargnée: et crois-tu que je t'exposerais à ce risque si je n'étais sûre de le

partager?

Pense encore qu'il n'est point question de te fier à ton courage; il n'y faut pas songer; et je te

défends même très expressément d'apporter aucune arme pour ta défense, pas même ton épée:

aussi bien te serait-elle parfaitement inutile; car, si nous sommes surpris, mon dessein est de me

précipiter dans tes bras, de t'enlacer fortement dans les miens, et de recevoir ainsi le coup mortel

pour n'avoir plus à me séparer de toi, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie.

J'espère qu'un sort plus doux nous est réservé; je sens au moins qu'il nous est dû; et la fortune se

lassera de nous être injuste. Viens donc, âme de mon coeur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-

même; viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obéissance et de tes

sacrifices; viens avouer, même au sein des plaisirs, que c'est de l'union des coeurs qu'ils tirent

leur plus grand charme.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 86

Lettre LIV à Julie

J'arrive plein d'une émotion qui s'accroît en entrant dans cet asile. Julie! me voici dans ton

cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon coeur adore. Le flambeau de l'amour

guidait mes pas, et j'ai passé sans être aperçu. Lieu charmant, lieu fortuné, qui jadis vis tant

réprimer de regards tendres, tant étouffer de soupirs brûlants; toi, qui vis naître et nourrir mes

premiers feux, pour la seconde fois tu les verras couronner; témoin de ma constance immortelle,

sois le témoin de mon bonheur, et voile à jamais les plaisirs du plus fidèle et du plus heureux des

hommes.

Que ce mystérieux séjour est charmant! Tout y flatte et nourrit l'ardeur qui me dévore. O Julie!

il est plein de toi, et la flamme de mes désirs s'y répand sur tous tes vestiges: oui, tous mes sens y

sont enivrés à la fois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plus doux que la rose et plus

léger que l'iris, s'exhale ici de toutes parts, j'y crois entendre le son flatteur de ta voix. Toutes les

parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même

qu'elles recèlent: cette coiffure légère que parent de grands cheveux blonds qu'elle feint de

couvrir; cet heureux fichu contre lequel une fois au moins je n'aurai point à murmurer; ce

déshabillé élégant et simple qui marque si bien le goût de celle qui le porte; ces mules si

mignonnes qu'un pied souple remplit sans peine; ce corps si délié qui touche et embrasse...

quelle taille enchanteresse!... au-devant deux légers contours... O spectacle de volupté!... la

baleine a cédé à la force de l'impression... Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois!

Dieux! dieux! que sera-ce quand... Ah! je crois déjà sentir ce tendre coeur battre sous une

heureuse main! Julie! ma charmante Julie! je te vois, je te sens partout, je te respire avec l'air que

tu as respiré; tu pénètres toute ma substance: que ton séjour est brûlant et douloureux pour moi!

Il est terrible à mon impatience. O viens, vole, ou je suis perdu.

Quel bonheur d'avoir trouvé de l'encre et du papier! J'exprime ce que je sens pour en tempérer

l'excès; je donne le change à mes transports en les décrivant.

Il me semble entendre du bruit; serait-ce ton barbare père? Je ne crois pas être lâche... Mais

qu'en ce moment la mort me serait horrible! Mon désespoir serait égal à l'ardeur qui me

consume. Ciel, je te demande encore une heure de vie, et j'abandonne le reste de mon être à ta

rigueur. O désirs! ô craintes! ô palpitations cruelles!... On ouvre!... on entre!... c'est elle! c'est elle!

je l'entrevois, je l'ai vue, j'entends refermer la porte. Mon coeur, mon faible coeur, tu succombes

à tant d'agitations; ah! cherche des forces pour supporter la félicité qui t'accable!

Lettre LV à Julie

Oh! mourons, ma douce amie! mourons, la bien-aimée de mon coeur! Que faire désormais d'une

jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices? Explique-moi, si tu le peux, ce que

j'ai senti dans cette nuit inconcevable; donne-moi l'idée d'une vie ainsi passée, ou laisse-m'en

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Julie ou La nouvelle Héloïse 87

quitter une qui n'a plus rien de ce que je viens d'éprouver avec toi. J'avais goûté le plaisir, et

croyais concevoir le bonheur. Ah! je n'avais senti qu'un vain songe, et n'imaginais que le

bonheur d'un enfant. Mes sens abusaient mon âme grossière; je ne cherchais qu'en eux le bien

suprême, et j'ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n'étaient que le commencement des miens. O

chef-d'oeuvre unique de la nature! divine Julie! possession délicieuse à laquelle tous les

transports du plus ardent amour suffisent à peine! Non, ce ne sont point ces transports que je

regrette le plus. Ah! non, retire, s'il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais

mille vies; mais rends-moi tout ce qui n'était point elles, et les effaçait mille fois. Rends-moi cette

étroite union des âmes que tu m'avais annoncée, et que tu m'as si bien fait goûter; rends-moi cet

abattement si doux rempli par les effusions de nos coeurs: rends-moi ce sommeil enchanteur

trouvé sur ton sein; rends-moi ce réveil plus délicieux encore, et ces soupirs entrecoupés, et ces

douces larmes, et ces baisers qu'une voluptueuse langueur nous faisait lentement savourer, et ces

gémissements si tendres durant lesquels tu pressais sur ton coeur ce coeur fait pour s'unir à lui.

Dis-moi, Julie, toi qui, d'après ta propre sensibilité, sais si bien juger de celle d'autrui, crois-tu

que ce que je sentais auparavant fût véritablement de l'amour? Mes sentiments, n'en doute pas,

ont depuis hier changé de nature; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus

doux, de plus tendre et de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entière que nous

passâmes à parler paisiblement de notre amour et de cet avenir obscur et redoutable par qui le

présent nous était encore plus sensible; de cette heure, hélas! trop courte, dont une légère

empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchants? J'étais tranquille, et pourtant j'étais

près de toi: je t'adorais et ne désirais rien; je n'imaginais pas même une autre félicité que de

sentir ainsi ton visage auprès du mien, ta respiration sur ma joue, et ton bras autour de mon cou.

Quel calme dans tous mes sens! Quelle volupté pure, continue, universelle! Le charme de la

jouissance était dans l'âme; il n'en sortait plus, il durait toujours. Quelle différence des fureurs

de l'amour à une situation si paisible! C'est la première fois de mes jours que je l'ai éprouvée

auprès de toi; et cependant, juge du changement étrange que j'éprouve, c'est de toutes les heures

de ma vie celle qui m'est la plus chère, et la seule que j'aurais voulu prolonger éternellement.

Julie, dis-moi donc si je ne t'aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t'aime plus.

Si je ne t'aime plus? Quel doute! Ai-je donc cessé d'exister? et ma vie n'est-elle pas plus dans ton

coeur que dans le mien? Je sens, je sens que tu m'es mille fois plus chère que jamais et j'ai trouvé

dans mon abattement de nouvelles forces pour te chérir plus tendrement encore. J'ai pris pour

toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus de différentes

espèces; sans s'affaiblir, ils se sont multipliés: les douceurs de l'amitié tempérèrent les

emportements de l'amour, et j'imagine à peine quelque sorte d'attachement qui ne m'unisse pas

à toi. O ma charmante maîtresse! ô mon épouse, ma soeur, ma douce amie! que j'aurai peu dit

pour ce que je sens, après avoir épuisé tous les noms les plus chers au coeur de l'homme!

Il faut que je t'avoue un soupçon que j'ai conçu dans la honte et l'humiliation de moi-même, c'est

que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c'est bien toi qui fais ma vie et mon être; je

t'adore bien de toutes les facultés de mon âme: mais la tienne est plus aimante, l'amour l'a plus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 88

profondément pénétrée; on le voit, on le sent; c'est lui qui anime tes grâces, qui règne dans tes

discours, qui donne à tes yeux cette douceur pénétrante, à ta voix ces accents si touchants; c'est

lui qui, par ta seule présence, communique aux autres coeurs, sans qu'ils s'en aperçoivent, la

tendre émotion du tien. Que je suis loin de cet état charmant qui se suffit à lui-même! je veux

jouir, et tu veux aimer; j'ai des transports, et toi de la passion; tous mes emportements ne valent

pas ta délicieuse langueur, et le sentiment dont ton coeur se nourrit est la seule félicité suprême.

Ce n'est que d'hier seulement que j'ai goûté cette volupté si pure. Tu m'as laissé quelque chose

de ce charme inconcevable qui est en toi, et je crois qu'avec ta douce haleine tu m'inspirais une

âme nouvelle. Hâte-toi, je t'en conjure, d'achever ton ouvrage. Prends de la mienne tout ce qui

m'en reste, et mets tout à fait la tienne à la place. Non, beauté d'ange, âme céleste, il n'y a que des

sentiments comme les tiens qui puissent honorer tes attraits: toi seule es digne d'inspirer un

parfait amour, toi seul es propre à le sentir. Ah! donne-moi ton coeur, ma Julie, pour t'aimer

comme tu le mérites.

Lettre LVI de Claire à Julie

J'ai, ma chère cousine, à te donner un avis qui t'importe. Hier au soir ton ami eut avec milord

Edouard un démêlé qui peut devenir sérieux. Voici ce que m'en a dit M. d'Orbe, qui était

présent, et qui, inquiet des suites de cette affaire, est venu ce matin m'en rendre compte.

Ils avaient tous deux soupé chez milord; et, après une heure ou deux de musique, ils se mirent à

causer et boire du punch. Ton ami n'en but qu'un seul verre mêlé d'eau; les deux autres ne furent

pas si sobres; et, quoique M. d'Orbe ne convienne pas de s'être enivré, je me réserve à lui en dire

mon avis dans un autre temps. La conversation tomba naturellement sur ton compte; car tu

n'ignores pas que milord n'aime à parler que de toi. Ton ami, à qui ces confidences déplaisent,

les reçut avec si peu d'aménité qu'enfin Edouard, échauffé de punch, et piqué de cette

sécheresse, osa dire, en se plaignant de ta froideur, qu'elle n'était pas si générale qu'on pourrait

croire, et que tel qui n'en disait mot n'était pas si mal traité que lui. A l'instant ton ami, dont tu

connais la vivacité, releva ce discours avec un emportement insultant qui lui attira un démenti, et

ils sautèrent à leurs épées. Bomston, à demi ivre, se donna en courant une entorse qui le força de

s'asseoir. Sa jambe enfla sur-le-champ, et cela calma la querelle mieux que tous les soins que M.

d'Orbe s'était donnés. Mais, comme il était attentif à ce qui se passait, il vit ton ami s'approcher,

en sortant, de l'oreille de milord Edouard, et il entendit qu'il lui disait à demi-voix: "Sitôt que

vous serez en état de sortir, faites-moi donner de vos nouvelles, ou j'aurai soin de m'en informer.

- N'en prenez pas la peine, lui dit Edouard avec un sourire moqueur, vous en saurez assez tôt. -

Nous verrons", reprit froidement ton ami, et il sortit. M. d'Orbe, en te remettant cette lettre,

t'expliquera le tout plus en détail. C'est à ta prudence à te suggérer des moyens d'étouffer cette

fâcheuse affaire, ou à me prescrire de mon côté ce que je dois faire pour y contribuer. En

attendant, le porteur est à tes ordres, il fera tout ce que tu lui commanderas, et tu peux compter

sur le secret.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 89

Tu te perds, ma chère, il faut que mon amitié te le dise; l'engagement où tu vis ne peut rester

longtemps caché dans une petite ville comme celle-ci; et c'est un miracle de bonheur que, depuis

plus de deux ans qu'il a commencé, tu ne sois pas encore le sujet des discours publics. Tu le vas

devenir si tu n'y prends garde; tu le serais déjà, si tu étais moins aimée; mais il y a une

répugnance si générale à mal parler de toi, que c'est un mauvais moyen de se faire fête, et un très

sûr de se faire haïr. Cependant tout a son terme; je tremble que celui du mystère ne soit venu

pour ton amour, et il y a grande apparence que les soupçons de milord Edouard lui viennent de

quelques mauvais propos qu'il peut avoir entendus. Songes-y bien, ma chère enfant. Le Guet

dit, il y a quelque temps, avoir vu sortir de chez toi ton ami à cinq heures du matin.

Heureusement celui-ci sut des premiers ce discours, il courut chez cet homme et trouva le secret

de le faire taire; mais qu'est-ce qu'un pareil silence, sinon le moyen d'accréditer des bruits

sourdement répandus? La défiance de ta mère augmente aussi de jour en jour; tu sais combien

de fois elle te l'a fait entendre: elle m'en a parlé à mon tour d'une manière assez dure; et si elle ne

craignait la violence de ton père, il ne faut pas douter qu'elle ne lui en eût déjà parlé à lui-même;

mais elle l'ose d'autant moins, qu'il lui donnera toujours le principal tort d'une connaissance qui

te vient d'elle.

Je ne puis trop le répéter, songe à toi, tandis qu'il en est temps encore: écarte ton ami avant

qu'on en parle; préviens des soupçons naissants que son absence fera sûrement tomber: car

enfin que peut-on croire qu'il fait ici? Peut-être dans six semaines, dans un mois, sera-t-il trop

tard. Si le moindre mot venait aux oreilles de ton père, tremble de ce qui résulterait de

l'indignation d'un vieux militaire entêté de l'honneur de sa maison, et de la pétulance d'un jeune

homme emporté qui ne sait rien endurer. Mais il faut commencer par vider, de manière ou

d'autre, l'affaire de milord Edouard; car tu ne ferais qu'irriter ton ami, et t'attirer un juste refus,

si tu lui parlais d'éloignement avant qu'elle fût terminée.

Lettre LVII de Julie

Mon ami, je me suis instruite avec soin de ce qui s'est passé entre vous et milord Edouard. C'est

sur l'exacte connaissance des faits que votre amie veut examiner avec vous comment vous devez

vous conduire en cette occasion, d'après les sentiments que vous professez, et dont je suppose

que vous ne faites pas une vaine et fausse parade.

Je ne m'informe point si vous êtes versé dans l'art de l'escrime, ni si vous vous sentez en état de

tenir tête à un homme qui a dans l'Europe la réputation de manier supérieurement les armes, et

qui, s'étant battu cinq ou six fois en sa vie, a toujours tué, blessé, ou désarmé son homme. Je

comprends que, dans le cas où vous êtes, on ne consulte pas son habileté, mais son courage, et

que la bonne manière de se venger d'un brave qui vous insulte est de faire qu'il vous tue; passons

sur une maxime si judicieuse. Vous me direz que votre honneur et le mien vous sont plus chers

que la vie: voilà donc le principe sur lequel il faut raisonner.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 90

Commençons par ce qui vous regarde. Pourriez-vous jamais me dire en quoi vous êtes

personnellement offensé dans un discours où c'est de moi seule qu'il s'agissait? Si vous deviez

en cette occasion prendre fait et cause pour moi, c'est ce que nous verrons tout à l'heure: en

attendant, vous ne sauriez disconvenir que la querelle ne soit parfaitement étrangère à votre

honneur particulier, à moins que vous ne preniez pour un affront le soupçon d'être aimé de moi.

Vous avez été insulté, je l'avoue, mais après avoir commencé vous-même par une insulte atroce;

et moi, dont la famille est pleine de militaires, et qui ai tant oui débattre ces horribles questions,

je n'ignore pas qu'un outrage en réponse à un autre ne l'efface point, et que le premier qu'on

insulte demeure le seul offensé: c'est le même cas d'un combat imprévu, où l'agresseur est le seul

criminel, et où celui qui tue ou blesse en se défendant n'est point coupable de meurtre.

Venons maintenant à moi. Accordons que j'étais outragée par le discours de milord Edouard,

quoiqu'il ne fît que me rendre justice: savez-vous ce que vous faites en me défendant avec tant de

chaleur et d'indiscrétion? vous aggravez son outrage, vous prouvez qu'il avait raison, vous

sacrifiez mon honneur à un faux point d'honneur, vous diffamez votre maîtresse pour gagner

tout au plus la réputation d'un bon spadassin. Montrez-moi, de grâce, quel rapport il y a entre

votre manière de me justifier et ma justification réelle. Pensez-vous que prendre ma cause avec

tant d'ardeur soit une grande preuve qu'il n'y a point de liaison entre nous, et qu'il suffise de

faire voir que vous êtes brave pour montrer que vous n'êtes pas mon amant? Soyez sûr que tous

les propos de milord Edouard me font moins de tort que votre conduite; c'est vous seul qui vous

chargez par cet éclat de les publier et de les confirmer. Il pourra bien, quant à lui, éviter votre

épée dans le combat, mais jamais ma réputation ni mes jours peut-être n'éviteront le coup

mortel que vous leur portez.

Voilà des raisons trop solides pour que vous ayez rien qui le puisse être à y répliquer: mais vous

combattrez, je le prévois, la raison par l'usage; vous me direz qu'il est des fatalités qui nous

entraînent malgré nous; que, dans quelque cas que ce soit, un démenti ne se souffre jamais, et

que, quand une affaire a pris un certain tour, on ne peut plus éviter de se battre ou de se

déshonorer. Voyons encore.

Vous souvient-il d'une distinction que vous me fites autrefois, dans une occasion importante,

entre l'honneur réel et l'honneur apparent? Dans laquelle des deux classes mettrons-nous celui

dont il s'agit aujourd'hui? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut même faire une question.

Qu'y a-t-il de commun entre la gloire d'égorger un homme et le témoignage d'une âme droite, et

quelle prise peut avoir la vaine opinion d'autrui sur l'honneur véritable dont toutes les racines

sont au fond du coeur? Quoi! les vertus qu'on a réellement périssent-elles sous les mensonges

d'un calomniateur? Les injures d'un homme ivre prouvent-elles qu'on les mérite, et l'honneur du

sage serait-il à la merci du premier brutal qu'il peut rencontrer? Me direz-vous qu'un duel

témoigne qu'on a du coeur, et que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les

autres vices? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille décision, et quelle raison

peut la justifier. A ce compte, un fripon n'a qu'à se battre pour cesser d'être un fripon; les

discours d'un menteur deviennent des vérités sitôt qu'ils sont soutenus à la pointe de l'épée; et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 91

si l'on vous accusait d'avoir tué un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela

n'est pas vrai. Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vérité, mensonge, tout peut tirer son être de

l'événement d'un combat; une salle d'armes est le siège de toute justice; il n'y a d'autre droit que

la force, d'autre raison que le meurtre; toute la réparation due à ceux qu'on outrage est de les

tuer, et toute offense est également bien lavée dans le sang de l'offenseur ou de l'offensé. Dites,

si les loups savaient raisonner, auraient-ils d'autres maximes? Jugez vous-même, par le cas où

vous êtes, si j'exagère leur absurdité. De quoi s'agit-il ici pour vous? D'un démenti reçu dans une

occasion où vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vérité avec celui que vous voulez

punir de l'avoir dite? Songez-vous qu'en vous soumettant au sort d'un duel vous appelez le ciel

en témoignage d'une fausseté, et que vous osez dire à l'arbitre des combats: Viens soutenir la

cause injuste, et faire triompher le mensonge? Ce blasphème n'a-t-il rien qui vous épouvante?

Cette absurdité n'a-t-elle rien qui vous révolte? Eh Dieu! quel est ce misérable honneur qui ne

craint pas le vice, mais le reproche, et qui ne vous permet pas d'endurer d'un autre un démenti

reçu d'avance de votre propre coeur?

Vous, qui voulez qu'on profite pour soi de ses lectures, profitez donc des vôtres, et cherchez si

l'on vit un seul appel sur la terre quand elle était couverte de héros. Les plus vaillants hommes

de l'antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats

particuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d'affronts

réciproques, et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer du

bâton? D'autres temps, d'autres moeurs, je le sais: mais n'y en a-t-il que de bonnes, et n'oserait-

on enquérir si les moeurs d'un temps sont celles qu'exige le solide honneur? Non, cet honneur

n'est point variable; il ne dépend ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés; il ne peut ni passer,

ni renaître; il a sa source éternelle dans le coeur de l'homme juste et dans la règle inaltérable de

ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n'ont

point connu le duel, je dis qu'il n'est pas une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et

barbare, digne de sa féroce origine. Reste à savoir si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'autrui,

l'honnête homme se règle sur la mode, et s'il n'y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu'à

la suivre. Que ferait, à votre avis, celui qui s'y veut asservir, dans les lieux où règne un usage

contraire? A Messine ou à Naples, il irait attendre son homme au coin d'une rue et le poignarder

par derrière. Cela s'appelle être brave en ce pays-là; et l'honneur n'y consiste pas à se faire tuer

par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

Gardez-vous donc de confondre le nom sacré de l'honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes

les vertus à la pointe d'une épée, et n'est propre qu'à faire de braves scélérats. Que cette méthode

puisse fournir, si l'on veut, un supplément à la probité; partout où la probité règne, son

supplément n'est-il pas inutile, et que penser de celui qui s'expose à la mort pour s'exempter

d'être honnête homme? Ne voyez-vous pas que les crimes que la honte et l'honneur n'ont point

empêchés sont couverts et multipliés par la fausse honte et la crainte du blâme? C'est elle qui

rend l'homme hypocrite et menteur; c'est elle qui lui fait verser le sang d'un ami pour un mot

indiscret qu'il devrait oublier, pour un reproche mérité qu'il ne peut souffrir; c'est elle qui

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Julie ou La nouvelle Héloïse 92

transforme en furie infernale une fille abusée et craintive; c'est elle, ô Dieu puissant! qui peut

armer la main maternelle contre le tendre fruit... Je sens défaillir mon âme à cette idée horrible,

et je rends grâce au moins à celui qui sonde les coeurs d'avoir éloigné du mien cet honneur

affreux qui n'inspire que des forfaits et fait frémir la nature.

Rentrez donc en vous-même, et considérez s'il vous est permis d'attaquer de propos délibéré la

vie d'un homme, et d'exposer la vôtre, pour satisfaire une barbare et dangereuse fantaisie qui n'a

nul fondement raisonnable, et si le triste souvenir du sang versé dans une pareille occasion peut

cesser de crier vengeance au fond du coeur de celui qui l'a fait couler. Connaissez-vous aucun

crime égal à l'homicide volontaire, et si la base de toutes les vertus est l'humanité, que

penserons-nous de l'homme sanguinaire et dépravé qui l'ose attaquer dans la vie de son

semblable? Souvenez-vous de ce que vous m'avez dit vous-même contre le service étranger.

Avez-vous oublié que le citoyen doit sa vie à la patrie, et n'a pas le droit d'en disposer sans le

congé des lois, à plus forte raison contre leur défense? O mon ami! Si vous aimez sincèrement la

vertu, apprenez à la servir à sa mode, et non à la mode des hommes. Je veux qu'il en puisse

résulter quelque inconvénient: ce mot de vertu n'est-il donc pour vous qu'un vain nom, et ne

serez-vous vertueux que quand il n'en coûtera rien de l'être?

Mais quels sont au fond ces inconvénients? Les murmures des gens oisifs, des méchants, qui

cherchent à s'amuser des malheurs d'autrui, et voudraient avoir toujours quelque histoire

nouvelle à raconter. Voilà vraiment un grand motif pour s'entr'égorger! Si le philosophe et le

sage se règlent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensés de la multitude,

que sert tout cet appareil d'études, pour n'être au fond qu'un homme vulgaire? Vous n'osez donc

sacrifier le ressentiment au devoir, à l'estime, à l'amitié, de peur qu'on ne vous accuse de craindre

la mort? Pesez les choses, mon bon ami, et vous trouverez bien plus de lâcheté dans la crainte de

ce reproche que dans celle de la mort même. Le fanfaron, le poltron veut à toute force passer

pour brave.

Ma verace valor, ben che negletto,

E di se stesso a se freggio assai chiaro.

Celui qui feint d'envisager la mort sans effroi ment. Tout homme craint de mourir, c'est la

grande loi des êtres sensibles, sans laquelle toute espèce mortelle serait bientôt détruite. Cette

crainte est un simple mouvement de la nature, non seulement indifférent, mais bon en lui-même

et conforme à l'ordre: tout ce qui la rend honteuse et blâmable, c'est qu'elle peut nous empêcher

de bien faire et de remplir nos devoirs. Si la lâcheté n'était jamais un obstacle à la vertu, elle

cesserait d'être un vice. Quiconque est plus attaché à sa vie qu'à son devoir ne saurait être

solidement vertueux, j'en conviens. Mais expliquez-moi, vous qui vous piquez de raison, quelle

espèce de mérite on peut trouver à braver la mort pour commettre un crime.

Quand il serait vrai qu'on se fait mépriser en refusant de se battre, quel mépris est le plus à

craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal? Croyez-moi, celui qui

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Julie ou La nouvelle Héloïse 93

s'estime véritablement lui-même est peu sensible à l'injuste mépris d'autrui, et ne craint que

d'en être digne; car le bon et l'honnête ne dépendent point du jugement des hommes, mais de la

nature des choses; et quand toute la terre approuverait l'action que vous allez faire, elle n'en

serait pas moins honteuse. Mais il est faux qu'à s'en abstenir par vertu l'on se fasse mépriser.

L'homme droit, dont toute la vie est sans tache et qui ne donna jamais aucun signe de lâcheté,

refusera de souiller sa main d'un homicide, et n'en sera que plus honoré. Toujours prêt à servir la

patrie, à protéger le faible, à remplir les devoirs les plus dangereux, et à défendre, en toute

rencontre juste et honnête, ce qui lui est cher, au prix de son sang, il met dans ses démarches

cette inébranlable fermeté qu'on n'a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa

conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi; on voit aisément qu'il

craint moins de mourir que de mal faire, et qu'il redoute le crime et non le péril. Si les vils

préjugés s'élèvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de

témoins qui les récusent, et dans une conduite si bien liée, on juge d'une action sur toutes les

autres.

Mais savez-vous ce qui rend cette modération si pénible à un homme ordinaire? C'est la

difficulté de la soutenir dignement; c'est la nécessité de ne commettre ensuite aucune action

blâmable. Car si la crainte de mal faire ne le retient pas dans ce dernier cas, pourquoi l'aurait-elle

retenu dans l'autre, où l'on peut supposer un motif plus naturel? On voit bien alors que ce refus

ne vient pas de vertu, mais de lâcheté; et l'on se moque avec raison d'un scrupule qui ne vient

que dans le péril. N'avez-vous point remarqué que les homme si ombrageux et si prompts à

provoquer les autres sont, pour la plupart, de très malhonnêtes gens qui, de peur qu'on n'ose

leur montrer ouvertement le mépris qu'on a pour eux, s'efforcent de couvrir de quelques affaires

d'honneur l'infamie de leur vie entière? Est-ce à vous d'imiter de tels hommes? Mettons encore à

part les militaires de profession qui vendent leur sang à prix d'argent; qui voulant conserver leur

place, calculent par leur intérêt ce qu'ils doivent à leur honneur, et savent à un écu près ce que

vaut leur vie. Mon ami, laissez battre tous ces gens-là. Rien n'est moins honorable que cet

honneur dont ils font si grand bruit; ce n'est qu'une mode insensée, une fausse imitation de

vertu, qui se pare des plus grands crimes. L'honneur d'un homme comme vous n'est point au

pouvoir d'un autre; il est en lui-même et non dans l'opinion du peuple; il ne se défend ni par

l'épée ni par le bouclier, mais par une vie intègre et irréprochable, et ce combat vaut bien l'autre

en fait de courage.

C'est par ces principes que vous devez concilier les éloges que j'ai donnés dans tous les temps à

la véritable valeur, avec le mépris que j'eus toujours pour les faux braves. J'aime les gens de

coeur, et ne puis souffrir les lâches; je romprais avec un amant poltron que la crainte ferait fuir le

danger, et je pense, comme toutes les femmes, que le feu du courage anime celui de l'amour.

Mais je veux que la valeur se montre dans les occasions légitimes, et qu'on ne se hâte pas d'en

faire hors de propos une vaine parade comme si l'on avait peur de ne la pas retrouver au besoin.

Tel fait un effort et se présente une fois pour avoir droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai

courage a plus de constance et moins d'empressement; il est toujours ce qu'il doit être; il ne faut

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Julie ou La nouvelle Héloïse 94

ni l'exciter ni le retenir: l'homme de bien le porte partout avec lui, au combat contre l'ennemi,

dans un cercle en faveur des absents et de la vérité, dans son lit contre les attaques de la douleur

et de la mort. La force de l'âme qui l'inspire est d'usage dans tous les temps; elle met toujours la

vertu au-dessus des événements, et ne consiste pas à se battre, mais à ne rien craindre. Telle est,

mon ami, la sorte de courage que j'ai souvent louée, et que j'aime à trouver en vous. Tout le reste

n'est qu'étourderie, extravagance, férocité; c'est une lâcheté de s'y soumettre, et je ne méprise

pas moins celui qui cherche un péril inutile, que celui qui fuit un péril qu'il doit affronter.

Je vous ai fait voir, si je ne me trompe, que dans votre démêlé avec milord Edouard votre

honneur n'est point intéressé; que vous compromettez le mien en recourant à la voie des armes;

que cette voie n'est ni juste, ni raisonnable, ni permise; qu'elle ne peut s'accorder avec les

sentiments dont vous faites profession; qu'elle ne convient qu'à de malhonnêtes gens, qui font

servir la bravoure de supplément aux vertus qu'ils n'ont pas, ou aux officiers qui ne se battent

point par honneur, mais par intérêt; qu'il y a plus de vrai courage à la dédaigner qu'à la prendre;

que les inconvénients auxquels on s'expose en la rejetant sont inséparables de la pratique des

vrais devoirs et plus apparents que réels; qu'enfin les hommes les plus prompts à y recourir sont

toujours ceux dont la probité est la plus suspecte. D'où je conclus que vous ne sauriez en cette

occasion ni faire ni accepter un appel sans renoncer en même temps à la raison, à la vertu, à

l'honneur, et à moi. Retournez mes raisonnements comme il vous plaira, entassez de votre part

sophisme sur sophisme: il se trouvera toujours qu'un homme de courage n'est point un lâche, et

qu'un homme de bien ne peut être un homme sans honneur. Or, je vous ai démontré, ce me

semble, que l'homme de courage dédaigne le duel, et que l'homme de bien l'abhorre.

J'ai cru, mon ami, dans une matière aussi grave, devoir faire parler la raison seule, et vous

présenter les choses exactement telles qu'elles sont. Si j'avais voulu les peindre telles que je les

vois et faire parler le sentiment et l'humanité, j'aurais pris un langage fort différent. Vous savez

que mon père, dans sa jeunesse eut le malheur de tuer un homme en duel; cet homme était son

ami: ils se battirent à regret, l'insensé point d'honneur les y contraignit. Le coup mortel qui priva

l'un de la vie ôta pour jamais le repos à l'autre. Le triste remords n'a pu depuis ce temps sortir de

son coeur, souvent dans la solitude on l'entend pleurer et gémir; il croit sentir encore le fer

poussé par sa main cruelle entrer dans le coeur de son ami; il voit dans l'ombre de la nuit son

corps pâle et sanglant; il contemple en frémissant la plaie mortelle; il voudrait étancher le sang

qui coule; l'effroi le saisit, il s'écrie; ce cadavre affreux ne cesse de le poursuivre. Depuis cinq ans

qu'il a perdu le cher soutien de son nom et l'espoir de sa famille, il s'en reproche la mort comme

un juste châtiment du ciel, qui vengea sur son fils unique le père infortuné qu'il priva du sien.

Je vous l'avoue, tout cela, joint à mon aversion naturelle pour la cruauté, m'inspire une telle

horreur des duels, que je les regarde comme le dernier degré de brutalité où les hommes

puissent parvenir. Celui qui va se battre de gaieté de coeur n'est à mes yeux qu'une bête féroce

qui s'efforce d'en déchirer une autre; et, s'il reste le moindre sentiment naturel dans leur âme, je

trouve celui qui périt moins à plaindre que le vainqueur. Voyez ces hommes accoutumés au sang:

ils ne bravent les remords qu'en étouffant la voix de la nature; ils deviennent par degrés cruels,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 95

insensibles; ils se jouent de la vie des autres, et la punition d'avoir pu manquer d'humanité est de

la perdre enfin tout à fait. Que sont-ils dans cet état? Réponds, veux-tu leur devenir semblable?

Non, tu n'es point fait pour cet odieux abrutissement; redoute le premier pas qui peut t'y

conduire: ton âme est encore innocente et saine; ne commence pas à la dépraver au péril de ta vie

par un effort sans vertu, un crime sans plaisir, une pointe d'honneur sans raison.

Je ne t'ai rien dit de ta Julie; elle gagnera sans doute à laisser parler ton coeur. Un mot, un seul

mot, et je te livre à lui. Tu m'as honorée quelquefois du tendre nom d'épouse; peut-être en ce

moment dois-je porter celui de mère. Veux-tu me laisser veuve avant qu'un noeud sacré nous

unisse!

P.-S. - J'emploie dans cette lettre une autorité à laquelle jamais homme sage n'a résisté. Si vous

refusez de vous y rendre, je n'ai plus rien à vous dire; mais pensez-y bien auparavant. Prenez huit

jours de réflexion pour méditer sur cet important sujet. Ce n'est pas au nom de la raison que je

vous demande ce délai, c'est au mien. Souvenez-vous que j'use en cette occasion du droit que

vous m'avez donné vous-même, et qu'il s'étend au moins jusque-là.

Lettre LVIII de Julie à Milord Edouard

Ce n'est point pour me plaindre de vous, milord, que je vous écris; puisque vous m'outragez, il

faut bien que j'aie avec vous des torts que j'ignore. Comment concevoir qu'un honnête homme

voulût déshonorer sans sujet une famille estimable? Contentez donc votre vengeance, si vous la

croyez légitime; cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureuse fille qui ne

se consolera jamais de vous avoir offensé, et qui met à votre discrétion l'honneur que vous

voulez lui ôter. Oui, milord, vos imputations étaient justes; j'ai un amant aimé; il est maître de

mon coeur et de ma personne; la mort seule pourra briser un noeud si doux. Cet amant est celui

même que vous honoriez de votre amitié; il en est digne, puisqu'il vous aime et qu'il est

vertueux. Cependant, il va périr de votre main; je sais qu'il faut du sang à l'honneur outragé; je

sais que sa valeur même le perdra; je sais que dans un combat, si peu redoutable pour vous, son

intrépide coeur ira sans crainte chercher le coup mortel. J'ai voulu retenir ce zèle inconsidéré; j'ai

fait parler la raison. Hélas! en écrivant ma lettre j'en sentais l'inutilité; et, quelque respect que je

porte à ses vertus, je n'en attends point de lui d'assez sublimes pour le détacher d'un faux point

d'honneur. Jouissez d'avance du plaisir que vous aurez de percer le sein de votre ami; mais

sachez, homme barbare, qu'au moins vous n'aurez pas celui de jouir de mes larmes, et de

contempler mon désespoir. Non, j'en jure par l'amour qui gémit au fond de mon coeur, soyez

témoin d'un serment qui ne sera point vain: je ne survivrai pas d'un jour à celui pour qui je

respire; et vous aurez la gloire de mettre au tombeau d'un seul coup deux amants infortunés, qui

n'eurent point envers vous de tort volontaire, et qui se plaisaient à vous honorer.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 96

On dit, milord, que vous avez l'âme belle et le coeur sensible: s'ils vous laissent goûter en paix

une vengeance que je ne puis comprendre, et la douceur de faire des malheureux, puissent-ils,

quand je ne serai plus, vous inspirer quelques soins pour un père et une mère inconsolables, que

la perte du seul enfant qui leur reste va livrer à d'éternelles douleurs!

Lettre LIX de monsieur D'Orbe à Julie

Je me hâte, mademoiselle, selon vos ordres, de vous rendre compte de la commission dont vous

m'avez chargé. Je viens de chez milord Edouard, que j'ai trouvé souffrant encore de son entorse,

et ne pouvant marcher dans sa chambre qu'à l'aide d'un bâton. Je lui ai remis votre lettre, qu'il a

ouverte avec empressement; il m'a paru ému en la lisant: il a rêvé quelque temps; puis il l'a relue

une seconde fois avec une agitation plus sensible. Voici ce qu'il m'a dit en la finissant: "Vous

savez, monsieur, que les affaires d'honneur ont leurs règles dont on ne peut se départir, vous

avez vu ce qui s'est passé dans celle-ci; il faut qu'elle soit vidée régulièrement. Prenez deux amis,

et donnez-vous la peine de revenir ici demain matin avec eux; vous saurez alors ma résolution."

Je lui ai représenté que l'affaire s'étant passée entre nous, il serait mieux qu'elle se terminât de

même. "Je sais, ce qui convient, m'a-t-il dit brusquement, et ferai ce qu'il faut. Amenez vos deux

amis, ou je n'ai plus rien à vous dire." Je suis sorti là-dessus, cherchant inutilement dans ma tête

quel peut être son bizarre dessein. Quoi qu'il en soit, j'aurai l'honneur de vous voir ce soir, et

j'exécuterai demain ce que vous me prescrirez. Si vous trouvez à propos que j'aille au rendez-

vous avec mon cortège, je le composerai de gens dont je sois sûr à tout événement.

Lettre LX à Julie

Calme tes larmes, tendre et chère Julie; et, sur le récit de ce qui vient de se passer, connais et

partage les sentiments que j'éprouve.

J'étais si rempli d'indignation quand je reçus ta lettre, qu'à peine pus-je la lire avec l'attention

qu'elle méritait. J'avais beau ne la pouvoir réfuter, l'aveugle colère était la plus forte. Tu peux

avoir raison, disais-je en moi-même, mais ne me parle jamais de te laisser avilir. Dussé-je te

perdre et mourir coupable, je ne souffrirai point qu'on manque au respect qui t'est dû; et, tant

qu'il me restera un souffle de vie, tu seras honorée de tout ce qui t'approche comme tu l'es de

mon coeur. Je ne balançai pas pourtant sur les huit jours que tu me demandais; l'accident de

milord Edouard et mon voeu d'obéissance concouraient à rendre ce délai nécessaire. Résolu,

selon tes ordres, d'employer cet intervalle à méditer sur le sujet de ta lettre, je m'occupais sans

cesse à la relire et à y réfléchir, non pour changer de sentiment, mais pour justifier le mien.

J'avais repris ce matin cette lettre trop sage et trop judicieuse à mon gré, et je la relisais avec

inquiétude, quand on a frappé à la porte de ma chambre. Un moment après j'ai vu entrer milord

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Julie ou La nouvelle Héloïse 97

Edouard sans épée, appuyé sur une canne; trois personnes le suivaient, parmi lesquelles j'ai

reconnu M. d'Orbe. Surpris de cette visite imprévue, j'attendais en silence ce qu'elle devait

produire, quand Edouard m'a prié de lui donner un moment d'audience, et de le laisser agir et

parler sans l'interrompre. "Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole; la présence de ces

messieurs, qui sont de vos amis, doit vous répondre que vous ne l'engagez pas indiscrètement."

Je l'ai promis sans balancer. A peine avais-je achevé que j'ai vu, avec l'étonnement que tu peux

concevoir, milord Edouard à genoux devant moi. Surpris d'une si étrange attitude, j'ai voulu

sur-le-champ le relever; mais, après m'avoir rappelé ma promesse, il m'a parlé dans ces termes:

"Je viens, monsieur, rétracter hautement les discours injurieux que l'ivresse m'a fait tenir en

votre présence: leur injustice les rend plus offensants pour moi que pour vous, et je m'en dois

l'authentique désaveu. Je me soumets à toute la punition que vous voudrez m'imposer, et je ne

croirai mon honneur rétabli que quand ma faute sera réparée. A quelque prix que ce soit,

accordez-moi le pardon que je vous demande, et me rendez votre amitié. - Milord, lui ai-je dit

aussitôt, je reconnais maintenant votre âme grande et généreuse; et je sais bien distinguer en

vous les discours que le coeur dicte de ceux que vous tenez quand vous n'êtes pas à vous-même;

qu'ils soient à jamais oubliés." A l'instant, je l'ai soutenu en se relevant, et nous nous sommes

embrassés. Après cela, milord se tournant vers les spectateurs leur a dit: "Messieurs, je vous

remercie de votre complaisance. De braves gens comme vous, a-t-il ajouté d'un air fier et d'un

ton animé, sentent que celui qui répare ainsi ses torts n'en sait endurer de personne. Vous

pouvez publier ce que vous avez vu." Ensuite il nous a tous quatre invités à souper pour ce soir,

et ces messieurs sont sortis.

A peine avons-nous été seuls qu'il est venu m'embrasser d'une manière plus tendre et plus

amicale; puis me prenant la main et s'asseyant à côté de moi: "Heureux mortel, s'est-il écrié,

jouissez d'un bonheur dont vous êtes digne. Le coeur de Julie est à vous; puissiez-vous tous

deux... - Que dites-vous, Milord? ai-je interrompu; perdez-vous le sens? - Non, m'a-t-il dit en

souriant. Mais peu s'en est fallu que je ne le perdisse, et c'en était fait de moi peut-être si celle

qui m'ôtait la raison ne me l'eût rendue." Alors il m'a remis une lettre que j'ai été surpris de voir

écrite d'une main qui n'en écrivit jamais à d'autre homme qu'à moi. Quels mouvements j'ai

sentis à sa lecture! Je voyais une amante incomparable vouloir se perdre pour me sauver, et je

reconnaissais Julie. Mais quand je suis parvenu à cet endroit où elle jure de ne pas survivre au

plus fortuné des hommes, j'ai frémi des dangers que j'avais courus, j'ai murmuré d'être trop

aimé, et mes terreurs m'ont fait sentir que tu n'es qu'une mortelle. Ah! rends-moi le courage

dont tu me prives; j'en avais pour braver la mort qui ne menaçait que moi seul, je n'en ai point

pour mourir tout entier.

Tandis que mon âme se livrait à ces réflexions amères, Edouard me tenait des discours auxquels

j'ai donné d'abord peu d'attention: cependant il me l'a rendue à force de me parler de toi; car ce

qu'il m'en disait plaisait à mon coeur, et n'excitait plus ma jalousie. Il m'a paru pénétré de regret

d'avoir troublé nos feux et ton repos. Tu es ce qu'il honore le plus au monde; et n'osant te porter

les excuses qu'il m'a faites, il m'a prié de les recevoir en ton nom, et de te les faire agréer. "Je vous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 98

ai regardé, m'a-t-il dit, comme son représentant, et n'ai pu trop m'humilier devant ce qu'elle

aime, ne pouvant, sans la compromettre, m'adresser à sa personne, ni même la nommer. " Il

avoue avoir conçu pour toi les sentiments dont on ne peut se défendre en te voyant avec trop de

soin; c'était une tendre admiration plutôt que de l'amour. Ils ne lui ont jamais inspiré ni

prétention ni espoir; il les a tous sacrifiés aux nôtres à l'instant qu'ils lui ont été connus, et le

mauvais propos qui lui est échappé était l'effet du punch et non de la jalousie. Il traite l'amour en

philosophe qui croit son âme au-dessus des passions: pour moi, je suis trompé s'il n'en a déjà

ressenti quelqu'une qui ne permet plus à d'autres de germer profondément. Il prend

l'épuisement du coeur pour l'effort de la raison, et je sais bien qu'aimer Julie et renoncer à elle

n'est pas une vertu d'homme.

Il a désiré de savoir en détail l'histoire de nos amours et les causes qui s'opposent au bonheur de

ton ami; j'ai cru qu'après ta lettre une demi-confidence était dangereuse et hors de propos; je l'ai

faite entière, et il m'a écouté avec une attention qui m'attestait sa sincérité. J'ai vu plus d'une fois

ses yeux humides et son âme attendrie; je remarquais surtout l'impression puissante que tous les

triomphes de la vertu faisaient sur son âme, et je crois avoir acquis à Claude Anet un nouveau

protecteur qui ne sera pas moins zélé que ton père. "Il n'y a, m'a-t-il dit, ni incidents ni aventures

dans ce que vous m'avez raconté, et les catastrophes d'un roman m'attacheraient beaucoup

moins; tant les sentiments suppléent aux situations, et les procédés honnêtes aux actions

éclatantes! Vos deux âmes sont si extraordinaires, qu'on n'en peut juger sur les règles

communes. Le bonheur n'est pour vous ni sur la même route ni de la même espèce que celui des

autres hommes: ils ne cherchent que la puissance et les regards d'autrui; il ne vous faut que la

tendresse et la paix. Il s'est joint à votre amour une émulation de vertu qui vous élève, et vous

vaudriez moins l'un et l'autre si vous ne vous étiez point aimés. L'amour passera, ose-t-il ajouter

(pardonnons-lui ce blasphème prononcé dans l'ignorance de son coeur); l'amour passera, dit-il,

et les vertus resteront." Ah! puissent-elles durer autant que lui, ma Julie! le ciel n'en demandera

pas davantage.

Enfin je vois que la dureté philosophique et nationale n'altère point dans cet honnête Anglais

l'humanité naturelle, et qu'il s'intéresse véritablement à nos peines. Si le crédit et la richesse

nous pouvaient être utiles, je crois que nous aurions lieu de compter sur lui. Mais, hélas! de quoi

servent la puissance et l'argent pour rendre les coeurs heureux?

Cet entretien, durant lequel nous ne comptions pas les heures, nous a menés jusqu'à celle du

dîner. J'ai fait apporter un poulet, et après le dîner nous avons continué de causer. Il m'a parlé de

sa démarche de ce matin, et je n'ai pu m'empêcher de témoigner quelque surprise d'un procédé

si authentique et si peu mesuré: mais, outre la raison qu'il m'en avait déjà donnée, il a ajouté

qu'une demi-satisfaction était indigne d'un homme de courage; qu'il la fallait complète ou nulle,

de peur qu'on ne s'avilît sans rien réparer, et qu'on ne fît attribuer à la crainte une démarche faite

à contre-coeur et de mauvaise grâce. "D'ailleurs, a-t-il ajouté, ma réputation est faite, je puis être

juste sans soupçon de lâcheté; mais vous, qui êtes jeune et débutez dans le monde, il faut que

vous sortiez si net de la première affaire, qu'elle ne tente personne de vous en susciter une

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Julie ou La nouvelle Héloïse 99

seconde. Tout est plein de ces poltrons adroits qui cherchent, comme on dit, à tâter leur homme,

c'est-à-dire à découvrir quelqu'un qui soit encore plus poltron qu'eux, et aux dépens duquel ils

puissent se faire valoir. Je veux éviter à un homme d'honneur comme vous la nécessité de châtier

sans gloire un de ces gens-là; et j'aime mieux, s'ils ont besoin de leçon, qu'ils la reçoivent de moi

que de vous: car une affaire de plus n'ôte rien à celui qui en a déjà eu plusieurs; mais en avoir une

est toujours une sorte de tache, et l'amant de Julie en doit être exempt."

Voilà l'abrégé de ma longue conversation avec milord Edouard. J'ai cru nécessaire de t'en rendre

compte afin que tu me prescrives la manière dont je dois me comporter avec lui.

Maintenant, que tu dois être tranquillisée, chasse, je t'en conjure, les idées funestes qui

t'occupent depuis quelques jours. Songe aux ménagements qu'exige l'incertitude de ton état

actuel. Oh! si bientôt tu pouvais tripler mon être! Si bientôt un gage adoré... Espoir déjà trop

déçu, viendrais-tu m'abuser encore?... O désirs! ô crainte! ô perplexités! charmante amie de mon

coeur, vivons pour nous aimer, et que le ciel dispose du reste.

P.-S. - J'oubliais de te dire que milord m'a remis ta lettre, et que je n'ai point fait difficulté de la

recevoir, ne jugeant pas qu'un pareil dépôt doive rester entre les mains d'un tiers. Je te la rendrai

à notre première entrevue; car, quant à moi, je n'en ai plus à faire; elle est trop bien écrite au fond

de mon coeur pour que jamais j'aie besoin de la relire.

Lettre LXI de Julie

Amène demain milord Edouard, que je me jette à ses pieds comme il s'est mis aux tiens. Quelle

grandeur! quelle générosité! Oh! que nous sommes petits devant lui! Conserve ce précieux ami

comme la prunelle de ton oeil. Peut-être vaudrait-il moins s'il était plus tempérant: jamais

homme sans défauts eut-il de grandes vertus?

Mille angoisses de toutes espèces m'avaient jetée dans l'abattement; ta lettre est venue ranimer

mon courage éteint. En dissipant mes terreurs, elle m'a rendu mes peines plus supportables. Je

me sens maintenant assez de force pour souffrir. Tu vis, tu m'aimes; ton sang, le sang de ton

ami, n'ont point été répandus, et ton honneur est en sûreté: je ne suis donc pas tout à fait

misérable.

Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais je n'eus si grand besoin de te voir, ni si peu

d'espoir de te voir longtemps. Adieu, mon cher et unique ami. Tu n'as pas bien dit, ce me

semble, vivons pour nous aimer. Ah! il fallait dire, aimons-nous pour vivre.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 100

Lettre LXII de Claire à Julie

Faudra-t-il toujours, aimable cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de

l'amitié? Faudra-t-il toujours dans l'amertume de mon coeur affliger le tien par de cruels avis?

Hélas! tous nos sentiments nous sont communs, tu le sais bien, et je ne saurais t'annoncer de

nouvelles peines que je ne les aie déjà senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans

l'augmenter! ou que la tendre amitié n'a-t-elle autant de charmes que l'amour! Ah! que

j'effacerais promptement tous les chagrins que je te donne!

Hier, après le concert, ta mère en s'en retournant ayant accepté le bras de ton ami et toi celui de

M. d'Orbe, nos deux pères restèrent avec milord à parler de politique; sujet dont je suis si

excédée que l'ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure après j'entendis nommer ton

ami plusieurs fois avec assez de véhémence: je connus que la conversation avait changé d'objet,

et je prêtai l'oreille. Je jugeai par la suite du discours qu'Edouard avait osé proposer ton mariage

avec ton ami, qu'il appelait hautement le sien, et auquel il offrait de faire en cette qualité un

établissement convenable. Ton père avait rejeté avec mépris cette proposition, et c'était là-dessus

que les propos commençaient à s'échauffer. "Sachez, lui disait milord, malgré vos préjugés, qu'il

est de tous les hommes le plus digne d'elle et peut-être le plus propre à la rendre heureuse. Tous

les dons qui ne dépendent pas des hommes, il les a reçus de la nature, et il y a ajouté tous les

talents qui ont dépendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit; il a de l'éducation,

du sens, des moeurs, du courage; il a l'esprit orné, l'âme saine; que lui manque-t-il donc pour

mériter votre aveu? La fortune? Il l'aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche

particulier du pays de Vaud, j'en donnerai s'il le faut jusqu'à la moitié. La noblesse? Vaine

prérogative dans un pays où elle est plus nuisible qu'utile. Mais il l'a encore, n'en doutez pas,

non point écrite d'encre en de vieux parchemins, mais gravée au fond de son coeur en caractères

ineffaçables. En un mot, si vous préférez la raison au préjugé, et si vous aimez mieux votre fille

que vos titres, c'est à lui que vous la donnerez."

Là-dessus ton père s'emporta vivement. Il traita la proposition d'absurde et de ridicule! "Quoi!

milord, dit-il, un homme d'honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejeton

d'une famille illustre aille éteindre ou dégrader son nom dans celui d'un quidam sans asile et

réduit à vivre d'aumônes?... - Arrêtez, interrompit Edouard; vous parlez de mon ami, songez que

je prends pour moi tous les outrages qui lui sont faits en ma présence, et que les noms injurieux

à un homme d'honneur le sont encore plus à celui qui les prononce. De tels quidams sont plus

respectables que tous les houbereaux de l'Europe, et je vous défie de trouver aucun moyen plus

honorable d'aller à la fortune que les hommages de l'estime et les dons de l'amitié. Si le gendre

que je vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d'aïeux toujours incertains,

il sera le fondement et l'honneur de sa maison comme votre premier ancêtre le fut de la vôtre.

Vous seriez-vous donc tenu pour déshonoré par l'alliance du chef de votre famille, et ce mépris

ne rejaillirait-il pas sur vous-même? Combien de grands noms retomberaient dans l'oubli, si l'on

ne tenait compte que de ceux qui ont commencé par un homme estimable! Jugeons du passé par

le présent, sur deux ou trois citoyens qui s'illustrent par des moyens honnêtes, mille coquins

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Julie ou La nouvelle Héloïse 101

anoblissent tous les jours leur famille; et que prouvera cette noblesse dont leurs descendants

seront si fiers, sinon les vols et l'infamie de leur ancêtre? On voit, je l'avoue, beaucoup de

malhonnêtes gens parmi les roturiers; mais il y a toujours vingt à parier contre un qu'un

gentilhomme descend d'un fripon. Laissons, si vous voulez, l'origine à part, et pesons le mérite

et les services. Vous avez porté les armes chez un prince étranger, son père les a portées

gratuitement pour la patrie. Si vous avez bien servi, vous avez été bien payé; et quelque honneur

que vous ayez acquis à la guerre, cent roturiers en ont acquis encore plus que vous.

De quoi s'honore donc, continua milord Edouard, cette noblesse dont vous êtes si fier? Que fait-

elle pour la gloire de la patrie ou le bonheur du genre humain? Mortelle ennemie des lois et de la

liberté, qu'a-t-elle jamais produit dans la plupart des pays où elle brille, si ce n'est la force de la

tyrannie et l'oppression des peuples? Osez-vous; dans une république, vous honorer d'un état

destructeur des vertus et de l'humanité, d'un état où l'on se vante de l'esclavage, et où l'on rougit

d'être homme? Lisez les annales de votre patrie: en quoi votre ordre a-t-il bien mérité d'elle?

quels nobles comptez-vous parmi ses libérateurs? Les Furst, les Tell, les Stuffacher, étaient-ils

gentilshommes? Quelle est donc cette gloire insensée dont vous faites tant de bruit? Celle de

servir un homme, et d'être à charge à l'Etat."

Conçois, ma chère, ce que je souffrais de voir cet honnête homme nuire ainsi par une âpreté

déplacée aux intérêts de l'ami qu'il voulait servir. En effet ton père, irrité par tant d'invectives

piquantes quoique générales, se mit à les repousser par des personnalités. Il dit nettement à

milord Edouard que jamais homme de sa condition n'avait tenu les propos qui venaient de lui

échapper. "Ne plaidez point inutilement la cause d'autrui, ajouta-t-il d'un ton brusque; tout

grand seigneur que vous êtes, je doute que vous puissiez bien défendre la vôtre sur le sujet en

question. Vous demandez ma fille pour votre ami prétendu, sans savoir si vous-même seriez bon

pour elle; et je connais assez la noblesse d'Angleterre pour avoir sur vos discours une médiocre

opinion de la vôtre."

"Pardieu! dit milord, quoi que vous pensiez de moi, je serais bien fâché de n'avoir d'autre preuve

de mon mérite que celui d'un homme mort depuis cinq cents ans. Si vous connaissez la noblesse

d'Angleterre, vous savez qu'elle est la plus éclairée, la mieux instruite, la plus sage, et la plus

brave de l'Europe: avec cela, je n'ai pas besoin de chercher si elle est la plus antique; car, quand

on parle de ce qu'elle est, il n'est pas question de ce qu'elle fut. Nous ne sommes point, il est vrai,

les esclaves du prince, mais ses amis, ni les tyrans du peuple, mais ses chefs. Garants de la

liberté, soutiens de la patrie, et appuis du trône, nous formons un invincible équilibre entre le

peuple et le roi. Notre premier devoir est envers la nation, le second envers celui qui la gouverne:

ce n'est pas sa volonté mais son droit que nous consultons. Ministres suprêmes des lois dans la

chambre des pairs, quelquefois même législateurs, nous rendons également justice au peuple et

au roi, et nous ne souffrons point que personne dise: Dieu et mon épée, mais seulement: Dieu et

mon droit.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 102

Voilà, monsieur, continua-t-il, quelle est cette noblesse respectable, ancienne autant qu'aucune

autre, mais plus fière de son mérite que de ses ancêtres, et dont vous parlez sans la connaître. Je

ne suis point le dernier en rang dans cet ordre illustre, et crois, malgré vos prétentions, vous

valoir à tous égards. J'ai une soeur à marier; elle est noble, jeune, aimable, riche, elle ne cède à

Julie que par les qualités que vous comptez pour rien. Si quiconque a senti les charmes de votre

fille pouvait tourner ailleurs ses yeux et son coeur, quel honneur je me ferais d'accepter avec rien,

pour mon beau-frère, celui que je vous propose pour gendre avec la moitié de mon bien!"

Je connus à la réplique de ton père que cette conversation ne faisait que l'aigrir; et, quoique

pénétrée d'admiration pour la générosité de milord Edouard, je sentis qu'un homme aussi peu

liant que lui n'était propre qu'à ruiner à jamais la négociation qu'il avait entreprise. Je me hâtai

donc de rentrer avant que les choses allassent plus loin. Mon retour fit rompre cet entretien, et

l'on se sépara le moment d'après assez froidement. Quant à mon père, je trouvai qu'il se

comportait très bien dans ce démêlé. Il appuya d'abord avec intérêt la proposition; mais, voyant

que ton père n'y voulait point entendre, et que la dispute commençait à s'animer, il se retourna,

comme de raison, du parti de son beau-frère; et en interrompant à propos l'un et l'autre par des

discours modérés, il les retint tous deux dans des bornes dont ils seraient vraisemblablement

sortis s'ils fussent restés tête-à-tête. Après leur départ il me fit confidence de ce qui venait de se

passer; et, comme je prévis où il en allait venir, je me hâtai de lui dire que les choses étant en cet

état, il ne convenait plus que la personne en question te vît si souvent ici, et qu'il ne conviendrait

pas même qu'il y vînt du tout, si ce n'était faire une espèce d'affront à M. d'Orbe dont il était

l'ami; mais que je le prierais de l'amener plus rarement, ainsi que milord Edouard. C'est, ma

chère, tout ce que j'ai pu faire de mieux pour ne leur pas fermer tout à fait ma porte.

Ce n'est pas tout. La crise où je te vois me force à revenir sur mes avis précédents. L'affaire de

milord Edouard et de ton ami a fait par la ville tout l'éclat auquel on devait s'attendre. Quoique

M. d'Orbe ait gardé le secret sur le fond de la querelle, trop d'indices le décèlent pour qu'il

puisse rester caché. On soupçonne, on conjecture, on te nomme; le rapport du Guet n'est pas si

bien étouffé qu'on ne s'en souvienne, et tu n'ignores pas qu'aux yeux du public la vérité

soupçonnée est bien près de l'évidence. Tout ce que je puis te dire pour ta consolation, c'est

qu'en général on approuve ton choix, et qu'on verrait avec plaisir l'union d'un si charmant

couple; ce qui me confirme que ton ami s'est bien comporté dans ce pays, et n'y est guère moins

aimé que toi. Mais que fait la voix publique à ton inflexible père? Tous ces bruits lui sont

parvenus ou lui vont parvenir, et je frémis de l'effet qu'ils peuvent produire, si tu ne te hâtes de

prévenir sa colère. Tu dois t'attendre de sa part à une explication terrible pour toi-même, et peut-

être à pis encore pour ton ami: non que je pense qu'il veuille à son âge se mesurer avec un jeune

homme qu'il ne croit pas digne de son épée; mais le pouvoir qu'il a dans la ville lui fournirait, s'il

le voulait, mille moyens de lui faire un mauvais parti, et il est à craindre que sa fureur ne lui en

inspire la volonté.

Je t'en conjure à genoux, ma douce amie, songe aux dangers qui t'environnent, et dont le risque

augmente à chaque instant. Un bonheur inouï t'a préservée jusqu'à présent au milieu de tout

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Julie ou La nouvelle Héloïse 103

cela; tandis qu'il en est temps encore, mets le sceau de la prudence au mystère de tes amours, et

ne pousse pas à bout la fortune, de peur qu'elle n'enveloppe dans tes malheurs celui qui les aura

causés. Crois-moi, mon ange, l'avenir est incertain: mille événements peuvent, avec le temps,

offrir des ressources inespérées; mais, quant à présent, je te l'ai dit et le répète plus fortement,

éloigne ton ami, ou tu es perdue.

Lettre LXIII de Julie à Claire

Tout ce que tu avais prévu, ma chère, est arrivé. Hier, une heure après notre retour, mon père

entra dans la chambre de ma mère, les yeux étincelants, le visage enflammé, dans un état, en un

mot, où je ne l'avais jamais vu. Je compris d'abord qu'il venait d'avoir querelle, ou qu'il allait la

chercher; et ma conscience agitée me fit trembler d'avance.

Il commença par apostropher vivement, mais en général, les mères de famille qui appellent

indiscrètement chez elles des jeunes gens sans état et sans nom, dont le commerce n'attire que

honte et déshonneur à celles qui les écoutent. Ensuite, voyant que cela ne suffisait pas pour

arracher quelque réponse d'une femme intimidée, il cita sans ménagement en exemple ce qui

s'était passé dans notre maison, depuis qu'on y avait introduit un prétendu bel esprit, un diseur

de riens, plus propre à corrompre une fille sage qu'à lui donner aucune bonne instruction. Ma

mère, qui vit qu'elle gagnerait peu de chose à se taire, l'arrêta sur ce mot de corruption, et lui

demanda ce qu'il trouvait dans la conduite ou dans la réputation de l'honnête homme dont il

parlait, qui pût autoriser de pareils soupçons. "Je n'ai pas cru, ajouta-t-elle, que l'esprit et le

mérite fussent des titres d'exclusion dans la société. A qui donc faudra-t-il ouvrir votre maison,

si les talents et les moeurs n'en obtiennent pas l'entrée? - A des gens sortables, madame, reprit-il

en colère, qui puissent réparer l'honneur d'une fille quand ils l'ont offensé. - Non, dit-elle, mais à

des gens de bien qui ne l'offensent point. - Apprenez, dit-il, que c'est offenser l'honneur d'une

maison que d'oser en solliciter l'alliance sans titres pour l'obtenir. - Loin de voir en cela, dit ma

mère, une offense, je n'y vois, au contraire, qu'un témoignage d'estime. D'ailleurs, je ne sache

point que celui contre qui vous vous emportez ait rien fait de semblable à votre égard. - Il l'a fait,

madame, et fera pis encore si je n'y mets ordre: mais je veillerai, n'en doutez pas, aux soins que

vous remplissez si mal."

Alors commença une dangereuse altercation qui m'apprit que les bruits de ville dont tu parles

étaient ignorés de mes parents, mais durant laquelle ton indigne cousine eût voulu être à cent

pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure et la plus abusée des mères faisant l'éloge de sa

coupable fille, et la louant, hélas! de toutes les vertus qu'elle a perdues, dans les termes les plus

honorables, ou, pour mieux dire, les plus humiliants; figure-toi un père irrité prodigue

d'expressions offensantes, et qui, dans tout son emportement, n'en laisse pas échapper une qui

marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords déchire et que la honte écrase en

sa présence. Oh! quel incroyable tourment d'une conscience avilie, de se reprocher des crimes

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Julie ou La nouvelle Héloïse 104

que la colère et l'indignation ne pourraient soupçonner! Quel poids accablant et insupportable

que celui d'une fausse louange et d'une estime que le coeur rejette en secret! Je m'en sentais

tellement oppressée, que, pour me délivrer d'un si cruel supplice, j'étais prête à tout avouer, si

mon père m'en eût laissé le temps; mais l'impétuosité de son emportement lui faisait redire cent

fois les mêmes choses et changer à chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse,

éperdue, humiliée, indice de mes remords. S'il n'en tira pas la conséquence de ma faute, il en tira

celle de mon amour; et, pour m'en faire plus de honte, il en outragea l'objet en des termes si

odieux et si méprisants que je ne pus, malgré tous mes efforts, le laisser poursuivre sans

l'interrompre.

Je ne sais, ma chère, où je trouvai tant de hardiesse, et quel moment d'égarement me fit oublier

ainsi le devoir et la modestie; mais si j'osai sortir un instant d'un silence respectueux, j'en portai,

comme tu vas voir, assez rudement la peine. "Au nom du ciel, lui dis-je, daignez vous apaiser;

jamais un homme digne de tant d'injures ne sera dangereux pour moi." A l'instant, mon père,

qui crut sentir un reproche à travers ces mots, et dont la fureur n'attendait qu'un prétexte,

s'élança sur ta pauvre amie: pour la première fois de ma vie je reçus un soufflet qui ne fut pas le

seul; et, se livrant à son transport avec une violence égale à celle qu'il lui avait coûtée, il me

maltraita sans ménagement, quoique ma mère se fût jetée entre deux, m'eût couverte de son

corps, et eût reçu quelques-uns des coups qui m'étaient portés. En reculant pour les éviter, je fis

un faux pas, je tombai, et mon visage alla donner contre le pied d'une table qui me fit saigner.

Ici finit le triomphe de la colère et commença celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes

larmes, celles de ma mère l'émurent; il me releva avec un air d'inquiétude et d'empressement; et,

m'ayant assise sur une chaise, ils recherchèrent tous deux avec soin si je n'étais point blessée. Je

n'avais qu'une légère contusion au front et ne saignais que du nez. Cependant je vis au

changement d'air et de voix de mon père, qu'il était mécontent de ce qu'il venait de faire. Il ne

revint point à moi par des caresses, la dignité paternelle ne souffrait pas un changement si

brusque; mais il revint à ma mère avec de tendres excuses; et je voyais bien, aux regards qu'il

jetait furtivement sur moi, que la moitié de tout cela m'était indirectement adressée. Non, ma

chère, il n'y a point de confusion si touchante que celle d'un tendre père qui croit s'être mis dans

son tort. Le coeur d'un père sent qu'il est fait pour pardonner, et non pour avoir besoin de

pardon.

Il était l'heure du souper; on le fit retarder pour me donner le temps de me remettre; et mon

père, ne voulant pas que les domestiques fussent témoins de mon désordre, m'alla chercher lui-

même un verre d'eau, tandis que ma mère me bassinait le visage. Hélas! cette pauvre maman,

déjà languissante et valétudinaire, elle se serait bien passée d'une pareille scène, et n'avait guère

moins besoin de secours que moi.

A table, il ne me parla point; mais ce silence était de honte et non de dédain; il affectait de

trouver bon chaque plat pour dire à ma mère de m'en servir; et ce qui me toucha le plus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 105

sensiblement fut de m'apercevoir qu'il cherchait les occasions de me nommer sa fille, et non pas

Julie, comme à l'ordinaire.

Après le souper, l'air se trouva si froid que ma mère fit faire du feu dans sa chambre. Elle s'assit à

l'un des coins de la cheminée, et mon père à l'autre; j'allais prendre une chaise pour me placer

entre eux, quand, m'arrêtant par ma robe, et me tirant à lui sans rien dire, il m'assit sur ses

genoux. Tout cela se fit si promptement, et par une sorte de mouvement si involontaire, qu'il en

eut une espèce de repentir le moment d'après. Cependant, j'étais sur ses genoux, il ne pouvait

plus s'en dédire; et, ce qu'il y avait de pis pour la contenance, il fallait me tenir embrassée dans

cette gênante attitude. Tout cela se faisait en silence: mais je sentais de temps en temps ses bras

se presser contre mes flancs avec un soupir assez mal étouffé. Je ne sais quelle mauvaise honte

empêchait ces bras paternels de se livrer à ces douces étreintes. Une certaine gravité qu'on

n'osait quitter, une certaine confusion qu'on n'osait vaincre, mettaient entre un père et sa fille ce

charmant embarras que la pudeur et l'amour donnent aux amants; tandis qu'une tendre mère,

transportée d'aise, dévorait en secret un si doux spectacle. Je voyais, je sentais tout cela, mon

ange, et ne pus tenir plus longtemps à l'attendrissement qui me gagnait. Je feignis de glisser; je

jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon père; je penchai mon visage sur son visage

vénérable, et dans un instant il fut couvert de mes baisers et inondé de mes larmes; je sentis à

celles qui lui coulaient des yeux qu'il était lui-même soulagé d'une grande peine: ma mère vint

partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule à mon coeur pour faire

de cette scène de la nature le plus délicieux moment de ma vie!

Ce matin, la lassitude et le ressentiment de ma chute m'ayant retenue au lit un peu tard, mon

père est entré dans ma chambre avant que je fusse levée; il s'est assis à côté de mon lit en

s'informant tendrement de ma santé; il a pris une de mes mains dans les siennes, il s'est abaissé

jusqu'à la baiser plusieurs fois en m'appelant sa chère fille, et me témoignant du regret de son

emportement. Pour moi, je lui ai dit, et je le pense, que je serais trop heureuse d'être battue tous

les jours au même prix, et qu'il n'y a point de traitement si rude qu'une seule de ses caresses

n'efface au fond de mon coeur.

Après cela, prenant un ton plus grave, il m'a remise sur le sujet d'hier, et m'a signifié sa volonté

en termes honnêtes, mais précis. "Vous savez, m'a-t-il dit, à qui je vous destine; je vous l'ai

déclaré dès mon arrivée, et ne changerai jamais d'intention sur ce point. Quant à l'homme dont

m'a parlé milord Edouard, quoique je ne lui dispute point le mérite que tout le monde lui trouve,

je ne sais s'il a conçu de lui-même le ridicule espoir de s'allier à moi, ou si quelqu'un a pu le lui

inspirer; mais, quand je n'aurais personne en vue, et qu'il aurait toutes les guinées de

l'Angleterre, soyez sûre que je n'accepterais jamais un tel gendre. Je vous défends de le voir et de

lui parler de votre vie, et cela autant pour la sûreté de la sienne que pour votre honneur. Quoique

je me sois toujours senti peu d'inclination pour lui, je le hais, surtout à présent, pour les excès

qu'il m'a fait commettre, et ne lui pardonnerai jamais ma brutalité."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 106

A ces mots, il est sorti sans attendre ma réponse, et presque avec le même air de sévérité qu'il

venait de se reprocher. Ah! ma cousine, quels monstres d'enfer sont ces préjugés qui dépravent

les meilleurs coeurs, et font taire à chaque instant la nature!

Voilà, ma Claire, comment s'est passée l'explication que tu avais prévue, et dont je n'ai pu

comprendre la cause jusqu'à ce que ta lettre me l'ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle

évolution s'est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changée; il me semble que je

tourne les yeux avec plus de regret sur l'heureux temps où je vivais tranquille et contente au sein

de ma famille, et que je sens augmenter le sentiment de ma faute avec celui des biens qu'elle m'a

fait perdre. Dis, cruelle, dis-le-moi, si tu l'oses, le temps de l'amour serait-il passé, et faut-il ne se

plus revoir? Ah! sens-tu bien tout ce qu'il y a de sombre et d'horrible dans cette funeste idée?

Cependant l'ordre de mon père est précis, le danger de mon amant est certain. Sais-tu ce qui

résulte en moi de tant de mouvements opposés qui s'entre-détruisent? Une sorte de stupidité

qui me rend l'âme presque insensible, et ne me laisse l'usage ni des passion, ni de la raison. Le

moment est critique, tu me l'as dit et je le sens; cependant, je ne fus jamais moins en état de me

conduire. J'ai voulu tenter vingt fois d'écrire à celui que j'aime: je suis prête à m'évanouir à

chaque ligne, et n'en saurais tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie; daigne

penser, parler, agir pour moi; je remets mon sort en tes mains; quelque parti que tu prennes, je

confirme d'avance tout ce que tu feras: je confie à ton amitié ce pouvoir funeste que l'amour m'a

vendu si cher. Sépare-moi pour jamais de moi-même, donne-moi la mort s'il faut que je meure,

mais ne me force pas à me percer le coeur de ma propre main.

O mon ange! ma protectrice! quel horrible emploi je te laisse! Auras-tu le courage de l'exercer?

Sauras-tu bien en adoucir la barbarie! Hélas! ce n'est pas mon coeur seul qu'il faut déchirer.

Claire, tu le sais, comment je suis aimée! Je n'ai pas même la consolation d'être la plus à plaindre.

De grâce! fais parler mon coeur par ta bouche; pénètre le tien de la tendre commisération de

l'amour; console un infortuné; dis-lui cent fois... Ah! dis-lui... Ne crois-tu pas, chère amie, que,

malgré tous les préjugés, tous les obstacles, tous les revers, le ciel nous a faits l'un pour l'autre?

Oui, oui, j'en suis sûre, il nous destine à être unis; il m'est impossible de perdre cette idée, il

m'est impossible de renoncer à l'espoir qui la suit. Dis-lui qu'il se garde lui-même du

découragement et du désespoir. Ne t'amuse point à lui demander en mon nom amour et fidélité,

encore moins à lui en promettre autant de ma part; l'assurance n'en est-elle pas au fond de nos

âmes? Ne sentons-nous pas qu'elles sont indivisibles, et que nous n'en avons plus qu'une à nous

deux? Dis-lui donc seulement qu'il espère, et que, si le sort nous poursuit, il se fie au moins à

l'amour; car, je le sens, ma cousine, il guérira de manière ou d'autre les maux qu'il nous cause, et

quoi que le ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas longtemps séparés.

P.-S. - Après ma lettre écrite, j'ai passé dans la chambre de ma mère, et je me suis trouvée si mal

que je suis obligée de venir me remettre dans mon lit: je m'aperçois même... je crains... Ah! ma

chère, je crains bien que ma chute d'hier n'ait quelque suite plus funeste que je n'avais pensé.

Ainsi tout est fini pour moi; toutes mes espérances m'abandonnent en même temps.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 107

Lettre LXIV de Claire à monsieur d'Orbe

Mon père m'a rapporté ce matin l'entretien qu'il eut hier avec vous. Je vois avec plaisir que tout

s'achemine à ce qu'il vous plaît d'appeler votre bonheur. J'espère, vous le savez, d'y trouver aussi

le mien; l'estime et l'amitié vous sont acquises, et tout ce que mon coeur peut nourrir de

sentiments plus tendres est encore à vous. Mais ne vous y trompez pas; je suis en femme une

espèce de monstre, et je ne sais pas quelle bizarrerie de la nature l'amitié l'emporte en moi sur

l'amour. Quand je vous dis que ma Julie m'est plus chère que vous, vous n'en faites que rire; et

cependant rien n'est plus vrai. Julie le sent si bien qu'elle est plus jalouse pour vous que vous-

même, et que, tandis que vous paraissez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas

assez. Il y a plus, et je m'attache tellement à tout ce qui lui est cher, que son amant et vous êtes à

peu près dans mon coeur en même degré, quoique de différentes manières. Je n'ai pour lui que

de l'amitié, mais elle est plus vive; je crois sentir un peu d'amour pour vous, mais il est plus posé.

Quoique tout cela pût paraître assez équivalent pour troubler la tranquillité d'un jaloux, je ne

pense pas que la vôtre en soit fort altérée.

Que les pauvres enfants en sont loin, de cette douce tranquillité dont nous osons jouir! et que

notre contentement a mauvaise grâce, tandis que nos amis sont au désespoir! C'en est fait, il faut

qu'ils se quittent; voici l'instant peut-être de leur éternelle séparation; et la tristesse que nous

leur reprochâmes le jour du concert était peut-être un pressentiment qu'ils se voyaient pour la

dernière fois. Cependant votre ami ne sait rien de son infortune; dans la sécurité de son coeur il

jouit encore du bonheur qu'il a perdu; au moment du désespoir, il goûte en idée une ombre de

félicité; et, comme celui qu'enlève un trépas imprévu, le malheureux songe à vivre, et ne voit pas

la mort qui va le saisir. Hélas! c'est de ma main qu'il doit recevoir ce coup terrible! O divine

amitié, seule idole de mon coeur, viens l'animer de ta sainte cruauté. Donne-moi le courage

d'être barbare, et de te servir dignement dans un si douloureux devoir.

Je compte sur vous en cette occasion, et j'y compterais même quand vous m'aimeriez moins; car

je connais votre âme, je sais qu'elle n'a pas besoin du zèle de l'amour où parle celui de

l'humanité. Il s'agit d'abord d'engager notre ami à venir chez moi demain dans la matinée.

Gardez-vous, au surplus, de l'avertir de rien. Aujourd'hui l'on me laisse libre, et j'irai passer

l'après-midi chez Julie; tâchez de trouver milord Edouard, et de venir seul avec lui m'attendre à

huit heures, afin de convenir ensemble de ce qu'il faudra faire pour résoudre au départ cet

infortuné et prévenir son désespoir.

J'espère beaucoup de son courage et de nos soins; j'espère encore plus de son amour. La volonté

de Julie, le danger que courent sa vie et son honneur, sont des motifs auxquels il ne résistera pas.

Quoi qu'il en soit, je vous déclare qu'il ne sera point question de noce entre nous que Julie ne

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Julie ou La nouvelle Héloïse 108

soit tranquille, et que jamais les larmes de mon amie n'arroseront le noeud qui doit nous unir.

Ainsi, monsieur, s'il est vrai que vous m'aimiez, votre intérêt s'accorde, en cette occasion, avec

votre générosité; et ce n'est pas tellement ici l'affaire d'autrui, que ce ne soit aussi la vôtre.

Lettre LXV de Claire à Julie

Tout est fait; et malgré ses imprudences, ma Julie est en sûreté. Les secrets de ton coeur sont

ensevelis dans l'ombre du mystère. Tu es encore au sein de ta famille et de ton pays, chérie,

honorée, jouissant d'une réputation sans tache et d'une estime universelle. Considère en

frémissant les dangers que la honte ou l'amour t'ont fait courir en faisant trop ou trop peu.

Apprends à ne vouloir plus concilier des sentiments incompatibles, et bénis le ciel, trop aveugle

amante ou fille trop craintive, d'un bonheur qui n'était réservé qu'à toi.

Je voulais éviter à ton triste coeur le détail de ce départ si cruel et si nécessaire. Tu l'as voulu, je

l'ai promis, je tiendrai parole avec cette même franchise qui nous est commune, et qui ne mit

jamais aucun avantage en balance avec la bonne foi. Lis donc, chère et déplorable amie, lis,

puisqu'il le faut; mais prends courage, et tiens-toi ferme.

Toutes les mesures que j'avais prises et dont je te rendis compte hier ont été suivies de point en

point. En rentrant chez moi j'y trouvai M. d'Orbe et milord Edouard. Je commençai par déclarer

au dernier ce que nous savions de son héroïque générosité, et lui témoignai combien nous en

étions toutes deux pénétrées. Ensuite je leur exposai les puissantes raisons que nous avions

d'éloigner promptement ton ami, et les difficultés que je prévoyais à l'y résoudre. Milord sentit

parfaitement tout cela, et montra beaucoup de douleur de l'effet qu'avait produit son zèle

inconsidéré. Ils convinrent qu'il était important de précipiter le départ de ton ami, et de saisir un

moment de consentement pour prévenir de nouvelles irrésolutions, et l'arracher au continuel

danger du séjour. Je voulais charger M. d'Orbe de faire à son insu les préparatifs convenables;

mais milord, regardant cette affaire comme la sienne, voulut en prendre le soin. Il me promit que

sa chaise serait prête ce matin à onze heures; ajoutant qu'il l'accompagnerait aussi loin qu'il

serait nécessaire, et proposa de l'emmener d'abord sous un autre prétexte, pour le déterminer

plus à loisir. Cet expédient ne me parut pas assez franc pour nous et pour notre ami, et je ne

voulus pas non plus l'exposer loin de nous au premier effet d'un désespoir qui pouvait plus

aisément échapper aux yeux de milord qu'aux miens. Je n'acceptai pas, par la même raison, la

proposition qu'il fit de lui parler lui-même et d'obtenir son consentement. Je prévoyais que cette

négociation serait délicate, et je n'en voulus charger que moi seule; car je connais plus sûrement

les endroits sensibles de son coeur, et je sais qu'il règne toujours entre hommes une sécheresse

qu'une femme sait mieux adoucir. Cependant je conçus que les soins de milord ne nous seraient

pas inutiles pour préparer les choses. Je vis tout l'effet que pouvaient produire sur un coeur

vertueux les discours d'un homme sensible qui croit n'être qu'un philosophe, et quelle chaleur la

voix d'un ami pouvait donner aux raisonnements d'un sage.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 109

J'engageai donc milord Edouard à passer avec lui la soirée, et, sans rien dire qui eût un rapport

direct à sa situation, de disposer insensiblement son âme à la fermeté stoïque. "Vous qui savez si

bien votre Epictète, lui dis-je, voici le cas ou jamais de l'employer utilement. Distinguez avec

soin les biens apparents des biens réels, ceux qui sont en nous de ceux qui sont hors de nous.

Dans un moment où l'épreuve se prépare au dehors, prouvez-lui qu'on ne reçoit jamais de mal

que de soi-même, et que le sage, se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur." Je

compris à sa réponse que cette légère ironie, qui ne pouvait le fâcher, suffisait pour exciter son

zèle, et qu'il comptait fort m'envoyer le lendemain ton ami bien préparé. C'était tout ce que

j'avais prétendu; car, quoique au fond je ne fasse pas grand cas, non plus que toi, de toute cette

philosophie parlière, je suis persuadée qu'un honnête homme a toujours, quelque honte de

changer de maxime du soir au matin et de se dédire en son coeur, dès le lendemain, de tout ce

que sa raison lui dictait la veille.

M. d'Orbe voulait être aussi de la partie, et passer la soirée avec eux, mais je le priai de n'en rien

faire; il n'aurait fait que s'ennuyer ou gêner l'entretien. L'intérêt que je prends à lui ne

m'empêche pas de voir qu'il n'est point du vol des deux autres. Ce penser mâle des âmes fortes,

qui leur donne un idiome si particulier, est une langue dont il n'a pas la grammaire. En les

quittant, je songeai au punch; et, craignant les confidences anticipées, j'en glissai un mot en

riant à milord. "Rassurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n'y vois aucun

danger; mais je ne m'en suis jamais fait l'esclave; il s'agit ici de l'honneur de Julie, du destin,

peut-être de la vie d'un homme et de mon ami. Je boirai du punch selon ma coutume, de peur de

donner à l'entretien quelque air de préparation; mais ce punch sera de la limonade; et, comme il

s'abstient d'en boire, il ne s'en apercevra point." Ne trouves-tu pas, ma chère, qu'on doit être

bien humilié d'avoir contracté des habitudes qui forcent à de pareilles précautions?

J'ai passé la nuit dans de grandes agitations qui n'étaient pas toutes pour ton compte. Les

plaisirs innocents de notre première jeunesse, la douceur d'une ancienne familiarité, la société

plus resserrée encore depuis une année entre lui et moi par la difficulté qu'il avait de te voir, tout

portait dans mon âme l'amertume de cette séparation. Je sentais que j'allais perdre avec la moitié

de toi-même une partie de ma propre existence; je comptais les heures avec inquiétude; et,

voyant poindre le jour, je n'ai pas vu naître sans effroi celui qui devait décider de ton sort. J'ai

passé la matinée à méditer mes discours et à réfléchir sur l'impression qu'ils pouvaient faire.

Enfin l'heure est venue, et j'ai vu entrer ton ami. Il avait l'air inquiet, et m'a demandé

précipitamment de tes nouvelles; car dès le lendemain de ta scène avec ton père, il avait su que tu

étais malade, et milord Edouard lui avait confirmé hier que tu n'étais pas sortie de ton lit. Pour

éviter là-dessus des détails je lui ai dit aussitôt que je t'avais laissée mieux hier au soir, et j'ai

ajouté qu'il en apprendrait dans un moment davantage par le retour de Hanz que je venais de

t'envoyer. Ma précaution n'a servi de rien; il m'a fait cent questions sur ton état; et, comme elles

m'éloignaient de mon objet, j'ai fait des réponses succinctes, et me suis mise à le questionner à

mon tour.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 110

J'ai commencé par sonder la situation de son esprit: je l'ai trouvé grave, méthodique et prêt à

peser le sentiment au poids de la raison. Grâce au ciel, ai-je dit en moi-même, voilà mon sage

bien préparé; il ne s'agit plus que de le mettre à l'épreuve. Quoique l'usage ordinaire soit

d'annoncer par degrés des tristes nouvelles, la connaissance que j'ai de son imagination

fougueuse, qui, sur un mot, porte tout à l'extrême, m'a déterminée à suivre une route contraire,

et j'ai mieux aimé l'accabler d'abord pour lui ménager des adoucissements, que de multiplier

inutilement ses douleurs, et les lui donner mille fois pour une. Prenant donc un ton plus sérieux,

et le regardant fixement: "Mon ami, lui ai-je dit, connaissez-vous les bornes du courage et de la

vertu dans une âme forte, et croyez-vous que renoncer à ce qu'on aime soit un effort au-dessus

de l'humanité?" A l'instant il s'est levé comme un furieux; puis frappant des mains et les portant

à son front aussi jointes: "Je vous entends, s'est-il écrié, Julie est morte! a-t-il répété d'un ton qui

m'a fait frémir: je le sens à vos soins trompeurs, à vos vains ménagements, qui ne font que rendre

ma mort plus lente et plus cruelle."

Quoique effrayée d'un mouvement si subit, j'en ai bientôt deviné la cause, et j'ai d'abord conçu

comment les nouvelles de ta maladie, les moralités de milord Edouard, le rendez-vous de ce

matin, ses questions éludées, celles que je venais de lui faire, l'avaient pu jeter dans de fausses

alarmes. Je voyais bien aussi quel parti je pouvais tirer de son erreur en l'y laissant quelques

instants; mais je n'ai pu me résoudre à cette barbarie. L'idée de la mort de ce qu'on aime est si

affreuse, qu'il n'y en a point qui ne soit douce à lui substituer, et je me suis hâtée de profiter de

cet avantage. "Peut-être ne la verrez-vous plus, lui ai-je dit; mais elle vit et vous aime. Ah! si Julie

était morte, Claire aura-t-elle quelque chose à vous dire? Rendez grâces au ciel qui sauve à votre

infortune des maux dont il pourrait vous accabler." Il était si étonné, si saisi, si égaré, qu'après

l'avoir fait rasseoir, j'ai eu le temps de lui détailler par ordre tout ce qu'il fallait qu'il sût; et j'ai fait

valoir de mon mieux les procédés de milord Edouard, afin de faire dans son coeur honnête

quelque diversion à la douleur, par le charme de la reconnaissance.

"Voilà, mon cher, ai-je poursuivi, l'état actuel des choses: Julie est au bord de l'abîme, prête à s'y

voir accabler du déshonneur public, de l'indignation de sa famille, des violences d'un père

emporté, et de son propre désespoir. Le danger augmente incessamment: de la main de son père

ou de la sienne, le poignard, à chaque instant de sa vie, est à deux doigts de son coeur. Il reste un

seul moyen de prévenir tous ces maux, et ce moyen dépend de vous seul. Le sort de votre amante

est entre vos mains. Voyez si vous avez le courage de la sauver en vous éloignant d'elle, puisque

aussi bien il ne lui est plus permis de vous voir, ou si vous aimez mieux être l'auteur et le témoin

de sa perte et de son opprobre. Après avoir tout fait pour vous, elle va voir ce que votre coeur

peut faire pour elle. Est-il étonnant que sa santé succombe à ses peines? Vous êtes inquiet de sa

vie: sachez que vous en êtes l'arbitre."

Il m'écoutait sans m'interrompre: mais sitôt qu'il a compris de quoi il s'agissait, j'ai vu

disparaître ce geste animé, ce regard furieux, cet air effrayé, mais vif et bouillant, qu'il avait

auparavant. Un voile sombre de tristesse et de consternation a couvert son visage; son oeil

morne et sa contenance effacée annonçaient l'abattement de son coeur; à peine avait-il la force

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Julie ou La nouvelle Héloïse 111

d'ouvrir la bouche pour me répondre. "Il faut partir! m'a-t-il dit d'un ton qu'une autre aurait cru

tranquille. Eh bien, je partirai. N'ai-je pas assez vécu? - Non, sans doute, ai-je repris aussitôt; il

faut vivre pour celle qui vous aime, avez-vous oublié que ses jours dépendent des vôtres? - Il ne

fallait donc pas les séparer, a-t-il à l'instant ajouté; elle l'a pu et le peut encore." J'ai feint de ne pas

entendre ces derniers mots, et je cherchais à le ranimer par quelques espérances auxquelles son

âme demeurait fermée, quand Hanz est rentré, et m'a rapporté de bonnes nouvelles. Dans le

moment de joie qu'il en a ressenti, il s'est écrié: "Ah! qu'elle vive, qu'elle soit heureuse... s'il est

possible; je ne veux que lui faire mes derniers adieux... et je pars. - Ignorez-vous, ai-je dit, qu'il ne

lui est plus permis de vous voir? Hélas! vos adieux sont faits, et vous êtes déjà séparés. Votre

sort sera moins cruel quand vous serez plus loin d'elle; vous aurez du moins le plaisir de l'avoir

mise en sûreté. Fuyez dès ce jour, dès cet instant; craignez qu'un si grand sacrifice ne soit trop

tardif; tremblez de causer encore sa perte après vous être dévoué pour elle. - Quoi! m'a-t-il dit

avec une espèce de fureur, je partirais sans la revoir! Quoi! je ne la verrais plus! Non, non: nous

périrons tous deux, s'il le faut; la mort, je le sais bien, ne lui sera point dure avec moi; mais je la

verrai, quoi qu'il arrive; je laisserai mon coeur et ma vie à ses pieds, avant de m'arracher à moi-

même." Il ne m'a pas été difficile de lui montrer la folie et la cruauté d'un pareil projet, mais ce

quoi! je ne la verrai plus! qui revenait sans cesse d'un ton plus douloureux, semblait chercher au

moins des consolations pour l'avenir. "Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu'ils

ne sont? Pourquoi renoncer à des espérances que Julie elle-même n'a pas perdues? Pensez-vous

qu'elle pût se séparer ainsi de vous, si elle croyait que ce fût pour toujours? Non, mon ami, vous

devez connaître son coeur; vous devez savoir combien elle préfère son amour à sa vie. Je crains,

je crains trop (j'ai ajouté ces mots, je te l'avoue) qu'elle ne le préfère bientôt à tout. Croyez donc

qu'elle espère, puisqu'elle consent à vivre; croyez que les soins que la prudence lui dicte vous

regardent plus qu'il ne semble et qu'elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-

même." Alors j'ai tiré ta dernière lettre; et lui montrant les tendres espérances de cette fille

aveuglée qui croit n'avoir plus d'amour, j'ai ranimé les siennes à cette douce chaleur. Ce peu de

lignes semblait distiller un baume salutaire sur sa blessure envenimée: j'ai vu ses regards

s'adoucir et ses yeux s'humecter; j'ai vu l'attendrissement succéder par degrés au désespoir: mais

ces derniers mots si touchants, tels que ton coeur les sait dire, nous ne vivrons pas longtemps

séparés, l'ont fait fondre en larmes. "Non, Julie, non, ma Julie, a-t-il dit en élevant la voix et

baisant la lettre, nous ne vivrons pas longtemps séparés; le ciel unira nos destins sur la terre, ou

nos coeurs dans le séjour éternel."

C'était là l'état où je l'avais souhaité. Sa sèche et sombre douleur m'inquiétait. Je ne l'aurais pas

laissé partir dans cette situation d'esprit; mais sitôt que je l'ai vu pleurer, et que j'ai entendu ton

nom chéri sortir de sa bouche avec douceur, je n'ai plus craint pour sa vie; car rien n'est moins

tendre que le désespoir. Dans cet instant il a tiré de l'émotion de son coeur une objection que je

n'avais pas prévue. Il m'a parlé de l'état où tu soupçonnais être, jurant qu'il mourrait plutôt mille

fois que de t'abandonner à tous les périls qui t'allaient menacer. Je n'ai eu garde de lui parler de

ton accident; je lui ai dit simplement que ton attente avait encore été trompée, et qu'il n'y avait

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Julie ou La nouvelle Héloïse 112

plus rien à espérer. "Ainsi, m'a-t-il dit en soupirant, il ne restera sur la terre aucun monument de

mon bonheur; il a disparu comme un songe qui n'eut jamais de réalité."

Il me restait à exécuter la dernière partie de ta commission, et je n'ai pas cru qu'après l'union

dans laquelle vous avez vécu il fallût à cela ni préparatif ni mystère. Je n'aurais pas même évité un

peu d'altercation sur ce léger sujet, pour éluder celle qui pourrait renaître sur celui de notre

entretien. Je lui ai reproché sa négligence dans le soin de ses affaires. Je lui ai dit que tu craignais

que de longtemps il ne fût plus soigneux, et qu'en attendant qu'il le devînt tu lui ordonnais de se

conserver pour toi, de pourvoir mieux à ses besoins, et de se charger à cet effet du supplément

que j'avais à lui remettre de ta part. Il n'a ni paru humilié de cette proposition, ni prétendu en

faire une affaire. Il m'a dit simplement que tu savais bien que rien ne lui venait de toi qu'il ne

reçût avec transport, mais que ta précaution était superflue, et qu'une petite maison qu'il venait

de vendre à Grandson, reste de son chétif patrimoine, lui avait procuré plus d'argent qu'il n'en

avait possédé de sa vie. "D'ailleurs, a-t-il ajouté, j'ai quelques talents dont je puis tirer partout

des ressources. Je serai heureux de trouver dans leur exercice quelque diversion à mes maux; et

depuis que j'ai vu de plus près l'usage que Julie fait de son superflu, je le regarde comme le trésor

sacré de la veuve et de l'orphelin, dont l'humanité ne me permet pas de rien aliéner." Je lui a

rappelé son voyage du Valais, ta lettre et la précision de tes ordres. Les mêmes raisons

subsistent... "Les mêmes! a-t-il interrompu d'un ton d'indignation. La peine de mon refus était

de ne la plus voir: qu'elle me laisse donc rester, et j'accepte. Si j'obéis, pourquoi me punit-elle? Si

je refuse, que me fera-t-elle de pis?... Les mêmes! répétait-il avec impatience. Notre union

commençait; elle est prête à finir; peut-être vais-je pour jamais me séparer d'elle; il n'y a plus rien

de commun entre elle et moi; nous allons être étrangers l'un à l'autre." Il a prononcé ces derniers

mots avec un tel serrement de coeur, que j'ai tremblé de le voir retomber dans l'état d'où j'avais

eu tant de peine à le retirer. "Vous êtes un enfant, ai-je affecté de lui dire d'un air riant; vous avez

encore besoin d'un tuteur, et je veux être le vôtre. Je vais garder ceci; et, pour en disposer à

propos dans le commerce que nous allons avoir ensemble, je veux être instruite de toutes vos

affaires." Je tâchais de détourner ainsi ses idées funestes par celle d'une correspondance familière

continuée entre nous; et cette âme simple, qui ne cherche, pour ainsi dire, qu'à s'accrocher à ce

qui t'environne, a pris aisément le change. Nous nous sommes ensuite ajustés pour les adresses

de lettres; et comme ces mesures ne pouvaient que lui être agréables, j'en ai prolongé le détail

jusqu'à l'arrivée de M. d'Orbe, qui m'a fait signe que tout était prêt.

Ton ami a facilement compris de quoi il s'agissait; il a instamment demandé à t'écrire; mais je me

suis gardée de le permettre. Je prévoyais qu'un excès d'attendrissement lui relâcherait trop le

coeur, et qu'à peine serait-il au milieu de sa lettre, qu'il n'y aurait plus moyen de le faire partir.

"Tous les délais sont dangereux, lui ai-je dit; hâtez-vous d'arriver à la première station, d'où vous

pourrez lui écrire à votre aise." En disant cela, j'ai fait signe à M. d'Orbe; je me suis avancée, et,

le coeur gros de sanglots, j'ai collé mon visage sur le sien: je n'ai plus su ce qu'il devenait; les

larmes m'offusquaient la vue, ma tête commençait à se perdre, et il était temps que mon rôle

finît.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 113

Un moment après, je les ai entendus descendre précipitamment. Je suis sortie sur le palier pour

les suivre des yeux. Ce dernier trait manquait à mon trouble. J'ai vu l'insensé se jeter à genoux

au milieu de l'escalier, en baiser mille fois les marches et d'Orbe pouvoir à peine l'arracher de

cette froide pierre qu'il pressait de son corps, de la tête et des bras, en poussant de longs

gémissements. J'ai senti les miens près d'éclater malgré moi, et je suis brusquement rentrée, de

peur de donner une scène à toute la maison.

A quelques instants de là, M. d'Orbe est revenu tenant son mouchoir sur ses yeux. "C'en est

fait, m'a-t-il dit, ils sont en route. En arrivant chez lui, votre ami a trouvé la chaise à sa porte.

Milord Edouard l'y attendait aussi; il a couru au-devant de lui, et le serrant contre sa poitrine:

"Viens, homme infortuné, lui a-t-il dit d'un ton pénétrant, viens verser tes douleurs dans ce

coeur qui t'aime. Viens, tu sentiras peut-être qu'on n'a pas tout perdu sur la terre, quand on y

retrouve un ami tel que moi." A l'instant il l'a porté d'un bras vigoureux dans la chaise, et ils sont

partis en se tenant étroitement embrassés."

Fin de la première partie

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Julie ou La nouvelle Héloïse 114

Seconde partie

Lettre I à Julie

J'ai pris et quitté cent fois la plume; j'hésite dès le premier mot; je ne sais quel ton je dois

prendre; je ne sais par où commencer; et c'est à Julie que je veux écrire! Ah! malheureux! que

suis-je devenu? Il n'est donc plus ce temps où mille sentiments délicieux coulaient de ma plume

comme un intarissable torrent! Ces doux moments de confiance et d'épanchement sont passés,

nous ne sommes plus l'un à l'autre, nous ne sommes plus les mêmes, et je ne sais plus à qui

j'écris. Daignerez-vous recevoir mes lettres? vos yeux daigneront-ils les parcourir? les trouverez-

vous assez réservées, assez circonspectes? Oserais-je y garder encore une ancienne familiarité?

Oserais-je y parler d'un amour éteint ou méprisé, et ne suis-je pas plus reculé que le premier

jour où je vous écrivis? Quelle différence, ô ciel! de ces jours si charmants et si doux, à mon

effroyable misère! Hélas! je commençais d'exister, et je suis tombé dans l'anéantissement;

l'espoir de vivre animait mon coeur; je n'ai plus devant moi que l'image de la mort; et trois ans

d'intervalle ont fermé le cercle fortuné de mes jours. Ah! que ne les ai-je terminés avant de me

survivre à moi-même! Que n'ai-je suivi mes pressentiments après ces rapides instants de délices

où je ne voyais plus rien dans la vie qui fût digne de la prolonger! Sans doute, il fallait la borner à

ces trois ans ou les ôter de sa durée: il valait mieux ne jamais goûter la félicité que la goûter et la

perdre. Si j'avais franchi ce fatal intervalle, si j'avais évité ce premier regard qui fit une autre âme,

je jouirais de ma raison, je remplirais les devoirs d'un homme, et sèmerais peut-être de quelques

vertus mon insipide carrière. Un moment d'erreur a tout changé. Mon oeil osa contempler ce

qu'il ne fallait point voir. Cette vue a produit enfin son effet inévitable. Après m'être égaré par

degrés, je ne suis qu'un furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave sans force et sans

courage, qui va traînant dans l'ignominie sa chaîne et son désespoir.

Vains rêves d'un esprit qui s'égare! Désirs faux et trompeurs désavoués à l'instant par le coeur

qui les a formés! Que sert d'imaginer à des maux réels de chimériques remèdes qu'on rejetterait

quand ils nous seraient offerts? Ah! qui jamais connaîtra l'amour, t'aura vue, et pourra le croire,

qu'il y ait quelque félicité possible que je voulusse acheter au prix de mes premiers feux? Non,

non: que le ciel garde ses bienfaits, et me laisse, avec ma misère, le souvenir de mon bonheur

passé. J'aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mémoire et les regrets qui déchirent mon âme,

que d'être à jamais heureux sans ma Julie. Viens, image adorée, remplir un coeur qui ne vit que

par toi; suis-moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime et soutiens mon espérance

éteinte. Toujours ce coeur infortuné sera ton sanctuaire inviolable, d'où le sort ni les hommes ne

pourront jamais t'arracher. Si je suis mort au bonheur, je ne le suis point à l'amour qui m'en

rend digne. Cet amour est invincible comme le charme qui l'a fait naître; il est fondé sur la base

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Julie ou La nouvelle Héloïse 115

inébranlable du mérite et des vertus; il ne peut périr dans une âme immortelle; il n'a plus besoin

de l'appui de l'espérance, et le passé lui donne des forces pour un avenir éternel.

Mais toi, Julie, ô toi qui sus aimer une fois, comment ton tendre coeur a-t-il oublié de vivre?

Comment ce feu sacré s'est-il éteint dans ton âme pure? Comment as-tu perdu le goût de ces

plaisirs célestes que toi seule étais capable de sentir et de rendre? Tu me chasses sans pitié, tu me

bannis avec opprobre, tu me livres à mon désespoir, et tu ne vois pas dans l'erreur qui t'égare,

qu'en me rendant misérable tu t'ôtes le bonheur de tes jours! Ah! Julie, crois-moi, tu chercheras

vainement un autre coeur ami du tien; mille t'adoreront sans doute, le mien seul te savait aimer.

Réponds-moi maintenant, amante abusée ou trompeuse: que sont devenus ces projets formés

avec tant de mystère? Où sont ces vaines espérances dont tu leurras si souvent ma crédule

simplicité? Où est cette union sainte et désirée, doux objet de tant d'ardents soupirs, et dont ta

plume et ta bouche flattaient mes voeux? Hélas! sur la foi de tes promesses, j'osais aspirer à ce

nom sacré d'époux et me croyais déjà le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne m'abusais-tu

que pour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humiliation plus profonde? Ai-je attiré mes

malheurs par ma faute? Ai-je manqué d'obéissance, de docilité, de discrétion? M'as-tu vu désirer

assez faiblement pour mériter d'être éconduit, ou préférer mes fougueux désirs à tes volontés

suprêmes? J'ai tout fait pour te plaire, et tu m'abandonnes! Tu te chargeais de mon bonheur, et

tu m'as perdu! Ingrate, rends-moi compte du dépôt que je t'ai confié; rends-moi compte de moi-

même, après avoir égaré mon coeur dans cette suprême félicité que tu m'as montrée et que tu

m'enlèves. Anges du ciel, j'eusse méprisé votre sort; j'eusse été le plus heureux des êtres... Hélas!

je ne suis plus rien, un instant m'a tout ôté. J'ai passé sans intervalle du comble des plaisirs aux

regrets éternels: je touche encore au bonheur qui m'échappe... j'y touche encore, et le perds pour

jamais!... Ah! si je le pouvais croire! si les restes d'une espérance vaine ne soutenaient... O

rochers de Meillerie, que mon oeil égaré mesura tant de fois, que ne servîtes-vous mon

désespoir! J'aurais moins regretté la vie quand je n'en avais pas senti le prix.

Lettre II de Milord Edouard à Claire

Nous arrivons à Besançon, et mon premier soin est de vous donner des nouvelles de notre

voyage. Il s'est fait sinon paisiblement, du moins sans accident, et votre ami est aussi sain de

corps qu'on peut l'être avec un coeur aussi malade. Il voudrait même affecter à l'extérieur une

sorte de tranquillité. Il a honte de son état et se contraint beaucoup devant moi; mais tout décèle

ses secrètes agitations: et si je feins de m'y tromper, c'est pour le laisser aux prises avec lui-

même, et occuper ainsi une partie des forces de son âme à réprimer l'effet de l'autre.

Il fut fort abattu la première journée; je la fis courte, voyant que la vitesse de notre marche irritait

sa douleur. Il ne me parla point, ni moi à lui: les consolations indiscrètes ne font qu'aigrir les

violentes afflictions. L'indifférence et la froideur trouvent aisément des paroles, mais la tristesse

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Julie ou La nouvelle Héloïse 116

et le silence sont alors le vrai langage de l'amitié. Je commençai d'apercevoir hier les premières

étincelles de la fureur qui va succéder infailliblement à cette léthargie. A la dînée, à peine y avait-

il un quart d'heure que nous étions arrivés, qu'il m'aborda d'un air d'impatience. Que tardons-

nous à partir? me dit-il avec un sourire amer; pourquoi restons-nous un moment si près d'elle?

Le soir il affecta de parler beaucoup, sans dire un mot de Julie: il recommençait des questions

auxquelles j'avais répondu dix fois, il voulut savoir si nous étions déjà sur terres de France, et

puis il demanda si nous arriverions bientôt à Vevai. La première chose qu'il fait à chaque station,

c'est de commence quelque lette qu'il déchire ou chiffonne un moment après. J'ai sauvé du feu

deux ou trois de ces brouillons, sur lesquels vous pourrez entrevoir l'état de son âme. Je crois

pourtant qu'il est parvenu à écrire une lettre entière.

L'emportement qu'annoncent ces premiers symptômes est facile à prévoir; mais je ne saurais

dire quel en sera l'effet et le terme; car cela dépend d'une combinaison du caractère de l'homme,

du genre de sa passion, des circonstances qui peuvent naître, de mille choses que nulle prudence

humaine ne peut déterminer. Pour moi, je puis répondre de ses fureurs, mais non pas de son

désespoir; et, quoi qu'on fasse, tout homme est toujours maître de sa vie.

Je me flatte cependant qu'il respectera sa personne et mes soins, et je compte moins pour cela

sur le zèle de l'amitié, qui n'y sera pas épargné, que sur le caractère de sa passion et sur celui de

sa maîtresse. L'âme ne peut guère s'occuper fortement et longtemps d'un objet sans contracter

des dispositions qui s'y rapportent. L'extrême douceur de Julie doit tempérer l'âcreté du feu

qu'elle inspire, et je ne doute pas non plus que l'amour d'un homme aussi vif ne lui donne à elle-

même un peu plus d'activité qu'elle n'en aurait naturellement sans lui.

J'ose compter aussi sur son coeur; il est fait pour combattre et vaincre. Un amour pareil au sien

n'est pas tant une faiblesse qu'une force mal employée. Une flamme ardente et malheureuse est

capable d'absorber pour un temps, pour toujours peut-être, une partie de ses facultés; mais elle

est elle-même une preuve de leur excellence et du parti qu'il en pourrait tirer pour cultiver la

sagesse; car la sublime raison ne se soutient que par la même vigueur de l'âme qui fait les

grandes passions, et l'on ne sert dignement la philosophie qu'avec le même feu qu'on sent pour

une maîtresse.

Soyez-en sûre, aimable Claire, je ne m'intéresse pas moins que vous au sort de ce couple

infortuné, non par un sentiment de commisération qui peut n'être qu'une faiblesse, mais par la

considération de la justice et de l'ordre, qui veulent que chacun soit placé de la manière la plus

avantageuse à lui-même et à la société. Ces deux belles âmes sortirent l'une pour l'autre des

mains de la nature; c'est dans une douce union, c'est dans le sein du bonheur, que, libres de

déployer leurs forces et d'exercer leurs vertus, elles eussent éclairé la terre de leurs exemples.

Pourquoi faut-il qu'un insensé préjugé vienne change les directions éternelles et bouleverser

l'harmonie des êtres pensants? Pourquoi la vanité d'un père barbare cache-t-elle ainsi la lumière

sous le boisseau, et fait-elle gémir dans les larmes des coeurs tendres et bienfaisants, nés pour

essuyer celles d'autrui? Le lien conjugal n'est-il pas le plus libre ainsi que le plus sacré des

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Julie ou La nouvelle Héloïse 117

engagements? Oui, toutes les lois qui le gênent sont injustes, tous les pères qui l'osent former

ou rompre sont des tyrans. Ce chaste noeud de la nature n'est soumis ni au pouvoir souverain ni

à l'autorité paternelle, mais à la seule autorité du Père commun qui sait commander aux coeurs,

et qui, leur ordonnant de s'unir, les peut contraindre à s'aimer.

Que signifie ce sacrifice des convenances de la nature aux convenances de l'opinion? La

diversité de fortune et d'état s'éclipse et se confond dans le mariage, elle ne fait rien au bonheur;

mais celle d'humeur et de caractère demeure, et c'est par elle qu'on est heureux ou malheureux.

L'enfant qui n'a de règle que l'amour choisit mal, le père qui n'a de règle que l'opinion choisit

plus mal encore. Qu'une fille manque de raison, d'expérience pour juger de la sagesse et des

moeurs, un bon père y doit suppléer sans doute; son droit, son devoir même est de dire: Ma fille,

c'est un honnête homme, ou, c'est un fripon; c'est un homme de sens, ou, c'est un fou. Voilà les

convenances dont il doit connaître; le jugement de toutes les autres appartient à la fille. En criant

qu'on troublerait ainsi l'ordre de la société, ces tyrans le troublent eux-mêmes. Que le rang se

règle par le mérite, et l'union des coeurs par leur choix, voilà le véritable ordre social; ceux qui le

règlent par la naissance ou par les richesses sont les vrais perturbateurs de cet ordre; ce sont

ceux-là qu'il faut décrier ou punir.

Il est donc de la justice universelle que ces abus soient redressés; il est du devoir de l'homme de

s'opposer à la violence, de concourir à l'ordre; et, s'il m'était possible d'unir ces deux amants en

dépit d'un vieillard sans raison, ne doutez pas que je n'achevasse en cela l'ouvrage du ciel, sans

m'embarrasser de l'approbation des hommes.

Vous êtes plus heureuse, aimable Claire; vous avez un père qui ne prétend point savoir mieux

que vous en quoi consiste votre bonheur. Ce n'est peut-être ni par de grandes vues de sagesse, ni

par une tendresse excessive, qu'il vous rend ainsi maîtresse de votre sort; mais qu'importe la

cause si l'effet est le même et si, dans la liberté qu'il vous laisse, l'indolence lui tient lieu de

raison? Loin d'abuser de cette liberté, le choix que vous avez fait à vingt ans aurait l'approbation

du plus sage père. Votre coeur, absorbé par une amitié qui n'eut jamais d'égale, a gardé peu de

place aux feux de l'amour; vous leur substituez tout ce qui peut y suppléer dans le mariage:

moins amante qu'amie, si vous n'êtes la plus tendre épouse vous serez la plus vertueuse, et cette

union qu'a formée la sagesse doit croître avec l'âge et durer autant qu'elle. L'impulsion du coeur

est plus aveugle, mais elle est plus invincible: c'est le moyen de se perdre que de se mettre dans la

nécessité de lui résister. Heureux ceux que l'amour assortit comme aurait fait la raison, et qui

n'ont point d'obstacle à vaincre et de préjugés à combattre. Tels seraient nos deux amants sans

l'injuste résistance d'un père entêté. Tels malgré lui pourraient-ils être encore, si l'un des deux

était bien conseillé.

L'exemple de Julie et le vôtre montrent également que c'est aux époux seuls à juger s'ils se

conviennent. Si l'amour ne règne pas, la raison choisira seule; c'est le cas où vous êtes: si l'amour

règne, la nature a déjà choisi; c'est celui de Julie. Telle est la loi sacrée de la nature, qu'il n'est pas

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Julie ou La nouvelle Héloïse 118

permis à l'homme d'enfreindre, qu'il n'enfreint jamais impunément, et que la considération des

états et des rangs ne peut abroger qu'il n'en coûte des malheurs et des crimes.

Quoique l'hiver s'avance et que j'aie à me rendre à Rome, je ne quitterai point l'ami que j'ai sous

ma garde que je ne voie son âme dans un état de consistance sur lequel je puisse compter. C'est

un dépôt qui m'est cher par son prix et parce que vous me l'avez confié. Si je ne puis faire qu'il

soit heureux, je tâcherai de faire au moins qu'il soit sage, et qu'il porte en homme les maux de

l'humanité. J'ai résolu de passer ici une quinzaine de jours avec lui, durant lesquels j'espère que

nous recevrons des nouvelles de Julie et des vôtres, et que vous m'aiderez toutes deux à mettre

quelque appareil sur les blessures de ce coeur malade, qui ne peut encore écouter la raison que

par l'organe du sentiment.

Je joins ici une lettre pour votre amie: ne la confiez, je vous prie, à aucun commissionnaire, mais

remettez-la vous-même.

Fragments joints à la lettre précédente

I

Pourquoi n'ai-je pu vous voir avant mon départ? Vous avez craint que je n'expirasse en vous

quittant? Coeur pitoyable, rassurez-vous. Je me porte bien... je ne souffre pas... je vis encore... je

pense à vous... je pense au temps où je vous fus cher... j'ai le coeur un peu serré... la voiture

m'étourdit... je me trouve abattu... Je ne pourrai longtemps vous écrire aujourd'hui. Demain

peut-être aurai-je plus de force... ou n'en aurai-je plus besoin...

II

Où m'entraînent ces chevaux avec tant de vitesse? Où me conduit avec tant de zèle cet homme

qui se dit mon ami? Est-ce loin de toi, Julie? Est-ce par ton ordre? Est-ce en des lieux où tu n'es

pas?... Ah! fille insensée!... je mesure des yeux le chemin que je parcours si rapidement. D'où

viens-je? où vais-je? et pourquoi tant de diligence? Avez-vous peur, cruels, que je ne coure pas

assez tôt à ma perte? O amitié! ô amour! est-ce là votre accord? sont-ce là vos bienfaits?...

III

As-tu bien consulté ton coeur en me chassant avec tant de violence? As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu

renoncer pour jamais... Non, non: ce tendre coeur m'aime, je le sais bien. Malgré le sort, malgré

lui-même, il m'aimera jusqu'au tombeau... Je le vois, tu t'es laissé suggérer... Quel repentir

éternel tu te prépares!... Hélas! il sera trop tard!... Quoi! tu pourrais oublier... Quoi! je t'aurais

mal connue!... Ah! songe à toi, songe à moi, songe à... Ecoute, il en est temps encore... Tu m'as

chassé avec barbarie, je fuis plus vite que le vent... Dis un mot, un seul mot, et je reviens plus

prompt que l'éclair. Dis un mot, et pour jamais nous sommes unis: nous devons l'être... nous le

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Julie ou La nouvelle Héloïse 119

serons... Ah! l'air emporte mes plaintes!... et cependant je fuis! Je vais vivre et mourir loin d'elle!...

Vivre loin d'elle!...

Lettre III de milord Edouard à Julie

Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d'ailleurs qu'il vous écrit par cet

ordinaire. Commencez par satisfaire là-dessus votre empressement, pour lire ensuite posément

cette lettre; car je vous préviens que son sujet demande toute votre attention.

Je connais les hommes; j'ai vécu beaucoup en peu d'années; j'ai acquis une grande expérience à

mes dépens, et c'est le chemin des passions qui m'a conduit à la philosophie. Mais de tout ce que

j'ai observé jusqu'ici je n'ai rien vu de si extraordinaire que vous et votre amant. Ce n'est pas que

vous ayez ni l'un ni l'autre un caractère marqué dont on puisse au premier coup d'oeil assigner

les différences, et il se pourrait bien que cet embarras de vous définir vous fît prendre pour des

âmes communes par un observateur superficiel. Mais c'est cela même qui vous distingue, qu'il

est impossible de vous distinguer, et que les traits du modèle commun, dont quelqu'un manque

toujours à chaque individu, brillent tous également dans les vôtres. Ainsi chaque épreuve d'une

estampe a ses défauts particuliers qui lui servent de caractère; et s'il en vient une qui soit

parfaite, quoiqu'on la trouve belle au premier coup d'oeil, il faut la considérer longtemps pour la

reconnaître. La première fois que je vis votre amant, je fus frappé d'un sentiment nouveau qui

n'a fait qu'augmenter de jour en jour, à mesure que la raison l'a justifié. A votre égard ce fut tout

autre chose encore, et ce sentiment fut si vif que je me trompai sur sa nature. Ce n'était pas tant

la différence des sexes qui produisait cette impression, qu'un caractère encore plus marqué de

perfection que le coeur sent, même indépendamment de l'amour. Je vois bien ce que vous seriez

sans votre ami, je ne vois pas de même ce qu'il serait sans vous: beaucoup d'hommes peuvent lui

ressembler, mais il n'y a qu'une Julie au monde. Après un tort que je ne me pardonnerai jamais,

votre lettre vint m'éclairer sur mes vrais sentiments. Je connus que je n'étais point jaloux, ni par

conséquent amoureux; je connus que vous étiez trop aimable pour moi; il vous faut les prémices

d'une âme, et la mienne ne serait pas digne de vous.

Dès ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tendre intérêt qui ne s'éteindra point.

Croyant lever toutes les difficultés, je fis auprès de votre père une démarche indiscrète, dont le

mauvais succès n'est qu'une raison de plus pour exciter mon zèle. Daignez m'écouter, et je puis

réparer encore tout le mal que je vous ai fait.

Sondez bien votre coeur, ô Julie! et voyez s'il vous est possible d'éteindre le feu dont il est

dévoré. Il fut un temps peut-être où vous pouviez en arrêter le progrès; mais si Julie, pure et

chaste, a pourtant succombé, comment se relèvera-t-elle après sa chute? Comment résistera-t-

elle à l'amour vainqueur, et armé de la dangereuse image de tous les plaisirs passés? Jeune

amante, ne vous en imposez plus, et renoncez à la confiance qui vous a séduite: vous êtes perdue,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 120

s'il faut combattre encore: vous serez avilie et vaincue, et le sentiment de votre bonté étouffera

par degrés toutes vos vertus. L'amour s'est insinué trop avant dans la substance de votre âme

pour que vous puissiez jamais l'en chasser; il en renforce et pénètre tous les traits comme une

eau forte et corrosive, vous n'en effacerez jamais la profonde impression sans effacer à la fois

tous les sentiments exquis que vous reçûtes de la nature; et, quand il ne vous restera plus

d'amour, il ne vous restera plus rien d'estimable. Qu'avez-vous donc maintenant à faire, ne

pouvant plus changer l'état de votre coeur? Une seule chose, Julie, c'est de le rendre légitime. Je

vais vous proposer pour cela l'unique moyen qui vous reste; profitez-en tandis qu'il est temps

encore; rendez à l'innocence et à la vertu cette sublime raison dont le ciel vous fit dépositaire, ou

craignez d'avilir à jamais le plus précieux de ses dons.

J'ai dans le duché d'York une terre assez considérable, qui fut longtemps le séjour de mes

ancêtres. Le château est ancien, mais bon et commode; les environs sont solitaires, mais

agréables et variés. La rivière d'Ouse, qui passe au bout du parc, offre à la fois une perspective

charmante à la vue, et un débouché facile aux denrées. Le produit de la terre suffit pour

l'honnête entretien du maître, et peut doubler sous ses yeux. L'odieux préjugé n'a point d'accès

dans cette heureuse contrée; l'habitant paisible y conserve encore les moeurs simples des

premiers temps, et l'on y trouve une image du Valais décrit avec des traits si touchants par la

plume de votre ami! Cette terre est à vous, Julie, si vous daignez l'habiter avec lui; et c'est là que

vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres souhaits par où finit la lettre dont je parle.

Venez, modèle unique des vrais amants, venez, couple aimable et fidèle, prendre possession d'un

lieu fait pour servir d'asile à l'amour et à l'innocence; venez y serrer, à la face du ciel et des

hommes, le doux noeud qui vous unit; venez honorer de l'exemple de vos vertus un pays où elles

seront adorées, et des gens simples portés à les imiter. Puissiez-vous en ce lieu tranquille goûter

à jamais dans les sentiments qui vous unissent le bonheur des âmes pures! puisse le ciel y bénir

vos chastes feux d'une famille qui vous ressemble! puissiez-vous y prolonger vos jours dans une

honorable vieillesse, et les terminer enfin paisiblement dans les bras de vos enfants! puissent nos

neveux, en parcourant avec un charme secret ce monument de la félicité conjugale, dire un jour

dans l'attendrissement de leur coeur: "Ce fut ici l'asile de l'innocence, ce fut ici la demeure des

deux amants!"

Votre sort est en vos mains, Julie; pesez attentivement la proposition que je vous fais, et n'en

examinez que le fond; car d'ailleurs je me charge d'assurer d'avance et irrévocablement votre ami

de l'engagement que je prends; je me charge aussi de la sûreté de votre départ, et de veiller avec

lui à celle de votre personne jusqu'à votre arrivée: là vous pourrez aussitôt vous marier

publiquement sans obstacle; car parmi nous une fille nubile n'a nul besoin du consentement

d'autrui pour disposer d'elle-même. Nos sages lois n'abrogent point celles de la nature; et s'il

résulte de cet heureux accord quelques inconvénients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu'il

prévient. J'ai laissé à Vevai mon valet de chambre, homme de confiance, brave, prudent et d'une

fidélité à toute épreuve. Vous pourrez aisément vous concerter avec lui de bouche ou par écrit à

l'aide de Regianino, sans que ce dernier sache de quoi il s'agit. Quand il sera temps, nous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 121

partirons pour vous aller joindre, et vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite

de votre époux.

Je vous laisse à vos réflexions; mais, je le répète, craignez l'erreur des préjugés et la séduction des

scrupules, qui mènent souvent au vice par chemin de l'honneur. Je prévois ce qui vous arrivera si

vous rejetez mes offres. La tyrannie d'un père intraitable vous entraînera dans l'abîme que vous

ne connaîtrez qu'après la chute. Votre extrême douceur dégénère quelquefois en timidité: vous

serez sacrifiée à la chimère des conditions. Il faudra contracter un engagement désavoué par le

coeur. L'approbation publique sera démentie incessamment par le cri de la conscience; vous

serez honorée et méprisable: il vaut mieux être oubliée et vertueuse.

P.-S. - Dans le doute de votre résolution, je vous écris à l'insu de notre ami, de peur qu'un refus

de votre part ne vînt détruire en un instant tout l'effet de mes soins.

Lettre IV de Julie à Claire

Oh! ma chère, dans quel trouble tu m'as laissée hier au soir! et quelle nuit j'ai passé en rêvant à

cette fatale lettre! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillir mon coeur; jamais je

n'éprouvai de pareilles agitations; et jamais je n'aperçus moins le moyen de les apaiser. Autrefois,

une certaine lumière de sagesse et de raison dirigeait ma volonté; dans toutes les occasions

embarrassantes, je discernais d'abord le parti le plus honnête, et le prenais à l'instant.

Maintenant, avilie et toujours vaincue, je ne fais que flotter entre des passions contraires: mon

faible coeur n'a plus que le choix de ses fautes; et tel est mon déplorable aveuglement, que si je

viens par hasard à prendre le meilleur parti, la vertu ne m'aura point guidée, et je n'en aurai pas

moins de remords. Tu sais quel époux mon père me destine; tu sais quels liens l'amour m'a

donnés. Veux-je être vertueuse, l'obéissance et la foi m'imposent des devoirs opposés. Veux-je

suivre le penchant de mon coeur, qui préférer d'un amant ou d'un père? Hélas! en écoutant

l'amour ou la nature, je ne puis éviter de mettre l'un ou l'autre au désespoir; en me sacrifiant au

devoir, je ne puis éviter de commettre un crime; et, quelque parti que je prenne, il faut que je

meure à la fois malheureuse et coupable.

Ah! chère et tendre amie, toi qui fus toujours mon unique ressource, et qui m'as tant de fois

sauvée de la mort et du désespoir, considère aujourd'hui l'horrible état de mon âme, et vois si

jamais tes secourables soins me furent plus nécessaires. Tu sais si tes avis sont écoutés; tu sais si

tes conseils sont suivis; tu viens de voir, au prix du bonheur de ma vie, si je sais déférer aux

leçons de l'amitié. Prends donc pitié de l'accablement où tu m'as réduite: achève, puisque tu as

commencé; supplée à mon courage abattu; pense pour celle qui ne pense plus que par toi. Enfin,

tu lis dans ce coeur qui t'aime: tu le connais mieux que moi. Apprends-moi donc ce que je veux,

et choisis à ma place, quand je n'ai plus la force de vouloir ni la raison de choisir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 122

Relis la lettre de ce généreux Anglais; relis-la mille fois, mon ange. Ah! laisse-toi toucher au

tableau charmant du bonheur que l'amour, la paix, la vertu, peuvent, me promettre encore!

Douce et ravissante union des âmes, délices inexprimables même au sein des remords, dieux!

que seriez-vous pour mon coeur au sein de la foi conjugale? Quoi! le bonheur et l'innocence

seraient encore en mon pouvoir? Quoi! je pourrais expirer d'amour et de joie entre un époux

adoré et les chers gages de sa tendresse!... Et j'hésite un seul moment! et je ne vole pas réparer

ma faute dans les bras de celui qui me la fit commettre! et je ne suis pas déjà femme vertueuse et

chaste mère de famille!... Oh! que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils me voir sortir de mon

avilissement! Que ne peuvent-ils être témoins de la manière dont je saurai remplir à mon tour les

devoirs sacrés qu'ils ont remplis envers moi!... Et les tiens, fille ingrate et dénaturée, qui les

remplira près d'eux, tandis que tu les oublies? Est-ce en plongeant le poignard dans le sein d'une

mère que tu te prépares à le devenir? Celle qui déshonore sa famille apprendra-t-elle à ses

enfants à l'honorer? Digne objet de l'aveugle tendresse d'un père et d'une mère idolâtres,

abandonne-les au regret de t'avoir fait naître; couvre leurs vieux jours de douleur et d'opprobre...

et jouis, si tu peux, d'un bonheur acquis à ce prix!

Mon Dieu, que d'horreurs m'environnent! quitter furtivement son pays; déshonorer sa famille;

abandonner à la fois père, mère, amis, parents et toi-même! et toi, ma douce amie! et toi, la bien-

aimée de mon coeur! toi, dont à peine, dès mon enfance, je puis rester éloignée un seul jour; te

fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir!... Ah! non: que jamais... Que de tourments déchirent ta

malheureuse amie! elle sent à la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu'aucun des biens

qui lui resteront la console. Hélas! je m'égare. Tant de combats passent ma force et troublent ma

raison; je perds à la fois le courage et le sens. Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis, ou

laisse-moi mourir.

Lettre V. Réponse

Tes perplexités ne sont que trop bien fondées, ma chère Julie; je les ai prévues et n'ai pu les

prévenir; je les sens et ne les puis apaiser; et ce que je vois de pire dans ton état, c'est que

personne ne t'en peut tirer que toi-même. Quand il s'agit de prudence, l'amitié vient au secours

d'une âme agitée; s'il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les méconnaît peut se taire

devant un conseil désintéressé. Mais ici, quelque parti que tu prennes, la nature l'autorise et le

condamne, la raison le blâme et l'approuve, le devoir, se tait ou s'oppose à lui-même; les suites

sont également à craindre de part et d'autre; tu ne peux ni rester indécise ni bien choisir; tu n'as

que des peines à comparer, et ton coeur seul en est le juge. Pour moi, l'importance de la

délibération m'épouvante, et son effet m'attriste. Quelque sort que tu préfères, il sera toujours

peu digne de toi; et ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai

bonheur, je n'ai pas le courage de décider de ta destinée. Voici le premier refus que tu reçus

jamais de ton amie; et je sens bien, par ce qu'il me coûte, que ce sera le dernier: mais je te

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Julie ou La nouvelle Héloïse 123

trahirais en voulant te gouverner dans un cas où la raison même s'impose silence, et où la seule

règle à suivre est d'écouter ton propre penchant.

Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie, et ne me juge point avant le temps. Je sais qu'il

est des amitiés circonspectes qui, craignant de se compromettre, refusent des conseils dans les

occasions difficiles, et dont la réserve augmente avec le péril des amis. Ah! tu vas connaître si ce

coeur qui t'aime connaît ces timides précautions! Souffre qu'au lieu de te parler de tes affaires, je

te parle un instant des miennes.

N'as-tu jamais remarqué, mon ange, à quel point tout ce qui t'approche s'attache à moi? Qu'un

père et une mère chérissent une fille unique, il n'y a pas, je le sais, de quoi s'en fort étonner;

qu'un jeune homme ardent s'enflamme, pour un objet aimable, cela n'est pas plus

extraordinaire. Mais qu'à l'âge mûr, un homme aussi froid que M. de Wolmar s'attendrisse, en

te voyant, pour la première fois de sa vie; que toute une famille t'idolâtre unanimement; que tu

sois chère à mon père, cet homme si peu sensible, autant et plus peut-être que ses propres

enfants; que les amis, les connaissances, les domestiques, les voisins, et toute une ville entière,

t'adorent de concert et prennent à toi le plus tendre intérêt: voilà ma chère, un concours moins

vraisemblable, et qui n'aurait point lieu s'il n'avait en ta personne quelque cause particulière.

Sais-tu bien quelle est cette cause? Ce n'est ni ta beauté, ni ton esprit, ni ta grâce, ni rien de tout

ce qu'on entend par le don de plaire: mais c'est cette âme tendre et cette douceur d'attachement

qui n'a point d'égale; c'est le don d'aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut résister à tout,

hors à la bienveillance; et il n'y a point de moyen plus sûr d'acquérir l'affection des autres, que de

leur donner la sienne. Mille femmes sont plus belles que toi; plusieurs ont autant de grâce; toi

seule as, avec les grâces, je ne sais quoi de plus séduisant qui ne plaît pas seulement mais qui

touche et qui fait voler tous les coeurs au-devant du tien. On sent que ce tendre coeur ne

demande qu'à se donner, et le doux sentiment qu'il cherche le va chercher à son tour.

Tu vois par exemple avec surprise l'incroyable affection de milord Edouard pour ton ami; tu vois

son zèle pour ton bonheur; tu reçois avec admiration ses offres généreuses; tu les attribues à la

seule vertu: et ma Julie de s'attendrir! Erreur, abus, charmante cousine! A Dieu ne plaise que

j'atténue les bienfaits de milord Edouard, et que je déprise sa grande âme! Mais, crois-moi, ce

zèle, tout pur qu'il est, serait moins ardent, si, dans la même circonstance, il s'adressait à d'autres

personnes. C'est ton ascendant invincible et celui de ton ami qui, sans même qu'il s'en

aperçoive, le déterminent avec tant de force, et lui font faire par attachement ce qu'il croit ne faire

que par honnêteté.

Voilà ce qui doit arriver à toutes les âmes d'une certaine trempe; elles transforment, pour ainsi

dire, les autres en elles-mêmes; elles ont une sphère d'activité dans laquelle rien ne leur résiste:

on ne peut les connaître sans les vouloir imiter, et de leur sublime élévation elles attirent à elles

tout ce qui les environne. C'est pour cela, ma chère, que ni toi ni ton ami ne connaîtrez peut-être

jamais les hommes; car vous les verrez bien plus comme vous les ferez, que comme ils seront

d'eux-mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux qui vivront avec vous; ils vous fuiront ou vous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 124

deviendront semblables, et tout ce que vous aurez vu n'aura peut-être rien de pareil dans le reste

du monde.

Venons maintenant à moi, cousine, à moi qu'un même sang, un même âge, et surtout une

parfaite conformité de goûts et d'humeurs, avec des tempéraments contraires, unit à toi dès

l'enfance:

Congiunti eran gl'albergbi,

Ma più congiunti i cori;

Conforme era l'etate,

Ma 'l pensier più conforme,

Que penses-tu qu'ait produit sur celle qui a passé sa vie avec toi cette charmante influence qui se

fait sentir à tout ce qui t'approche? Crois-tu qu'il puisse ne régner entre nous qu'une union

commune? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque jour dans les tiens

en nous abordant? Ne lis-tu pas dans mon coeur attendri le plaisir de partager tes peines et de

pleurer avec toi? Puis-je oublier que, dans les premiers transports d'un amour naissant, l'amitié

ne te fut point importune, et que les murmures de ton amant ne purent t'engager à m'éloigner

de toi, et à me dérober le spectacle de ta faiblesse? Ce moment fut critique, ma Julie; je sais ce

que vaut dans ton coeur modeste le sacrifice d'une honte qui n'est pas réciproque. Jamais je

n'eusse été ta confidente si j'eusse été ton amie à demi, et nos âmes se sont trop bien senties en

s'unissant pour que rien les puisse désormais séparer.

Qu'est-ce qui rend les amitiés si tièdes et si peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui

sauraient aimer? Ce sont les intérêts de l'amour, c'est l'empire de la beauté; c'est la jalousie des

conquêtes: or, si rien de tout cela nous eût pu diviser, cette division serait déjà faite. Mais quand

mon coeur serait moins inepte à l'amour, quand j'ignorerais que vos feux sont de nature à ne

s'éteindre qu'avec la vie, ton amant est mon ami, c'est-à-dire mon frère: et qui vit jamais finir par

l'amour une véritable amitié? Pour M. d'Orbe, assurément il aura longtemps à se louer de tes

sentiments, avant que je songe à m'en plaindre, et je ne suis pas plus tentée de le retenir par

force, que toi de me l'arracher. Eh! mon enfant, plût au ciel qu'au prix de son attachement, je te

pusse guérir du tien! Je le garde avec plaisir, je le céderais avec joie.

A l'égard des prétentions sur la figure, j'en puis avoir tant qu'il me plaira; tu n'es pas fille à me

les disputer, et je suis bien sûre qu'il ne t'entra de tes jours dans l'esprit de savoir qui de nous

deux est la plus jolie. Je n'ai pas été tout à fait si indifférente; je sais là-dessus à quoi m'en tenir,

sans en avoir le moindre chagrin. Il me semble même que j'en suis plus fière que jalouse; car

enfin les charmes de ton visage, n'étant pas ceux qu'il faudrait au mien, ne m'ôtent rien de ce

que j'ai, et je me trouve encore belle de ta beauté, aimable de tes grâces, ornée de tes talents: je

me pare de toutes tes perfections, et c'est en toi que je place mon amour-propre le mieux

entendu. Je n'aimerais pourtant guère à faire peur pour mon compte, mais je suis assez jolie

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Julie ou La nouvelle Héloïse 125

pour le besoin que j'ai de l'être. Tout le reste m'est inutile, et je n'ai pas besoin d'être humble

pour te céder.

Tu t'impatientes de savoir à quoi j'en veux venir. Le voici. Je ne puis te donner le conseil que tu

me demandes, je t'en ai dit la raison: mais le parti que tu prendras pour toi, tu le prendras en

même temps pour ton amie; et quel que soit ton destin, je suis déterminée à le partager. Si tu

pars, je te suis; si tu restes, je reste: j'en ai formé l'inébranlable résolution; je le dois, rien ne m'en

peut détourner. Ma fatale indulgence a causé ta perte; ton sort doit être le mien; et puisque nous

fûmes inséparables dès l'enfance, ma Julie, il faut l'être jusqu'au tombeau.

Tu trouveras, je le prévois, beaucoup d'étourderie dans ce projet: mais, au fond, il est plus sensé

qu'il ne semble; et je n'ai pas les mêmes motifs d'irrésolution que toi. Premièrement, quant à ma

famille, si je quitte un père facile, je quitte un père assez indifférent, qui laisse faire à ses enfants

tout ce qui leur plaît, plus par négligence que par tendresse: car tu sais que les affaires de

l'Europe l'occupent beaucoup plus que les siennes, et que sa fille lui est moins chère que la

Pragmatique. D'ailleurs, je ne suis pas comme toi fille unique; et avec les enfants qui lui

resteront, à peine saura-t-il s'il lui en manque un.

J'abandonne un mariage prêt à conclure? Manco male, ma chère; c'est à M. d'Orbe, s'il m'aime, à

s'en consoler. Pour moi, quoique j'estime son caractère, que je ne sois pas sans attachement pour

sa personne, et que je regrette en lui un fort honnête homme, il ne m'est rien auprès de ma Julie.

Dis-moi, mon enfant, l'âme a-t-elle un sexe? En vérité, je ne le sens guère à la mienne. Je puis

avoir des fantaisies, mais fort peu d'amour. Un mari peut m'être utile, mais il ne sera jamais pour

moi qu'un mari; et de ceux-là, libre encore et passable comme je suis, j'en puis trouver un par

tout le monde.

Prends bien garde, cousine, que, quoique je n'hésite point, ce n'est pas à dire que tu ne doives

point hésiter, et que je veuille t'insinuer à prendre le parti que je prendrai si tu pars. La

différence est grande entre nous, et tes devoirs sont beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu

sais encore qu'une affection presque unique remplit mon coeur, et absorbe si bien tous les autres

sentiments, qu'ils y sont comme anéantis. Une invincible et douce habitude m'attache à toi dès

mon enfance; je n'aime parfaitement que toi seule, et si j'ai quelque lien à rompre en te suivant, je

m'encouragerai par ton exemple. Je me dirai, j'imite Julie, et me croirai justifiée.

Billet de Julie à claire

Je t'entends, amie incomparable, et je te remercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir, et

ne serai pas en tout indigne de toi.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 126

Lettre VI de Julie à milord Edouard

Votre lettre, milord, me pénètre d'attendrissement et d'admiration. L'ami que vous daignez

protéger n'y sera pas moins sensible, quand il saura tout ce que vous avez voulu faire pour nous.

Hélas! il n'y a que les infortunés qui sentent le prix des âmes bienfaisantes. Nous ne savons déjà

qu'à trop de titres tout ce que vaut la vôtre, et vos vertus héroïques nous toucheront toujours,

mais elles ne nous surprendront plus.

Qu'il me serait doux d'être heureuse sous les auspices d'un ami si généreux, et de tenir de ses

bienfaits le bonheur que la fortune m'a refusé! Mais, milord, je le vois avec désespoir, elle trompe

vos bons desseins; mon sort cruel l'emporte sur votre zèle, et la douce image des biens que vous

m'offrez ne sert qu'à m'en rendre la privation plus sensible. Vous donnez une retraite agréable et

sûre à deux amants persécutés; vous y rendez leurs feux légitimes, leur union solennelle; et je

sais que sous votre garde j'échapperais aisément aux poursuites d'une famille irritée. C'est

beaucoup pour l'amour; est-ce assez pour la félicité? Non: si vous voulez que je sois paisible et

contente, donnez-moi quelque asile plus sûr encore; où l'on puisse échapper à la honte et au

repentir. Vous allez au-devant de nos besoins, et, par une générosité sans exemple, vous vous

privez pour notre entretien d'une partie des biens destinés au vôtre. Plus riche, plus honorée de

vos bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout recouvrer près de vous, et vous daignerez me

tenir lieu de père. Ah! milord, serai-je digne d'en trouver un, après avoir abandonné celui que

m'a donné la nature?

Voilà la source des reproches d'une conscience épouvantée, et des murmures secrets qui

déchirent mon coeur. Il ne s'agit pas de savoir si j'ai droit de disposer de moi contre le gré des

auteurs de mes jours, mais si j'en puis disposer sans les affliger mortellement, si je puis les fuir

sans les mettre au désespoir. Hélas! il vaudrait autant consulter si j'ai droit de leur ôter la vie.

Depuis quand la vertu pèse-t-elle ainsi les droits du sang et de la nature? Depuis quand un coeur

sensible marque-t-il avec tant de soin les bornes de la reconnaissance? N'est-ce pas être déjà

coupable, que de vouloir aller jusqu'au point où l'on commence à le devenir? Et cherche-t-on si

scrupuleusement le terme de ses devoirs, quand on n'est point tenté de le passer? Qui? moi?

J'abandonnerais impitoyablement ceux par qui je respire, ceux qui me conservent la vie qu'ils

m'ont donnée, et me la rendent chère; ceux qui n'ont d'autre espoir, d'autre plaisir qu'en moi

seule; un père presque sexagénaire, une mère toujours languissante! Moi, leur unique enfant, je

les laisserais sans assistance dans la solitude et les ennuis de la vieillesse, quand il est temps de

leur rendre les tendres soins qu'ils m'ont prodigués! Je livrerais leurs derniers jours à la honte,

aux regrets, aux pleurs? La terreur, le cri de ma conscience agitée, me peindraient sans cesse

mon père et ma mère expirant sans consolation, et maudissant la fille ingrate qui les délaisse et

les déshonore? Non! milord, la vertu que j'abandonnai m'abandonne à son tour, et ne dit plus

rien à mon coeur: mais cette idée horrible me parle à sa place; elle me suivrait pour mon

tourment à chaque instant de mes jours, et me rendrait misérable au sein du bonheur. Enfin, si

tel est mon destin qu'il faille livrer le reste de ma vie aux remords, celui-là seul est trop affreux

pour le supporter; j'aime mieux braver tous les autres.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 127

Je ne puis répondre à vos raisons, je l'avoue, je n'ai que trop de penchant à les trouver bonnes.

Mais, milord, vous n'êtes pas marié: ne sentez-vous point qu'il faut être père pour avoir droit de

conseiller les enfants d'autrui? Quant à moi, mon parti est pris; mes parents me rendront

malheureuse, je le sais bien; mais il me sera moins cruel de gémir dans mon infortune, que

d'avoir causé la leur, et je ne déserterai jamais la maison paternelle. Va donc, douce chimère

d'une âme sensible, félicité si charmante et si désirée! va te perdre dans la nuit des songes; tu

n'auras plus de réalité pour moi. Et vous, ami trop généreux, oubliez vos aimables projets, et

qu'il n'en reste de trace qu'au fond d'un coeur trop reconnaissant pour en perdre le souvenir. Si

l'excès de nos maux ne décourage point votre grande âme, si vos généreuses bontés ne sont

point épuisées, il vous reste de quoi les exercer avec gloire; et celui que vous honorez du titre de

votre ami peut, par vos soins, mériter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l'état où vous le

voyez; son égarement ne vient point de lâcheté, mais d'un génie ardent et fier qui se roidit contre

la fortune. Il y a souvent plus de stupidité que de courage dans une constance apparente; le

vulgaire ne connaît point de violentes douleurs, et les grandes passions ne germent guère chez

les hommes faibles. Hélas! il a mis dans la sienne cette énergie de sentiments qui caractérise les

âmes nobles, et c'est ce qui fait aujourd'hui ma honte et mon désespoir. Milord, daignez le

croire, s'il n'était qu'un homme ordinaire, Julie n'eût point péri.

Non, non, cette affection secrète qui prévint en vous une estime éclairée ne vous a point trompé.

Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui sans le bien connaître; vous ferez plus encore,

s'il est possible, après l'avoir connu. Oui, soyez son consolateur, son protecteur, son ami, son

père; c'est à la fois pour vous et pour lui que je vous en conjure; il justifiera votre confiance, il

honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leçons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous la

sagesse. Ah! milord, s'il devient entre vos mains tout ce qu'il peut être, que vous serez fier un

jour de votre ouvrage!

Lettre VII de Julie

Et toi aussi, mon doux ami! et toi l'unique espoir de mon coeur, tu viens le percer encore quand

il se meurt de tristesse! J'étais préparée aux coups de la fortune, de longs pressentiments me les

avaient annoncés; je les aurais supportés avec patience: mais toi pour qui je les souffre! ah! ceux

qui me viennent de toi me sont seuls insupportables, et il m'est affreux de voir aggraver mes

peines par celui qui devait me les rendre chères. Que de douces consolations je m'étais promises

qui s'évanouissent avec ton courage! Combien de fois je me flattai que ta force animerait ma

langueur, que ton mérite effacerait ma faute, que tes vertus relèveraient mon âme abattue!

Combien de fois j'essuyai mes larmes amères en me disant: "Je souffre pour lui, mais il en est

digne: je suis coupable, mais il est vertueux; mille ennuis m'assiègent, mais sa constance me

soutient, et je trouve au fond de son coeur le dédommagement de toutes mes pertes"! Vain

espoir que la première épreuve a détruit! Où est maintenant cet amour sublime qui sait élever

tous les sentiments et faire éclater la vertu? Où sont ces fières maximes? Qu'est devenue cette

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Julie ou La nouvelle Héloïse 128

imitation des grands hommes? Où est ce philosophe que le malheur ne peut ébranler, et qui

succombe au premier accident qui le sépare de sa maîtresse? Quel prétexte excusera désormais

ma honte à mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m'a séduite qu'un homme

sans courage, amolli par les plaisirs, qu'un coeur lâche, abattu par les premiers revers, qu'un

insensé qui renonce à la raison sitôt qu'il a besoin d'elle? O Dieu! dans ce comble d'humiliation

devais-je me voir réduite à rougir de mon choix autant que de ma faiblesse?

Regarde à quel point tu t'oublies: ton âme égarée et rampante s'abaisse jusqu'à la cruauté! tu

m'oses faire des reproches! tu t'oses plaindre de moi!... de ta Julie!... Barbare!... Comment tes

remords n'ont-ils pas retenu ta main? Comment les plus doux témoignages du plus tendre

amour qui fut jamais t'ont-ils laissé le courage de m'outrager? Ah! si tu pouvais douter de mon

coeur, que le tien serait méprisable! Mais non, tu n'en doutes pas, tu n'en peux douter, j'en puis

défier ta fureur; et dans cet instant même, où je hais ton injustice, tu vois trop bien la source du

premier mouvement de colère que j'éprouvai de ma vie.

Peux-tu t'en prendre à moi, si je me suis perdue par une aveugle confiance, et si mes dessins

n'ont point réussi? Que tu rougirais de tes duretés si tu connaissais quel espoir m'avait séduite,

quels projets j'osai former pour ton bonheur et le mien, et comment ils se sont évanouis avec

toutes mes espérances! Quelque jour, j'ose m'en flatter encore, tu pourras en savoir davantage,

et tes regrets me vengeront de tes reproches. Tu sais la défense de mon père; tu n'ignores pas les

discours publics; j'en prévis les conséquences, je te les fis exposer, tu les sentis comme nous; et

pour nous conserver l'un à l'autre, il fallut nous soumettre au sort qui nous séparait.

Je t'ai donc chassé, comme tu l'oses dire! Mais pour qui l'ai-je fait, amant sans délicatesse?

Ingrat! c'est pour un coeur bien plus honnête qu'il ne croit l'être, et qui mourrait mille fois

plutôt que de me voir avilie. Dis-moi, que deviendras-tu quand je serai livrée à l'opprobre?

Espères-tu pouvoir supporter le spectacle de mon déshonneur? Viens, cruel, si tu le crois, viens

recevoir le sacrifice de ma réputation avec autant de courage que je puis te l'offrir. Viens, ne

crains pas d'être désavoué de celle à qui tu fus cher. Je suis prête à déclarer à la face du ciel et des

hommes tout ce que nous avons senti l'un pour l'autre; je suis prête à te nommer hautement

mon amant, à mourir dans tes bras d'amour et de honte: j'aime mieux que le monde entier

connaisse ma tendresse que de t'en voir douter un moment, et tes reproches me sont plus amers

que l'ignominie.

Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je t'en conjure; elles me sont insupportables. O

Dieu! comment peut-on se quereller quand on s'aime, et perdre à se tourmenter l'un l'autre des

moments où l'on a si grand besoin de consolation? Non, mon ami, que sert de feindre un

mécontentement qui n'est pas? Plaignons-nous du sort, et non de l'amour. Jamais il ne forma

d'union si parfaite; jamais il n'en forma de plus durable. Nos âmes trop bien confondues ne

sauraient plus se séparer; et nous ne pouvons plus vivre éloignés l'un de l'autre, que comme

deux parties d'un même tout. Comment peux-tu donc ne sentir que tes peines? Comment ne

sens-tu point celles de ton amie? Comment n'entends-tu point dans ton sein ses tendres

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Julie ou La nouvelle Héloïse 129

gémissements? Combien ils sont plus douloureux que tes cris emportés! Combien, si tu

partageais mes maux, ils te seraient plus cruels que les tiens mêmes!

Tu trouves ton sort déplorable! Considère celui de ta Julie, et ne pleure que sur elle. Considère

dans nos communes infortunes l'état de mon sexe et du tien, et juge qui de nous est le plus à

plaindre. Dans la force des passions, affecter d'être insensible, en proie à mille peines, paraître

joyeuse et contente; avoir l'air serein et l'âme agitée; dire toujours autrement qu'on ne pense;

déguiser tout ce qu'on sent; être fausse par devoir, et mentir par modestie: voilà l'état habituel de

toute fille de mon âge. On passe ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des bienséances,

qu'aggrave enfin celle des parents dans un lien mal assorti! Mais on gêne en vain nos

inclinations; le coeur ne reçoit de lois que de lui-même; il échappe à l'esclavage; il se donne à son

gré. Sous un joug de fer que le ciel n'impose pas, on n'asservit qu'un corps sans âme: la

personne et la foi restent séparément engagées; et l'on force au crime une malheureuse victime

en la forçant de manquer de part ou d'autre au devoir sacré de la fidélité. Il en est de plus sages.

Ah! je le sais. Elles n'ont point aimé: qu'elles sont heureuses! Elles résistent: j'ai voulu résister.

Elles sont plus vertueuses: aiment-elles mieux la vertu? Sans toi, sans toi seul, je l'aurais toujours

aimée. Il est donc vrai que je ne l'aime plus?... Tu m'as perdue, et c'est moi qui te console!... Mais

moi que vais-je devenir?... Que les consolations de l'amitié sont faibles où manquent celles de

l'amour! Qui me consolera donc dans mes peines? Quel sort affreux j'envisage, moi qui, pour

avoir vécu dans le crime, ne vois plus qu'un nouveau crime dans des noeuds abhorrés et peut-

être inévitables! Où trouverai-je assez de larmes pour pleurer ma faute et mon amant, si je cède?

Où trouverai-je assez de force pour résister, dans l'abattement où je suis? Je crois déjà voir les

fureurs d'un père irrité. Je crois déjà sentir le cri de la nature émouvoir mes entrailles, ou l'amour

gémissant déchirer mon coeur. Privée de toi, je reste sans ressource, sans appui, sans espoir; le

passé m'avilit, le présent m'afflige, l'avenir m'épouvante. J'ai cru tout faire pour notre bonheur, je

n'ai fait que nous rendre plus méprisables en nous préparant une séparation plus cruelle. Les

vains plaisirs ne sont plus, les remords demeurent; et la honte qui m'humilie est sans

dédommagement.

C'est à moi, c'est à moi d'être faible et malheureuse. Laisse-moi pleurer et souffrir; mes pleurs ne

peuvent non plus tarir que mes fautes se réparer; et le temps même qui guérit tout ne m'offre

que de nouveaux sujets de larmes. Mais toi qui n'as nulle violence à craindre, que la honte

n'avilit point, que rien ne force à déguiser bassement tes sentiments; toi qui ne sens que

l'atteinte du malheur et jouis au moins de tes premières vertus, comment t'oses-tu dégrader au

point de soupirer et gémir comme une femme, et de t'emporter comme un furieux? N'est-ce pas

assez du mépris que j'ai mérité pour toi, sans l'augmenter en te rendant méprisable toi-même, et

sans m'accabler à la fois de mon opprobre et du tien? Rappelle donc ta fermeté, sache supporter

l'infortune, et sois homme. Sois encore, si j'ose le dire, l'amant que Julie a choisi. Ah! si je ne suis

plus digne d'animer ton courage, souviens-toi du moins de ce que je fus un jour; mérite que

pour toi j'aie cessé de l'être; ne me déshonore pas deux fois.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 130

Non, mon respectable ami, ce n'est point toi que je reconnais dans cette lettre efféminée que je

veux à jamais oublier, et que je tiens déjà désavouée par toi-même. J'espère, tout avilie, toute

confuse que je suis, j'ose espérer que mon souvenir n'inspire point des sentiments si bas, que

mon image règne encore avec plus de gloire dans un coeur que je pus enflammer, et que je

n'aurai point à me reprocher, avec ma faiblesse, la lâcheté de celui qui l'a causée.

Heureux dans ta disgrâce, tu trouves le plus précieux dédommagement qui soit connu des âmes

sensibles. Le ciel dans ton malheur te donne un ami et te laisse à douter si ce qu'il te rend ne

vaut pas mieux que ce qu'il t'ôte. Admire et chéris cet homme trop généreux qui daigne aux

dépens de son repos prendre soin de tes jours et de ta raison. Que tu serais ému si tu savais tout

ce qu'il a voulu faire pour toi! Mais que sert d'animer ta reconnaissance en aigrissant tes

douleurs? Tu n'as pas besoin de savoir à quel point il t'aime pour connaître tout ce qu'il vaut; et

tu ne peux l'estimer comme il le mérite, sans l'aimer comme tu le dois.

Lettre VIII de Claire

Vous avez plus d'amour que de délicatesse, et savez mieux faire des sacrifices que les faire valoir.

Y pensez-vous d'écrire à Julie sur un ton de reproches dans l'état où elle est, et parce que vous

souffrez, faut-il vous en prendre à elle qui souffre encore plus? Je vous l'ai dit mille fois, je ne vis

de ma vie un amant si grondeur que vous; toujours prêt à disputer sur tout, l'amour n'est pour

vous qu'un état de guerre; ou, si quelquefois vous êtes docile, c'est pour vous plaindre ensuite de

l'avoir été. Oh! que de pareils amants sont à craindre! et que je m'estime heureuse de 'en avoir

jamais voulu que de ceux qu'on peut congédier quand on veut, sans qu'il en coûte une larme à

personne!

Croyez-moi, changez de langage avec Julie si vous voulez qu'elle vive; c'en est trop pour elle de

supporter à la fois sa peine et vos mécontentements. Apprenez une fois à ménager ce coeur trop

sensible; vous lui devez les plus tendres consolations: craignez d'augmenter vos maux à force de

vous en plaindre, ou du moins ne vous en plaignez qu'à moi qui suis l'unique auteur de votre

éloignement. Oui, mon ami, vous avez deviné juste; je lui ai suggéré le parti qu'exigeait son

honneur en péril, ou plutôt je l'ai forcée à le prendre en exagérant le danger, je vous ai déterminé

vous-même, et chacun a rempli son devoir. J'ai plus fait encore; je l'ai détournée d'accepter les

offres de milord Edouard; je vous ai empêché d'être heureux: mais le bonheur de Julie m'est plus

cher que le vôtre; je savais qu'elle ne pouvait être heureuse après avoir livré ses parents à la honte

et au désespoir; et j'ai peine à comprendre, par rapport à vous-même, quel bonheur vous

pourriez goûter aux dépens du sien.

Quoi qu'il en soit, voilà ma conduite et mes torts; et, puisque vous vous plaisez à quereller ceux

qui vous aiment, voilà de quoi vous en prendre à moi seule; si ce n'est pas cesser d'être ingrat,

c'est au moins cesser d'être injuste. Pour moi, de quelque manière que vous en usiez, je serai

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Julie ou La nouvelle Héloïse 131

toujours la même envers vous; vous me serez cher tant que Julie vous aimera, et je dirais

davantage s'il était possible. Je ne me repens d'avoir ni favorisé ni combattu votre amour. Le pur

zèle de l'amitié qui m'a toujours guidée me justifie également dans ce que j'ai fait pour et contre

vous; et, si quelquefois je m'intéressais pour vos feux plus peut-être qu'il ne semblait me

convenir, le témoignage de mon coeur suffit à mon repos; je ne rougirai jamais des services que

j'ai pu rendre à mon amie, et ne me reproche que leur inutilité.

Je n'ai pas oublié ce que vous m'avez appris autrefois de la constance du sage dans les disgrâces,

et je pourrais, ce me semble, vous en rappeler à propos quelques maximes; mais l'exemple de

Julie m'apprend qu'une fille de mon âge est pour un philosophe du vôtre un aussi mauvais

précepteur qu'un dangereux disciple; et il ne me conviendrait pas de donner des leçons à mon

maître.

Lettre IX de milord Edouard à Julie

Nous l'emportons, charmante Julie; une erreur de notre ami l'a ramené à la raison. La honte de

s'être mis un moment dans son tort a dissipé toute sa fureur, et l'a rendu si docile que nous en

ferons désormais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu'il se reproche lui

laisse plus de regret que de dépit; et je connais qu'il m'aime, en ce qu'il est humble et confus en

ma présence, mais non pas embarrassé ni contraint. Il sent trop bien son injustice pour que je

m'en souvienne, et des torts ainsi reconnus font plus d'honneur à celui qui les répare qu'à celui

qui les pardonne.

J'ai profité de cette révolution et de l'effet qu'elle a produit, pour prendre avec lui quelques

arrangements nécessaires avant de nous séparer; car je ne puis différer mon départ plus

longtemps. Comme je compte revenir l'été prochain, nous sommes convenus qu'il irait

m'attendre à Paris, et qu'ensuite nous irions ensemble en Angleterre. Londres est le seul théâtre

digne des grands talents, et où leur carrière est le plus étendue. Les siens sont supérieurs à bien

des égards; et je ne désespère pas de lui voir faire en peu de temps, à l'aide de quelques amis, un

chemin digne de son mérite. Je vous expliquerai mes vues plus en détail à mon passage auprès de

vous. En attendant, vous sentez qu'à force de succès on peut lever bien des difficultés, et qu'il y a

des degrés de considération qui peuvent compenser la naissance, même dans l'esprit de votre

père. C'est, ce me semble, le seul expédient qui reste à tenter pour votre bonheur et le sien,

puisque le sort et les préjugés vous ont ôté tous les autres.

J'ai écrit à Regianino de venir me joindre en poste, pour profiter de lui pendant huit ou dix jours

que je passe encore avec notre ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser place à beaucoup

d'entretien. La musique remplira les vides du silence, le laissera rêver, et changera par degrés sa

douleur en mélancolie. J'attends cet état pour le livrer à lui-même, je n'oserais m'y fier

auparavant. Pour Regianino, je vous le rendrai en repassant, et ne le reprendrai qu'à mon retour

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Julie ou La nouvelle Héloïse 132

d'Italie, temps où, sur les progrès que vous avez déjà faits toutes deux, je juge qu'il ne vous sera

plus nécessaire. Quant à présent, sûrement il vous est inutile, et je ne vous prive de rien en vous

l'ôtant quelques jours.

Lettre X à Claire

Pourquoi faut-il que j'ouvre enfin les yeux sur moi? Que ne les ai-je fermés pour toujours, plutôt

que de voir l'avilissement où je suis tombé, plutôt que de me trouver le dernier des hommes,

après en avoir été le plus fortuné! Aimable et généreuse amie, qui fûtes si souvent mon refuge,

j'ose encore verser ma honte et mes peines dans votre coeur compatissant; j'ose encore implorer

vos consolations contre le sentiment de ma propre indignité; j'ose recourir à vous quand je suis

abandonné de moi-même. Ciel! comment un homme aussi méprisable a-t-il pu jamais être aimé

d'elle, ou comment un feu si divin n'a-t-il point épuré mon âme? Qu'elle doit maintenant rougir

de son choix, celle que je ne suis plus digne de nommer! Qu'elle doit gémir de voir profaner son

image dans un coeur si rampant et bas! Qu'elle doit de dédains et de haine à celui qui put l'aimer

et n'être qu'un lâche! Connaissez toutes mes erreurs, charmante cousine; connaissez mon crime

et mon repentir; soyez mon juge, et que je meure; ou soyez mon intercesseur, et que l'objet qui

fait mon sort daigne encore en être l'arbitre.

Je ne vous parlerai point de l'effet que produisit sur moi cette séparation imprévue; je ne vous

dirai rien de ma douleur stupide et de mon insensé désespoir; vous n'en jugerez que trop par

l'égarement inconcevable où l'un et l'autre m'ont entraîné. Plus je sentais l'horreur de mon état,

moins j'imaginais qu'il fût possible de renoncer volontairement à Julie, et l'amertume de ce

sentiment, jointe à l'étonnante générosité de milord Edouard, me fit naître des soupçons que je

ne me rappellerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier sans ingratitude envers l'ami qui

me les pardonne.

En rapprochant dans mon délire toutes les circonstances de mon départ, j'y crus reconnaître un

dessein prémédité, et j'osai l'attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux

me fût-il entré dans l'esprit que tout me sembla le confirmer. La conversation de milord avec le

baron d'Etange, le ton peu insinuant que je l'accusais d'y avoir affecté, la querelle qui en dériva,

la défense de me voir, la résolution prise de me faire partir, la diligence et le secret des

préparatifs, l'entretien qu'il eut avec moi la veille, enfin la rapidité avec laquelle je fus plutôt

enlevé qu'emmené: tout me semblait prouver, de la part de milord, un projet formé de m'écarter

de Julie, et le retour que je savais qu'il devait faire auprès d'elle achevait, selon moi, de me déceler

le but de ses soins. Je résolus pourtant de m'éclaircir encore mieux avant d'éclater, et dans ce

dessein je me bornai à examiner les choses avec plus d'attention. Mais tout redoublait mes

ridicules soupçons, et le zèle de l'humanité ne lui inspirait rien d'honnête en ma faveur, dont

mon aveugle jalousie ne tirât quelque indice de trahison. A Besançon je sus qu'il avait écrit à

Julie sans me communiquer sa lettre, sans m'en parler. Je me tins alors suffisamment convaincu,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 133

et je n'attendis que la réponse, dont j'espérais bien le trouver mécontent, pour avoir avec lui

l'éclaircissement que je méditais.

Hier au soir nous rentrâmes assez tard, et je sus qu'il y avait un paquet de Suisse, dont il ne me

parla point en nous séparant. Je lui laissai le temps de l'ouvrir; je l'entendis de ma chambre

murmurer, en lisant, quelques mots; je prêtai l'oreille attentivement. "Ah! Julie! disait-il en

phrases interrompues, j'ai voulu vous rendre heureuse... je respecte votre vertu... mais je plains

votre erreur." A ces mots et d'autres semblables que je distinguai parfaitement, je ne fus plus

maître de moi; je pris mon épée sous mon bras; j'ouvris ou plutôt j'enfonçai la porte; j'entrai

comme un furieux. Non, je ne souillerai point ce papier ni vos regards des injures que me dicta

la rage pour le porter à se battre avec moi sur-le-champ.

O ma cousine! c'est là surtout que je pus reconnaître l'empire de la véritable sagesse, même sur

les hommes les plus sensibles, quand ils veulent écouter sa voix. D'abord il ne put rien

comprendre à mes discours, et il les prit pour un vrai délire. Mais la trahison dont je l'accusais,

les desseins secrets que je lui reprochais, cette lettre de Julie qu'il tenait encore, et dont je lui

parlais sans cesse, lui firent connaître enfin le sujet de ma fureur. Il sourit, puis il me dit

froidement: "Vous avez perdu la raison, et je ne me bats point contre un insensé. Ouvrez les

yeux, aveugle que vous êtes, ajouta-t-il d'un ton plus doux est-ce bien moi que vous accusez de

vous trahir?" Je sentis dans l'accent de ce discours je ne sais quoi qui n'était pas d'un perfide: le

son de sa voix me remua le coeur; je n'eus pas jeté les yeux sur les siens que tous mes soupçons

se dissipèrent, et je commençai de voir avec effroi mon extravagance.

Il s'aperçut à l'instant de ce changement, il me tendit la main: "Venez, me dit-il; si votre retour

n'eût précédé ma justification, je ne vous aurais vu de ma vie. A présent que vous êtes

raisonnable, lisez cette lettre, et connaissez une fois vos amis." Je voulus refuser de la lire; mais

l'ascendant que tant d'avantages lui donnaient sur moi le lui fit exiger d'un ton d'autorité que,

malgré mes ombrages dissipés, mon désir secret n'appuyait que trop.

Imaginez en quel état je me trouvai après cette lecture, qui m'apprit les bienfaits inouïs de celui

que j'osais calomnier avec tant d'indignité. Je me précipitai à ses pieds: et, le coeur chargé

d'admiration, de regrets et de honte, je serrais ses genoux de toute ma force sans pouvoir

proférer un seul mot. Il reçut mon repentir comme il avait reçu mes outrages, et n'exigea de moi,

pour prix du pardon qu'il daigna m'accorder, que de ne m'opposer jamais au bien qu'il voudrait

me faire. Ah! qu'il fasse désormais ce qu'il lui plaira: son âme sublime est au-dessus de celle des

hommes, et il n'est pas plus permis de résister à ses bienfaits qu'à ceux de la Divinité.

Ensuite il me remit les deux lettres qui s'adressaient à moi, lesquelles il n'avait pas voulu me

donner avant d'avoir lu la sienne, et d'être instruit de la résolution de votre cousine. Je vis, en les

lisant, quelle amante et quelle amie le ciel m'a données; je vis combien il a rassemblé de

sentiments et de vertus autour de moi pour rendre mes remords plus amers et ma bassesse plus

méprisable. Dites, quelle est donc cette mortelle unique dont le moindre empire est dans sa

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Julie ou La nouvelle Héloïse 134

beauté, et qui, semblable aux puissances éternelles, se fait également adorer et par les biens et

par les maux qu'elle fait? Hélas! elle m'a tout ravi, la cruelle et je l'en aime davantage. Plus elle me

rend malheureux, plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourments qu'elle me cause

soient pour elle un nouveau mérite auprès de moi. Le sacrifice qu'elle vient de faire aux

sentiments de la nature me désole et m'enchante; il augmente à mes yeux le prix de celui qu'elle a

fait à l'amour. Non, son coeur ne sait rien refuser qui ne fasse valoir ce qu'il accorde.

Et vous, digne et charmante cousine, vous, unique et parfait modèle d'amitié, qu'on citera seule

entre toutes les femmes, et que les coeurs qui ne ressemblent pas au vôtre oseront traiter de

chimère; ah! ne me parlez plus de philosophie: je méprise ce trompeur étalage qui ne consiste

qu'en vains discours; ce fantôme qui n'est qu'une ombre, qui nous excite à menacer de loin les

passions, et nous laisse comme un faux brave à leur approche. Daignez ne pas m'abandonner à

mes égarements; daignez rendre vos anciennes bontés à cet infortuné qui ne les mérite plus,

mais qui les désire plus ardemment et en a plus besoin que jamais; daignez me rappeler à moi-

même, et que votre douce voix supplée en ce coeur malade à celle de la raison.

Non, je l'ose espérer, je ne suis point tombé dans un abaissement éternel. Je sens ranimer en moi

ce feu pur et saint dont j'ai brûlé: l'exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui

en fut l'objet, qui les aime, les admire et veut les imiter sans cesse. O chère amante dont je dois

honorer le choix! ô mes amis dont je veux recouvrer l'estime! mon âme se réveille et reprend

dans les vôtres sa force et sa vie. Le chaste amour et l'amitié sublime me rendront le courage

qu'un lâche désespoir fut prêt à m'ôter; les purs sentiments de mon coeur me tiendront lieu de

sagesse: je serai par vous tout ce que je dois être, et je vous forcerai d'oublier ma chute, si je puis

m'en relever un instant. Je ne sais ni ne veux savoir quel sort le ciel me réserve; quel qu'il puisse

être, je veux me rendre digne de celui dont j'ai joui. Cette immortelle image que je porte en moi

me servira d'égide, et rendra mon âme invulnérable aux coups de la fortune. N'ai-je pas assez

vécu pour mon bonheur? C'est maintenant pour sa gloire que je dois vivre. Ah! que ne puis-je

étonner le monde de mes vertus, afin qu'on pût dire un jour en les admirant: "Pouvait-il moins

faire? Il fut aimé de Julie!"

P.-S. - Des noeuds abhorrés et peut-être inévitables! Que signifient ces mots? Ils sont dans sa

lettre. Claire, je m'attends à tout; je suis résigné, prêt à supporter mon sort. Mais ces mots...

jamais, quoi qu'il arrive, je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explication de ces mots-là.

Lettre XI de Julie

Il est donc vrai que mon âme n'est pas fermée au plaisir, et qu'un sentiment de joie y peut

pénétrer encore! Hélas! je croyais depuis ton départ n'être plus sensible qu'à la douleur; je

croyais ne savoir que souffrir loin de toi, et je n'imaginais pas même des consolations à ton

absence. Ta charmante lettre à ma cousine est venue me désabuser; je l'ai lue et baisée avec des

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Julie ou La nouvelle Héloïse 135

larmes d'attendrissement: elle a répandu la fraîcheur d'une douce rosée sur mon coeur séché

d'ennuis et flétri de tristesse; et j'ai senti, par la sérénité qui m'en est restée, que tu n'as pas

moins d'ascendant de loin que de près sur les affections de ta Julie.

Mon ami, quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentiments qui convient

au courage d'un homme! Je t'en estimerai davantage, et m'en mépriserai moins de n'avoir pas en

tout avili la dignité d'un amour honnête, ni corrompu deux coeurs à la fois. Je te dirai plus, à

présent que nous pouvons parler librement de nos affaires; ce qui aggravait mon désespoir était

de voir que le tien nous ôtait la seule ressource qui pouvait nous rester dans l'usage de tes

talents. Tu connais maintenant le digne ami que le ciel t'a donné: ce ne serait pas trop de ta vie

entière pour mériter ses bienfaits; ce ne sera jamais assez pour réparer l'offense que tu viens de

lui faire, et j'espère que tu n'auras plus besoin d'autre leçon pour contenir ton imagination

fougueuse. C'est sous les auspices de cet homme respectable que tu vas entrer dans le monde;

c'est à l'appui de son crédit, c'est guidé par son expérience, que tu vas tenter de venger le mérite

oublié des rigueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferais pas pour toi; tâche au moins

d'honorer ses bontés en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspective s'offre encore

à toi; vois quel succès tu dois espérer dans une carrière où tout concourt à favoriser ton zèle. Le

ciel t'a prodigué ses dons; ton heureux naturel, cultivé par ton goût, t'a doué de tous les talents;

à moins de vingt-quatre ans, tu joins les grâces de ton âge à la maturité qui dédommage plus

tard des progrès des ans:

Frutto senile in su 'l giovenil fiore.

L'étude n'a point émoussé ta vivacité ni appesanti ta personne; la fade galanterie n'a point

rétréci ton esprit ni hébété ta raison. L'ardent amour, en t'inspirant tous les sentiments sublimes

dont il est le père, t'a donné cette élévation d'idées et cette justesse de sens qui en sont

inséparables. A sa douce chaleur, j'ai vu ton âme déployer ses brillantes facultés, comme une

fleur s'ouvre aux rayons du soleil: tu as à la fois tout ce qui mène à la fortune et tout ce qui la fait

mépriser. Il ne te manquait, pour obtenir les honneurs du monde, que d'y daigner prétendre, et

j'espère qu'un objet plus cher à ton coeur te donnera pour eux le zèle dont ils ne sont pas dignes.

O mon doux ami, tu vas t'éloigner de moi!... O mon bien-aimé, tu vas fuir ta Julie!... Il le faut; il

faut nous séparer si nous voulons nous revoir heureux un jour; et l'effet des soins que tu vas

prendre est notre dernier espoir. Puisse une si chère idée t'animer, te consoler durant cette amère

et longue séparation; puisse-t-elle te donner cette ardeur qui surmonte les obstacles et dompte la

fortune! Hélas! le monde et les affaires seront pour toi des distractions continuelles, et feront

une utile diversion aux peines de l'absence. Mais je vais rester abandonnée à moi seule ou livrée

aux persécutions, et tout me forcera de te regretter sans cesse: heureuse au moins si de vaines

alarmes n'aggravaient mes tourments réels, et si, avec mes propres maux, je ne sentais encore en

moi tous ceux auxquels tu vas t'exposer!

Page 130: Rousseau - Livres et Ebooks gratuits | Conseils de lecture

Julie ou La nouvelle Héloïse 136

Je frémis en songeant aux dangers de mille espèces que vont courir ta vie et tes moeurs. Je

prends en toi toute la confiance qu'un homme peut inspirer; mais puisque le sort nous sépare,

ah! mon ami, pourquoi n'es-tu qu'un homme? Que de conseils te seraient nécessaires dans ce

monde inconnu où tu vas t'engager! Ce n'est pas à moi, jeune, sans expérience, et qui ai moins

d'étude et de réflexion que toi, qu'il appartient de te donner là-dessus des avis; c'est un soin que

je laisse à milord Edouard. Je me borne à te recommander deux choses, parce qu'elles tiennent

plus au sentiment qu'à l'expérience, et que, si je connais peu le monde, je crois bien connaître

ton coeur: n'abandonne jamais la vertu, et n'oublie jamais ta Julie.

Je ne te rappellerai point tous ces arguments subtils que tu m'as toi-même appris à mépriser, qui

remplissent tant de livres, et n'ont jamais fait un honnête homme. Ah! ces tristes raisonneurs!

quels doux ravissements leurs coeurs n'ont jamais sentis ni donnés! Laisse, mon ami, ces vains

moralistes et rentre au fond de ton âme: c'est là que tu retrouveras toujours la source de ce feu

sacré qui nous embrasa tant de fois de l'amour des sublimes vertus; c'est là que tu verras ce

simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d'un saint enthousiasme, et

que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l'effacer. Souviens-toi des larmes

délicieuses qui coulaient de nos yeux, des palpitations qui suffoquaient nos coeurs agités, des

transports qui nous élevaient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroïques qui

rendent le vice inexcusable et font l'honneur de l'humanité. Veux-tu savoir laquelle est vraiment

désirable, de la fortune ou de la vertu? Songe à celle que le coeur préfère quand son choix est

impartial; songe où l'intérêt nous porte en lisant l'histoire. T'avisas-tu jamais de désirer les

trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d'Héliogabale?

Pourquoi, s'ils étaient heureux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place? C'est qu'ils ne

l'étaient point, et tu le sentais bien; c'est qu'ils étaient vils et méprisables, et qu'un méchant

heureux ne fait envie à personne. Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir?

Desquels adorais-tu les exemples? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler? Charme

inconcevable de la beauté qui ne périt point! c'était l'Athénien buvant la ciguë, c'était Brutus

mourant pour son pays, c'était Régulus au milieu des tourments, c'était Caton déchirant ses

entrailles, c'étaient tous ces vertueux infortunés qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de

ton coeur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents. Ne crois pas que ce sentiment

fût particulier à toi seul, il est celui de tous les hommes, et souvent même en dépit d'eux. Ce

divin modèle que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgré que nous en ayons; sitôt

que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler; et si le plus méchant des

hommes pouvait être un autre que lui-même, il voudrait être un homme de bien.

Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami; tu sais qu'ils me viennent de toi, et c'est à

l'amour dont je les tiens à te les rendre. Je ne veux point t'enseigner ici tes propres maximes,

mais t'en faire un moment l'application pour voir ce qu'elles ont à ton usage: car voici le temps

de pratiquer tes propres leçons et de montrer comment on exécute ce que tu sais dire. S'il n'est

pas question d'être un Caton ou un Régulus, chacun pourtant doit aimer son pays, être intègre

et courageux, tenir sa foi, même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont souvent d'autant

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Julie ou La nouvelle Héloïse 137

plus sublimes qu'elles n'aspirent point à l'approbation d'autrui, mais seulement au bon

témoignage de soi-même; et la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l'univers. Tu

sentiras donc que la grandeur de l'homme appartient à tous les états, et que nul ne peut être

heureux s'il ne jouit de sa propre estime; car si la véritable jouissance de l'âme est dans la

contemplation du beau, comment le méchant peut-il l'aimer dans autrui sans être forcé de se haïr

lui-même?

Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiers te corrompent; ils sont des pièges peu

dangereux pour un coeur sensible, et il lui en faut de plus délicats. Mais je crains les maximes et

les leçons du monde; je crains cette force terrible que doit avoir l'exemple universel et continuel

du vice; je crains les sophismes adroits dont il se colore; je crains enfin que ton coeur même ne

t'en impose, et ne te rende moins difficile sur les moyens d'acquérir une considération, que tu

saurais dédaigner si notre union n'en pouvait être le fruit.

Je t'avertis, mon ami, de ces dangers; ta sagesse fera le reste: car c'est beaucoup pour s'en garantir

que d'avoir su les prévoir. Je n'ajouterai qu'une réflexion, qui l'emporte, à mon avis, sur la fausse

raison du vice, sur les fières erreurs des insensés, et qui doit suffire pour diriger au bien la vie de

l'homme sage; c'est que la source du bonheur n'est tout entière ni dans l'objet désiré ni dans le

coeur qui le possède, mais dans le rapport de l'un et de l'autre; et que, comme tous les objets de

nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du coeur ne sont pas propres à

la sentir. Si l'âme la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que

toutes les délices de la terre ne sauraient faire celui d'un coeur dépravé; car il y a des deux côtés

une préparation nécessaire, un certain concours dont résulte ce précieux sentiment recherché de

tout être sensible et toujours ignoré du faux sage, qui s'arrête au plaisir du moment faute de

connaître un bonheur durable. Que servirait donc d'acquérir un de ces avantages aux dépens de

l'autre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans, et de se procurer les moyens

d'être heureux en perdant l'art de les employer? Ne vaut-il pas mieux encore, si l'on ne peut avoir

qu'un des deux, sacrifier celui que le sort peut nous rendre à celui qu'on ne recouvre point

quand on l'a perdu? Qui le doit mieux savoir que moi, qui n'ai fait qu'empoisonner les douceurs

de ma vie en pensant y mettre le comble? Laisse donc dire les méchants qui montrent leur

fortune et cachent leur coeur; et sois sûr que s'il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se

trouve dans un homme de bien. Tu reçus du ciel cet heureux penchant à tout ce qui est bon et

honnête: n'écoute que tes propres désirs, ne suis que tes inclinations naturelles; songe surtout à

nos premières amours: tant que ces moments purs et délicieux reviendront à ta mémoire, il n'est

pas possible que tu cesses d'aimer ce qui te les rendit si doux, que le charme du beau moral

s'efface dans ton âme, ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi.

Comment jouir d'un bien dont on aurait perdu le goût? Non, pour pouvoir posséder ce qu'on

aime, il faut garder le même coeur qui l'a aimé.

Me voici à mon second point: car, comme tu vois, je n'ai pas oublié mon métier. Mon ami, l'on

peut sans amour avoir les sentiments sublimes d'une âme forte: mais un amour tel que le nôtre

l'anime et la soutient tant qu'il brûle; sitôt qu'il s'éteint elle tombe en langueur, et un coeur usé

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Julie ou La nouvelle Héloïse 138

n'est plus propre à rien. Dis-moi, que serions-nous si nous n'aimions plus? Eh! ne vaudrait-il

pas mieux cesser d'être que d'exister sans rien sentir, et pourrais-tu te résoudre à traîner sur la

terre l'insipide vie d'un homme ordinaire, après avoir goûté tous les transports qui peuvent ravir

une âme humaine? Tu vas habiter de grandes villes, où ta figure et ton âge, encore plus que ton

mérite, tendront mille embûches à ta fidélité; l'insinuante coquetterie affectera le langage de la

tendresse, et te plaira sans t'abuser; tu ne chercheras point l'amour, mais les plaisirs; tu les

goûteras séparés de lui, et ne les pourras reconnaître. Je ne sais si tu retrouveras ailleurs le coeur

de Julie; mais je te défie de jamais retrouver auprès d'une autre ce que tu sentis auprès d'elle.

L'épuisement de ton âme t'annoncera le sort que je t'ai prédit; la tristesse et l'ennui t'accableront

au sein des amusements frivoles; le souvenir de nos premières amours te poursuivra malgré toi;

mon image, cent fois plus belle que je ne fus jamais, viendra tout à coup te surprendre. A

l'instant le voile du dégoût couvrira tous tes plaisirs, et mille regrets amers naîtront dans ton

coeur. Mon bien-aimé, mon doux ami, ah! si jamais tu m'oublies... Hélas! je ne ferai qu'en

mourir; mais toi tu vivras vil et malheureux, et je mourrai trop vengée.

Ne l'oublie donc jamais, cette Julie qui fut à toi, et dont le coeur ne sera point à d'autres. Je ne

puis rien te dire de plus, dans la dépendance où le ciel m'a placée. Mais après t'avoir

recommandé la fidélité, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon

pouvoir. J'ai consulté, non mes devoirs, mon esprit égaré ne les connaît plus, mais mon coeur,

dernière règle de qui n'en saurait plus suivre; et voici le résultat de ses inspirations. Je ne

t'épouserai jamais sans le consentement de mon père, mais je n'en épouserai jamais un autre

sans ton consentement: je t'en donne ma parole; elle me sera sacrée, quoi qu'il arrive, et il n'y a

point de force humaine qui puisse m'y faire manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je

puis devenir en ton absence. Va, mon aimable ami, chercher sous les auspices du tendre amour

un sort digne de le couronner. Ma destinée est dans tes mains autant qu'il a dépendu de moi de

l'y mettre, et jamais elle ne changera que de ton aveu.

Lettre XII à Julie

O qual fiamma di gloria, d'onore,

Scorrer sento per tutte le vene,

Alma grande, parlando con te!

Julie, laisse-moi respirer; tu fais bouillonner mon sang, tu me fais tressaillir, tu me fais palpiter;

ta lettre brûle comme ton coeur du saint amour de la vertu et tu portes au fond du mien son

ardeur céleste. Mais pourquoi tant d'exhortations où il ne fallait que des ordres? Crois que si je

m'oublie au point d'avoir besoin de raisons pour bien faire, au moins ce n'est pas de ta part; ta

seule volonté me suffit. Ignores-tu que je serai toujours ce qu'il te plaira, et que je ferais le mal

même avant de pouvoir te désobéir? Oui, j'aurais brûlé le Capitole si tu me l'avais commandé,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 139

parce que je t'aime plus que toutes choses. Mais sais-tu bien pourquoi je t'aime ainsi? Ah! fille

incomparable! c'est parce que tu ne peux rien vouloir que d'honnête, et que l'amour de la vertu

rend plus invincible celui que j'ai pour tes charmes.

Je pars, encouragé par l'engagement que tu viens de prendre, et dont tu pouvais t'épargner le

détour; car promettre de n'être à personne sans mon consentement, n'est-ce pas promettre de

n'être qu'à moi? Pour moi, je le dis plus librement, et je t'en donne aujourd'hui ma foi d'homme

de bien, qui ne sera point violée: j'ignore dans la carrière où je vais m'essayer pour te complaire, à

quel sort la fortune m'appelle; mais jamais les noeuds de l'amour ni de l'hymen ne m'uniront à

d'autres qu'à Julie d'Etange; je ne vis, je n'existe que pour elle, et mourrai libre ou son époux.

Adieu; l'heure presse, et je pars à l'instant.

Lettre XIII à Julie

J'arrivai hier au soir à Paris, et celui qui ne pouvait vivre séparé de toi par deux rues en est

maintenant à plus de cent lieues. O Julie! plains-moi, plains ton malheureux ami. Quand mon

sang en longs ruisseaux aurait tracé cette route immense, elle m'eût paru moins longue, et je

n'aurais pas senti défaillir mon âme avec plus de langueur. Ah! si du moins je connaissais le

moment qui doit nous rejoindre ainsi que l'espace qui nous sépare, je compenserais

l'éloignement des lieux par le progrès du temps, je compterais dans chaque jour ôté de ma vie les

pas qui m'auraient rapproché de toi. Mais cette carrière de douleurs est couverte des ténèbres de

l'avenir; le terme qui doit la borner se dérobe à mes faibles yeux. O doute! ô supplice! mon coeur

inquiet te cherche et ne trouve rien. Le soleil se lève, et ne me rend plus l'espoir de te voir; il se

couche, et je ne t'ai point vue; mes jours, vides de plaisir et de joie, s'écoulent dans une longue

nuit. J'ai beau vouloir ranimer en moi l'espérance éteinte, elle ne m'offre qu'une ressource

incertaine et des consolations suspectes. Chère et tendre amie de mon coeur, hélas! à quels

maux faut-il m'attendre, s'ils doivent égaler mon bonheur passé!

Que cette tristesse ne t'alarme pas, je t'en conjure; elle est l'effet passager de la solitude et des

réflexions du voyage. Ne crains point le retour de mes premières faiblesses: mon coeur est dans

ta main, ma Julie, et, puisque tu le soutiens, il ne se laissera plus abattre. Une des consolantes

idées qui sont le fruit de ta dernière lettre est que je me trouve à présent porté par une double

force, et, quand l'amour aurait anéanti la mienne, je ne laisserais pas d'y gagner encore; car le

courage qui me vient de toi me soutient beaucoup mieux que je n'aurais pu me soutenir moi-

même. Je suis convaincu qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul. Les âmes humaines veulent

être accouplées pour valoir tout leur prix; et la force unie des amis, comme celle des lames d'un

aimant artificiel, est incomparablement plus grande que la somme de leurs forces particulières.

Divine amitié! c'est là ton triomphe. Mais qu'est-ce que la seule amitié auprès de cette union

parfaite qui joint à toute l'énergie de l'amitié des liens cent fois plus sacrés? Où sont-ils ces

hommes grossiers qui ne prennent les transports de l'amour que pour une fièvre des sens, pour

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Julie ou La nouvelle Héloïse 140

un désir de la nature avilie? Qu'ils viennent, qu'ils observent, qu'ils sentent ce qui se passe au

fond de mon coeur; qu'ils voient un amant malheureux éloigné de ce qu'il aime, incertain de le

revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa félicité perdue, mais pourtant animé de ces feux

immortels qu'il prit dans tes yeux et qu'ont nourris tes sentiments sublimes: prêt à braver la

fortune, à souffrir ses revers, à se voir même privé de toi, et à faire des vertus que tu lui as

inspirées le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s'effacera jamais de son âme.

Julie, eh! qu'aurais-je été sans toi? La froide raison m'eût éclairé peut-être; tiède admirateur du

bien, je l'aurais du moins aimé dans autrui. Je ferai plus, je saurai le pratiquer avec zèle; et,

pénétré de tes sages leçons, je ferai dire un jour à ceux qui nous auront connus: "O quels

hommes nous serions tous, si le monde était plein de Julies et de coeurs qui les sussent aimer!"

En méditant en route sur ta dernière lettre, j'ai résolu de rassembler en un recueil toutes celles

que tu m'as écrites, maintenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoiqu'il n'y en

ait pas une que je ne sache par coeur, et bien par coeur, tu peux m'en croire, j'aime pourtant à les

relire sans cesse, ne fût-ce que pour revoir les traits de cette main chérie qui seule peut faire mon

bonheur. Mais insensiblement le papier s'use, et, avant qu'elles soient déchirées, je veux les

copier toutes dans un livre blanc que je viens de choisir exprès pour cela. Il est assez gros; mais

je songe à l'avenir, et j'espère ne pas mourir assez jeune pour me borner à ce volume. Je destine

les soirées à cette occupation charmante, et j'avancerai lentement pour la prolonger. Ce précieux

recueil ne me quittera de mes jours; il sera mon manuel dans le monde où je vais entrer: il sera

pour moi le contre-poison des maximes qu'on y respire; il me consolera dans mes maux; il

préviendra ou corrigera mes fautes; il m'instruira durant ma jeunesse; il m'édifiera dans tous les

temps, et ce seront, à mon avis, les premières lettres d'amour dont on aura tiré cet usage.

Quant à la dernière que j'ai présentement sous les yeux, toute belle qu'elle me paraît, j'y trouve

pourtant un article à retrancher. Jugement déjà fort étrange: mais ce qui doit l'être encore plus,

c'est que cet article est précisément celui qui te regarde, et je te reproche d'avoir même songé à

l'écrire. Que me parles-tu de fidélité, de constance? Autrefois tu connaissais mieux mon amour

et ton pouvoir. Ah! Julie, inspires-tu des sentiments périssables, et quand je ne t'aurais rien

promis, pourrais-je cesser jamais d'être à toi? Non, non, c'est du premier regard de tes yeux, du

premier mot de ta bouche, du premier transport de mon coeur, que s'alluma dans lui cette

flamme éternelle que rien ne peut plus éteindre. Ne t'eussé-je vue que ce premier instant, c'en

était déjà fait, il était trop tard pour pouvoir jamais t'oublier. Et je t'oublierais maintenant!

maintenant qu'enivré de mon bonheur passé son seul souvenir suffit pour me le rendre encore!

maintenant qu'oppressé du poids de tes charmes je ne respire qu'en eux! maintenant que ma

première âme est disparue, et que je suis animé de celle que tu m'as donnée! maintenant, ô Julie,

que je me dépite contre moi de t'exprimer si mal tout ce que je sens! Ah! que toutes les beautés

de l'univers tentent de me séduire, en est-il d'autres que la tienne à mes yeux? Que tout conspire

à l'arracher de mon coeur; qu'on le perce, qu'on le déchire, qu'on brise ce fidèle miroir de Julie, sa

pure image ne cessera de briller jusque dans le dernier fragment; rien n'est capable de l'y

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Julie ou La nouvelle Héloïse 141

détruire. Non, la suprême puissance elle-même ne saurait aller jusque-là, elle peut anéantir mon

âme, mais non pas faire qu'elle existe et cesse de t'adorer.

Milord Edouard s'est chargé de te rendre compte à son passage de ce qui me regarde et de ses

projets en ma faveur: mais je crains qu'il ne s'acquitte mal de cette promesse par rapport à ses

arrangements présents. Apprends qu'il ose abuser du droit que lui donnent sur moi ses bienfaits

pour les étendre au delà même de la bienséance. Je me vois, par une pension qu'il n'a pas tenu à

lui de rendre irrévocable, en état de faire une figure fort au-dessus de ma naissance; et c'est peut-

être ce que je serai forcé de faire à Londres pour suivre ses vues. Pour ici, où nulle affaire ne

m'attache, je continuerai de vivre à ma manière, et ne serai point tenté d'employer en vaines

dépenses l'excédent de mon entretien. Tu me l'as appris, ma Julie, les premiers besoins, ou du

moins les plus sensibles, sont ceux d'un coeur bienfaisant; et tant que quelqu'un manque du

nécessaire, quel honnête homme a du superflu?

Lettre XIV à Julie

J'entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m'offre qu'une

solitude affreuse où règne un morne silence. Mon âme à la presse cherche à s'y répandre, et se

trouve partout resserrée. "Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul", disait un ancien:

moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à toi ni aux autres. Mon coeur voudrait

parler, il sent qu'il n'est point écouté; il voudrait répondre, on ne lui dit rien qui puisse aller

jusqu'à lui. Je n'entends point la langue du pays, et personne ici n'entend la mienne.

Ce n'est pas qu'on ne me fasse beaucoup d'accueil, d'amitiés, de prévenances, et que mille soins

officieux n'y semblent voler au-devant de moi, mais c'est précisément de quoi je me plains. Le

moyen d'être aussitôt l'ami de quelqu'un qu'on n'a jamais vu? L'honnête intérêt de l'humanité,

l'épanchement simple et touchant d'une âme franche, ont un langage bien différent des fausses

démonstrations de la politesse et des dehors trompeurs que l'usage du monde exige. J'ai

grand'peur que celui qui, dès la première vue, me traite comme un ami de vingt ans, ne me

traitât, au bout de vingt ans, comme un inconnu, si j'avais quelque important service à lui

demander; et quand je vois des hommes si dissipés prendre un intérêt si tendre à tant de gens, je

présumerais volontiers qu'ils n'en prennent à personne.

Il y a pourtant de la réalité à tout cela; car le Français est naturellement bon, ouvert, hospitalier,

bienfaisant; mais il y a aussi mille manières de parler qu'il ne faut pas prendre à la lettre, mille

offres apparentes qui ne sont faites que pour être refusées, mille espèces de pièges que la

politesse tend à la bonne foi rustique. Je n'entendis jamais tant dire: "Comptez sur moi dans

l'occasion, disposez de mon crédit, de ma bourse, de ma maison, de mon équipage." Si tout cela

était sincère et pris au mot, il n'y aurait pas de peuple moins attaché à la propriété; la

communauté des biens serait ici presque établie: le plus riche offrant sans cesse, et le plus pauvre

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Julie ou La nouvelle Héloïse 142

acceptant toujours, tout se mettrait naturellement de niveau, et Sparte même eût eu des partages

moins égaux qu'ils ne seraient à Paris. Au lieu de cela, c'est peut-être la ville du monde où les

fortunes sont le plus inégales, et où règnent à la fois la plus somptueuse opulence et la plus

déplorable misère. Il n'en faut pas davantage pour comprendre ce que signifient cette apparente

commisération qui semble toujours aller au-devant des besoins d'autrui, et cette facile tendresse

de coeur qui contracte en un moment des amitiés éternelles.

Au lieu de tous ces sentiments suspects et de cette confiance trompeuse, veux-je chercher des

lumières et de l'instruction? C'en est ici l'aimable source, et l'on est d'abord enchanté du savoir

et de la raison qu'on trouve dans les entretiens, non seulement des savants et des gens de lettres,

mais des hommes de tous les états, et même des femmes: le ton de la conversation y est coulant

et naturel; il n'est ni pesant, ni frivole; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans

affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des

épigrammes: on y raisonne sans argumenter; on y plaisante sans jeux de mots; on y associe avec

art l'esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë, l'adroite flatterie, et la morale

austère. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire; on n'approfondit point les

questions de peur d'ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité; la

précision mène à l'élégance: chacun dit son avis et l'appuie en peu de mots; nul n'attaque avec

chaleur celui d'autrui, nul ne défend opiniâtrement le sien; on discute pour s'éclairer, on s'arrête

avant la dispute; chacun s'instruit, chacun s'amuse, tous s'en vont contents, et le sage même peut

rapporter de ces entretiens des sujets dignes d'être médités en silence.

Mais au fond, que penses-tu qu'on apprenne dans ces conversations si charmantes? A juger

sainement des choses du monde? à bien user de la société? à connaître au moins les gens avec qui

l'on vit? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à

ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses

passions et ses préjugés, et à donner à l'erreur un certain tour à la mode selon les maximes du

jour. Il n'est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts,

pour deviner à peu près ce qu'ils diront de chaque chose. Quand un homme parle, c'est pour

ainsi dire son habit et non pas lui qui a un sentiment; et il en changera sans façon tout aussi

souvent que d'état. Donnez-lui tour à tour une longue perruque, un habit d'ordonnance et une

croix pectorale, vous l'entendrez successivement prêcher avec le même zèle les lois, le

despotisme, et l'inquisition. Il y a une raison commune pour la robe, une autre pour la finance,

une autre pour l'épée. Chacun prouve très bien que les deux autres sont mauvaises, conséquence

facile à tirer pour les trois. Ainsi nul ne dit jamais ce qu'il pense, mais ce qu'il lui convient de

faire penser à autrui; et le zèle apparent de la vérité n'est jamais en eux que le masque de l'intérêt.

Vous croiriez que le gens isolés qui vivent dans l'indépendance ont au moins un esprit à eux;

point du tout; autres machines qui ne pensent point, et qu'on fait penser par ressorts. On n'a

qu'à s'informer de leurs sociétés, de leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu'ils voient, des

auteurs qu'ils connaissent; là-dessus on peut d'avance établir leur sentiment futur sur un livre

prêt à paraître et qu'ils n'ont point lu; sur une pièce prête à jouer et qu'ils n'ont point vue, sur tel

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Julie ou La nouvelle Héloïse 143

ou tel auteur, qu'ils ne connaissent point, sur tel ou tel système dont ils n'ont aucune idée; et

comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-quatre heures, tous ces gens-là

s'en vont, chaque soir, apprendre dans leurs sociétés ce qu'ils penseront le lendemain.

Il y a ainsi un petit nombre d'hommes et de femmes qui pensent pour tous les autres, et pour

lesquels tous les autres parlent et agissent; et comme chacun songe à son intérêt, personne au

bien commun, et que les intérêts particuliers sont toujours opposés entre eux, c'est un choc

perpétuel de brigues et de cabales, un flux et reflux de préjugés, d'opinions contraires, où les

plus échauffés, animés par les autres, ne savent presque jamais de quoi il est question. Chaque

coterie a ses règles, ses jugements, ses principes, qui ne sont point admis ailleurs. L'honnête

homme d'une maison est un fripon dans la maison voisine: le bon, le mauvais, le beau, le laid, la

vérité, la vertu, n'ont qu'une existence locale et circonscrite. Quiconque aime à se répandre et

fréquente plusieurs sociétés doit être plus flexible qu'Alcibiade, changer de principes comme

d'assemblées, modifier son esprit pour ainsi dire à chaque pas, et mesurer ses maximes à la toise:

il faut qu'à chaque visite il quitte en entrant son âme, s'il en a une; qu'il en prenne une autre aux

couleurs de la maison, comme un laquais prend un habit de livrée; qu'il la pose de même en

sortant et reprenne, s'il veut, la sienne jusqu'à nouvel échange.

Il y a plus; c'est que chacun se met sans cesse en contradiction avec lui-même, sans qu'on s'avise

de le trouver mauvais. On a des principes pour la conversation et d'autres pour la pratique; leur

opposition ne scandalise personne, et l'on est convenu qu'ils ne se ressembleraient point entre

eux; on n'exige pas même d'un auteur, surtout d'un moraliste, qu'il parle comme ses livres, ni

qu'il agisse comme il parle; ses écrits, ses discours, sa conduite, sont trois choses toutes

différentes, qu'il n'est point obligé de concilier. En un mot, tout est absurde, et rien ne choque,

parce qu'on y est accoutumé; et il y a même à cette inconséquence une sorte de bon air dont bien

des gens se font honneur. En effet, quoique tous prêchent avec zèle les maximes de leur

profession, tous se piquent d'avoir le ton d'une autre. Le robin prend l'air cavalier; le financier

fait le seigneur; l'évêque a le propos galant; l'homme de cour parle de philosophie; l'homme

d'Etat de bel esprit: il n'y a pas jusqu'au simple artisan qui, ne pouvant prendre un autre ton que

le sien, se met en noir les dimanches pour avoir l'air d'un homme de palais. Les militaires seuls;

dédaignant tous les autres états, gardent sans façon le ton du leur, et sont insupportables de

bonne foi. Ce n'est pas que M. de Muralt n'eût raison quand il donnait la préférence à leur

société; mais ce qui était vrai de son temps ne l'est plus aujourd'hui. Le progrès de la littérature a

changé en mieux le ton général; les militaires seuls n'en ont point voulu changer, et le leur, qui

était le meilleur auparavant, est enfin devenu le pire.

Ainsi les hommes à qui l'on parle ne sont point ceux avec qui l'on converse; leurs sentiments ne

partent point de leur coeur, leurs lumières ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne

représentent point leurs pensées; on n'aperçoit d'eux que leur figure, et l'on est dans une

assemblée à peu près comme devant un tableau mouvant où le spectateur paisible est le seul être

mû par lui-même.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 144

Telle est l'idée que je me suis formée de la grande société sur celle que j'ai vue à Paris; cette idée

est peut-être plus relative à ma situation particulière qu'au véritable état des choses, et se

réformera sans doute sur de nouvelles lumières. D'ailleurs, je ne fréquente que les sociétés où les

amis de milord Edouard m'ont introduit, et je suis convaincu qu'il faut descendre dans d'autres

états pour connaître les véritables moeurs d'un pays; car celles des riches sont presque partout

les mêmes. Je tâcherai de m'éclaircir mieux dans la suite. En attendant, juge si j'ai raison

d'appeler cette foule un désert, et de m'effrayer d'une solitude où je ne trouve qu'une vaine

apparence de sentiments et de vérité, qui change à chaque instant et se détruit elle-même, où je

n'aperçois que larves et fantômes qui frappent l'oeil un moment et disparaissent aussitôt qu'on

les veut saisir. Jusques ici j'ai vu beaucoup de masques, quand verrai-je des visages d'hommes?

Lettre XV de Julie

Oui, mon ami, nous serons unis malgré notre éloignement; nous serons heureux en dépit du

sort. C'est l'union des coeurs qui fait leur véritable félicité; leur attraction ne connaît point la loi

des distances, et les nôtres se toucheraient aux deux bouts du monde. Je trouve comme toi que

les amants ont mille moyens d'adoucir le sentiment de l'absence et de se rapprocher en un

moment: quelquefois même on se voit plus souvent encore que quand on se voyait tous les jours;

car sitôt qu'un des deux est seul, à l'instant tous deux sont ensemble. Si tu goûtes ce plaisir tous

les soirs, je le goûte cent fois le jour: je vis plus solitaire, je suis environnée de tes vestiges, et je

ne saurais fixer les yeux sur les objets qui m'entourent sans te voir tout autour de moi.

Qui cantô dolcemente, e qui s'assise;

Qui si rivolse, e qui ritenne il passo;

Qui co' begl: occhi mi trafise il core;

Qui disse una parola, et qui sorrise.

Mais toi, sais-tu t'arrêter à ces situations paisibles? Sais-tu goûter un amour tranquille et tendre

qui parle au coeur sans émouvoir les sens, et tes regrets sont-ils aujourd'hui plus sages que tes

désirs ne l'étaient autrefois? Le ton de ta première lettre me fait trembler. Je redoute ces

emportements trompeurs, d'autant plus dangereux que l'imagination qui les excite n'a point de

bornes, et je crains que tu n'outrages ta Julie à force de l'aimer. Ah! tu ne sens pas, non, ton

coeur peu délicat ne sent pas combien l'amour s'offense d'un vain hommage, tu ne songes ni que

ta vie est à moi, ni qu'on court souvent à la mort en croyant servir la nature. Homme sensuel, ne

sauras-tu jamais aimer? Rappelle-toi, rappelle-toi ce sentiment si calme et si doux que tu connus

une fois et que tu décrivis d'un ton si touchant et si tendre. S'il est le plus délicieux qu'ait jamais

savouré l'amour heureux, il est le seul permis aux amants séparés; et, quand on l'a pu goûter un

moment, on n'en doit plus regretter d'autre. Je me souviens de réflexions que nous faisions, en

lisant ton Plutarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature. Quand ses tristes plaisirs

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Julie ou La nouvelle Héloïse 145

n'auraient que de n'être pas partagés, c'en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et

méprisables. Appliquons la même idée aux erreurs d'une imagination trop active, elle ne leur

conviendra pas moins. Malheureux! de quoi jouis-tu quand tu es seul à jouir? Ces voluptés

solitaires sont des voluptés mortes. O amour! les tiennes sont vives; c'est l'union des âmes qui

les anime, et le plaisir qu'on donne à ce qu'on aime fait valoir celui qu'il nous rend.

Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutôt en quel jargon est la relation de ta

dernière lettre? Ne serait-ce point là par hasard du bel esprit? Si tu as dessein de t'en servir

souvent avec moi, tu devrais bien m'en envoyer le dictionnaire. Qu'est-ce, je te prie, que le

sentiment de l'habit d'un homme? qu'une âme qu'on prend comme un habit de livrée? que des

maximes qu'il faut mesurer à la toise? Que veux-tu qu'une pauvre Suissesse entende à ces

sublimes figures? Au lieu de prendre comme les autres des âmes aux couleurs des maisons, ne

voudrais-tu point déjà donner à ton esprit la teinte de celui du pays? Prends garde, mon bon ami,

j'ai peur qu'elle n'aille pas bien sur ce fond-là. A ton avis, les traslati du cavalier Marin, dont tu

t'es si souvent moqué, approchèrent-ils jamais de ces métaphores, et si l'on peut faire opiner

l'habit d'un homme dans une lettre, pourquoi ne ferait-on pas suer le feu dans un sonnet?

Observer en trois semaines toutes les sociétés d'une grande ville, assigner le caractère des

propos qu'on y tient, y distinguer exactement le vrai du faux, le réel de l'apparent, et ce qu'on y

dit de ce qu'on y pense, voilà ce qu'on accuse les Français de faire quelquefois chez les autres

peuples, mais ce qu'un étranger ne doit point faire chez eux; car ils valent la peine d'être étudiés

posément. Je n'approuve pas non plus qu'on dise du mal du pays où l'on vit et où l'on est bien

traité; j'aimerais mieux qu'on se laissât tromper par les apparences que de moraliser aux dépens

de ses hôtes. Enfin, je tiens pour suspect tout observateur qui se pique d'esprit: je crains

toujours que, sans y songer, il ne sacrifie la vérité des choses à l'éclat des pensées, et ne fasse

jouer sa phrase aux dépens de la justice.

Tu ne l'ignores pas, mon ami, l'esprit, dit notre Muralt, est la manie des Français: je te trouve à

toi-même du penchant à la même manie, avec cette différence qu'elle a chez eux de la grâce, et

que de tous les peuples du monde c'est à nous qu'elle sied le moins. Il y a de la recherche et du

jeu dans plusieurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif et de ces expressions animées

qu'inspire la force du sentiment; je parle de cette gentillesse de style qui, n'étant point naturelle,

ne vient d'elle-même à personne, et marque la prétention de celui qui s'en sert. Eh Dieu! des

prétentions avec ce qu'on aime! n'est-ce pas plutôt dans l'objet aimé qu'on les doit placer, et

n'est-on pas glorieux soi-même de tout le mérite qu'il a de plus que nous? Non, si l'on anime les

conversations indifférentes de quelques saillies qui passent comme des traits, ce n'est point

entre deux amants que ce langage est de saison; et le jargon fleuri de la galanterie est beaucoup

plus éloigné du sentiment que le ton le plus simple qu'on puisse prendre. J'en appelle à toi-

même. L'esprit eut-il jamais le temps de se montrer dans nos tête-à-tête, et si le charme d'un

entretien passionné l'écarte et l'empêche de paraître, comment des lettres, que l'absence remplit

toujours d'un peu d'amertume, et où le coeur parle avec plus d'attendrissement, le pourraient-

elles supporter? Quoique toute grande passion soit sérieuse, et que l'excessive joie elle-même

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Julie ou La nouvelle Héloïse 146

arrache des pleurs plutôt que des ris, je ne veux pas pour cela que l'amour soit toujours triste;

mais je veux que sa gaieté soit simple, sans ornement, sans art, nue comme lui; qu'elle brille de

ses propres grâces, et non de la parure du bel esprit.

L'inséparable, dans la chambre de laquelle je t'écris cette lettre, prétends que j'étais, en la

commençant, dans cet état d'enjouement que l'amour inspire ou tolère; mais je ne sais ce qu'il

est devenu. A mesure que j'avançais, une certaine langueur s'emparait de mon âme, et me laissait

à peine la force de t'écrire les injures que la mauvaise a voulu t'adresser; car il est bon de t'avertir

que la critique de ta critique est bien plus de sa façon que de la mienne; elle m'en a dicté surtout

le premier article en riant comme une folle, et sans me permettre d'y rien changer. Elle dit que

c'est pour t'apprendre à manquer de respect au Marini, qu'elle protège et que tu plaisantes.

Mais sais-tu bien ce qui nous met toutes deux de si bonne humeur? C'est son prochain mariage.

Le contrat fut passé hier au soir, et le jour est pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai, c'est

assurément le sien; on ne vit de la vie une fille si bouffonnement amoureuse. Ce bon M. d'Orbe,

à qui de son côté la tête en tourne, est enchanté d'un accueil si folâtre. Moins difficile que tu

n'étais autrefois, il se prête avec plaisir à la plaisanterie, et prend pour un chef-d'oeuvre de

l'amour l'art d'égayer sa maîtresse. Pour elle, on a beau la prêcher, lui représenter la bienséance,

lui dire que si près du terme elle doit prendre un maintien plus sérieux, plus grave, et faire un

peu mieux les honneurs de l'état qu'elle est prête à quitter; elle traite tout cela de sottes

simagrées; elle soutient en face à M. d'Orbe que le jour de la cérémonie elle sera de la meilleure

humeur du monde, et qu'on ne saurait aller trop gaiement à la noce. Mais la petite dissimulée ne

dit pas tout: je lui ai trouvé ce matin les yeux rouges, et je parie bien que les pleurs de la nuit

payent les ris de la journée. Elle va former de nouvelles chaînes qui relâcheront les doux liens de

l'amitié; elle va commencer une manière de vivre différente de celle qui lui fut chère; elle était

contente et tranquille, elle va courir les hasards auxquels le meilleur mariage expose; et, quoi

qu'elle en dise, comme une eau pure et calme commence à se troubler aux approches de l'orage,

son coeur timide et chaste ne voit point sans quelque alarme le prochain changement de son

sort.

O mon ami, qu'ils sont heureux! ils s'aiment; ils vont s'épouser; ils jouiront de leur amour sans

obstacles, sans craintes, sans remords. Adieu, adieu; je n'en puis dire davantage.

P.- S. - Nous n'avons vu milord Edouard qu'un moment, tant il était pressé de continuer sa

route. Le coeur plein de ce que nous lui devons, je voulais lui montrer mes sentiments et les

tiens; mais j'en ai eu une espèce de honte. En vérité, c'est faire injure à un homme comme lui de

le remercier de rien.

Lettre XVI à Julie

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Julie ou La nouvelle Héloïse 147

Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants! Qu'un amour forcené se nourrit

aisément de chimères et qu'il est aisé de donner le change à des désirs extrêmes par les plus

frivoles objets! J'ai reçu ta lettre avec les mêmes transports que m'aurait causés ta présence; ; et,

dans l'emportement de ma joie, un vain papier me tenait lieu de toi. Un des plus grands maux de

l'absence, et le seul auquel la raison ne peut rien, c'est l'inquiétude sur l'état actuel de ce qu'on

aime. Sa santé, sa vie, son repos, son amour, tout échappe à qui craint de tout perdre; on n'est

pas plus sûr du présent que de l'avenir, et tous les accidents possibles se réalisent sans cesse

dans l'esprit d'un amant qui les redoute. Enfin je respire; je vis, tu te portes bien, tu m'aimes: ou

plutôt il y a dix jours que tout cela était vrai; mais qui me répondra d'aujourd'hui? O absence! ô

tourment! ô bizarre et funeste état où l'on ne peut jouir que du moment passé, et où le présent

n'est point encore!

Quand tu ne m'aurais pas parlé de l'inséparable, j'aurais reconnu sa malice dans la critique de

ma relation, et sa rancune dans l'apologie du Marini; mais, s'il m'était permis de faire la mienne,

je ne resterais pas sans réplique.

Premièrement, ma cousine (car c'est à elle qu'il faut répondre), quant au style, j'ai pris celui de la

chose; j'ai tâché de vous donner à la fois l'idée et l'exemple du ton des conversations à la mode;

et, suivant un ancien précepte, je vous ai écrit à peu près comme on parle en certaines sociétés.

D'ailleurs ce n'est pas l'usage des figures, mais leur choix, que je blâme dans le cavalier Marin.

Pour peu qu'on ait de chaleur dans l'esprit, on a besoin de métaphores et d'expressions figurées

pour se faire entendre. Vos lettres mêmes en sont pleines sans que vous y songiez, et je soutiens

qu'il n'y a qu'un géomètre et un sot qui puissent parler sans figures. En effet, un même

jugement n'est-il pas susceptible de cent degré de force? Et comment déterminer celui de ces

degré qu'il doit avoir, sinon par le tour qu'on lui donne? Mes propres phrases me font rire, je

l'avoue, et je les trouve absurdes, grâce au soin que vous avez pris de les isoler; mais laissez-les où

je les ai mises, vous les trouverez claires, et même énergiques. Si ces yeux éveillés que vous savez

si bien faire parler étaient séparés l'un de l'autre, et de votre visage, cousine, que pensez-vous

qu'ils diraient avec tout leur feu? Ma foi, rien du tout, pas même à M. d'Orbe.

La première chose qui se présente à observer dans un pays où l'on arrive, n'est-ce pas le ton

général de la société? Eh bien! c'est aussi la première observation que j'ai faite dans celui-ci, et je

vous ai parlé de ce qu'on dit à Paris, et non pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remarqué du contraste

entre les discours, les sentiments et les actions des honnêtes gens, c'est que ce contraste saute

aux yeux au premier instant. Quand je vois les mêmes hommes changer les maximes selon les

coteries, molinistes dans l'une, jansénistes dans l'autre, vils courtisans chez un ministre,

frondeurs mutins chez un mécontent; quand je vois un homme doré décrier le luxe, un financier

les impôts, un prélat le dérèglement, quand j'entends une femme de la cour parler de modestie,

un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicité, un abbé de religion, et que ces absurdités ne

choquent personne, ne dois-je pas conclure à l'instant qu'on ne se soucie pas plus ici d'entendre

la vérité que de la dire, et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne

cherche pas même à leur faire penser qu'on croit ce qu'on leur dit?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 148

Mais c'est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un ton qui nous est étrange à tous trois, et

j'espère que tu ne me verras pas plus prendre le goût de la satire que celui du bel esprit. C'est à

toi, Julie, qu'il faut à présent répondre; car je sais distinguer la critique badine des reproches

sérieux.

Je ne conçois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne

sont point les Français que je me suis proposé d'observer: car si le caractère des nations ne peut

se déterminer que par leurs différences, comment moi qui n'en connais encore aucune autre,

entreprendrais-je de peindre celle-ci? Je ne serais pas non plus si maladroit que de choisir la

capitale pour le lieu de mes observations. Je n'ignore pas que les capitales diffèrent moins entre

elles que les peuples, et que les caractères nationaux s'y effacent et confondent en grande partie,

tant à cause de l'influence commune des cours qui se ressemblent toutes, que par l'effet commun

d'une société nombreuse et resserrée, qui est le même à peu près sur tous les hommes et

l'emporte à la fin sur le caractère originel.

Si je voulais étudier un peuple, c'est dans les provinces reculées, où les habitants ont encore

leurs inclinations naturelles, que j'irais les observer. Je parcourrais lentement et avec soin

plusieurs de ces provinces, les plus éloignées les unes des autres; toutes les différences que

j'observerais entre elles me donneraient le génie particulier de chacune; tout ce qu'elles auraient

de commun et que n'auraient pas les autres peuples, formerait le génie national, et ce qui se

trouverait partout appartiendrait en général à l'homme. Mais je n'ai ni ce vaste projet ni

l'expérience nécessaire pour le suivre. Mon objet est de connaître l'homme, et ma méthode de

l'étudier dans ses diverses relations. Je ne l'ai vu jusqu'ici qu'en petites sociétés, épars et presque

isolé sur la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans les mêmes lieux,

et je commencerai à juger par là des vrais effets de la société; car s'il est constant qu'elle rende les

hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir; et les moeurs,

par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais; que si l'on trouvait le

contraire, il faudrait tirer une conséquence opposée.

Cette méthode pourrait, j'en conviens, me mener encore à la connaissance des peuples, mais par

une voie si longue et si détournée, que je ne serais peut-être de ma vie en état de prononcer sur

aucun d'eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier où je me trouve; que

j'assigne ensuite les différences, à mesure que je parcourrai les autres pays; que je compare la

France à chacun d'eux, comme on décrit l'olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et que

j'attende à juger du premier peuple observé que j'aie observé tous les autres.

Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distinguer ici l'observation philosophique de la satire

nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j'étudie, mais les habitants d'une grande ville; et je

ne sais si ce que j'en vois ne convient pas à Rome et à Londres, tout aussi bien qu'à Paris. Les

règles de la morale ne dépendent point des usages des peuples; ainsi, malgré les préjugés

dominants, je sens fort bien ce qui est mal en soi; mais ce mal, j'ignore s'il faut l'attribuer au

Français ou à l'homme, et s'il est l'ouvrage de la coutume ou de la nature. Le tableau du vice

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Julie ou La nouvelle Héloïse 149

offense en tous lieux un oeil impartial, et l'on n'est pas plus blâmable de le reprendre dans un

pays où il règne, quoiqu'on y soit, que de relever les défauts de l'humanité quoiqu'on vive avec

les hommes. Ne suis-je pas à présent moi-même un habitant de Paris? Peut-être, sans le savoir,

ai-je déjà contribué pour ma part au désordre que j'y remarque; peut-être un trop long séjour y

corromprait-il ma volonté même; peut-être, au bout d'un an, ne serais-je plus qu'un bourgeois, si

pour être digne de toi, je ne gardais l'âme d'un homme libre et les moeurs d'un citoyen. Laisse-

moi donc te peindre sans contrainte les objets auxquels je rougisse de ressembler, et m'animer

au pur zèle de la vérité par le tableau de la flatterie et du mensonge.

Si j'étais le maître de mes occupations et de mon sort je saurais, n'en doute pas, choisir d'autres

sujets de lettres; et tu n'étais pas mécontente de celles que je t'écrivais de Meillerie et du Valais:

mais, chère amie, pour avoir la force de supporter le fracas du monde où je suis contraint de

vivre, il faut bien au moins que je me console à te le décrire, et que l'idée de te préparer des

relations m'excite à en chercher les sujets. Autrement le découragement va m'atteindre à chaque

pas, et il faudra que j'abandonne tout si tu ne veux rien voir avec moi. Pense que, pour vivre

d'une manière si peu conforme à mon goût, je fais un effort qui n'est pas indigne de sa cause; et

pour juger quels soins me peuvent mener à toi, souffre que je te parle quelquefois des maximes

qu'il faut connaître, et des obstacles qu'il faut surmonter.

Malgré ma lenteur, malgré mes distractions inévitables, mon recueil était fini quand ta lettre est

arrivée heureusement pour le prolonger; et j'admire, en le voyant si court, combien de choses ton

coeur m'a su dire en si peu d'espace. Non, je soutiens qu'il n'y a point de lecture aussi délicieuse,

même pour qui ne te connaîtrait pas, s'il avait une âme semblable aux nôtres. Mais comment ne

te pas connaître en lisant tes lettres? Comment prêter un ton si touchant et des sentiments si

tendres à une autre figure que la tienne? A chaque phrase ne voit-on pas le doux regard de tes

yeux? A chaque mot n'entend-on pas ta voix charmante! Quelle autre que Julie a jamais aimé,

pensé, parlé, agi, écrit comme elle! Ne sois donc pas surprise si tes lettres, qui te peignent si

bien, font quelquefois sur ton idolâtre amant le même effet que ta présence. En les relisant je

perds la raison, ma tête s'égare dans un délire continuel, un feu dévorant me consume, mon sang

s'allume et pétille, une fureur me fait tressaillir. Je crois te voir, te toucher, te presser contre mon

sein... Objet adoré, fille enchanteresse, source de délices et de volupté, comment, en te voyant, ne

pas voir les houris faites pour les bienheureux?... Ah! viens... Je la sens... Elle m'échappe, et je

n'embrasse qu'une ombre... Il est vrai, chère amie, tu es trop belle, et tu fus trop tendre pour

mon faible coeur; il ne peut oublier ni ta beauté ni tes caresses; tes charmes triomphent de

l'absence, ils me poursuivent partout, ils me font craindre la solitude; et c'est le comble de ma

misère de n'oser m'occuper toujours de toi.

Ils seront donc unis malgré les obstacles, ou plutôt ils le sont au moment que j'écris! Aimables

et dignes époux! puisse le ciel les combler du bonheur que méritent leur sage et paisible amour,

l'innocence de leurs moeurs, l'honnêteté de leurs âmes! Puisse-t-il leur donner ce bonheur

précieux dont il est si avare envers les coeurs faits pour le goûter! Qu'ils seront heureux s'il leur

accorde, hélas! tout ce qu'il nous ôte! Mais pourtant ne sens-tu pas quelque sorte de consolation

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Julie ou La nouvelle Héloïse 150

dans nos maux? Ne sens-tu pas que l'excès de notre misère n'est point non plus sans

dédommagement, et que s'ils ont des plaisirs dont nous sommes privés, nous en avons aussi

qu'ils ne peuvent connaître? Oui, ma douce amie, malgré l'absence, les privations, les alarmes,

malgré le désespoir même, les puissants élancements de deux coeurs l'un vers l'autre ont

toujours une volupté secrète ignorée des âmes tranquilles. C'est un des miracles de l'amour de

nous faire trouver du plaisir à souffrir; et nous regarderions comme le pire des malheurs un état

d'indifférence et d'oubli qui nous ôterait tout le sentiment de nos peines. Plaignons donc notre

sort, ô Julie! mais n'envions celui de personne. Il n'y a point, peut-être, à tout prendre,

d'existence préférable à la nôtre; et comme la Divinité tire tout son bonheur d'elle-même, les

coeurs qu'échauffe un feu céleste trouvent dans leurs propres sentiments une sorte de jouissance

pure et délicieuse, indépendante de la fortune et du reste de l'univers.

Lettre XVII à Julie

Enfin me voilà tout à fait dans le torrent. Mon recueil fini, j'ai commencé de fréquenter les

spectacles et de souper en ville. Je passe ma journée entière dans le monde, je prête mes oreilles

et mes yeux à tout ce qui les frappe; et, n'apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au

milieu du bruit, et converse en secret avec toi. Ce n'est pas que cette vie bruyante et tumultueuse

n'ait aussi quelque sorte d'attraits, et que la prodigieuse diversité d'objets n'offre de certains

agréments à de nouveaux débarqués; mais, pour les sentir, il faut avoir le coeur vide et l'esprit

frivole; l'amour et la raison semblent s'unir pour m'en dégoûter: comme tout n'est que vaine

apparence, et que tout change à chaque instant, je n'ai le temps d'être ému de rien, ni celui de

rien examiner.

Ainsi je commence à voir les difficultés de l'étude du monde, et je ne sais pas même quelle place

il faut occuper pour le bien connaître. Le philosophe en est trop loin, l'homme du monde en est

trop près. L'un voit trop pour pouvoir réfléchir, l'autre trop peu pour juger du tableau total.

Chaque objet qui frappe le philosophe, il le considère à part; et, n'en pouvant discerner ni les

liaisons ni les rapports avec d'autres objets qui sont hors de sa portée, il ne le voit jamais à sa

place, et n'en sent ni la raison ni les vrais effets. L'homme du monde voit tout, et n'a le temps de

penser à rien: la mobilité des objets ne lui permet que de les apercevoir, et non de les observer; ils

s'effacent mutuellement avec rapidité, et il ne lui reste du tout que des impressions confuses qui

ressemblent au chaos.

On ne peut pas non plus voir et méditer alternativement, parce que le spectacle exige une

continuité d'attention qui interrompt la réflexion. Un homme qui voudrait diviser son temps par

intervalles entre le monde et la solitude, toujours agité dans sa retraite et toujours étranger dans

le monde, ne serait bien nulle part. Il n'y aurait d'autre moyen que de partager sa vie entière en

deux grands espaces: l'un pour voir, l'autre pour réfléchir. Mais cela même est presque

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Julie ou La nouvelle Héloïse 151

impossible, car la raison n'est pas un meuble qu'on pose et qu'on reprenne à son gré, et

quiconque a pu vivre dix ans sans penser ne pensera de sa vie.

Je trouve aussi que c'est une folie de vouloir étudier le monde en simple spectateur. Celui qui ne

prétend qu'observer n'observe rien, parce qu'étant inutile dans les affaires, et importun dans les

plaisirs, il n'est admis nulle part. On ne voit agir les autres qu'autant qu'on agit soi-même; dans

l'école du monde comme dans celle de l'amour, il faut commencer par pratiquer ce qu'on veut

apprendre.

Quel parti prendrai-je donc, moi étranger, qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays et que la

différence de religion empêcherait seule d'y pouvoir aspirer à rien? Je suis réduit à m'abaisser

pour m'instruire, et, ne pouvant jamais être un homme utile, à tâcher de me rendre un homme

amusant. Je m'exerce, autant qu'il est possible, à devenir poli sans fausseté, complaisant sans

bassesse, et à prendre si bien ce qu'il y a de bon dans la société, que j'y puisse être souffert sans

en adopter les vices. Tout homme oisif qui eut voir le monde doit au moins en prendre les

manières jusqu'à certain point; car de quel droit exigerait-on d'être admis parmi des gens à qui

l'on n'est bon à rien, et à qui l'on n'aurait pas l'art de plaire? Mais aussi, quand il a trouvé cet art,

on ne lui en demande pas davantage, surtout s'il est étranger. Il peut se dispenser de prendre

part aux cabales, aux intrigues, aux démêlés; s'il se comporte honnêtement envers chacun, s'il ne

donne à certaines femmes ni exclusion ni préférence, s'il garde le secret de chaque société où il

est reçu, s'il n'étale point les ridicules d'une maison dans une autre, s'il évite les confidences, s'il

se refuse aux tracasseries, s'il garde partout une certaine dignité, il pourra voir paisiblement le

monde, conserver ses moeurs, sa probité, sa franchise même, pourvu qu'elle vienne d'un esprit

de liberté et non d'un esprit de parti. Voilà ce que j'ai tâché de faire par l'avis de quelque gens

éclairés que j'ai choisis pour guides parmi les connaissances que m'a données milord Edouard.

J'ai donc commencé d'être admis dans des sociétés moins nombreuses et plus choisies. Je ne

m'étais trouvé, jusqu'à présent, qu'à des dîners réglés, où l'on ne voit de femme que la maîtresse

de la maison; où tous les désoeuvrés de Paris sont reçus pour peu qu'on les connaisse; où chacun

paye comme il peut son dîner en esprit ou en flatterie, et dont le ton bruyant et confus ne diffère

pas beaucoup de celui des tables d'auberges.

Je suis maintenant initié à des mystères plus sacrés. J'assiste à des soupers priés, où la porte est

fermée à tout survenant, et où l'on est sûr de ne trouver que des gens qui conviennent tous,

sinon les uns aux autres, au moins à ceux qui les reçoivent. C'est là que les femmes s'observent

moins, et qu'on peut commencer à les étudier; c'est là que règnent plus paisiblement des propos

plus fins et plus satiriques; c'est là qu'au lieu des nouvelles publiques, des spectacles, des

promotions, des morts, des mariages, dont on a parlé le matin, on passe discrètement en revue

les anecdotes de Paris, qu'on dévoile tous les événements secrets de la chronique scandaleuse,

qu'on rend le bien et le mal également plaisants et ridicules, et que, peignant avec art et selon

l'intérêt particulier les caractères des personnages, chaque interlocuteur, sans y penser, peint

encore beaucoup mieux le sien; c'est là qu'un reste de circonspection fait inventer devant les

laquais un certain langage entortillé, sous lequel, feignant de rendre la satire plus obscure, on la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 152

rend seulement plus amère, c'est là, en un mot, qu'on affile avec soin le poignard, sous prétexte

de faire moins de mal, mais en effet pour l'enfoncer plus avant.

Cependant, à considérer ces propos selon nos idées, on aurait tort de les appeler satiriques, car

ils sont bien plus railleurs que mordants, et tombent moins sur le vice que sur le ridicule. En

général la satire a peu de cours dans les grandes villes, où ce qui n'est que mal est si simple, que

ce n'est pas la peine d'en parler. Que reste-t-il à blâmer où la vertu n'est plus estimée et de quoi

médirait-on quand on ne trouve plus de mal à rien? A Paris surtout, où l'on ne saisit les choses

que par le côté plaisant, tout ce qui doit allumer la colère et l'indignation est toujours mal reçu

s'il n'est mis en chanson ou en épigramme. Les jolies femmes n'aiment point à se fâcher, aussi

ne se fâchent-elles de rien; elles aiment à rire; et, comme il n'y a pas le mot pour rire au crime, les

fripons sont d'honnêtes gens comme tout le monde. Mais malheur à qui prête le flanc au

ridicule! sa caustique empreinte est ineffaçable; il ne déchire pas seulement les moeurs, la vertu, il

marque jusqu'au vice même; il sait calomnier les méchants. Mais revenons à nos soupers.

Ce qui m'a le plus frappé dans ces sociétés d'élite, c'est de voir six personnes choisies exprès

pour s'entretenir agréablement ensemble, et parmi lesquelles règnent même le plus souvent des

liaisons secrètes, ne pouvoir rester une heure entre elles six, sans y faire intervenir la moitié de

Paris; comme si leurs coeurs n'avaient rien à se dire, et qu'il n'y eût là personne qui méritât de les

intéresser. Te souvient-il, ma Julie, comment, en soupant chez ta cousine, ou chez toi, nous

savions, en dépit de la contrainte et du mystère, faire tomber l'entretien sur des sujets qui

eussent du rapport à nous, et comment à chaque réflexion touchante, à chaque allusion subtile,

un regard plus vif qu'un éclair, un soupir plutôt devine qu'aperçu, en portait le doux sentiment

d'un coeur à l'autre?

Si la conversation se tourne par hasard sur les convives, c'est communément dans un certain

jargon de société dont il faut avoir la clef pour l'entendre. A l'aide de ce chiffre, on se fait

réciproquement, et selon le goût du temps, mille mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le

plus sot n'est pas celui qui brille le moins, tandis qu'un tiers mal instruit est réduit à l'ennui et

au silence, ou à rire de ce qu'il n'entend point. Voilà, hors le tête-à-tête, qui m'est et me sera

toujours inconnu, tout ce qu'il y a de tendre et d'affectueux dans les liaisons de ce pays.

Au milieu de tout cela, qu'un homme de poids avance un propos grave ou agite une question

sérieuse, aussitôt l'attention commune se fixe à ce nouvel objet; hommes, femmes, vieillards,

jeunes gens, tout se prête à la considérer par toutes ses faces, et l'on est étonné du sens et de la

raison qui sortent comme à l'envi de toutes ces têtes folâtres. Un point de morale ne serait pas

mieux discuté dans une société de philosophes que dans celle d'une jolie femme de Paris; les

conclusions y seraient même souvent moins sévères: car le philosophe qui veut agir comme il

parle y regarde à deux fois; mais ici, où toute la morale est un pur verbiage, on peut être austère

sans conséquence, et l'on ne serait pas fâché, pour rabattre un peu l'orgueil philosophique, de

mettre la vertu si haut que le sage même n'y pût atteindre. Au reste, hommes et femmes; tous,

instruits par l'expérience du monde, et surtout par leur conscience, se réunissent pour penser de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 153

leur espèce aussi mal qu'il est possible, toujours philosophant tristement, toujours dégradant

par vanité la nature humaine, toujours cherchant dans quelque vice la cause de tout ce qui se fait

de bien, toujours d'après leur propre coeur médisant du coeur de l'homme.

Malgré cette avilissante doctrine, un des sujets favoris de ces paisibles entretiens, c'est le

sentiment; mot par lequel il ne faut pas entendre un épanchement affectueux dans le sein de

l'amour ou de l'amitié, cela serait d'une fadeur à mourir; c'est le sentiment mis en grandes

maximes générales, et quintessencié par tout ce que la métaphysique a de plus subtil. Je puis dire

n'avoir de ma vie ouï tant parler du sentiment, ni si peu compris ce qu'on en disait. Ce sont des

raffinements inconcevables. O Julie! nos coeurs grossiers n'ont jamais rien su de toutes ces

belles maximes; et j'ai peur qu'il n'en soit du sentiment chez les gens du monde comme

d'Homère chez les pédants qui lui forgent mille beautés chimériques, faute d'apercevoir les

véritables. Ils dépensent ainsi tout leur sentiment en esprit, et il s'en exhale tant dans le

discours, qu'il n'en reste plus pour la pratique. Heureusement la bienséance y supplée, et l'on

fait par usage à peu près les mêmes choses qu'on ferait par sensibilité, du moins tant qu'il n'en

coûte que des formules et quelques gênes passagères qu'on s'impose pour faire bien parler de

soi; car quand les sacrifices vont jusqu'à gêner trop longtemps ou à coûter trop cher, adieu le

sentiment; la bienséance n'en exige pas jusque-là. A cela près, on ne saurait croire à quel point

tout est compassé, mesuré, pesé, dans ce qu'ils appellent des procédés; tout ce qui n'est plus

dans les sentiments, ils l'ont mis en règle, et tout est réglé parmi eux. Ce peuple imitateur serait

plein d'originaux, qu'il serait impossible d'en rien savoir; car nul homme n'ose être lui-même. Il

faut faire comme les autres, c'est la première maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se

fait pas: voilà la décision suprême.

Cette apparente régularité donne aux usages communs l'air du monde le plus comique, même

dans les choses les plus sérieuses: on sait à point nommé quand il faut envoyer savoir des

nouvelles; quand il faut se faire écrire, c'est-à-dire faire une visite qu'on ne fait pas; quand il faut

la faire soi-même; quand il est permis d'être chez soi; quand on doit n'y être pas, quoiqu'on y

soit; quelles offres l'on doit faire, quelles offres l'autre doit rejeter; quel degré de tristesse on doit

prendre à telle ou telle mort; combien de temps on doit pleurer à la campagne; le jour où l'on

peut revenir se consoler à la ville; l'heure et la minute où l'affliction permet de donner le bal ou

d'aller au spectacle. Tout le monde y fait à la fois la même chose dans la même circonstance; tout

va par temps comme les évolutions d'un régiment en bataille: vous diriez que ce sont autant de

marionnettes clouées sur la même planche, ou tirées par le même fil.

Or, comme il n'est pas possible que tous ces gens qui font exactement la même chose soient

exactement affectés de même, il est clair qu'il faut les pénétrer par d'autres moyens pour les

connaître; il est clair que tout ce jargon n'est qu'un vain formulaire, et sert moins à juger des

moeurs que du ton qui règne à Paris. On apprend ainsi les propos qu'on y tient, mais rien de ce

qui peut servir à les apprécier. J'en dis autant de la plupart des écrits nouveaux; j'en dis autant de

la scène même, qui depuis Molière est bien plus un lieu où se débitent de jolies conversations

que la représentation de la vie civile. Il y a ici trois théâtres, sur deux desquels on représente des

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Julie ou La nouvelle Héloïse 154

êtres chimériques, savoir: sur l'un, des arlequins, des pantalons, des scaramouches; sur l'autre,

des dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisième on représente ces pièces immortelles dont la

lecture nous faisait tant de plaisir, et d'autres plus nouvelles qui paraissent de temps en temps

sur la scène. Plusieurs de ces pièces sont tragiques, mais peu touchantes; et si l'on y trouve

quelques sentiments naturels et quelque vrai rapport au coeur humain, elles n'offrent aucune

sorte d'instruction sur les moeurs particulières du peuple qu'elles amusent.

L'institution de la tragédie avait, chez ses inventeurs, un fondement de religion qui suffisait

pour l'autoriser. D'ailleurs, elle offrait aux Grecs un spectacle instructif et agréable dans les

malheurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s'était

délivré. Qu'on représente à Berne, à Zurich, à la Haye, l'ancienne tyrannie de la maison

d'Autriche, l'amour de la patrie et de la liberté nous rendra ces pièces intéressantes. Mais qu'on

me dise de quel usage sont ici les tragédies de Corneille, et ce qu'importe au peuple de Paris

Pompée ou Sertorius. Les tragédies grecques roulaient sur des événements réels ou réputés tels

par les spectateurs, et fondés sur des traditions historiques. Mais que fait une flamme héroïque

et pure dans l'âme des grands? Ne dirait-on pas que les combats de l'amour et de la vertu leur

donnent souvent de mauvaises nuits, et que le coeur a beaucoup à faire dans les mariages des

rois? Juge de la vraisemblance et de l'utilité de tant de pièces, qui roulent toutes sur ce

chimérique sujet!

Quant à la comédie, il est certain qu'elle doit représenter au naturel les moeurs du peuple pour

lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses défauts, comme on ôte devant un

miroir les taches de son visage. Térence et Plaute se trompèrent dans leur objet; mais avant eux

Aristophane et Ménandre avaient exposé aux Athéniens les moeurs athéniennes; et, depuis, le

seul Molière peignit plus naïvement encore celles des Français du siècle dernier à leurs propres

yeux. Le tableau a changé; mais il n'est plus revenu de peintre. Maintenant on copie au théâtre

les conversations d'une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n'y apprend rien des

moeurs des Français. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille âmes dont il n'est jamais

question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des

marquis; Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs

d'aujourd'hui, qui sont des gens d'un autre air, se croiraient déshonorés s'ils savaient ce qui se

passe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ouvrier; il ne leur faut que des

interlocuteurs illustres, et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l'élévation qu'ils ne

peuvent tirer de leur génie. Les spectateurs eux-mêmes sont devenus si délicats, qu'ils

craindraient de se compromettre à la comédie comme en visite, et ne daigneraient pas aller voir

en représentation des gens de moindre condition qu'eux. Ils sont comme les seuls habitants de

la terre: tout le reste n'est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maître d'hôtel, c'est

être comme tout le monde. Pour être comme tout le monde, il faut être comme très peu de gens.

Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des

gens de l'autre monde; et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant nécessaire pour se conduire

que pour exister. Il y a comme cela une poignée d'impertinents qui ne comptent qu'eux dans

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Julie ou La nouvelle Héloïse 155

tout l'univers, et ne valent guère la peine qu'on les compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font.

C'est pour eux uniquement que sont faits les spectacles; ils s'y montrent à la fois comme

représentés au milieu du théâtre, et comme représentants aux deux côtés; ils sont personnages

sur la scène, et comédiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphère du monde et des auteurs se

rétrécit; c'est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité: on n'y sait plus

montrer les hommes qu'en habit doré. Vous diriez que la France n'est peuplée que de comtes et

de chevaliers; et plus le peuple y est misérable et gueux, plus le tableau du peuple y est brillant et

magnifique. Cela fait qu'en peignant le ridicule des états qui servent d'exemple aux autres, on le

répand plutôt que de l'éteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins

au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et devenir encore plus fous qu'eux en les

imitant. Voilà de quoi fut cause Molière lui-même; il corrigea la cour en infectant la ville: et ses

ridicules marquis furent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui leur succédèrent.

En général, il y a beaucoup de discours et peu d'action sur la scène française: peut-être est-ce

qu'en effet le Français parle encore plus qu'il n'agit, ou du moins qu'il donne un bien plus grand

prix à ce qu'on dit qu'à ce qu'on fait. Quelqu'un disait, en sortant d'une pièce de Denys le Tyran:

"Je n'ai rien vu, mais j'ai entendu force paroles." Voilà ce qu'on peut dire en sortant des pièces

françaises. Racine et Corneille, avec tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs; et leur

successeur est le premier qui, à l'imitation des Anglais, ait osé mettre quelquefois la scène en

représentation. Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ronflants,

où l'on voit d'abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller.

Presque tout s'énonce en maximes générales. Quelque agités qu'ils puissent être, ils songent

toujours plus au public qu'à eux-mêmes; une sentence leur coûte moins qu'un sentiment: les

pièces de Racine et de Molière exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la

scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que

l'humilité chrétienne, n'y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignité maniérée

dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son

langage, ni à l'auteur de revêtir son personnage et de se transporter au lieu de la scène, mais le

tient toujours enchaîné sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les

plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes

élégantes; et si le désespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d'observer la

décence en tombant comme Polyxène, il ne tombe point; la décence le maintient debout après sa

mort, et tous ceux qui viennent d'expirer s'en retournent l'instant d'après sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Français ne cherche point sur la scène le naturel et l'illusion et n'y

veut que de l'esprit et des pensées; il fait cas de l'agrément et non de l'imitation, et ne se soucie

pas d'être séduit pourvu qu'on l'amuse. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle,

mais pour voir l'assemblée, pour en être vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet après la

pièce; et l'on ne songe à ce qu'on voit que pour savoir ce qu'on en dira. L'acteur pour eux est

toujours l'acteur, jamais le personnage qu'il représente. Cet homme qui parle en maître du

monde n'est point Auguste, c'est Baron; la veuve de Pompée est Adrienne; Alzire est

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Julie ou La nouvelle Héloïse 156

mademoiselle Gaussin; et ce fier sauvage est Grandval. Les comédiens, de leur côté, négligent

entièrement l'illusion dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les héros de

l'antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes françaises sur l'habit

romain; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré au blanc, et Brutus

en panier. Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succès des pièces: comme on ne voit

que l'acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l'auteur dans le drame: et si le costume

est négligé, cela se pardonne aisément; car on sait bien que Corneille n'était pas tailleur, ni

Crébillon perruquier.

Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, tout n'est ici que babil, jargon, propos sans

conséquence. Sur la scène comme dans le monde, on a beau écouter ce qui se dit, on n'apprend

rien de ce qui se fait et qu'a-t-on besoin de l'apprendre? Sitôt qu'un homme a parlé, s'informe-t-

on de sa conduite? N'a-t-il pas tout fait? N'est-il pas jugé? L'honnête homme d'ici n'est point

celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses; et un seul propos

inconsidéré, lâché sans réflexion, peut faire à celui qui le tient un tort irréparable que

n'effaceraient pas quarante ans d'intégrité. En un mot, bien que les oeuvres des hommes ne

ressemblent guère à leurs discours, je vois qu'on ne les peint que par leurs discours, sans égard à

leurs oeuvres; je vois aussi que dans une grande ville la société paraît plus douce, plus facile, plus

sûre même que parmi des gens moins étudiés; mais les hommes y sont-ils en effet plus humains,

plus modérés, plus justes? Je n'en sais rien. Ce ne sont encore là que des apparences; et sous ces

dehors si ouverts et si agréables, les coeurs sont peut-être plus cachés, plus enfoncés en dedans

que les nôtres. Etranger, isolé, sans affaires, sans liaisons, sans plaisirs, et ne voulant m'en

rapporter qu'à moi, le moyen de pouvoir prononcer?

Cependant je commence à sentir l'ivresse où cette vie agitée et tumultueuse plonge ceux qui la

mènent, et je tombe dans un étourdissement semblable à celui d'un homme aux yeux duquel on

fait passer rapidement une multitude d'objets. Aucun de ceux qui me frappent n'attache mon

coeur, mais tous ensemble en troublent et suspendent les affections, au point d'en oublier

quelques instants ce que je suis et à qui je suis. Chaque jour en sortant de chez moi j'enferme

mes sentiments sous la clef, pour en prendre d'autres qui se prêtent aux frivoles objets qui

m'attendent. Insensiblement je juge et raisonne comme j'entends juger et raisonner tout le

monde. Si quelquefois j'essaye de secouer les préjugés et de voir les choses comme elles sont, à

l'instant je suis écrasé d'un certain verbiage qui ressemble beaucoup à du raisonnement. On me

prouve avec évidence qu'il n'y a que le demi-philosophe qui regarde à la réalité des choses; que le

vrai sage ne les considère que par les apparences; qu'il doit prendre les préjugés pour principes,

les bienséances pour lois, et que la plus sublime sagesse consiste à vivre comme les fous.

Forcé de changer ainsi l'ordre de mes affections morales, forcé de donner un prix à des chimères,

et d'imposer silence à la nature et à la raison, je vois ainsi défigurer ce divin modèle que je porte

au dedans de moi, et qui servait à la fois d'objet à mes désirs et de règle à mes actions; je flotte de

caprice en caprice; et mes goûts étant sans cesse asservis à l'opinion, je ne puis être sûr un seul

jour de ce que j'aimerai le lendemain.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 157

Confus, humilié, consterné, de sentir dégrader en moi la nature de l'homme, et de me voir ravalé

si bas de cette grandeur intérieure où nos coeurs enflammés s'élevaient réciproquement, je

reviens le soir, pénétré d'une secrète tristesse, accablé d'un dégoût mortel, et le coeur vide et

gonflé comme un ballon rempli d'air. O amour! ô purs sentiments que je tiens de lui!... Avec quel

charme je rentre en moi-même! Avec quel transport j'y retrouve encore mes premières affections

et ma première dignité! Combien je m'applaudis d'y revoir briller dans tout son éclat l'image de

la vertu, d'y contempler la tienne, ô Julie, assise sur un trône de gloire et dissipant d'un souffle

tous ces prestiges! Je sens respirer mon âme oppressée, je crois avoir recouvré mon existence et

ma vie, et je reprends avec mon amour tous les sentiments sublimes qui le rendent digne de son

objet.

Lettre XVIII de Julie

Je viens, mon bon ami, de jouir d'un des plus doux spectacles qui puissent jamais charmer mes

yeux. La plus sage, la plus aimable des filles est enfin devenue la plus digne et la meilleure des

femmes. L'honnête homme dont elle a comblé les voeux, plein d'estime et d'amour pour elle, ne

respire que pour la chérir, l'adorer, la rendre heureuse; et je goûte le charme inexprimable d'être

témoin du bonheur de mon amie, c'est-à-dire de le partager. Tu n'y seras pas moins sensible, j'en

suis bien sûre, toi qu'elle aima toujours si tendrement, toi qui lui fus cher presque dès son

enfance, et à qui tant de bienfaits l'ont dû rendre encore plus chère. Oui, tous les sentiments

qu'elle éprouve se font sentir à nos coeurs comme au sien. S'ils sont des plaisirs pour elle, ils

sont pour nous des consolations; et tel est le prix de l'amitié qui nous joint, que la félicité d'un

des trois suffit pour adoucir les maux des deux autres.

Ne nous dissimulons pas pourtant que cette amie incomparable va nous échapper en partie. La

voilà dans un nouvel ordre de choses; la voilà sujette à de nouveaux engagements, à de nouveaux

devoirs; et son coeur, qui n'était qu'à nous, se doit maintenant à d'autres affections auxquelles il

faut que l'amitié cède le premier rang. Il y a plus, mon ami; nous devons de notre part devenir

plus scrupuleux sur les témoignages de son zèle; nous ne devons pas seulement consulter son

attachement pour nous et le besoin que nous avons d'elle, mais ce qui convient à son nouvel état,

et ce qui peut agréer ou déplaire à son mari. Nous n'avons pas besoin de chercher ce qu'exigerait

en pareil cas la vertu; les lois seules de l'amitié suffisent. Celui qui, pour son intérêt particulier,

pourrait compromettre un ami mériterait-il d'en avoir? Quand elle était fille, elle était libre, elle

n'avait à répondre de ses démarches qu'à elle-même, et l'honnêteté de ses intentions suffisait

pour la justifier à ses propres yeux. Elle nous regardait comme deux époux destinés l'un à

l'autre; et, son coeur sensible et pur alliant la plus chaste pudeur pour elle-même à la plus tendre

compassion pour sa coupable amie, elle couvrait ma faute sans la partager. Mais à présent tout

est changé; elle doit compte de sa conduite à un autre; elle n'a pas seulement engagé sa foi, elle a

aliéné sa liberté. Dépositaire en même temps de l'honneur de deux personnes, il ne lui suffit pas

d'être honnête, il faut encore qu'elle soit honorée; il ne lui suffit pas de ne rien faire que de bien,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 158

il faut encore qu'elle ne fasse rien qui ne soit approuvé. Une femme vertueuse ne doit pas

seulement mériter l'estime de son mari, mais l'obtenir; s'il la blâme, elle est blâmable; et, fût-elle

innocente, elle a tort sitôt qu'elle est soupçonnée: car les apparences mêmes sont au nombre de

ses devoirs.

Je ne vois pas clairement si toutes ces raisons sont bonnes, tu en seras le juge; mais un certain

sentiment intérieur m'avertit qu'il n'est pas bien que ma cousine continue d'être ma confidente,

ni qu'elle me le dise la première. Je me suis souvent trouvée en faute sur mes raisonnements,

jamais sur les mouvements secrets qui me les inspirent, et cela fait que j'ai plus de confiance à

mon instinct qu'à ma raison.

Sur ce principe, j'ai déjà pris un prétexte pour retirer tes lettres, que la crainte d'une surprise me

faisait tenir chez elle. Elle me les a rendues avec un serrement de coeur que le mien m'a fait

apercevoir, et qui m'a trop confirmé que j'avais fait ce qu'il fallait faire. Nous n'avons point eu

d'explication, mais nos regards en tenaient lieu; elle m'a embrassée en pleurant; nous sentions

sans nous rien dire combien le tendre langage de l'amitié a peu besoin du secours des paroles.

A l'égard de l'adresse à substituer à la sienne, j'avais songé d'abord à celle de Fanchon Anet, et

c'est bien la voie la plus sûre que nous pourrions choisir; mais, si cette jeune femme est dans un

rang plus bas que ma cousine, est-ce une raison d'avoir moins d'égards pour elle en ce qui

concerne l'honnêteté? N'est-il pas à craindre, au contraire, que des sentiments moins élevés ne

lui rendent mon exemple plus dangereux, que ce qui n'était pour l'une que l'effort d'une amitié

sublime ne soit pour l'autre un commencement de corruption, et qu'en abusant de sa

reconnaissance je ne force la vertu même à servir d'instrument au vice? Ah! n'est-ce pas assez

pour moi d'être coupable, sans me donner des complices, et sans aggraver mes fautes du poids

de celles d'autrui? N'y pensons point, mon ami: j'ai imaginé un autre expédient, beaucoup

moins sûr à la vérité, mais aussi moins répréhensible, en ce qu'il ne compromet personne et ne

nous donne aucun confident; c'est de m'écrire sous un nom en l'air, comme, par exemple, M. du

Bosquet, et de me mettre une enveloppe adressée à Regianino, que j'aurai soin de prévenir. Ainsi

Régianino lui-même ne saura rien; il n'aura tout au plus que des soupçons, qu'il n'oserait

vérifier, car milord Edouard de qui dépend sa fortune m'a répondu de lui. Tandis que notre

correspondance continuera par cette voie, je verrai si l'on peut reprendre celle qui nous servit

durant le voyage de Valais, ou quelque autre qui soit permanente et sûre.

Quand je ne connaîtrais pas l'état de ton coeur, je m'apercevrais, par l'humeur qui règne dans

tes relations, que la vie que tu mènes n'est pas de ton goût. Les lettres de M. de Muralt, dont on

s'est plaint en France, étaient moins sévères que les tiennes; comme un enfant qui se dépite

contre ses maîtres, tu te venges d'être obligé d'étudier le monde sur les premiers qui te

l'apprennent. Ce qui me surprend le plus est que la chose qui commence par te révolter est celle

qui prévient tous les étrangers, savoir, l'accueil des Français et le ton général de leur société,

quoique de ton propre aveu tu doives personnellement t'en louer. Je n'ai pas oublié la distinction

de Paris en particulier et d'une grande ville en général; mais je vois qu'ignorant ce qui convient à

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Julie ou La nouvelle Héloïse 159

l'un ou à l'autre, tu fais ta critique à bon compte, avant de savoir si c'est une médisance ou une

observation. Quoi qu'il ne soit, j'aime la nation française, et ce n'est pas m'obliger que d'en mal

parler. Je dois aux bons livres qui nous viennent d'elle la plupart des instructions que nous avons

prises ensemble. Si notre pays n'est plus barbare, à qui en avons-nous l'obligation? Les deux

plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fénelon, étaient tous deux Français:

Henri IV, le roi que j'aime, le bon roi, l'était. Si la France n'est pas le pays des hommes libres,

elle est celui des hommes vrais; et cette liberté vaut bien l'autre aux yeux du sage. Hospitaliers,

protecteurs de l'étranger, les Français lui passent même la vérité qui les blesse; et l'on se ferait

lapider à Londres si l'on y osait dire des Anglais la moitié du mal que les Français laissent dire

d'eux à Paris. Mon père, qui a passé sa vie en France, ne parle qu'avec transport de ce bon et

aimable peuple. S'il y a versé son sang au service du prince, le prince ne l'a point oublié dans sa

retraite, et l'honore encore de ses bienfaits; ainsi je me regarde comme intéressée à la gloire d'un

pays où mon père a trouvé la sienne. Mon ami, si chaque peuple a ses bonnes et mauvaises

qualités, honore au moins la vérité qui loue, aussi bien que la vérité qui blâme.

Je te dira plus; pourquoi perdrais-tu en visites oisives le temps qui te reste à passer aux lieux où

tu es? Paris est-il moins que Londres le théâtre des talents, et les étrangers y font-ils moins

aisément leur chemin? Crois-moi, tous les Anglais ne sont pas des lords Edouards, et tous les

Français ne ressemblent pas à ces beaux diseurs qui te déplaisent si fort. Tente, essaye, fais

quelques épreuves, ne fût-ce que pour approfondir les moeurs, et juger à l'oeuvre ces gens qui

parlent si bien. Le père de ma cousine dit que tu connais la constitution de l'Empire et les

intérêts des princes, milord Edouard trouve aussi que tu n'as pas mal étudié les principes de la

politique et les divers systèmes de gouvernement. J'ai dans la tête que les pays du monde où le

mérite est le plus honoré est celui qui te convient le mieux, et que tu n'as besoin que d'être

connu pour être employé. Quant à la religion, pourquoi la tienne te nuirait-elle plus qu'à un

autre? La raison n'est-elle pas le préservatif de l'intolérance et du fanatisme? Est-on plus bigot

en France qu'en Allemagne? Et qui t'empêcherait de pouvoir faire à Paris le même chemin que

M. de Saint-Saphorin a fait à Vienne? Si tu considères le but, les plus prompts essais ne doivent-

ils pas accélérer les succès? Si tu compares les moyens, n'est-il pas plus honnête encore de

s'avancer par ses talents que par ses amis? Si tu songes... Ah! cette mer... un plus long trajet...

J'aimerais mieux l'Angleterre, si Paris était au delà.

A propos de cette grande ville, oserais-je relever une affectation que je remarque dans tes lettres?

Toi qui me parlais des Valaisanes avec tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rien des

Parisiennes? Ces femmes galantes et célèbres valent-elles moins la peine d'être dépeintes que

quelques montagnardes simples et grossières? Crains-tu peut-être de me donner de l'inquiétude

par le tableau des plus séduisantes personnes de l'univers? Désabuse-toi, mon ami, ce que tu

peux faire de pis pour mon repos est de ne me point parler d'elles; et, quoi que tu m'en puisses

dire, ton silence à leur égard m'est beaucoup plus suspect que tes éloges.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 160

Je serais bien aise aussi d'avoir un petit mot sur l'Opéra de Paris, dont on dit ici des merveilles;

car enfin la musique peut être mauvaise, et le spectacle avoir ses beautés: s'il n'en a pas, c'est un

sujet pour ta médisance, et du moins, tu n'offenseras personne.

Je ne sais si c'est la peine de te dire qu'à l'occasion de la noce il m'est encore venu ces jours

passés deux épouseurs comme par rendez-vous: l'un d'Yverdun, gîtant, chassant de château en

château, l'autre du pays allemand, par le coche de Berne. Le premier est une manière de petit-

maître, parlant assez résolument pour faire trouver ses reparties spirituelles à ceux qui n'en

écoutent que le ton; l'autre est un grand nigaud timide, non de cette aimable timidité qui vient

de la crainte de déplaire, mais de l'embarras d'un sot qui ne sait que dire, et du mal aise d'un

libertin qui ne sent pas à sa place auprès d'une honnête fille. Sachant très positivement les

intentions de mon père au sujet de ces deux messieurs, j'use avec plaisir de la liberté qu'il me

laisse de les traiter à ma fantaisie et je ne crois pas que cette fantaisie laisse durer longtemps celle

qui les amène. Je les hais d'oser attaquer un coeur où tu règnes, sans armes pour te le disputer:

s'ils en avaient, je les haïrais davantage encore; mais où les prendraient-ils, eux, et d'autres, et

tout l'univers? Non, non, sois tranquille, mon aimable ami: quand je retrouverais un mérite égal

au tien, quand il se présenterait un autre que toi-même, encore le premier venu serait-il le seul

écouté. Ne t'inquiète donc point de ces deux espèces dont je daigne à peine te parler. Quel

plaisir j'aurais à leur mesurer deux doses de dégoût si parfaitement égales qu'ils prissent la

résolution de partir ensemble comme ils sont venus, et que je pusse t'apprendre à la fois le

départ de tous deux?

M. de Crouzas vient de nous donner une réfutation des épîtres de Pope, que j'ai lue avec ennui.

Je ne sais pas au vrai lequel des deux auteurs a raison; mais je sais bien que le livre de M. de

Crouzas ne fera jamais faire une bonne action, et qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit tenté de

faire en quittant celui de Pope. Je n'ai point, pour moi, d'autre manière de juger de mes lectures

que de sonder les dispositions où elles laissent mon âme, et j'imagine à peine quelle sorte de

bonté peut avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs au bien.

Adieu, mon trop cher ami, je ne voudrais pas finir sitôt; mais on m'attend, on m'appelle. Je te

quitte à regret, car je suis gaie et j'aime à partager avec toi mes plaisirs; ce qui les anime et les

redouble est que ma mère se trouve mieux depuis quelques jours; elle s'est senti assez de force

pour assister au mariage, et servir de mère à sa nièce, ou plutôt à sa seconde fille. La pauvre

Claire en a pleuré de joie. Juge de moi, qui, méritant si peu de la conserver, tremble toujours de

la perdre. En vérité elle fait les honneurs de la fête avec autant de grâce que dans sa plus parfaite

santé; il semble même qu'un reste de langueur rende sa naïve politesse encore plus touchante.

Non, jamais cette incomparable mère ne fut si bonne, si charmante, si digne d'être adorée. Sais-

tu qu'elle a demandé plusieurs fois de tes nouvelles à M. d'Orbe? Quoiqu'elle ne me parle point

de toi, je n'ignore pas qu'elle t'aime, et que, si jamais elle était écoutée, ton bonheur et le mien

seraient son premier ouvrage. Ah! si ton coeur sait être sensible, qu'il a besoin de l'être, et qu'il a

de dettes à payer!

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Julie ou La nouvelle Héloïse 161

Lettre XIX à Julie

Tiens, ma Julie, gronde-moi, querelle-moi, bats-moi; je souffrirai tout, mais je n'en continuerai

pas moins à te dire ce que je pense. Qui sera le dépositaire de tous mes sentiments, si ce n'est toi

qui les éclaires, et avec qui mon coeur se permettrait-il de parler si tu refusais de l'entendre?

Quand je te rends compte de mes observations et de mes jugements, c'est pour que tu les

corriges, non pour que tu les approuves; et plus je puis commettre d'erreurs, plus je dois me

presser de t'en instruire. Si je blâme les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m'en

excuserai point sur ce que je t'en parle en confidence; car je ne dis jamais rien d'un tiers que je ne

sois prêt à lui dire en face; et, dans tout ce que je t'écris des Parisiens; je ne fais que répéter ce

que je leur dis tous les jours à eux-mêmes. Ils ne m'en savent point mauvais gré; ils conviennent

de beaucoup de choses. Ils se plaignaient de notre Muralt, je le crois bien: on voit, on sent

combien il les hait, jusque dans les éloges qu'il leur donne; et je suis bien trompé si, même dans

ma critique, on n'aperçoit le contraire. L'estime et la reconnaissance que m'inspirent leurs

bontés ne font qu'augmenter ma franchise: elle peut n'être pas inutile à quelques-uns; et à la

manière dont tous supportent la vérité dans ma bouche, j'ose croire que nous sommes dignes,

eux de l'entendre, et moi de la dire. C'est en cela, ma Julie, que la vérité qui blâme est plus

honorable que la vérité qui loue; car la louange ne sert qu'à corrompre ceux qui la goûtent, et les

plus indignes en sont toujours les plus affamés; mais la censure est utile, et le mérite seul sait la

supporter. Je te le dis du fond de mon coeur, j'honore le Français comme le seul peuple qui aime

véritablement les hommes, et qui soit bienfaisant par caractère; mais c'est pour cela même que je

suis moins disposé à lui accorder cette admiration générale à laquelle il prétend même pour les

défauts qu'il avoue. Si les Français n'avaient point de vertus, je n'en dirais rien; s'ils n'avaient

point de vices, ils ne seraient pas hommes; ils ont trop de côtés louables pour être toujours

loués.

Quant aux tentatives dont tu me parles, elles me sont impraticables, parce qu'il faudrait

employer, pour les faire, des moyens qui ne me conviennent pas et que tu m'as interdits toi-

même. L'austérité républicaine n'est pas de mise en ce pays; il y faut des vertus plus flexibles, et

qui sachent mieux se plier aux intérêts des amis et des protecteurs. Le mérite est honoré, j'en

conviens; mais ici les talents qui mènent à la réputation ne sont point ceux qui mènent à la

fortune; et quand j'aurais le malheur de posséder ces derniers, Julie se résoudrait-elle à devenir la

femme d'un parvenu? En Angleterre c'est tout autre chose, et quoique les moeurs y vaillent peut-

être encore moins qu'en France, cela n'empêche pas qu'on n'y puisse parvenir par des chemins

plus honnêtes, parce que le peuple ayant plus de part au gouvernement, l'estime publique y est

un plus grand moyen de crédit. Tu n'ignores pas que le projet de milord Edouard est d'employer

cette voie en ma faveur, et le mien de justifier son zèle. Le lieu de la terre où je suis le plus loin de

toi est celui où je ne puis rien faire qui m'en rapproche. O Julie! s'il est difficile d'obtenir ta

main, il l'est bien plus de la mériter; et voilà la noble tâche que l'amour m'impose.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 162

Tu m'ôtes d'une grande peine en me donnant de meilleures nouvelles de ta mère. Je t'en voyais

déjà si inquiète avant mon départ, que je n'osai te dire ce que j'en pensais; mais je la trouvais

maigrie, changée, et je redoutais quelque maladie dangereuse. Conservez-la-moi, parce qu'elle

m'est chère, parce que mon coeur l'honore, parce que ses bontés font mon unique espérance, et

surtout parce qu'elle est mère de ma Julie.

Je te dirai sur les deux épouseurs que je n'aime point ce mot, même par plaisanterie: du reste, le

ton dont tu me parles d'eux m'empêche de les craindre, et je ne hais plus ces infortunés puisque

tu crois les haïr. Mais j'admire ta simplicité de penser connaître la haine: ne vois-tu pas que c'est

l'amour dépité que tu prends pour elle? Ainsi murmure la blanche colombe dont on poursuit le

bien-aimé. Va, Julie, va, fille incomparable, quand tu pourras haïr quelque chose, je pourrai

cesser de t'aimer.

P.-S. - Que je te plains d'être obsédée par ces deux importuns! Pour l'amour de toi-même, hâte-

toi de les renvoyer.

Lettre XX de Julie

Mon ami, j'ai remis à M. d'Orbe un paquet qu'il s'est chargé de t'envoyer à l'adresse de M.

Silvestre, chez qui tu pourras le retirer; mais je t'avertis d'attendre pour l'ouvrir que tu sois seul

et dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble à ton usage.

C'est une espèce d'amulette que les amants portent volontiers. La manière de s'en servir est

bizarre; il faut la contempler tous les matins un quart d'heure jusqu'à ce qu'on se sente pénétré

d'un certain attendrissement; alors on l'applique sur ses yeux, sur sa bouche, et sur son coeur:

cela sert, dit-on, de préservatif durant la journée contre le mauvais air du pays galant. On

attribue encore à ces sortes de talismans une vertu électrique très singulière, mais qui n'agit

qu'entre les amants fidèles; c'est de communiquer à l'un l'impression des baisers de l'autre à plus

de cent lieues de là. Je ne garantis pas le succès de l'expérience; je sais seulement qu'il ne tient

qu'à toi de la faire.

Tranquillise-toi sur les deux galants ou prétendants, ou comme tu voudras les appeler, car

désormais le nom ne fait plus rien à la chose. Ils sont partis: qu'ils aillent en paix. Depuis que je

ne les vois plus, je ne les hais plus.

Lettre XXI à Julie

Tu l'as voulu, Julie; il faut donc te les dépeindre, ces aimables Parisiennes. Orgueilleuse! cet

hommage manquait à tes charmes. Avec toute ta feinte jalousie, avec ta modestie et ton amour,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 163

je vois plus de vanité que de crainte cachée sous cette curiosité. Quoi qu'il en soit, je serai vrai: je

puis l'être; je le serais de meilleur coeur si j'avais davantage à louer. Que ne sont-elles cent fois

plus charmantes! que n'ont-elles assez d'attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens!

Tu te plaignais de mon silence! Eh, mon Dieu! que t'aurais-je dit? En lisant cette lettre, tu

sentiras pourquoi j'aimais à te parler des Valaisanes tes voisines, et pourquoi je ne te parlais

point des femmes de ce pays. C'est que les unes me rappelaient à toi sans cesse, et que les

autres... Lis, et puis tu me jugeras. Au reste, peu de gens pensent comme moi des dames

françaises, si même je ne suis sur leur compte tout à fait seul de mon avis. C'est sur quoi l'équité

m'oblige à te prévenir, afin que tu saches que je te les représente, non peut-être comme elles

sont, mais comme je les vois. Malgré cela, si je suis injuste envers elles, tu ne manqueras pas de

me censurer encore; et tu seras plus injuste que moi, car tout le tort en est à toi seule.

Commençons par l'extérieur. C'est à quoi s'en tiennent la plupart des observateurs. Si je les

imitais en cela, les femmes de ce pays auraient trop à s'en plaindre: elles ont un extérieur de

caractère aussi bien que de visage; et comme l'un ne leur est guère plus favorable que l'autre, on

leur fait tort en ne les jugeant que par là. Elles sont tout au plus passables de figure, et

généralement plutôt mal que bien: je laisse à part les exceptions. Menues plutôt que bien faites,

elles n'ont point la taille fine; aussi s'attachent-elles volontiers aux modes qui la déguisent: en

quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays, de vouloir bien imiter des modes faites

pour cacher les défauts qu'elles n'ont pas.

Leur démarche est aisée et commune. Leur port n'a rien d'affecté parce qu'elles n'aiment point à

se gêner; mais elles ont naturellement une certaine disinvoltura qui n'est pas dépourvue de

grâces, et qu'elles se piquent souvent de pousser jusqu'à l'étourderie. Elles ont le teint

médiocrement blanc et sont communément un peu maigres, ce qui ne contribue pas à leur

embellir la peau. A l'égard de la gorge, c'est l'autre extrémité des Valaisanes. Avec des corps

fortement serrés elles tâchent d'en imposer sur la consistance; il y a d'autres moyens d'en

imposer sur la couleur. Quoique je n'aie aperçu ces objets que de fort loin, l'inspection en est si

libre qu'il reste peu de chose à deviner. Ces dames paraissent mal entendre en cela leurs intérêts;

car, pour peu que le visage soit agréable, l'imagination du spectateur les servirait au surplus

beaucoup mieux que ses yeux; et, suivant le philosophe gascon, la faim entière est bien plus âpre

que celle qu'on a déjà rassasiée, au moins par un sens.

Leurs traits sont peu réguliers; mais, si elles ne sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui

supplée à la beauté, et l'éclipse quelquefois. Leurs yeux vifs et brillants ne sont pourtant ni

pénétrants ni doux. Quoiqu'elles prétendent les animer à force de rouge, l'expression qu'elles

leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colère que de celui de l'amour: naturellement

ils n'ont que de la gaieté; ou s'ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre, ils ne le

promettent jamais.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 164

Elles se mettent si bien, ou du moins elles en ont tellement la réputation, qu'elles servent en cela,

comme en tout, de modèle au reste de l'Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goût

un habillement plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies à leurs propres

modes. La mode domine les provinciales; mais les Parisiennes dominent la mode, et la savent

plier chacune à son avantage. Les premières sont comme des copistes ignorants et serviles qui

copient jusqu'aux fautes d'orthographe; les autres sont des auteurs qui copient en maîtres et

savent rétablir les mauvaises leçons.

Leur parure est plus recherchée que magnifique; il y règne plus d'élégance que de richesse. La

rapidité des modes, qui vieillit tout d'une année à l'autre, la propreté qui leur fait aimer à changer

souvent d'ajustement, les préservent d'une somptuosité ridicule: elles n'en dépensent pas moins,

mais leur dépense est mieux entendue; au lieu d'habits râpés et superbes comme en Italie, on

voit ici des habits plus simples et toujours frais. Les deux sexes ont à cet égard la même

modération, la même délicatesse et ce goût me fait grand plaisir: j'aime fort à ne voir ni galons ni

taches. Il n'y a point de peuple, excepté le nôtre, où les femmes surtout portent moins la dorure.

On voit les mêmes étoffes dans tous les états, et l'on aurait peine à distinguer une duchesse

d'une bourgeoise, si la première n'avait l'art de trouver des distinctions que l'autre n'oserait

imiter. Or ceci semble avoir sa difficulté; car quelque mode qu'on prenne à la cour, cette mode

est suivie à l'instant à la ville; et il n'en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales

et des étrangères, qui ne sont jamais qu'à la mode qui n'est plus. Il n'en est pas encore comme

dans les autres pays, où les plus grands étant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent

par un luxe que les autres ne peuvent égaler. Si les femmes de la cour prenaient ici cette voie,

elles seraient bientôt effacées par celles des financiers.

Qu'ont-elles donc fait? Elles ont choisi des moyens plus sûrs, plus adroits, et qui marquent plus

de réflexion. Elles savent que des idées de pudeur et de modestie sont profondément gravées

dans l'esprit du peuple. C'est là ce qui leur a suggéré des modes inimitables. Elles ont vu que le

peuple avait en horreur le rouge, qu'il s'obstine à nommer grossièrement du fard, elles se sont

appliqué quatre doigts, non de fard, mais de rouge; car, le mot changé, la chose n'est plus la

même. Elles ont vu qu'une gorge découverte est en scandale au public; elles ont largement

échancré leur corps. Elles ont vu... oh! bien des choses, que ma Julie, toute demoiselle qu'elle est,

ne verra sûrement jamais. Elles ont mis dans leurs manières le même esprit qui dirige leur

ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur a paru vile

et roturière; elles ont animé leur geste et leur propos d'une noble impudence; et il n'y a point

d'honnête homme à qui leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C'est ainsi que cessant d'être

femmes, de peur d'être confondues avec les autres femmes, elles préfèrent leur rang à leur sexe,

et imitent les filles de joie, afin de n'être pas imitées.

J'ignore jusqu'où va cette imitation de leur part, mais je sais qu'elles n'ont pu tout à fait éviter

celle qu'elles voulaient prévenir. Quant au rouge et aux corps échancrés, ils ont fait tout le

progrès qu'ils pouvaient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimé renoncer à leurs couleurs

naturelles et aux charmes que pouvait leur prêter l'amoroso pensier des amants, que de rester

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Julie ou La nouvelle Héloïse 165

mises comme des bourgeoises; et si cet exemple n'a point gagné les moindres états, c'est qu'une

femme à pied dans un pareil équipage n'est pas trop en sûreté contre les insultes de la populace.

Ces insultes sont le cri de la pudeur révoltée; et, dans cette occasion, comme en beaucoup

d'autres, la brutalité du peuple, plus honnête que la bienséance des gens polis, retient peut-être

ici cent mille femmes dans les bornes de la modestie: c'est précisément ce qu'ont prétendu les

adroites inventrices de ces modes.

Quant au maintien soldatesque et au ton grenadier, il frappe moins, attendu qu'il est plus

universel, et il n'est guère sensible qu'aux nouveaux débarqués. Depuis le faubourg Saint-

Germain jusqu'aux halles, il y a peu de femmes à Paris dont l'abord, le regard, ne soit d'une

hardiesse à déconcerter quiconque n'a rien vu de semblable en son pays; et de la surprise où

jettent ces nouvelles manières naît cet air gauche qu'on reproche aux étrangers. C'est encore pis

sitôt qu'elles ouvrent la bouche. Ce n'est point la voix douce et mignarde de nos Vaudoises; c'est

un certain accent dur, aigre, interrogatif, impérieux, moqueur, et plus fort que celui d'un

homme. S'il reste dans leur ton quelque grâce de leur sexe, leur manière intrépide et curieuse de

fixer les gens achève de l'éclipser. Il semble qu'elles se plaisent à jouir de l'embarras qu'elles

donnent à ceux qui les voient pour la première fois; mais il est à croire que cet embarras leur

plairait moins si elles en démêlaient mieux la cause.

Cependant, soit prévention de ma part en faveur de la beauté, soit instinct de la sienne à se faire

valoir, les belles femmes me paraissent en général un peu plus modestes, et je trouve plus de

décence dans leur maintien. Cette réserve ne leur coûte guère; elles sentent bien leurs avantages,

elles savent qu'elles n'ont pas besoin d'agaceries pour nous attirer. Peut-être aussi que

l'impudence est plus sensible et choquante, jointe à la laideur; et il est sûr qu'on couvrirait plutôt

de soufflets que de baisers un laid visage effronté, au lieu qu'avec la modestie il peut exciter une

tendre compassion qui mène quelquefois à l'amour. Mais quoique en général on remarque ici

quelque chose de plus doux dans le maintien des jolies personnes, il y a encore tant de

minauderies dans leur manières, et elles sont toujours si visiblement occupées d'elles-mêmes,

qu'on n'est jamais exposé dans ce pays à la tentation qu'avait quelquefois M. de Muralt auprès

des Anglaises, de dire à une femme qu'elle est belle pour avoir le plaisir de le lui apprendre.

La gaieté naturelle à la nation, ni le désir d'imiter les grands airs, ne sont pas les seules causes de

cette liberté de propos et de maintien qu'on remarque ici dans les femmes. Elle paraît avoir une

racine plus profonde dans les moeurs, par le mélange indiscret et continuel des deux sexes, qui

fait contracter à chacun d'eux l'air, le langage et les manières de l'autre. Nos Suissesses aiment

assez à rassembler entre elles, elles y vivent dans une douce familiarité, et quoique apparemment

elles ne haïssent pas le commerce des hommes, il est certain que la présence de ceux-ci jette une

espèce de contrainte dans cette petite gynécocratie. A Paris, c'est tout le contraire; les femmes

n'aiment à vivre qu'avec les hommes, elles ne sont à leur aise qu'avec eux. Dans chaque société la

maîtresse de la maison est presque toujours seule au milieu d'un cercle d'hommes. On a peine à

concevoir d'où tant d'hommes peuvent se répandre partout; mais Paris est plein d'aventuriers et

de célibataires qui passent leur vie à courir de maison en maison; et les hommes semblent,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 166

comme les espèces, se multiplier par la circulation. C'est donc là qu'une femme apprend à parler,

agir et penser comme eux, et eux comme elle. C'est là qu'unique objet de leurs petites

galanteries, elle jouit paisiblement de ces insultants hommages auxquels on ne daigne pas même

donner un air de bonne foi. Qu'importe? sérieusement ou par plaisanterie, on s'occupe d'elle, et

c'est tout ce qu'elle veut. Qu'une autre femme survienne, à l'instant le ton de cérémonie succède

à la familiarité, les grands airs commencent, l'attention des hommes se partage, et l'on se tient

mutuellement dans une secrète gêne dont on ne sort plus qu'en se séparant.

Les femmes de Paris aiment à voir les spectacles, c'est-à-dire à y être vues; mais leur embarras,

chaque fois qu'elles y veulent aller, est de trouver une compagne; car l'usage ne permet à aucune

femme d'y aller seule en grande loge, pas même avec son mari, pas même avec un autre homme.

On ne saurait dire combien, dans ce pays si sociable, ces parties sont difficiles à former; de dix

qu'on en projette, il en manque neuf: le désir d'aller au spectacle les fait lier; l'ennui d'y aller

ensemble les fait rompre. Je crois que les femmes pourraient abroger aisément cet usage inepte;

car où est la raison de ne pouvoir se montrer seule en public? Mais c'est peut-être ce défaut de

raison qui le conserve. Il est bon de tourner autant qu'on peut les bienséances sur des choses où

il serait inutile d'en manquer. Que gagnerait une femme au droit d'aller sans compagne à

l'Opéra? Ne vaut-il pas mieux réserver ce droit pour recevoir en particulier ses amis?

Il est sûr que mille liaisons secrètes doivent être le fruit de leur manière de vivre éparses et

isolées parmi tant d'hommes. Tout le monde en convient aujourd'hui, et l'expérience a détruit

l'absurde maxime de vaincre les tentations en les multipliant. On ne dit donc plus que cet usage

est plus honnête, mais qu'il est plus agréable, et c'est ce que je ne crois pas plus vrai; car quel

amour peut régner où la pudeur est en dérision, et quel charme peut avoir une vie privée à la fois

d'amour et d'honnêteté? Aussi, comme le grand fléau de tous ces gens si dissipés est l'ennui, les

femmes se soucient-elles moins d'être aimées qu'amusées: la galanterie et les soins valent mieux

que l'amour auprès d'elles, et, pourvu qu'on soit assidu, peu leur importe qu'on soit passionné.

Les mots même d'amour et d'amant sont bannis de l'intime société des deux sexes, et relégués

avec ceux de chaîne et de flamme dans les romans qu'on ne lit plus.

Il semble que tout l'ordre des sentiments naturels soit ici renversé. Le coeur n'y forme aucune

chaîne; il n'est point permis aux filles d'en avoir un; ce droit est réservé aux seules femmes

mariées, et n'exclut du choix personne que leurs maris. Il vaudrait mieux qu'une mère eût vingt

amants que sa fille un seul. L'adultère n'y révolte point, on n'y trouve rien de contraire à la

bienséance: les romans les plus décents, ceux que tout le monde lit pour s'instruire, en sont

pleins; et le désordre n'est plus blâmable sitôt qu'il est joint à l'infidélité. O Julie! telle femme qui

n'a pas craint de souiller cent fois le lit conjugal oserait d'une bouche impure accuser nos chastes

amours, et condamner l'union de deux coeurs sincères qui ne surent jamais manquer de foi! On

dirait que le mariage n'est pas à Paris de la même nature que partout ailleurs. C'est un

sacrement, à ce qu'ils prétendent, et ce sacrement n'a pas la force des moindres contrats civils; il

semble n'être que l'accord de deux personnes libres qui conviennent de demeurer ensemble, de

porter le même nom, de reconnaître les mêmes enfants, mais qui n'ont, au surplus, aucune sorte

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Julie ou La nouvelle Héloïse 167

de droit l'une sur l'autre; et un mari qui s'aviserait de contrôler ici la mauvaise conduite de sa

femme n'exciterait pas moins de murmures que celui qui souffrirait chez nous le désordre public

de la sienne. Les femmes, de leur côté, n'usent pas de rigueur envers leurs maris et l'on ne voit

pas encore qu'elles les fassent punir d'imiter leurs infidélités. Au reste, comment attendre de

part ou d'autre un effet plus honnête d'un lien où le coeur n'a point été consulté? Qui n'épouse

que la fortune ou l'état ne doit rien à la personne.

L'amour même, l'amour a perdu ses droits, et n'est pas moins dénaturé que le mariage. Si les

époux sont ici des garçons et des filles qui demeurent ensemble pour vivre avec plus de liberté,

les amants sont des gens indifférents qui se voient par amusement, par air, par habitude, ou pour

le besoin du moment: le coeur n'a que faire à ces liaisons; on n'y consulte que la commodité et

certaines convenances extérieures. C'est, si l'on veut, se connaître, vivre ensemble, s'arranger, se

voir, moins encore s'il est possible. Une liaison de galanterie dure un peu plus qu'une visite; c'est

un recueil de jolis entretiens et de jolies lettres pleines de portraits, de maximes, de philosophie,

et de bel esprit. A l'égard du physique, il n'exige pas tant de mystère; on a très sensément trouvé

qu'il fallait régler sur l'instant des désirs la facilité de les satisfaire: la première venue, le premier

venu, l'amant ou un autre, un homme est toujours un homme, tous sont presque également

bons; et il y a du moins à cela de la conséquence, car pourquoi serait-on plus fidèle à l'amant

qu'au mari? Et puis à certain âge tous les hommes sont à peu près le même homme, toutes les

femmes la même femme; toutes ces poupées sortent de chez la même marchande de modes, et il

n'y a guère d'autre choix à faire que ce qui tombe le plus commodément sous la main.

Comme je ne sais rien de ceci par moi-même, on m'en a parlé sur un ton si extraordinaire qu'il

ne m'a pas été possible de bien entendre ce qu'on m'en a dit. Tout ce que j'en ai conçu, c'est que,

chez la plupart des femmes, l'amant est comme un des gens de la maison: s'il ne fait pas son

devoir, on le congédie et l'on en prend un autre; s'il trouve mieux ailleurs, ou s'ennuie du métier,

il quitte, et l'on en prend un autre. Il y a, dit-on, des femmes assez capricieuses pour essayer

même du maître de la maison; car enfin c'est encore une espèce d'homme. Cette fantaisie ne

dure pas; quand elle est passée, on le chasse et l'on en prend un autre, ou s'il s'obstine, on le

garde, et l'on en prend un autre.

"Mais, disais-je à celui qui m'expliquait ces étranges usages, comment une femme vit-elle

ensuite avec tous ces autres-là qui ont ainsi pris ou reçu leur congé? - Bon! reprit-il, elle n'y vit

point. On ne se voit plus, on ne se connaît plus. Si jamais la fantaisie prenait de renouer, on

aurait une nouvelle connaissance à faire, et ce serait beaucoup qu'on se souvînt de s'être vus. - Je

vous entends, lui dis-je; mais j'ai beau réduire ces exagérations, je ne conçois pas comment,

après une union si tendre, on peut se voir de sang-froid, comment le coeur ne palpite pas au nom

de ce qu'on a une fois aimé, comment on ne tressaillit pas à sa rencontre. - Vous me faites rire,

interrompit-il, avec vos tressaillements; vous voudriez donc que nos femmes ne fissent autre

chose que tomber en syncope?"

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Julie ou La nouvelle Héloïse 168

Supprime une partie de ce tableau trop chargé sans doute, place Julie à côté du reste, et

souviens-toi de mon coeur; je n'ai rien de plus à te dire.

Il faut cependant l'avouer, plusieurs de ces impressions désagréables s'effacent par l'habitude. Si

le mal se présente avant le bien, il ne l'empêche pas de se montrer à son tour; les charmes de

l'esprit et du naturel font valoir ceux de la personne. La première répugnance vaincue devient

bientôt un sentiment contraire. C'est l'autre point de vue du tableau, et la justice ne permet pas

de ne l'exposer que par le côté désavantageux.

C'est le premier inconvénient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce

qu'ils sont, et que la société leur donne pour ainsi dire un être différent du leur. Cela est vrai,

surtout à Paris, et surtout à l'égard des femmes, qui tirent des regards d'autrui la seule existence

dont elles se soucient. En abordant une dame dans une assemblée, au lieu d'une Parisienne que

vous croyez voir, vous ne voyez qu'un simulacre de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa

démarche, sa taille, sa gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses propos, ses manières, rien de

tout cela n'est à elle; et si vous la voyiez dans son état naturel, vous ne pourriez la reconnaître.

Or cet échange est rarement favorable à celles qui le font, et en général il n'y a guère à gagner à

tout ce qu'on substitue à la nature. Mais on ne l'efface jamais entièrement; elle s'échappe

toujours par quelque endroit, et c'est dans une certaine adresse à la saisir que consiste l'art

d'observer. Cet art n'est pas difficile vis-à-vis des femmes de ce pays; car, comme elles ont plus

de naturel qu'elles ne croient en avoir, pour peu qu'on les fréquente assidûment, pour peu qu'on

les détache de cette éternelle représentation qui leur plaît si fort, on les voit bientôt comme elles

sont; et c'est alors que toute l'aversion qu'elles ont d'abord inspirée se change en estime et en

amitié.

Voilà ce que j'eus occasion d'observer la semaine dernière dans une partie de campagne où

quelques femmes nous avaient assez étourdiment invités, moi et quelques autres nouveaux

débarqués, sans trop s'assurer que nous leur convenions, ou peut-être pour avoir le plaisir d'y

rire de nous à leur aise. Cela ne manqua pas d'arriver le premier jour. Elles nous accablèrent

d'abord de traits plaisants et fins, qui tombant toujours sans rejaillir, épuisèrent bientôt leur

carquois. Alors elles s'exécutèrent de bonne grâce, et ne pouvant nous amener à leur ton, elles

furent réduites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se trouvèrent bien de cet échange; pour moi,

je m'en trouvai à merveille; je vis avec surprise que je m'éclairais plus avec elles que je n'aurais

fait avec beaucoup d'hommes. Leur esprit ornait si bien le bon sens, que je regrettais ce qu'elles

en avaient mis à le défigurer; et je déplorais, en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant

d'aimables personnes ne manquassent de raison que parce qu'elles ne voulaient pas en avoir. Je

vis aussi que les grâces familières et naturelles effaçaient insensiblement les airs apprêtés de la

ville; car, sans y songer, on prend des manières assortissantes aux choses qu'on dit, et il n'y a pas

moyen de mettre à des discours sensés les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies

depuis qu'elles ne cherchaient plus tant à l'être, et je sentis qu'elles n'avaient besoin pour plaire

que de ne se pas déguiser. J'osai soupçonner sur ce fondement que Paris, ce prétendu siège du

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Julie ou La nouvelle Héloïse 169

goût, est peut-être le lieu du monde où il y en a le moins, puisque tous les soins qu'on y prend

pour plaire défigurent la véritable beauté.

Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble, contents les uns des autres et de nous-

mêmes. Au lieu de passer en revue Paris et ses folies, nous l'oubliâmes. Tout notre soin se

bornait à jouir entre nous d'une société agréable et douce. Nous n'eûmes besoin ni de satires ni

de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur; et nos ris n'étaient pas de raillerie, mais de

gaieté, comme ceux de ta cousine.

Une autre chose acheva de me faire changer d'avis sur leur compte. Souvent, au milieu de nos

entretiens les plus animés, on venait dire un mot à l'oreille de la maîtresse de la maison. Elle

sortait, allait s'enfermer pour écrire, et ne rentrait de longtemps. Il était aisé d'attribuer ces

éclipses à quelque correspondance de coeur, ou de celles qu'on appelle ainsi. Une autre femme

en glissa légèrement un mot qui fut assez mal reçu; ce qui me fit juger que si l'absente manquait

d'amants, elle avait au moins des amis. Cependant la curiosité m'ayant donné quelque attention,

quelle fut ma surprise en apprenant que ces prétendus grisons de Paris étaient des paysans de la

paroisse qui venaient, dans leurs calamités, implorer la protection de leur dame; l'un surchargé

de tailles à la décharge d'un plus riche, l'autre enrôlé dans la milice sans égard pour son âge et

pour ses enfants; l'autre écrasé d'un puissant voisin par un procès injuste; l'autre ruiné par la

grêle, et dont on exigeait le bail à la rigueur. Enfin tous avaient quelque grâce à demander, tous

étaient patiemment écoutés, on n'en rebutait aucun, et le temps attribué aux billets doux était

employé à écrire en faveur de ces malheureux. Je ne saurais te dire avec quel étonnement j'appris

et le plaisir que prenait une femme si jeune et si dissipée à remplir ces aimables devoirs, et

combien peu elle y mettait d'ostentation. Comment! disais-je tout attendri, quand ce serait Julie

elle ne ferait pas autrement. Dès cet instant je ne l'ai plus regardée qu'avec respect, et tous ses

défauts sont effacés à mes yeux.

Sitôt que mes recherches se sont tournées de ce côté, j'ai appris mille choses à l'avantage de ces

mêmes femmes que j'avais d'abord trouvées si insupportables. Tous les étrangers conviennent

unanimement qu'en écartant les propos à la mode, il n'y a point de pays au monde où les

femmes soient plus éclairées, parlent en général plus sensément, plus judicieusement, et sachent

donner, au besoin, de meilleurs conseils. Otons le jargon de la galanterie et du bel esprit, quel

parti tirerons-nous de la conversation d'une Espagnole, d'une Italienne, d'une Allemande?

Aucun; et tu sais, Julie, ce qu'il en est communément de nos Suissesses. Mais qu'on ose passer

pour peu galant, et tirer les Françaises de cette forteresse, dont à la vérité elles n'aiment guère à

sortir, on trouve encore à qui parler en rase campagne, et l'on croit combattre avec un homme,

tant elles savent s'armer de raison et faire de nécessité vertu. Quant au bon caractère, je ne

citerai point le zèle avec lequel elles servent leurs amis; car il peut régner en cela une certaine

chaleur d'amour-propre qui soit de tous les pays; mais quoique ordinairement elles n'aiment

qu'elles-mêmes, une longue habitude, quand elles ont assez de constance pour l'acquérir, leur

tient lieu d'un sentiment assez vif: celle qui peuvent supporter un attachement de dix ans le

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Julie ou La nouvelle Héloïse 170

gardent ordinairement toute leur vie, et elles aiment leurs vieux amis plus tendrement, plus

sûrement au moins que leurs jeunes amants.

Une remarque assez commune, qui semble être à la charge des femmes, est qu'elles font tout en

ce pays, et par conséquent plus de mal que de bien; mais ce qui les justifie est qu'elles font le mal

poussées par les hommes, et le bien de leur propre mouvement. Ceci ne contredit point ce que je

disais ci-devant, que le coeur n'entre pour rien dans le commerce des deux sexes; car la

galanterie française a donné aux femmes un pouvoir universel qui n'a besoin d'aucun tendre

sentiment pour se soutenir. Tout dépend d'elles: rien ne se fait que par elles ou pour elles;

l'Olympe et le Parnasse, la gloire et la fortune, sont également sous leurs lois. Les livres n'ont de

prix, les auteurs n'ont d'estime, qu'autant qu'il plaît aux femmes de leur en accorder; elles

décident souverainement des plus hautes connaissances, ainsi que des plus agréables. Poésie,

littérature, histoire, philosophie, politique même; on voit d'abord au style de tous les livres qu'ils

sont écrits pour amuser de jolies femmes, et l'on vient de mettre la Bible en histoires galantes.

Dans les affaires, elles ont pour obtenir ce qu'elles demandent un ascendant naturel jusque sur

leurs maris, non parce qu'ils sont leurs maris, mais parce qu'ils sont hommes, et qu'il est

convenu qu'un homme ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne.

Au reste cette autorité ne suppose ni attachement ni estime, mais seulement de la politesse et de

l'usage du monde; car d'ailleurs il n'est pas moins essentiel à la galanterie française de mépriser

les femmes que de les servir. Ce mépris est une sorte de titre qui leur en impose: c'est un

témoignage qu'on a vécu assez avec elles pour les connaître. Quiconque les respecterait

passerait à leurs yeux pour un novice, un paladin, un homme qui n'a connu les femmes que dans

les romans. Elles se jugent avec tant d'équité que les honorer serait être indigne de leur plaire; et

la première qualité de l'homme à bonnes fortunes est d'être souverainement impertinent.

Quoi qu'il en soit, elles ont beau se piquer de méchanceté, elles sont bonnes en dépit d'elles; et

voici à quoi surtout leur bonté de coeur est utile. En tout pays les gens chargés de beaucoup

d'affaires sont toujours repoussants et sans commisération; et Paris étant le centre des affaires

du plus grand peuple de l'Europe, ceux qui les font sont aussi les plus durs des hommes. C'est

donc aux femmes qu'on s'adresse pour avoir des grâces; elles sont le recours des malheureux;

elles ne ferment point l'oreille à leurs plaintes; elles les écoutent, les consolent et les servent. Au

milieu de la vie frivole qu'elles mènent, elles savent dérober des moments à leurs plaisirs pour les

donner à leur bon naturel; et si quelques-unes font un infâme commerce des services qu'elles

rendent, des milliers d'autres s'occupent tous les jours gratuitement à secourir le pauvre de leur

bourse et l'opprimé de leur crédit. Il est vrai que leurs soins sont souvent indiscrets, et qu'elles

nuisent sans scrupule au malheureux qu'elles ne connaissent pas, pour servir le malheureux

qu'elles connaissent; mais comment connaître tout le monde dans un si grand pays, et que peut

faire de plus la bonté d'âme séparée de la véritable vertu, dont le plus sublime effort n'est pas

tant de faire le bien que de ne jamais mal faire? A cela près, il est certain qu'elles ont du penchant

au bien, qu'elles en font beaucoup, qu'elles le font de bon coeur, que ce sont elles seules qui

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Julie ou La nouvelle Héloïse 171

conservent dans Paris le peu d'humanité qu'on y voit régner encore, et que sans elles on verrait

les hommes avides et insatiables s'y dévorer comme des loups.

Voilà ce que je n'aurais point appris si je m'en étais tenu aux peintures des faiseurs de romans et

de comédies, lesquels voient plutôt dans les femmes des ridicules qu'ils partagent que les

bonnes qualités qu'ils n'ont pas, ou qui peignent des chefs-d'oeuvre de vertus qu'elles se

dispensent d'imiter en les traitant de chimères, au lieu de les encourager au bien en louant celui

qu'elles font réellement. Les romans sont peut-être la dernière instruction qu'il reste à donner à

un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile: je voudrais qu'alors la

composition de ces sortes de livres ne fût permise qu'à des gens honnêtes mais sensibles, dont le

coeur se peignît dans leurs écrits; à des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de

l'humanité, qui ne montrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des

hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d'abord moins austère, et puis du sein du

vice les y sussent conduire insensiblement.

Je t'en ai prévenue, je ne suis en rien de l'opinion commune sur le compte des femmes de ce

pays. On leur trouve unanimement l'abord le plus enchanteur, les grâces les plus séduisantes, la

coquetterie la plus raffinée, le sublime de la galanterie, et l'art de plaire au souverain degré. Moi,

je trouve leur abord choquant, leur coquetterie repoussante, leurs manières sans modestie.

J'imagine que le coeur doit se fermer à toutes leurs avances; et l'on ne me persuadera jamais

qu'elles puissent un moment parler de l'amour sans se montrer également incapables d'en

inspirer et d'en ressentir.

D'un autre côté, la renommée apprend à se défier de leur caractère; elle les peint frivoles, rusées,

artificieuses, étourdies, volages, parlant bien, mais ne pensant point, sentant encore moins, et

dépensant ainsi tout leur mérite en vain babil. Tout cela me paraît à moi leur être extérieur,

comme leurs paniers et leur rouge. Ce sont des vices de parade qu'il faut avoir à Paris, et qui

dans le fond couvrent en elles du sens, de la raison, de l'humanité, du bon naturel. Elles sont

moins indiscrètes, moins tracassières que chez nous, moins peut-être que partout ailleurs. Elles

sont plus solidement instruites, et leur instruction profite mieux à leur jugement. En un mot, si

elles me déplaisent par tout ce qui caractérise leur sexe qu'elles ont défiguré, je les estime par des

rapports avec le nôtre qui nous font honneur; et je trouve qu'elles seraient cent fois plutôt des

hommes de mérite que d'aimables femmes.

Conclusion: si Julie n'eût point existé, si mon coeur eût pu souffrir quelque autre attachement

que celui pour lequel il était né, je n'aurais jamais pris à Paris ma femme, encore moins ma

maîtresse: mais je m'y serais fait volontiers une amie; et ce trésor m'eût consolé peut-être de n'y

pas trouver les deux autres.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 172

Lettre XXII à Julie

Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il

n'était toujours point venu; et, dévoré d'une mortelle impatience, j'ai fait le voyage sept fois

inutilement. Enfin la huitième, j'ai reçu le paquet. A peine l'ai-je eu dans les mains, que, sans

payer le port, sans m'en informer, sans rien dire à personne, je suis sorti comme un étourdi; et,

ne voyant le moment de rentrer chez moi, j'enfilais avec tant de précipitation des rues que je ne

connaissais point, qu'au bout d'une demi-heure, cherchant la rue de Tournon où je loge, je me

suis trouvé dans le Marais, à l'autre extrémité de Paris. J'ai été obligé de prendre un fiacre pour

revenir plus promptement; c'est la première fois que cela m'est arrivé le matin pour mes affaires:

je ne m'en sers même qu'à regret l'après-midi pour quelques visites; car j'ai deux jambes fort

bonnes dont je serais bien fâché qu'un peu plus d'aisance dans ma fortune me fît négliger

l'usage.

J'étais fort embarrassé dans mon fiacre avec mon paquet; je ne voulais l'ouvrir que chez moi,

c'était ton ordre. D'ailleurs une sorte de volupté qui me laisse oublier la commodité dans les

choses communes me la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n'y puis souffrir

aucune sorte de distraction, et je veux avoir du temps et mes aises pour savourer tout ce qui me

vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec une inquiète curiosité dont je n'étais pas le maître; je

m'efforçais de palper à travers les enveloppes ce qu'il pouvait contenir; et l'on eût dit qu'il me

brûlait les mains à voir les mouvements continuels qu'il faisait de l'une à l'autre. Ce n'est pas

qu'à son volume, à son poids, au ton de ta lettre, je n'eusse quelque soupçon de la vérité; mais le

moyen de concevoir comment tu pouvais avoir trouvé l'artiste et l'occasion? Voilà ce que je ne

conçois pas encore: c'est un miracle de l'amour; plus il passe ma raison, plus il enchante mon

coeur; et l'un des plaisirs qu'il me donne est celui de n'y rien comprendre.

J'arrive enfin, je vole, je m'enferme dans ma chambre, je m'asseye hors d'haleine, je porte une

main tremblante sur le cachet. O première influence du talisman! j'ai senti palpiter mon coeur à

chaque papier que j'ôtais, et je me suis bientôt trouvé tellement oppressé que j'ai été forcé de

respirer un moment sur la dernière enveloppe... Julie!... ô ma Julie! le voile est déchiré... je te

vois... je vois tes divins attraits! Ma bouche et mon coeur leur rendent le premier hommage, mes

genoux fléchissent... Charmes adorés, encore une fois vous aurez enchanté mes yeux! Qu'il est

prompt, qu'il est puissant, le magique effet de ces traits chéris! Non, il ne faut point, comme tu

prétends, un quart d'heure pour le sentir; une minute, un instant suffit pour arracher de mon

sein mille ardents soupirs, et me rappeler avec ton image celle de mon bonheur passé. Pourquoi

faut-il que la joie de posséder un si précieux trésor soit mêlée d'une si cruelle amertume? Avec

quelle violence il me rappelle des temps qui ne sont plus! Je crois, en le voyant, te revoir encore;

je crois me retrouver à ces moments délicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma

vie, et que le ciel m'a donnés et ravis dans sa colère. Hélas! un instant me désabuse, toute la

douleur de l'absence se ranime et s'aigrit en m'ôtant l'erreur qui l'a suspendue, et je suis comme

ces malheureux dont on n'interrompt les tourments que pour les leur rendre plus sensibles.

Dieux! quels torrents de flammes mes avides regards puisent dans cet objet inattendu! ô comme

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Julie ou La nouvelle Héloïse 173

il ranime au fond de mon coeur tous les mouvements impétueux que ta présence y faisait naître!

O Julie, s'il était vrai qu'il pût transmettre à tes sens le délire et l'illusion des miens!... Mais

pourquoi ne le serait-il pas? Pourquoi des impressions que l'âme porte avec tant d'activité

n'iraient-elles pas aussi loin qu'elle? Ah! chère amante! où que tu sois, quoi que tu fasses au

moment où j'écris cette lettre, au moment où ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant

adresse à ta personne, ne sens-tu pas ton charmant visage inondé des pleurs de l'amour et de la

tristesse? Ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressés, comprimés, accablés de

mes ardents baisers? Ne te sens-tu pas embraser tout entière du feu de mes lèvres brûlantes?...

Ciel! qu'entends-je? Quelqu'un vient... Ah! serrons, cachons mon trésor... un importun!...

Maudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux!... Puisse-t-il ne jamais aimer... ou

vivre loin de ce qu'il aime!

Lettre XXIII à Madame d'Orbe

C'est à vous, charmante cousine, qu'il faut rendre compte de l'Opéra; car bien que vous ne m'en

parliez point dans vos lettres, et que Julie vous ait gardé le secret, je vois d'où lui vient cette

curiosité. J'y fus une fois pour contenter la mienne; j'y suis retourné pour vous deux autres fois.

Tenez-m'en quitte, je vous prie, après cette lettre. J'y puis retourner encore, y bâiller, y souffrir, y

périr pour votre service; mais y rester éveillé et attentif, cela ne m'est pas possible.

Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux théâtre, que je vous rende compte de ce qu'on

en dit ici; le jugement des connaisseurs pourra redresser le mien si je m'abuse.

L'Opéra de Paris passe à Paris pour le spectacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus

admirable qu'inventa jamais l'art humain. C'est, dit-on, le plus superbe monument de la

magnificence de Louis XIV. Il n'est pas si libre à chacun que vous le pensez de dire son avis sur

ce grave sujet. Ici l'on peut disputer de tout, hors de la musique et de l'Opéra; il y a du danger à

manquer de dissimulation sur ce seul point. La musique française se maintient par une

inquisition très sévère; et la première chose qu'on insinue par forme de leçon à tous les étrangers

qui viennent dans ce pays, c'est que tous les étrangers conviennent qu'il n'y a rien de si beau

dans le reste du monde que l'Opéra de Paris. En effet, la vérité est que les plus discrets s'en

taisent, et n'osent rire qu'entre eux.

Il faut convenir pourtant qu'on y représente à grands frais, non seulement toutes les merveilles

de la nature, mais beaucoup d'autres merveilles bien plus grandes que personne n'a jamais vues;

et sûrement Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par celui où il dit qu'on voit pêle-mêle des

dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fées, de la fureur, de la joie, un feu, une

gigue, une bataille et un bal.

Cet assemblage si magnifique et si bien ordonné est regardé comme s'il contenait en effet toutes

les choses qu'il représente. En voyant paraître un temple, on est saisi d'un saint respect; et pour

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Julie ou La nouvelle Héloïse 174

peu que la déesse en soit jolie, le parterre est à moitié païen. On n'est pas si difficile ici qu'à la

Comédie-Française. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent revêtir un comédien de son

personnage ne peuvent à l'Opéra séparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se

roidissent contre une illusion raisonnable, et ne s'y prêtent qu'autant qu'elle est absurde et

grossière. Ou peut-être que des dieux leur coûtent moins à concevoir que des héros. Jupiter

étant d'une autre nature que nous, on en peut penser ce qu'on veut; mais Caton était un homme,

et combien d'hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister?

L'Opéra n'est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payés pour se donner en

spectacle au public: ce sont, il est vrai, des gens que le public paye et qui se donnent en spectacle;

mais tout cela change de nature, attendu que c'est une Académie Royale de musique, une espèce

de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de

justice ni de fidélité. Voilà, cousine, comment, dans certains pays, l'essence des choses tient aux

mots, et comment des noms honnêtes suffisent pour honorer ce qui l'est le moins.

Les membres de cette noble Académie ne dérogent point. En revanche ils sont excommuniés, ce

qui est précisément le contraire de l'usage des autres pays; mais peut-être, ayant eu le choix,

aiment-ils mieux être nobles et damnés, que roturiers et bénis. J'ai vu sur le théâtre un chevalier

moderne aussi fier de son métier qu'autrefois l'infortuné Labérius fut humilié du sien quoiqu'il

le fît par force et ne récitât que ses propres ouvrages. Aussi l'ancien Labérius ne put-il reprendre

sa place au cirque parmi les chevaliers romains; tandis que le nouveau en trouve tous les jours

une sur les bancs de la Comédie-Française parmi la première noblesse du pays; et jamais on

n'entendit parler à Rome avec tant de respect de la majesté du peuple romain qu'on parle à Paris

de la majesté de l'Opéra.

Voilà ce que j'ai pu recueillir des discours d'autrui sur ce brillant spectacle; que je vous dise à

présent ce que j'y ai vu moi-même.

Figurez-vous une gaine large d'une quinzaine de pieds et longue à proportion, cette gaine est le

théâtre. Aux deux côtés on place par intervalles des feuilles de paravent sur lesquelles sont

grossièrement peints les objets que la scène doit représenter. Le fond est un grand rideau peint

de même, et presque toujours percé ou déchiré, ce qui représente des gouffres dans la terre ou

des trous dans le ciel, selon la perspective. Chaque personne qui passe derrière le théâtre, et

touche le rideau, produit en l'ébranlant une sorte de tremblement de terre assez plaisant à voir.

Le ciel est représenté par certaines guenilles bleuâtres, suspendues à des bâtons ou à des cordes,

comme l'étendage d'une blanchisseuse. Le soleil, car on l'y voit quelquefois; est un flambeau

dans une lanterne. Les chars des dieux et des déesses sont composés de quatre solives encadrées

et suspendues à une grosse corde en forme d'escarpolette; entre ces solives est une planche en

travers sur laquelle le dieu s'asseye, et sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillée,

qui sert de nuage à ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l'illumination de deux

ou trois chandelles puantes et mal mouchées, qui, tandis que le personnage se démène et crie en

branlant dans son escarpolette, l'enfument tout à son aise: encens digne de la divinité.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 175

Comme les chars sont la partie la plus considérable des machines de l'Opéra, sur celle-là vous

pouvez juger des autres. La mer agitée est composée de longues lanternes angulaires de toile ou

de carton bleu qu'on enfile à des broches parallèles, et qu'on fait tourner par des polissons. Le

tonnerre est une lourde charrette qu'on promène sur le cintre, et qui n'est pas le moins touchant

instrument de cette agréable musique. Les éclairs se font avec des pincées de poix-résine qu'on

projette sur un flambeau; la foudre est un pétard au bout d'une fusée.

Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les

démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'élever dans les airs, on leur substitue

adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui

branlent en l'air suspendus à des cordes, jusqu'à ce qu'ils se perdent majestueusement dans les

guenilles dont j'ai parlé. Mais ce qu'il y a de réellement tragique, c'est quand les cordes sont mal

conduites ou viennent à rompre; car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent,

s'estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes

fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds

qui se promènent d'un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l'Opéra les tentations de saint

Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de Savoyard qui n'a pas l'esprit de

faire la bête.

Voilà, ma cousine, en quoi consiste à peu près l'auguste appareil de l'Opéra, autant que j'ai pu

l'observer du parterre à l'aide de ma lorgnette; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens

soient fort cachés et produisent un effet imposant; je ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperçu de

moi-même, et ce que peut apercevoir comme moi tout spectateur non préoccupé. On assure

pourtant qu'il y a une prodigieuse quantité de machines employées à faire mouvoir tout cela; on

m'a offert plusieurs fois de me les montrer; mais je n'ai jamais été curieux de voir comment on

fait de petites choses avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupés au service de l'Opéra est inconcevable. L'orchestre et les choeurs

composent ensemble près de cent personnes: il y a des multitudes de danseurs; tous les rôles

sont doubles et triples; c'est-à-dire qu'il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prêts à

remplacer l'acteur principal, et payés pour ne rien faire jusqu'à ce qu'il lui plaise de ne plus rien

faire à son tour; ce qui ne tarde jamais beaucoup d'arriver. Après quelques représentations, les

premiers acteurs, qui sont d'importants personnages, n'honorent plus le public de leur présence;

ils abandonnent la place à leurs substituts, et aux substituts de leurs substituts. On reçoit

toujours le même argent à la porte, mais on ne donne plus le même spectacle. Chacun prend son

billet comme à une loterie, sans savoir quel lot il aura: et quel qu'il soit, personne n'oserait se

plaindre; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Académie ne doivent aucun

respect au public: c'est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique; vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez

avoir d'idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le théâtre durant la

représentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces

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Julie ou La nouvelle Héloïse 176

glapissements de leurs poumons, les poings fermés contre la poitrine, la tête en arrière, le visage

enflammé, les vaisseaux gonflés, l'estomac pantelant: on ne sait lequel est le plus

désagréablement affecté, de l'oeil ou de l'oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les

regardent, que leurs chants ceux qui les écoutent; et ce qu'il y a de plus inconcevable est que ces

hurlements sont presque la seule chose qu'applaudissent les spectateurs. A leurs battements de

mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par-ci par-là quelques sons perçants, et

qui veulent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu'on applaudit les

cris d'une actrice à l'Opéra comme les tours de force d'un bateleur à la foire: la sensation en est

déplaisante et pénible, on souffre tandis qu'ils durent; mais on est si aise de les voir finir sans

accident qu'on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette manière de chanter est

employée pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez

les Muses, les Grâces, les Amours, Vénus même, s'exprimant avec cette délicatesse, et jugez de

l'effet! Pour les diables, passe encore; cette musique a quelque chose d'infernal qui ne leur

messied pas. Aussi les magies, les évocations, et toutes les fêtes du sabbat, sont-elles toujours ce

qu'on admire le plus à l'Opéra français.

A ces beaux sons, aussi justes qu'ils sont doux, se marient très dignement ceux de l'orchestre.

Figurez-vous un charivari sans fin d'instruments sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel

de basses; chose la plus lugubre, la plus assommante que j'aie entendue de ma vie, et que je n'ai

jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une

espèce de psalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par

hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c'est un trépignement universel; vous entendez

tout le parterre en mouvement suivre à grand'peine et à grand bruit un certain homme de

l'orchestre. Charmés de sentir un moment cette cadence qu'ils sentent si peu, ils se tourmentent

l'oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir après la mesure toujours prête à

leur échapper; au lieu que l'Allemand et l'Italien, qui en sont intimement affectés, la sentent et la

suivent sans aucun effort; et n'ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m'a-t-il

souvent dit que dans les opéras d'Italie où elle est si sensible et si vive, on n'entend, on ne voit

jamais dans l'orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout

annonce en ce pays la dureté de l'organe musical; les voix y sont rudes et sans douceur, les

inflexions âpres et fortes, les sons forcés et traînants; nulle cadence, nul accent mélodieux dans

les airs du peuple: les instruments militaires, les fifres de l'infanterie, les trompettes de la

cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout

cela est d'un faux à choquer l'oreille la moins délicate. Tous les talents ne sont pas donnés aux

mêmes hommes; et en général le Français paraît être de tous les peuples de l'Europe celui qui a

le moins d'aptitude à la musique. Milord Edouard prétend que les Anglais en ont aussi peu;

mais la différence est que ceux-ci le savent et ne s'en soucient guère, au lieu que les Français

renonceraient à mille justes droits, et passeraient condamnation sur toute autre chose, plutôt

que de convenir qu'ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y en a même qui

regarderaient volontiers la musique à Paris comme une affaire d'Etat, peut-être parce que c'en

fut une à Sparte de couper deux cordes à la lyre de Timothée: à cela vous sentez qu'on n'a rien à

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dire. Quoi qu'il en soit, l'Opéra de Paris pourrait être une fort belle institution politique, qu'il

n'en plairait pas davantage aux gens de goût. Revenons à ma description.

Les ballets, dont il me reste à vous parler, sont la partie la plus brillante de cet Opéra; et

considérés séparément, ils font un spectacle agréable, magnifique, et vraiment théâtral; mais ils

servent comme partie constitutive de la pièce, et c'est en cette qualité qu'il les faut considérer.

Vous connaissez les opéras de Quinault; vous savez comment les divertissements y sont

employés: c'est à peu près de même, ou encore pis, chez ses successeurs. Dans chaque acte

l'action est ordinairement coupée au moment le plus intéressant par une fête qu'on donne aux

acteurs assis, et que le parterre voit debout. Il arrive de là que les personnages de la pièce sont

absolument oubliés, ou bien que les spectateurs regardent les acteurs qui regardent autre chose.

La manière d'amener ces fêtes est simple: si le prince est joyeux, on prend part à sa joie, et l'on

danse; s'il est triste, on veut l'égayer, et l'on danse. J'ignore si c'est la mode à la cour de donner le

bal aux rois quand ils sont de mauvaise humeur: ce que je sais par rapport à ceux-ci, c'est qu'on

ne peut trop admirer leur constance stoïque à voir des gavottes ou écouter des chansons, tandis

qu'on décide quelquefois derrière le théâtre de leur couronne ou de leur sort. Mais il y a bien

d'autres sujets de danse: les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les prêtres dansent,

les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dansent; on danse jusque dans les

enterrements, et tout danse à propos de tout.

La danse est donc le quatrième des beaux-arts employés dans la constitution de la scène lyrique;

mais les trois autres concourent à l'imitation; et celui-là, qu'imite-t-il? Rien. Il est donc hors

d'oeuvre quand il n'est employé que comme danse: car que font des menuets, des rigodons, des

chaconnes, dans une tragédie? Je dis plus: il n'y serait pas moins déplacé s'il imitait quelque

chose, parce que, de toutes les unités, il n'y en a point de plus indispensable que celle du langage;

et un opéra où l'action se passerait moitié en chant, moitié en danse, serait plus ridicule encore

que celui où l'on parlerait moitié français, moitié italien.

Non contents d'introduire la danse comme partie essentielle de la scène lyrique, ils se sont

même efforcés d'en faire quelquefois le sujet principal, et ils ont des opéras appelés ballets qui

remplissent si mal leur titre, que la danse n'y est pas moins déplacée que dans tous les autres. La

plupart de ces ballets forment autant de sujets séparés que d'actes, et ces sujets sont liés entre

eux par de certaines relations métaphysiques dont le spectateur ne se douterait jamais si l'auteur

n'avait soin de l'en avertir dans un prologue. Les saisons, les âges, les sens, les éléments; je

demande quel rapport ont tous ces titres à la danse, et ce qu'ils peuvent offrir de ce genre à

l'imagination. Quelques-uns même sont purement allégoriques, comme le carnaval et la folie; et

ce sont les plus insupportables de tous, parce que, avec beaucoup d'esprit et de finesse, ils n'ont

ni sentiments, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni intérêt, ni rien de tout ce qui peut donner

prise à la musique, flatter le coeur, et nourrir l'illusion. Dans ces prétendus ballets l'action se

passe toujours en chant, la danse interrompt toujours l'action, ou ne s'y trouve que par occasion,

et n'imite rien. Tout ce qu'il arrive, c'est que ces ballets ayant encore moins d'intérêt que les

tragédies, cette interruption y est moins remarquée; s'ils étaient moins froids, on en serait plus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 178

choqué: mais un défaut couvre l'autre, et l'art des auteurs pour empêcher que la danse ne lasse,

c'est de faire en sorte que la pièce ennuie.

Ceci me mène insensiblement à des recherches sur la véritable constitution du drame lyrique,

trop étendues pour entrer dans cette lettre, et qui me jetteraient loin de mon sujet: j'en ai fait

une petite dissertation à part que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer avec

Regianino. Il me reste à vous dire sur l'Opéra français que le plus grand défaut que j'y crois

remarquer est un faux goût de magnificence, par lequel on a voulu mettre en représentation le

merveilleux, qui, n'étant fait que pour être imaginé, est aussi bien placé dans un poème épique

que ridiculement sur un théâtre. J'aurais eu peine à croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvât des

artistes assez imbéciles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants

pour aller voir cette imitation. La Bruyère ne concevait pas comment un spectacle aussi superbe

que l'Opéra pouvait l'ennuyer à si grands frais. Je le conçois bien, moi, qui ne suis pas un La

Bruyère; et je soutiens que, pour tout homme qui n'est pas dépourvu du goût des beaux-arts, la

musique française, la danse et le merveilleux mêlés ensemble, feront toujours de l'Opéra de

Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Après tout, peut-être n'en faut-il pas aux

Français de plus parfaits, au moins quant à l'exécution: non qu'ils ne soient très en état de

connaître la bonne, mais parce qu'en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux

railler qu'applaudir; le plaisir de la critique les dédommage de l'ennui du spectacle; et il leur est

plus agréable de s'en moquer, quand ils n'y sont plus, que de s'y plaire tandis qu'ils y sont.

Lettre XXIV de Julie

Oui, oui, je le vois bien, l'heureuse Julie t'est toujours chère. Ce même feu qui brillait jadis dans

tes yeux se fait sentir dans ta dernière lettre: j'y retrouve toute l'ardeur qui m'anime, et la mienne

s'en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous séparer, pressons nos coeurs l'un contre

l'autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l'absence et du

désespoir, et que tout ce qui devrait relâcher notre attachement ne serve qu'à le resserrer sans

cesse.

Mais admire ma simplicité; depuis que j'ai reçu cette lettre, j'éprouve quelque chose des

charmants effets dont elle parle; et ce badinage du talisman, quoique inventé par moi-même, ne

laisse pas de me séduire et de me paraître une vérité. Cent fois le jour, quand je suis seule, un

tressaillement me saisit comme si je te sentais près de moi. Je m'imagine que tu tiens mon

portrait, et je suis si folle que je crois sentir l'impression des caresses que tu lui fais et des baisers

que tu lui donnes; ma bouche croit les recevoir, mon tendre coeur croit les goûter. O douces

illusions! ô chimères! dernières ressources des malheureux! ah! s'il se peut, tenez-nous lieu de

réalité! Vous êtes quelque chose encore à ceux pour qui le bonheur n'est plus rien.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 179

Quant à la manière dont je m'y suis prise pour avoir ce portrait, c'est bien un soin de l'amour;

mais crois que s'il était vrai qu'il fît des miracles, ce n'est pas celui-là qu'il aurait choisi. Voici le

mot de l'énigme. Nous eûmes il y a quelque temps ici un peintre en miniature venant d'Italie; il

avait des lettres de milord Edouard, qui peut-être en les lui donnant avait en vue ce qui est arrivé.

M. d'Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine; je voulus l'avoir

aussi. Elle et ma mère voulurent avoir le mien, et à ma prière le peintre en fit secrètement une

seconde copie. Ensuite, sans m'embarrasser de copie ni d'original, je choisis subtilement le plus

ressemblant des trois pour te l'envoyer. C'est une friponnerie dont je ne me suis pas fait un

grand scrupule; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n'importe guère à ma mère et à

ma cousine; mais les hommages que tu rendrais à une autre figure que la mienne seraient une

espèce d'infidélité d'autant plus dangereuse que mon portrait serait mieux que moi; et je ne veux

point, comme que ce soit, que tu prennes du goût pour des charmes que je n'ai pas. Au reste, il

n'a pas dépendu de moi d'être un peu plus soigneusement vêtue; mais on ne m'a pas écoutée, et

mon père lui-même a voulu que le portrait demeurât tel qu'il est. Je te prie au moins de croire

qu'excepté la coiffure, cet ajustement n'a point été pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa

grâce et qu'il a orné ma personne des ouvrages de son imagination.

Lettre XXV à Julie

Il faut, chère Julie, que je te parle encore de ton portrait; non plus dans ce premier enchantement

auquel tu fus si sensible, mais au contraire avec le regret d'un homme abusé par un faux espoir,

et que rien ne peut dédommager de ce qu'il a perdu. Ton portrait a de la grâce et de la beauté,

même de la tienne; il est assez ressemblant, et peint par un habile homme; mais pour en être

content, il faudrait ne te pas connaître.

La première chose que je lui reproche est de te ressembler et de n'être pas toi, d'avoir ta figure et

d'être insensible. Vainement le peintre a cru rendre exactement tes yeux et tes traits; il n'a point

rendu ce doux sentiment qui les vivifie, et sans lequel, tout charmants qu'ils sont, ils ne seraient

rien. C'est dans ton coeur, ma Julie, qu'est le fard de ton visage, et celui-là ne s'imite point. Ceci

tient, je l'avoue, à l'insuffisance de l'art; mais c'est au moins la faute de l'artiste de n'avoir pas été

exact en tout ce qui dépendait de lui. Par exemple, il a placé la racine des cheveux trop loin des

tempes, ce qui donne au front un contour moins agréable, et moins de finesse au regard. Il a

oublié les rameaux de pourpre que font à cet endroit deux ou trois petites veines sous la peau, à

peu près comme dans ces fleurs d'iris que nous considérions un jour au jardin de Clarens. Le

coloris des joues est trop près des yeux, et ne se fond pas délicieusement en couleur de rose vers

le bas du visage comme sur le modèle; on dirait que c'est du rouge artificiel plaqué comme le

carmin des femmes de ce pays. Ce défaut n'est pas peu de chose, car il te rend l'oeil moins doux

et l'air plus hardi.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 180

Mais, dis-moi, qu'a-t-il fait de ces nichées d'amours qui se cachent aux deux coins de ta bouche,

et que dans mes jours fortunés j'osais réchauffer quelquefois de la mienne? Il n'a point donné

leur grâce à ces coins, il n'a pas mis à cette bouche ce tour agréable et sérieux qui change tout à

coup à ton moindre sourire, et porte au coeur je ne sais quel enchantement inconnu, je ne sais

quel soudain ravissement que rien ne peut exprimer. Il est vrai que ton portrait ne peut passer

du sérieux au sourire. Ah! c'est précisément de quoi je me plains: pour pouvoir exprimer tous

tes charmes, il faudrait te peindre dans tous les instants de ta vie.

Passons au peintre d'avoir omis quelques beautés; mais en quoi il n'a pas fait moins de tort à ton

visage, c'est d'avoir omis les défauts. Il n'a point fait cette tache presque imperceptible que tu as

sous l'oeil droit, ni celle qui est au cou du côté gauche. Il n'a point mis... ô dieux! cet homme

était-il de bronze?... il a oublié la petite cicatrice qui t'est restée sous la lèvre. Il t'a fait les cheveux

et les sourcils de la même couleur, ce qui n'est pas: les sourcils sont plus châtains, et les cheveux

plus cendrés:

Bionda testa, occhi azurri, e bruno ciglio.

Il a fait le bas du visage exactement ovale; il n'a pas remarqué cette légère sinuosité qui, séparant

le menton des joues, rend leur contour moins régulier et plus gracieux. Voilà les défauts les plus

sensibles. Il en a omis beaucoup d'autres, et je lui en sais fort mauvais gré; car ce n'est pas

seulement de tes beautés que je suis amoureux, mais de toi tout entière telle que tu es. Si tu ne

veux pas que le pinceau te prête rien, moi, je ne veux pas qu'il t'ôte rien; et mon coeur se soucie

aussi peu des attraits que tu n'as pas, qu'il est jaloux de ce qui tient leur place.

Quant à l'ajustement, je le passerai d'autant moins que, parée ou négligée, je t'ai toujours vue

mise avec beaucoup plus de goût que tu ne l'es dans ton portrait. La coiffure est trop chargée: on

me dira qu'il n'y a que des fleurs; eh bien! ces fleurs sont de trop. Te souviens-tu de ce bal où tu

portais ton habit à la valaisane, et où ta cousine dit que je dansais en philosophe? Tu n'avais

pour toute coiffure qu'une longue tresse de tes cheveux roulée autour de ta tête et rattachée avec

une aiguille d'or, à la manière des villageoises de Berne. Non, le soleil orné de tous ses rayons n'a

pas l'éclat dont tu frappais les yeux et les coeurs, et sûrement quiconque te vit ce jour-là ne

t'oubliera de sa vie. C'est ainsi, ma Julie, que tu dois être coiffée; c'est l'or de tes cheveux qui doit

parer ton visage, et non cette rose qui les cache et que ton teint flétrit. Dis à la cousine, car je

reconnais ses soins et son choix, que ces fleurs dont elle a couvert et profané ta chevelure ne sont

pas de meilleur goût que celles qu'elle recueille dans l'Adone, et qu'on peut leur passer de

suppléer à la beauté, mais non de la cacher.

A l'égard du buste, il est singulier qu'un amant soit là-dessus plus sévère qu'un père; mais en

effet je ne t'y trouve pas vêtue avec assez de soin. Le portrait de Julie doit être modeste comme

elle. Amour! ces secrets n'appartiennent qu'à toi. Tu dis que le peintre a tout tiré de son

imagination. Je le crois, je le crois! Ah! s'il eût aperçu le moindre de ces charmes voilés, ses yeux

l'eussent dévoré, mais sa main n'eût point tenté de les peindre; pourquoi faut-il que son art

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Julie ou La nouvelle Héloïse 181

téméraire ait tenté de les imaginer? Ce n'est pas seulement un défaut de bienséance, je soutiens

que c'est encore un défaut de goût. Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le désordre de

ton sein; on voit que l'un de ces deux objets doit empêcher l'autre de paraître; il n'y a que le

délire de l'amour qui puisse les accorder; et quand sa main ardente ose dévoiler celui que la

pudeur couvre, l'ivresse et le trouble de tes yeux dit alors que tu l'oublies, et non que tu

l'exposes.

Voilà la critique qu'une attention continuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai conçu là-dessus le

dessein de le reformer selon mes idées. Je les ai communiquées à un peintre habile; et, sur ce qu'il

a déjà fait, j'espère te voir bientôt plus semblable à toi-même. De peur de gâter le portrait, nous

essayons les changements sur une copie que je lui en ai fait faire, et il ne les transporte sur

l'original que quand nous sommes bien sûrs de leur effet. Quoique je dessine assez

médiocrement, cet artiste ne peut se lasser d'admirer la subtilité de mes observations; il ne

comprend pas combien celui qui me les dicte est un maître plus savant que lui. Je lui parais aussi

quelquefois fort bizarre: il dit que je suis le premier amant qui s'avise de cacher des objets qu'on

n'expose jamais assez au gré des autres; et quand je lui réponds que c'est pour mieux te voir tout

entière que je t'habille avec tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah! que ton portrait serait

bien plus touchant, si je pouvais inventer des moyens d'y montrer ton âme avec ton visage, et d'y

peindre à la fois ta modestie et tes attraits! Je te jure, ma Julie, qu'ils gagneront beaucoup à cette

réforme. On n'y voyait que ceux qu'avait supposés le peintre, et le spectateur ému les supposera

tels qu'ils sont. Je ne sais quel enchantement secret règne dans ta personne; mais tout ce qui la

touche semble y participer; il ne faut qu'apercevoir un coin de ta robe pour adorer celle qui la

porte. On sent, en regardant ton ajustement, que c'est partout le voile des grâces qui couvre la

beauté; et le goût de ta modeste parure semble annoncer au coeur tous les charmes qu'elle recèle.

Lettre XXVI à Julie

Julie, ô Julie! ô toi qu'un temps j'osais appeler mienne, et dont je profane aujourd'hui le nom! la

plume échappe à ma main tremblante; mes larmes inondent le papier; j'ai peine à former les

premiers traits d'une lettre qu'il ne fallait jamais écrire; je ne puis ni me taire ni parler. Viens,

honorable et chère image, viens épurer et raffermir un coeur avili par la honte et brisé par le

repentir. Soutiens mon courage qui s'éteint; donne à mes remords la force d'avouer le crime

involontaire que ton absence m'a laissé commettre.

Que tu vas avoir de mépris pour un coupable, mais bien moins que je n'en ai moi-même.

Quelque abject que j'aille être à tes yeux, je le suis cent fois plus aux miens propres; car, en me

voyant tel que je suis, ce qui m'humilie le plus encore, c'est de te voir, de te sentir au fond de mon

coeur, dans un lieu désormais si peu digne de toi, et de songer que le souvenir des plus vrais

plaisirs de l'amour n'a pu garantir mes sens d'un piège sans appas et d'un crime sans charmes.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 182

Tel est l'excès de ma confusion, qu'en recourant à ta clémence je crains même de souiller tes

regards sur ces lignes par l'aveu de mon forfait. Pardonne, âme pure et chaste, un récit que

j'épargnerais à ta modestie, s'il n'était un moyen d'expier mes égarements. Je suis indigne, de tes

bontés, je le sais; je suis vil, bas, méprisable; mais au moins je ne serai ni faux ni trompeur, et

j'aime mieux que tu m'ôtes ton coeur et la vie que de t'abuser un seul moment. De peur d'être

tenté de chercher des excuses qui ne me rendraient que plus criminel, je me bornerai à te faire un

détail exact de ce qui m'est arrivé. Il sera aussi sincère que mon regret; c'est tout ce que je me

permettrai de dire en ma faveur.

J'avais fait connaissance avec quelques officiers aux gardes et autres jeunes gens de nos

compatriotes, auxquels je trouvais un mérite naturel, que j'avais regret de voir gâter par

l'imitation de je ne sais quels faux airs qui ne sont pas faits pour eux. Ils se moquaient à leur tour

de me voir conserver dans Paris la simplicité des antiques moeurs helvétiques. Ils prirent mes

maximes et mes manières pour des leçons indirectes dont ils furent choqués, et résolurent de me

faire changer de ton à quelque prix que ce fût. Après plusieurs tentatives qui ne réussirent point,

ils en firent une mieux concertée qui n'eut que trop de succès. Hier matin ils vinrent me

proposer d'aller souper chez la femme d'un colonel, qu'ils me nommèrent, et qui, sur le bruit de

ma sagesse, avait, disaient-ils, envie de faire connaissance avec moi. Assez sot pour donner dans

ce persiflage, je leur représentai qu'il serait mieux d'aller premièrement lui faire visite; mais ils se

moquèrent de mon scrupule, me disant que la franchise suisse ne comportait pas tant de façons,

et que ces manières cérémonieuses ne serviraient qu'à lui donner mauvaise opinion de moi. A

neuf heures nous nous rendîmes donc chez la dame. Elle vint nous recevoir sur l'escalier, ce que

je n'avais encore observé nulle part. En entrant je vis à des bras de cheminées de vieilles bougies

qu'on venait d'allumer, et partout, un certain air d'apprêt qui ne me plut point. La maîtresse de

la maison me parut jolie, quoique un peu passée; d'autres femmes à peu près du même âge et

d'une semblable figure étaient avec elle; leur parure, assez brillante, avait plus d'éclat que de

goût; mais j'ai déjà remarqué que c'est un point sur lequel on ne peut guère juger en ce pays de

l'état d'une femme.

Les premiers compliments se passèrent à peu près comme partout; l'usage du monde apprend à

les abréger ou à les tourner vers l'enjouement avant qu'ils ennuient. Il n'en fut pas tout à fait de

même sitôt que la conversation devint générale et sérieuse. Je crus trouver à ces dames un air

contraint et gêné, comme si ce ton ne leur eût pas été familier; et, pour la première fois depuis

que j'étais à Paris, je vis des femmes embarrassées à soutenir un entretien raisonnable. Pour

trouver une matière aisée, elles se jetèrent sur leurs affaires de famille; et comme je n'en

connaissais pas une, chacune dit de la sienne ce qu'elle voulut. Jamais je n'avais tant ouï parler de

M. le colonel; ce qui m'étonnait dans un pays où l'usage est d'appeler les gens par leurs noms

plus que par leurs titres, et où ceux qui ont celui-là en portent ordinairement d'autres.

Cette fausse dignité fit bientôt place à des manières plus naturelles. On se mit à causer tout bas;

et, reprenant sans y penser un ton de familiarité peu décente, on chuchetait, on souriait en me

regardant, tandis que la dame de la maison me questionnait sur l'état de mon coeur d'un certain

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Julie ou La nouvelle Héloïse 183

ton résolu qui n'était guère propre à le gagner. On servit; et la liberté de la table, qui semble

confondre tous les états, mais qui met chacun à sa place sans qu'il y songe, acheva de

m'apprendre en quel lieu j'étais. Il était trop tard pour m'en dédire. Tirant donc ma sûreté de ma

répugnance, je consacrai cette soirée à ma fonction d'observateur, et résolus d'employer à

connaître cet ordre de femmes la seule occasion que j'en aurais de ma vie. Je tirai peu de fruit de

mes remarques; elles avaient si peu d'idées de leur état présent, si peu de prévoyance pour

l'avenir, et, hors du jargon de leur métier, elles étaient si stupides à tous égards, que le mépris

effaça bientôt la pitié que j'avais d'abord pour elles. En parlant du plaisir même, je vis qu'elles

étaient incapables d'en ressentir. Elles me parurent d'une violente avidité pour tout ce qui

pouvait tenter leur avarice: à cela près, je n'entendis sortir de leur bouche aucun mot qui partît

du coeur. J'admirai comment d'honnêtes gens pouvaient supporter une société si dégoûtante.

C'eût été leur imposer une peine cruelle, à mon avis, que de les condamner au genre de vie qu'ils

choisissaient eux-mêmes.

Cependant le souper se prolongeait et devenait bruyant. Au défaut de l'amour, le vin échauffait

les convives. Les discours n'étaient pas tendres, mais déshonnêtes, et les femmes tâchaient

d'exciter, par le désordre de leur ajustement, les désirs qui l'auraient dû causer. D'abord tout cela

ne fit sur moi qu'un effet contraire, et tous leurs efforts pour me séduire ne servaient qu'à me

rebuter. Douce pudeur, disais-je en moi-même, suprême volupté de l'amour, que de charmes

perd une femme au moment qu'elle renonce à toi! combien, si elles connaissaient ton empire,

elles mettraient de soin à te conserver, sinon par honnêteté, du moins par coquetterie! Mais on

ne joue point la pudeur. Il n'y a pas d'artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle

différence, pensais-je encore, de la grossière impudence de ces créatures et de leurs équivoques

licencieuses à ces regards timides et passionnés, à ces propos pleins de modestie, de grâce et de

sentiments, dont... Je n'osais achever, je rougissais de ces indignes comparaisons... Je me

reprochais comme autant de crimes les charmants souvenirs qui me poursuivaient malgré moi...

En quels lieux osais-je penser à celle... Hélas! ne pouvant écarter de mon coeur une trop chère

image, je m'efforçais de la voiler.

Le bruit, les propos que j'entendais, les objets qui frappaient mes yeux, m'échauffèrent

insensiblement; mes deux voisines ne cessaient de me faire des agaceries, qui furent enfin

poussées trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tête s'embarrassait: j'avais

toujours bu mon vin fort trempé, j'y mis plus d'eau encore, et enfin je m'avisai de la boire pure.

Alors seulement je m'aperçus que cette eau prétendue était du vin blanc, et que j'avais été

trompé tout le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m'auraient attiré que des

railleries, je cessai de boire, il n'était plus temps; le mal était fait. L'ivresse ne tarda pas à m'ôter

le peu de connaissance qui me restait. Je fus surpris, en revenant à moi, de me trouver dans un

cabinet reculé, entre les bras d'une de ces créatures, et j'eus au même instant le désespoir de me

sentir aussi coupable que je pouvais l'être.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 184

J'ai fini ce récit affreux: qu'il ne souille plus tes regards ni ma mémoire. O toi dont j'attends mon

jugement, j'implore ta rigueur, je la mérite. Quel que soit mon châtiment, il me sera moins cruel

que le souvenir de mon crime.

Lettre XXVII. Réponse

Rassurez-vous sur la crainte de m'avoir irritée; votre lettre m'a donné plus de douleur que de

colère. Ce n'est pas moi, c'est vous que vous avez offensé par un désordre auquel le coeur n'eut

point de part. Je n'en suis que plus affligée; j'aimerais mieux vous voir m'outrager que vous

avilir, et le mal que vous vous faites est le seul que je ne puis vous pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rougissez, vous vous trouvez bien plus coupable que vous

ne l'êtes, et je ne vois guère en cette occasion que de l'imprudence à vous reprocher. Mais ceci

vient de plus loin, et tient à une plus profonde racine, que vous n'apercevez pas, et qu'il faut que

l'amitié vous découvre.

Votre première erreur est d'avoir pris une mauvaise route en entrant dans le monde: plus vous

avancez, plus vous vous égarez; et je vois en frémissant que vous êtes perdu si vous ne revenez

sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensiblement dans le piège que j'avais craint. Les

grossières amorces du vice ne pouvaient d'abord vous séduire; mais la mauvaise compagnie a

commencé par abuser votre raison pour corrompre votre vertu, et fait déjà sur vos moeurs le

premier essai de ses maximes.

Quoique vous ne m'ayez rien dit en particulier des habitudes que vous vous êtes faites à Paris, il

est aisé de juger de vos sociétés par vos lettres, et de ceux qui vous montrent les objets par votre

manière de les voir. Je ne vous ai point caché combien j'étais peu contente de vos relations: vous

avez continué sur le même ton, et mon déplaisir n'a fait qu'augmenter. En vérité, l'on prendrait

ces lettres pour les sarcasmes d'un petit-maître plutôt que pour les relations d'un philosophe, et

l'on a peine à les croire de la même main que celles que vous m'écriviez autrefois. Quoi! vous

pensez étudier les hommes dans les petites manières de quelques coteries de précieuses ou de

gens désoeuvrés; et ce vernis extérieur et changeant, qui devait à peine frapper vos yeux, fait le

fond de toutes vos remarques! Etait-ce la peine de recueillir avec tant de soin des usages et des

bienséances qui n'existeront plus dans dix ans d'ici, tandis que les ressorts éternels du coeur

humain, le jeu secret et durable des passions échappent à vos recherches? Prenons votre lettre

sur les femmes, qu'y trouverai-je qui puisse m'apprendre à les connaître? Quelque description de

leur parure, dont tout le monde est instruit; quelques observations malignes sur leurs manières

de se mettre et de se présenter; quelque idée du désordre d'un petit nombre injustement

généralisée: comme si tous les sentiments honnêtes étaient éteints à Paris, et que toutes les

femmes y allassent en carrosse et aux premières loges! M'avez-vous rien dit qui m'instruise

solidement de leurs goûts, de leurs maximes, de leur vrai caractère, et n'est-il pas bien étrange

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Julie ou La nouvelle Héloïse 185

qu'en parlant des femmes d'un pays un homme sage ait oublié ce qui regarde les soins

domestiques et l'éducation des enfants? La seule chose qui semble être de vous dans toute cette

lettre, c'est le plaisir avec lequel vous louez leur bon naturel, et qui fait honneur au vôtre. Encore

n'avez-vous fait en cela que rendre justice au sexe en général; et dans quel pays du monde la

douceur et la commisération ne sont-elles pas l'aimable partage des femmes?

Quelle différence de tableau si vous m'eussiez peint ce que vous aviez vu plutôt que ce qu'on

vous avait dit, ou du moins que vous n'eussiez consulté que des gens sensés! Faut-il que vous,

qui avez tant pris de soins à conserver votre jugement, alliez le perdre, comme de propos

délibéré, dans le commerce d'une jeunesse inconsidérée, qui ne cherche, dans la société des

sages, qu'à les séduire, et non pas à les imiter! Vous regardez à de fausses convenances d'âge qui

ne vous vont point, et vous oubliez celles de lumières et de raison qui vous sont essentielles.

Malgré tout votre emportement, vous êtes le plus facile des hommes; et, malgré la maturité de

votre esprit, vous vous laissez tellement conduire par ceux avec qui vous vivez, que vous ne

sauriez fréquenter des gens de votre âge sans en descendre et redevenir enfant. Ainsi vous vous

dégradez en pensant vous assortir, et c'est vous mettre au-dessous de vous-même que de ne pas

choisir des amis plus sages que vous.

Je ne vous reproche point d'avoir été conduit sans le savoir dans une maison déshonnête; mais je

vous reproche d'y avoir été conduit par de jeunes officiers que vous ne deviez pas connaître, ou

du moins auxquels vous ne deviez pas laisser diriger vos amusements. Quant au projet de les

ramener à vos principes, j'y trouve plus de zèle que de prudence; si vous êtes trop sérieux pour

être leur camarade, vous êtes trop jeune pour être leur Mentor, et vous ne devez vous mêler de

réformer autrui que quand vous n'aurez plus rien à faire en vous-même.

Une seconde faute, plus grave encore et beaucoup moins pardonnable, est d'avoir pu passer

volontairement la soirée dans un lieu si peu digne de vous, et de n'avoir pas fui dès le premier

instant où vous avez connu dans quelle maison vous étiez. Vos excuses là-dessus sont

pitoyables. Il était trop tard pour s'en dédire! comme s'il y avait quelque espèce de bienséance en

de pareils lieux, ou que la bienséance dût jamais l'emporter sur la vertu qu'il fût jamais trop tard

pour s'empêcher de mal faire! Quant à la sécurité que vous tirez de votre répugnance, je n'en

dirai rien, l'événement vous a montré combien elle était fondée. Parlez plus franchement à celle

qui sait lire dans votre coeur; c'est la honte qui vous retint. Vous craignîtes qu'on ne se moquât

de vous en sortant; un moment de huée vous fit peur, et vous aimâtes mieux vous exposer aux

remords qu'à la raillerie. Savez-vous bien quelle maxime vous suivîtes en cette occasion? Celle

qui la première introduit le vice dans une âme bien née, étouffe la voix de la conscience par la

clameur publique, et réprime l'audace de bien faire par la crainte du blâme. Tel vaincrait les

tentations, qui succombe aux mauvais exemples, tel rougit d'être modeste et devient effronté par

honte; et cette mauvaise honte corrompt plus de coeurs honnêtes que les mauvaises inclinations.

Voilà surtout de quoi vous avez à préserver le vôtre; car, quoi que vous fassiez, la crainte du

ridicule que vous méprisez vous domine pourtant malgré vous. Vous braveriez plutôt cent périls

qu'une raillerie, et l'on ne vit jamais tant de timidité jointe à une âme aussi intrépide.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 186

Sans vous étaler contre ce défaut des préceptes de morale que vous savez mieux que moi, je me

contenterai de vous proposer un moyen pour vous en garantir, plus facile et plus sûr peut-être

que tous les raisonnements de la philosophie; c'est de faire dans votre esprit une légère

transposition de temps, et d'anticiper sur l'avenir de quelques minutes. Si, dans ce malheureux

souper, vous vous fussiez fortifié contre un instant de moquerie de la part des convives, par

l'idée de l'état où votre âme allait être sitôt que vous seriez dans la rue; si vous vous fussiez

représenté le contentement intérieur d'échapper aux pièges du vice, l'avantage de prendre

d'abord cette habitude de vaincre qui en facilite le pouvoir, le plaisir que vous eût donné la

conscience de votre victoire, celui de me la décrire, celui que j'en aurais reçu moi-même, est-il

croyable que tout cela ne l'eût pas emporté sur une répugnance d'un instant, à laquelle vous

n'eussiez jamais cédé, si vous en aviez envisagé les suites? Encore, qu'est-ce que cette

répugnance qui met un prix aux railleries de gens dont l'estime n'en peut avoir aucun?

Infailliblement cette réflexion vous eût sauvé, pour un moment de mauvaise honte, une honte

beaucoup plus juste, plus durable, les regrets, le danger; et, pour ne vous rien dissimuler, votre

amie eût versé quelques larmes de moins.

Vous voulûtes, dites-vous, mettre à profit cette soirée pour votre fonction d'observateur. Quel

soin! Quel emploi! Que vos excuses me font rougir de vous! Ne serez-vous point aussi curieux

d'observer un jour les voleurs dans leurs cavernes, et de voir comment ils s'y prennent pour

dévaliser les passants? Ignorez-vous qu'il y a des objets si odieux qu'il n'est pas même permis à

l'homme d'honneur de les voir, et que l'indignation de la vertu ne peut supporter le spectacle du

vice? Le sage observe le désordre public qu'il ne peut arrêter; il l'observe, et montre sur son

visage attristé la douleur qu'il lui cause. Mais quant aux désordres particuliers, il s'y oppose, ou

détourne les yeux de peur qu'ils ne s'autorisent de sa présence. D'ailleurs, était-il besoin de voir

de pareilles sociétés pour juger de ce qui s'y passe et des discours qu'on y tient? Pour moi, sur

leur seul objet plus que sur le peu que vous m'en avez dit, je devine aisément tout le reste; et

l'idée des plaisirs qu'on y trouve me fait connaître assez les gens qui les cherchent.

Je ne sais si votre commode philosophie adopte déjà les maximes qu'on dit établies dans les

grandes villes pour tolérer de semblables lieux; mais j'espère au moins que vous n'êtes pas de

ceux qui se méprisent assez pour s'en permettre l'usage, sous prétexte de je ne sais quelle

chimérique nécessité qui n'est connue que des gens de mauvaise vie: comme si les deux sexes

étaient sur ce point de nature différente, et que dans l'absence ou le célibat il fallût à l'honnête

homme des ressources dont l'honnête femme n'a pas besoin! Si cette erreur ne vous mène pas

chez des prostituées, j'ai bien peur qu'elle ne continue à vous égarer vous-même. Ah! si vous

voulez être méprisable, soyez-le au moins sans prétexte, et n'ajoutez point le mensonge à la

crapule. Tous ces prétendus besoins n'ont point leur source dans la nature, mais dans la

volontaire dépravation des sens. Les illusions même de l'amour se purifient dans un coeur

chaste, et ne corrompent jamais qu'un coeur déjà corrompu: au contraire, la pureté se soutient

par elle-même; les désirs toujours réprimés s'accoutument à ne plus renaître, et les tentations ne

se multiplient que par l'habitude d'y succomber. L'amitié m'a fait surmonter deux fois ma

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Julie ou La nouvelle Héloïse 187

répugnance à traiter un pareil sujet: celle-ci sera la dernière; car à quel titre espérerais-je obtenir

de vous ce que vous avez refusé à l'honnêteté, à l'amour, et à la raison?

Je reviens au point important par lequel j'ai commencé cette lettre. A vingt-un ans, vous

m'écriviez du Valais des descriptions graves et judicieuses; à vingt-cinq, vous m'envoyez de Paris

des colifichets de lettres, où le sens et la raison sont partout sacrifiés à un certain tour plaisant,

fort éloigné de votre caractère. Je ne sais comment vous avez fait; mais depuis que vous vivez

dans le séjour des talents, les vôtres paraissent diminués; vous aviez gagné chez les paysans, et

vous perdez parmi les beaux esprits. Ce n'est pas la faute du pays où vous vivez, mais des

connaissances que vous y avez faites; car il n'y a rien qui demande tant de choix que le mélange

de l'excellent et du pire. Si vous voulez étudier le monde, fréquentez les gens sensés qui le

connaissent par une longue expérience et de paisibles observations, non de jeunes étourdis qui

n'en voient que la superficie, et des ridicules qu'ils font eux-mêmes. Paris est plein de savants

accoutumés à réfléchir, et à qui ce grand théâtre en offre tous les jours le sujet. Vous ne me ferez

point croire que ces hommes graves et studieux vont courant comme vous de maison en maison,

de coterie en coterie, pour amuser les femmes et les jeunes gens, et mettre toute la philosophie

en babil. Ils ont trop de dignité pour avilir ainsi leur état, prostituer leurs talents, et soutenir par

leur exemple des moeurs qu'ils devraient corriger. Quand la plupart le feraient, sûrement

plusieurs ne le font point et c'est ceux-là que vous devez rechercher.

N'est-il pas singulier encore que vous donniez vous-même dans le défaut que vous reprochez

aux modernes auteurs comiques; que Paris ne soit plein pour vous que de gens de condition; que

ceux de votre état soient les seuls dont vous ne parliez point? Comme si les vains préjugés de la

noblesse ne vous coûtaient pas assez cher pour les haïr, et que vous crussiez vous dégrader en

fréquentant d'honnêtes bourgeois, qui sont peut-être l'ordre le plus respectable du pays où vous

êtes! Vous avez beau vous excuser sur les connaissances de milord Edouard; avec celles-là vous

en eussiez bientôt fait d'autres dans un ordre inférieur. Tant de gens veulent monter, qu'il est

toujours aisé de descendre; et, de votre propre aveu, c'est le seul moyen de connaître les

véritables moeurs d'un peuple que d'étudier sa vie privée dans les états les plus nombreux; car

s'arrêter aux gens qui représentent toujours, c'est ne voir que des comédiens.

Je voudrais que votre curiosité allât plus loin encore. Pourquoi, dans une ville si riche, le bas

peuple est-il si misérable, tandis que la misère extrême est si rare parmi nous, où l'on ne voit

point de millionnaires? Cette question, ce me semble, est bien digne de vos recherches; mais ce

n'est pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous attendre à la résoudre. C'est dans

les appartements dorés qu'un écolier va prendre les airs du monde; mais le sage en apprend les

mystères dans la chaumière du pauvre. C'est là qu'on voit sensiblement les obscures

manoeuvres du vice, qu'il couvre de paroles fardées au milieu d'un cercle: c'est là qu'on s'instruit

par quelles iniquités secrètes le puissant et le riche arrachent un reste de pain noir à l'opprimé

qu'ils feignent de plaindre en public. Ah! si j'en crois nos vieux militaires, que de choses vous

apprendriez dans les greniers d'un cinquième étage, qu'on ensevelit sous un profond secret dans

les hôtels du faubourg Saint-Germain, et que tant de beaux parleurs seraient confus avec leurs

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Julie ou La nouvelle Héloïse 188

feintes maximes d'humanité si tous les malheureux qu'ils ont faits se présentaient pour les

démentir!

Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la misère qu'on ne peut soulager, et que le riche même

détourne les yeux du pauvre qu'il refuse de secourir; mais ce n'est pas d'argent seulement qu'ont

besoin les infortunés, et il n'y a que les paresseux de bien faire qui ne sachent faire du bien que la

bourse à la main. Les consolations, les conseils, les soins, les amis, la protection sont autant de

ressources que la commisération vous laisse, au défaut des richesses, pour le soulagement de

l'indigent. Souvent les opprimés ne le sont que parce qu'ils manquent d'organe pour faire

entendre leurs plaintes. Il ne s'agit quelquefois que d'un mot qu'ils ne peuvent dire, d'une raison

qu'ils ne savent point exposer, de la porte d'un grand qu'ils ne peuvent franchir. L'intrépide

appui de la vertu désintéressée suffit pour lever une infinité d'obstacles; et l'éloquence d'un

homme de bien peut effrayer la tyrannie au milieu de toute sa puissance.

Si vous voulez donc être homme en effet, apprenez à redescendre. L'humanité coule comme une

eau pure et salutaire, et va fertiliser les lieux bas; elle cherche toujours le niveau; elle laisse à sec

ces roches arides qui menacent la campagne, et ne donnent qu'une ombre nuisible ou des éclats

pour écraser leurs voisins.

Voilà, mon ami, comment on tire parti du présent en s'instruisant pour l'avenir, et comment la

bonté met d'avance à profit les leçons de la sagesse, afin que, quand les lumières acquises nous

resteraient inutiles, on n'ait pas pour cela perdu le temps employé à les acquérir. Qui doit vivre

parmi des gens en place ne saurait prendre trop de préservatifs contre leurs maximes

empoisonnées, et il n'y a que l'exercice continuel de la bienfaisance qui garantisse les meilleurs

coeurs de la contagion des ambitieux. Essayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d'études; il est

plus digne de vous que ceux vous avez embrassés; et comme l'esprit s'étrécit à mesure que l'âme

se corrompt, vous sentirez bientôt, au contraire, combien l'exercice des sublimes vertus élève et

nourrit le génie, combien un tendre intérêt aux malheurs d'autrui sert mieux à en trouver la

source, et à nous éloigner en tous sens des vices qui les ont produits.

Je vous devais toute la franchise de l'amitié dans la situation critique où vous me paraissez être,

de peur qu'un second pas vers le désordre ne vous y plongeât enfin sans retour, avant que vous

eussiez le temps de vous reconnaître. Maintenant, je ne puis vous cacher, mon ami, combien

votre prompte et sincère confession m'a touchée; car je sens combien vous a coûté la honte de

cet aveu, et par conséquent combien celle de votre faute vous pesait sur le coeur. Une erreur

involontaire se pardonne et s'oublie aisément. Quant à l'avenir, retenez bien cette maxime dont

je ne me départirai point: qui peut s'abuser deux fois en pareil cas ne s'est pas même abusé la

première.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 189

Adieu, mon ami: veille avec soin sur ta santé, je t'en conjure, et songe qu'il ne doit rester aucune

trace d'un crime que j'ai pardonné.

P.-S. - Je viens de voir entre les mains de M. d'Orbe des copies de plusieurs de vos lettres à

milord Edouard, qui m'obligent à rétracter une partie de mes censures sur les matières et le style

de vos observations. Celles-ci traitent, j'en conviens, de sujets importants, et me paraissent

pleines de réflexions graves et judicieuses. Mais, en revanche, il est clair que vous nous

dédaignez beaucoup, ma cousine et moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre estime, en

ne nous envoyant que des relations si propres à l'altérer, tandis que vous en faites pour votre ami

de beaucoup meilleurs. C'est, ce me semble, assez mal honorer vos leçons, que de juger vos

écolières indignes d'admirer vos talents; et vous devriez feindre, au moins par vanité, de nous

croire capables de vous entendre.

J'avoue que la politique n'est guère du ressort des femmes; et mon oncle nous en a tant

ennuyées, que je comprends comment vous avez pu craindre d'en faire autant. Ce n'est pas non

plus, à vous parler franchement, l'étude à laquelle je donnerais la préférence; son utilité est trop

loin de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumières sont trop sublimes pour frapper

vivement mes yeux. Obligée d'aimer le gouvernement sous lequel le ciel m'a fait naître, je me

soucie peu de savoir s'il en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaître, avec si peu de

pouvoir pour les établir, et pourquoi contristerais-je mon âme à considérer de si grands maux où

je ne peux rien, tant que j'en vois d'autres autour de moi qu'il m'est permis de soulager? Mais je

vous aime; et l'intérêt que je ne prends pas au sujet, je le prends à l'auteur qui le traite. Je

recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre génie; et fière d'un mérite si

digne de mon coeur je ne demande à l'amour qu'autant d'esprit qu'il m'en faut pour sentir le

vôtre. Ne me refusez donc pas le plaisir de connaître et d'aimer tout ce que vous faites de bien.

Voulez-vous me donner l'humiliation de croire que, si le ciel unissait nos destinées, vous ne

jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous?

Lettre XXVIII de Julie

Tout est perdu! Tout est découvert! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu où je les avais

cachées. Elles y étaient encore hier au soir. Elles n'ont pu être enlevées que d'aujourd'hui. Ma

mère seule peut les avoir surprises. Si mon père les voit, c'est fait de ma vie! Eh! que servirait

qu'il ne les vît pas, s'il faut renoncer... Ah Dieu! ma mère m'envoie appeler. Où fuir? Comment

soutenir ses regards? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre!... Tout mon corps tremble et

je suis hors d'état de faire un pas... La honte, l'humiliation, les cuisants reproches... j'ai tout

mérité; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d'une mère éplorée... ô mon coeur, quels

déchirements!... Elle m'attend, je ne puis tarder davantage... Elle voudra savoir... Il faudra tout

dire... Regianino sera congédié. Ne m'écris plus jusqu'à nouvel avis... Qui sait si jamais... Je

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Julie ou La nouvelle Héloïse 190

pourrais... quoi! mentir!... mentir à ma mère!... Ah! s'il faut nous sauver par le mensonge, adieu,

nous sommes perdus!

Fin de la seconde partie

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Julie ou La nouvelle Héloïse 191

Troisième partie

Lettre I de Madame d'Orbe

Que de maux vous causez à ceux qui vous aiment! Que de pleurs vous avez déjà fait couler dans

une famille infortunée dont vous troublez le repos! Craignez d'ajouter le deuil à nos larmes;

craignez que la mort d'une mère affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans

le coeur de sa fille, et qu'un amour désordonné ne devienne enfin pour vous-même la source

d'un remords éternel. L'amitié m'a fait supporter vos erreurs tant qu'une ombre d'espoir

pouvait les nourrir; mais comment tolérer une vaine constance que l'honneur et la raison

condamnent, et qui, ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mérite que le

nom d'obstination?

Vous savez de quelle manière le secret de vos feux, dérobé si longtemps aux soupçons de ma

tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup à cette mère tendre et

vertueuse, moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s'en prend qu'à son aveugle

négligence; elle déplore sa fatale illusion: sa plus cruelle peine est d'avoir pu trop estimer sa fille,

et sa douleur est pour Julie un châtiment cent fois pire que ses reproches.

L'accablement de cette pauvre cousine ne saurait s'imaginer. Il faut le voir pour le comprendre.

Son coeur semble étouffé par l'affliction, et l'excès des sentiments qui l'oppressent lui donne un

air de stupidité plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit à genoux au chevet de

sa mère, l'air morne, l'oeil fixé à terre, gardant un profond silence, la servant avec plus

d'attention et de vivacité que jamais, puis retombant à l'instant dans un état d'anéantissement

qui la ferait prendre pour une autre personne. Il est très clair que c'est la maladie de la mère qui

soutient les forces de la fille; et si l'ardeur de la servir n'animait son zèle, ses yeux éteints, sa

pâleur, son extrême abattement, me feraient craindre qu'elle n'eût grand besoin pour elle-même

de tous les soins qu'elle lui rend. Ma tante s'en aperçoit aussi; et je vois à l'inquiétude avec

laquelle elle me recommande en particulier la santé de sa fille, combien le coeur combat de part

et d'autre contre la gêne qu'elles s'imposent et combien on doit vous haïr de troubler une union

si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux d'un père emporté, auquel

une mère tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi

de garder en sa présence l'ancienne familiarité; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir

de ce prétexte, une fille confuse n'ose livrer son coeur à des caresses qu'elle croit feintes, et qui

lui sont d'autant plus cruelles qu'elles lui seraient douces si elle osait y compter. En recevant

celles de son père, elle regarde sa mère d'un air si tendre et si humilié, qu'on voit son coeur lui

dire par ses yeux: "Ah! que ne suis-je digne encore d'en recevoir autant de vous!"

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Julie ou La nouvelle Héloïse 192

Mme d'Etange m'a prise plusieurs fois à part; et j'ai connu facilement à la douceur de ses

réprimandes et au ton dont elle m'a parlé de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer

envers nous sa trop juste indignation, et qu'elle n'a rien épargné pour nous justifier l'un et

l'autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent, avec le caractère d'un amour excessif, une sorte

d'excuse qui ne lui a pas échappé; elle vous reproche moins l'abus de sa confiance qu'à elle-même

sa simplicité à vous l'accorder. Elle vous estime assez pour croire qu'aucun autre homme à votre

place n'eût mieux résisté que vous; elle s'en prend de vos fautes à la vertu, même. Elle conçoit

maintenant, dit-elle, ce que c'est qu'une probité trop vantée, qui n'empêche point un honnête

homme amoureux de corrompre, s'il peut, une fille sage, et de déshonorer sans scrupule toute

une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passé? Il s'agit

de cacher sous un voile éternel cet odieux mystère, d'en effacer, s'il se peut, jusqu'au moindre

vestige, et de seconder la bonté du ciel qui n'en a point laissé de témoignage sensible. Le secret

est concentré entre six personnes sûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé, les jours d'une

mère au désespoir, l'honneur d'une maison respectable, votre propre vertu, tout dépend de vous

encore; tout vous prescrit votre devoir: vous pouvez réparer le mal que vous avez fait; vous

pouvez vous rendre digne de Julie, et justifier sa faute en renonçant à elle; et si votre coeur ne m'a

point trompée, il n'y a plus que la grandeur d'un tel sacrifice qui puisse répondre à celle de

l'amour qui l'exige. Fondée sur l'estime que j'eus toujours pour vos sentiments, et sur ce que la

plus tendre union qui fût jamais lui doit ajouter de force, j'ai promis en votre nom tout ce que

vous devez tenir: osez me démentir si j'ai trop présumé de vous, ou soyez aujourd'hui ce que

vous devez être. Il faut immoler votre maîtresse ou votre amour l'un à l'autre, et vous montrer le

plus lâche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mère infortunée a voulu vous écrire; elle avait même commencé. O Dieu! que de coups de

poignard vous eussent portés ses plaintes amères! Que ses touchants reproches vous eussent

déchiré le coeur! Que ses humbles prières vous eussent pénétré de honte! J'ai mis en pièces cette

lettre accablante que vous n'eussiez jamais supportée: je n'ai pu souffrir ce comble d'horreur de

voir une mère humiliée devant le séducteur de sa fille: vous êtes digne au moins qu'on n'emploie

pas avec vous de pareils moyens, faits pour fléchir des monstres, et pour faire mourir de douleur

un homme sensible.

Si c'était ici le premier effort que l'amour vous eût demandé, je pourrais douter du succès et

balancer sur l'estime qui vous est due: mais le sacrifice que vous avez fait à l'honneur de Julie en

quittant ce pays est garant de celui que vous allez faire à son repos en rompant un commerce

inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pénibles, et vous ne perdez point le

prix d'un effort qui vous a tant coûté en vous obstinant à soutenir une vaine correspondance

dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédommagements nuls pour tous les deux,

et qui ne fait que prolonger sans fruit les tourments de l'un et de l'autre. N'en doutez plus, cette

Julie qui vous fut si chère ne doit rien être à celui qu'elle a tant aimé: vous vous dissimulez en

vain vos malheurs; vous la perdîtes au moment que vous vous séparâtes d'elle, ou plutôt le ciel

vous l'avait ôtée même avant qu'elle se donnât à vous; car son père la promit dès son retour, et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 193

vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrévocable. De quelque manière que

vous vous comportiez, l'invincible sort s'oppose à vos voeux, et vous ne la posséderez jamais.

L'unique choix qui vous reste à faire est de la précipiter dans un abîme de malheurs et

d'opprobres, ou d'honorer en elle ce que vous avez adoré, et de lui rendre, au lieu du bonheur

perdu, la sagesse, la paix, la sûreté du moins dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attristé, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler

l'état actuel de cette malheureuse amie, et l'avilissement où la réduit le malheur et la honte! Que

son lustre est terni! que ses grâces sont languissantes! que tous ses sentiments si charmants et si

doux se fondent tristement dans le seul qui les absorbe! L'amitié même en est attiédie; à peine

partage-t-elle encore le plaisir que je goûte à la voir; et son coeur malade ne sait plus rien sentir

que l'amour et la douleur. Hélas! qu'est devenu ce caractère aimant et sensible, ce goût si pur des

choses honnêtes, cet intérêt si tendre aux peines et aux plaisirs d'autrui? Elle est encore, je

l'avoue, douce, généreuse, compatissante; l'aimable habitude de bien faire ne saurait s'effacer en

elle; mais ce n'est plus qu'une habitude aveugle, un goût sans réflexion. Elle fait toutes les

mêmes choses, mais elle ne les fait plus avec le même zèle; ces sentiments sublimes se sont

affaiblis, cette flamme divine s'est amortie, cet ange n'est plus qu'une femme ordinaire. Ah!

quelle âme vous avez ôtée à la vertu!

Lettre II à madame d'Etange

Pénétré d'une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette à vos pieds, Madame, non pour

vous marquer un repentir qui ne dépend pas de mon coeur, mais pour expier un crime

involontaire en renonçant à tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais

sentiments humains n'approchèrent de ceux que m'inspira votre adorable fille, il n'y eut jamais

de sacrifice égal à celui que je viens faire à la plus respectable des mères; mais Julie m'a trop

appris comment il faut immoler le bonheur au devoir; elle m'en a trop courageusement donné

l'exemple, pour qu'au moins une fois je ne sache pas l'imiter. Si mon sang suffisait pour guérir

vos peines, je le verserais en silence et me plaindrais de ne vous donner qu'une si faible preuve de

mon zèle; mais briser le plus doux, le plus pur, le plus sacré lien qui jamais ait uni deux coeurs,

ah! c'est un effort que l'univers entier ne m'eût pas fait faire, et qu'il n'appartenait qu'à vous

d'obtenir.

Oui, je promets de vivre loin d'elle aussi longtemps que vous l'exigerez; je m'abstiendrai de la

voir et de lui écrire, j'en jure par vos jours précieux, si nécessaires à la conservation des siens. Je

me soumets, non sans effroi, mais sans murmure, à tout ce que vous daignerez ordonner d'elle et

de moi. Je dirai beaucoup plus encore; son bonheur peut me consoler de ma misère, et je mourrai

content si vous lui donnez un époux digne d'elle. Ah! qu'on le trouve, et qu'il m'ose dire: "Je

saurai mieux l'aimer que toi!" Madame, il aura vainement tout ce qui me manque; s'il n'a mon

coeur, il n'aura rien pour Julie: mais je n'ai que ce coeur honnête et tendre. Hélas! je n'ai rien non

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Julie ou La nouvelle Héloïse 194

plus. L'amour qui rapproche tout n'élève point la personne: il n'élève que les sentiments. Ah! si

j'eusse osé n'écouter que les miens pour vous, combien de fois, en vous parlant, ma bouche eût

prononcé le doux nom de mère!

Daignez vous confier à des serments qui ne seront point vains, et à un homme qui n'est point

trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m'abusai le premier moi-même. Mon

coeur sans expérience ne connut le danger que quand il n'était plus temps de fuir, et je n'avais

point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui-même, qu'elle m'a

depuis si bien enseigné. Banissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde à

qui son repos, sa félicité, son honneur soient plus chers qu'à moi? Non, ma parole et mon coeur

vous sont garants de l'engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien.

Nulle indiscrétion ne sera commise soyez-en sûre; et je rendrai le dernier soupir sans qu'on

sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, et dont la mienne

s'aigrit encore; essuyez des pleurs qui m'arrachent l'âme; rétablissez votre santé; rendez à la plus

tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous; soyez vous-même heureuse

par elle; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah! malgré les erreurs de l'amour, être mère de

Julie est encore un sort assez beau pour se féliciter de vivre.

Lettre III à madame d'Orbe, en lui envoyant la lettre précédente

Tenez, cruelle, voilà ma réponse. En la lisant, fondez en larmes si vous connaissez mon coeur, et

si le vôtre est sensible encore; mais surtout ne m'accablez plus de cette estime impitoyable que

vous me vendez si cher, et dont vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc osé les rompre ces doux noeuds formés sous vos yeux presque dès

l'enfance, et que votre amitié semblait partager avec tant de plaisir! Je suis donc aussi

malheureux que vous le voulez et que je puis l'être! Ah! connaissez-vous tout le mal que vous

faites? Sentez-vous bien que vous m'arrachez l'âme, que ce que vous m'ôtez est sans

dédommagement, et qu'il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l'un pour l'autre? Que

me parlez-vous du bonheur de Julie? en peut-il être sans le consentement du coeur? Que me

parlez-vous du danger de sa mère? Ah! qu'est-ce que la vie d'une mère, la mienne, la vôtre, la

sienne même, qu'est-ce que l'existence du monde entier auprès du sentiment délicieux qui nous

unissait? Insensée et farouche vertu! j'obéis à ta voix sans mérite; je t'abhorre en faisant tout

pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives douleurs de l'âme? Va, triste idole des

malheureux, tu ne fais qu'augmenter leurs misères en leur ôtant les ressources que la fortune

leur laisse. J'obéirai pourtant; oui, cruelle, j'obéirai; je deviendrai, s'il se peut, insensible et féroce

comme vous. J'oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer

le nom de Julie ni le vôtre. Je ne veux plus m'en rappeler l'insupportable souvenir. Un dépit, une

rage inflexible m'aigrit contre tant de revers. Une dure opiniâtreté me tiendra lieu de courage: il

m'en a trop coûté d'être sensible; il vaut mieux renoncer à l'humanité.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 195

Lettre IV de madame d'Orbe

Vous m'avez écrit une lettre désolante; mais il y a tant d'amour et de vertu dans votre conduite,

qu'elle efface l'amertume de vos plaintes: vous êtes trop généreux pour qu'on ait le courage de

vous quereller. Quelque emportement qu'on laisse paraître, quand on sait ainsi s'immoler à ce

qu'on aime, on mérite plus de louanges que de reproches; et, malgré vos injures, vous ne me

fûtes jamais si cher que depuis que je connais si bien tout ce que vous valez.

Rendez grâce à cette vertu que vous croyez haïr, et qui fait plus pour vous que votre amour

même. Il n'y a pas jusqu'à ma tante que vous n'ayez séduite par un sacrifice dont elle sent tout le

prix. Elle n'a pu lire votre lettre sans attendrissement; elle a même eu la faiblesse de la laisser voir

à sa fille; et l'effort qu'a fait la pauvre Julie pour contenir à cette lecture ses soupirs et ses pleurs

l'a fait tomber évanouie.

Cette tendre mère, que vos lettres avaient déjà puissamment émue, commence à connaître, par

tout ce qu'elle voit, combien vos deux coeurs sont hors de la règle commune, et combien votre

amour porte un caractère naturel de sympathie que le temps ni les efforts humains ne sauraient

effacer. Elle qui a si grand besoin de consolation consolerait volontiers sa fille, si la bienséance

ne la retenait; et je la vois trop près d'en devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas

de l'avoir été. Elle s'échappa hier jusqu'à dire en sa présence, un peu indiscrètement peut-être:

"Ah! s'il ne dépendait que de moi..." Quoiqu'elle se retînt et n'achevât pas, je vis, au baiser ardent

que Julie imprimait sur sa main, qu'elle ne l'avait que trop entendue. Je sais même qu'elle a voulu

parler plusieurs fois à son inflexible époux; mais, soit danger d'exposer sa fille aux fureurs d'un

père irrité, soit crainte pour elle-même, sa timidité l'a toujours retenue; et son affaiblissement,

ses maux, augmentent si sensiblement, que j'ai peur de la voir hors d'état d'exécuter sa

résolution avant qu'elle l'ait bien formée.

Quoi qu'il en soit, malgré les fautes dont vous êtes cause, cette honnêteté de coeur qui se fait

sentir dans votre amour mutuel lui a donné une telle opinion de vous, qu'elle se fie à la parole de

tous deux sur l'interruption de votre correspondance, et qu'elle n'a pris aucune précaution pour

veiller de plus près sur sa fille. Effectivement, si Julie ne répondait pas à sa confiance, elle ne

serait plus digne de ses soins, et il faudrait vous étouffer l'un et l'autre si vous étiez capables de

tromper encore la meilleure des mères, et d'abuser de l'estime qu'elle a pour vous.

Je ne cherche point à rallumer dans votre coeur une espérance que je n'ai pas moi-même; mais je

veux vous montrer, comme il est vrai, que le parti le plus honnête est aussi le plus sage, et que s'il

peut rester quelque ressource à votre amour, elle est dans le sacrifice que l'honneur et la raison

vous imposent. Mère, parents, amis, tout est maintenant pour vous, hors un père, qu'on gagnera

par cette voie, ou que rien ne saurait gagner. Quelque imprécation qu'ait pu vous dicter un

moment de désespoir, vous nous avez prouvé cent fois qu'il n'est point de route plus sûre pour

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Julie ou La nouvelle Héloïse 196

aller au bonheur que celle de la vertu. Si l'on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux

par elle; si on le manque, elle seule peut en dédommager. Reprenez donc courage; soyez homme,

et soyez encore vous-même. Si j'ai bien connu votre coeur, la manière la plus cruelle pour vous

de perdre Julie serait d'être indigne de l'obtenir.

Lettre V de Julie

Elle n'est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais; ma bouche a reçu son dernier

soupir; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononça; son dernier regard fut tourné vers moi.

Non, ce n'était pas la vie qu'elle semblait quitter, j'avais trop peu su la lui rendre chère; c'était à

moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans espérance, accablée de mes

malheurs et de mes fautes: mourir ne fut rien pour elle, et son coeur n'a gémi que d'abandonner

sa fille dans cet état. Elle n'eut que trop de raison. Qu'avait-elle à regretter sur la terre? Qu'est-ce

qui pouvait ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa patience et de ses vertus qui

l'attendait dans le ciel? Que lui restait-il à faire au monde, sinon d'y pleurer mon opprobre? Ame

pure et chaste, digne épouse, et mère incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire et de

la félicité; tu vis; et moi, livrée au repentir et au désespoir, privée à jamais de tes soins, de tes

conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l'innocence; je ne sens plus

que ta perte; je ne vois plus que ma honte; ma vie n'est plus que peine et douleur. Ma mère, ma

tendre mère, hélas! je suis bien plus morte que toi!

Mon Dieu! quel transport égare une infortunée et lui fait oublier ses résolutions? Où viens-je

verser mes pleurs et pousser mes gémissements? C'est le cruel qui les a causés que j'en rends le

dépositaire! C'est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j'ose les déplorer! Oui, oui,

barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau

dans le sein maternel, gémissez des maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l'horreur

d'un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserais-je paraître aussi méprisable que je le

suis? Devant qui m'avilirais-je au gré de mes remords? Quel autre que le complice de mon crime

pourrait assez les connaître? C'est mon plus insupportable supplice de n'être accusée que par

mon coeur, et de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu'un cuisant repentir

m'arrache. Je vis, je vis en frémissant la douleur empoisonner, hâter les derniers jours de ma

triste mère. En vain sa pitié pour moi l'empêcha d'en convenir; en vain elle affectait d'attribuer le

progrès de son mal à la cause qui l'avait produit; en vain ma cousine gagnée a tenu le même

langage: rien n'a pu tromper mon coeur déchiré de regret; et, pour mon tourment éternel, je

garderai jusqu'au tombeau l'affreuse idée d'avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le ciel suscita dans sa colère pour me rendre malheureuse et coupable, pour la

dernière fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus, comme

autrefois, partager avec vous des peines qui devaient nous être communes. Ce sont les soupirs

d'un dernier adieu qui s'échappent malgré moi. C'en est fait; l'empire de l'amour est éteint dans

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Julie ou La nouvelle Héloïse 197

une âme livrée au seul désespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des

mères; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coûté la vie; je serais trop heureuse qu'il

m'en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah! si son esprit

immortel pénètre au fond de mon coeur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n'est pas

tout à fait indigne d'elle. Partagez un effort que vous m'avez rendu nécessaire. S'il vous reste

quelque respect pour la mémoire d'un noeud si cher et si funeste, c'est par lui que je vous

conjure de me fuir à jamais, de ne plus m'écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser

oublier, s'il se peut, ce que nous fûmes l'un à l'autre. Que mes yeux ne vous voient plus; que je

n'entende plus prononcer votre nom; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon coeur. J'ose

parler encore au nom d'un amour qui ne doit plus être; à tant de sujets de douleur n'ajoutez pas

celui de voir son dernier voeu méprisé. Adieu donc pour la dernière fois, unique et cher... Ah!

fille insensée!... Adieu pour jamais.

Lettre VI à madame d'Orbe

Enfin le voile est déchiré; cette longue illusion s'est évanouie; cet espoir si doux s'est éteint; il ne

me reste pour aliment d'une flamme éternelle qu'un souvenir amer et délicieux qui soutient ma

vie et nourrit mes tourments du vain sentiment d'un bonheur qui n'est plus.

Est-il donc vrai que j'ai goûté la félicité suprême? Suis-je bien le même être qui fut heureux un

jour? Qui peut sentir ce que je souffre n'est-il pas né pour toujours souffrir? Qui put jouir des

biens que j'ai perdus peut-il les perdre et vivre encore, et des sentiments si contraires peuvent-ils

germer dans un même coeur? Jours de plaisir et de gloire, non, vous n'étiez pas d'un mortel;

vous étiez trop beaux pour devoir être périssables. Une douce extase absorbait toute votre

durée, et la rassemblait en un point comme celle de l'éternité. Il n'y avait pour moi ni passé ni

avenir, et je goûtais à la fois les délices de mille siècles. Hélas! vous avez disparu comme un

éclair. Cette éternité de bonheur ne fut qu'un instant de ma vie. Le temps a repris sa lenteur

dans les moments de mon désespoir, et l'ennui mesure par longues années le reste infortuné de

mes jours.

Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m'accablent, plus tout ce qui

m'était cher semble se détacher de moi. Madame, il se peut que vous m'aimiez encore; mais

d'autres soins vous appellent, d'autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez

avec intérêt sont maintenant indiscrètes. Julie, Julie elle-même se décourage et m'abandonne.

Les tristes remords ont chassé l'amour. Tout est changé pour moi; mon coeur seul est toujours

le même, et mon sort en est plus affreux.

Mais qu'importe ce que je suis et ce que je dois être? Julie souffre, est-il temps de songer à moi?

Ah! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus amères. Oui, j'aimerais mieux qu'elle cessât

de m'aimer et qu'elle fût heureuse... Cesser de m'aimer!... l'espère-t-elle?... Jamais, jamais. Elle a

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Julie ou La nouvelle Héloïse 198

beau me défendre de la voir et de lui écrire. Ce n'est pas le tourment qu'elle s'ôte, hélas! c'est le

consolateur. La perte d'une tendre mère la doit-elle priver d'un plus tendre ami? Croit-elle

soulager ses maux en les multipliant? O amour! est-ce à tes dépens qu'on peut venger la nature?

Non, non; c'est en vain qu'elle prétend m'oublier. Son tendre coeur pourra-t-il se séparer du

mien? Ne le retiens-je pas en dépit d'elle? Oublie-t-on des sentiments tels que nous les avons

éprouvés, et peut-on s'en souvenir sans les éprouver encore? L'amour vainqueur fit le malheur

de sa vie; l'amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur,

tourmentée à la fois de vains regrets et de vains désirs, sans pouvoir jamais contenter ni l'amour

ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Après tant

de sacrifices, il est trop tard pour apprendre à désobéir. Puisqu'elle commande, il suffit; elle

n'entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand désespoir n'est pas

de renoncer à elle. Ah! c'est dans son coeur que sont mes douleurs les plus vives, et je suis plus

malheureux de son infortune que de la mienne. Vous qu'elle aime plus que toute chose, et qui

seule, après moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous êtes l'unique bien qui lui

reste. Il est assez précieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dédommagez-

la des consolations qui lui sont ôtées et de celles qu'elle refuse; qu'une sainte amitié supplée à la

fois auprès d'elle à la tendresse d'une mère, à celle d'un amant, aux charmes de tous les

sentiments qui devaient la rendre heureuse. Qu'elle le soit, s'il est possible, à quelque prix que ce

puisse être. Qu'elle recouvre la paix et le repos dont je l'ai privée; je sentirai moins les tourments

qu'elle m'a laissés. Puisque je ne suis plus rien à mes propres yeux, puisque c'est mon sort de

passer ma vie à mourir pour elle, qu'elle me regarde comme n'étant plus; j'y consens si cette idée

la rend plus tranquille. Puisse-t-elle retrouver près de vous ses premières vertus, son premier

bonheur! Puisse-t-elle être encore par vos soins tout ce qu'elle eût été sans moi!

Hélas! elle était fille, et n'a plus de mère! Voilà la perte qui ne se répare point, et dont on ne se

console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitée lui redemande cette mère

tendre et chérie, et dans une douleur si cruelle l'horrible remords se joint à son affliction. O

Julie! ce sentiment affreux devait-il être connu de toi? Vous qui fûtes témoin de la maladie et des

derniers moments de cette mère infortunée, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que

j'en dois croire. Déchirez-moi le coeur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l'a fait

descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre; c'est un crime de songer

à des liens si funestes, c'en est un de voir le jour. Non, j'ose le croire, un feu si pur n'a point

produit de si noirs effets. L'amour nous inspira des sentiments trop nobles pour en tirer les

forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut immoler son bonheur

aux auteurs de ses jours méritait-elle de leur coûter la vie?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 199

Lettre VII. Réponse

Comment pourrait-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage? Comment

perdrais-je mes anciens sentiments pour vous tandis que vous en méritez chaque jour de

nouveaux? Non, mon cher et digne ami, tout ce que nous fûmes les uns aux autres dès notre

première jeunesse, nous le serons le reste de nos jours; et si notre mutuel attachement

n'augmente plus, c'est qu'il ne peut plus augmenter. Toute la différence est que je vous aimais

comme mon frère, et qu'à présent je vous aime comme mon enfant; car quoique nous soyons

toutes deux plus jeunes que vous, et même vos disciples, je vous regarde un peu comme le nôtre.

En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible; et, quoi qu'en dise votre

philosophe anglais, cette éducation vaut bien l'autre; si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le

sentiment qui le conduit.

- Savez-vous pourquoi je parais avoir changé de conduite envers vous? Ce n'est pas, croyez-moi,

que mon coeur ne soit toujours le même; c'est que votre état est changé. Je favorisai vos feux tant

qu'il leur restait un rayon d'espérance. Depuis qu'en vous obstinant d'aspirer à Julie vous ne

pouvez plus que la rendre malheureuse, ce serait vous nuire que de vous complaire. J'aime mieux

vous savoir moins à plaindre, et vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun

devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu'on aime, n'est-ce pas tout ce qui reste à

faire à l'amour sans espoir?

Vous faites plus que sentir cela, mon généreux ami, vous l'exécutez dans le plus douloureux

sacrifice qu'ai jamais fait un amant fidèle. En renonçant à Julie, vous achetez son repos aux

dépens du vôtre, et c'est à vous que vous renoncez pour elle.

J'ose à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent là-dessus; mais elles sont consolantes,

et cela m'enhardit. Premièrement, je crois que le véritable amour a cet avantage aussi bien que la

vertu, qu'il dédommage de tout ce qu'on lui sacrifie, et qu'on jouit en quelque sorte des

privations qu'on s'impose par le sentiment même de ce qu'il en coûte, et du motif qui nous y

porte. Vous vous témoignerez que Julie a été aimée de vous comme elle méritait de l'être, et vous

l'en aimerez davantage, et vous en serez plus heureux. Cet amour-propre exquis qui sait payer

toutes les vertus pénibles mêlera son charme à celui de l'amour. Vous vous direz: "Je sais aimer",

avec un plaisir plus durable et plus délicat que vous n'en goûteriez à dire: "Je possède ce que

j'aime", car celui-ci s'use à force d'en jouir; mais l'autre demeure toujours, et vous en jouiriez

encore quand même vous n'aimeriez plus.

Outre cela, s'il est vrai, comme Julie et vous me l'avez tant dit, que l'amour soit le plus délicieux

sentiment qui puisse entrer dans le coeur humain, tout ce qui le prolonge et le fixe, même au

prix de mille douleurs, est encore un bien. Si l'amour est un désir qui s'irrite par les obstacles,

comme vous le disiez encore, il n'est pas bon qu'il soit content; il vaut mieux qu'il dure et soit

malheureux, que de s'éteindre au sein des plaisirs. Vos feux, je l'avoue, ont soutenu l'épreuve de

la possession, celle du temps, celle de l'absence et des peines de toute espèce; ils ont vaincu tous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 200

les obstacles, hors le plus puissant de tous, qui est de n'en avoir plus à vaincre, et de se nourrir

uniquement d'eux-mêmes. L'univers n'a jamais vu de passion soutenir cette épreuve; quel droit

avez-vous d'espérer que la vôtre l'eût soutenue! Le temps eût joint au dégoût d'une longue

possession le progrès de l'âge et le déclin de la beauté: il semble se fixer en votre faveur par votre

séparation; vous serez toujours l'un pour l'autre à la fleur des ans; vous vous verrez sans cesse

tels que vous vous vîtes en vous quittant; et vos coeurs, unis jusqu'au tombeau, prolongeront

dans une illusion charmante votre jeunesse avec vos amours.

Si vous n'eussiez point été heureux, une insurmontable inquiétude pourrait vous tourmenter;

votre coeur regretterait, en soupirant, les biens dont il était digne; votre ardente imagination

vous demanderait sans cesse ceux que vous n'auriez pas obtenus. Mais l'amour n'a point de

délices dont il ne vous ait comblé, et, pour parler comme vous, vous avez épuisé durant une

année les plaisirs d'une vie entière. Souvenez-vous de cette lettre si passionnée, écrite le

lendemain d'un rendez-vous téméraire. Je l'ai lue avec une émotion qui m'était inconnue: on n'y

voit pas l'état permanent d'une âme attendrie, mais le dernier délire d'un coeur brûlant d'amour

et ivre de volupté. Vous jugeâtes vous-même qu'on n'éprouvait point de pareils transports deux

fois en la vie, et qu'il fallait mourir après les avoir sentis. Mon ami, ce fut là le comble; et, quoi

que la fortune et l'amour eussent fait pour vous, vos feux et votre bonheur ne pouvaient plus que

décliner. Cet instant fut aussi le commencement de vos disgrâces, et votre amante vous fut ôtée

au moment que vous n'aviez plus de sentiments nouveaux à goûter auprès d'elle; comme si le

sort eût voulu garantir votre coeur d'un épuisement inévitable, et vous laisser dans le souvenir

de vos plaisirs passés un plaisir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.

Consolez-vous donc de la perte d'un bien qui vous eût toujours échappé, et vous eût ravi de plus

celui qui vous reste. Le bonheur et l'amour se seraient évanouis à la fois; vous avez au moins

conservé le sentiment: on n'est point sans plaisirs quand on aime encore. L'image de l'amour

éteint effraye plus un coeur tendre que celle de l'amour malheureux, et le dégoût de ce qu'on

possède est un état cent fois pire que le regret de ce qu'on a perdu.

Si les reproches que ma désolée cousine se fait sur la mort de sa mère étaient fondés, ce cruel

souvenir empoisonnerait, je l'avoue, celui de vos amours, et une si funeste idée devrait à jamais

les éteindre; mais n'en croyez pas à ses douleurs, elles la trompent, ou plutôt le chimérique motif

dont elle aime à les aggraver n'est qu'un prétexte pour en justifier l'excès. Cette âme tendre

craint toujours de ne pas s'affliger assez, et c'est une sorte de plaisir pour elle d'ajouter au

sentiment de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s'en impose, soyez-en sûr; elle n'est pas

sincère avec elle-même. Ah! si elle croyait bien sincèrement avoir abrégé les jours de sa mère, son

coeur en pourrait-il supporter l'affreux remords? Non, non, mon ami, elle ne la pleurerait pas,

elle l'aurait suivie. La maladie de Mme d'Etange est bien connue; c'était une hydropisie de

poitrine dont elle ne pouvait revenir, et l'on désespérait de sa vie avant même qu'elle eût

découvert votre correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle; mais que de plaisirs

réparèrent le mal qu'il pouvait lui faire! Qu'il fut consolant pour cette tendre mère de voir, en

gémissant des fautes de sa fille, par combien de vertus elles étaient rachetées, et d'être forcée

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Julie ou La nouvelle Héloïse 201

d'admirer son âme en pleurant sa faiblesse! Qu'il lui fut doux de sentir combien elle en était

chérie! Quel zèle infatigable! Quels soins continuels! Quelle assiduité sans relâche! Quel

désespoir de l'avoir affligée! Que de regrets, que de larmes, que de touchantes caresses, quelle

inépuisable sensibilité! C'était dans les yeux de la fille qu'on lisait tout ce que souffrait la mère;

c'était elle qui la servait les jours, qui la veillait les nuits; c'était de sa main qu'elle recevait tous

les secours. Vous eussiez cru voir une autre Julie; sa délicatesse naturelle avait disparu, elle était

forte et robuste, les soins les plus pénibles ne lui coûtaient rien, et son âme semblait lui donner

un nouveau corps. Elle faisait tout et paraissait ne rien faire; elle était partout et ne bougeait

d'auprès d'elle; on la trouvait sans cesse à genoux devant son lit, la bouche collée sur sa main,

gémissant ou de sa faute ou du mal de sa mère, et confondant ces deux sentiments pour s'en

affliger davantage. Je n'ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans

être ému jusqu'aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyait l'effort que

faisaient ces deux coeurs pour se réunir plus étroitement au moment d'une funeste séparation;

on voyait que le seul regret de se quitter occupait la mère et la fille, et que vivre ou mourir n'eût

été rien pour elles si elles avaient pu rester ou partir ensemble.

Bien loin d'adopter les noires idées de Julie, soyez sûr que tout ce qu'on peut espérer des secours

humains et des consolations du coeur a concouru de sa part à retarder le progrès de la maladie

de sa mère, et qu'infailliblement sa tendresse et ses soins nous l'ont conservée plus longtemps

que nous n'eussions pu faire sans elle. Ma tante elle-même m'a dit cent fois que ses derniers

jours étaient les plus doux moments de sa vie, et que le bonheur de sa fille était la seule chose qui

manquait au sien.

S'il faut attribuer sa perte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin, et c'est à son époux seul qu'il

faut s'en prendre. Longtemps inconstant et volage, il prodigua les feux de sa jeunesse à mille

objets moins dignes de plaire que sa vertueuse compagne; et, quand l'âge le lui eut ramené, il

conserva près d'elle cette rudesse inflexible dont les maris infidèles ont accoutumé d'aggraver

leurs torts. Ma pauvre cousine s'en est ressentie; un vain entêtement de noblesse et cette roideur

de caractère que rien n'amollit ont fait vos malheurs et les siens. Sa mère, qui eut toujours du

penchant pour vous, et qui pénétra son amour quand il était trop tard pour l'éteindre, porta

longtemps en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût de sa fille ni l'obstination de son

époux, et d'être la première cause d'un mal qu'elle ne pouvait plus guérir. Quand vos lettres

surprises lui eurent appris jusqu'où vous aviez abusé de sa confiance, elle craignit de tout perdre

en voulant tout sauver, et d'exposer les jours de sa fille pour rétablir son honneur. Elle sonda

plusieurs fois son mari sans succès; elle voulut plusieurs fois hasarder une confidence entière et

lui montrer toute l'étendue de son devoir: la frayeur et sa timidité la retinrent toujours. Elle

hésita tant qu'elle put parler; lorsqu'elle le voulut il n'était plus temps; les forces lui manquèrent;

elle mourut avec le fatal secret: et moi qui connais l'humeur de cet homme sévère sans savoir

jusqu'où les sentiments de la nature auraient pu la tempérer, je respire en voyant au moins les

jours de Julie en sûreté.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 202

Elle n'ignore rien de tout cela; mais vous dirai-je ce que je pense de ses remords apparents?

L'amour est plus ingénieux qu'elle. Pénétrée du regret de sa mère, elle voudrait vous oublier; et,

malgré qu'elle en ait, il trouble sa conscience pour la forcer de penser à vous. Il veut que ses

pleurs aient du rapport à ce qu'elle aime. Elle n'oserait plus s'en occuper directement, il la force

de s'en occuper encore au moins par son repentir. Il l'abuse avec tant d'art, qu'elle aime mieux

souffrir davantage et que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre coeur n'entend pas peut-

être ces détours du sien; mais ils n'en sont pas moins naturels: car votre amour à tous deux,

quoique égal en force, n'est pas semblable en effets; le vôtre est bouillant et vif, le sien est doux

et tendre; vos sentiments s'exhalent au dehors avec véhémence, les siens retournent sur elle-

même, et, pénétrant la substance de son âme, l'altèrent et la changent insensiblement. L'amour

anime et soutient votre coeur, il affaisse et abat le sien; tous les ressorts en sont relâchés, sa force

est nulle, son courage est éteint, sa vertu n'est plus rien. Tant d'héroïques facultés ne sont pas

anéanties, mais suspendues; un moment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les

effacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le découragement, elle est perdue; mais si cette

âme excellente se relève un instant, elle sera plus grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, et

il ne sera plus question de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet état périlleux sachez

respecter ce que vous aimâtes. Tout ce qui lui vient de vous, fût-ce contre vous-même, ne lui peut

être que mortel. Si vous vous obstinez auprès d'elle, vous pourrez triompher aisément; mais

vous croirez en vain posséder la même Julie, vous ne la retrouverez plus.

Lettre VIII de milord Edouard

J'avais acquis des droits sur ton coeur; tu m'étais nécessaire, et j'étais prêt à t'aller joindre. Que

t'importent mes droits, mes besoins, mon empressement? Je suis oublié de toi; tu ne daignes

plus m'écrire. J'apprends ta vie solitaire et farouche; je pénètre tes desseins secrets. Tu t'ennuies

de vivre.

Meurs donc, jeune insensé; meurs, homme à la fois féroce et lâche, mais sache en mourant que

tu laisses dans l'âme d'un honnête homme à qui tu fus cher la douleur de n'avoir servi qu'un

ingrat.

Lettre IX. Réponse

Réponse

Venez, milord; je croyais ne pouvoir plus goûter de plaisir sur la terre; mais nous nous reverrons.

Il n'est pas vrai que vous puissiez me confondre avec les ingrats; votre coeur n'est pas fait pour

en trouver, ni le mien pour l'être.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 203

Billet de Julie

Il est temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse, et d'abandonner un trompeur espoir. Je ne

serai jamais à vous. Rendez-moi donc la liberté que je vous ai engagée et dont mon père veut

disposer, ou mettez le comble à mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous

être d'aucun usage.

Julie d'Etange.

Lettre X du Baron d'Etange dans laquelle était le précédent billet

S'il peut rester dans l'âme d'un suborneur quelque sentiment d'honneur et d'humanité,

répondez à ce billet d'une malheureuse dont vous avez corrompu le coeur, et qui ne serait plus si

j'osais soupçonner qu'elle eût porté plus loin l'oubli d'elle-même. Je m'étonnerai peu que la

même philosophie qui lui apprit à se jeter à la tête du premier venu, lui apprenne encore à

désobéir à son père. Pensez-y cependant. J'aime à prendre en toute occasion les voies de la

douceur et de l'honnêteté, quand j'espère qu'elles peuvent suffire; mais, si j'en veux bien user

avec vous, ne croyez pas que j'ignore comment se venge l'honneur d'un gentilhomme offensé par

un homme qui ne l'est pas.

Lettre XI. Réponse

Epargnez-vous, Monsieur, des menaces vaines qui ne m'effraient point, et d'injustes reproches

qui ne peuvent m'humilier. Sachez qu'entre deux personnes de même âge il n'y a d'autre

suborneur que l'amour, et qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un homme que votre fille

honora de son estime.

Quel sacrifice osez-vous m'imposer, et à quel titre l'exigez-vous? Est-ce à l'auteur de tous mes

maux qu'il faut immoler mon dernier espoir? Je veux respecter le père de Julie; mais qu'il daigne

être le mien s'il faut que j'apprenne à lui obéir. Non, non, Monsieur, quelque opinion que vous

ayez de vos procédés, ils ne m'obligent point à renoncer pour vous à des droits si chers et si bien

mérités de mon coeur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que la haine, et vous

n'avez rien à prétendre de moi. Julie a parlé; voilà mon consentement. Ah qu'elle soit toujours

obéie! Un autre la possédera: mais j'en serai plus digne d'elle.

Si votre fille eût daigné me consulter sur les bornes de votre autorité, ne doutez pas que je ne lui

eusse appris à résister à vos prétentions injustes. Quel que soit l'empire dont vous abusez, mes

droits sont plus sacrés que les vôtres; la chaîne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 204

même devant les tribunaux humains; et quand vous osez réclamer la nature, c'est vous seul qui

bravez ses lois.

N'alléguez pas non plus cet honneur si bizarre et si délicat que vous parlez de venger; nul ne

l'offense que vous-même. Respectez le choix de Julie, et votre honneur est en sûreté; car mon

coeur vous honore malgré vos outrages; et malgré les maximes gothiques, l'alliance d'un honnête

homme n'en déshonora jamais un autre. Si ma présomption vous offense, attaquez ma vie, je ne

la défendrai jamais contre vous. Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste

l'honneur d'un gentilhomme; mais quant à celui d'un homme de bien, il m'appartient, je sais le

défendre, et le conserverai pur et sans tache jusqu'au dernier soupir.

Allez, père barbare et peu digne d'un nom si doux, méditez d'affreux parricides, tandis qu'une

fille tendre et soumise immole son bonheur à vos préjugés. Vos regrets me vengeront un jour

des maux que vous me faites, et vous sentirez trop tard que votre haine aveugle et dénaturée ne

vous fut pas moins funeste qu'à moi. Je serai malheureux, sans doute; mais si jamais la voix du

sang s'élève au fond de votre coeur, combien vous le serez plus encore d'avoir sacrifié à des

chimères l'unique fruit de vos entrailles, unique au monde en beauté, en mérite, en vertus, et

pour qui le ciel prodigue de ses dons n'oublia rien qu'un meilleur père!

Billet inclus dans la précédente lettre

Je rends à Julie d'Etange le droit de disposer d'elle-même, et de donner sa main sans consulter

son coeur.

S. G.

Lettre XII de Julie

Je voulais vous décrire la scène qui vient de se passer, et qui a produit le billet que vous avez dû

recevoir; mais mon père a pris ses mesures si justes qu'elle n'a fini qu'un moment avant le départ

du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à temps à la poste; il n'en peut être de même de celle-

ci: votre résolution sera prise, et votre réponse partie avant qu'elle vous parvienne; ainsi tout

détail serait désormais inutile. J'ai fait mon devoir; vous ferez le vôtre; mais le sort nous accable,

l'honneur nous trahit; nous serons séparés à jamais, et, pour comble d'horreur, je vais passer

dans les... Hélas! j'ai pu vivre dans les tiens! O devoir! à quoi sers-tu? O Providence!... il faut

gémir et se taire.

La plume échappe de ma main. J'étais incommodée depuis quelques jours; l'entretien de ce

matin m'a prodigieusement agitée... La tête et le coeur me font mal... je me sens défaillir... le ciel

aurait-il pitié de mes peines?... Je ne puis me soutenir... je suis forcée à me mettre au lit, et me

console dans l'espoir de n'en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la dernière

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Julie ou La nouvelle Héloïse 205

fois, cher et tendre ami de Julie. Ah! si je ne dois plus vivre pour toi, n'ai-je pas déjà cessé de

vivre?

Lettre XIII de Julie à madame d'Orbe

Il est donc vrai, chère et cruelle amie, que tu me rappelles à la vie et à mes douleurs? J'ai vu

l'instant heureux où j'allais rejoindre la plus tendre des mères; tes soins inhumains m'ont

enchaînée pour la pleurer plus longtemps; et quand le désir de la suivre m'arrache à la terre, le

regret de te quitter m'y retient. Si je me console de vivre, c'est par l'espoir de n'avoir pas échappé

tout entière à la mort. Ils ne sont plus ces agréments de mon visage que mon coeur a payés si

cher; la maladie dont je sors m'en a délivrée. Cette heureuse perte ralentira l'ardeur grossière

d'un homme assez dépourvu de délicatesse pour m'oser épouser sans mon aveu. Ne trouvant

plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon père, sans

offenser l'ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun: ma bouche gardera le silence;

mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût me garantira de sa tyrannie, et il me trouvera

trop laide pour daigner me rendre malheureuse.

Ah! cousine chère, tu connus un coeur plus constant et plus tendre qui ne se fût pas ainsi rebuté.

Son goût ne se bornait pas aux traits et à la figure; c'était moi qu'il aimait et non pas mon visage;

c'était par tout notre être que nous étions unis l'un à l'autre; et tant que Julie eût été la même, la

beauté pouvait fuir l'amour fût toujours demeuré. Cependant il a pu consentir... l'ingrat!... Il l'a

dû puisque j'ai pu l'exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur

coeur? Ai-je donc voulu retirer le mien?... l'ai-je fait? O Dieu! faut-il que tout me rappelle

incessamment un temps qui n'est plus, et des feux qui ne doivent plus être! J'ai beau vouloir

arracher de mon coeur cette image chérie; je l'y sens trop fortement attachée; je le déchire sans le

dégager, et mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l'y graver davantage.

Oserai-je te dire un délire de ma fièvre, qui, loin de s'éteindre avec elle, me tourmente encore

plus depuis ma guérison? Oui, connais et plains l'égarement d'esprit de ta malheureuse amie, et

rends grâces au ciel d'avoir préservé ton coeur de l'horrible passion qui le donne. Dans un des

moments où j'étais le plus mal, je crus, durant l'ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit

cet infortuné, non tel qu'il charmait jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais

pâle, défait, mal en ordre, et le désespoir dans les yeux. Il était à genoux; il prit une de mes mains

et sans dégoûter de l'état où elle était, sans craindre la communication d'un venin si terrible, il la

couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j'éprouvai cette vive et délicieuse émotion que me

donnait quelquefois sa présence inattendue. Je voulus m'élancer vers lui; on me retint; tu

l'arrachas de ma présence; et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissements que

je crus entendre à mesure qu'il s'éloignait.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 206

Je ne puis te représenter l'effet étonnant que ce rêve a produit sur moi. Ma fièvre a été longue et

violente; j'ai perdu la connaissance durant plusieurs jours; j'ai souvent rêvé à lui dans mes

transports; mais aucun de ces rêves n'a laissé dans mon imagination des impressions aussi

profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu'il m'est impossible de l'effacer de ma mémoire

et de mes sens. A chaque minute, à chaque instant, il me semble le voir dans la même attitude;

son air, son habillement, son geste, son triste regard, frappent encore mes yeux: je crois sentir

ses lèvres se presser sur ma main; je la sens mouiller de ses larmes; les sons de sa voix plaintive

me font tressaillir; je le vois entraîner loin de moi; je fais effort pour le retenir encore: tout me

retrace une scène imaginaire avec plus de force que les événements qui me sont réellement

arrivés.

J'ai longtemps hésité à te faire cette confidence; la honte m'empêche de te la faire de bouche;

mais mon agitation, loin de se calmer, ne fait qu'augmenter de jour en jour, et je ne puis plus

résister au besoin de t'avouer ma folie. Ah! qu'elle s'empare de moi tout entière! Que ne puis-je

achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m'en reste ne sert plus qu'à me tourmenter!

Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicité; mais il y a dans cette

vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment

de la mort du meilleur des hommes? Est-ce un avertissement qu'il n'est déjà plus? Le ciel

daigne-t-il me guider au moins un fois, et m'invite-t-il à suivre celui qu'il me fit aimer? Hélas!

l'ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.

J'ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent

rien; ils ne m'en imposent plus, et je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le

veux croire; mais deux âmes si étroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une

communication immédiate, indépendante du corps et des sens? L'impression directe que l'une

reçoit de l'autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les

sensations qu'elle lui a données?... Pauvre Julie, que d'extravagances! Que les passions nous

rendent crédules! et qu'un coeur vivement touché se détache avec peine des erreurs même qu'il

aperçoit!

Lettre XIV. Réponse

Ah! fille trop malheureuse et trop sensible, n'es-tu donc née que pour souffrir? Je voudrais en

vain t'épargner des douleurs; tu sembles les chercher sans cesse et ton ascendant est plus fort

que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n'ajoute pas au moins des chimères; et,

puisque ma discrétion t'est plus nuisible qu'utile, sors d'une erreur qui te tourmente: peut-être la

triste vérité te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n'est point un rêve;

que ce n'est point l'ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que cette touchante

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Julie ou La nouvelle Héloïse 207

scène, incessamment présente à ton imagination, s'est passée réellement dans ta chambre le

surlendemain du jour où tu fus le plus mal.

La veille je t'avais quittée assez tard, et M. d'Orbe, qui voulut me relever auprès de toi cette nuit-

là, était prêt à sortir, quand tout à coup nous vîmes entrer brusquement et se précipiter à nos

pieds ce pauvre malheureux dans un état à faire pitié. Il avait pris la poste à la réception de ta

dernière lettre. Courant jour et nuit, il fit la route en trois jours, et ne s'arrêta qu'à la dernière

poste en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l'avoue à ma honte, je fus moins prompte que

M. d'Orbe à lui sauter au cou: sans savoir encore la raison de son voyage, j'en prévoyais la

conséquence. Tant de souvenirs amers, ton danger, le sien, le désordre où je le voyais, tout

empoisonnait une si douce surprise et j'étais trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses. Je

l'embrassai pourtant avec un serrement de coeur qu'il partageait, et qui se fit sentir

réciproquement par de muettes étreintes, plus éloquentes que les cris et les pleurs. Son premier

mot fut: "Que fait-elle? Ah! que fait-elle? Donnez-moi la vie ou la mort." Je compris alors qu'il

était instruit de ta maladie; et, croyant qu'il n'en ignorait pas non plus l'espèce, j'en parlai sans

autre précaution que d'exténuer le danger. Sitôt qu'il sut que c'était la petite vérole, il fit un cri et

se trouva mal. La fatigue et l'insomnie, jointes à l'inquiétude d'esprit, l'avaient jeté dans un tel

abattement qu'on fut longtemps à le faire revenir. A peine pouvait-il parler; on le fit coucher.

Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant d'agitation, qu'un pareil

sommeil devait plus épuiser que réparer ses forces. Le lendemain, nouvel embarras; il voulait te

voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une révolution; il offrit d'attendre qu'il n'y

eût plus de risque, mais son séjour même en était un terrible. J'essayai de le lui faire sentir; il me

coupa durement la parole. "Gardez votre barbare éloquence, me dit-il d'un ton d'indignation;

c'est trop l'exercer à ma ruine. N'espérez pas me chasser encore comme vous fîtes à mon exil. Je

viendrais cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant. Mais je jure par l'auteur de

mon être, ajouta-t-il impétueusement, que je ne partirai point d'ici sans l'avoir vue. Eprouvons

une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure."

Son parti était pris. M. d'Orbe fut d'avis de chercher les moyens de le satisfaire pour le pouvoir

renvoyer avant que son retour fût découvert: car il n'était connu dans la maison que du seul

Hanz, dont j'étais sûre, et nous l'avions appelé devant nos gens d'un autre nom que le sien. Je lui

promis qu'il te verrait la nuit suivante, à condition qu'il ne resterait qu'un instant, qu'il ne te

parlerait point, et qu'il repartirait le lendemain avant le jour: j'en exigeai sa parole. Alors, je fus

tranquille; je laissai mon mari avec lui, et je retournai près de toi.

Je te trouvai sensiblement mieux, l'éruption était achevée; le médecin me rendit le courage et

l'espoir. Je me concertai d'avance avec Babi; et le redoublement, quoique moindre, t'ayant encore

embarrassé la tête, je pris ce temps pour écarter tout le monde et faire dire à mon mari d'amener

son hôte, jugeant qu'avant la fin de l'accès tu serais moins en état de le reconnaître. Nous eûmes

toutes les peines du monde à renvoyer ton désolé père, qui chaque nuit s'obstinait à vouloir

rester. Enfin je lui dis en colère qu'il n'épargnerait la peine de personne, que j'étais également

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Julie ou La nouvelle Héloïse 208

résolue à veiller, et qu'il savait bien, tout père qu'il était, que sa tendresse n'était pas plus

vigilante que la mienne. Il partit à regret; nous restâmes seules. M. d'Orbe arriva sur les onze

heures, et me dit qu'il avait laissé ton ami dans la rue: je l'allai chercher. Je le pris par la main; il

tremblait comme la feuille. En passant dans l'antichambre les forces lui manquèrent; il respirait

avec peine, et fut contraint de s'asseoir.

Alors, démêlant quelques objets à la faible lueur d'une lumière éloignée: "Oui, dit-il avec un

profond soupir, je reconnais les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés... à la même

heure... avec le même mystère... j'étais tremblant comme aujourd'hui... le coeur me palpitait de

même... O téméraire! j'étais mortel, et j'osais goûter... Que vais-je voir maintenant dans ce même

objet qui faisait et partageait mes transports? L'image du trépas, un appareil de douleur, la vertu

malheureuse et la beauté mourante!"

Chère cousine, j'épargne à ton pauvre coeur le détail de cette attendrissante scène. Il te vit, et se

tut; il l'avait promis: mais quel silence! il se jeta à genoux; il baisait tes rideaux en sanglotant; il

élevait les mains et les yeux; il poussait de sourds gémissements; il avait peine à contenir sa

douleur et ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains; il s'en saisit avec une

espèce de fureur; les baisers de feu qu'il appliquait sur cette main malade t'éveillèrent mieux que

le bruit et la voix de tout ce qui t'environnait. Je vis que tu l'avais reconnu; et, malgré sa

résistance et ses plaintes, je l'arrachai de la chambre à l'instant, espérant éluder l'idée d'une si

courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu n'en disais rien, je crus

que tu l'avais oubliée; je défendis à Babi de t'en parler, et je sais qu'elle m'a tenu parole. Vaine

prudence que l'amour a déconcertée, et qui n'a fait que laisser fermenter un souvenir qu'il n'est

plus temps d'effacer!

Il partit comme il l'avait promis, et je lui fis jurer qu'il ne s'arrêterait pas au voisinage. Mais, ma

chère, ce n'est pas tout; il faut achever de te dire ce qu'aussi bien tu ne pourrais ignorer

longtemps. Milord Edouard passa deux jours après; il se pressa pour l'atteindre; il le joignit à

Dijon, et le trouva malade. L'infortuné avait gagné la petite vérole. Il m'avait caché qu'il ne l'avait

point eue, et je te l'avais mené sans précaution. Ne pouvant guérir ton mal, il le voulut partager.

En me rappelant la manière dont il baisait ta main, je ne puis douter qu'il ne se soit inoculé

volontairement. On ne pouvait être plus mal préparé; mais c'était l'inoculation de l'amour, elle

fut heureuse. Ce père de la vie l'a conservée au plus tendre amant qui fut jamais: il est guéri; et,

suivant la dernière lettre de milord Edouard, ils doivent être actuellement repartis pour Paris.

Voilà, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funèbres qui t'alarmaient sans sujet.

Depuis longtemps tu as renoncé à la personne de ton ami, et sa vie est en sûreté. Ne songe donc

qu'à conserver la tienne, et à t'acquitter de bonne grâce du sacrifice que ton coeur a promis à

l'amour paternel. Cesse enfin d'être le jouet d'un vain espoir et de te repaître de chimères. Tu te

presses beaucoup d'être fière de ta laideur; sois plus humble, crois-moi, tu n'as encore que trop

sujet de l'être. Tu as essuyé une cruelle atteinte, mais ton visage a été épargné. Ce que tu prends

pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientôt effacées. Je fus plus maltraitée

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Julie ou La nouvelle Héloïse 209

que cela, et cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en

dépit de toi, et l'indifférent Wolmar, que trois ans d'absence n'ont pu guérir d'un amour conçu

dans huit jours, s'en guérira-t-il en te voyant à toute heure? O si ta seule ressource est de

déplaire, que ton sort est désespéré!

Lettre XV de Julie

C'en est trop, c'en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l'épreuve de tant d'amour; ma

résistance est épuisée. J'ai fait usage de toutes mes forces; ma conscience m'en rend le consolant

témoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu'il ne m'a donné! Ce triste

coeur que tu achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien, t'appartient sans réserve; il fut à toi

du premier moment où mes yeux te virent, il te restera jusqu'à mon dernier soupir. Tu l'as trop

bien mérité pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique

vertu.

Oui, tendre et généreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t'aimera toujours; il le faut, je le

veux, je le dois. Je te rends l'empire que l'amour t'a donné; il ne te sera plus ôté. C'est en vain

qu'une voix mensongère murmure au fond de mon âme, elle ne m'abusera plus. Que sont les

vains devoirs qu'elle m'oppose contre ceux d'aimer à jamais ce que le ciel m'a fait aimer? Le plus

sacré de tous, n'est-il pas envers toi? N'est-ce pas à toi seul que j'ai tout promis? Le premier voeu

de mon coeur ne fut-il pas de ne t'oublier jamais, et ton inviolable fidélité n'est-elle pas un

nouveau lien pour la mienne? Ah! dans le transport d'amour qui me rend à toi, mon seul regret

est d'avoir combattu des sentiments si chers et si légitimes. Nature, ô douce nature! reprends

tous tes droits; j'abjure les barbares vertus qui t'anéantissent. Les penchants que tu m'as donnés

seront-ils plus trompeurs qu'une raison qui m'égara tant de fois?

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami; tu leur dois trop pour les haïr; mais souffres-

en le cher et doux partage; souffre que les droits du sang et de l'amitié ne soient pas éteints par

ceux de l'amour. Ne pense point que pour te suivre j'abandonne jamais la maison paternelle.

N'espère point que je me refuse aux liens que m'impose une autorité sacrée. La cruelle perte de

l'un des auteurs de mes jours m'a trop appris à craindre d'affliger l'autre. Non, celle dont il

attend désormais toute sa consolation ne contristera pas son âme accablée d'ennuis; je n'aurai

point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non; je connais mon crime et ne puis le

haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pourtant je ne suis point un

monstre; je suis faible et non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que

j'aime. Qu'un père esclave de sa parole et jaloux d'un vain titre dispose de ma main qu'il a

promise; que l'amour seul dispose de mon coeur; que mes pleurs ne cessent de couler dans le

sein d'une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse; mais que tout ce qui m'est cher soit

heureux et content s'il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur

me fasse oublier ma misère et mon désespoir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 210

Lettre XVI. Réponse

Réponse

Nous renaissons, ma Julie; tous les vrais sentiments de nos âmes reprennent leurs cours. La

nature nous a conservé l'être, et l'amour nous rend à la vie. En doutais-tu? L'osas-tu croire, de

pouvoir m'ôter ton coeur? Va, je le connais mieux que toi, ce coeur que le ciel a fait pour le mien.

Je les sens joints par une existence commune qu'ils ne peuvent perdre qu'à la mort. Dépend-il de

nous de les séparer, ni même de le vouloir? Tiennent-ils l'un à l'autre par des noeuds que les

hommes aient formés et qu'ils puissent rompre? Non, non, Julie; si le sort cruel nous refuse le

doux nom d'époux, rien ne peut nous ôter celui d'amants fidèles; il sera consolation de nos

tristes jours, et nous l'emporterons au tombeau.

Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de souffrir, et le sentiment de notre

existence n'est pour nous qu'un sentiment de douleur. Infortunés, que sommes-nous devenus?

Comment avons-nous cessé d'être ce que nous fûmes? Où est cet enchantement de bonheur

suprême? Où sont ces ravissements exquis dont les vertus animaient nos feux? Il ne reste de

nous que notre amour; l'amour seul reste, et ses charmes se sont éclipsés. Fille trop soumise,

amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas! un coeur moins pur

t'aurait bien moins égarée! Oui, c'est l'honnêteté du tien qui nous perd; les sentiments droits

qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec

l'indomptable amour; en te livrant à la fois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les

accorder, et deviens coupable à force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire! Par quel

étrange pouvoir tu fascines ma raison! Même en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore

estimer par tes fautes; tu me forces de t'admirer en partageant tes remords... Des remords!...

était-ce à toi d'en sentir?... toi que j'aimais... toi que je ne puis cesser d'adorer... Le crime

pourrait-il approcher de ton coeur?... Cruelle! en me le rendant ce coeur qui m'appartient, rends-

le-moi tel qu'il me fut donné.

Que m'as-tu dit?... qu'oses-tu me faire entendre?... Toi, passer dans les bras d'un autre!... un autre

te posséder!... N'être plus à moi!... ou, pour comble d'horreur, n'être pas à moi seul? Moi,

j'éprouverais cet affreux supplice!... je te verrais survivre à toi-même!... Non; j'aime mieux te

perdre que te partager... Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui

m'agitent!... avant que ta main se fût avilie dans ce noeud funeste abhorré par l'amour et

réprouvé par l'honneur, j'irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein; j'épuiserais ton

chaste coeur d'un sang que n'aurait point souillé l'infidélité. A ce pur sang je mêlerais celui qui

brûle dans mes veines d'un feu que rien ne peut éteindre, je tomberais dans tes bras; je rendrais

sur tes lèvres mon dernier soupir... Je recevrais le tien... Julie expirante!...ces yeux si doux éteints

par les horreurs de la mort!... ce sein, ce trône de l'amour déchiré par ma main, versant à gros

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Julie ou La nouvelle Héloïse 211

bouillons le sang et la vie!... Non, vis et souffre! porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrais

que tu ne fusses plus; mais je ne puis t'aimer assez pour te poignarder.

O si tu connaissais l'état de ce coeur serré de détresse! Jamais il ne brûla d'un feu si sacré; jamais

ton innocence et ta vertu ne lui fut si chère. Je suis amant, je suis aimé, je le sens; mais je ne suis

qu'un homme, et il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit,

une seul nuit a changé pour jamais toute mon âme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis

vertueux. Mais cette nuit fatale règne au fond de mon coeur, et va couvrir de son ombre le reste

de ma vie. Ah! Julie! objet adoré! s'il faut être à jamais misérables, encore une heure de bonheur,

et des regrets éternels!

Ecoute celui qui t'aime. Pourquoi voudrions-nous être plus sages nous seuls que tout le reste des

hommes, et suivre avec une simplicité d'enfants de chimériques vertus dont tout le monde parle

et que personne ne pratique? Quoi! serons-nous meilleurs moralistes que ces foules de savants

dont Londres et Paris sont peuplés, qui tous se raillent de la fidélité conjugale, et regardent

l'adultère comme un jeu? Les exemples n'en sont point scandaleux; il n'est pas même permis d'y

trouver à redire; et tous les honnêtes gens se riraient ici de celui qui, par respect pour le mariage,

résisterait au penchant de son coeur. En effet, disent-ils, un tort qui n'est que dans l'opinion

n'est-il pas nul quand il est secret? Quel mal reçoit un mari d'une infidélité qu'il ignore? De

quelle complaisance une femme ne rachète-t-elle pas ses fautes? Quelle douceur n'emploie-t-elle

pas à prévenir ou guérir ses soupçons? Privé d'un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux;

et ce prétendu crime dont on fait tant de bruit n'est qu'un lien de plus dans la société.

A Dieu ne plaise, ô chère amie de mon coeur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses

maximes! Je les abhorre sans savoir les combattre; et ma conscience y répond mieux que ma

raison. Non que je me fasse fort d'un courage que je hais, ni que je voulusse d'une vertu si

coûteuse: mais je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu'en m'efforçant de les

justifier; et je regarde comme le comble du crime d'en vouloir ôter les remords.

Je ne sais ce que j'écris: je me sens l'âme dans un état affreux, pire que celui même où j'étais

avant d'avoir reçu ta lettre. L'espoir que tu me rends est triste et sombre; il éteint cette lueur si

pure qui nous guida tant de fois; tes attraits s'en ternissent et ne deviennent que plus touchants;

je te vois tendre et malheureuse; mon coeur est inondé des pleurs qui coulent de tes yeux, et je

me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goûter qu'aux dépens du tien.

Je sens pourtant qu'une ardeur secrète m'anime encore et me rend le courage que veulent m'ôter

les remords. Chère amie, ah! sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te

dédommager? Sais-tu jusqu'à quel point un amant qui ne respire que pour toi peut te faire aimer

la vie? Conçois-tu bien que c'est pour toi seule que je veux vivre, agir, penser, sentir désormais?

Non, source délicieuse de mon être, je n'aurai plus d'âme que ton âme, je ne serai plus rien

qu'une partie de toi-même, et tu trouveras au fond de mon coeur une si douce existence que tu

ne sentiras point ce que la tienne aura perdu de ses charmes. Eh bien! nous serons coupables,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 212

mais nous ne serons point méchants; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours la

vertu: loin d'oser excuser nos fautes, nous en gémirons, nous les pleurerons ensemble, nous les

rachèterons, s'il est possible, à force d'être bienfaisants et bons. Julie! ô Julie! que ferais-tu? que

peux-tu faire? Tu ne peux échapper à mon coeur, n'a-t-il pas épousé le tien?

Ces vains projets de fortune qui m'ont si grossièrement abusé sont oubliés depuis longtemps. Je

vais m'occuper uniquement des soins que je dois à milord Edouard; il veut m'entraîner en

Angleterre; il prétend que je puis l'y servir. Eh bien! je l'y suivrai. Mais je me déroberai tous les

ans; je me rendrai secrètement près de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t'aurai vue; j'aurai

du moins baisé tes pas; un regard de tes yeux m'aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir, en

m'éloignant de celle que j'aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m'en

rapprocher. Ces fréquents voyages donneront le change à ton malheureux amant; il croira déjà

jouir de ta vue en partant pour t'aller voir; le souvenir de ses transports l'enchantera durant son

retour; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout à fait perdus; il n'y en aura point

qui ne soient marqués par des plaisirs, et les courts moments qu'il passera près de toi se

multiplieront sur sa vie entière.

Lettre XVII de madame d'Orbe

Votre amante n'est plus; mais j'ai retrouvé mon amie, et vous en avez acquis une dont le coeur

peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu. Julie est mariée, et digne de rendre

heureux l'honnête homme qui vient d'unir son sort au sien. Après tant d'imprudences, rendez

grâces au ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l'ignominie, et vous du regret de l'avoir

déshonorée. Respectez son nouvel état; ne lui écrivez point; elle vous en prie. Attendez qu'elle

vous écrive; c'est ce qu'elle fera dans peu. Voici le temps où je vais connaître si vous méritez

l'estime que j'eus pour vous, et si votre coeur est sensible à une amitié pure et sans intérêt.

Lettre XVIII de Julie

Vous êtes depuis si longtemps le dépositaire de tous les secrets de mon coeur, qu'il ne saurait

plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s'épancher

avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de

l'amitié: si quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle, elle rend toujours patient l'ami qui écoute.

Liée au sort d'un époux, ou plutôt aux volontés d'un père, par une chaîne indissoluble, j'entre

dans une nouvelle carrière qui ne doit finir qu'à la mort. En la commençant, jetons un moment

les yeux sur celle que je quitte: il ne nous sera pas pénible de rappeler un temps si cher. Peut-être

y trouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste; peut-être y trouverez-vous des

lumières pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d'obscur à vos yeux. Au moins, en

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Julie ou La nouvelle Héloïse 213

considérant ce que nous fûmes l'un à l'autre, nos coeurs n'en sentiront que mieux ce qu'ils se

doivent jusqu'à la fin de nos jours.

Il y a six ans à peu près que je vous vis pour la première fois; vous étiez jeune, bien fait, aimable;

d'autres jeunes gens m'ont paru plus beaux et mieux faits que vous; aucun ne m'a donné la

moindre émotion, et mon coeur fut à vous dès la première vue. Je crus voir sur votre visage les

traits de l'âme qu'il fallait à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient que d'organe à des

sentiments plus nobles; et j'aimai dans vous moins ce que j'y voyais que ce que je croyais sentir

en moi-même. Il n'y a pas deux mois que je pensais encore ne m'être pas trompée; l'aveugle

amour, me disais-je, avait raison; nous étions faits l'un pour l'autre; je serais à lui si l'ordre

humain n'eût troublé les rapports de la nature; et s'il était permis à quelqu'un d'être heureux,

nous aurions dû l'être ensemble.

Mes sentiments nous furent communs; ils m'auraient abusée si je les eusse éprouvés seule.

L'amour que j'ai connu ne peut naître que d'une convenance réciproque et d'un accord des âmes.

On n'aime point si l'on n'est aimé, du moins on n'aime pas longtemps. Ces passions sans retour

qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondées que sur les sens: si quelques-unes

pénètrent jusqu'à l'âme, c'est par des rapports faux dont on est bientôt détrompé. L'amour

sensuel ne peut se passer de la possession, et s'éteint par elle. Le véritable amour ne peut se

passer du coeur, et dure autant que les rapports qui l'ont fait naître. Tel fut le nôtre en

commençant; tel il sera, j'espère, jusqu'à la fin de nos jours, quand nous l'aurons mieux ordonné.

Je vis, je sentis que j'étais aimée, et que je devais l'être: la bouche était muette, le regard était

contraint, mais le coeur se faisait entendre. Nous éprouvâmes bientôt entre nous ce je ne sais

quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler des yeux baissés, qui donne une timidité

téméraire, qui montre les désirs par la crainte, et dit tout ce qu'il n'ose exprimer.

Je sentis mon coeur, et me jugeai perdue à votre premier mot. J'aperçus la gêne de votre réserve;

j'approuvai ce respect, je vous en aimai davantage: je cherchais à vous dédommager d'un silence

pénible et nécessaire sans qu'il en coutât à mon innocence; je forçai mon naturel; j'imitai ma

cousine, je devins badine et folâtre comme elle, pour prévenir des explications trop graves et

faire passer mille tendres caresses à la faveur de ce feint enjouement. Je voulais vous rendre si

doux votre état présent, que la crainte d'en changer augmentât votre retenue. Tout cela me

réussit mal: on ne sort point de son naturel impunément. Insensée que j'étais! j'accélérai ma

perte au lieu de la prévenir, j'employai du poison pour palliatif; et ce qui devait vous faire taire

fut précisément ce qui vous fit parler. J'eus beau, par une froideur affectée, vous tenir éloigné

dans le tête-à-tête; cette contrainte même me trahit: vous écrivîtes. Au lieu de jeter au feu votre

première lettre ou de la porter à ma mère, j'osai l'ouvrir: ce fut là mon crime, et tout le reste fut

forcé. Je voulus m'empêcher de répondre à ces lettres funestes que je ne pouvais m'empêcher de

lire. Cet affreux combat altéra ma santé: je vis l'abîme où j'allais me précipiter; j'eus horreur de

moi-même, et ne pus me résoudre à vous laisser partir. Je tombai dans une sorte de désespoir;

j'aurais mieux aimé que vous ne fussiez plus que de n'être point à moi: j'en vins jusqu'à

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Julie ou La nouvelle Héloïse 214

souhaiter votre mort, jusqu'à vous la demander. Le ciel a vu mon coeur; cet effort doit racheter

quelques fautes.

Vous voyant prêt à m'obéir, il fallut parler. J'avais reçu de la Chaillot des leçons qui ne me firent

que mieux connaître les dangers de cet aveu. L'amour qui me l'arrachait m'apprit à en éluder

l'effet. Vous fûtes mon dernier refuge; j'eus assez de confiance en vous pour vous armer contre

ma faiblesse; je vous crus digne de me sauver de moi-même, et je vous rendis justice. En vous

voyant respecter un dépôt si cher, je connus que ma passion ne m'aveuglait point sur les vertus

qu'elle me faisait trouver en vous. Je m'y livrais avec d'autant plus de sécurité, qu'il me sembla

que nos coeurs se suffisaient l'un à l'autre. Sûre de ne trouver au fond du mien que des

sentiments honnêtes, je goûtais sans précaution les charmes d'une douce familiarité. Hélas! je ne

voyais pas que le mal s'invétérait par ma négligence, et que l'habitude était plus dangereuse que

l'amour. Touchée de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modérer la mienne; dans

l'innocence de mes désirs, je pensais encourager en vous la vertu même par les tendres caresses

de l'amitié. J'appris dans le bosquet de Clarens que j'avais trop compté sur moi, et qu'il ne faut

rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant

embrasa les miens d'un feu que rien ne put éteindre; et si ma volonté résistait encore, dès lors

mon coeur fut corrompu.

Vous partagiez mon égarement: votre lettre me fit trembler. Le péril était doublé: pour me

garantir de vous et de moi il fallut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d'une vertu mourante.

En fuyant vous achevâtes de vaincre; et sitôt que je ne vous vis plus, ma langueur m'ôta le peu de

force qui me restait pour vous résister.

Mon père, en quittant le service, avait amené chez lui M. de Wolmar: la vie qu'il lui devait, et une

liaison de vingt ans, lui rendaient cet ami si cher, qu'il ne pouvait se séparer de lui. M. de

Wolmar avançait en âge; et, quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme

qui lui convînt. Mon père lui avait parlé de sa fille en homme qui souhaitait se faire un gendre de

son ami; il fut question de la voir, et c'est dans ce dessein qu'ils firent le voyage ensemble. Mon

destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qui n'avait jamais rien aimé. Ils se donnèrent

secrètement leur parole; et, M. de Wolmar, ayant beaucoup d'affaires à régler dans une cour du

Nord où étaient sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet engagement

mutuel. Après son départ, mon père nous déclara à ma mère et à moi qu'il me l'avait destiné

pour époux, et m'ordonna d'un ton qui ne laissait point de réplique à ma timidité de me

disposer à recevoir sa main. Ma mère, qui n'avait que trop remarqué le penchant de mon coeur,

et qui se sentait pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d'ébranler cette

résolution; sans oser vous proposer, elle parlait de manière à donner à mon père de la

considération pour vous et le désir de vous connaître; mais la qualité qui vous manquait le rendit

insensible à toutes celles que vous possédiez; et, s'il convenait que la naissance ne les pouvait

remplacer, il prétendait qu'elle seule pouvait les faire valoir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 215

L'impossibilité d'être heureuse irrita des feux qu'elle eût dû éteindre. Une flatteuse illusion me

soutenait dans mes peines; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu'il me fût resté

quelque espoir d'être à vous, peut-être aurais-je triomphé de moi; il m'en eût moins coûté de

vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais; et la seule idée d'un combat

éternel m'ôta le courage de vaincre.

La tristesse et l'amour consumaient mon coeur; je tombai dans un abattement dont mes lettres

se sentirent. Celles que vous m'écrivîtes de Meillerie y mit le comble; à mes propres douleurs se

joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas! c'est toujours l'âme la plus faible qui porte les

peines de toutes deux. Le parti que vous m'osiez proposer mit le comble à mes perplexités.

L'infortune de mes jours était assurée, l'inévitable choix qui me restait à faire était d'y joindre

celle de mes parents ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative: les forces de la

nature ont un terme; tant d'agitations épuisèrent les miennes. Je souhaitai d'être délivrée de la

vie. Le ciel parut avoir pitié de moi; mais la cruelle mort m'épargna pour me perdre. Je vous vis,

je fus guérie, et je péris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n'avais jamais espéré l'y trouver. Je sentais

que mon coeur était fait pour la vertu, et qu'il ne pouvait être heureux sans elle; je succombai par

faiblesse et non par erreur; je n'eus pas même l'excuse de l'aveuglement. Il ne me restait aucun

espoir; je ne pouvais plus qu'être infortunée. L'innocence et l'amour m'étaient également

nécessaires; ne pouvant les conserver ensemble, et voyant votre égarement, je ne consultai que

vous dans mon choix, et me perdis pour vous sauver.

Mais il n'est pas si facile qu'on pense de renoncer à la vertu. Elle tourmente longtemps ceux qui

l'abandonnent; et ses charmes, qui font les délices des âmes pures, font le premier supplice du

méchant, qui les aime encore et n'en saurait plus jouir. Coupable et non dépravée, je ne pus

échapper aux remords qui m'attendaient; l'honnêteté me fut chère même après l'avoir perdue;

ma honte, pour être secrète, ne m'en fut pas moins amère; et quand tout l'univers en eût été

témoin, je ne l'aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessé qui

craint la gangrène, et en qui le sentiment de son mal soutient l'espoir d'en guérir.

Cependant cet état d'opprobre m'était odieux. A force de vouloir étouffer le reproche sans

renoncer au crime, il m'arriva ce qu'il arrive à toute âme honnête qui s'égare et qui se plaît dans

son égarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l'amertume du repentir; j'espérai tirer de ma

faute un moyen de la réparer et j'osai former le projet de contraindre mon père à nous unir. Le

premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au ciel comme le gage de

mon retour à la vertu et de notre bonheur commun; je le désirais comme un autre à ma place

aurait pu le craindre; le tendre amour, tempérant par son prestige le murmure de la conscience,

me consolait de ma faiblesse par l'effet que j'en attendais, et faisait d'une si chère attente le

charme et l'espoir de ma vie.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 216

Sitôt que j'aurais porté des marques sensibles de mon état, j'avais résolu d'en faire, en présence

de toute ma famille, une déclaration publique à M. Perret. Je suis timide, il est vrai; je sentais tout

ce qu'il m'en devait coûter; mais l'honneur même animait mon courage, et j'aimais mieux

supporter une fois la confusion que j'avais méritée, que de nourrir une honte éternelle au fond

de mon coeur. Je savais que mon père me donnerait la mort ou mon amant; cette alternative

n'avait rien d'effrayant pour moi, et, de manière ou d'autre, j'envisageais dans cette démarche la

fin de tous mes malheurs.

Tel était, mon bon ami, le mystère que je voulus vous dérober, et que vous cherchiez à pénétrer

avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçaient à cette réserve avec un homme aussi

emporté que vous, sans compter qu'il ne fallait pas armer d'un nouveau prétexte votre indiscrète

importunité. Il était à propos surtout de vous éloigner durant une si périlleuse scène, et je savais

bien que vous n'auriez jamais consenti à m'abandonner dans un danger pareil s'il vous eût été

connu.

Hélas! je fus encore abusée par une si douce espérance. Le ciel rejeta des projets conçus dans le

crime; je ne méritais pas l'honneur d'être mère; mon attente resta toujours vaine; et il me fut

refusé d'expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j'en conçus,

l'imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me

voilait d'une si douce excuse: je m'en prenais à moi du mauvais succès de mes voeux, et mon

coeur abusé par ses désirs ne voyait dans l'ardeur de les contenter que le soin de les rendre un

jour légitimes.

Je les crus un instant accomplis; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, et

l'amour exaucé par la nature n'en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez su

quel accident détruisit, avec le germe que je portais dans mon sein, le dernier fondement de mes

espérances. Ce malheur m'arriva précisément dans le temps de notre séparation: comme si le

ciel eût voulu m'accabler alors de tous les maux que j'avais mérités et couper à la fois tous les

liens qui pouvaient nous unir.

Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop tard, les

chimères qui m'avaient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l'étais devenue, et aussi

malheureuse que je devais toujours l'être avec un amour sans innocence et des désirs sans espoir

qu'il m'était impossible d'éteindre. Tourmentée de mille vains regrets, je renonçai à des

réflexions aussi douloureuses qu'inutiles; je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même,

je consacrai ma vie à m'occuper de vous. Je n'avais plus d'honneur que le vôtre, plus d'espérance

qu'en votre bonheur, et les sentiments qui me venaient de vous étaient les seuls dont je crusse

pouvoir être encore émue.

L'amour ne m'aveuglait point sur vos défauts, mais il me les rendait chers; et telle était son

illusion, que je vous aurais moins aimé si vous aviez été plus parfait. Je connaissais votre coeur,

vos emportements; je savais qu'avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 217

que les maux dont mon âme était accablée mettraient la vôtre au désespoir. C'est par cette raison

que je vous cachai toujours avec soin les engagements de mon père; et, à notre séparation,

voulant profiter du zèle de milord Edouard pour votre fortune et vous en inspirer un pareil à

vous-même, je vous flattais d'un espoir que je n'avais pas. Je fis plus; connaissant le danger qui

nous menaçait, je pris la seule précaution qui pouvait nous en garantir; et, vous engageant avec

ma parole ma liberté autant qu'il m'était possible, je tâchai d'inspirer à vous de la confiance, à

moi de la fermeté, par une promesse que je n'osasse enfreindre, et qui pût vous tranquilliser.

C'était un devoir puéril, j'en conviens, et cependant je ne m'en serais jamais départie. La vertu

est si nécessaire à nos coeurs que; quand on a une fois abandonné la véritable, on s'en fait

ensuite une à sa mode, et l'on y tient plus fortement peut-être parce qu'elle est de notre choix.

Je ne vous dirai point combien j'éprouvai d'agitations depuis votre éloignement. La pire de

toutes était la crainte d'être oubliée. Le séjour où vous étiez me faisait trembler; votre manière

d'y vivre augmentait mon effroi; je croyais déjà vous voir avilir jusqu'à n'être plus qu'un homme

à bonnes fortunes. Cette ignominie m'était plus cruelle que tous mes maux; j'aurais mieux aimé

vous savoir malheureux que méprisable; après tant de peines auxquelles j'étais accoutumée,

votre déshonneur était la seule que je ne pouvais supporter.

Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettres commençait à confirmer; et je le fus par

un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d'une autre. Je parle du désordre où vous

vous laissâtes entraîner, et dont le prompt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre

franchise celle qui m'a le plus touchée. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu'un pareil aveu

devait vous coûter, quand même j'aurais cessé de vous être chère; je vis que l'amour, vainqueur

de la honte, avait pu seul vous l'arracher. Je jugeai qu'un coeur si sincère était incapable d'une

infidélité cachée; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confesser, et, me

rappelant vos anciens engagements, je me guéris pour jamais de la jalousie.

Mon ami, je n'en fus pas plus heureuse; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissait

mille autres, et je ne connus jamais mieux combien il est insensé de chercher dans l'égarement de

son coeur un repos qu'on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je pleurais en secret

la meilleure des mères, qu'une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, à qui le fatal

effet de ma chute m'avait forcée à me confier, me trahit et lui découvrit nos amours et mes fautes.

A peine eus-je retiré vos lettres de chez ma cousine qu'elles furent surprises. Le témoignage

était convaincant; la tristesse acheva d'ôter à ma mère le peu de forces que son mal lui avait

laissées. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m'exposer à la mort que je méritais, elle

voila ma honte, et se contenta d'en gémir; vous-même, qui l'aviez si cruellement abusée, ne pûtes

lui devenir odieux. Je fus témoin de l'effet que produisit votre lettre sur son coeur tendre et

compatissant. Hélas! elle désirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus d'une fois... Que sert

de rappeler une espérance à jamais éteinte! Le ciel en avait autrement ordonné. Elle finit ses

tristes jours dans la douleur de n'avoir pu fléchir un époux sévère, et de laisser une fille si peu

digne d'elle.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 218

Accablée d'une si cruelle perte, mon âme n'eut plus de force que pour la sentir; la voix de la

nature gémissante étouffa les murmures de l'amour. Je pris dans une espèce d'horreur la cause

de tant de maux; je voulus étouffer enfin l'odieuse passion qui me les avait attirés, et renoncer à

vous pour jamais. Il le fallait, sans doute; n'avais-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans

chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes? Tout semblait favoriser ma résolution. Si

la tristesse attendrit l'âme, une profonde affliction l'endurcit. Le souvenir de ma mère mourante

effaçait le vôtre; nous étions éloignés; l'espoir m'avait abandonnée. Jamais mon incomparable

amie ne fut si sublime ni si digne d'occuper seule tout mon coeur; sa vertu, sa raison, son amitié,

ses tendres caresses, semblaient l'avoir purifié; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il était trop

tard; ce que j'avais pris pour la froideur d'un amour éteint n'était que l'abattement du désespoir.

Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en faiblesse se ranime à de plus vives

douleurs, je sentis bientôt renaître toutes les miennes quand mon père m'eut annoncé le

prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l'invincible amour me rendit des forces que

je croyais n'avoir plus. Pour la première fois de ma vie j'osai résister en face à mon père; je lui

protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me serait rien, que j'étais déterminée à mourir

fille, qu'il était maître de ma vie, mais non pas de mon coeur, et que rien ne me ferait changer de

volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère ni des traitements que j'eus à souffrir. Je fus

inébranlable: ma timidité surmontée m'avait portée à l'autre extrémité, et si j'avais le ton moins

impérieux que mon père, je l'avais tout aussi résolu.

Il vit que j'avais pris mon parti, et qu'il ne gagnerait rien sur moi par autorité. Un instant je me

crus délivrée de ses persécutions. Mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus

sévère des pères attendri et fondant en larmes? Sans me permettre de me lever, il me serrait les

genoux, et, fixant ses yeux mouillés sur les miens, il me dit d'une voix touchante que j'entends

encore au dedans de moi: "Ma fille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux père; ne le

fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein; ah! veux-tu

donner la mort à toute ta famille?"

Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idée, me

bouleversèrent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, et ce ne fut qu'après

bien des sanglots dont j'étais oppressée que je pus lui répondre d'une voix altérée et faible: "O

mon père! j'avais des armes contre vos menaces, je n'en ai point contre vos pleurs; c'est vous qui

ferez mourir votre fille."

Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de longtemps nous remettre.

Cependant, en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu'il était plus instruit que

je n'avais cru, et, résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connaissances, je me préparais

à lui faire, au péril de ma vie, un aveu trop longtemps différé, quand, m'arrêtant avec vivacité

comme s'il eût prévu et craint ce que j'allais lui dire, il me parla ainsi:

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Julie ou La nouvelle Héloïse 219

"Je sais quelle fantaisie indigne d'une fille bien née vous nourrissez au fond de votre coeur. Il est

temps de sacrifier au devoir et à l'honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore et que

vous ne satisferez jamais qu'aux dépens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l'honneur d'un père

et le vôtre exigent de vous, et jugez-vous vous-même.

M. de Wolmar est un homme d'une grande naissance, distingué par toutes les qualités qui

peuvent la soutenir, qui jouit de la considération publique et qui la mérite. Je lui dois la vie; vous

savez les engagements que j'ai pris avec lui. Ce qu'il faut vous apprendre encore, c'est qu'étant

allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s'est trouvé enveloppé dans la dernière

révolution, qu'il y a perdu ses biens, qu'il n'a lui-même échappé à l'exil en Sibérie que par un

bonheur singulier, et qu'il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui

n'en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu'il faut lui faire à son

retour. Lui dirai-je: Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que vous étiez riche, mais à

présent que vous n'avez plus rien, je me rétracte, et ma fille ne veut point de vous? Si ce n'est pas

ainsi que j'énonce mon refus, c'est ainsi qu'on l'interprétera: vos amours allégués seront pris

pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu'un affront de plus; et nous passerons, vous pour une

fille perdue, moi pour un malhonnête homme qui sacrifie son devoir et sa foi à un vil intérêt, et

joint l'ingratitude à l'infidélité. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l'opprobre une vie sans

tache, et soixante ans d'honneur ne s'abandonnent pas en un quart d'heure.

Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est à présent hors de

propos; voyez si des préférences que la pudeur désavoue, et quelque feu passager de jeunesse

peuvent jamais être mis en balance avec le devoir d'une fille et l'honneur compromis d'un père.

S'il n'était question pour l'un des deux que d'immoler son bonheur à l'autre, ma tendresse vous

disputerait un si doux sacrifice; mais, mon enfant, l'honneur a parlé, et, dans le sang dont tu

sors, c'est toujours lui qui décide."

Je ne manquais pas de bonnes réponses à ce discours; mais les préjugés de mon père lui donnent

des principes si différents des miens, que des raisons qui me semblaient sans réplique ne

l'auraient pas même ébranlé. D'ailleurs, ne sachant ni d'où lui venaient les lumières qu'il

paraissait avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu'où elles pouvaient aller; craignant, à son

affectation de m'interrompre, qu'il n'eût déjà pris son parti sur ce que j'avais à lui dire; et, plus

que tout cela, retenue par une honte que je n'ai jamais pu vaincre, j'aimais mieux employer une

excuse qui me parut plus sûre, parce qu'elle était plus selon sa manière de penser. Je lui déclarai

sans détour l'engagement que j'avais pris avec vous; je protestai que je ne vous manquerais point

de parole, et que, quoi qu'il pût arriver, je ne me marierais jamais sans votre consentement.

En effet, je m'aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisait pas; il me fit de vifs reproches

sur ma promesse, mais il n'y objecta rien; tant un gentilhomme plein d'honneur a naturellement

une haute idée de la foi des engagements, et regarde la parole comme une chose toujours sacrée!

Au lieu donc de s'amuser à disputer sur la nullité de cette promesse, dont je ne serais jamais

convenue, il m'obligea d'écrire un billet, auquel il joignit une lettre qu'il fit partir sur-le-champ.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 220

Avec quelle agitation n'attendis-je point votre réponse! Combien je fis de voeux pour vous

trouver moins de délicatesse que vous deviez en avoir! Mais je vous connaissais trop pour douter

de votre obéissance, et je savais que plus le sacrifice exigé vous serait pénible, plus vous seriez

prompt à vous l'imposer. La réponse vint; elle me fut cachée durant ma maladie; après mon

rétablissement mes craintes furent confirmées, et il ne me resta plus d'excuses. Au moins mon

père me déclara qu'il n'en recevrait plus; et avec l'ascendant que le terrible mot qu'il m'avait dit

lui donnait sur mes volontés, il me fit jurer que je ne dirais rien à M. de Wolmar qui pût le

détourner de m'épouser; car, ajouta-t-il, cela lui paraîtrait un jeu concerté entre nous, et, à

quelque prix que ce soit, il faut que ce mariage s'achève ou que je meure de douleur.

Vous le savez, mon ami, ma santé, si robuste contre la fatigue et les injures de l'air, ne peut

résister aux intempéries des passions, et c'est dans mon trop sensible coeur qu'est la source de

tous les maux et de mon corps et de mon âme. Soit que de longs chagrins eussent corrompu

mon sang, soit que la nature eût pris ce temps pour l'épurer d'un levain funeste, je me sentis fort

incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon père je m'efforçai pour

vous écrire un mot, et me trouvai si mal qu'en me mettant au lit j'espérai ne m'en plus relever.

Tout le reste vous est trop connu; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes; je vous vis, et je

crus n'avoir fait qu'un de ces rêves qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais

quand j'appris que vous étiez venu, que je vous avais vu réellement, et que, voulant partager le

mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l'aviez pris à dessein, je ne pus supporter cette

dernière épreuve; et voyant un si tendre amour survivre à l'espérance, le mien, que j'avais pris

tant de peine à contenir, ne connut plus de frein, et se ranima bientôt avec plus d'ardeur que

jamais. Je vis qu'il fallait aimer malgré moi, je sentis qu'il fallait être coupable; que je ne pouvais

résister ni à mon père ni à mon amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour et du

sang qu'aux dépens de l'honnêteté. Ainsi tous mes bons sentiments achevèrent de s'éteindre,

toutes mes facultés s'altérèrent, le crime perdit son horreur à mes yeux, je me sentis tout autre au

dedans de moi; enfin, les transports effrénés d'une passion rendue furieuse par les obstacles me

jetèrent dans le plus affreux désespoir qui puisse accabler une âme: j'osai désespérer de la vertu.

Votre lettre, plus propre à réveiller les remords qu'à les prévenir, acheva de m'égarer. Mon coeur

était si corrompu que ma raison ne put résister aux discours de vos philosophes. Des horreurs

dont l'idée n'avait jamais souillé mon esprit osèrent s'y présenter. La volonté les combattait

encore, mais l'imagination s'accoutumait à les voir; et si je ne portais pas d'avance le crime au

fond de mon coeur, je n'y portais plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister.

J'ai peine à poursuivre. Arrêtons un moment. Rappelez-vous ce temps de bonheur et

d'innocence où ce feu si vif et si doux dont nous étions animés épurait tous nos sentiments, où

sa sainte ardeur nous rendait la pudeur plus chère et l'honnêteté plus aimable, où les désirs

mêmes ne semblaient naître que pour nous donner l'honneur de les vaincre et d'en être plus

dignes l'un de l'autre. Relisez nos premières lettres, songez à ces moments si courts et trop peu

goûtés où l'amour se parait à nos yeux de tous les charmes de la vertu, et où nous nous aimions

trop pour former entre nous des liens désavoués par elle.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 221

Qu'étions-nous, et que sommes-nous devenus? Deux tendres amants passèrent ensemble une

année entière dans le plus rigoureux silence: leurs soupirs n'osaient s'exhaler, mais leurs coeurs

s'entendaient; ils croyaient souffrir; et ils étaient heureux. A force de s'entendre, ils se parlèrent;

mais, contents de savoir triompher d'eux-mêmes et de s'en rendre mutuellement l'honorable

témoignage, ils passèrent une autre année dans une réserve non moins sévère; ils se disaient

leurs peines, et ils étaient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus; un instant de

faiblesse les égara; ils s'oublièrent dans les plaisirs; mais s'ils cessèrent d'être chastes, au moins

ils étaient fidèles; au moins le ciel et la nature autorisaient les noeuds qu'ils avaient formés; au

moins la vertu leur était toujours chère; ils l'aimaient encore et la savaient encore honorer; ils

s'étaient moins corrompus qu'avilis. Moins dignes d'être heureux, ils l'étaient pourtant encore.

Que font maintenant ces amants si tendres, qui brûlaient d'une flamme si pure, qui sentaient si

bien le prix de l'honnêteté? Qui l'apprendra sans gémir sur eux? Les voilà livrés au crime. L'idée

même de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur... ils méditent des adultères! Quoi!

sont-ils bien les mêmes? Leurs âmes n'ont-elles point changé? Comment cette ravissante image

que le méchant n'aperçut jamais peut-elle s'effacer des coeurs où elle a brillé? Comment l'attrait

de la vertu ne dégoûte-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l'ont une fois connue? Combien de

siècles ont pu produire ce changement étrange? Quelle longueur de temps put détruire un si

charmant souvenir, et faire perdre le vrai sentiment du bonheur à qui l'a pu savourer une fois?

Ah! si le premier désordre est pénible et lent, que tous les autres sont prompts et faciles! Prestige

des passions, tu fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse et changes la nature avant qu'on

s'en aperçoive! On s'égare un seul moment de la vie, on se détourne d'un seul pas de la droite

route; aussitôt une pente inévitable nous entraîne et nous perd; on tombe enfin dans le gouffre,

et l'on se réveille épouvanté de se trouver couvert de crimes avec un coeur né pour la vertu. Mon

bon ami, laissons retomber ce voile: avons-nous besoin de voir le précipice affreux qu'il nous

cache pour éviter d'en approcher? Je reprends mon récit.

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa

pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était à l'épreuve du temps. Je ne

pouvais alléguer ni l'un ni l'autre pour éluder ma promesse; il fallut l'accomplir. Le jour qui

devait m'ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J'aurais vu les apprêts de

ma sépulture avec moins d'effroi que ceux de mon mariage. Plus j'approchais du moment fatal,

moins je pouvais déraciner de mon coeur mes premières affections: elles s'irritaient par mes

efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l'instant même où

j'étais prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon coeur vous jurait encore un amour

éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l'on va

l'immoler.

Arrivée à l'église, je sentis en entrant une sorte d'émotion que je n'avais jamais éprouvée. Je ne

sais quelle terreur vint saisir mon âme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majesté

de celui qu'on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner; tremblante et prête à tomber en

défaillance, j'eus peine à me traîner jusqu'au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis

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Julie ou La nouvelle Héloïse 222

mon trouble augmenter durant la cérémonie, et s'il me laissait apercevoir les objets, c'était pour

en être épouvantée. Le jour sombre de l'édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien

modeste et recueilli, le cortège de tous mes parents, l'imposant aspect de mon vénéré père, tout

donnait à ce qui s'allait passer un air de solennité qui m'excitait à l'attention et au respect, et qui

m'eût fait frémir à la seule idée d'un parjure. Je crus voir l'organe de la Providence et entendre la

voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la

sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l'Ecriture, ses chastes et sublimes

devoirs si importants au bonheur, à l'ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à

remplir pour eux-mêmes; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement

une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes

affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature. L'oeil éternel qui voit tout, disais-je

en moi-même, lit maintenant au fond de mon coeur; il compare ma volonté cachée à la réponse

de ma bouche: le ciel et la terre sont témoins de l'engagement sacré que je prends; ils le seront

encore de ma fidélité à l'observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose

violer le premier de tous?

Un coup d'oeil jeté par hasard sur M. et Mme d'Orbe, que je vis à côté l'un de l'autre et fixant

sur moi des yeux attendris, m'émut plus puissamment encore que n'avaient fait tous les autres

objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaître l'amour, en êtes-vous moins unis? Le

devoir et l'honnêteté vous lient: tendres amis, époux fidèles, sans brûler de ce feu dévorant qui

consume l'âme, vous vous aimez d'un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse

autorise et que la raison dirige; vous n'en êtes que plus solidement heureux. Ah! puissé-je dans

un lien pareil recouvrer la même innocence, et jouir du même bonheur! Si je ne l'ai pas mérité

comme vous, je m'en rendrai digne à votre exemple. Ces sentiments réveillèrent mon espérance

et mon courage. J'envisageai le saint noeud que j'allais former comme un nouvel état qui devait

purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais

obéissance et fidélité parfaite à celui que j'acceptais pour époux, ma bouche et mon coeur le

promirent. Je le tiendrai jusqu'à la mort.

De retour au logis, je soupirais après une heure de solitude et de recueillement. Je l'obtins, non

sans peine; et quelque empressement que j'eusse d'en profiter, je ne m'examinai d'abord qu'avec

répugnance, craignant de n'avoir éprouvé qu'une fermentation passagère en changeant de

condition, et de me retrouver aussi peu digne épouse que j'avais été fille peu sage. L'épreuve

était sûre, mais dangereuse. Je commençai par songer à vous. Je me rendais le témoignage que

nul tendre souvenir n'avait profané l'engagement solennel que je venais de prendre. Je ne

pouvais concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m'avait pu laisser si longtemps en paix

avec tant de sujets de me la rappeler; je me serais défiée de l'indifférence et de l'oubli, comme

d'un état trompeur qui m'était trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n'était guère à

craindre; je sentis que je vous aimais autant et plus peut-être que je n'avais jamais fait; mais je le

sentis sans rougir. Je vis que je n'avais pas besoin pour penser à vous d'oublier que j'étais la

femme d'un autre. En me disant combien vous m'étiez cher, mon coeur était ému, mais ma

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Julie ou La nouvelle Héloïse 223

conscience et mes sens étaient tranquilles; et je connus dès ce moment que j'étais réellement

changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon âme! Quel sentiment de paix, effacé

depuis si longtemps, vint ranimer ce coeur flétri par l'ignominie, et répandre dans tout mon être

une sérénité nouvelle! Je cru me sentir renaître; je crus recommencer une autre vie. Douce et

consolante vertu, je la recommence pour toi; c'est toi qui me la rendras chère; c'est à toi que je la

veux consacrer. Ah! j'ai trop appris ce qu'il en coûte à te perdre, pour t'abandonner une seconde

fois!

Dans le ravissement d'un changement si grand, si prompt, si inespéré, j'osai considérer l'état où

j'étais la veille; je frémis de l'indigne abaissement où m'avait réduit l'oubli de moi-même et de

tous les dangers que j'avais courus depuis mon premier égarement. Quelle heureuse révolution

me venait de montrer l'horreur du crime qui m'avait tentée, et réveillait en moi le goût de la

sagesse! Par quel rare bonheur avais-je été plus fidèle à l'amour qu'à l'honneur qui me fut si cher?

Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m'avait-elle point livrée de nouvelles

inclinations? Comment eussé-je opposé à un autre amant une résistance que le premier avait

déjà vaincue, et une honte accoutumée à céder aux désirs? Aurais-je plus respecté les droits d'un

amour éteint que je n'avais respecté ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire?

Quelle sûreté avais-je eue de n'aimer que vous seul au monde si ce n'est un sentiment intérieur

que croient avoir tous les amants, qui se jurent une constance éternelle, et se parjurent

innocemment toutes les fois qu'il plaît au ciel de changer leur coeur? Chaque défaite eût ainsi

préparé la suivante; l'habitude du vice en eût effacé l'horreur à mes yeux. Entraînée du

déshonneur à l'infamie sans trouver de prise pour m'arrêter, d'une amante abusée je devenais

une fille perdue, l'opprobre de mon sexe et le désespoir de ma famille. Qui m'a garantie d'un

effet si naturel de ma première faute? Qui m'a retenue après le premier pas? Qui m'a conservé

ma réputation et l'estime de ceux qui me sont chers? Qui m'a mise sous la sauvegarde d'un

époux vertueux, sage, aimable par son caractère et même par sa personne, et rempli pour moi

d'un respect et d'un attachement si peu mérités? Qui me permet enfin d'aspirer encore au titre

d'honnête femme, et me rend le courage d'en être digne? Je le vois, je le sens; la main secourable

qui m'a conduite à travers les ténèbres est celle qui lève à mes yeux le voile de l'erreur, et me rend

à moi malgré moi-même. La voix secrète qui ne cessait de murmurer au fond de mon coeur

s'élève et tonne avec plus de force au moment où j'étais prête à périr. L'auteur de toute vérité n'a

point souffert que je sortisse de sa présence, coupable d'un vil parjure; et, prévenant mon crime

par mes remords, il m'a montré l'abîme où j'allais me précipiter. Providence éternelle, qui fais

ramper l'insecte et rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes oeuvres! Tu me rappelles au

bien que tu m'as fait aimer! Daigne accepter d'un coeur épuré par tes soins l'hommage que toi

seule rends digne de t'être offert.

A l'instant, pénétrée d'un vif sentiment du danger dont j'étais délivrée, et de l'état d'honneur et

de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j'élevai vers le ciel mes mains

suppliantes, j'invoquai l'Etre dont il est le trône, et qui soutient ou détruit quand il lui plaît par

nos propres forces la liberté qu'il nous donne. "Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi

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Julie ou La nouvelle Héloïse 224

seul es la source. Je veux aimer l'époux que tu m'as donné. Je veux être fidèle, parce que c'est le

premier devoir qui lie la famille et toute la société. Je veux être chaste, parce que c'est la première

vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l'ordre de la nature que tu as

établi, et aux règles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon coeur sous ta garde et mes

désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne;

et ne permets plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie."

Après cette courte prière, la première que j'eusse faite avec un vrai zèle, je me sentis tellement

affermie dans mes résolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement

où je devais chercher désormais la force dont j'avais besoin pour résister à mon propre coeur, et

que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle,

et je déplorai le triste aveuglement qui me l'avait fait manquer si longtemps. Je n'avais jamais été

tout à fait sans religion; mais peut-être vaudrait-il mieux n'en point avoir du tout que d'en avoir

une extérieure et maniérée, qui sans toucher le coeur rassure la conscience; de se borner à des

formules, et de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n'y plus penser le reste du

temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n'en savais rien tirer pour la pratique de ma

vie. Je me sentais bien née, et me livrais à mes penchants; j'aimais à réfléchir et me fiais à ma

raison; ne pouvant accorder l'esprit de l'Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres,

j'avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse; j'avais des maximes pour croire et d'autres

pour agir; j'oubliais dans un lieu ce que j'avais pensé dans l'autre; j'étais dévote à l'église et

philosophe au logis. Hélas! je n'étais rien nulle part; mes prières n'étaient que des mots, mes

raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumière la fausse lueur des feux errants

qui me guidaient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m'avait manqué jusqu'ici m'a donné de

mépris pour ceux qui m'ont si mal conduite. Quelle était, je vous prie, leur raison première, et

sur quelle base étaient-ils fondés? Un heureux instinct me porte au bien: une violente passion

s'élève; elle a sa racine dans le même instinct; que ferai-je pour la détruire? De la considération

de l'ordre je tire la beauté de la vertu, et sa bonté de l'utilité commune. Mais que fait tout cela

contre mon intérêt particulier, et lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dépens

du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dépens du mien? Si la crainte de la honte ou

du châtiment m'empêche de mal faire pour mon profit, je n'ai qu'à mal faire en secret, la vertu

n'a plus rien à me dire, et si je suis surprise en faute, on punira, comme à Sparte, non le délit,

mais la maladresse. Enfin, que le caractère et l'amour du beau soit empreint par la nature au fond

de mon âme, j'aurai ma règle aussi longtemps qu'il ne sera point défiguré. Mais comment

m'assurer de conserver toujours dans sa pureté cette effigie intérieure qui n'a point, parmi les

êtres sensibles, de modèle auquel on puisse la comparer? Ne sait-on pas que les affections

désordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, et que la conscience s'altère et se

modifie insensiblement dans chaque siècle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon

l'inconstance et la variété des préjugés?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 225

Adorez l'Etre éternel, mon digne et sage ami; d'un souffle vous détruirez ces fantômes de raison

qui n'ont qu'une vaine apparence, et fuient comme une ombre devant l'immuable vérité. Rien

n'existe que par celui qui est. C'est lui qui donne un but à la justice, une base à la vertu, un prix à

cette courte vie employée à lui plaire; c'est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs

crimes secrets ont été vus, et qui sait dire au juste oublié: "Tes vertus ont un témoin." C'est lui,

c'est sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont nous portons tous une

image en nous-mêmes. Nos passions ont beau la défigurer, tous ses traits liés à l'essence infinie

se représentent toujours à la raison, et lui servent à rétablir ce que l'imposture et l'erreur en ont

altéré. Ces distinctions me semblent faciles, le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu'on

ne peut séparer de l'idée de cette essence est Dieu: tout le reste est l'ouvrage des hommes. C'est

à la contemplation de ce divin modèle que l'âme s'épure et s'élève, qu'elle apprend à mépriser ses

inclinations basses et à surmonter ses vils penchants. Un coeur pénétré de ces sublimes vérités

se refuse aux petites passions des hommes; cette grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil; le

charme de la méditation l'arrache aux désirs terrestres: et quand l'Etre immense dont il s'occupe

n'existerait pas, il serait encore bon qu'il s'en occupât sans cesse pour être plus maître de lui-

même, plus fort, plus heureux et plus sage.

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d'une raison qui ne s'appuie que sur

elle-même? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du

crime, qui ne séduisirent jamais que des coeurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas qu'en

s'attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux

raisonneurs ont résolu d'anéantir d'un seul coup la société humaine, qui n'est fondée que sur la

foi des conventions? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultère secret. C'est,

disent-ils, qu'il n'en résulte aucun mal, pas même pour l'époux qui l'ignore: comme s'ils

pouvaient être sûrs qu'il l'ignorera toujours! comme s'il suffisait, pour autoriser le parjure et

l'infidélité, qu'ils ne nuisissent pas à autrui! comme si ce n'était pas assez, pour abhorrer le

crime, du mal qu'il fait à ceux qui le commettent! Quoi donc! ce n'est pas un mal de manquer de

foi, d'anéantir autant qu'il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables? Ce

n'est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et menteur? Ce n'est pas un mal de

former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d'autrui, la mort de celui même qu'on

doit le plus aimer et avec qui l'on a juré de vivre? Ce n'est pas un mal qu'un état dont mille autre

crimes sont toujours le fruit? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela seul un mal lui-

même.

L'un des deux penserait-il être innocent, parce qu'il est libre peut-être de son côté et ne manque

de foi à personne? Il se trompe grossièrement. Ce n'est pas seulement l'intérêt des époux, mais

la cause commune de tous les hommes, que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque

fois que deux époux s'unissent par un noeud solennel, il intervient un engagement tacite de tout

le genre humain de respecter ce lien sacré, d'honorer en eux l'union conjugale; et c'est, ce me

semble, une raison très forte contre les mariages clandestins, qui, n'offrant nul signe de cette

union, exposent des coeurs innocents à brûler d'une flamme adultère. Le public est en quelque

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Julie ou La nouvelle Héloïse 226

sorte garant d'une convention passée en sa présence, et l'on peut dire que l'honneur d'une

femme pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la

corrompre pèche, premièrement parce qu'il la fait pécher, et qu'on partage toujours les crimes

qu'on fait commettre; il pèche encore directement lui-même, parce qu'il viole la foi publique et

sacrée du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l'ordre légitime des choses humaines.

Le crime est secret, disent-ils, et il n'en résulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes

croient l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui

a pour témoin le premier offensé et le seul vrai juge? Etrange secret que celui qu'on dérobe à

tous les yeux, hors ceux à qui l'on a le plus d'intérêt à le cacher! Quand même ils ne

reconnaîtraient pas la présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu'ils ne font de mal à

personne? Comment prouvent-ils qu'il est indifférent à un père d'avoir des héritiers qui ne

soient pas de son sang; d'être chargé peut-être de plus d'enfants qu'il n'en aurait eu, et forcé de

partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de père?

Supposons ces raisonneurs matérialistes; on n'en est que mieux fondé à leur opposer la douce

voix de la nature, qui réclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleuse philosophie, et

qu'on n'attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, et que

le sentiment dépende uniquement des organes, deux êtres formés d'un même sang ne doivent-

ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l'un pour l'autre, et se

ressembler d'âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s'aimer?

N'est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d'anéantir ou troubler par un sang étranger cette

union naturelle, et d'altérer dans son principe l'affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les

membres d'une famille? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n'eût horreur de changer

l'enfant d'un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mère?

Si je considère mon sexe en particulier, que de maux j'aperçois dans ce désordre qu'ils

prétendent ne faire aucun mal! Ne fût-ce que l'avilissement d'une femme coupable à qui la perte

de l'honneur ôte bientôt toutes les autres vertus. Que d'indices trop sûrs pour un tendre époux

d'une intelligence qu'ils pensent justifier par le secret, ne fût-ce que de n'être plus aimé de sa

femme! Que fera-t-elle avec ses soins artificieux, que mieux prouver son indifférence? Est-ce

l'oeil de l'amour qu'on abuse par de feintes caresses? Et quel supplice, auprès d'un objet chéri, de

sentir que la main nous embrasse et que le coeur nous repousse! Je veux que la fortune seconde

une prudence qu'elle a si souvent trompée; je compte un moment pour rien la témérité de

confier sa prétendue innocence et le repos d'autrui à des précautions que le ciel se plaît à

confondre: que de faussetés, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais

commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer au public!

Quel scandale pour des complices! Quel exemple pour des enfants! Que devient leur éducation

parmi tant de soins pour satisfaire impunément de coupables feux? Que devient la paix de la

maison et l'union des chefs? Quoi! dans tout cela l'époux n'est point lésé? Mais qui le

dédommagera d'un coeur qui lui était dû? Qui lui pourra rendre une femme estimable? Qui lui

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Julie ou La nouvelle Héloïse 227

donnera le repos et la sûreté? Qui le guérira de ses justes soupçons? Qui fera confier un père au

sentiment de la nature en embrassant son propre enfant?

A l'égard des liaisons prétendues que l'adultère et l'infidélité peuvent former entre les familles,

c'est moins une raison sérieuse qu'une plaisanterie absurde et brutale qui ne mérite pour toute

réponse que le mépris et l'indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les

empoisonnements, dont ce désordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce

qu'on doit attendre pour le repos et l'union des hommes d'un attachement formé par le crime.

S'il résulte quelque sorte de société de ce vil et méprisable commerce, elle est semblable à celle

des brigands, qu'il faut détruire et anéantir pour assurer les sociétés légitimes.

J'ai tâché de suspendre l'indignation que m'inspirent ces maximes pour les discuter

paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les réfuter, pour

me faire honte à moi-même de les avoir peut-être écoutées avec trop peu d'éloignement. Vous

voyez combien elles supportent mal l'examen de la saine raison. Mais où chercher la saine

raison, sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent à perdre les

hommes ce flambeau divin qu'il leur donna pour les guider? Défions-nous d'une philosophie en

paroles; défions-nous d'une fausse vertu qui sape toutes les vertus, et s'applique à justifier tous

les vices pour s'autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le

chercher sincèrement; et l'on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter à l'auteur de

tout bien. C'est ce qu'il me semble avoir fait depuis que je m'occupe à rectifier mes sentiments et

ma raison; c'est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la même route. Il

m'est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idées de la

religion; et vous, dont le coeur n'a rien de caché pour moi, ne m'en eussiez pas ainsi parlé si vous

aviez eu d'autres sentiments. Il me semble même que ces conversations avaient pour nous des

charmes. La présence de l'Etre suprême ne nous fut jamais importune; elle nous donnait plus

d'espoir que d'épouvante; elle n'effraya jamais que l'âme du méchant: nous aimions à l'avoir pour

témoin de nos entretiens, à nous révéler conjointement jusqu'à lui. Si quelquefois nous étions

humiliés par la honte, nous nous disions en déplorant nos faiblesses: au moins il voit le fond de

nos coeurs, et nous en étions plus tranquilles.

Si cette sécurité nous égara, c'est au principe sur lequel elle était fondée à nous ramener. N'est-il

pas bien indigne d'un homme de ne pouvoir jamais s'accorder avec lui-même; d'avoir une règle

pour ses actions, une autre pour ses sentiments; de penser comme s'il était sans corps, d'agir

comme s'il était sans âme, et de ne jamais approprier à soi tout entier rien de ce qu'il fait en toute

sa vie? Pour moi, je trouve qu'on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les

borne pas à de vaines spéculations. La faiblesse est de l'homme, et le Dieu clément qui le fit la lui

pardonnera sans doute; mais le crime est du méchant, et ne restera point impuni devant l'auteur

de toute justice. Un incrédule, d'ailleurs heureusement né, se livre aux vertus qu'il aime; il fait le

bien par goût et non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans contrainte; il les

suivrait de même s'ils ne l'étaient pas, car pourquoi se gênerait-il? Mais celui qui reconnaît et

sert le père commun des hommes se croit une plus haute destination; l'ardeur de la remplir

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Julie ou La nouvelle Héloïse 228

anime son zèle; et, suivant une règle plus sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte,

et sacrifier les désirs de son coeur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroïque auquel

nous sommes tous deux appelés. L'amour qui nous unissait eût fait le charme de notre vie. Il

survéquit à l'espérance; il brava le temps et l'éloignement; il supporta toutes les épreuves. Un

sentiment si parfait ne devait point périr de lui-même; il était digne de n'être immolé qu'à la

vertu.

Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous; il faut nécessairement que votre coeur change.

Julie de Wolmar n'est plus votre ancienne Julie; la révolution de vos sentiments pour elle est

inévitable, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu.

J'ai dans la mémoire un passage d'un auteur que vous ne récuserez pas: "L'amour, dit-il, est privé

de son plus grand charme quand l'honnêteté l'abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que

le coeur s'y complaise, et qu'il nous élève en élevant l'objet aimé. Otez l'idée de la perfection,

vous ôtez l'enthousiasme; ôtez l'estime, et l'amour n'est plus rien. Comment une femme

honorera-t-elle un homme qu'elle doit mépriser? Comment pourra-t-il honorer lui-même celle

qui n'a pas craint de s'abandonner à un vil corrupteur? Ainsi bientôt ils se mépriseront

mutuellement. L'amour, ce sentiment céleste, ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce.

Ils auront perdu l'honneur, et n'auront point trouvé la félicité." Voilà notre leçon, mon ami; c'est

vous qui l'avez dictée. Jamais nos coeurs s'aimèrent-ils plus délicieusement, et jamais l'honnêteté

leur fut-elle aussi chère que dans le temps heureux où cette lettre fut écrite? Voyez donc à quoi

nous mèneraient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux transports

qui ravissent l'âme! L'horreur du vice qui nous est si naturelle à tous deux s'étendrait bientôt sur

le complice de nos fautes; nous nous haïrions pour nous être trop aimés, et l'amour s'éteindrait

dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si cher pour le rendre durable? Ne

vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s'accorder avec l'innocence? N'est-ce pas

conserver tout ce qu'il eut de plus charmant? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer

toujours il faut renoncer l'un à l'autre. Oublions tout le reste, et soyez l'amant de mon âme.

Cette idée est si douce qu'elle console de tout.

Voilà le fidèle tableau de ma vie, et l'histoire naïve de tout ce qui s'est passé dans mon coeur. Je

vous aime toujours, n'en doutez pas. Le sentiment qui m'attache à vous est si tendre et si vif

encore, qu'une autre en serait peut-être alarmée; pour moi, j'en connus un trop différent pour

me défier de celui-ci. Je sens qu'il a changé de nature; et du moins en cela mes fautes passées

fondent ma sécurité présente. Je sais que l'exacte bienséance et la vertu de parade exigeraient

davantage encore, et ne seraient pas contentes que vous ne fussiez tout à fait oublié. Je crois

avoir une règle plus sûre et je m'y tiens. J'écoute en secret ma conscience; elle ne me reproche

rien, et jamais elle ne trompe une âme qui la consulte sincèrement. Si cela ne suffit pas pour me

justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillité. Comment s'est fait cet heureux

changement? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que je l'ai vivement désiré. Dieu seul a fait le reste.

Je penserais qu'une âme une fois corrompue l'est pour toujours, et ne revient plus au bien d'elle-

même, à moins que quelque révolution subite, quelque brusque changement de fortune et de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 229

situation ne change tout à coup ses rapports, et par un violent ébranlement ne l'aide à retrouver

une bonne assiette. Toutes ses habitudes étant rompues et toutes ses passions modifiées, dans

ce bouleversement général, on reprend quelquefois son caractère primitif, et l'on devient comme

un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa précédente

bassesse peut servir de préservatif contre une rechute. Hier on était abject et faible; aujourd'hui

l'on est fort et magnanime. En se contemplant de si près dans deux états si différents, on en sent

mieux le prix de celui où l'on est remonté, et l'on en devient plus attentif à s'y soutenir. Mon

mariage m'a fait éprouver quelque chose de semblable à ce que je tâche de vous expliquer. Ce

lien si redouté me délivre d'une servitude beaucoup plus redoutable, et mon époux m'en devient

plus cher pour m'avoir rendue à moi-même.

Nous étions trop unis vous et moi pour qu'en changeant d'espèce notre union se détruise. Si

vous perdez une tendre amante, vous gagnez une fidèle amie; et, quoi que nous en ayons pu dire

durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit désavantageux. Tirez-en le même

parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur et plus sage, et pour épurer par des

moeurs chrétiennes les leçons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez

heureux aussi, et je sens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu. Si vous

m'aimez véritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos coeurs ne s'accordent

pas moins dans leur retour au bien qu'ils s'accordèrent dans leur égarement.

Je ne crois pas avoir besoin d'apologie pour cette longue lettre. Si vous m'étiez moins cher, elle

serait plus courte. Avant de la finir, il me reste une grâce à vous demander. Un cruel fardeau me

pèse sur le coeur. Ma conduite passée est ignorée de M. de Wolmar; mais une sincérité sans

réserve fait partie de la fidélité que je lui dois. J'aurais déjà cent fois tout avoué, vous seul m'avez

retenue. Quoique je connaisse la sagesse et la modération de M. de Wolmar, c'est toujours vous

compromettre que de vous nommer, et je n'ai point voulu le faire sans votre consentement.

Serait-ce vous déplaire que de vous le demander, et aurais-je trop présumé de vous ou de moi en

me flattant de l'obtenir? Songez, je vous supplie, que cette réserve ne saurait être innocente,

qu'elle m'est chaque jour plus cruelle, et que, jusqu'à la réception de votre réponse, je n'aurai pas

un instant de tranquillité.

Lettre XIX. Réponse

Et vous ne seriez plus ma Julie? Ah! ne dites pas cela, digne et respectable femme. Vous l'êtes

plus que jamais. Vous êtes celle qui méritez les hommages de tout l'univers; vous êtes celle que

j'adorai en commençant d'être sensible à la véritable beauté; vous êtes celle que je ne cesserai

d'adorer, même après ma mort, s'il reste encore en mon âme quelque souvenir des attraits

vraiment célestes qui l'enchantèrent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramène à tout

votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non, non, quelque supplice que

j'éprouve à le sentir et le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu'au moment que vous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 230

renoncez à moi. Hélas! c'est en vous perdant que je vous ai retrouvée. Mais moi dont le coeur

frémit au seul projet de vous imiter, moi tourmenté d'une passion criminelle que je ne puis ni

supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais être? Etais-je digne de vous plaire? Quel droit

avais-je de vous importuner de mes plaintes et de mon désespoir! C'était bien à moi d'oser

soupirer pour vous! Eh! qu'étais-je pour vous aimer?

Insensé! comme si je n'éprouvais pas assez d'humiliations sans en rechercher de nouvelles!

Pourquoi compter des différences que l'amour fit disparaître? Il m'élevait, il m'égalait à vous, sa

flamme me soutenait; nos coeurs s'étaient confondus; tous leurs sentiments nous étaient

communs, et les miens partageaient la grandeur des vôtres. Me voilà donc retombé dans toute

ma bassesse! Doux espoir, qui nourrissais mon âme et m'abusas si longtemps, te voilà donc

éteint sans retour! Elle ne sera point à moi! Je la perds pour toujours! Elle fait le bonheur d'un

autre!... O rage! ô tourment de l'enfer!...Infidèle! ah! devais-tu jamais... Pardon, pardon, Madame;

ayez pitié de mes fureurs. O Dieu! vous l'avez trop bien dit, elle n'est plus... elle n'est plus, cette

tendre Julie à qui je pouvais montrer tous les mouvements de mon coeur! Quoi! je me trouvais

malheureux, et je pouvais me plaindre!... elle pouvait m'écouter! J'étais malheureux?... que suis-je

donc aujourd'hui?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C'en est fait, il faut

renoncer l'un à l'autre, il faut nous quitter; la vertu même en a dicté l'arrêt; votre main l'a pu

tracer. Oublions-nous... oubliez-moi du moins. Je l'ai résolu, je le jure; je ne vous parlerai plus de

moi.

Oserai-je vous parler de vous encore, et conserver le seul intérêt qui me reste au monde, celui de

votre bonheur? En m'exposant l'état de votre âme, vous ne m'avez rien dit de votre sort. Ah!

pour prix d'un sacrifice qui doit être senti de vous, daignez me tirer de ce doute insupportable.

Julie, êtes-vous heureuse? Si vous l'êtes, donnez-moi dans mon désespoir la seule consolation

dont je sois susceptible; si vous ne l'êtes pas, par pitié daignez me le dire, j'en serai moins

longtemps malheureux.

Plus je réfléchis sur l'aveu que vous méditez, moins j'y puis consentir; et le même motif qui

m'ôta toujours le courage de vous faire un refus me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet

est de la dernière importance, et je vous exhorte à bien peser mes raisons. Premièrement, il me

semble que votre extrême délicatesse vous jette à cet égard dans l'erreur, et je ne vois point sur

quel fondement la plus austère vertu pourrait exiger une pareille confession. Nul engagement au

monde ne peut avoir un effet rétroactif. On ne saurait s'obliger pour le passé, ni promettre ce

qu'on n'a plus le pouvoir de tenir: pourquoi devrait-on compte à celui à qui l'on s'engage de

l'usage antérieur qu'on a fait de sa liberté et d'une fidélité qu'on ne lui a point promise? Ne vous

y trompez pas, Julie; ce n'est pas à votre époux, c'est à votre ami que vous avez manqué de foi.

Avant la tyrannie de votre père, le ciel et la nature nous avaient unis l'un à l'autre. Vous avez fait,

en formant d'autres noeuds, un crime que l'amour ni l'honneur peut-être ne pardonne point, et

c'est à moi seul de réclamer le bien que M. de Wolmar m'a ravi.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 231

S'il est des cas où le devoir puisse exiger un pareil aveu, c'est quand le danger d'une rechute

oblige une femme prudente à prendre des précautions pour s'en garantir. Mais votre lettre m'a

plus éclairé que vous ne pensez sur vos vrais sentiments. En la lisant, j'ai senti dans mon propre

coeur combien le vôtre eût abhorré de près, même au sein de l'amour, un engagement criminel

dont l'éloignement nous ôtait l'horreur.

Dès là que le devoir et l'honnêteté n'exigent pas cette confidence, la sagesse et la raison la

défendent; car c'est risquer sans nécessité ce qu'il y a de plus précieux dans le mariage,

l'attachement d'un époux, la mutuelle confiance, la paix de la maison. Avez-vous assez réfléchi

sur une pareille démarche? Connaissez-vous assez votre mari pour être sûre de l'effet qu'elle

produira sur lui? Savez-vous combien il y a d'hommes au monde auxquels il n'en faudrait pas

davantage pour concevoir une jalousie effrénée, un mépris invincible, et peut-être attenter aux

jours d'une femme? Il faut pour ce délicat examen avoir égard au temps, aux lieux, aux

caractères. Dans le pays où je suis, de pareilles confidences sont sans aucun danger et ceux qui

traitent si légèrement la foi conjugale ne sont pas gens à faire une si grande affaire des fautes qui

précédèrent l'engagement. Sans parler des raisons qui rendent quelquefois ces aveux

indispensables, et qui n'ont pas eu lieu pour vous, je connais des femmes assez médiocrement

estimables qui se sont fait à peu de risques un mérite de cette sincérité, peut-être pour obtenir à

ce prix une confiance dont elles puissent abuser au besoin. Mais dans des lieux où la sainteté du

mariage est plus respectée, dans des lieux où ce lien sacré forme une union solide, et où les

maris ont un véritable attachement pour leurs femmes, ils leur demandent un compte plus

sévère d'elles-mêmes; ils veulent que leurs coeurs n'aient connu que pour eux un sentiment

tendre; usurpant un droit qu'ils n'ont pas, ils exigent qu'elles soient à eux seuls avant de leur

appartenir, et ne pardonnent pas plus l'abus de la liberté qu'une infidélité réelle.

Croyez-moi, vertueuse Julie, défiez-vous d'un zèle sans fruit et sans nécessité. Gardez un secret

dangereux que rien ne vous oblige à révéler, dont la communication peut vous perdre et n'est

d'aucun usage à votre époux. S'il est digne de cet aveu, son âme en sera contristée, et vous

l'aurez affligé sans raison. S'il n'en est pas digne, pourquoi voulez-vous donner un prétexte à ses

torts envers vous? Que savez-vous si votre vertu, qui vous a soutenue contre les attaques de

votre coeur, vous soutiendrait encore contre des chagrins domestiques toujours renaissants?

N'empirez point volontairement vos maux, de peur qu'ils ne deviennent plus forts que votre

courage, et que vous ne retombiez à force de scrupules dans un état pire que celui dont vous avez

eu peine à sortir. La sagesse est la base de toute vertu: consultez-la, je vous en conjure, dans la

plus importante occasion de votre vie; et si ce fatal secret vous pèse si cruellement, attendez du

moins pour vous en décharger que le temps, les années, vous donnent une connaissance plus

parfaite de votre époux, et ajoutent dans son coeur, à l'effet de votre beauté, l'effet plus sûr

encore des charmes de votre caractère, et la douce habitude de les sentir. Enfin quand ces

raisons, toutes solides qu'elles sont, ne vous persuaderaient pas, ne fermez point l'oreille à la

voix qui vous les expose. O Julie, écoutez un homme capable de quelque vertu, et qui mérite au

moins de vous quelque sacrifice par celui qu'il vous fait aujourd'hui.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 232

Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais, je le sens, m'empêcher d'y reprendre un ton que vous ne

devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter! Si jeune encore, il faut déjà renoncer au bonheur!

O temps qui ne dois plus revenir! temps passé pour toujours, source de regrets éternels! plaisirs,

transports, douces extases, moments délicieux, ravissements célestes! mes amours, mes uniques

amours, honneur et charme de ma vie! adieu pour jamais.

Lettre XX de Julie

Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche, et en la faisant vous m'aidez à

y répondre; car, bien loin de chercher l'oubli dont vous parlez, j'avoue que je ne saurais être

heureuse si vous cessiez de m'aimer; mais je le suis à tous égards, et rien ne manque à mon

bonheur que le vôtre. Si j'ai évité dans ma lettre précédente de parler de M. de Wolmar, je l'ai fait

par ménagement pour vous. Je connaissais trop votre sensibilité pour ne pas craindre d'aigrir

vos peines; mais votre inquiétude sur mon sort m'obligeant à vous parler de celui dont il dépend,

je ne puis vous en parler que d'une manière digne de lui, comme il convient à son épouse et à

une amie de la vérité.

M. de Wolmar a près de cinquante ans; sa vie unie, réglée, et le calme des passions, lui ont

conservé une constitution si saine et un air si frais, qu'il paraît à peine en avoir quarante; et il n'a

rien d'un âge avancé que l'expérience et la sagesse. Sa physionomie est noble et prévenante, son

abord simple et ouvert; ses manières sont plus honnêtes qu'empressées; il parle peu et d'un

grand sens, mais sans affecter ni précision ni sentences. Il est le même pour tout le monde, ne

cherche et ne fuit personne, et n'a jamais d'autres préférences que celles de la raison.

Malgré sa froideur naturelle, son coeur, secondant les intentions de mon père, crut sentir que je

lui convenais, et pour la première fois de sa vie il prit un attachement. Ce goût modéré, mais

durable, s'est si bien réglé sur les bienséances, et s'est maintenu dans une telle égalité, qu'il n'a

pas eu besoin de changer de ton en changeant d'état, et que, sans blesser la gravité conjugale, il

conserve avec moi depuis son mariage les mêmes manières qu'il avait auparavant. Je ne l'ai

jamais vu ni gai ni triste, mais toujours content; jamais il ne me parle de lui, rarement de moi; il

ne me cherche pas, mais il n'est pas fâché que je le cherche, et me quitte peu volontiers. Il ne rit

point; il est sérieux sans donner envie de l'être; au contraire, son abord serein semble m'inviter à

l'enjouement; et comme les plaisirs que je goûte sont les seuls auxquels il paraît sensible, une

des attentions que je lui dois est de chercher à m'amuser. En un mot, il veut que je sois heureuse:

il ne me le dit pas, mais je le vois, et vouloir le bonheur de sa femme, n'est-ce pas l'avoir obtenu?

Avec quelque soin que j'aie pu l'observer, je n'ai su lui trouver de passion d'aucune espèce que

celle qu'il a pour moi. Encore cette passion est-elle si égale et si tempérée, qu'on dirait qu'il

n'aime qu'autant qu'il veut aimer, et qu'il ne le veut qu'autant que la raison le permet. Il est

réellement ce que milord Edouard croit être; en quoi je le trouve bien supérieur à tous nous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 233

autres gens à sentiment, qui nous admirons tant nous-mêmes; car le coeur nous trompe en mille

manières, et n'agit que par un principe toujours suspect; mais la raison n'a d'autre fin que ce qui

est bien; ses règles sont sûres, claires, faciles dans la conduite de la vie; et jamais elle ne s'égare

que dans d'inutiles spéculations qui ne sont pas faites pour elle.

Le plus grand goût de M. de Wolmar est d'observer. Il aime à juger des caractères des hommes

et des actions qu'il voit faire. Il en juge avec une profonde sagesse et la plus parfaite impartialité.

Si un ennemi lui faisait du mal, il en discuterait les motifs et les moyens aussi paisiblement que

s'il s'agissait d'une chose indifférente. Je ne sais comment il a entendu parler de vous; mais il

m'en a parlé plusieurs fois lui-même avec beaucoup d'estime, et je le connais incapable de

déguisement. J'ai cru remarquer quelquefois qu'il m'observait durant ces entretiens; mais il y a

grande apparence que cette prétendue remarque n'est que le secret reproche d'une conscience

alarmée. Quoi qu'il en soit, j'ai fait en cela mon devoir; la crainte ni la honte ne m'ont point

inspiré de réserve injuste, et je vous ai rendu justice auprès de lui, comme je la lui rends auprès

de vous.

J'oubliais de vous parler de nos revenus et de leur administration. Le débris des biens de M. de

Wolmar, joint à celui de mon père, qui ne s'est réservé qu'une pension, lui fait une fortune

honnête et modérée, dont il use noblement et sagement, en maintenant chez lui non

l'incommode et vain appareil du luxe, mais l'abondance, les véritables commodités de la vie, et le

nécessaire chez ses voisins indigents. L'ordre qu'il a mis dans sa maison est l'image de celui qui

règne au fond de son âme, et semble imiter dans un petit ménage l'ordre établi dans le

gouvernement du monde. On n'y voit ni cette inflexible régularité qui donne plus de gêne que

d'avantage, et n'est supportable qu'à celui qui l'impose, ni cette confusion mal entendue qui

pour trop avoir ôte l'usage de tout. On y reconnaît toujours la main du maître et l'on ne la sent

jamais; il a si bien ordonné le premier arrangement qu'à présent tout va tout seul, et qu'on jouit à

la fois de la règle et de la liberté.

Voilà, mon bon ami, une idée abrégée, mais fidèle, du caractère de M. de Wolmar, autant que je

l'ai pu connaître depuis que je vis avec lui. Tel il m'a paru le premier jour, tel il me paraît le

dernier sans aucune altération; ce qui me fait espérer que je l'ai bien vu, et qu'il ne me reste plus

rien à découvrir; car je n'imagine pas qu'il pût se montrer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau, vous pouvez d'avance vous répondre à vous-même; et il faudrait me mépriser

beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l'être. Ce qui m'a longtemps

abusée, et qui peut-être vous abuse encore, c'est la pensée que l'amour est nécessaire pour

former un heureux mariage. Mon ami, c'est une erreur; l'honnêteté, la vertu, de certaines

convenances, moins de conditions et d'âges que de caractères et d'humeurs, suffisent entre deux

époux; ce qui n'empêche point qu'il ne résulte de cette union un attachement très tendre qui,

pour n'être pas précisément de l'amour, n'en est pas moins doux et n'en est que plus durable.

L'amour est accompagné d'une inquiétude continuelle de jalousie ou de privation, peu

convenable au mariage, qui est un état de jouissance et de paix. On ne s'épouse point pour

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Julie ou La nouvelle Héloïse 234

penser uniquement l'un à l'autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile,

gouverner prudemment la maison, bien élever ses enfants. Les amants ne voient jamais qu'eux,

ne s'occupent incessamment que d'eux, et la seule chose qu'ils sachent faire est de s'aimer. Ce

n'est pas assez pour des époux, qui ont tant d'autres soins à remplir. Il n'y a point de passion qui

nous fasse une si forte illusion que l'amour: on prend sa violence pour un signe de sa durée; le

coeur surchargé d'un sentiment si doux l'étend pour ainsi dire sur l'avenir, et tant que cet amour

dure on croit qu'il ne finira point. Mais, au contraire, c'est son ardeur même qui le consume; il

s'use avec la jeunesse, il s'efface avec la beauté, il s'éteint sous les glaces de l'âge; et depuis que le

monde existe on n'a jamais vu deux amants en cheveux blancs soupirer l'un pour l'autre. On

doit donc compter qu'on cessera de s'adorer tôt ou tard; alors, l'idole qu'on servait détruite, on

se voit réciproquement tels qu'on est. On cherche avec étonnement l'objet qu'on aima; ne le

trouvant plus, on se dépite contre celui qui reste, et souvent l'imagination le défigure autant

qu'elle l'avait paré. Il y a peu de gens, dit La Rochefoucauld, qui ne soient honteux de s'être

aimés, quand ils ne s'aiment plus. Combien alors il est à craindre que l'ennui ne succède à des

sentiments trop vifs; que leur déclin, sans s'arrêter à l'indifférence, ne passe jusqu'au dégoût;

qu'on ne se trouve enfin tout à fait rassasiés l'un de l'autre; et que, pour s'être trop aimés amants,

on n'en vienne à se haïr époux! Mon cher ami, vous m'avez toujours paru bien aimable,

beaucoup trop pour mon innocence et pour mon repos; mais je ne vous ai jamais vu

qu'amoureux: que sais-je ce que vous seriez devenu cessant de l'être? L'amour éteint vous eût

toujours laissé la vertu, je l'avoue; mais en est-ce assez pour être heureux dans un lien que le

coeur doit serrer, et combien d'hommes vertueux ne laissent pas d'être des maris

insupportables! Sur tout cela vous en pouvez dire autant de moi.

Pour M. de Wolmar, nulle illusion ne nous prévient l'un pour l'autre: nous nous voyons tels que

nous sommes; le sentiment qui nous joint n'est point l'aveugle transport des coeurs passionnés,

mais l'immuable et constant attachement de deux personnes honnêtes et raisonnables, qui,

destinées à passer ensemble le reste de leurs jours, sont contentes de leur sort, et tâchent de se le

rendre doux l'une à l'autre. Il semble que, quand on nous eût formés exprès pour nous unir, on

n'aurait pu réussir mieux. S'il avait le coeur aussi tendre que moi, il serait impossible que tant de

sensibilité de part et d'autre ne se heurtât quelquefois, et qu'il n'en résultât des querelles. Si

j'étais aussi tranquille que lui, trop de froideur régnerait entre nous, et rendrait la société moins

agréable et moins douce. S'il ne m'aimait point, nous vivrions mal ensemble; s'il m'eût trop

aimée, il m'eût été importun. Chacun des deux est précisément ce qu'il faut à l'autre; il m'éclaire

et je l'anime; nous en valons mieux réunis, et il semble que nous soyons destinés à ne faire entre

nous qu'une seule âme, dont il est l'entendement et moi la volonté. Il n'y a pas jusqu'à son âge

un peu avancé qui ne tourne au commun avantage: car, avec la passion dont j'étais tourmentée, il

est certain que s'il eût été plus jeune je l'aurais épousé avec plus de peine encore, et cet excès de

répugnance eût peut-être empêché l'heureuse révolution qui s'est faite en moi.

Mon ami, le ciel éclaire la bonne intention des pères, et récompense la docilité des enfants. A

Dieu ne plaise que je veuille insulter à vos déplaisirs. Le seul désir de vous rassurer pleinement

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Julie ou La nouvelle Héloïse 235

sur mon sort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les sentiments que j'eus ci-

devant pour vous, et les connaissances que j'ai maintenant, je serais libre encore et maîtresse de

me choisir un mari, je prends à témoin de ma sincérité ce Dieu qui daigne m'éclairer et qui lit au

fond de mon coeur, ce n'est pas vous que je choisirais, c'est M. de Wolmar.

Il importe peut-être à votre entière guérison que j'achève de vous dire ce qui me reste sur le

coeur. M. de Wolmar est plus âgé que moi. Si pour me punir de mes fautes, le ciel m'ôtait le

digne époux que j'ai si peu mérité, ma ferme résolution est de n'en prendre jamais un autre. S'il

n'a pas eu le bonheur de trouver une fille chaste, il laissera du moins une chaste veuve. Vous me

connaissez trop bien pour croire qu'après vous avoir fait cette déclaration je sois femme, à m'en

rétracter jamais.

Ce que j'ai dit pour lever vos doutes peut servir encore à résoudre en partie vos objections

contre l'aveu que je crois devoir faire à mon mari. Il est trop sage pour me punir d'une démarche

humiliante que le repentir seul peut m'arracher, et je ne suis pas plus incapable d'user de la ruse

des dames dont vous parlez, qu'il l'est de m'en soupçonner. Quant à la raison sur laquelle vous

prétendez que cet aveu n'est pas nécessaire, elle est certainement un sophisme: car quoiqu'on ne

soit tenue à rien envers un époux qu'on n'a pas encore, cela n'autorise point à se donner à lui

pour autre chose que ce qu'on est. Je l'avais senti, même avant de me marier, et si le serment

extorqué par mon père m'empêcha de faire à cet égard mon devoir, je n'en fus que plus coupable,

puisque c'est un crime de faire un serment injuste, et un second de le tenir. Mais j'avais une

autre raison que mon coeur n'osait s'avouer, et qui me rendait beaucoup plus coupable encore.

Grâce au ciel, elle ne subsiste plus.

Une considération plus légitime et d'un plus grand poids est le danger de troubler inutilement le

repos d'un honnête homme, qui tire son bonheur de l'estime qu'il a pour sa femme. Il est sûr

qu'il ne dépend plus de lui de rompre le noeud qui nous unit, ni de moi d'en avoir été plus digne.

Ainsi je risque par une confidence indiscrète de l'affliger à pure perte, sans tirer d'autre avantage

de ma sincérité que de décharger mon coeur d'un secret funeste qui me pèse cruellement. J'en

serai plus tranquille, je le sens, après le lui avoir déclaré; mais lui, peut-être le sera-t-il moins, et

ce serait bien mal réparer mes torts que de préférer mon repos au sien.

Que ferais-je donc dans le doute où je suis? En attendant que le ciel m'éclaire mieux sur mes

devoirs, je suivrai le conseil de votre amitié; je garderai le silence, je tairai mes fautes à mon

époux, et je tâcherai de les effacer par une conduite qui puisse un jour en mériter le pardon.

Pour commencer une réforme aussi nécessaire, trouvez bon, mon ami, que nous cessions

désormais tout commerce entre nous. Si M. de Wolmar avait reçu ma confession, il déciderait

jusqu'à quel point nous pouvons nourrir les sentiments de l'amitié qui nous lie, et nous en

donner les innocents témoignages; mais, puisque je n'ose le consulter là-dessus, j'ai trop appris à

mes dépens combien nous peuvent égarer les habitudes les plus légitimes en apparence. Il est

temps de devenir sage. Malgré la sécurité de mon coeur, je ne veux plus être juge en ma propre

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Julie ou La nouvelle Héloïse 236

cause, ni me livrer, étant femme, à la même présomption qui me perdit étant fille. Voici la

dernière lettre que vous recevrez de moi. Je vous supplie aussi de ne plus m'écrire. Cependant

comme je ne cesserai jamais de prendre à vous le plus tendre intérêt, et que ce sentiment est

aussi pur que le jour qui m'éclaire, je serai bien aise de savoir quelquefois de vos nouvelles et de

vous voir parvenir au bonheur que vous méritez. Vous pourrez de temps à autre écrire à Mme

d'Orbe dans les occasions où vous aurez quelque événement intéressant à nous apprendre.

J'espère que l'honnêteté de votre âme se peindra toujours dans vos lettres. D'ailleurs ma cousine

est vertueuse et sage, pour ne me communiquer que ce qu'il me conviendra de voir, et pour

supprimer cette correspondance si vous étiez capable d'en abuser.

Adieu, mon cher et bon ami; si je croyais que la fortune pût vous rendre heureux, je vous dirais:

"Courez à la fortune"; mais peut-être avez-vous raison de la dédaigner avec tant de trésors pour

vous passer d'elle; j'aime mieux vous dire: "Courez à la félicité", c'est la fortune du sage. Nous

avons toujours senti qu'il n'y en avait point sans la vertu; mais prenez garde que ce mot de vertu

trop abstrait n'ait plus d'éclat que de solidité, et ne soit un nom de parade qui sert plus à éblouir

les autres qu'à nous contenter nous-mêmes. Je frémis quand je songe que des gens qui portaient

l'adultère au fond de leur coeur osaient parler de vertu. Savez-vous bien ce que signifiait pour

nous un terme si respectable et si profané, tandis que nous étions engagés dans un commerce

criminel? C'était cet amour forcené dont nous étions embrasés l'un et l'autre qui déguisait ses

transports sous ce saint enthousiasme, pour nous les rendre encore plus chers, et nous abuser

plus longtemps. Nous étions faits, j'ose le croire, pour suivre et chérir la véritable vertu; mais

nous nous trompions en la cherchant, et ne suivions qu'un vain fantôme. Il est temps que

l'illusion cesse; il est temps de revenir d'un trop long égarement. Mon ami, ce retour ne vous

sera pas difficile. Vous avez votre guide en vous-même; vous l'avez pu négliger, mais vous ne

l'avez jamais rebuté. Votre âme est saine, elle s'attache à tout ce qui est bien; et si quelquefois il

lui échappe, c'est qu'elle n'a pas usé de toute sa force pour s'y tenir. Rentrez au fond de votre

conscience, et cherchez si vous n'y retrouveriez point quelque principe oublié qui servirait à

mieux ordonner toutes vos actions, à les lier plus solidement entre elles et avec un objet

commun. Ce n'est pas assez, croyez-moi, que la vertu soit la base de votre conduite, si vous

n'établissez cette base même sur un fondement inébranlable. Souvenez-vous de ces Indiens qui

font porter le monde sur un grand éléphant, et puis l'éléphant sur une tortue; et quand on leur

demande sur quoi porte la tortue, ils ne savent plus que dire.

Je vous conjure de faire quelque attention aux discours de votre amie, et de choisir pour aller au

bonheur une route plus sûre que celle qui nous a si longtemps égarés. Je ne cesserai de demander

au ciel, pour vous et pour moi, cette félicité pure, et ne serai contente qu'après l'avoir obtenue

pour tous les deux. Ah! si jamais nos coeurs se rappellent malgré nous les erreurs de notre

jeunesse, faisons au moins que le retour qu'elles auront produit en autorise le souvenir et que

nous puissions dire avec cet ancien: "Hélas! nous périssions si nous n'eussions péri!"

Ici finissent les sermons de la prêcheuse. Elle aura désormais assez à faire à se prêcher elle-

même. Adieu, mon aimable ami, adieu pour toujours; ainsi l'ordonne l'inflexible devoir. Mais

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Julie ou La nouvelle Héloïse 237

croyez que le coeur de Julie ne sait point oublier ce qui lui fut cher... Mon Dieu! que fais-je?...

Vous le verrez trop à l'état de ce papier. Ah! n'est-il pas permis de s'attendrir en disant à son ami

le dernier adieu?

Lettre XXI à milord Edouard

Oui, milord, il est vrai, mon âme est oppressée du poids de la vie. Depuis longtemps elle m'est à

charge: j'ai perdu tout ce qui pouvait me la rendre chère, il ne m'en reste que les ennuis. Mais on

dit qu'il ne m'est pas permis d'en disposer sans l'ordre de celui qui me l'a donnée. Je sais aussi

qu'elle vous appartient à plus d'un titre. Vos soins me l'ont sauvée deux fois, et vos bienfaits me

la conservent sans cesse. Je n'en disposerai jamais que je ne sois sûr de le pouvoir faire sans

crime, ni tant qu'il me restera la moindre espérance de la pouvoir employer pour vous.

Vous disiez que je vous étais nécessaire: pourquoi me trompiez-vous? Depuis que nous sommes

à Londres, loin que vous songiez à m'occuper de vous, vous ne vous occupez que de moi. Que

vous prenez de soins superflus! Milord, vous le savez, je hais le crime encore plus que la vie;

j'adore l'Etre éternel. Je vous dois tout, je vous aime, je ne tiens qu'à vous sur la terre: l'amitié, le

devoir, y peuvent enchaîner un infortuné; des prétextes et des sophismes ne l'y retiendront

point. Eclairez ma raison, parlez à mon coeur, je suis prêt à vous entendre; mais souvenez-vous

que ce n'est point le désespoir qu'on abuse.

Vous voulez qu'on raisonne: eh bien! raisonnons. Vous voulez qu'on proportionne la

délibération à l'importance de la question qu'on agite; j'y consens. Cherchons la vérité

paisiblement, tranquillement; discutons la proposition générale comme s'il s'agissait d'un autre.

Robeck fit l'apologie de la mort volontaire avant de se la donner. Je ne veux pas faire un livre à

son exemple et je ne suis pas fort content du sien; mais j'espère imiter son sang-froid dans cette

discussion.

J'ai longtemps médité sur ce grave sujet. Vous devez le savoir, car vous connaissez mon sort, et je

vis encore. Plus j'y réfléchis, plus je trouve que la question se réduit à cette proposition

fondamentale: chercher son bien et fuir son mal en ce qui n'offense point autrui, c'est le droit de

la nature. Quand notre vie est un mal pour nous, et n'est un bien pour personne, il est donc

permis de s'en délivrer. S'il y a dans le monde une maxime évidente et certaine, je pense que

c'est celle-là; et, si l'on venait à bout de la renverser, il n'y a point d'action humaine dont on ne

pût faire un crime.

Que disent là-dessus nos sophistes? Premièrement ils regardent la vie comme une chose qui

n'est pas à nous, parce qu'elle nous a été donnée; mais c'est précisément parce qu'elle nous a été

donnée qu'elle est à nous. Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras? Cependant quand ils

craignent la gangrène ils s'en font couper un, et tous les deux, s'il le faut. La parité est exacte

pour qui croit l'immortalité de l'âme; car si je sacrifie mon bras à la conservation d'une chose

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Julie ou La nouvelle Héloïse 238

plus précieuse, qui est mon corps, je sacrifie mon corps à la conservation d'une chose plus

précieuse, qui est mon bien-être. Si tous les dons que le ciel nous a faits sont naturellement des

biens pour nous, ils ne sont que trop sujets à changer de nature; et il y ajouta la raison pour nous

apprendre à les discerner. Si cette règle ne nous autorisait pas à choisir les uns et rejeter les

autres, quel serait son usage parmi les hommes?

Cette objection si peu solide, ils la retournent de mille manières. Ils regardent l'homme vivant

sur la terre comme un soldat mis en faction. "Dieu, disent-ils, t'a placé dans ce monde, pourquoi

en sors-tu sans son congé?" Mais toi-même, il t'a placé dans ta ville, pourquoi en sors-tu sans

son congé? Le congé n'est-il pas dans le mal-être? En quelque lieu qu'il me place, soit dans un

corps, soit sur la terre, c'est pour rester autant que j'y suis bien, et pour en sortir dès que j'y suis

mal. Voilà la voix de la nature et la voix de Dieu. Il faut attendre l'ordre, j'en conviens; mais

quand je meurs naturellement, Dieu ne m'ordonne pas de quitter la vie, il me l'ôte: c'est en me la

rendant insupportable qu'il m'ordonne de la quitter. Dans le premier cas, je résiste de toute ma

force: dans le second, j'ai le mérite d'obéir.

Concevez-vous qu'il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort volontaire de rébellion

contre la Providence, comme si l'on voulait se soustraire à ses lois? Ce n'est point pour s'y

soustraire qu'on cesse de vivre, c'est pour les exécuter. Quoi! Dieu n'a-t-il de pouvoir que sur

mon corps? Est-il quelque lieu dans l'univers où quelque être existant ne soit pas sous sa main,

et agira-t-il moins immédiatement sur moi quand ma substance épurée sera plus une, et plus

semblable à la sienne? Non, sa justice et sa bonté font mon espoir; et, si je croyais que la mort

pût me soustraire à sa puissance, je ne voudrais plus mourir.

C'est un des sophismes du Phédon, rempli d'ailleurs de vérités sublimes. "Si ton esclave se tuait,

dit Socrate à Cebès, ne le punirais-tu pas, s'il t'était possible, pour t'avoir injustement privé de

ton bien?" Bon Socrate, que nous dites-vous? N'appartient-on plus à Dieu quand on est mort?

Ce n'est point cela du tout; mais il fallait dire: "Si tu charges ton esclave d'un vêtement qui le

gêne dans le service qu'il te doit, le puniras-tu d'avoir quitté cet habit pour mieux faire son

service?" La grande erreur est de donner trop d'importance à la vie; comme si notre être en

dépendait, et qu'après la mort on ne fût plus rien. Notre vie n'est rien aux yeux de Dieu, elle

n'est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien être aux nôtres; et, quand nous laissons notre

corps, nous ne faisons que poser un vêtement incommode. Est-ce la peine d'en faire un si grand

bruit? Milord, ces déclamateurs ne sont point de bonne foi; absurdes et cruels dans leurs

raisonnements, ils aggravent le prétendu crime, comme si l'on s'ôtait l'existence, et le punissent,

comme si l'on existait toujours.

Quant au Phédon, qui leur a fourni le seul argument précieux qu'ils aient jamais employé, cette

question n'y est traitée que très légèrement et comme en passant. Socrate, condamné par un

jugement inique à perdre la vie dans quelques heures, n'avait pas besoin d'examiner bien

attentivement s'il lui était permis d'en disposer. En supposant qu'il ait tenu réellement les

discours que Platon lui fait tenir, croyez-moi, milord, il les eût médités avec plus de soin dans

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Julie ou La nouvelle Héloïse 239

l'occasion de les mettre en pratique; et la preuve qu'on ne peut tirer de cet immortel ouvrage

aucune bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie, c'est que Caton le lut par

deux fois tout entier la nuit même qu'il quitta la terre.

Ces mêmes sophistes demandent si jamais la vie peut être un mal. En considérant cette foule

d'erreurs, de tourments et de vices dont elle est remplie, on serait bien plus tenté de demander si

jamais elle fut un bien. Le crime assiège sans cesse l'homme le plus vertueux; chaque instant

qu'il vit, il est prêt à devenir la proie du méchant ou méchant lui-même. Combattre et souffrir,

voilà son sort dans ce monde; mal faire et souffrir, voilà celui du malhonnête homme. Dans tout

le reste ils diffèrent entre eux, ils n'ont rien en commun que les misères de la vie. S'il vous fallait

des autorités et des faits, je vous citerais des oracles, des réponses de sages, des actes de vertu

récompensés par la mort. Laissons tout cela, milord; c'est à vous que je parle, et je vous demande

quelle est ici-bas la principale occupation du sage, si ce n'est de se concentrer, pour ainsi dire, au

fond de son âme, et de s'efforcer d'être mort durant sa vie. Le seul moyen qu'ait trouvé la raison

pour nous soustraire aux maux de l'humanité n'est-il pas de nous détacher des objets terrestres

et de tout ce qu'il y a de mortel en nous, de nous recueillir au dedans de nous-mêmes, de nous

élever aux sublimes contemplations, et si nos passions et nos erreurs font nos infortunes, avec

quelle ardeur devons-nous soupirer après un état qui nous délivre des unes et des autres? Que

font ces hommes sensuels qui multiplient si indiscrètement leurs douleurs par leurs voluptés? Ils

anéantissent, pour ainsi dire, leur existence à force de l'étendre sur la terre; ils aggravent le poids

de leurs chaînes par le nombre de leurs attachements; ils n'ont point de jouissances qui ne leur

préparent mille amères privations: plus ils sentent, et plus ils souffrent; plus ils s'enfoncent dans

la vie, et plus ils sont malheureux.

Mais qu'en général ce soit, si l'on veut, un bien pour l'homme de ramper tristement sur la terre,

j'y consens: je ne prétends pas que tout le genre humain doive s'immoler d'un commun accord,

ni faire un vaste tombeau du monde. Il est, il est des infortunés trop privilégiés pour suivre la

route commune, et pour qui le désespoir et les amères douleurs sont le passe-port de la nature:

c'est à ceux-là qu'il serait aussi insensé de croire que leur vie est un bien, qu'il l'était au sophiste

Posidonius tourmenté de la goutte de nier qu'elle fût un mal. Tant qu'il nous est bon de vivre,

nous le désirons fortement, et il n'y a que le sentiment des maux extrêmes qui puisse vaincre en

nous ce désir; car nous avons tous reçu de la nature une très grande horreur de la mort, et cette

horreur déguise à nos yeux les misères de la condition humaine. On supporte longtemps une vie

pénible et douloureuse avant de se résoudre à la quitter; mais quand une fois l'ennui de vivre

l'emporte sur l'horreur de mourir, alors la vie est évidemment un grand mal, et l'on ne peut s'en

délivrer trop tôt. Ainsi, quoiqu'on ne puisse exactement assigner le point où elle cesse d'être un

bien, on sait très certainement au moins qu'elle est un mal longtemps avant de nous le paraître;

et chez tout homme sensé le droit d'y renoncer en précède toujours de beaucoup la tentation.

Ce n'est pas tout; après avoir nié que la vie puisse être un mal, pour nous ôter le droit de nous en

défaire, ils disent ensuite qu'elle est un mal, pour nous reprocher de ne la pouvoir endurer. Selon

eux, c'est une lâcheté de se soustraire à ses douleurs et ses peines, et il n'y a jamais que des

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Julie ou La nouvelle Héloïse 240

poltrons qui se donnent la mort. O Rome, conquérante du monde, quelle troupe de poltrons

t'en donna l'empire! Qu'Arrie, Eponine, Lucrèce, soient dans le nombre, elles étaient femmes;

mais Brutus, mais Cassius, et toi qui partageais avec les dieux les respects de la terre étonnée,

grand et divin Caton, toi dont l'image auguste et sacrée animait les Romains d'un saint zèle et

faisait frémir les tyrans, tes fiers admirateurs ne pensaient pas qu'un jour, dans le coin poudreux

d'un collège, de vils rhéteurs prouveraient que tu ne fus qu'un lâche pour avoir refusé au crime

heureux l'hommage de la vertu dans les fers. Force et grandeur des écrivains modernes, que vous

êtes sublimes, et qu'ils sont intrépides la plume à la main. Mais dites-moi, brave et vaillant héros,

qui vous sauvez si courageusement d'un combat pour supporter plus longtemps la peine de

vivre, quand un tison brûlant vient à tomber sur cette éloquente main, pourquoi la retirez-vous

si vite? Quoi! vous avez la lâcheté de n'oser soutenir l'ardeur du feu! Rien, dites-vous, ne

m'oblige à supporter le tison; et moi, qui m'oblige à supporter la vie? La génération d'un homme

a-t-elle coûté plus à la Providence que celle d'un fétu, et l'une et l'autre n'est-elle pas également

son ouvrage?

Sans doute il y a du courage à souffrir avec constance les maux qu'on ne peut éviter; mais il n'y a

qu'un insensé qui souffre volontairement ceux dont il peut s'exempter sans mal faire, et c'est

souvent un très grand mal d'endurer un mal sans nécessité. Celui qui ne sait pas se délivrer

d'une vie douloureuse par une prompte mort, ressemble à celui qui aime mieux laisser

envenimer une plaie que de la livrer au fer salutaire d'un chirurgien. Viens, respectable Parisot,

coupe-moi cette jambe qui me ferait périr: je te verrai faire sans sourciller, et me laisserai traiter

de lâche par le brave qui voit tomber la sienne en pourriture faute d'oser soutenir la même

opération.

J'avoue qu'il est des devoirs envers autrui qui ne permettent pas à tout homme de disposer de

lui-même; mais en revanche combien en est-il qui l'ordonnent! Qu'un magistrat à qui tient le

salut de la patrie, qu'un père de famille qui doit la subsistance à ses enfants, qu'un débiteur

insolvable qui ruinerait ses créanciers, se dévouent à leur devoir, quoi qu'il arrive; que mille

autres relations civiles et domestiques forcent un honnête homme infortuné de supporter le

malheur de vivre pour éviter le malheur plus grand d'être injuste; est-il permis pour cela, dans

des cas tout différents, de conserver aux dépens d'une foule de misérables une vie qui n'est utile

qu'à celui qui n'ose mourir? "Tue-moi, mon enfant, dit le sauvage décrépit à son fils qui le porte

et fléchit sous le poids; les ennemis sont là; va combattre avec tes frères, va sauver tes enfants, et

n'expose pas ton père à tomber vif entre les mains de ceux dont il mangea les parents." Quand la

faim, les maux, la misère, ennemis domestiques pires que les sauvages, permettraient à un

malheureux estropié de consommer dans son lit le pain d'une famille qui peut à peine en gagner

pour elle; celui qui ne tient à rien, celui que le ciel réduit à vivre seul sur la terre, celui dont la

malheureuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n'aurait-il pas au moins le droit de

quitter un séjour où ses plaintes sont importunes et ses maux sans utilité?

Pesez ces considérations, milord, rassemblez toutes ces raisons, et vous trouverez qu'elles se

réduisent au plus simple des droits de la nature qu'un homme sensé ne mit jamais en question.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 241

En effet, pourquoi serait-il permis de se guérir de la goutte et non de la vie? L'une et l'autre ne

nous viennent-elles pas de la même main? S'il est pénible de mourir, qu'est-ce à dire? Les

drogues font-elles plaisir à prendre? Combien de gens préfèrent la mort à la médecine! Preuve

que la nature répugne à l'une et à l'autre. Qu'on me montre donc comment il est plus permis de

se délivrer d'un mal passager en faisant des remèdes, que d'un mal incurable en s'ôtant la vie, et

comment on est moins coupable d'user de quinquina pour la fièvre que d'opium pour la pierre.

Si nous regardons à l'objet, l'un et l'autre est de nous délivrer du mal-être; si nous regardons au

moyen, l'un et l'autre est également naturel; si nous regardons à la répugnance, il y en a

également des deux côtés; si nous regardons à la volonté du maître, quel mal veut-on combattre

qu'il ne nous ait pas envoyé? A quelle douleur veut-on se soustraire qui ne nous vienne pas de sa

main? Quelle est la borne où finit sa puissance, et où l'on peut légitimement résister? Ne nous

est-il donc permis de changer l'état d'aucune chose parce que tout ce qui est, est comme il l'a

voulu? Faut-il ne rien faire en ce monde de peur d'enfreindre ses lois, et, quoi que nous fassions,

pouvons-nous jamais les enfreindre? Non, milord, la vocation de l'homme est plus grande et

plus noble. Dieu ne l'a point animé pour rester immobile dans un quiétisme éternel; mais il lui a

donné la liberté pour faire le bien, la conscience pour le vouloir, et la raison pour le choisir. Il l'a

constitué seul juge de ses propres actions, il a écrit dans son coeur: "Fais ce qui t'est salutaire et

n'est nuisible à personne." Si je sens qu'il m'est bon de mourir, je résiste à son ordre en

m'opiniâtrant à vivre; car, en me rendant la mort désirable, il me prescrit de la chercher.

Bomston, j'en appelle à votre sagesse et à votre candeur, quelles maximes plus certaines la raison

peut-elle déduire de la religion sur la mort volontaire? Si les chrétiens en ont établi d'opposées,

ils ne les ont tirées ni des principes de leur religion, ni de sa règle unique, qui est l'Ecriture, mais

seulement des philosophes paiens. Lactance et Augustin, qui les premiers avancèrent cette

nouvelle doctrine, dont Jésus-Crist ni les apôtres n'avaient pas dit un mot, ne s'appuyèrent que

sur le raisonnement du Phédon, que j'ai déjà combattu; de sorte que les fidèles; qui croient

suivre en cela l'autorité de l'Evangile, ne suivent que celle de Platon. En effet, où verra-t-on dans

la Bible entière une loi contre le suicide, ou même une simple improbation? Et n'est-il pas bien

étrange que dans les exemples de gens qui se sont donné la mort, on n'y trouve pas un seul mot

de blâme contre aucun de ces exemples! Il y a plus; celui de Samson est autorisé par un prodige

qui le venge de ses ennemis. Ce miracle se serait-il fait pour justifier un crime; et cet homme qui

perdit sa force pour s'être laissé séduire par une femme l'eût-il recouvrée pour commettre un

forfait authentique, comme si Dieu lui-même eût voulu tromper les hommes?

Tu ne tueras point, dit le Décalogue. Que s'ensuit-il de là? Si ce commandement doit être pris à

la lettre, il ne faut tuer ni les malfaiteurs, ni les ennemis; et Moïse, qui fit tant mourir de gens,

entendait fort mal son propre précepte. S'il y a quelques exceptions, la première est

certainement en faveur de la mort volontaire, parce qu'elle est exempte de violence et d'injustice,

les deux seules considérations qui puissent rendre l'homicide criminel, et que la nature y a mis

d'ailleurs un suffisant obstacle.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 242

Mais, disent-ils encore, souffrez patiemment les maux que Dieu vous envoie; faites-vous un

mérite de vos peines. Appliquer ainsi les maximes du christianisme, que c'est mal en saisir

l'esprit! L'homme est sujet à mille maux, sa vie est un tissu de misères, et il ne semble naître que

pour souffrir. De ces maux, ceux qu'il peut éviter, la raison veut qu'il les évite; et la religion, qui

n'est jamais contraire à la raison, l'approuve. Mais que leur somme est petite auprès de ceux qu'il

est forcé de souffrir malgré lui! C'est de ceux-ci qu'un Dieu clément permet aux hommes de se

faire un mérite; il accepte en hommage volontaire le tribut forcé qu'il nous impose, et marque au

profit de l'autre vie la résignation dans celle-ci. La véritable pénitence de l'homme lui est

imposée par la nature: s'il endure patiemment tout ce qu'il est contraint d'endurer, il a fait à cet

égard tout ce que Dieu lui demande; et si quelqu'un montre assez d'orgueil pour vouloir faire

davantage, c'est un fou qu'il faut enfermer, ou un fourbe qu'il faut punir. Fuyons donc sans

scrupule tous les maux que nous pouvons fuir, il ne nous en restera que trop à souffrir encore.

Délivrons-nous sans remords de la vie même, aussitôt qu'elle est un mal pour nous, puisqu'il

dépend de nous de le faire, et qu'en cela nous n'offensons ni Dieu, ni les hommes. S'il faut un

sacrifice à l'Etre suprême, n'est-ce rien que de mourir? Offrons à Dieu la mort qu'il nous impose

par la voix de la raison, et versons paisiblement dans son sein notre âme qu'il redemande.

Tels sont les préceptes généraux que le bon sens dicte à tous les hommes, et que la religion

autorise. Revenons à nous. Vous avez daigné m'ouvrir votre coeur; je connais vos peines, vous

ne souffrez pas moins que moi; vos maux sont sans remède ainsi que les miens, et d'autant plus

sans remède, que les lois de l'honneur sont plus immuables que celles de la fortune. Vous les

supportez, je l'avoue, avec fermeté. La vertu vous soutient; un pas de plus, elle vous dégage.

Vous me pressez de souffrir; milord, j'ose vous presser de terminer vos souffrances, et je vous

laisse à juger qui de nous est le plus cher à l'autre.

Que tardons-nous à faire un pas qu'il faut toujours faire? Attendrons-nous que la vieillesse et les

ans nous attachent bassement à la vie après nous en avoir ôté les charmes, et que nous traînions

avec effort, ignominie et douleur, un corps infirme et cassé? Nous sommes dans l'âge où la

vigueur de l'âme la dégage aisément de ses entraves, et où l'homme sait encore mourir; plus tard,

il se laisse en gémissant arracher à la vie. Profitons d'un temps où l'ennui de vivre nous rend la

mort désirable; craignons qu'elle ne vienne avec ses horreurs au moment où nous n'en voudrons

plus. Je m'en souviens, il fut un instant où je ne demandais qu'une heure au ciel, et où je serais

mort désespéré si je ne l'eusse obtenue. Ah! qu'on a de peine à briser les noeuds qui lient nos

coeurs à la terre, et qu'il est sage de la quitter aussitôt qu'ils sont rompus! Je le sens, milord,

nous sommes dignes tous deux d'une habitation plus pure: la vertu nous la montre, et le sort

nous invite à la chercher. Que l'amitié qui nous joint nous unisse encore à notre dernière heure.

Oh! quelle volupté pour deux vrais amis de finir leurs jours volontairement dans les bras l'un de

l'autre, de confondre leurs derniers soupirs, d'exhaler à la fois les deux moitiés de leur âme!

Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instants? Que quittent-ils en

sortant du monde? Ils s'en vont ensemble; ils ne quittent rien.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 243

Lettre XXII. Réponse

Jeune homme, un aveugle transport t'égare; sois plus discret, ne conseille point en demandant

conseil. J'ai connu d'autres maux que les tiens. J'ai l'âme ferme; je suis Anglais, je sais mourir, car

je sais vivre, souffrir en homme. J'ai vu la mort de près, et la regarde avec trop d'indifférence

pour l'aller chercher. Parlons de toi.

Il est vrai, tu m'étais nécessaire: mon âme avait besoin de la tienne; tes soins pouvaient m'être

utiles; ta raison pouvait m'éclairer dans la plus importante affaire de ma vie; si je ne m'en sers

point, à qui t'en prends-tu? Où est-elle? Qu'est-elle devenue? Que peux-tu faire? A quoi es-tu

bon dans l'état où te voilà? quels services puis-je espérer de toi? Une douleur insensée te rend

stupide et impitoyable. Tu n'es pas un homme, tu n'es rien, et, si je ne regardais à ce que tu peux

être, tel que tu es, je ne vois rien dans le monde au-dessous de toi.

Je n'en veux pour preuve que ta lettre même. Autrefois je trouvais en toi du sens, de la vérité. Tes

sentiments étaient droits, tu pensais juste, et je ne t'aimais pas seulement par goût, mais par

choix, comme un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu'ai-je trouvé maintenant

dans les raisonnements de cette lettre dont tu parais si content? Un misérable et perpétuel

sophisme, qui, dans l'égarement de ta raison, marque celui de ton coeur, et que je ne daignerais

pas même relever si je n'avais pitié de ton délire.

Pour renverser tout cela d'un mot, je ne veux te demander qu'une seule chose. Toi qui crois Dieu

existant, l'âme immortelle, et la liberté de l'homme, tu ne penses pas, sans doute, qu'un être

intelligent reçoive un corps et soit placé sur la terre au hasard seulement pour vivre, souffrir et

mourir? Il y a bien peut-être à la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Je te prie de me

répondre clairement sur ce point; après quoi nous reprendrons pied à pied ta lettre, et tu

rougiras de l'avoir écrite.

Mais laissons les maximes générales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans jamais en

suivre aucune; car il se trouve toujours dans l'application quelque condition particulière qui

change tellement l'état des choses, que chacun se croit dispensé d'obéir à la règle qu'il prescrit

aux autres; et l'on sait bien que tout homme qui pose des maximes générales entend qu'elles

obligent tout le monde, excepté lui. Encore un coup, parlons de toi.

Il t'est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singulière, c'est que tu as envie

de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les scélérats: ils doivent t'être bien

obligés des armes que tu leur fournis; il n'y aura plus de forfaits qu'ils ne justifient par la

tentation de les commettre; et dès que la violence de la passion l'emportera sur l'horreur du

crime, dans le désir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.

Il t'est donc permis de cesser de vivre? Je voudrais bien savoir si tu as commencé. Quoi! fus-tu

placé sur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la

remplir? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux; mais voyons

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Julie ou La nouvelle Héloïse 244

ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête au juge suprême qui te demandera compte de ton

temps? Parle, que lui diras-tu? "J'ai séduit une fille honnête; j'abandonne un ami dans ses

chagrins." Malheureux! trouve-moi ce juste qui se vante d'avoir assez vécu; que j'apprenne de lui

comment il faut avoir porté la vie, pour être en droit de la quitter.

Tu comptes les maux de l'humanité; tu ne rougis pas d'épuiser des lieux communs cent fois

rebattus, et tu dis: "La vie est un mal." Mais regarde, cherche dans l'ordre des choses si tu y

trouves quelques biens qui ne soient point mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu'il n'y ait aucun

bien dans l'univers, et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le

mal que par accident? Tu l'as dit toi-même, la vie passive de l'homme n'est rien, et ne regarde

qu'un corps dont il sera bientôt délivré; mais sa vie active et morale, qui doit influer sur tout son

être, consiste dans l'exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le méchant qui prospère, et un

bien pour l'honnête homme infortuné; car ce n'est pas une modification passagère, mais son

rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces douleurs si

cruelles qui te forcent de la quitter? Penses-tu que je n'aie pas démêlé sous ta feinte impartialité

dans le dénombrement de cette vie la honte de parler des tiens? Crois-moi, n'abandonne pas à la

fois toutes tes vertus; garde au moins ton ancienne franchise, et dis ouvertement à ton ami: "J'ai

perdu l'espoir de corrompre une honnête femme, me voilà forcé d'être homme de bien; j'aime

mieux mourir."

Tu t'ennuies de vivre, et tu dis: "La vie est un mal." Tôt ou tard tu seras consolé, et tu diras: "La

vie est un bien." Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n'aura changé que toi. Change

donc dès aujourd'hui; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton âme qu'est tout le

mal, corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la

ranger.

"Je souffre, me dis-tu; dépend-il de moi de ne pas souffrir?" D'abord c'est changer l'état de la

question; car il ne s'agit pas de savoir si tu souffres, mais si c'est un mal pour toi de vivre.

Passons. Tu souffres, tu dois chercher à ne plus souffrir. Voyons s'il est besoin de mourir pour

cela.

Considère un moment le progrès naturel des maux de l'âme directement opposé au progrès des

maux du corps, comme les deux substances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s'invétèrent,

s'empirent en vieillissant, et détruisent enfin cette machine mortelle. Les autres, au contraire,

altérations externes et passagères d'un être immortel et simple, s'effacent insensiblement et le

laissent dans sa forme originelle que rien ne saurait changer. La tristesse, l'ennui, les regrets, le

désespoir, sont des douleurs peu durables qui ne s'enracinent jamais dans l'âme; et l'expérience

dément toujours ce sentiment d'amertume qui nous fait regarder nos peines comme éternelles.

Je dirai plus: je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous soient plus inhérents que

nos chagrins; non seulement je pense qu'ils périssent avec le corps qui les occasionne, mais je ne

doute pas qu'une plus longue vie ne pût suffire pour corriger les hommes, et que plusieurs

siècles de jeunesse ne nous apprissent qu'il n'y a rien de meilleur que la vertu.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 245

Quoi qu'il en soit, puisque la plupart de nos maux physiques ne font qu'augmenter sans cesse,

de violentes douleurs du corps, quand elles sont incurables, peuvent autoriser un homme à

disposer de lui; car toutes ses facultés étant aliénés par la douleur, et le mal étant sans remède, il

n'a plus l'usage ni de sa volonté ni de sa raison: il cesse d'être homme avant de mourir, et ne fait

en s'ôtant la vie, qu'achever de quitter un corps qui l'embarrasse et où son âme n'est déjà plus.

Mais il n'en est pas ainsi des douleurs de l'âme, qui, pour vives qu'elles soient, portent toujours

leur remède avec elles. En effet, qu'est-ce qui rend un mal quelconque intolérable? c'est sa durée.

Les opérations de la chirurgie sont communément beaucoup plus cruelles que les souffrances

qu'elles guérissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l'opération passagère, et l'on

préfère celle-ci. Qu'est-il donc besoin d'opération pour des douleurs qu'éteint leur propre durée,

qui seule les rendrait insupportables? Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi violents remèdes aux

maux qui s'effacent d'eux-mêmes? Pour qui fait cas de la constance et n'estime les ans que le peu

qu'ils valent; de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances, lequel doit être préféré de la

mort ou du temps? Attends, et tu seras guéri. Que demandes-tu davantage?

"Ah! c'est ce qui redouble mes peines de songer qu'elles finiront!" Vain sophisme de la douleur!

Bon mot sans raison, sans justesse, et peut-être sans bonne foi. Quel absurde motif de désespoir

que l'espoir de terminer sa misère! Même en supposant ce bizarre sentiment, qui n'aimerait

mieux aigrir un moment la douleur présente par l'assurance de la voir finir, comme on scarifie

une plaie pour la faire cicatriser? Et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer à

souffrir, s'en priver en s'ôtant la vie, n'est-ce pas faire à l'instant même tout ce qu'on craint de

l'avenir?

Penses-y bien, jeune homme; que sont dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine et

le plaisir passent comme une ombre; la vie s'écoule en un instant; elle n'est rien par elle-même,

son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est

quelque chose.

Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dépend de toi seul que ce soit un

bien, et que si c'est un mal d'avoir vécu, c'est une raison de plus pour vivre encore. Ne dis pas

non plus qu'il t'est permis de mourir; car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'être pas

homme, qu'il t'est permis de te révolter contre l'auteur de ton être, et de tromper ta destination.

Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal à personne, songes-tu que c'est à ton ami que tu

l'oses dire?

Ta mort ne fait de mal à personne! J'entends; mourir à nos dépens ne t'importe guère, tu

comptes pour rien nos regrets. Je ne te parle plus des droits de l'amitié que tu méprises: n'en est-

il point de plus chers encore qui t'obligent à te conserver? S'il est une personne au monde qui

t'ait assez aimé pour ne vouloir pas te survivre, et à qui ton bonheur manque pour être heureuse,

penses-tu ne lui rien devoir? Tes funestes projets exécutés ne troubleront-ils point la paix d'une

âme rendue avec tant de peine à sa première innocence? Ne crains-tu point de rouvrir dans ce

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Julie ou La nouvelle Héloïse 246

coeur trop tendre des blessures mal refermées? Ne crains-tu point que ta perte n'en entraîne une

autre encore plus cruelle, en ôtant au monde et à la vertu leur plus digne ornement? Et si elle te

survit ne crains-tu point d'exciter dans son sein le remords, plus pesant à supporter que la vie?

Ingrat ami, amant sans délicatesse, seras-tu toujours occupé de toi-même? Ne songeras-tu

jamais qu'à tes peines? N'es-tu point sensible au bonheur de ce qui te fut cher? Et ne saurais-tu

vivre pour celle qui voulut mourir avec toi?

Tu parles des devoirs du magistrat et du père de famille; et, parce qu'ils ne te sont pas imposés,

tu te crois affranchi de tout. Et la société à qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumières;

la patrie à qui tu appartiens; les malheureux qui ont besoin de toi, leur dois-tu rien? Oh! l'exact

dénombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, tu n'oublies que ceux d'homme et

de citoyen. Où est ce vertueux patriote qui refuse de vendre son sang à un prince étranger parce

qu'il ne doit le verser que pour son pays, et qui veut maintenant le répandre en désespéré contre

l'expresse défense des lois? Les lois, les lois, jeune homme! le sage les méprise-t-il? Socrate

innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison: tu ne balances point à les violer

pour sortir injustement de la vie, et tu demandes: "Quel mal fais-je?"

Tu veux t'autoriser par des exemples; tu m'oses nommer des Romains! Toi, des Romains! il

t'appartient bien d'oser prononcer ces noms illustres! Dis-moi, Brutus mourut-il en amant

désespéré, et Caton déchira-t-il ses entrailles pour sa maîtresse? Homme petit et faible, qu'y a-t-

il entre Caton et toi? Montre-moi la mesure commune de cette âme sublime et de la tienne.

Téméraire, ah! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint et

auguste, tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poussière, et honorer en silence la

mémoire du plus grand des hommes.

Que tes exemples sont mal choisis! et que tu juges bassement des Romains, si tu penses qu'ils se

crussent en droit de s'ôter la vie aussitôt qu'elle leur était à charge! Regarde les beaux temps de

la république, et cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se délivrer ainsi du poids de ses

devoirs, même après les plus cruelles infortunes. Régulus retournant à Carthage prévint-il par sa

mort les tourments qui l'attendaient? Que n'eût point donné Posthumius pour que cette

ressource lui fût permise aux Fourches Caudines? Quel effort de courage le sénat même

n'admira-t-il pas dans le consul Varron pour avoir pu survivre à sa défaite! Par quelle raison tant

de généraux se laissèrent-ils volontairement livrer aux ennemis, eux à qui l'ignominie était si

cruelle, et à qui il en coûtait si peu de mourir? C'est qu'ils devaient à la patrie leur sang, leur vie

et leurs derniers soupirs, et que la honte ni les revers ne les pouvaient détourner de ce devoir

sacré. Mais quand les lois furent anéanties, et que l'Etat fut en proie à des tyrans, les citoyens

reprirent leur liberté naturelle et leurs droits sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus, il fut

permis à des Romains de cesser d'être: ils avaient rempli leurs fonctions sur la terre; ils n'avaient

plus de patrie; ils étaient en droit de disposer d'eux, et de se rendre à eux-mêmes la liberté qu'ils

ne pouvaient plus rendre à leur pays. Après avoir employé leur vie à servir Rome expirante et à

combattre pour les lois, ils moururent vertueux et grands comme ils avaient vécu; et leur mort

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Julie ou La nouvelle Héloïse 247

fut encore un tribut à la gloire du nom romain, afin qu'on ne vît dans aucun d'eux le spectacle

indigne de vrais citoyens servant un usurpateur.

Mais toi, qui es-tu? Qu'as-tu fait? Crois-tu t'excuser sur ton obscurité? Ta faiblesse t'exempte-t-

elle de tes devoirs, et pour n'avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis à ses

lois? Il te sied bien d'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de ta vie à tes semblables!

Apprends qu'une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive; c'est un vol fait au genre

humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu'il a fait pour toi. "Mais je ne tiens à rien... je suis

inutile au monde..." Philosophe d'un jour! Ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre

sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité par cela seul

qu'il existe?

Ecoute-moi, jeune insensé: tu m'es cher, j'ai pitié de tes erreurs. S'il te reste au fond du coeur le

moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras

tenté d'en sortir, dis en toi-même: "Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir."

Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à

défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d'abuser ni de

ma bourse ni de mon crédit; prends, épuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considération te

retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te

retient pas, meurs: tu n'es qu'un méchant.

Lettre XXIII de milord Edouard

Je ne pourrai, mon cher, vous embrasser aujourd'hui comme je l'avais espéré, et l'on me retient

encore pour deux jours à Kinsington. Le train de la cour est qu'on y travaille beaucoup sans rien

faire, et que toutes les affaires s'y succèdent sans s'achever. Celle qui m'arrête ci depuis huit

jours ne demandait pas deux heures; mais comme la plus importante affaire des ministres est

d'avoir toujours l'air affairé, ils perdent plus de temps à me remettre qu'ils n'en auraient mis à

m'expédier. Mon impatience, un peu trop visible, n'abrège pas ces délais. Vous savez que la cour

ne me convient guère; elle m'est encore plus insupportable depuis que nous vivons ensemble, et

j'aime cent fois mieux partager votre mélancolie que l'ennui des valets qui peuplent ce pays.

Cependant, en causant avec ces empressés fainéants il m'est venu une idée qui vous regarde, et

sur laquelle je n'attends que votre aveu pour disposer de vous. Je vois qu'en combattant vos

peines vous souffrez à la fois du mal et de la résistance. Si vous voulez vivre et guérir, c'est moins

parce que l'honneur et la raison l'exigent, que pour complaire à vos amis. Mon cher, ce n'est pas

assez: il faut reprendre le goût de la vie pour en bien remplir les devoirs; et, avec tant

d'indifférence pour toute chose, on ne réussit jamais à rien. Nous avons beau faire l'un et l'autre;

la raison seule ne vous rendra pas la raison. Il faut qu'une multitude d'objets nouveaux et

frappants vous arrachent une partie de l'attention que votre coeur ne donne qu'à celui qui

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Julie ou La nouvelle Héloïse 248

l'occupe. Il faut, pour vous rendre à vous-même, que vous sortiez d'au-dedans de vous, et ce

n'est que dans l'agitation d'une vie active que vous pouvez retrouver le repos.

Il se présente pour cette épreuve une occasion qui n'est pas à dédaigner; il est question d'une

entreprise grande, belle, et telle que bien des âges n'en voient pas de semblables. Il dépend de

vous d'en être témoin et d'y concourir. Vous verrez le plus grand spectacle qui puisse frapper les

yeux des hommes; votre goût pour l'observation trouvera de quoi se contenter. Vos fonctions

seront honorables; elles n'exigeront, avec les talents que vous possédez, que du courage et de la

santé. Vous y trouverez plus de péril que de gêne; elles ne vous en conviendront que mieux.

Enfin votre engagement ne sera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage,

parce que ce projet sur le point d'éclore est pourtant encore un secret dont je ne suis pas le

maître. J'ajouterai seulement que si vous négligez cette heureuse et rare occasion, vous ne la

retrouverez probablement jamais, et la regretterez peut-être toute votre vie.

J'ai donné ordre à mon coureur, qui vous porte cette lettre, de vous chercher où que vous soyez,

et de ne point revenir sans votre réponse; car elle presse, et je dois donner la mienne avant de

partir d'ici.

Lettre XXIV. Réponse

Faites, milord; ordonnez de moi; vous ne serez désavoué sur rien. En attendant que je mérite de

vous servir, au moins que je vous obéisse.

Lettre XXV de milord Edouard

Puisque vous approuvez l'idée qui m'est venue, je ne veux pas tarder un moment à vous marquer

que tout vient d'être conclu, et à vous expliquer de quoi il s'agit, selon la permission que j'en ai

reçue en répondant de vous.

Vous savez qu'on vient d'armer à Plimouth une escadre de cinq vaisseaux de guerre, et qu'elle

est prête à mettre à la voile. Celui qui doit la commander est M. George Anson, habile et vaillant

officier, mon ancien ami. Elle est destinée pour la mer du Sud, où elle doit se rendre par le

détroit de Le Maire, et en revenir par les Indes orientales. Ainsi vous voyez qu'il n'est pas

question de moins que du tour du monde; expédition qu'on estime devoir durer environ trois

ans. J'aurais pu vous faire inscrire comme volontaire, mais, pour vous donner plus de

considération dans l'équipage, j'y ai fait ajouter un titre, et vous êtes couché sur l'état en qualité

d'ingénieur des troupes de débarquement: ce qui vous convient d'autant mieux que le génie

étant votre première destination, je sais que vous l'avez appris dès votre enfance.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 249

Je compte retourner demain à Londres et vous présenter à M. Anson dans deux jours. En

attendant, songez à votre équipage, et à vous pourvoir d'instruments et de livres; car

l'embarquement est prêt, et l'on n'attend plus que l'ordre du départ. Mon cher ami, j'espère que

Dieu vous ramènera sain de corps et de coeur de ce long voyage, et qu'à votre retour nous nous

rejoindrons pour ne nous séparer jamais.

Lettre XXVI à madame d'Orbe

Je pars, chère et charmante cousine, pour faire le tour du globe; je vais chercher dans un autre

hémisphère la paix dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. Insensé que je suis! Je vais errer dans

l'univers sans trouver un lieu pour y reposer mon coeur; je vais chercher un asile au monde où je

puisse être loin de vous! Mais il faut respecter les volontés d'un ami, d'un bienfaiteur, d'un père.

Sans espérer de guérir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l'ordonnent. Dans

trois heures je vais être à la merci des flots; dans trois jours je ne verrai plus l'Europe; dans trois

mois je serai dans des mers inconnues où règnent d'éternels orages; dans trois ans peut-être...

Qu'il serait affreux de ne vous plus voir! Hélas! le plus grand péril est au fond de mon coeur; car,

quoi qu'il en soit de mon sort, je l'ai résolu, je le jure, vous me verrez digne de paraître à vos

yeux, ou vous ne me reverrez jamais.

Milord Edouard, qui retourne à Rome, vous remettra cette lettre en passant, et vous fera le

détail de ce qui me regarde. Vous connaissez mon âme, et vous devinerez aisément ce qu'il ne

vous dira pas. Vous connûtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-même. Ah!

milord, vos yeux les reverront!

Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d'être mère! Elle devait donc l'être?... Ciel

inexorable!... O ma mère, pourquoi vous donna-t-il un fils dans sa colère?

Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautés incomparables. Adieu, pures

et célestes âmes. Adieu, tendres et inséparables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de

vous est le seul objet digne du coeur de l'autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez

vous rappeler quelquefois la mémoire d'un infortuné qui n'existait que pour partager entre vous

tous les sentiments de son âme et qui cessa de vivre au moment qu'il s'éloigna de vous. Si

jamais... J'entends le signal et les cris des matelots; je vois fraîchir le vent et déployer les voiles. Il

faut monter à bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-être m'engloutir dans

ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon coeur agité.

Fin de la troisième partie

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Julie ou La nouvelle Héloïse 250

Quatrième partie

Lettre I. De madame de Wolmar à madame d'Orbe

Que tu tardes longtemps à revenir! Toutes ces allées et venues ne m'accommodent point. Que

d'heures se perdent à te rendre où tu devrais toujours être, et, qui pis est, à t'en éloigner! L'idée

de se voir pour si peu de temps gâte tout le plaisir d'être ensemble. Ne sens-tu pas qu'être ainsi

alternativement chez toi et chez moi, c'est n'être bien nulle part, et n'imagines-tu point quelque

moyen de faire que tu sois en même temps chez l'une et chez l'autre?

Que faisons-nous, chère cousine? Que d'instants précieux nous laissons perdre, quand il ne

nous en reste plus à prodiguer! Les années se multiplient; la jeunesse commence à fuir; la vie

s'écoule; le bonheur passager qu'elle offre est entre nos mains, et nous négligeons d'en jouir! Te

souvient-il du temps où nous étions encore filles, de ces premiers temps si charmants et si doux

qu'on ne retrouve plus dans un autre âge, et que le coeur oublie avec tant de peine? Combien de

fois, forcées de nous séparer pour peu de jours et même pour peu d'heures, nous disions en nous

embrassant tristement: "Ah! si jamais nous disposons de nous, on ne nous verra plus séparées!"

Nous en disposons maintenant, et nous passons la moitié de l'année éloignées l'une de l'autre.

Quoi! nous aimerions-nous moins? Chère et tendre amie, nous le sentons toutes deux, combien

le temps, l'habitude et tes bienfaits ont rendu notre attachement plus fort et plus indissoluble.

Pour moi, ton absence me paraît de jour en jour plus insupportable, et je ne puis plus vivre un

instant sans toi. Ce progrès de notre amitié est plus naturel qu'il ne semble; il a sa raison dans

notre situation ainsi que dans nos caractères. A mesure qu'on avance en âge, tous les sentiments

se concentrent. On perd tous les jours quelque chose de ce qui nous fut cher, et l'on ne le

remplace plus. On meurt ainsi par degrés, jusqu'à ce que, n'aimant enfin que soi-même, on ait

cessé de sentir et de vivre avant de cesser d'exister. Mais un coeur sensible se défend de toute sa

force contre cette mort anticipée: quand le froid commence aux extrémités, il rassemble autour

de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s'attache à ce qui lui reste, et il tient pour

ainsi dire au dernier objet par les liens de tous les autres.

Voilà ce qu'il me semble éprouver déjà, quoique jeune encore. Ah! ma chère, mon pauvre coeur a

tant aimé! Il s'est épuisé de si bonne heure, qu'il vieillit avant le temps; et tant d'affections

diverses l'ont tellement absorbé, qu'il n'y reste plus de place pour des attachements nouveaux.

Tu m'as vue successivement fille, amie, amante, épouse et mère. Tu sais si tous ces titres m'ont

été chers? Quelques-uns de ces liens sont détruits, d'autres sont relâchés. Ma mère, ma tendre

mère n'est plus; il ne me reste que des pleurs à donner à sa mémoire, et je ne goûte qu'à moitié le

plus doux sentiment de la nature. L'amour est éteint, il l'est pour jamais, et c'est encore une

place qui ne sera point remplie. Nous avons perdu ton digne et bon mari, que j'aimais comme la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 251

chère moitié de toi-même, et qui méritait si bien ta tendresse et mon amitié. Si mes fils étaient

plus grands, l'amour maternel remplirait tous ces vides; mais cet amour, ainsi que tous les autres,

a besoin de communication, et quel retour peut attendre une mère d'un enfant de quatre ou cinq

ans? Nos enfants nous sont chers longtemps avant qu'ils puissent le sentir et nous aimer à leur

tour; et cependant on a si grand besoin de dire combien on les aime à quelqu'un qui nous

entende! Mon mari m'entend, mais il ne me répond pas assez à ma fantaisie; la tête ne lui en

tourne pas comme à moi: sa tendresse pour eux est trop raisonnable; j'en veux une plus vive et

qui ressemble mieux à la mienne. Il me faut une amie, une mère qui soit aussi folle que moi de

mes enfants et des siens. En un mot, la maternité me rend l'amitié plus nécessaire encore, par le

plaisir de parler sans cesse de mes enfants sans donner de l'ennui. Je sens que je jouis

doublement des caresses de mon petit Marcellin quand je te les vois partager. Quand j'embrasse

ta fille, je crois te presser contre mon sein. Nous l'avons dit cent fois; en voyant tous nos petits

bambins jouer ensemble, nos coeurs unis les confondent, et nous ne savons plus à laquelle

appartient chacun des trois.

Ce n'est pas tout: j'ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse auprès de moi, et ton absence

m'est cruelle à plus d'un égard. Songe à mon éloignement pour toute dissimulation, et à cette

continuelle réserve où je vis depuis près de six ans avec l'homme du monde qui m'est le plus

cher. Mon odieux secret me pèse de plus en plus et semble chaque jour devenir plus

indispensable. Plus l'honnêteté veut que je le révèle, plus la prudence m'oblige à le garder.

Conçois-tu quel état affreux c'est pour une femme de porter la défiance, le mensonge et la

crainte jusque dans les bras d'un époux, de n'oser ouvrir son coeur à celui qui le possède, et de

lui cacher la moitié de sa vie pour assurer le repos de l'autre? A qui, grand Dieu! faut-il déguiser

mes plus secrètes pensées, et celer l'intérieur d'une âme dont il aurait lieu d'être si content? A M.

de Wolmar, à mon mari, au plus digne époux dont le ciel eût pu récompenser la vertu d'une fille

chaste. Pour l'avoir trompé une fois, il faut le tromper tous les jours, et me sentir sans cesse

indigne de toutes ses bontés pour moi. Mon coeur n'ose accepter aucun témoignage de son

estime; ses plus tendres caresses me font rougir, et toutes les marques de respect et de

considération qu'il me donne se changent dans ma conscience en opprobres et en signes de

mépris. Il est bien dur d'avoir à se dire sans cesse: "C'est une autre que moi qu'il honore. Ah! s'il

me connaissait, il ne me traiterait pas ainsi." Non, je ne puis supporter cet état affreux: je ne suis

jamais seule avec cet homme respectable que je ne sois prête à tomber à genoux devant lui, à lui

confesser ma faute, et à mourir de douleur et de honte à ses pieds.

Cependant les raisons qui m'ont retenue dès le commencement prennent chaque jour de

nouvelles forces, et je n'ai pas un motif de parler qui ne soit une raison de me taire. En

considérant l'état paisible et doux de ma famille, je ne pense point sans effroi qu'un seul mot y

peut causer un désordre irréparable. Après six ans passés dans une si parfaite union, irai-je

troubler le repos d'un mari si sage et si bon, qui n'a d'autre volonté que celle de son heureuse

épouse, ni d'autre plaisir que de voir régner dans sa maison l'ordre et la paix? Contristerai-je par

des troubles domestiques les vieux jours d'un père que je vois si content, si charmé du bonheur

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Julie ou La nouvelle Héloïse 252

de sa fille et de son ami? Exposerai-je ces chers enfants, ces enfants aimables et qui promettent

tant, à n'avoir qu'une éducation négligée ou scandaleuse, à se voir les tristes victimes de la

discorde de leurs parents, entre un père enflammé d'une juste indignation, agité par la jalousie,

et une mère infortunée et coupable, toujours noyée dans les pleurs? Je connais M. de Wolmar

estimant sa femme; que sais-je ce qu'il sera ne l'estimant plus? Peut-être n'est-il si modéré que

parce que la passion qui dominerait dans son caractère n'a pas encore eu lieu de se développer.

Peut-être sera-t-il aussi violent dans l'emportement de la colère qu'il est doux et tranquille tant

qu'il n'a nul sujet de s'irriter.

Si je dois tant d'égards à tout ce qui m'environne, ne m'en dois-je point aussi quelques-uns à

moi-même? Six ans d'une vie honnête et régulière n'effacent-ils rien des erreurs de la jeunesse,

et faut-il m'exposer encore à la peine d'une faute que je pleure depuis si longtemps? Je te l'avoue,

ma cousine, je ne tourne point sans répugnance les yeux sur le passé; il m'humilie jusqu'au

découragement et je suis trop sensible à la honte pour en supporter l'idée sans retomber dans

une sorte de désespoir. Le temps qui s'est écoulé depuis mon mariage est celui qu'il faut que

j'envisage pour me rassurer. Mon état présent m'inspire une confiance que d'importuns

souvenirs voudraient m'ôter. J'aime à nourrir mon coeur des sentiments d'honneur que je crois

retrouver en moi. Le rang d'épouse et de mère m'élève l'âme et me soutient contre les remords

d'un autre état. Quand je vois mes enfants et leur père autour de moi, il me semble que tout y

respire la vertu; ils chassent de mon esprit l'idée même de mes anciennes fautes. Leur innocence

est la sauvegarde de la mienne; ils m'en deviennent plus chers en me rendant meilleure; et j'ai

tant d'horreur pour tout ce qui blesse l'honnêteté, que j'ai peine à me croire la même qui put

l'oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j'étais, si sûre de ce que je suis, qu'il s'en faut peu

que je ne regarde ce que j'aurais à dire comme un aveu qui m'est étranger et que je ne suis plus

obligée de faire.

Voilà l'état d'incertitude et d'anxiété dans lequel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu ce

qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon père va bientôt partir pour Berne, résolu de n'en

revenir qu'après avoir vu la fin de ce long procès dont il ne veut pas nous laisser l'embarras, et ne

se fiant pas trop non plus, je pense, à notre zèle à le poursuivre. Dans l'intervalle de son départ à

son retour, je resterai seule avec mon mari, et je sens qu'il sera presque impossible que mon fatal

secret ne m'échappe. Quand nous avons du monde, tu sais que M. de Wolmar quitte souvent la

compagnie et fait volontiers seul des promenades aux environs; il cause avec les paysans; il

s'informe de leur situation; il examine l'état de leurs terres; il les aide au besoin de sa bourse et

de ses conseils. Mais quand nous sommes seuls, il ne se promène qu'avec moi, il quitte peu sa

femme et ses enfants, et se prête à leurs petits jeux avec une simplicité si charmante, qu'alors je

sens pour lui quelque chose de plus tendre encore qu'à l'ordinaire. Ces moments

d'attendrissement sont d'autant plus périlleux pour la réserve, qu'il me fournit lui-même les

occasions d'en manquer, et qu'il m'a cent fois tenu des propos qui semblaient m'exciter à la

confiance. Tôt ou tard il faudra que je lui ouvre mon coeur, je le sens; mais puisque tu veux que

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Julie ou La nouvelle Héloïse 253

ce soit de concert entre nous, et avec toutes les précautions que la prudence autorise, reviens, et

fais de moins longues absences, ou je ne réponds plus de rien.

Ma douce amie, il faut achever; et ce qui reste importe assez pour me coûter le plus à dire. Tu ne

m'es pas seulement nécessaire quand je suis avec mes enfants ou avec mon mari, mais surtout

quand je suis seule avec ta pauvre Julie; et la solitude m'est dangereuse précisément parce qu'elle

m'est douce, et que souvent je la cherche sans y songer. Ce n'est pas, tu le sais, que mon coeur se

ressente encore de ses anciennes blessures; non, il est guéri, je le sens, j'en suis très sûre; j'ose me

croire vertueuse. Ce n'est point le présent que je crains, c'est le passé qui me tourmente. Il est

des souvenirs aussi redoutables que le sentiment actuel; on s'attendrit par réminiscence; on a

honte de se sentir pleurer, et l'on n'en pleure que davantage. Ces larmes sont de pitié, de regret,

de repentir; l'amour n'y a plus de part; il ne m'est plus rien: mais je pleure les maux qu'il a causés;

je pleure le sort d'un homme estimable que des feux indiscrètement nourris ont privé du repos

et peut-être de la vie. Hélas! sans doute il a péri dans ce long et périlleux voyage que le désespoir

lui a fait entreprendre. S'il vivait, du bout du monde, il nous eût donné de ses nouvelles; près de

quatre ans se sont écoulés depuis son départ. On dit que l'escadre sur laquelle il est a souffert

mille désastres, qu'elle a perdu les trois quarts de ses équipages, que plusieurs vaisseaux sont

submergés, qu'on ne sait ce qu'est devenu le reste. Il n'est plus, il n'est plus; un secret

pressentiment me l'annonce. L'infortuné n'aura pas été plus épargné que tant d'autres. La mer,

les maladies, la tristesse, bien plus cruelle, auront abrégé ses jours. Ainsi s'éteint tout ce qui

brille un moment sur la terre. Il manquait aux tourments de ma conscience d'avoir à me

reprocher la mort d'un honnête homme. Ah! ma chère, quelle âme c'était que la sienne!...

Comme il savait aimer!... Il méritait de vivre... Il aura présenté devant le souverain juge une âme

faible, mais saine et aimant la vertu... Je m'efforce en vain de chasser ces tristes idées; à chaque

instant elles reviennent malgré moi. Pour les bannir, ou pour les régler, ton amie a besoin de tes

soins; et puisque je ne puis oublier cet infortuné, j'aime mieux en causer avec toi que d'y penser

toute seule.

Regarde, que de raisons augmentent le besoin continuel que j'ai de t'avoir avec moi! Plus sage et

plus heureuse, si les mêmes raisons te manquent, ton coeur sent-il moins le même besoin? S'il

est bien vrai que tu ne veuilles point te remarier, ayant si peu de contentement de ta famille,

quelle maison te peut mieux convenir que celle-ci? Pour moi, je souffre à te savoir dans la tienne,

car, malgré ta dissimulation, je connais ta manière d'y vivre, et ne suis point dupe de l'air folâtre

que tu viens nous étaler à Clarens. Tu m'a bien reproché des défauts en ma vie; mais j'en ai un

très grand à te reprocher à ton tour; c'est que ta douleur est toujours concentrée et solitaire. Tu

te caches pour t'affliger, comme si tu rougissais de pleurer devant ton amie. Claire, je n'aime pas

cela. Je ne suis point injuste comme toi; je ne blâme point tes regrets; je ne veux pas qu'au bout

de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu cesses d'honorer la mémoire d'un si tendre époux: mais

je te blâme, après avoir passé tes plus beaux jours à pleurer avec ta Julie, de lui dérober la

douceur de pleurer à son tour avec toi, et de laver par de plus dignes larmes la honte de celles

qu'elle versa dans ton sein. Si tu es fâchée de t'affliger, ah! tu ne connais pas la véritable

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Julie ou La nouvelle Héloïse 254

affliction. Si tu y prends une sorte de plaisir, pourquoi ne veux-tu pas que je le partage? Ignores-

tu que la communication des coeurs imprime à la tristesse je ne sais quoi de doux et de touchant

que n'a pas le contentement? Et l'amitié n'a-t-elle pas été spécialement donnée aux malheureux

pour le soulagement de leurs maux et la consolation de leurs peines?

Voilà, ma chère, des considérations que tu devrais faire, et auxquelles il faut ajouter qu'en te

proposant de venir demeurer avec moi, je ne te parle pas moins au nom de mon mari qu'au mien.

Il m'a paru plusieurs fois surpris, presque scandalisé, que deux amies telles que nous

n'habitassent pas ensemble; il assure te l'avoir dit à toi-même, et il n'est pas homme à parler

inconsidérément. Je ne sais quel parti tu prendras sur mes représentations; j'ai lieu d'espérer

qu'il sera tel que je le désire. Quoi qu'il en soit, le mien est pris, et je n'en changerai pas. Je n'ai

point oublié le temps où tu voulais me suivre en Angleterre. Amie incomparable, c'est à présent

mon tour. Tu connais mon aversion pour la ville, mon goût pour la campagne, pour les travaux

rustiques, et l'attachement que trois ans de séjour m'ont donné pour ma maison de Clarens. Tu

n'ignores pas non plus quel embarras c'est de déménager avec toute une famille, et combien ce

serait abuser de la complaisance de mon père de le transplanter si souvent. Eh bien! si tu ne veux

pas quitter ton ménage et venir gouverner le mien, je suis résolue à prendre une maison à

Lausanne, où nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi là-dessus; tout le veut; mon coeur,

mon devoir, mon bonheur, mon honneur conservé, ma raison recouvrée, mon état, mon mari,

mes enfants, moi-même, je te dois tout; tout ce que j'ai de bien me vient de toi, je ne vois rien qui

ne m'y rappelle, et sans toi je ne suis rien. Viens donc, ma bien-aimée, mon ange tutélaire, viens

conserver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N'ayons plus qu'une famille, comme nous

n'avons qu'une âme pour la chérir; tu veilleras sur l'éducation de mes fils, je veillerai sur celle de

ta fille; nous nous partagerons les devoirs de mère et nous en doublerons les plaisirs. Nous

élèverons nos coeurs ensemble à celui qui purifia le mien par tes soins; et n'ayant plus rien à

désirer en ce monde, nous attendrons en paix l'autre vie dans le sein de l'innocence et de

l'amitié.

Lettre II. Réponse

Mon Dieu! cousine, que ta lettre m'a donné de plaisir! Charmante prêcheuse!... charmante, en

vérité, mais prêcheuse pourtant... pérorant à ravir. Des oeuvres, peu de nouvelles. L'architecte

athénien... ce beau diseur... tu sais bien... dans ton vieux Plutarque... Pompeuses descriptions,

superbe temple!... Quand il a tout dit, l'autre vient; un homme uni, l'air simple, grave et posé...

comme qui dirait ta cousine Claire... D'une voix creuse, lente et même un peu nasale: "Ce qu'il a

dit, je le ferai." Il se tait, et les mains de battre. Adieu l'homme aux phrases. Mon enfant, nous

sommes ces deux architectes; le temple dont il s'agit est celui de l'amitié.

Résumons un peu les belles choses que tu m'as dites. Premièrement, que nous nous aimions; et

puis, que je t'étais nécessaire; et puis, que tu me l'étais aussi; et puis, qu'étant libres de passer

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Julie ou La nouvelle Héloïse 255

nos jours ensemble il les y fallait passer. Et tu as trouvé tout cela toute seule! Sans mentir tu es

une éloquente personne! Oh bien! que je t'apprenne à quoi je m'occupais de mon côté tandis

que tu méditais cette sublime lettre. Après cela tu jugeras toi-même lequel vaut le mieux de ce

que tu dis ou de ce que je fais.

A peine eus-je perdu mon mari, que tu remplis le vide qu'il avait laissé dans mon coeur. De son

vivant il en partageait avec toi les affections; dès qu'il ne fut plus, je ne fus qu'à toi seule; et, selon

ta remarque sur l'accord de la tendresse maternelle et de l'amitié, ma fille même n'était pour

nous qu'un lien de plus. Non seulement je résolus dès lors de passer le reste de ma vie avec toi,

mais je formai un projet plus étendu. Pour que nos deux familles n'en fissent qu'une, je me

proposai, supposant tous les rapports convenables, d'unir un jour ma fille à ton fils aîné; et ce

nom de mari, trouvé d'abord par plaisanterie, me parut d'heureux augure pour le lui donner un

jour tout de bon.

Dans ce dessein, je cherchai d'abord à lever les embarras d'une succession embrouillée; et, me

trouvant assez de bien pour sacrifier quelque chose à la liquidation du reste, je ne songeai qu'à

mettre le partage de ma fille en effets assurés et à l'abri de tout procès. Tu sais que j'ai des

fantaisies sur bien des choses, ma folie dans celle-ci était de te surprendre. Je m'étais mise en tête

d'entrer un beau matin dans ta chambre, tenant d'une main mon enfant, de l'autre un

portefeuille, et de te présenter l'un et l'autre avec un beau compliment pour déposer en tes mains

la mère, la fille, et leur bien, c'est-à-dire la dot de celle-ci. "Gouverne-la, voulais-je te dire, comme

il convient aux intérêts de ton fils; car c'est désormais son affaire et la tienne; pour moi, je ne

m'en mêle plus."

Remplie de cette charmante idée, il fallut m'en ouvrir à quelqu'un qui m'aidât à l'exécuter. Or,

devine qui j'ai choisi pour cette confidence. Un certain M. de Wolmar: ne le connaîtrais-tu

point? - Mon mari, cousine? - Oui, ton mari, cousine. Ce même homme, à qui tu as tant de

peine à cacher un secret qu'il lui importe de ne pas savoir, est celui qui t'en a su faire un qu'il

t'eût été si doux d'apprendre. C'était là le vrai sujet de tous ces entretiens mystérieux dont tu

nous faisais si comiquement la guerre. Tu vois comme ils sont dissimulés, ces maris. N'est-il pas

bien plaisant que ce soient eux qui nous accusent de dissimulation? J'exigeais du tien davantage

encore. Je voyais fort bien que tu méditais le même projet que moi, mais plus en dedans, et

comme celle qui n'exhale ses sentiments qu'à mesure qu'on s'y livre. Cherchant donc à te

ménager une surprise plus agréable, je volais que, quand tu lui proposerais notre réunion, il ne

parût pas fort approuver cet empressement, et se montrât un peu froid à consentir. Il me fit là-

dessus une réponse que j'ai retenue et que tu dois bien retenir; car je doute que depuis qu'il y a

des maris au monde, aucun d'eux en ait fait une pareille. La voici: "Petite cousine, je connais

Julie... je la connais bien... mieux qu'elle ne croit, peut-être. Son coeur est trop honnête pour

qu'on doive résister à rien de ce qu'elle désire, et trop sensible pour qu'on le puisse sans

l'affliger. Depuis cinq ans que nous sommes unis, je ne crois pas qu'elle ait reçu de moi le

moindre chagrin; j'espère mourir sans lui en avoir jamais fait aucun." Cousine, songes-y bien:

voilà quel est le mari dont tu médites sans cesse de troubler indiscrètement le repos.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 256

Pour moi, j'eus moins de délicatesse, ou plus de confiance en ta douceur; et j'éloignai si

naturellement les discours auxquels ton coeur te ramenait souvent, que, ne pouvant taxer le

mien de s'attiédir pour toi, tu t'allas mettre dans la tête que j'attendais de secondes noces, et que

je t'aimais mieux que toute autre chose, hormis un mari. Car, vois-tu, ma pauvre enfant, tu n'as

pas un secret mouvement qui m'échappe. Je te devine, je te pénètre, je perce jusqu'au plus

profond de ton âme; et c'est pour cela que je t'ai toujours adorée. Ce soupçon, qui te faisait si

heureusement prendre le change, m'a paru excellent à nourrir. Je me suis mise à faire la veuve

coquette assez bien pour t'y tromper toi-même: c'est un rôle pour lequel le talent me manque

moins que l'inclination. J'ai adroitement employé cet air agaçant que je ne sais pas mal prendre,

et avec lequel je me suis quelquefois amusée à persifler plus d'un jeune fat. Tu en as été tout à fait

la dupe, et m'as crue prête à chercher un successeur à l'homme du monde auquel il était le moins

aisé d'en trouver. Mais je suis trop franche pour pouvoir me contrefaire longtemps, et tu t'es

bientôt rassurée. Cependant je veux te rassurer encore mieux en t'expliquant mes vrais

sentiments sur ce point.

Je te l'ai dit cent fois étant fille, je n'étais point faite pour être femme. S'il eût dépendu de moi, je

ne me serais point mariée; mais dans notre sexe on n'achète la liberté que par l'esclavage, et il

faut commencer par être servante pour devenir sa maîtresse un jour. Quoique mon père ne me

gênât pas, j'avais des chagrins dans ma famille. Pour m'en délivrer, j'épousai donc M. d'Orbe. Il

était si honnête homme et m'aimait si tendrement, que je l'aimai sincèrement à mon tour.

L'expérience me donna du mariage une idée plus avantageuse que celle que j'en avais conçue, et

détruisit les impressions que m'en avait laissées la Chaillot. M. d'Orbe me rendit heureuse et ne

s'en repentit pas. Avec un autre j'aurais toujours rempli mes devoirs, mais je l'aurais désolé; et je

sens qu'il fallait un aussi bon mari pour faire de moi une bonne femme. Imaginerais-tu que c'est

de cela même que j'avais à me plaindre? Mon enfant, nous nous aimions trop, nous n'étions

point gais. Une amitié plus légère eût été plus folâtre; je l'aurais préférée, et je crois que j'aurais

mieux aimé vivre moins contente et pouvoir rire plus souvent.

A cela se joignirent les sujets particuliers d'inquiétude que me donnait ta situation. Je n'ai pas

besoin de te rappeler les dangers que t'a fait courir une passion mal réglée. Je les vis en

frémissant. Si tu n'avais risqué que ta vie, peut-être un reste de gaieté ne m'eût-il pas tout à fait

abandonnée; mais la tristesse et l'effroi pénétrèrent mon âme; et, jusqu'à ce que je t'aie vu

mariée, je n'ai pas eu moment de pure joie. Tu connus ma douleur, tu la sentis. Elle a beaucoup

fait sur ton bon coeur; et je ne cesserai de bénir ces heureuses larmes qui sont peut-être la cause

de ton retour au bien.

Voilà comment s'est passé tout le temps que j'ai vécu avec mon mari. Juge si, depuis que Dieu

me l'a ôté, je pourrais espérer d'en retrouver un autre qui fût autant selon mon coeur, et si je suis

tentée de le chercher. Non, cousine, le mariage est un état trop grave; sa dignité ne va point avec

mon humeur; elle m'attriste et me sied mal, sans compter que toute gêne m'est insupportable.

Pense, toi qui me connais, ce que peut être à mes yeux un lien dans lequel je n'ai pas ri durant

sept ans sept petites fois à mon aise. Je ne veux pas faire comme toi la matrone à vingt-huit ans.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 257

Je me trouve une petite veuve assez piquante, assez mariable encore; et je crois que, si j'étais

homme, je m'accommoderais assez de moi. Mais me remarier, cousine! Ecoute: je pleure bien

sincèrement mon pauvre mari; j'aurais donné la moitié de ma vie pour passer l'autre avec lui; et

pourtant, s'il pouvait revenir, je ne le reprendrais, je crois, lui-même, que parce que je l'avais déjà

pris.

Je viens de t'exposer mes véritables intentions. Si je n'ai pu les exécuter encore malgré les soins

de M. de Wolmar, c'est que les difficultés semblent croître avec mon zèle à les surmonter. Mais

mon zèle sera le plus fort, et avant que l'été se passe j'espère me réunir à toi pour le reste de nos

jours.

Il reste à me justifier du reproche de te cacher mes peines et d'aimer à pleurer loin de toi: je ne le

nie pas, c'est à quoi j'emploie ici le meilleur temps que j'y passe. Je n'entre jamais dans ma

maison sans y retrouver des vestiges de celui qui me la rendait chère. Je n'y fais pas un pas, je n'y

fixe pas un objet, sans apercevoir quelque signe de sa tendresse et de la bonté de son coeur;

voudrais-tu que le mien n'en fût pas ému? Quand je suis ici, je ne sens que la perte que j'ai faite;

quand je suis près de toi, je ne vois que ce qui m'est resté. Peux-tu me faire un crime de ton

pouvoir sur mon humeur? Si je pleure en ton absence et si je ris près de toi, d'où vient cette

différence? Petite ingrate! c'est que tu me consoles de tout, et que je ne sais plus m'affliger de

rien quand je te possède.

Tu as dit bien des choses en faveur de notre ancienne amitié; mais je ne te pardonne pas

d'oublier celle qui me fait le plus d'honneur; c'est de te chérir quoique tu m'éclipses. Ma Julie, tu

es faite pour régner. Ton empire est le plus absolu que je connaisse: il s'étend jusque sur les

volontés, et je l'éprouve plus que personne. Comment cela se fait-il, cousine? Nous aimons

toutes deux la vertu; l'honnêteté nous est également chère; nos talents sont les mêmes; j'ai

presque autant d'esprit que toi, et ne suis guère moins jolie. Je sais fort bien tout cela; et malgré

tout cela tu m'en imposes, tu me subjugues, tu m'atterres, ton génie écrase le mien, et je ne suis

rien devant toi. Lors même que tu vivais dans des liaisons que tu te reprochais, et que, n'ayant

point imité ta faute, j'aurais dû prendre l'ascendant à mon tour, il ne te demeurait pas moins. Ta

faiblesse, que je blâmais, me semblait presque une vertu; je ne pouvais m'empêcher d'admirer en

toi ce que j'aurais repris dans une autre. Enfin, dans ce temps-là même, je ne t'abordais point

sans un certain mouvement de respect involontaire; et il est sûr que toute ta douceur, toute la

familiarité de ton commerce était nécessaire pour me rendre ton amie: naturellement je devais

être ta servante. Explique, si tu peux, cette énigme; quant à moi, je n'y entends rien.

Mais si fait pourtant, je l'entends un peu, et je crois même l'avoir autrefois expliquée; c'est que

ton coeur vivifie tous ceux qui l'environnent, et leur donne pour ainsi dire un nouvel être dont

ils sont forcés de lui faire hommage, puisqu'ils ne l'auraient point eu sans lui. Je t'ai rendu

d'importants services, j'en conviens: tu m'en fais souvenir si souvent, qu'il n'y a pas moyen de

l'oublier. Je ne le nie point, sans moi tu étais perdue. Mais qu'ai-je fait que te rendre ce que

j'avais reçu de toi? Est-il possible de te voir longtemps, sans se sentir pénétrer l'âme des charmes

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Julie ou La nouvelle Héloïse 258

de la vertu et des douceurs de l'amitié? Ne sais-tu pas que tout ce qui t'approche est par toi-

même armé pour ta défense, et que je n'ai par-dessus les autres que l'avantage des gardes de

Sésostris, d'être de ton âge et de ton sexe, et d'avoir été élevée avec toi? Quoi qu'il en soit, Claire

se console de valoir moins que Julie, en ce que sans Julie elle vaudrait bien moins encore; et puis,

à te dire la vérité, je crois que nous avions grand besoin l'une de l'autre, et que chacune des deux

y perdrait beaucoup si le sort nous eût séparées.

Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui me retiennent encore ici, c'est le risque de ton secret

toujours prêt à s'échapper de ta bouche. Considère, je t'en conjure, que ce qui te porte à le

garder est une raison forte et solide, et que ce qui te porte à le révéler n'est qu'un sentiment

aveugle. Nos soupçons même, que ce secret n'en est plus un pour celui qu'il intéresse, nous sont

une raison de plus pour ne le lui déclarer qu'avec la plus grande circonspection. Peut-être la

réserve de ton mari est-elle un exemple et une leçon pour nous; car en de pareilles matières il y a

souvent une grande différence entre ce qu'on feint d'ignorer et ce qu'on est forcé de savoir.

Attends donc, je l'exige, que nous en délibérions encore une fois. Si tes pressentiments étaient

fondés et que ton déplorable ami ne fût plus, le meilleur parti qui resterait à prendre serait de

laisser son histoire et tes malheurs ensevelis avec lui. S'il vit, comme je l'espère, le cas peut

devenir différent; mais encore faut-il que ce cas se présente. En tout état de cause, crois-tu ne

devoir aucun égard aux derniers conseils d'un infortuné dont tous les maux sont ton ouvrage?

A l'égard des dangers de la solitude, je conçois et j'approuve tes alarmes, quoique je les sache

très mal fondées. Tes fautes passées te rendent craintive; j'en augure d'autant mieux du présent,

et tu le serais bien moins s'il te restait plus de sujet de l'être. Mais je ne puis te passer ton effroi

sur le sort de notre pauvre ami. A présent que tes affections ont changé d'espèce, crois qu'il ne

m'est pas moins cher qu'à toi. Cependant j'ai des pressentiments tout contraires aux tiens, et

mieux d'accord avec la raison. Milord Edouard a reçu deux fois de ses nouvelles, et m'a écrit à la

seconde qu'il était dans la mer du Sud, ayant déjà passé les dangers dont tu parles. Tu sais cela

aussi bien que moi, et tu t'affliges comme si tu n'en savais rien. Mais ce que tu ne sais pas et

qu'il faut t'apprendre, c'est que le vaisseau sur lequel il est a été vu, il y a deux mois, à la hauteur

des Canaries, faisant voile en Europe. Voilà ce qu'on écrit de Hollande à mon père et dont il n'a

pas manqué de me faire part, selon sa coutume de m'instruire des affaires publiques beaucoup

plus exactement que des siennes. Le coeur me dit à moi que nous ne serons pas longtemps sans

recevoir des nouvelles de notre philosophe, et que tu en seras pour tes larmes, à moins qu'après

l'avoir pleuré mort tu ne pleures de ce qu'il est en vie. Mais Dieu merci, tu n'en es plus là.

Deb! fosse or qui quel miser pur un poco,

Ch'é già di piangere e di viver lasso la!

Voilà ce que j'avais à te répondre. Celle qui t'aime t'offre et partage la douce espérance d'une

éternelle réunion. Tu vois que tu n'en as formé le projet ni seule ni la première, et que l'exécution

en est plus avancée que tu ne pensais. Prends donc patience encore cet été, ma douce amie; il

vaut mieux tarder à se rejoindre que d'avoir encore à se séparer.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 259

Eh bien! belle madame, ai-je tenu parole, et mon triomphe est-il complet? Allons, qu'on se jette à

genoux, qu'on baise avec respect cette lettre, et qu'on reconnaisse humblement qu'au moins une

fois en la vie Julie de Wolmar a été vaincue en amitié.

Lettre III. A madame d'Orbe

Ma cousine, ma bienfaitrice, mon amie, j'arrive des extrémités de la terre, et j'en rapporte un

coeur tout plein de vous. J'ai passé quatre fois la ligne; j'ai parcouru les deux hémisphères; j'ai vu

les quatre parties du monde; j'en ai mis le diamètre entre nous; j'ai fait le tour entier du globe, et

n'ai pu vous échapper un moment. On a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus vite que

la mer et les vents, nous suit au bout de l'univers; et partout où l'on se porte, avec soi l'on y porte

ce qui nous fait vivre. J'ai beaucoup souffert; j'ai vu souffrir davantage. Que d'infortunés j'ai vus

mourir! Hélas! ils mettaient un si grand prix à la vie! et moi je leur ai survécu!...

Peut-être étais-je en effet moins à plaindre; les misères de mes compagnons m'étaient plus

sensibles que les miennes; je les voyais tout entiers à leurs peines; ils devaient souffrir plus que

moi. Je me disais: "Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre où je suis heureux et paisible", et

je me dédommageais au bord du lac de Genève de ce que j'endurais sur l'Océan. J'ai le bonheur

en arrivant de voir confirmer mes espérances; milord Edouard m'apprend que vous jouissez

toutes deux de la paix et de la santé et que, si vous en particulier avez perdu le doux titre

d'épouse, il vous reste ceux d'amie et de mère, qui doivent suffire à votre bonheur.

Je suis trop pressé de vous envoyer cette lettre, pour vous faire à présent un détail de mon

voyage; j'ose espérer d'en avoir bientôt une occasion plus commode. Je me contente ici de vous

en donner une légère idée, plus pour exciter que pour satisfaire votre curiosité. J'ai mis près de

quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler, et suis revenu dans le même vaisseau

sur lequel j'étais parti, le seul que le commandant ait ramené de son escadre.

J'ai vu d'abord l'Amérique méridionale, ce vaste continent que le manque de fer a soumis aux

Européens, et dont ils ont fait un désert pour s'en assurer l'empire. J'ai vu les côtes du Brésil, où

Lisbonne et Londres puisent leurs trésors et dont les peuples misérables foulent aux pieds l'or

et les diamants sans oser y porter la main. J'ai traversé paisiblement les mers orageuses qui sont

sous le cercle antarctique; j'ai trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables tempêtes.

E in mar dubbioso sotto ignoto polo

Provai l'onde fallaci, e'l vento infido.

J'ai vu de loin le séjour de ces prétendus géants qui ne sont grands qu'en courage, et dont

l'indépendance est plus assurée par une vie simple et frugale que par une haute stature. J'ai

séjourné trois mois dans une île déserte et délicieuse, douce et touchante image de l'antique

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Julie ou La nouvelle Héloïse 260

beauté de la nature, et qui semble être confinée au bout du monde pour y servir d'asile à

l'innocence et à l'amour persécutés; mais l'avide Européen suit son humeur farouche en

empêchant l'Indien paisible de l'habiter, et se rend justice en ne l'habitant pas lui-même.

J'ai vu sur les rives du Mexique et du Pérou le même spectacle que dans le Brésil: j'en ai vu les

rares et infortunés habitants, tristes restes de deux puissants peuples, accablés de fers,

d'opprobre et de misères au milieu de leurs riches métaux, reprocher au ciel en pleurant les

trésors qu'il leur a prodigués. J'ai vu l'incendie affreux d'une ville entière sans résistance et sans

défenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi les peuples savants, humains et polis de l'Europe;

on ne se borne pas à faire à son ennemi tout le mal dont on peut tirer du profit: mais on compte

pour un profit tout le mal qu'on peut lui faire à pure perte. J'ai côtoyé presque toute la partie

occidentale de l'Amérique, non sans être frappé d'admiration en voyant quinze cents lieues de

côte et la plus grande mer du monde sous l'empire d'une seule puissance qui tient pour ainsi

dire en sa main les clefs d'un hémisphère du globe.

Après avoir traversé la grande mer, j'ai trouvé dans l'autre continent un nouveau spectacle. J'ai

vu la plus nombreuse et la plus illustre nation de l'univers soumise à une poignée de brigands;

j'ai vu de près ce peuple célèbre, et n'ai plus été surpris de le trouver esclave. Autant de fois

conquis qu'attaqué, il fut toujours en proie au premier venu et le sera jusqu'à la fin des siècles. Je

l'ai trouvé digne de son sort, n'ayant pas même le courage d'en gémir. Lettré, lâche, hypocrite et

charlatan; parlant beaucoup sans rien dire, plein d'esprit sans aucun génie, abondant en signes

et stérile en idées; poli, complimenteur, adroit, fourbe et fripon; qui met tous les devoirs en

étiquettes, toute la morale en simagrées, et ne connaît d'autre humanité que les salutations et les

révérences. J'ai surgi dans une seconde île déserte, plus inconnue, plus charmante encore que la

première, et où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-être

qu'un exil si doux n'épouvanta point. Ne suis-je pas désormais partout en exil? J'ai vu dans ce

lieu de délices et d'effroi ce que peut tenter l'industrie humaine pour tirer l'homme civilisé d'une

solitude où rien ne lui manque, et le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins.

J'ai vu dans le vaste Océan, où il devrait être si doux à des hommes d'en rencontrer d'autres,

deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s'attaquer, se battre avec fureur, comme si cet

espace immense eût été trop petit pour chacun d'eux. Je les ai vus vomir l'un contre l'autre le fer

et les flammes. Dans un combat assez court, j'ai vu l'image de l'enfer; j'ai entendu les cris de joie

des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés et les gémissements des mourants. J'ai reçu en

rougissant ma part d'un immense butin; je l'ai reçu, mais en dépôt; et s'il fut pris sur des

malheureux, c'est à des malheureux qu'il sera rendu.

J'ai vu l'Europe transportée à l'extrémité de l'Afrique par les soins de ce peuple avare, patient et

laborieux, qui a vaincu par le temps et la constance des difficultés que tout l'héroïsme des autres

peuples n'a jamais pu surmonter. J'ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne semblent

destinées qu'à couvrir la terre de troupeaux d'esclaves. A leur vil aspect j'ai détourné les yeux de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 261

dédain, d'horreur et de pitié; et, voyant la quatrième partie de mes semblables changée en bêtes

pour le service des autres, j'ai gémi d'être homme.

Enfin j'ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrépide et fier, dont l'exemple et la

liberté rétablissaient à mes yeux l'honneur de mon espèce, pour lequel la douleur et la mort ne

sont rien, et qui ne craint au monde que la faim et l'ennui. J'ai vu dans leur chef un capitaine, un

soldat, un pilote, un sage, un grand homme, et, pour dire encore plus peut-être, le digne ami

d'Edouard Bomston; mais ce que je n'ai point vu dans le monde entier, c'est quelqu'un qui

ressemble à Claire d'Orbe, à Julie d'Etange, et qui puisse consoler de leur perte un coeur qui sut

les aimer.

Comment vous parler de ma guérison? C'est de vous que je dois apprendre à la connaître.

Reviens-je plus libre et plus sage que je ne suis parti? J'ose le croire et ne puis l'affirmer. La

même image règne toujours dans mon coeur; vous savez s'il est possible qu'elle s'en efface; mais

son empire est plus digne d'elle et, si je ne me fais pas illusion, elle règne dans ce coeur infortuné

comme dans le vôtre. Oui, ma cousine, il me semble que sa vertu m'a subjugué, que je ne suis

pour elle que le meilleur et le plus tendre ami qui fût jamais, que je ne fais plus que l'adorer

comme vous l'adorez vous-même; ou plutôt il me semble que mes sentiments ne se sont pas

affaiblis, mais rectifiés; et, avec quelque soin que je m'examine, je les trouve aussi purs que

l'objet qui les inspire. Que puis-je vous dire de plus jusqu'à l'épreuve qui peut m'apprendre à

juger de moi? Je suis sincère et vrai; je veux être ce que je dois être: mais comment répondre de

mon coeur avec tant de raisons de m'en défier? Suis-je le maître du passé? Puis-je empêcher que

mille feux ne m'aient autrefois dévoré? Comment distinguerai-je par la seule imagination ce qui

est de ce qui fut? Et comment me représenterai-je amie celle que je ne vis jamais qu'amante?

Quoi que vous pensiez peut-être du motif secret de mon empressement, il est honnête et

raisonnable; il mérite que vous l'approuviez. Je réponds d'avance au moins de mes intentions.

Souffrez que je vous voie, et m'examinez vous-même; ou laissez-moi voir Julie, et je saurai ce

que je suis.

Je dois accompagner milord Edouard en Italie. Je passerai près de vous! et je ne vous verrais

point! Pensez-vous que cela se puisse? Eh! si vous aviez la barbarie de l'exiger, vous mériteriez

de n'être pas obéie. Mais pourquoi l'exigeriez-vous? N'êtes-vous pas cette même Claire, aussi

bonne et compatissante que vertueuse et sage, qui daigna m'aimer dès sa plus tendre jeunesse, et

qui doit m'aimer bien plus encore aujourd'hui que je lui dois tout? Non, non, chère et charmante

amie, un si cruel refus ne serait ni de vous ni fait pour moi; il ne mettra point le comble à ma

misère. Encore une fois, encore une fois en ma vie, je déposerai mon coeur à vos pieds. Je vous

verrai, vous y consentirez. Je la verrai, elle y consentira. Vous connaissez trop bien toutes deux

mon respect pour elle. Vous savez si je suis homme à m'offrir à ses yeux en me sentant indigne

d'y paraître. Elle a déploré si longtemps l'ouvrage de ses charmes, ah! qu'elle voie une fois

l'ouvrage de sa vertu!

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Julie ou La nouvelle Héloïse 262

P.-S. - Milord Edouard est retenu pour quelques temps encore ici par des affaires; s'il m'est

permis de vous voir, pourquoi ne prendrais-je pas les devants pour être plus tôt auprès de vous?

Lettre IV de M. de Wolmar

Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage et la

plus chérie des femmes vient d'ouvrir son coeur à son heureux époux. Il vous croit digne d'avoir

été aimé d'elle, et il vous offre sa maison. L'innocence et la paix y règnent; vous y trouverez

l'amitié, l'hospitalité, l'estime, la confiance. Consultez votre coeur; et, s'il n'y a rien là qui vous

effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d'ici sans y laisser un ami.

Wolmar.

P.-S. - Venez, mon ami; nous vous attendons avec empressement. Je n'aurai pas la douleur que

vous nous deviez un refus.

Julie.

Lettre V de Madame d'Orbe

Et dans laquelle était incluse la précédente.

Bien arrivé! cent fois le bien arrivé, cher Saint-Preux! car je prétends que ce nom vous demeure,

au moins dans notre société. C'est, je crois, vous dire assez qu'on n'entend pas vous en exclure, à

moins que cette exclusion ne vienne de vous. En voyant par la lettre ci-jointe que j'ai fait plus

que vous ne me demandiez, apprenez à prendre un peu plus de confiance en vos amis, et à ne

plus reprocher à leur coeur des chagrins qu'ils partagent quand la raison les force à vous en

donner. M. de Wolmar veut vous voir; il vous offre sa maison, son amitié, ses conseils: il n'en

fallait pas tant pour calmer toutes mes craintes sur votre voyage, et je m'offenserais moi-même si

je pouvais un moment me défier de vous. Il fait plus, il prétend vous guérir, et dit que ni Julie, ni

lui, ni vous, ni moi, ne pouvons être parfaitement heureux sans cela. Quoique j'attende

beaucoup de sa sagesse, et plus de votre vertu, j'ignore quel sera le succès de cette entreprise. Ce

que je sais bien, c'est qu'avec la femme qu'il a, le soin qu'il veut prendre est une pure générosité

pour vous.

Venez donc, mon aimable ami, dans la sécurité d'un coeur honnête, satisfaire l'empressement

que nous avons tous de vous embrasser et de vous voir paisible et content; venez dans votre pays

et parmi vos amis vous délasser de vos voyages et oublier tous les maux que vous avez soufferts.

La dernière fois que vous me vîtes, j'étais une grave matrone, et mon amie était à l'extrémité;

mais à présent qu'elle se porte bien, et que je suis redevenue fille, me voilà tout aussi folle et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 263

presque aussi jolie qu'avant mon mariage. Ce qu'il y a du moins de bien sûr, c'est que je n'ai

point changé pour vous, et que vous feriez bien des fois le tour du monde avant d'y trouver

quelqu'un qui vous aimât comme moi.

Lettre VI à milord Edouard

Je me lève au milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne saurais trouver un moment de repos. Mon

coeur agité, transporté, ne peut se contenir au dedans de moi; il a besoin de s'épancher. Vous qui

l'avez si souvent garanti du désespoir, soyez le cher dépositaire des premiers plaisirs qu'il ait

goûtés depuis si longtemps.

Je l'ai vue, milord! mes yeux l'ont vue! J'ai entendu sa voix; ses mains ont touché les miennes; elle

m'a reconnu; elle a marqué de la joie à me voir; elle m'a appelé son ami, son cher ami; elle m'a

reçu dans sa maison; plus heureux que je ne fus de ma vie, je loge avec elle sous un même toit, et

maintenant que je vous écris je suis à trente pas d'elle.

Mes idées sont trop vives pour se succéder; elles se présentent toutes ensemble; elles se nuisent

mutuellement. Je vais m'arrêter et reprendre haleine pour tâcher de mettre quelque ordre dans

mon récit.

A peine après une si longue absence m'étais-je livré près de vous aux premiers transports de

mon coeur en embrassant mon ami, mon libérateur et mon père, que vous songeâtes au voyage

d'Italie. Vous me le fîtes désirer dans l'espoir de m'y soulager enfin du fardeau de mon inutilité

pour vous. Ne pouvant terminer sitôt les affaires qui vous retenaient à Londres, vous me

proposâtes de partir le premier pour avoir plus de temps à vous attendre ici. Je demandai la

permission d'y venir; je l'obtins, je partis; et, quoique Julie s'offrît d'avance à mes regards, en

songeant que j'allais m'approcher d'elle je sentis du regret à m'éloigner de vous. Milord, nous

sommes quittes, ce seul sentiment vous a tout payé.

Il ne faut pas vous dire que, durant toute la route, je n'étais occupé que de l'objet de mon voyage;

mais une chose à remarquer, c'est que je commençai de voir sous un autre point de vue ce même

objet qui n'était jamais sorti de mon coeur. Jusque-là je m'étais toujours rappelé Julie brillante

comme autrefois des charmes de sa première jeunesse; j'avais toujours vu ses beaux yeux animés

du feu qu'elle m'inspirait; ses traits chéris n'offraient à mes regards que des garants de mon

bonheur, son amour et le mien se mêlaient tellement avec sa figure, que je ne pouvais les en

séparer. Maintenant j'allais voir Julie mariée, Julie mère, Julie indifférente. Je m'inquiétais des

changements que huit ans d'intervalle avaient pu faire à sa beauté. Elle avait eu la petite vérole;

elle s'en trouvait changée: à quel point le pouvait-elle être? Mon imagination me refusait

opiniâtrement des taches sur ce charmant visage; et sitôt que j'en voyais un marqué de petite

vérole, ce n'était plus celui de Julie. Je pensais encore à l'entrevue que nous allions avoir, à la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 264

réception qu'elle m'allait faire. Ce premier abord se présentait à mon esprit sous mille tableaux

différents, et ce moment qui devait passer si vite revenait pour moi mille fois le jour.

Quand j'aperçus la cime des monts, le coeur me battit fortement, en me disant: elle est là. La

même chose venait de m'arriver en mer à la vue des côtes d'Europe. La même chose m'était

arrivée autrefois à Meillerie en découvrant la maison du baron d'Etange. Le monde n'est jamais

divisé pour moi qu'en deux régions: celle où elle est, et celle où elle n'est pas. La première

s'étend quand je m'éloigne, et se resserre à mesure que j'approche, comme un lieu où je ne dois

jamais arriver. Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre. Hélas! ce lieu seul est habité;

tout le reste de l'univers est vide.

Plus j'approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L'instant où des hauteurs du Jura je

découvris le lac de Genève fut un instant d'extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce

pays si chéri, où des torrents de plaisirs avaient inondé mon coeur; l'air des Alpes si salutaire et

si pur; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l'Orient; cette terre riche et fertile,

ce paysage unique, le plus beau dont l'oeil humain fut jamais frappé; ce séjour charmant auquel

je n'avais rien trouvé d'égal dans le tour du monde; l'aspect d'un peuple heureux et libre; la

douceur de la saison, la sérénité du climat; mille souvenirs délicieux qui réveillaient tous les

sentiments que j'avais goûtés; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis décrire, et

semblait me rendre à la fois la jouissance de ma vie entière.

En descendant vers la côte je sentis une impression nouvelle dont je n'avais aucune idée; c'était

un certain mouvement d'effroi qui me resserrait le coeur et me troublait malgré moi. Cet effroi,

dont je ne pouvais démêler la cause, croissait à mesure que j'approchais de la ville: il ralentissait

mon empressement d'arriver, et fit enfin de tels progrès, que je m'inquiétais autant de ma

diligence que j'avais fait jusque-là de ma lenteur. En entrant à Vevai, la sensation que j'éprouvai

ne fut rien moins qu'agréable: je fus saisi d'une violente palpitation qui m'empêchait de respirer;

je parlais d'une voix altérée et tremblante. J'eus peine à me faire entendre en demandant M. de

Wolmar; car je n'osai jamais nommer sa femme. On me dit qu'il demeurait à Clarens. Cette

nouvelle m'ôta de dessus la poitrine un poids de cinq cents livres; et, prenant les deux lieues qui

me restaient à faire pour un répit, je me réjouis de ce qui m'eût désolé dans un autre temps; mais

j'appris avec un vrai chagrin que Mme d'Orbe était à Lausanne. J'entrai dans une auberge pour

reprendre les forces qui me manquaient: il me fut impossible d'avaler un seul morceau; je

suffoquais en buvant, et ne pouvais vider un verre qu'à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla

quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j'aurais donné tout au monde pour

voir briser une roue en chemin. Je ne voyais plus Julie; mon imagination troublée ne me

présentait que des objets confus; mon âme était dans un tumulte universel. Je connaissais la

douleur et le désespoir; je les aurais préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire n'avoir de ma

vie éprouvé d'agitation plus cruelle que celle où je me trouvai durant ce court trajet, et je suis

convaincu que je ne l'aurais pu supporter une journée entière.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 265

En arrivant, je fis arrêter à la grille; et, me sentant hors d'état de faire un pas, j'envoyai le

postillon dire qu'un étranger demandait à parler à M. de Wolmar. Il était à la promenade avec sa

femme. On les avertit, et ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l'avenue,

j'attendais dans des transes mortelles d'y voir paraître quelqu'un.

A peine Julie m'eut-elle aperçu qu'elle me reconnut. A l'instant, me voir, s'écrier, courir, s'élancer

dans mes bras, ne fut pour elle qu'une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir; je me

retourne, je la vois, je la sens. O milord! ô mon ami... je ne puis parler... Adieu crainte; adieu

terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la

confiance, le courage, et les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie; je pétille de joie en la

serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement

embrassés, et ce n'est qu'après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre

et nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar était là; je le savais, je le voyais, mais qu'aurais-je

pu voir? Non, quand l'univers entier se fût réuni contre moi, quand l'appareil des tourments

m'eût environné, je n'aurais pas dérobé mon coeur à la moindre de ces caresses, tendres

prémices d'une amitié pure et sainte que nous emporterons dans le ciel!

Cette première impétuosité suspendue, Mme de Wolmar me prit par la main, et, se retournant

vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d'innocence et de candeur dont je me sentis

pénétré: "Quoiqu'il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le reçois de vous, et ce

n'est qu'honoré de votre amitié qu'il aura désormais la mienne. - Si les nouveaux amis ont moins

d'ardeur que les anciens, me dit-il en m'embrassant, ils seront anciens à leur tour, et ne céderont

point aux autres." Je reçus ses embrassements, mais mon coeur venait de s'épuiser, et je ne fis

que les recevoir.

Après cette courte scène, j'observai du coin de l'oeil qu'on avait détaché ma malle et remisé ma

chaise. Julie me prit sous le bras, et je m'avançai avec eux vers la maison, presque oppressé d'aise

de voir qu'on y prenait possession de moi.

Ce fut alors qu'en contemplant plus paisiblement ce visage adoré, que j'avais cru trouver enlaidi,

je vis avec une surprise amère et douce qu'elle était réellement plus belle et plus brillante que

jamais. Ses traits charmants se sont mieux formés encore; elle a pris un peu plus d'embonpoint

qui ne fait qu'ajouter à son éblouissante blancheur. La petite vérole n'a laissé sur ses joues que

quelques légères traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisait

autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sécurité de la vertu s'allier dans son chaste regard

à la douceur et à la sensibilité; sa contenance, non moins modeste, est moins timide; un air plus

libre et des grâces plus franches ont succédé à ces manières contraintes, mêlées de tendresse et

de honte; et si le sentiment de sa faute la rendait alors plus touchante, celui de sa pureté la rend

aujourd'hui plus céleste.

A peine étions-nous dans le salon qu'elle disparut, et rentra le moment d'après. Elle n'était pas

seule. Qui pensez-vous qu'elle amenait avec elle? Milord, c'étaient ses enfants! ses deux enfants

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Julie ou La nouvelle Héloïse 266

plus beaux que le jour, et portant déjà sur leur physionomie enfantine le charme et l'attrait de

leur mère! Que devins-je à cet aspect? Cela ne peut ni se dire ni se comprendre; il faut le sentir.

Mille mouvements contraires m'assaillirent à la fois; mille cruels et délicieux souvenirs vinrent

partager mon coeur. O spectacle! ô regrets! Je me sentais déchirer de douleur et transporter de

joie. Je voyais, pour ainsi dire, multiplier celle qui me fut si chère. Hélas! je voyais au même

instant la trop vive preuve qu'elle ne m'était plus rien, et mes pertes semblaient se multiplier

avec elle.

Elle me les amena par la main. "Tenez, me dit-elle d'un ton qui me perça l'âme, voilà les enfants

de votre amie: ils seront vos amis un jour; soyez le leur dès aujourd'hui." Aussitôt ces deux

petites créatures s'empressèrent autour de moi, me prirent les mains, et m'accablant de leurs

innocentes caresses, tournèrent vers l'attendrissement toute mon émotion. Je les pris dans mes

bras l'un et l'autre; et les pressant contre ce coeur agité: "Chers et aimables enfants, dis-je avec

un soupir, vous avez à remplir une grande tâche. Puissiez-vous ressembler à ceux de qui vous

tenez la vie; puissiez-vous imiter leurs vertus, et faire un jour par les vôtres la consolation de

leurs amis infortunés!" Mme de Wolmar enchantée me sauta au cou une seconde fois, et

semblait me vouloir payer par ses caresses de celles que je faisais à ses deux fils. Mais quelle

différence du premier embrassement à celui-là! Je l'éprouvai avec surprise. C'était une mère de

famille que j'embrassais; je la voyais environnée de son époux et des ses enfants; ce cortège m'en

imposait. Je trouvais sur son visage un air de dignité qui ne m'avait pas frappé d'abord; je me

sentais forcé de lui porter une nouvelle sorte de respect; sa familiarité m'était presque à charge;

quelque belle qu'elle me parût, j'aurais baisé le bord de sa robe de meilleur coeur que sa joue: dès

cet instant, en un mot, je connus qu'elle ou moi n'étions plus les mêmes, et je commençai tout

de bon à bien augurer de moi.

M. de Wolmar, me prenant par la main, me conduisit ensuite au logement qui m'était destiné.

"Voilà, me dit-il en y entrant, votre appartement: il n'est point celui d'un étranger; il ne sera plus

celui d'un autre; et désormais il restera vide ou occupé par vous." Jugez si ce compliment me fut

agréable; mais je ne le méritais pas encore assez pour l'écouter sans confusion. M. de Wolmar

me sauva l'embarras d'une réponse. Il m'invita à faire un tour de jardin. Là, il fit si bien que je me

trouvai plus à mon aise; et, prenant le ton d'un homme instruit de mes anciennes erreurs, mais

plein de confiance dans ma droiture, il me parla comme un père à son enfant, et me mit à force

d'estime dans l'impossibilité de la démentir. Non, milord, il ne s'est pas trompé; je n'oublierai

point que j'ai la sienne et la vôtre à justifier. Mais pourquoi faut-il que mon coeur se resserre à

ses bienfaits? Pourquoi faut-il qu'un homme que je dois aimer soit le mari de Julie?

Cette journée semblait destinée à tous les genres d'épreuves que je pouvais subir. Revenus

auprès de Mme de Wolmar, son mari fut appelé pour quelque ordre à donner; et je restai seul

avec elle.

Je me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pénible et le moins prévu de tous. Que lui

dire? comment débuter? Oserais-je rappeler nos anciennes liaisons et des temps si présents à ma

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Julie ou La nouvelle Héloïse 267

mémoire? Laisserais-je penser que je les eusse oubliés ou que je ne m'en souciasse plus? Quel

supplice de traiter en étrangère celle qu'on porte au fond de son coeur! Quelle infamie d'abuser

de l'hospitalité pour lui tenir des discours qu'elle ne doit plus entendre! Dans ces perplexités je

perdais toute contenance; le feu me montait au visage; je n'osais ni parler, ni lever les yeux, ni

faire le moindre geste; et je crois que je serais resté dans cet état violent jusqu'au retour de son

mari, si elle ne m'en eût tiré. Pour elle, il ne parut pas que ce tête-à-tête l'eût gênée en rien. Elle

conserva le même maintien et les mêmes manières qu'elle avait auparavant, elle continua de me

parler sur le même ton; seulement je crus voir qu'elle essayait d'y mettre encore plus de gaieté et

de liberté, jointe à un regard, non timide et tendre, mais doux et affectueux, comme pour

m'encourager à me rassurer et à sortir d'une contrainte qu'elle ne pouvait manquer d'apercevoir.

Elle me parla de mes longs voyages: elle voulait en savoir les détails, ceux surtout des dangers

que j'avais courus, des maux que j'avais endurés; car elle n'ignorait pas, disait-elle que son amitié

m'en devait le dédommagement. "Ah! Julie, lui dis-je avec tristesse, il n'y a qu'un moment que je

suis avec vous; voulez-vous déjà me renvoyer aux Indes? - Non pas, dit-elle en riant, mais j'y veux

aller à mon tour."

Je lui dis que je vous avais donné une relation de mon voyage, dont je lui apportais une copie.

Alors, elle me demanda de vos nouvelles avec empressement. Je lui parlai de vous, et ne pus le

faire sans lui retracer les peines que j'avais souffertes et celles que je vous avais données. Elle en

fut touchée; elle commença d'un ton plus sérieux à entrer dans sa propre justification, et à me

montrer qu'elle avait dû faire tout ce qu'elle avait fait. M. de Wolmar rentra au milieu de son

discours; et ce qui me confondit, c'est qu'elle le continua en sa présence exactement comme s'il

n'y eût pas été. Il ne put s'empêcher de sourire en démêlant mon étonnement. Après qu'elle eut

fini, il me dit: "Vous voyez un exemple de la franchise qui règne ici. Si vous voulez sincèrement

être vertueux, apprenez à l'imiter: c'est la seule prière et la seule leçon que j'aie à vous faire. Le

premier pas vers le vice est de mettre du mystère aux actions innocentes; et quiconque aime à se

cacher a tôt ou tard raison de se cacher. Un seul précepte de morale peut tenir lieu de tous les

autres, c'est celui-ci: ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et

entende; et, pour moi, j'ai toujours regardé comme le plus estimable des hommes ce Romain qui

voulait que sa maison fût construite de manière qu'on vît tout ce qui s'y faisait.

J'ai, continua-t-il, deux partis à vous proposer: choisissez librement celui qui vous conviendra le

mieux, mais choisissez l'un ou l'autre." Alors, prenant la main de sa femme et la mienne, il me

dit en la serrant: "Notre amitié commence; en voici le cher lien; qu'elle soit indissoluble.

Embrassez votre soeur et votre amie; traitez-la toujours comme telle; plus vous serez familier

avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tête-à-tête comme si j'étais présent, ou

devant moi comme si je n'y étais pas: voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le

dernier parti, vous le pouvez sans inquiétude; car, comme je me réserve le droit de vous avertir

de tout ce qui me déplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sûr de ne m'avoir point déplu."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 268

Il y avait deux heures que ce discours m'aurait fort embarrassé; mais M. de Wolmar commençait

à prendre une si grande autorité sur moi, que j'y étais déjà presque accoutumé. Nous

recommençâmes à causer paisiblement tous trois, et chaque fois que je parlais à Julie je ne

manquais point de l'appeler Madame. "Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en

m'interrompant; dans l'entretien de tout à l'heure disiez-vous Madame? - Non dis-je un peu

déconcerté; mais la bienséance... - La bienséance, reprit-il, n'est que le masque du vice; où la

vertu règne elle est inutile! je n'en veux point. Appelez ma femme Julie en ma présence, ou

Madame en particulier, cela m'est indifférent." Je commençai de connaître alors à quel homme

j'avais affaire, et je résolus bien de tenir toujours mon coeur en état d'être vu de lui.

Mon corps, épuisé de fatigue, avait grand besoin de nourriture, et mon esprit de repos; je

trouvai l'un et l'autre à table. Après tant d'années d'absence et de douleurs, après de si longues

courses, je me disais dans une sorte de ravissement: "Je suis avec Julie, je la vois, je lui parle; je

suis à table avec elle, elle me voit sans inquiétude, elle me reçoit sans crainte, rien ne trouble le

plaisir que nous avons d'être ensemble. Douce et précieuse innocence, je n'avais point goûté tes

charmes, et ce n'est que d'aujourd'hui que je commence d'exister sans souffrir!"

Le soir, en me retirant, je passai devant la chambre des maîtres de la maison; je les y vis entrer

ensemble: je gagnai tristement la mienne, et ce moment ne fut pas pour moi le plus agréable de

la journée.

Voilà, milord, comment s'est passée cette première entrevue, désirée si passionnément et si

cruellement redoutée. J'ai tâché de me recueillir depuis que je suis seul, je me suis efforcé de

sonder mon coeur; mais l'agitation de la journée précédente s'y prolonge encore, et il m'est

impossible de juger si tôt de mon véritable état. Tout ce que je sais très certainement, c'est que si

mes sentiments pour elle n'ont pas changé d'espèce, ils ont au moins bien changé de forme; que

j'aspire toujours à voir un tiers entre nous, et que je crains autant le tête-à-tête que je le désirais

autrefois.

Je compte aller dans deux ou trois jours à Lausanne. Je n'ai vu Julie encore qu'à demi quand je

n'ai pas vu sa cousine, cette aimable et chère amie à qui je dois tant, qui partagera sans cesse avec

vous mon amitié, mes soins, ma reconnaissance, et tous les sentiments dont mon coeur est resté

le maître. A mon retour, je ne tarderai pas à vous en dire davantage. J'ai besoin de vos avis, et je

veux m'observer de près. Je sais mon devoir et le remplirai. Quelque doux qu'il me soit d'habiter

cette maison, je l'ai résolu, je le jure: si je m'aperçois jamais que je m'y plais trop, j'en sortirai

dans l'instant.

Lettre VII de Madame de Wolmar à Madame d'Orbe

Si tu nous avais accordé le délai que nous te demandions, tu aurais eu le plaisir avant ton départ

d'embrasser ton protégé. Il arriva avant-hier et voulait t'aller voir aujourd'hui; mais une espèce

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Julie ou La nouvelle Héloïse 269

de courbature, fruit de la fatigue et du voyage, le retient dans sa chambre, et il a été saigné ce

matin. D'ailleurs, j'avais bien résolu, pour te punir, de ne le pas laisser partir sitôt; et tu n'as qu'à

le venir voir ici, ou je promets que tu ne le verras de longtemps. Vraiment cela serait bien

imaginé qu'il vît séparément les inséparables!

En vérité, ma cousine, je ne sais quelles vaines terreurs m'avaient fasciné l'esprit sur ce voyage, et

j'ai honte de m'y être opposée avec tant d'obstination. Plus je craignais de le revoir, plus je serais

fâchée aujourd'hui de ne l'avoir pas vu; car sa présence a détruit des craintes qui m'inquiétaient

encore, et qui pouvaient devenir légitimes à force de m'occuper de lui. Loin que l'attachement

que je sens pour lui m'effraye, je crois que s'il m'était moins cher je me défierais plus de moi;

mais je l'aime aussi tendrement que jamais, sans l'aimer de la même manière. C'est de la

comparaison de ce que j'éprouve à sa vue, et de ce que j'éprouvais jadis que je tire la sécurité de

mon état présent; et dans des sentiments si divers la différence se fait sentir à proportion de leur

vivacité.

Quant à lui, quoique je l'aie reconnu du premier instant, je l'ai trouvé fort changé; et, ce

qu'autrefois je n'aurais guère imaginé possible, à bien des égards il me paraît changé en mieux.

Le premier jour il donna quelques signes d'embarras, et j'eus moi-même bien de la peine à lui

cacher le mien; mais il ne tarda pas à prendre le ton ferme et l'air ouvert qui convient à son

caractère. Je l'avais toujours vu timide et craintif; la frayeur de me déplaire, et peut-être la secrète

honte d'un rôle peu digne d'un honnête homme, lui donnaient devant moi je ne sais quelle

contenance servile et basse dont tu t'es plus d'une fois moquée avec raison. Au lieu de la

soumission d'un esclave, il a maintenant le respect d'un ami qui honorer ce qu'il estime; il tient

avec assurance des propos honnêtes; il n'a pas peur que ses maximes de vertu contrarient ses

intérêts; il ne craint ni de se faire tort, ni de me faire affront, en louant les choses louables; et l'on

sent dans tout ce qu'il dit la confiance d'un homme droit et sûr de lui-même, qui tire de son

propre coeur l'approbation qu'il ne cherchait autrefois que dans mes regards. Je trouve aussi que

l'usage du monde et l'expérience lui ont ôté ce ton dogmatique et tranchant qu'on prend dans le

cabinet; qu'il est moins prompt à juger les hommes depuis qu'il en a beaucoup observé, moins

pressé d'établir des propositions universelles depuis qu'il a tant vu d'exceptions, et qu'en général

l'amour de la vérité l'a guéri de l'esprit de système; de sorte qu'il est devenu moins brillant et

plus raisonnable, et qu'on s'instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu'il n'est plus si savant.

Sa figure est changée aussi, et n'est pas moins bien; sa démarche est plus assurée; sa contenance

est plus libre, son port est plus fier: il a rapporté de ses campagnes un certain air martial qui lui

sied d'autant mieux, que son geste, vif et prompt quand il s'anime, est d'ailleurs plus grave et

plus posé qu'autrefois. C'est un marin dont l'attitude est flegmatique et froide, et le parler

bouillant et impétueux. A trente ans passés son visage est celui de l'homme dans sa perfection,

et joint au feu de la jeunesse la majesté de l'âge mûr. Son teint n'est pas reconnaissable; il est noir

comme un More, et de plus fort marqué de la petite vérole. Ma chère, il te faut tout dire: ces

marques me font quelque peine à regarder, et je me surprends souvent à les regarder malgré moi.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 270

Je crois m'apercevoir que, si je l'examine, il n'est pas moins attentif à m'examiner. Après une si

longue absence, il est naturel de se considérer mutuellement avec une sorte de curiosité; mais si

cette curiosité semble tenir de l'ancien empressement, quelle différence dans la manière aussi

bien que dans le motif! Si nos regards se rencontrent moins souvent, nous nous regardons avec

plus de liberté. Il semble que nous ayons une convention tacite pour nous considérer

alternativement. Chacun sent, pour ainsi dire, quand c'est le tour de l'autre, et détourne les yeux

à son tour. Peut-on revoir sans plaisir, quoique l'émotion n'y soit plus, ce qu'on aima si

tendrement autrefois, et qu'on aime si purement aujourd'hui? Qui sait si l'amour-propre ne

cherche point à justifier les erreurs passées? Qui sait si chacun des deux, quand la passion cesse

de l'aveugler, n'aime point encore à se dire: "Je n'avais pas trop mal choisi?" Quoi qu'il en soit, je

te le répète sans honte, je conserve pour lui des sentiments très doux qui dureront autant que

ma vie. Loin de me reprocher ces sentiments, je m'en applaudis; je rougirais de ne les avoir pas

comme d'un vice de caractère et de la marque d'un mauvais coeur. Quant à lui, j'ose croire

qu'après la vertu je suis ce qu'il aime le mieux au monde. Je sens qu'il s'honore de mon estime; je

m'honore à mon tour de la sienne, et mériterai de la conserver. Ah! si tu voyais avec quelle

tendresse il caresse me enfants, si tu savais quel plaisir il prend à parler de toi, cousine, tu

connaîtrais que je lui suis encore chère.

Ce qui redouble ma confiance dans l'opinion que nous avons toutes deux de lui, c'est que M. de

Wolmar la partage, et qu'il en pense par lui-même, depuis qu'il l'a vu, tout le bien que nous lui

en avions dit. Il m'en a beaucoup parlé ces deux soirs, en se félicitant du parti qu'il a pris, et me

faisant la guerre de ma résistance. "Non, me disait-il hier, nous ne laisserons point un si honnête

homme en doute sur lui-même; nous lui apprendrons à mieux compter sur sa vertu; et peut-être

un jour jouirons-nous avec plus d'avantage que vous ne pensez du fruit des soins que nous

allons prendre. Quant à présent, je commence déjà par vous dire que son caractère me plaît, et

que je l'estime surtout par un côté dont il ne se doute guère, savoir la froideur qu'il a vis-à-vis de

moi. Moins il me témoigne d'amitié, plus il m'en inspire; je ne saurais vous dire combien je

craignais d'en être caressé. C'était la première épreuve que je lui destinais. Il doit s'en présenter

une seconde sur laquelle je l'observerai; après quoi je ne l'observerai plus. - Pour celle-ci, lui dis-

je, elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractère; car jamais il ne peut se résoudre

autrefois à prendre un air soumis et complaisant avec mon père, quoiqu'il y eût un si grand

intérêt et que je l'en eusse instamment prié. Je vis avec douleur qu'il s'ôtait cette unique

ressource, et ne pus lui savoir mauvais gré de ne pouvoir être faux en rien. - Le cas est bien

différent, reprit mon mari; il y a entre votre père et lui une antipathie naturelle fondée sur

l'opposition de leurs maximes. Quant à moi, qui n'ai ni systèmes ni préjugés, je suis sûr qu'il ne

me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait; un homme sans passion ne peut

inspirer d'aversion à personne; mais je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitôt. Il ne

m'en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai

fait ne m'empêche pas de le voir de bon oeil. S'il me caressait à présent, il serait un fourbe; s'il ne

me caressait jamais, il serait un monstre."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 271

Voilà, ma Claire, à quoi nous en sommes; et je commence à croire que le ciel bénira la droiture

de nos coeurs et les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis bien bonne d'entrer dans

tous ces détails: tu ne mérites pas que j'aie tant de plaisir à m'entretenir avec toi: j'ai résolu de ne

te plus rien dire; et si tu veux en savoir davantage, viens l'apprendre.

P.-S. - Il faut pourtant que je te dise encore ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre. Tu

sais avec quelle indulgence M. de Wolmar reçut l'aveu tardif que ce retour imprévu me força de

lui faire. Tu vis avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte. Soit que je ne

lui eusse rien appris, comme tu l'as assez raisonnablement conjecturé, soit qu'en effet il fût

touché d'une démarche qui ne pouvait être dictée que par le repentir, non seulement il a

continué de vivre avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublé de soins, de

confiance, d'estime, et vouloir me dédommager à force d'égards de la confusion que cet aveu m'a

coûté. Ma cousine, tu connais mon coeur; juge de l'impression qu'y fait une pareille conduite!

Sitôt que je le vis résolu à laisser venir notre ancien maître, je résolus de mon côté de prendre

contre moi la meilleure précaution que je pusse employer; ce fut de choisir mon mari même pour

mon confident, de n'avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté, et de n'écrire

aucune lettre qui ne lui fût montrée. Je m'imposai même d'écrire chaque lettre comme s'il ne la

devait point voir, et de la lui montrer ensuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m'est venu

de cette manière; et si je n'ai pu m'empêcher, en l'écrivant, de songer qu'il le verrait, je me rends

le témoignage que cela ne m'y a pas fait changer un mot: mais quand j'ai voulu lui porter ma

lettre il s'est moqué de moi, et n'a pas eu la complaisance de la lire.

Je t'avoue que j'ai été un peu piquée de ce refus, comme s'il s'était défié de ma bonne foi. Ce

mouvement ne lui a pas échappé: le plus franc et le plus généreux des hommes m'a bientôt

rassurée. "Avouez, m'a-t-il dit, que dans cette lettre vous avez moins parlé de moi qu'à

l'ordinaire." J'en suis convenue. Etait-il séant d'en beaucoup parler pour lui montrer ce que j'en

aurais dit? "Eh bien! a-t-il repris en souriant, j'aime mieux que vous parliez de moi davantage et

ne point savoir ce que vous en direz." Puis il a poursuivi d'un ton plus sérieux: "Le mariage est

un état trop austère et trop grave pour supporter toutes les petites ouvertures de coeur qu'admet

la tendre amitié. Ce dernier lien tempère quelquefois à propos l'extrême sévérité de l'autre, et il

est bon qu'une femme honnête et sage puisse chercher auprès d'une fidèle amie les consolations,

les lumières et les conseils qu'elle n'oserait demander à son mari sur certaines matières.

Quoique vous ne disiez jamais rien entre vous dont vous n'aimassiez à m'instruire, gardez-vous

de vous en faire une loi, de peur que ce devoir ne devienne une gêne, et que vos confidences n'en

soient moins douces en devenant plus étendues. Croyez-moi, les épanchements de l'amitié se

retiennent devant un témoin, quel qu'il soit. Il y a mille secrets que trois amis doivent savoir, et

qu'ils ne peuvent se dire que deux à deux. Vous communiquez bien les mêmes choses à votre

amie et à votre époux, mais non pas de la même manière; et si vous voulez tout confondre, il

arrivera que vos lettres seront écrites plus à moi qu'à elle, et que vous ne serez à votre aise ni avec

l'un ni avec l'autre. C'est pour mon intérêt autant que pour le vôtre que je vous parle ainsi. Ne

voyez-vous pas que vous craignez déjà la juste honte de me louer en ma présence? Pourquoi

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Julie ou La nouvelle Héloïse 272

voulez-vous nous ôter, à vous le plaisir de dire à votre amie combien votre mari vous est cher, à

moi, celui de penser que dans vos plus secrets entretiens vous aimez à parler bien de lui? Julie!

Julie! a-t-il ajouté en me serrant la main et me regardant avec bonté, vous abaisserez-vous à des

précautions si peu dignes de ce que vous êtes, et n'apprendrez-vous jamais à vous estimer votre

prix?"

Ma chère amie, j'aurais peine à dire comment s'y prend cet homme incomparable, mais je ne sais

plus rougir de moi devant lui. Malgré que j'en aie, il m'élève au-dessus de moi-même, et je sens

qu'à force de confiance il m'apprend à la mériter.

Lettre VIII. Réponse

Comment! cousine, notre voyageur est arrivé, et je ne l'ai pas vu encore à mes pieds chargé des

dépouilles de l'Amérique! Ce n'est pas lui, je t'en avertis, que j'accuse de ce délai, car je sais qu'il

lui dure autant qu'à moi; mais je vois qu'il n'a pas aussi bien oublié que tu dis son ancien métier

d'esclave, et je me plains moins de sa négligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi fort bonne

de vouloir qu'une prude grave et formaliste comme moi fasse les avances, et que, toute affaire

cessante, je coure baiser un visage noir et crotu, qui a passé quatre fois sous le soleil et vu le pays

des épices. Mais tu me fais rire surtout quand tu te presses de gronder de peur que je ne gronde

la première. Je voudrais bien savoir de quoi tu te mêles. C'est mon métier de quereller, j'y prends

plaisir, je m'en acquitte à merveille, et cela me va très bien; mais toi, tu y est gauche on ne peut

davantage, et ce n'est point du tout ton fait. En revanche, si tu savais combien tu as de grâce à

avoir tort, combien ton air confus et ton oeil suppliant te rendent charmante, au lieu de gronder

tu passerais ta vie à demander pardon, sinon par devoir, au moins par coquetterie.

Quant à présent, demande-moi pardon de toutes manières. Le beau projet que celui de prendre

son mari pour son confident, et l'obligeante précaution pour une aussi sainte amitié que la

nôtre! Amie injuste et femme pusillanime! à qui te fieras-tu de ta vertu sur la terre, si tu te défies

de tes sentiments et des miens? Peux-tu, sans nous offenser toutes deux, craindre ton coeur et

mon indulgence dans les noeuds sacrés où tu vis? J'ai peine à comprendre comment la seule idée

d'admettre un tiers dans les secrets caquetages de deux femmes ne t'a pas révoltée. Pour moi,

j'aime fort à babiller à mon aise avec toi; mais si je savais que l'oeil d'un homme eût jamais fureté

mes lettres, je n'aurais plus de plaisir à t'écrire; insensiblement la froideur s'introduirait entre

nous avec la réserve, et nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde à

quoi nous exposait ta sotte défiance, si ton mari n'eût été plus sage que toi.

Il a très prudemment fait de ne vouloir point lire ta lettre. Il en eût peut-être été moins content

que tu n'espérais, et moins que je ne le suis moi-même, à qui l'état où je t'ai vue apprend à mieux

juger de celui où je te vois. Tous ces sages contemplatifs, qui ont passé leur vie à l'étude du coeur

humain, en savent moins sur les vrais signes de l'amour que la plus bornée des femmes

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Julie ou La nouvelle Héloïse 273

sensibles. M. de Wolmar aurait d'abord remarqué que ta lettre entière est employée à parler de

notre ami, et n'aurait point vu l'apostille où tu n'en dis pas un mot. Si tu avais écrit cette

apostille, il y a dix ans, mon enfant, je ne sais comment tu aurais fait, mais l'ami y serait toujours

rentré par quelque coin, d'autant plus que le mari ne la devait point voir.

M. de Wolmar aurait encore observé l'attention que tu as mise à examiner son hôte, et le plaisir

que tu prends à le décrire; mais il mangerait Aristote et Platon avant de savoir qu'on regarde son

amant et qu'on ne l'examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu'on n'a jamais en voyant ce

qu'on aime.

Enfin il s'imaginerait que tous ces changements que tu as observés seraient échappés à une

autre; et moi j'ai bien peur au contraire d'en trouver qui te seront échappés. Quelque différent

que ton hôte soit de ce qu'il était, il changerait davantage encore, que, si ton coeur n'avait point

changé, tu le verrais toujours le même. Quoi qu'il en soit, tu détournes les yeux quand il te

regarde: c'est encore un fort bon signe. Tu les détournes, cousine? Tu ne les baisses donc plus?

Car sûrement tu n'as pas pris un mot pour l'autre. Crois-tu que notre sage eût aussi remarqué

cela?

Une autre chose très capable d'inquiéter un mari, c'est je ne sais quoi de touchant et d'affectueux

qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te fut cher. En te lisant, en t'entendant parler, on a

besoin de te bien connaître pour ne pas se tromper à tes sentiments; on a besoin de savoir que

c'est seulement d'un ami que tu parles, ou que tu parles ainsi de tous tes amis; mais quant à cela,

c'est un effet naturel de ton caractère, que ton mari connaît trop bien pour s'en alarmer. Le

moyen que dans un coeur si tendre la pure amitié n'ait pas encore un peu l'air de l'amour?

Ecoute, cousine: tout ce que je te dis doit bien te donner du courage, mais non de la témérité.

Tes progrès sont sensibles, et c'est beaucoup. Je ne comptais que sur ta vertu, et je commence à

compter aussi sur ta raison: je regarde à présent ta guérison sinon comme parfaite, au moins

comme facile, et tu en as précisément assez fait pour te rendre inexcusable si tu n'achèves pas.

Avant d'être à ton apostille, j'avais déjà remarqué le petit article que tu as eu la franchise de ne

pas supprimer ou modifier en songeant qu'il serait vu de ton mari. Je suis sûre qu'en le lisant il

eût, s'il se pouvait, redoublé pour toi d'estime; mais il n'en eût pas été plus content de l'article.

En général, ta lettre était très propre à lui donner beaucoup de confiance en ta conduite et

beaucoup d'inquiétude sur ton penchant. Je t'avoue que ces marques de petite vérole, que tu

regardes tant, me font peur; et jamais l'amour ne s'avisa d'un plus dangereux fard. Je sais que

ceci ne serait rien pour une autre; mais, cousine, souviens-t'en toujours, celle que la jeunesse et

la figure d'un amant n'avaient pu séduire se perdit en pensant aux maux qu'il avait soufferts

pour elle. Sans doute le ciel a voulu qu'il lui restât des marques de cette maladie pour exercer ta

vertu, et qu'il ne t'en restât pas pour exercer la sienne.

Je reviens au principal sujet de ta lettre: tu sais qu'à celle de notre ami j'ai volé; le cas était grave.

Mais à présent si tu savais dans quel embarras m'a mis cette courte absence et combien j'ai

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Julie ou La nouvelle Héloïse 274

d'affaires à la fois, tu sentirais l'impossibilité où je suis de quitter derechef ma maison, sans m'y

donner de nouvelles entraves et me mettre dans la nécessité d'y passer encore cet hiver, ce qui

n'est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois

jours à la hâte, et nous rejoindre six mois plus tôt? Je pense aussi qu'il ne sera pas inutile que je

cause en particulier et un peu à loisir avec notre philosophe, soit pour sonder et raffermir son

coeur, soit pour lui donner quelques avis utiles sur la manière dont il doit se conduire avec ton

mari, et même avec toi; car je n'imagine pas que tu puisses lui parler bien librement là-dessus, et

je vois par ta lettre même qu'il a besoin de conseil. Nous avons pris une si grande habitude de le

gouverner, que nous sommes un peu responsables de lui à notre propre conscience; et jusqu'à ce

que sa raison soit entièrement libre, nous y devons suppléer. Pour moi, c'est un soin que je

prendrai toujours avec plaisir; car il a eu pour mes avis des déférences coûteuses que je

n'oublierai jamais, et il n'y a point d'homme au monde, depuis que le mien n'est plus, que

j'estime et que j'aime autant que lui. Je lui réserve aussi pour son compte le plaisir de me rendre

ici quelques services: J'ai beaucoup de papiers mal en ordre qu'il m'aidera à débrouiller, et

quelques affaires épineuses où j'aurai besoin à mon tour de ses lumières et de ses soins. Au reste,

je compte ne le garder que cinq ou six jours tout au plus, et peut-être te le renverrai-je dès le

lendemain; car j'ai trop de vanité pour attendre que l'impatience de s'en retourner le prenne, et

l'oeil trop bon pour m'y tromper.

Ne manque donc pas, sitôt qu'il sera remis, de me l'envoyer, c'est-à-dire de le laisser venir, ou je

n'entendrai pas raillerie. Tu sais bien que si je ris quand je pleure et n'en suis pas moins affligée,

je ris aussi quand je gronde et n'en suis pas moins en colère. Si tu es bien sage et que tu fasses

les choses de bonne grâce, je te promets de t'envoyer avec lui un joli petit présent qui te fera

plaisir, et très grand plaisir; mais si tu me fais languir, je t'avertis que tu n'auras rien.

P.-S. - A propos, dis-moi, notre marin fume-t-il? Jure-t-il? Boit-il de l'eau-de-vie? Porte-t-il un

grand sabre? A-t-il la mine d'un flibustier? Mon Dieu! que je suis curieuse de voir l'air qu'on a

quand on revient des antipodes!

Lettre IX de Claire à Julie

Tiens, cousine, voilà ton esclave que je te renvoie. J'en ai fait le mien durant ces huit jours, et il a

porté ses fers de si bon coeur qu'on voit qu'il est tout fait pour servir. Rends-moi grâce de ne

l'avoir pas gardé huit autres jours encore; car, ne t'en déplaise, si j'avais attendu qu'il fût prêt à

s'ennuyer avec moi, j'aurais pu ne pas le renvoyer sitôt. Je l'ai donc gardé sans scrupule; mais j'ai

eu celui de n'oser le loger dans ma maison. Je me suis senti quelquefois cette fierté d'âme qui

dédaigne les serviles bienséances et sied si bien à la vertu. J'ai été plus timide en cette occasion

sans savoir pourquoi; et tout ce qu'il y a de sûr, c'est que je serais plus portée à me reprocher

cette réserve qu'à m'en applaudir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 275

Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami s'endurait si paisiblement ici? Premièrement, il était

avec moi, et je prétends que c'est déjà beaucoup pour prendre patience. Il m'épargnait des tracas

et me rendait service dans mes affaires; un ami ne s'ennuie point à cela. Une troisième chose que

tu as déjà devinée, quoique tu n'en fasses pas semblant, c'est qu'il me parlait de toi; et si nous

ôtions le temps qu'à duré cette causerie de celui qu'il a passé ici, tu verrais qu'il m'en est fort peu

resté pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s'éloigner de toi pour avoir le plaisir

d'en parler? Pas si bizarre qu'on dirait bien. Il est contraint en ta présence; il faut qu'il s'observe

incessamment; la moindre indiscrétion deviendrait un crime, et dans ces moments dangereux le

seul devoir se laisse entendre aux coeurs honnêtes: mais loin de ce qui nous fut cher, on se

permet d'y songer encore. Si l'on étouffe un sentiment devenu coupable, pourquoi se

reprocherait-on de l'avoir eu tandis qu'il ne l'était point? Le doux souvenir d'un bonheur qui fut

légitime peut-il jamais être criminel? Voilà, je pense, un raisonnement qui t'irait mal, mais

qu'après tout il peut se permettre. Il a recommencé pour ainsi dire la carrière de ses anciennes

amours. Sa première jeunesse s'est écoulée une seconde fois dans nos entretiens; il me

renouvelait toutes ses confidences; il rappelait ces temps heureux où il lui était permis de

t'aimer; il peignait à mon coeur les charmes d'une flamme innocente. Sans doute il les

embellissait.

Il m'a peu parlé de son état présent par rapport à toi, et ce qu'il m'en a dit tient plus du respect et

de l'admiration que de l'amour; en sorte que je le vois retourner, beaucoup plus rassurée sur son

coeur que quand il est arrivé. Ce n'est pas qu'aussitôt qu'il est question de toi l'on n'aperçoive

au fond de ce coeur trop sensible un certain attendrissement que l'amitié seule, non moins

touchante, marque pourtant d'un autre ton; mais j'ai remarqué depuis longtemps que personne

ne peut ni te voir ni penser à toi de sang-froid; et si l'on joint au sentiment universel que ta vue

inspire le sentiment plus doux qu'un souvenir ineffaçable a dû lui laisser, on trouvera qu'il est

difficile et peut-être impossible qu'avec la vertu la plus austère il soit autre chose que ce qu'il est.

Je l'ai bien questionné, bien observé, bien suivi; je l'ai examiné autant qu'il m'a été possible: je ne

puis bien lire dans son âme, il n'y lit pas mieux lui-même; mais je puis te répondre au moins

qu'il est pénétré de la force de ses devoirs et des tiens, et que l'idée de Julie méprisable et

corrompue lui ferait plus d'horreur à concevoir que celle de son propre anéantissement.

Cousine, je n'ai qu'un conseil à te donner, et je te prie d'y faire attention; évite les détails sur le

passé, et je te réponds de l'avenir.

Quant à la restitution dont tu me parles, il n'y faut plus songer. Après avoir épuisé toutes les

raisons imaginables, je l'ai prié, pressé, conjuré, boudé, baisé, je lui ai pris les deux mains, je me

serais mise à genoux s'il m'eût laissée faire: il ne m'a pas même écoutée; il a poussé l'humeur et

l'opiniâtreté jusqu'à jurer qu'il consentirait plutôt à ne te plus voir qu'à se dessaisir de ton

portrait. Enfin, dans un transport d'indignation, me le faisant toucher attaché sur son coeur:

"Le voilà, m'a-t-il dit d'un ton si ému qu'il en respirait à peine, le voilà ce portrait, le seul bien qui

me reste, et qu'on m'envie encore! Soyez sûre qu'il ne me sera jamais arraché qu'avec la vie."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 276

Crois-moi, cousine, soyons sages et laissons-lui le portrait. Que t'importe au fond qu'il lui

demeure? Tant pis pour lui s'il s'obstine à le garder.

Après avoir bien épanché et soulagé son coeur, il m'a paru assez tranquille pour que je pusse lui

parler de ses affaires. J'ai trouvé que le temps et la raison ne l'avaient point fait changer de

système, et qu'il bornait toute son ambition à passer sa vie attaché à milord Edouard. Je n'ai pu

qu'approuver un projet si honnête, si convenable à son caractère, et si digne de la reconnaissance

qu'il doit à des bienfaits sans exemple. Il m'a dit que tu avais été du même avis, mais que M. de

Wolmar avait gardé le silence. Il me vient dans la tête une idée: à la conduite assez singulière de

ton mari et à d'autres indices, je soupçonne qu'il a sur notre ami quelque vue secrète qu'il ne dit

pas. Laissons-le faire, et fions-nous à sa sagesse: la manière dont il s'y prend prouve assez que, si

ma conjecture est juste, il ne médite rien que d'avantageux à celui pour lequel il prend tant de

soins.

Tu n'as pas mal décrit sa figure et ses manières, et c'est un signe assez favorable que tu l'aies

observé plus exactement que je n'aurais cru; mais ne trouves-tu pas que ses longues peines et

l'habitude de les sentir ont rendu sa physionomie encore plus intéressante qu'elle n'était

autrefois? Malgré ce que tu m'en avais écrit, je craignais de lui voir cette politesse maniérée, ces

façons singeresses, qu'on ne manque jamais de contacter à Paris, et qui, dans la foule des riens

dont on y remplit une journée oisive, se piquent d'avoir une forme plutôt qu'une autre. Soit que

ce vernis ne prenne pas sur certaines âmes, soit que l'air de la mer l'ait entièrement effacé, je n'en

ai pas aperçu la moindre trace, et, dans tout l'empressement qu'il m'a témoigné, je n'ai vu que le

désir de contenter son coeur. Il m'a parlé de mon pauvre mari; mais il aimait mieux le pleurer

avec moi que me consoler, et ne m'a point débité là-dessus de maximes galantes. Il a caressé ma

fille; mais, au lieu de partager mon admiration pour elle, il m'a reproché comme toi ses défauts,

et s'est plaint que je la gâtais. Il s'est livré avec zèle à mes affaires, et n'a presque été de mon avis

sur rien. Au surplus, le grand air m'aurait arraché les yeux qu'il ne se serait pas avisé d'aller

fermer un rideau; je me serais fatiguée à passer d'une chambre à l'autre qu'un pan de son habit

galamment étendu sur sa main ne serait pas venu à mon secours. Mon éventail resta hier une

grande seconde à terre sans qu'il s'élançât du bout de la chambre comme pour le retirer du feu.

Les matins, avant de me venir voir, il n'a pas envoyé une seule fois savoir de mes nouvelles. A la

promenade il n'affecte point d'avoir son chapeau cloué sur sa tête, pour montrer qu'il sait les

bons airs. A table, je lu ai demandé souvent sa tabatière, qu'il n'appelle pas sa boîte; toujours il

me l'a présentée avec la main, jamais sur une assiette, comme un laquais; il n'a pas manqué de

boire à ma santé deux fois au moins par repas; et je parie que, s'il nous restait cet hiver, nous le

verrions assis avec nous autour du feu se chauffer en vieux bourgeois. Tu ris, cousine, mais

montre-moi un des nôtres fraîchement venu de Paris, qui ait conservé cette bonhomie. Au reste,

il me semble que tu dois trouver notre philosophe empiré dans un seul point: c'est qu'il s'occupe

un peu plus des gens qui lui parlent, ce qui ne peut se faire qu'à ton préjudice, sans aller

pourtant, je pense, jusqu'à le raccommoder avec Mme Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce

qu'il est plus grave et plus sérieux que jamais. Ma mignonne, garde-le-moi bien soigneusement

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Julie ou La nouvelle Héloïse 277

jusqu'à mon arrivée: il est précisément comme il me le faut, pour avoir le plaisir de le désoler tout

le long du jour.

Admire ma discrétion; je ne t'ai rien dit encore du présent que je t'envoie et qui t'en promet

bientôt un autre; mais tu l'as reçu avant que d'ouvrir ma lettre; et toi qui sais combien j'en suis

idolâtre et combien j'ai raison de l'être, toi dont l'avarice était si en peine de ce présent, tu

conviendras que je tins plus que je n'avais promis. Ah! la pauvre petite! au moment où tu lis ceci

elle est déjà dans tes bras: elle est plus heureuse que sa mère; mais dans deux mois je serai plus

heureuse qu'elle, car je sentirai mieux mon bonheur. Hélas! chère cousine, ne m'as-tu pas déjà

tout entière? Où tu es, où est ma fille, que manque-t-il encore de moi? La voilà, cette aimable

enfant; reçois-la comme tienne; je te la cède, je te la donne; je résigne entes mais le pouvoir

maternel; corrige mes fautes, charge-toi des soins dont je m'acquitte si mal à ton gré; sois dès

aujourd'hui la mère de celle qui doit être ta bru, et, pour me la rendre plus chère encore, fais-en,

s'il se peut, une autre Julie. Elle te ressemble déjà de visage; à son humeur j'augure qu'elle se

grave et prêcheuse; quand tu auras corrigé les caprices qu'on m'accuse d'avoir fomentés, tu

verras que ma fille se donnera les airs d'être ma cousine; mais, plus heureuse, elle aura moins de

pleurs à verser et moins de combats à rendre. Si le ciel lui eût conservé le meilleur des pères, qu'il

eût été loin de gêner ses inclinations, et que nous serons loin de les gêner nous-mêmes! Avec

quel charme je les vois déjà s'accorder avec nos projets! Sais-tu bien qu'elle ne peut déjà plus se

passer de son petit mali, et que c'est en partie pour cela que je te la renvoie? J'eus hier avec elle

une conversation dont notre ami se mourait de rire. Premièrement, elle n'a pas le moindre regret

de me quitter, moi qui suis toute la journée sa très humble servante et ne puis résister à rien de

ce qu'elle veut; et toi, qu'elle craint et qui lui dis "Non" vingt fois le jour, tu es la petite maman

par excellence, qu'on va chercher avec joie, et dont on aime mieux les refus que tous mes

bonbons. Quand je lui annonçai que j'allais te l'envoyer, elle eut les transports que tu peux

penser; mais, pour l'embarrasser, j'ajoutai que tu m'enverrais à sa place le petit mali, et ce ne fut

plus son compte. Elle me demanda tout interdite ce que j'en voulais faire; je répondis que je

voulais le prendre pour moi; elle fit la mine. "Henriette, ne veux-tu pas bien me le céder, ton

petit mali? - Non, dit-elle assez sèchement. Non? Mais si je ne veux pas te le céder non plus, qui

nous accordera? - Maman, ce sera la petite maman. - J'aurai donc la préférence, car tu sais qu'elle

veut tout ce que je veux. - Oh! la petite maman ne veut jamais que la raison. - Comment,

mademoiselle, n'est-ce pas la même chose?" La rusée se mit à sourire. "Mais encore, continuai-

je, par quelle raison ne me donnerait-elle pas le petit mali? - Parce qu'il ne vous convient pas. - Et

pourquoi ne me conviendrait-il pas?" Autre sourire aussi malin que le premier: "Parle

franchement, est-ce que tu me trouves trop vieille pour lui? - Non, maman, mais il est trop jeune

pour vous..." Cousine, un enfant de sept ans!... En vérité, si la tête ne m'en tournait pas, il

faudrait qu'elle m'eût déjà tourné.

Je m'amusai à la provoquer encore. "Ma chère Henriette, lui dis-je en prenant mon sérieux, je

t'assure qu'il ne te convient pas non plus. - Pourquoi donc? s'écria-t-elle d'un air alarmé. - C'est

qu'il est trop étourdi pour toi. - Oh! maman, n'est-ce que cela? Je le rendrai sage. - Et si par

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Julie ou La nouvelle Héloïse 278

malheur il te rendait folle? - Ah! ma bonne maman, que j'aimerais à vous ressembler! - Me

ressembler, impertinente? - Oui, maman: vous dites toute la journée que vous êtes folle de moi;

eh bien! moi, je serai folle de lui: voilà tout."

Je sais que tu n'approuves pas ce joli caquet, et que tu sauras bientôt le modérer. Je ne veux pas

non plus le justifier, quoiqu'il m'enchante, mais te montrer seulement que ta fille aime déjà bien

son petit mali, et que, s'il a deux ans de moins qu'elle, elle ne sera pas indigne de l'autorité que

lui donne le droit d'aînesse. Aussi bien je vois, par l'opposition de ton exemple et du mien à celui

de ta pauvre mère, que, quand la femme gouverne, la maison n'en vas pas plus mal. Adieu, ma

bien-aimée; adieu, ma chère inséparable; compte que le temps approche, et que les vendanges ne

se feront pas sans moi.

Lettre X à milord Edouard

Que de plaisirs trop tard connus je goûte depuis trois semaines! La douce chose de couleur ses

jours dans le sein d'une tranquille amitié, à l'abri de l'orage des passions impétueuses! Milord,

que c'est un spectacle agréable et touchant que celui d'une maison simple et bien réglée ou

règnent l'ordre, la paix, l'innocence; où l'on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui

répond à la véritable destination de l'homme! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la

vaste plaine d'eau qui s'offre à mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici

ma délicieuse île de Tinian. je crois voir accomplir les voeux ardents que j'y formai tant de fois.

J'y mène une vie de mon goût, j'y trouve une société selon mon coeur. Il ne manque en ce lieu

que deux personnes pour que tout mon bonheur y soit rassemblé, et j'ai l'espoir de les y voir

bientôt.

En attendant que vous et Madame d'Orbe veniez mettre le comble aux plaisirs si doux et si purs

que j'apprends à goûter où je suis, je veux vous en donner idée par le détail d'une économie

domestique qui annonce la félicité des maîtres de la maison, et la fait partager à ceux qui

l'habitent. J'espère, sur le projet qui vous occupe, que mes réflexions pourront un jour avoir leur

usage, et cet espoir sert encore à les exciter.

Je ne vous décrirai point la maison de Clarens. Vous la connaissez; vous savez si elle est

charmante, si elle m'offre des souvenirs intéressants, si elle doit m'être chère et par ce qu'elle me

montre et par ce qu'elle me rappelle. Mme de Wolmar en préfère avec raison le séjour à celui

d'Etange, château magnifique et grand, mais vieux, triste, incommode, et qui n'offre dans ses

environs rien de comparable à ce qu'on voit autour de Clarens.

Depuis que les maîtres de cette maison y ont fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage tout

ce qui ne servait qu'à l'ornement; ce n'est plus une maison faite pour être vue, mais pour être

habitée. Ils ont bouché de longues enfilades pour changer des portes mal situées; ils ont coupé

de trop grandes pièces pour avoir des logements mieux distribués. A des meubles anciens et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 279

riches, ils en ont substitué de simples et de commodes. Tout y est agréable et riant, tout y respire

l'abondance et la propreté, rien n'y sent la richesse et le luxe. Il n'y a pas une chambre où l'on ne

se reconnaisse à la campagne, et où l'on ne retrouve toutes les commodités de la ville. Les

mêmes changements se font remarquer au dehors. La basse-cour a été agrandie aux dépens des

remises. A la place d'un vieux billard délabré l'on a fait un beau pressoir, et une laiterie où

logeaient des paons criards dont on s'est défait. Le potager était trop petit pour la cuisine; on en

a fait du parterre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaît

à l'oeil plus qu'auparavant. Aux tristes ifs qui couvraient les murs ont été substitués de bons

espaliers: Au lieu de l'inutile marronnier d'Inde, de jeunes mûriers noirs commencent à

ombrager la cour; et l'on a planté deux rangs de noyers jusqu'au chemin, à la place des vieux

tilleuls qui bordaient l'avenue. Partout on a substitué l'utile à l'agréable, et l'agréable y a presque

toujours gagné. Quant à moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs,

le mugissement du bétail, l'attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers; et

tout l'appareil de l'économie rustique, donnent à cette maison un air plus champêtre, plus

vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-être, qu'elle n'avait pas dans

sa morne dignité.

Leurs terres ne sont pas affermées, mais cultivées par leurs soins; et cette culture fait une grande

partie de leurs occupations, de leurs biens et de leurs plaisirs. La baronnie d'Etange n'a que des

prés, des champs, et du bois; mais le produit de Clarens est en vignes, qui font un objet

considérable; et comme la différence de la culture y produit un effet plus sensible que dans les

blés, c'est encore une raison d'économie pour avoir préféré ce dernier séjour. Cependant ils vont

presque tous les ans faire les moissons à leur terre, et M. de Wolmar y va seul assez

fréquemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu'elle peut donner, non pour

faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d'hommes. M. de Wolmar prétend que la terre

produit à proportion du nombre des bras qui la cultivent: mieux cultivée, elle rend davantage;

cette surabondance de production donne de quoi la cultiver mieux encore; plus on y met

d'hommes et de bétail, plus elle fournit d'excédent à leur entretien. On ne sait, dit-il, où peut

s'arrêter cette augmentation continuelle et réciproque de produit et de cultivateurs. Au

contraire, les terrains négligés perdent leur fertilité: moins un pays produit d'hommes, moins il

produit de denrées; c'est le défaut d'habitants qui l'empêche de nourrir le peu qu'il en a, et dans

toute contrée qui se dépeuple on doit tôt ou tard mourir de faim.

Ayant donc beaucoup de terres et les cultivant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut, outre

les domestiques de la basse-cour, un grand nombre d'ouvriers à la journée: ce qui leur procure le

plaisir de faire subsister beaucoup de gens sans s'incommoder. Dans le choix de ces journaliers,

ils préfèrent toujours ceux du pays, et les voisins aux étrangers et aux inconnus. Si l'on perd

quelque chose à ne pas prendre toujours les plus robustes, on le regagne bien par l'affection que

cette préférence inspire à ceux qu'on choisit, par l'avantage de les avoir sans cesse autour de soi,

et de pouvoir compter sur eux dans tous les temps, quoiqu'on ne les paye qu'une partie de

l'année.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 280

Avec tous ces ouvriers, on fait toujours deux prix. L'un est le prix de rigueur et de droit, le prix

courant du pays, qu'on s'oblige à leur payer pour les avoir employés. L'autre, un peu plus fort,

est un prix de bénéficence, qu'on ne leur paye qu'autant qu'on est content d'eux; et il arrive

presque toujours que ce qu'ils font pour qu'on le soit vaut mieux que le surplus qu'on leur

donne. Car M. de Wolmar est intègre et sévère, et ne laisse jamais dégénérer en coutume et en

abus les institutions de faveur et de grâces. Ces ouvriers ont des surveillants qui les animent et

les observent. Ces surveillants sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mêmes, et sont

intéressés au travail des autres par un petit denier qu'on leur accorde, outre leurs gages, sur tout

ce qu'on recueille par leurs soins. De plus M. de Wolmar les visite lui-même presque tous les

jours, souvent plusieurs fois le jour, et sa femme aime à être de ces promenades. Enfin, dans le

temps des grands travaux, Julie donne toutes les semaines vingt batz de gratification à celui de

tous les travailleurs, journaliers ou valets indifféremment, qui, durant ces huit jours, a été le plus

diligent au jugement du maître. Tous ces moyens d'émulation qui paraissent dispendieux,

employés avec prudence et justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent, et

rapportent enfin plus qu'ils ne coûtent: mais comme on n'en voit le profit qu'avec de la

constance et du temps, peu de gens savent et veulent s'en servir.

Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues économiques ne font point

songer, et qui est plus propre à Mme de Wolmar, c'est de gagner l'affection de ces bonnes gens

en leur accordant la sienne. Elle ne croit point s'acquitter avec de l'argent des peines que l'on

prend pour elle, et pense devoir des services à quiconque lui en a rendu. Ouvriers, domestiques,

tous ceux qui l'ont servie, ne fût-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfants; elle

prend part à leurs plaisirs, à leurs chagrins, à leur sort; elle s'informe de leurs affaires; leurs

intérêts sont les siens; elle se charge de mille soins pour eux; elle leur donne des conseils; elle

accommode leurs différends, et ne leur marque pas l'affabilité de son caractère par des paroles

emmiellées et sans effet, mais par des services véritables et par de continuels actes de bonté.

Eux, de leur côté, quittent tout à son moindre signe; ils volent quand elle parle; son seul regard

anime leur zèle; en sa présence ils sont contents; en son absence ils parlent d'elle et s'animent à la

servir. Ses charmes et ses discours font beaucoup; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah!

milord, l'adorable et puissant empire que celui de la beauté bienfaisante!

Quant au service personnel des maîtres, ils ont dans la maison huit domestiques, trois femmes

et cinq hommes, sans compter le valet de chambre du baron ni les gens de la basse-cour. Il

n'arrive guère qu'on soit mal servi par peu de domestiques; mais on dirait, au zèle de ceux-ci,

que chacun, outre son service, se croit chargé de celui des sept autres, et, à leur accord, que tout

se fait par un seul. On ne les voit jamais oisifs et désoeuvrés jouer dans une antichambre ou

polissonner dans la cour, mais toujours occupés à quelque travail utile: ils aident à la basse-cour,

au cellier, à la cuisine; le jardinier n'a point d'autres garçons qu'eux; et ce qu'il y a de plus

agréable, c'est qu'on leur voit faire tout cela gaiement et avec plaisir.

On s'y prend de bonne heure pour les avoir tels qu'on les veut. On n'a point ici la maxime que

j'ai vue régner à Paris et à Londres, de choisir des domestiques tout formés, c'est-à-dire des

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Julie ou La nouvelle Héloïse 281

coquins déjà tout faits, de ces coureurs de conditions, qui, dans chaque maison qu'ils

parcourent, prennent à la fois les défauts des valets et des maîtres, et se font un métier de servir

tout le monde sans jamais s'attacher à personne. Il ne peut régner ni honnêteté, ni fidélité, ni

zèle, au milieu de pareilles gens; et ce ramassis de canaille ruine le maître et corrompt les enfants

dans toutes les maisons opulentes. Ici c'est une affaire importante que le choix des domestiques.

On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n'exige qu'un service exact,

mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la désoler. La

première chose qu'on leur demande est d'être honnêtes gens; la seconde, d'aimer leur maître; la

troisième, de le servir à son gré; mais pour peu qu'un maître soit raisonnable et un domestique

intelligent, la troisième suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville, mais

de la campagne. C'est ici leur premier service, et ce sera sûrement le dernier pour tous ceux qui

vaudront quelque chose. On les prend dans quelque famille nombreuse et surchargée d'enfants

dont les père et mère viennent les offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne

santé, et d'une physionomie agréable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les présente

à sa femme. S'ils agréent à tous deux, ils sont reçus, d'abord à l'épreuve, ensuite au nombre des

gens, c'est-à-dire des enfants de la maison, et l'on passe quelques jours à leur apprendre avec

beaucoup de patience et de soin ce qu'ils ont à faire. Le service est si simple, si égal, si uniforme,

les maîtres ont si peu de fantaisie et d'humeur, et leurs domestiques les affectionnent si

promptement, que cela est bientôt appris. Leur condition est douce; ils sentent un bien-être

qu'ils n'avaient pas chez eux; mais on ne les laisse point amollir par l'oisiveté, mère des vices. On

ne souffre point qu'ils deviennent des messieurs et s'enorgueillissent de la servitude; ils

continuent de travailler comme ils faisaient dans la maison paternelle: ils n'ont fait, pour ainsi

dire, que changer de père et de mère, et en gagner de plus opulents. De cette sorte, ils ne

prennent point en dédain leur ancienne vie rustique. Si jamais ils sortaient d'ici, il n'y en a pas

un qui ne reprît plus volontiers son état de paysan que de supporter une autre condition. Enfin

je n'ai jamais vu de maison où chacun fît mieux son service et s'imaginât moins de servir.

C'est ainsi qu'en formant et dressant ses propres domestiques, on n'a point à se faire cette

objection, si commune et si peu sensée: "Je les aurai formés pour d'autres!" Formez-les comme il

faut, pourrait-on répondre, et jamais ils ne serviront à d'autres. Si vous ne songez qu'à vous en

les formant, en vous quittant ils font fort bien de ne songer qu'à eux; mais occupez-vous d'eux

un peu davantage, et ils vous demeureront attachés. Il n'y a que l'intention qui oblige; et celui

qui profite d'un bien que je ne veux faire qu'à moi ne me doit aucune reconnaissance.

Pour prévenir doublement le même inconvénient, M. et Mme de Wolmar emploient encore un

autre moyen qui me paraît fort bien entendu. En commençant leur établissement, ils ont cherché

quel nombre de domestiques ils pouvaient entretenir dans une maison montée à peu près selon

leur état, et ils ont trouvé que ce nombre allait à quinze ou seize; pour être mieux servis, ils l'ont

réduit à la moitié; de sorte qu'avec moins d'appareil leur service est beaucoup plus exact. Pour

être mieux servis encore, ils ont intéressé les mêmes gens à les servir longtemps. Un domestique

en entrant chez eux reçoit le gage ordinaire; mais ce gage augmente tous les ans d'un vingtième;

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Julie ou La nouvelle Héloïse 282

au bout de vingt ans il serait ainsi plus que doublé, et l'entretien des domestiques serait à peu

près alors en raison du moyen des maîtres; mais il ne faut pas être un grand algébriste pour voir

que les frais de cette augmentation sont plus apparents que réels, qu'ils auront peu de doubles

gages à payer, et que, quand ils les paieraient à tous, l'avantage d'avoir été bien servis durant

vingt ans compenserait et au delà ce surcroît de dépense. Vous sentez bien, milord, que c'est un

expédient sûr pour augmenter incessamment le soin des domestiques et se les attacher à mesure

qu'on s'attache à eux. Il n'y a pas seulement de la prudence. Il y a même de l'équité dans un

pareil établissement. Est-il juste qu'un nouveau venu, sans affection, et qui n'est peut-être qu'un

mauvais sujet, reçoive en entrant le même salaire qu'on donne à un ancien serviteur, dont le zèle

et la fidélité sont éprouvés par de longs services, et qui d'ailleurs approche en vieillissant du

temps où il sera hors d'état de gagner sa vie? Au reste, cette dernière raison n'est pas ici de mise,

et vous pouvez bien croire que des maîtres aussi humains ne négligent pas des devoirs que

remplissent par ostentation beaucoup de maîtres sans charité, et n'abandonnent pas ceux de

leurs gens à qui les infirmités ou la vieillesse ôtent les moyens de servir.

J'ai dans l'instant même un exemple assez frappant de cette attention. Le baron d'Etange,

voulant récompenser les longs services de son valet de chambre par une retraite honorable, a eu

le crédit d'obtenir pour lui de LL. EE. un emploi lucratif et sans peine. Julie vient de recevoir là-

dessus de ce vieux domestique une lettre à tirer des larmes, dans laquelle il la supplie de le faire

dispenser d'accepter cet emploi. "Je suis âgé, lui dit-il, j'ai perdu toute ma famille; je n'ai plus

d'autres parents que mes maîtres; tout mon espoir est de finir paisiblement mes jours dans la

maison où je les ai passés... Madame, en vous tenant dans mes bras à votre naissance, je

demandais à Dieu de tenir de même un jour vos enfants: il m'en a fait la grâce, ne me refusez pas

celle de les voir croître et prospérer comme vous... Moi qui suis accoutumé à vivre dans une

maison de paix, où en retrouverai-je une semblable pour y reposer ma vieillesse?... Ayez la

charité d'écrire en ma faveur à M. le baron. S'il est mécontent de moi, qu'il me chasse et ne me

donne point d'emploi; mais si je l'ai fidèlement servi durant quarante ans, qu'il me laisse achever

mes jours à son service et au vôtre; il ne saurait mieux me récompenser." Il ne faut pas demander

si Julie a écrit. Je vois qu'elle serait aussi fâchée de perdre ce bonhomme qu'il le serait de la

quitter. Ai-je tort, milord, de comparer des maîtres si chéris à des pères, et leurs domestiques à

leurs enfants? Vous voyez que c'est ainsi qu'ils se regardent eux-mêmes.

Il n'y a pas d'exemple dans cette maison qu'un domestique ait demandé son congé. Il est même

rare qu'on menace quelqu'un de le lui donner. Cette menace effraye à proportion de ce que le

service est agréable et doux; les meilleurs sujets en sont toujours les plus alarmés, et l'on n'a

jamais besoin d'en venir à l'exécution qu'avec ceux qui sont peu regrettables. Il y a encore une

règle à cela. Quand M. de Wolmar a dit: "Je vous chasse", on peut implorer l'intercession de

Madame, l'obtenir quelquefois, et rentrer en grâce à sa prière; mais un congé qu'elle donne est

irrévocable, et il n'y a plus de grâce à espérer. Cet accord est très bien entendu pour tempérer à la

fois l'excès de confiance qu'on pourrait prendre en la douceur de la femme, et la crainte extrême

que causerait l'inflexibilité du mari. Ce mot ne laisse pas pourtant d'être extrêmement redouté

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Julie ou La nouvelle Héloïse 283

de la part d'un maître équitable et sans colère; car, outre qu'on n'est pas sûr d'obtenir grâce, et

qu'elle n'est jamais accordée deux fois au même, on perd par ce mot seul son droit d'ancienneté,

et l'on recommence, en rentrant, un nouveau service: ce qui prévient l'insolence des vieux

domestiques et augmente leur circonspection à mesure qu'ils ont plus à perdre.

Les trois femmes sont la femme de chambre, la gouvernante des enfants et la cuisinière. Celle-ci

est une paysanne fort propre et fort entendue, à qui Mme de Wolmar a appris la cuisine; car

dans ce pays, simple encore, les jeunes personnes de tout état apprennent à faire elles-mêmes

tous les travaux que feront un jour dans leur maison les femmes qui seront à leur service, afin de

savoir les conduire au besoin et de ne s'en pas laisser imposer par elles. La femme de chambre

n'est plus Babi: on l'a renvoyée à Etange où elle est née, on lui a remis le soin du château, et une

inspection sur la recette, qui la rend en quelque manière le contrôleur de l'économe. Il y avait

longtemps que M. de Wolmar pressait sa femme de faire cet arrangement, sans pouvoir la

résoudre à éloigner d'elle une ancienne domestique de sa mère, quoiqu'elle eût plus d'un sujet de

s'en plaindre. Enfin, depuis les dernières explications, elle y a consenti, et Babi est partie. Cette

femme est intelligente et fidèle, mais indiscrète et babillarde. Je soupçonne qu'elle a trahi plus

d'une fois les secrets de sa maîtresse, que M. de Wolmar ne l'ignore pas, et que, pour prévenir la

même indiscrétion vis-à-vis de quelque étranger, cet homme sage a su l'employer de manière à

profiter de ses bonnes qualités sans s'exposer aux mauvaises. Celle qui l'a remplacée est cette

même Fanchon Regard dont vous m'entendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Malgré

l'augure de Julie, ses bienfaits, ceux de son père, et les vôtres, cette jeune femme si honnête et si

sage n'a pas été heureuse dans son établissement. Claude Anet, qui avait si bien supporté sa

misère, n'a pu soutenir un état plus doux. En se voyant dans l'aisance, il a négligé son métier; et,

s'étant tout à fait dérangé, il s'est enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant qu'elle a perdu

depuis ce temps-là. Julie, après l'avoir retirée chez elle, lui a appris tous les petits ouvrages d'une

femme de chambre; et je ne fus jamais plus agréablement surpris que de la trouver en fonction le

jour de mon arrivée. M. de Wolmar en fait un très grand cas, et tous deux lui ont confié le soin

de veiller tant sur les enfants que sur celle qui les gouverne. Celle-ci est aussi une villageoise

simple et crédule, mais attentive, patiente et docile; de sorte qu'on n'a rien oublié pour que les

vices des villes ne pénétrassent point dans un maison dont les maîtres ne les ont ni ne les

souffrent.

Quoique tous les domestiques n'aient qu'une même table, il y a d'ailleurs peu de communication

entre les deux sexes; on regarde ici cet article comme très important. On n'y est point de l'avis

de ces maîtres indifférents à tout, hors à leur intérêt, qui ne veulent qu'être bien servis sans

s'embarrasser au surplus de ce que font leurs gens. On pense au contraire que ceux qui ne

veulent qu'être bien servis ne sauraient l'être longtemps. Les liaisons trop intimes entre les deux

sexes ne produisent jamais que du mal. C'est des conciliabules qui se tiennent chez les femmes

de chambre que sortent la plupart des désordres d'un ménage. S'il s'en trouve une qui plaise au

maître d'hôtel, il ne manque pas de la séduire aux dépens du maître. L'accord des hommes entre

eux ni des femmes entre elles n'est pas assez sûr pour tirer à conséquence. Mais c'est toujours

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Julie ou La nouvelle Héloïse 284

entre hommes et femmes que s'établissent ces secrets monopoles qui ruinent à la longue les

familles les plus opulentes. On veille donc à la sagesse et à la modestie des femmes, non

seulement par des raisons de bonnes moeurs et d'honnêteté, mais encore par un intérêt très bien

entendu; car, quoi qu'on en dise, nul ne remplit bien son devoir s'il ne l'aime; et il n'y eut jamais

que des gens d'honneur qui sussent aimer leur devoir.

Pour prévenir entre les deux sexes une familiarité dangereuse, on ne les gêne point ici par des

lois positives qu'ils seraient tentés d'enfreindre en secret; mais, sans paraître y songer, on établit

des usages plus puissants que l'autorité même. On ne leur défend pas de se voir, mais on fait en

sorte qu'ils n'en aient ni l'occasion ni la volonté. On y parvient en leur donnant des occupations,

des habitudes, des goûts, des plaisirs, entièrement différents. Sur l'ordre admirable qui règne ici,

ils sentent que dans une maison bien réglée les hommes et les femmes doivent avoir peu de

commerce entre eux. Tel qui taxerait en cela de caprice les volontés d'un maître, se soumet sans

répugnance à une manière de vivre qu'on ne lui prescrit pas formellement, mais qu'il juge lui-

même être la meilleure et la plus naturelle. Julie prétend qu'elle l'est en effet; elle soutient que de

l'amour ni de l'union conjugale ne résulte point le commerce continuel des deux sexes. Selon

elle, la femme et le mari sont bien destinés à vivre ensemble, mais non pas de la même manière;

ils doivent agir de concert sans faire les mêmes choses. La vie qui charmerait l'un serait, dit-elle,

insupportable à l'autre; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que les

fonctions qu'elle leur impose; leurs amusements ne diffèrent pas moins que leurs devoirs; en un

mot, tous deux concourent au bonheur commun par des chemins différents; et ce partage de

travaux et de soins est le plus fort lien de leur union.

Pour moi, j'avoue que mes propres observations sont assez favorables à cette maxime. En effet,

n'est-ce pas un usage constant de tous les peuples du monde, hors le Français et ceux qui

l'imitent, que les hommes vivent entre eux, les femmes entre elles? S'ils se voient les uns les

autres, c'est plutôt par entrevues et presque à la dérobée, comme les époux de Lacédémone, que

par un mélange indiscret et perpétuel, capable de confondre et défigurer en eux les plus sages

distinctions de la nature. On ne voit point les sauvages mêmes indistinctement mêlés, hommes

et femmes. Le soir, la famille se rassemble, chacun passe la nuit auprès de sa femme: la

séparation recommence avec le jour, et les deux sexes n'ont plus rien de commun que les repas

tout au plus. Tel est l'ordre que son universalité montre être le plus naturel; et, dans les pays

mêmes où il est perverti, l'on en voit encore des vestiges. En France, où les hommes se sont

soumis à vivre à la manière des femmes, et à rester sans cesse enfermés dans la chambre avec

elles, l'involontaire agitation qu'ils y conservent montre que ce n'est point à cela qu'ils étaient

destinés. Tandis que les femmes restent tranquillement assises ou couchées sur leur chaise

longue, vous voyez les hommes se lever, aller, venir, se rasseoir, avec une inquiétude continuelle,

un instinct machinal combattant sans cesse la contrainte où ils se mettent, et les poussant

malgré eux à cette vie active et laborieuse que leur imposa la nature. C'est le seul peuple du

monde où les hommes se tiennent debout au spectacle, comme s'ils allaient se délasser au

parterre d'avoir resté tout le jour assis au salon. Enfin ils sentent si bien l'ennui de cette

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Julie ou La nouvelle Héloïse 285

indolence efféminée et casanière, que, pour y mêler au moins quelque sorte d'activité, ils cèdent

chez eux la place aux étrangers, et vont auprès des femmes d'autrui chercher à tempérer ce

dégoût.

La maxime de Mme de Wolmar se soutient très bien par l'exemple de sa maison; chacun étant

pour ainsi dire tout à son sexe, les femmes y vivent très séparées des hommes. Pour prévenir

entre eux des liaisons suspectes, son grand secret est d'occuper incessamment les uns et les

autres; car leurs travaux sont si différents qu'il n'y a que l'oisiveté qui les rassemble. Le matin

chacun vaque à ses fonctions, et il ne reste du loisir à personne pour aller troubler celles d'un

autre. L'après-dînée, les hommes ont pour département le jardin, la basse-cour, ou d'autres soins

de la campagne; les femmes s'occupent dans la chambre des enfants jusqu'à l'heure de la

promenade, qu'elles font avec eux, souvent même avec leur maîtresse, et qui leur est agréable

comme le seul moment où elles prennent l'air. Les hommes, assez exercés par le travail de la

journée, n'ont guère envie de s'aller promener, et se reposent en gardant la maison.

Tous les dimanches, après le prêche du soir, les femmes se rassemblent encore dans la chambre

des enfants avec quelque parente ou amie qu'elles invitent tour à tour du consentement de

Madame. Là, en attendant un petit régal donné par elle, on cause, on chante, on joue au volant,

aux onchets, ou à quelque autre jeu d'adresse propre à plaire aux yeux des enfants, jusqu'à ce

qu'ils s'en puissent amuser eux-mêmes. La collation vient, composée de quelques laitages, de

gaufres, d'échaudés, de merveilles, ou d'autres mets du goût des enfants et des femmes. Le vin

en est toujours exclu; et les hommes qui dans tous les temps entrent peu dans ce petit gynécée,

ne sont jamais de cette collation, où Julie manque assez rarement. J'ai été jusqu'ici le seul

privilégié. Dimanche dernier, j'obtins, à force d'importunités, de l'y accompagner. Elle eut grand

soin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu'elle me l'accordait pour cette seule

fois, et qu'elle l'avait refusée à M. de Wolmar lui-même. Imaginez si la petite vanité féminine

était flattée, et si un laquais eût été bien venu à vouloir être admis à l'exclusion du maître.

Je fis un goûter délicieux. Est-il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays?

Pensez ce que doivent être ceux d'une laiterie où Julie préside, et mangés à côté d'elle. La

Fanchon me servit des grus, de la céracée, des gaufres, des écrelets. Tout disparaissait à l'instant.

Julie riait de mon appétit. "Je vois, dit-elle en me donnant encore une assiette de crème, que

votre estomac se fait honneur partout, et que vous ne vous tirez pas moins bien de l'écot des

femmes que de celui des Valaisans. - Pas plus impunément, repris-je; on s'enivre quelquefois à

l'un comme à l'autre, et la raison peut s'égarer dans un chalet tout aussi bien que dans un cellier."

Elle baissa les yeux sans répondre, rougit, et se mit à caresser ses enfants. C'en fut assez pour

éveiller mes remords. Milord, ce fut là ma première indiscrétion, et j'espère que ce sera la

dernière.

Il régnait dans cette petite assemblée un certain air d'antique simplicité qui me touchait le coeur;

je voyais sur tous les visages la même gaieté, et plus de franchise peut-être que s'il s'y fût trouvé

des hommes. Fondée sur la confiance et l'attachement, la familiarité qui régnait entre les

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Julie ou La nouvelle Héloïse 286

servantes et la maîtresse ne faisait qu'affermir le respect et l'autorité; et les services rendus et

reçus ne semblaient être que des témoignages d'amitié réciproque. Il n'y avait pas jusqu'au choix

du régal qui ne contribuât à le rendre intéressant. Le laitage et le sucre sont un des goûts

naturels du sexe, et comme le symbole de l'innocence et de la douceur qui font son plus aimable

ornement. Les hommes, au contraire, recherchent en général les saveurs fortes et les liqueurs

spiritueuses, aliments plus convenables à la vie active et laborieuse que la nature leur demande;

et quand ces divers goûts viennent à s'altérer et se confondre, c'est une marque presque

infaillible du mélange désordonné des sexes. En effet, j'ai remarqué qu'en France, où les femmes

vivent sans cesse avec les hommes, elles ont tout à fait perdu le goût du laitage, les hommes

beaucoup celui du vin; et qu'en Angleterre, où les deux sexes sont moins confondus, leur goût

propre s'est mieux conservé. En général, je pense qu'on pourrait souvent trouver quelque indice

du caractère des gens dans le choix des aliments qu'ils préfèrent. Les Italiens, qui vivent

beaucoup d'herbages, sont efféminés et mous. Vous autres Anglais, grands mangeurs de viande,

avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse,

naturellement froid, paisible et simple, mais violent et emporté dans la colère, aime à la fois l'un

et l'autre aliment, et boit du laitage et du vin. Le Français, souple et changeant, vit de tous les

mets et se plie à tous les caractères. Julie elle-même pourrait me servir d'exemple; car quoique

sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n'aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel, et n'a

jamais goûté de vin pur: d'excellents légumes, les oeufs, la crème, les fruits, voilà sa nourriture

ordinaire; et, sans le poisson qu'elle aime aussi beaucoup, elle serait une véritable

pythagoricienne.

C'est rien de contenir les femmes si l'on ne contient aussi les hommes; et cette partie de la règle,

non moins importante que l'autre, est plus difficile encore; car l'attaque est en général plus vive

que la défense: c'est l'intention du conservateur de la nature. Dans la république on retient les

citoyens par des moeurs, des principes, de la vertu; mais comment contenir des domestiques, des

mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne? Tout l'art du maître est de cacher cette

gêne sous le voile du plaisir ou de l'intérêt, en sorte qu'ils pensent vouloir tout ce qu'on les

oblige de faire. L'oisiveté du dimanche, le droit qu'on ne peut guère leur ôter d'aller où bon leur

semble quand leurs fonctions ne les retiennent point au logis, détruisent souvent en un seul jour

l'exemple et les leçons des six autres. L'habitude du cabaret, le commerce et les maximes de leurs

camarades, la fréquentation des femmes débauchées, les perdant bientôt pour leurs maîtres et

pour eux-mêmes, les rendent par mille défauts incapables du service et indignes de la liberté.

On remédie à cet inconvénient en les retenant par les mêmes motifs qui les portaient à sortir.

Qu'allaient-ils faire ailleurs? Boire et jouer au cabaret. Ils boivent et jouent au logis. Toute la

différence est que le vin ne leur coûte rien, qu'ils ne s'enivrent pas, et qu'il y a des gagnants au

jeu sans que jamais personne perde. Voici comment on s'y prend pour cela.

Derrière la maison est une allée couverte dans laquelle on a établi la lice des jeux. C'est là que les

gens de livrée et ceux de la basse-cour se rassemblent en été, le dimanche, après le prêche, pour y

jouer, en plusieurs parties liées, non de l'argent, on ne le souffre pas, ni du vin, on leur en donne,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 287

mais une mise fournie par la libéralité des maîtres. Cette mise est toujours quelque petit meuble

ou quelque nippe à leur usage. Le nombre des jeux est proportionné à la valeur de la mise; en

sorte que, quand cette mise est un peu considérable, comme des boucles d'argent, un porte-col,

des bas de soie, un chapeau fin, ou autre chose semblable, on emploie ordinairement plusieurs

séances à la disputer. On ne s'en tient point à une seule espèce de jeu; on les varie, afin que le

plus habile dans un n'emporte pas toutes les mises, et pour les rendre tous plus adroits et plus

forts par des exercices multipliés. Tantôt c'est à qui enlèvera à la course un but placé à l'autre

bout de l'avenue; tantôt à qui lancera le plus loin la même pierre; tantôt à qui portera le plus

longtemps le même fardeau; tantôt on dispute un prix en tirant au blanc. On joint à la plupart

de ces jeux un petit appareil qui les prolonge et les rend amusants. Le maître et la maîtresse les

honorent souvent de leur présence; on y amène quelquefois les enfants; les étrangers même y

viennent, attirés par la curiosité, et plusieurs ne demanderaient pas mieux que d'y concourir;

mais nul n'est jamais admis qu'avec l'agrément des maîtres et du consentement des joueurs, qui

ne trouveraient pas leur compte à l'accorder aisément. Insensiblement il s'est fait de cet usage

une espèce de spectacle, où les acteurs, animés par les regards du public, préfèrent la gloire des

applaudissements à l'intérêt du prix. Devenus plus vigoureux et plus agiles, ils s'en estiment

davantage; et, s'accoutumant à tirer leur valeur d'eux-mêmes plutôt que de ce qu'ils possèdent,

tout valets qu'ils sont, l'honneur leur devient plus cher que l'argent.

Il serait long de vous détailler tous les biens qu'on retire ici d'un soin si puéril en apparence, et

toujours dédaigné des esprits vulgaires, tandis que c'est le propre du vrai génie de produire de

grands effets par de petits moyens. M. de Wolmar m'a dit qu'il lui en coûtait à peine cinquante

écus par an pour ces petits établissements que sa femme a la première imaginés. "Mais, dit-il,

combien de fois croyez-vous que je regagne cette somme dans mon ménage et dans mes affaires

par la vigilance et l'attention que donnent à leur service des domestiques attachés qui tiennent

tous leurs plaisirs de leurs maîtres, par l'intérêt qu'ils prennent à celui d'une maison qu'ils

regardent comme la leur, par l'avantage de profiter dans leurs travaux de la vigueur qu'ils

acquièrent dans leurs jeux, par celui de les conserver toujours sains en les garantissant des excès

ordinaires à leurs pareils et des maladies qui sont la suite ordinaire de ces excès, par celui de

prévenir en eux les friponneries que le désordre amène infailliblement et de les conserver

toujours honnêtes gens, enfin par le plaisir d'avoir chez nous à peu de frais des récréations

agréables pour nous-mêmes? Que s'il se trouve parmi nos gens quelqu'un, soit homme, soit

femme, qui ne s'accommode pas de nos règles et leur préfère la liberté d'aller sous divers

prétextes courir où bon lui semble, on ne lui en refuse jamais la permission; mais nous

regardons ce goût de licence comme un indice très suspect, et nous ne tardons pas à nous

défaire de ceux qui l'ont. Ainsi ces mêmes amusements qui nous conservent de bons sujets nous

servent encore d'épreuve pour les choisir." Milord, j'avoue que je n'ai jamais vu qu'ici des

maîtres former à la fois dans les mêmes hommes de bons domestiques pour le service de leurs

personnes, de bons paysans pour cultiver leurs terres, de bons soldats pour la défense de la

patrie, et des gens de bien pour tous les états où la fortune peut les appeler.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 288

L'hiver, les plaisirs changent d'espèce ainsi que les travaux. Les dimanches, tous les gens de la

maison, et même les voisins, hommes et femmes indifféremment, se rassemblent après le service

dans une salle basse, où ils trouvent du feu, du vin, des fruits, des gâteaux, et un violon qui les

fait danser. Mme de Wolmar ne manque jamais de s'y rendre, au moins pour quelques instants,

afin d'y maintenir par sa présence l'ordre et la modestie, et il n'est pas rare qu'elle y danse elle-

même, fût-ce avec ses propres gens. Cette règle, quand je l'appris, me parut d'abord moins

conforme à la sévérité des moeurs protestantes. Je le dis à Julie; et voici à peu près ce qu'elle me

répondit:

"La pure morale est si chargée de devoirs sévères, que si on la surcharge encore de formes

indifférentes, c'est presque toujours aux dépens de l'essentiel. On dit que c'est le cas de la

plupart des moines qui, soumis à mille règles inutiles, ne savent ce que c'est qu'honneur et vertu.

Ce défaut règne moins parmi nous, mais nous n'en sommes pas tout à fait exempts. Nos gens

d'église, aussi supérieurs en sagesse à toutes les sortes de prêtres que notre religion est

supérieure à toutes les autres en sainteté, ont pourtant encore quelques maximes qui paraissent

plus fondées sur le préjugé que sur la raison. Telle est celle qui blâme la danse et les assemblées:

comme s'il y avait plus de mal à danser qu'à chanter, que chacun de ces amusements ne fût pas

également une inspiration de la nature, et que ce fût un crime de s'égayer en commun par une

récréation innocente et honnête! Pour moi, je pense au contraire que, toutes les fois qu'il y a

concours des deux sexes, tout divertissement public devient innocent par cela même qu'il est

public; au lieu que l'occupation la plus louable est suspecte dans le tête-à-tête. L'homme et la

femme sont destinés l'un pour l'autre, la fin de la nature est qu'ils soient unis par le mariage.

Toute fausse religion combat la nature; la nôtre seule, qui la suit, et la rectifie, annonce une

institution divine et convenable à l'homme. Elle ne doit donc point ajouter sur le mariage aux

embarras de l'ordre civil des difficultés que l'Evangile ne prescrit pas, et qui sont contraires à

l'esprit du christianisme. Mais qu'on me dise où de jeunes personnes à marier auront occasion

de prendre du goût l'une pour l'autre, et de se voir avec plus de décence et de circonspection que

dans une assemblée où les yeux du public, incessamment tournés sur elles, les forcent à

s'observer avec le plus grand soin. En quoi Dieu est-il offensé par un exercice agréable et

salutaire, convenable à la vivacité de la jeunesse, qui consiste à se présenter l'un à l'autre avec

grâce et bienséance, et auquel le spectateur impose une gravité dont personne n'oserait sortir?

Peut-on imaginer un moyen plus honnête de ne tromper personne, au moins quant à la figure, et

de se montrer avec les agréments et les défauts qu'on peut avoir aux gens qui ont intérêt de nous

bien connaître avant de s'obliger à nous aimer? Le devoir de se chérir réciproquement

n'emporte-t-il pas celui de se plaire, et n'est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses

et chrétiennes qui songent à s'unir, de préparer ainsi leurs coeurs à l'amour mutuel que Dieu leur

impose?

Qu'arrive-t-il dans ces lieux où règne une éternelle contrainte, où l'on punit comme un crime la

plus innocente gaieté, où les jeunes gens des deux sexes n'osent jamais s'assembler en public, et

où l'indiscrète sévérité d'un pasteur ne sait prêcher au nom de Dieu qu'une gêne servile, et la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 289

tristesse, et l'ennui? On élude une tyrannie insupportable que la nature et la raison désavouent.

Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouée et folâtre, elle en substitue de plus

dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés prennent la place des assemblées publiques. A

force de se cacher comme si l'on était coupable, on est tenté de le devenir. L'innocente joie aime

à s'évaporer au grand jour; mais le vice est ami des ténèbres; et jamais l'innocence et le mystère

n'habitèrent longtemps ensemble. Mon cher ami, me dit-elle en me serrant la main comme pour

me communiquer son repentir et faire passer dans mon coeur la pureté du sien, qui doit mieux

sentir que nous toute l'importance de cette maxime? Que de douleurs et de peines, que de

remords et de pleurs nous nous serions épargnés durant tant d'années, si tous deux, aimant la

vertu comme nous avons toujours fait, nous avions su prévoir de plus loin les dangers qu'elle

court dans le tête-à-tête.

Encore un coup, continua Mme de Wolmar d'un ton plus tranquille, ce n'est point dans les

assemblées nombreuses, où tout le monde nous voit et nous écoute, mais dans des entretiens

particuliers, où règnent le secret et la liberté, que les moeurs peuvent courir des risques. C'est

sur ce principe que, quand mes domestiques des deux sexes se rassemblent, je suis bien aise

qu'ils y soient tous. J'approuve même qu'ils invitent parmi les jeunes gens du voisinage ceux

dont le commerce n'est point capable de leur nuire; et j'apprends avec grand plaisir que, pour

louer les moeurs de quelqu'un de nos jeunes voisins, on dit: "Il est reçu chez M. de Wolmar." En

ceci nous avons encore une autre vue. Les hommes qui nous servent sont tous garçons, et, parmi

les femmes, la gouvernante des enfants est encore à marier. Il n'est pas juste que la réserve où

vivent ici les uns et les autres leur ôte l'occasion d'un honnête établissement. Nous tâchons dans

ces petites assemblées de leur procurer cette occasion sous nos yeux, pour les aider à mieux

choisir; et en travaillant ainsi à former d'heureux ménages, nous augmentons le bonheur du

nôtre.

Il resterait à me justifier moi-même de danser avec ces bonnes gens; mais j'aime mieux passer

condamnation sur ce point, et j'avoue franchement que mon plus grand motif en cela est le

plaisir que j'y trouve. Vous savez que j'ai toujours partagé la passion que ma cousine a pour la

danse; mais après la perte de ma mère je renonçai pour ma vie au bal et à toute assemblée

publique: j'ai tenu parole, même à mon mariage, et la tiendrai, sans croire y déroger en dansant

quelquefois chez moi avec mes hôtes et mes domestiques. C'est un exercice utile à ma santé

durant la vie sédentaire qu'on est forcé de mener ici l'hiver. Il m'amuse innocemment; car, quand

j'ai bien dansé, mon coeur ne me reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar; toute ma

coquetterie en cela se borne à lui plaire. Je suis cause qu'il vient au lieu où l'on danse; ses gens en

sont plus contents d'être honorés des regards de leur maître; ils témoignent aussi de la joie à me

voir parmi eux. Enfin je trouve que cette familiarité modérée forme entre nous un lien de

douceur et d'attachement qui ramène un peu l'humanité naturelle en tempérant la bassesse de la

servitude et la rigueur de l'autorité."

Voilà, milord, ce que me dit Julie au sujet de la danse: et j'admirai comment avec tant d'affabilité

pouvait régner tant de subordination, et comment elle et son mari pouvaient descendre et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 290

s'égaler si souvent à leurs domestiques, sans que ceux-ci fussent tentés de les prendre au mot et

de s'égaler à eux à leur tour. Je ne crois pas qu'il y ait des souverains en Asie servis dans leurs

palais avec plus de respect que ces bons maîtres le sont dans leur maison. Je ne connais rien de

moins impérieux que leurs ordres, et rien de si promptement exécuté: ils prient, et l'on vole; ils

excusent, et l'on sent son tort. Je n'ai jamais mieux compris combien la force des choses qu'on

dit dépend peu des mots qu'on emploie.

Ceci m'a fait faire une autre réflexion sur la vaine gravité des maîtres: c'est que ce sont moins

leurs familiarités que leurs défauts qui les font mépriser chez eux, et que l'insolence des

domestiques annonce plutôt un maître vicieux que faible; car rien ne leur donne autant d'audace

que la connaissance de ses vices, et tous ceux qu'ils découvrent en lui sont à leurs yeux autant de

dispenses d'obéir à un homme qu'ils ne sauraient plus respecter.

Les valets imitent les maîtres; et, les imitant grossièrement, ils rendent sensibles dans leur

conduite les défauts que le vernis de l'éducation cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeais

des moeurs des femmes de ma connaissance par l'air et le ton de leurs femmes de chambre; et

cette règle ne m'a jamais trompé. Outre que la femme de chambre, une fois dépositaire du secret

de sa maîtresse, lui fait payer cher sa discrétion, elle agit comme l'autre pense, et décèle toutes

ses maximes en les pratiquant maladroitement. En toute chose l'exemple des maîtres est plus

fort que leur autorité, et il n'est pas naturel que leurs domestiques veuillent être plus honnêtes

gens qu'eux. On a beau crier, jurer, maltraiter, chasser, faire maison nouvelle; tout cela ne

produit point le bon service. Quand celui qui ne s'embarrasse pas d'être méprisé et haï de ses

gens s'en croit pourtant bien servi, c'est qu'il se contente de ce qu'il voit et d'une exactitude

apparente, sans tenir compte de mille maux secrets qu'on lui fait incessamment et dont il

n'aperçoit jamais la source. Mais où est l'homme assez dépourvu d'honneur pour pouvoir

supporter les dédains de tout ce qui l'environne? Où est la femme assez perdue pour n'être plus

sensible aux outrages? Combien, dans Paris et dans Londres, de dames se croient fort honorées,

qui fondraient en larmes si elles entendaient ce qu'on dit d'elles dans leur antichambre!

Heureusement pour leur repos elles se rassurent en prenant ces Argus pour des imbéciles, et se

flattant qu'ils ne voient rien de ce qu'elles ne daignent pas leur cacher. Aussi, dans leur mutine

obéissance, ne leur cachent-ils guère à leur tour tout le mépris qu'ils ont pour elles. Maîtres et

valets sentent mutuellement que ce n'est pas la peine de se faire estimer les uns des autres.

Le jugement des domestiques me paraît être l'épreuve la plus sûre et la plus difficile de la vertu

des maîtres; et je me souviens, milord, d'avoir bien pensé de la vôtre en Valais sans vous

connaître, simplement sur ce que, parlant assez rudement à vos gens, ils ne vous en étaient pas

moins attachés, et qu'ils témoignaient, entre eux, autant de respect pour vous en votre absence

que si vous les eussiez entendus. On a dit qu'il n'y avait point de héros pour son valet de

chambre. Cela peut être; mais l'homme juste a l'estime de son valet; ce qui montre assez que

l'héroïsme n'a qu'une vaine apparence et qu'il n'y a rien de solide que la vertu. C'est surtout dans

cette maison qu'on reconnaît la force de son empire dans le suffrage des domestiques; suffrage

d'autant plus sûr, qu'il ne consiste point en de vains éloges, mais dans l'expression naturelle de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 291

ce qu'ils sentent. N'entendant jamais rien ici qui leur fasse croire que les autres maîtres ne

ressemblent pas aux leurs, ils ne les louent point des vertus qu'ils estiment communes à tous;

mais ils louent Dieu dans leur simplicité d'avoir mis des riches sur la terre pour le bonheur de

ceux qui les servent et pour le soulagement des pauvres.

La servitude est si peu naturelle à l'homme, qu'elle ne saurait exister sans quelque

mécontentement. Cependant on respecte le maître et l'on n'en dit rien. Que s'il échappe

quelques murmures contre la maîtresse, ils valent mieux que des éloges. Nul ne se plaint qu'elle

manque pour lui de bienveillance, mais qu'elle en accorde autant aux autres; nul ne peut souffrir

qu'elle fasse comparaison de son zèle avec celui de ses camarades, et chacun voudrait être le

premier en faveur comme il croit l'être en attachement: c'est là leur unique plainte et leur plus

grande injustice.

A la subordination des inférieurs se joint la concorde entre les égaux; et cette partie de

l'administration domestique n'est pas la moins difficile. Dans les concurrences de jalousie et

d'intérêt qui divisent sans cesse les gens d'une maison, même aussi peu nombreuse que celle-ci,

ils ne demeurent presque jamais unis qu'aux dépens du maître. S'ils s'accordent, c'est pour voler

de concert: s'ils sont fidèles, chacun se fait valoir aux dépens des autres. Il faut qu'ils soient

ennemis ou complices; et l'on voit à peine le moyen d'éviter à la fois leur friponnerie et leurs

dissensions. La plupart des pères de famille ne connaissent que l'alternative entre ces deux

inconvénients. Les uns, préférant l'intérêt à l'honnêteté, fomentent cette disposition des valets

aux secrets rapports, et croient faire un chef-d'oeuvre de prudence en les rendant espions ou

surveillants les uns des autres. Les autres, plus indolents, aiment qu'on les vole et qu'on vive en

paix; ils se font une sorte d'honneur de recevoir toujours mal des avis qu'un pur zèle arrache

quelquefois à un serviteur fidèle. Tous s'abusent également. Les premiers, en excitant chez eux

des troubles continuels, incompatibles avec la règle et le bon ordre, n'assemblent qu'un tas de

fourbes et de délateurs, qui s'exercent, en trahissant leurs camarades, à trahir peut-être un jour

leurs maîtres. Les seconds, en refusant d'apprendre ce qui se fait dans leur maison, autorisent les

ligues contre eux-mêmes, encouragent les méchants, rebutent les bons, et n'entretiennent à

grands frais que des fripons arrogants et paresseux, qui, s'accordant aux dépens du maître,

regardent leurs services comme des grâces, et leurs vols comme des droits.

C'est une grande erreur, dans l'économie domestique ainsi que dans la civile, de vouloir

combattre un vice par un autre, ou former entre eux une sorte d'équilibre: comme si ce qui sape

les fondements de l'ordre pouvait jamais servir à l'établir! On ne fait par cette mauvaise police

que réunir enfin tous les inconvénients. Les vices tolérés dans une maison n'y règnent pas seuls;

laissez-en germer un, mille viendront à sa suite. Bientôt ils perdent les valets qui les ont, ruinent

le maître qui les souffre, corrompent ou scandalisent les enfants attentifs à les observer. Quel

indigne père oserait mettre quelque avantage en balance avec ce dernier mal? Quel honnête

homme voudrait être chef de famille, s'il lui était impossible de réunir dans sa maison la paix et

la fidélité, et qu'il fallût acheter le zèle de ses domestiques aux dépens de leur bienveillance

mutuelle?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 292

Qui n'aurait vu que cette maison n'imaginerait pas même qu'une pareille difficulté pût exister,

tant l'union des membres y paraît venir de leur attachement aux chefs. C'est ici qu'on trouve le

sensible exemple qu'on ne saurait aimer sincèrement le maître sans aimer tout ce qui lui

appartient: vérité qui sert de fondement à la charité chrétienne. N'est-il pas bien simple que les

enfants du même père se traitent de frères entre eux? C'est ce qu'on nous dit tous les jours au

temple sans nous le faire sentir; c'est ce que les habitants de cette maison sentent sans qu'on leur

dise.

Cette disposition à la concorde commence par le choix des sujets. M. de Wolmar n'examine pas

seulement en les recevant s'ils conviennent à sa femme et à lui, mais s'ils conviennent l'un à

l'autre, et l'antipathie bien reconnue entre deux excellents domestiques suffirait pour faire à

l'instant congédier l'un des deux. "Car, dit Julie, une maison si peu nombreuse, une maison dont

ils ne sortent jamais et où ils sont toujours vis-à-vis les uns des autres, doit leur convenir

également à tous, et serait un enfer pour eux si elle n'était une maison de paix. Ils doivent la

regarder comme leur maison paternelle où tout n'est qu'une même famille. Un seul qui

déplairait aux autres pourrait la leur rendre odieuse; et cet objet désagréable y frappant

incessamment leurs regards, ils ne seraient bien ici ni pour eux ni pour nous."

Après les avoir assortis le mieux qu'il est possible, on les unit pour ainsi dire malgré eux par les

services qu'on les force en quelque sorte à se rendre, et l'on fait que chacun ait un sensible

intérêt d'être aimé de tous ses camarades. Nul n'est si bien venu à demander des grâces pour lui-

même que pour un autre; ainsi celui qui désire en obtenir tâche d'engager un autre à parler pour

lui; et cela est d'autant plus facile, que, soit qu'on accorde ou qu'on refuse une faveur ainsi

demandée, on en fait toujours un mérite à celui qui s'en est rendu l'intercesseur. Au contraire,

on rebute ceux qui ne sont bons que pour eux. "Pourquoi, leur dit-on, accorderais-je ce qu'on me

demande pour vous qui n'avez jamais rien demandé pour personne? Est-il juste que vous soyez

plus heureux que vos camarades, parce qu'ils sont plus obligeants que vous?" On fait plus, on les

engage à se servir mutuellement en secret, sans ostentation, sans se faire valoir; ce qui est

d'autant moins difficile à obtenir qu'ils savent fort bien que le maître, témoin de cette discrétion,

les en estime davantage; ainsi l'intérêt y gagne, et l'amour-propre n'y perd rien. Il sont si

convaincus de cette disposition générale, et il règne une telle confiance entre eux, que quand

quelqu'un a quelque grâce à demander, il en parle à leur table par forme de conversation; souvent

sans avoir rien fait de plus, il trouve la chose demandée et obtenue, et ne sachant qui remercier, il

en a l'obligation à tous.

C'est par ce moyen et d'autres semblables qu'on fait régner entre eux un attachement né de celui

qu'ils ont tous pour leur maître, et qui lui est subordonné. Ainsi, loin de se liguer à son

préjudice, ils ne sont tous unis que pour le mieux servir. Quelque intérêt qu'ils aient à s'aimer ils

en ont encore un plus grand à lui plaire; le zèle pour son service l'emporte sur leur bienveillance

mutuelle; et tous, se regardant comme lésés par des pertes qui le laisseraient moins en état de

récompenser un bon serviteur, sont également incapables de souffrir en silence le tort que l'un

d'eux voudrait lui faire. Cette partie de la police établie dans cette maison me paraît avoir

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Julie ou La nouvelle Héloïse 293

quelque chose de sublime; et je ne puis assez admirer comment M. et Mme de Wolmar ont su

transformer le vil métier d'accusateur en une fonction de zèle, d'intégrité, de courage, aussi

noble ou du moins aussi louable qu'elle l'était chez les Romains.

On a commencé par détruire ou prévenir clairement, simplement, et par des exemples sensibles,

cette morale criminelle et servile, cette mutuelle tolérance aux dépens du maître, qu'un méchant

valet ne manque point de prêcher aux bons sous l'air d'une maxime de charité. On leur a bien

fait comprendre que le précepte de couvrir les fautes de son prochain ne se rapporte qu'à celles

qui ne font de tort à personne; qu'une injustice qu'on voit, qu'on tait, et qui blesse un tiers, on la

commet soi-même; et que, comme ce n'est que le sentiment de nos propres défauts qui nous

oblige à pardonner ceux d'autrui, nul n'aime à tolérer les fripons s'il n'est un fripon comme eux.

Sur ces principes, vrais en général d'homme à homme, et bien plus rigoureux encore dans la

relation plus étroite du serviteur au maître, on tient ici pour incontestable que qui voit faire un

tort à ses maîtres sans le dénoncer est plus coupable encore que celui qui l'a commis; car celui-ci

se laisse abuser dans son action par le profit qu'il envisage, mais l'autre, de sang-froid et sans

intérêt, n'a pour motif de son silence qu'une profonde indifférence pour la justice, pour le bien

de la maison qu'il sert et un désir secret d'imiter l'exemple qu'il cache. De sorte que, quand la

faute est considérable, celui qui l'a commise peut encore quelquefois espérer son pardon, mais le

témoin qui l'a tué est infailliblement congédié comme un homme enclin au mal.

En revanche on ne souffre aucune accusation qui puisse être suspecte d'injustice et de calomnie,

c'est-à-dire qu'on n'en reçoit aucune en l'absence de l'accusé. Si quelqu'un vient en particulier

faire quelque rapport contre son camarade, ou se plaindre personnellement de lui, on lui

demande s'il est suffisamment instruit, c'est-à-dire s'il a commencé par s'éclaircir avec celui dont

il vient se plaindre. S'il dit que non, on lui demande encore comment il peut juger une action

dont il ne connaît pas assez les motifs. "Cette action, lui dit-on, tient peut-être à quelque autre

qui vous est inconnue; elle a peut-être quelque circonstance qui sert à la justifier ou à l'excuser, et

que vous ignorez. Comment osez-vous condamner cette conduite avant de savoir les raisons de

celui qui l'a tenue? Un mot d'explication l'eût peut-être justifiée à vos yeux. Pourquoi risquer de

la blâmer injustement, et m'exposer à partager votre injustice?" S'il assure s'être éclairci

auparavant avec l'accusé: "Pourquoi donc lui réplique-t-on, venez-vous sans lui, comme si vous

aviez peur qu'il ne démentît ce que vous avez à dire? De quel droit négligez-vous pour moi la

précaution que vous avez cru devoir prendre pour vous-même? Est-il bien de vouloir que je juge

sur votre rapport d'une action dont vous n'avez pas voulu juger sur le témoignage de vos yeux,

et ne seriez-vous pas responsable du jugement partial que j'en pourrais porter, si je me

contentais de votre seule déposition?" Ensuite on lui propose de faire venir celui qu'il accuse: s'il

y consent, c'est une affaire bientôt réglée; s'il s'y oppose, on le renvoie après une forte

réprimande; mais on lui garde le secret, et l'on observe si bien l'un et l'autre, qu'on ne tarde pas à

savoir lequel des deux avait tort.

Cette règle est si connue et si bien établie, qu'on n'entend jamais un domestique de cette maison

parler mal d'un de ses camarades absent; car ils savent tous que c'est le moyen de passer pour

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Julie ou La nouvelle Héloïse 294

lâche ou menteur. Lorsqu'un d'entre eux en accuse un autre, c'est ouvertement, franchement et

non seulement en sa présence, mais en celle de tous leurs camarades, afin d'avoir dans les

témoins de ses discours des garants de sa bonne foi. Quand il est question de querelles

personnelles, elles s'accommodent presque toujours par médiateurs, sans importuner monsieur

ni Madame; mais quand il s'agit de l'intérêt sacré du maître, l'affaire ne saurait demeurer secrète;

il faut que le coupable s'accuse ou qu'il ait un accusateur. Ces petits plaidoyers sont très rares, et

ne se font qu'à table dans les tournées que Julie va faire journellement au dîner ou au souper de

ses gens, et que M. de Wolmar appelle en riant ses grands jours. Alors, après avoir écouté

paisiblement la plainte et la réponse, si l'affaire intéresse son service, elle remercie l'accusateur de

son zèle. "Je sais, lui dit-elle, que vos aimez votre camarade; vous m'en avez toujours dit du bien,

et je vous loue de ce que l'amour du devoir et de la justice l'emporte en vous sur les affections

particulières; c'est ainsi qu'en use un serviteur fidèle et un honnête homme." Ensuite, si l'accusé

n'a pas tort, elle ajoute toujours quelque éloge à sa justification. Mais s'il est réellement

coupable, elle lui épargne devant les autres une partie de la honte. Elle suppose qu'il a quelque

chose à dire pour sa défense qu'il ne veut pas déclarer devant tout le monde; elle lui assigne une

heure pour l'entendre en particulier, et c'est là qu'elle ou son mari lui parlent comme il convient.

Ce qu'il y a de singulier en ceci, c'est que le plus sévère des deux n'est pas le plus redouté, et

qu'on craint moins les graves réprimandes de M. de Wolmar que les reproches touchants de

Julie. L'un, faisant parler la justice et la vérité, humilie et confond les coupables; l'autre leur

donne un regret mortel de l'être, en leur montrant celui qu'elle a d'être forcée à leur ôter sa

bienveillance. Souvent elle leur arrache des larmes de douleur et de honte, et il ne lui est pas rare

de s'attendrir elle-même en voyant leur repentir, dans l'espoir de n'être pas obligée à tenir parole.

Tel qui jugerait de tous ces soins sur ce qui se passe chez lui ou chez ses voisins, les estimerait

peut-être inutiles ou pénibles. Mais vous, milord, qui avez de si grandes idées des devoirs et des

plaisirs du père de famille, et qui connaissez l'empire naturel que le génie et la vertu ont sur le

coeur humain, vous voyez l'importance de ces détails, et vous sentez à quoi tient leur succès.

Richesse ne fait pas riche, dit le Roman de la Rose. Les biens d'un homme ne sont point dans

ses coffres, mais dans l'usage de ce qu'il en tire; car on ne s'approprie les choses qu'on possède

que par leur emploi, et les abus sont toujours plus inépuisables que les richesses: ce qui fait

qu'on ne jouit pas à proportion de sa dépense, mais à proportion qu'on la sait mieux ordonner.

Un fou peut jeter des lingots dans la mer et dire qu'il en a joui; mais quelle comparaison entre

cette extravagante jouissance et celle qu'un homme sage eût su tirer d'une moindre somme?

L'ordre et la règle, qui multiplient et perpétuent l'usage des biens, peuvent seuls transformer le

plaisir en bonheur. Que si c'est du rapport des choses à nous que naît la véritable propriété; si

c'est plutôt l'emploi des richesses que leur acquisition qui nous les donne, quels soins importent

plus au père de famille que l'économie domestique et le bon régime de sa maison, où les

rapports les plus parfaits vont le plus directement à lui, et où le bien de chaque membre ajoute

alors à celui du chef?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 295

Les plus riches sont-ils les plus heureux? Que sert donc l'opulence à la félicité? Mais toute

maison bien ordonnée est l'image de l'âme du maître. Les lambris dorés, le luxe et la

magnificence n'annoncent que la vanité de celui qui les étale; au lieu que partout où vous verrez

régner la règle sans tristesse, la paix sans esclavage, l'abondance sans profusion, dites avec

confiance: "C'est un être heureux qui commande ici."

Pour moi je pense que le signe le plus assuré du vrai contentement d'esprit est la vie retirée et

domestique, et que ceux qui vont sans cesse chercher leur bonheur chez autrui ne l'ont point

chez eux-mêmes. Un père de famille qui se plaît dans sa maison a pour prix des soins continuels

qu'il s'y donne la continuelle jouissance des plus doux sentiments de la nature. Seul entre tous

les mortels, il est maître de sa propre félicité, parce qu'il est heureux comme Dieu même, sans

rien désirer de plus que ce dont il jouit. Comme cet être immense, il ne songe pas à amplifier ses

possessions, mais à les rendre véritablement siennes par les relations les plus parfaites et la

direction la mieux entendue: s'il ne s'enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s'enrichit en

possédant mieux ce qu'il a. Il ne jouissait que du revenu de ses terres; il jouit encore de ses terres

mêmes en présidant à leur culture et les parcourant sans cesse. Son domestique lui était

étranger; il en fait son bien, son enfant, il se l'approprie. Il n'avait droit que sur les actions; il s'en

donne encore sur les volontés. Il n'était maître qu'à prix d'argent; il le devient par l'empire sacré

de l'estime et des bienfaits. Que la fortune le dépouille de ses richesses; elle ne saurait lui ôter les

coeurs qu'il s'est attachés; elle n'ôtera point des enfants à leur père: toute la différence est qu'il

les nourrissait hier, et qu'il sera demain nourri par eux. C'est ainsi qu'on apprend à jouir

véritablement de ses biens, de sa famille et de soi-même; c'est ainsi que les détails d'une maison

deviennent délicieux pour l'honnête homme qui sait en connaître le prix; c'est ainsi que, loin de

regarder ses devoirs comme une charge, il en fait son bonheur, et qu'il tire de ses touchantes et

nobles fonctions la gloire et le plaisir d'être homme.

Que si ces précieux avantages sont méprisés ou peu connus, et si le petit nombre même qui les

recherche les obtient si rarement, tout cela vient de la même cause. Il est des devoirs simples et

sublimes qu'il n'appartient qu'à peu de gens d'aimer et de remplir: tels sont ceux du père de

famille, pour lesquels l'air et le bruit du monde n'inspirent que du dégoût, et dont on s'acquitte

mal encore quand on n'y est porté que par des raisons d'avarice et d'intérêt. Tel croit être un bon

père de famille, et n'est qu'un vigilant économe; le bien peut prospérer, et la maison aller fort

mal. Il faut des vues plus élevées pour éclairer, diriger cette importante administration, et lui

donner un heureux succès. Le premier soin par lequel doit commencer l'ordre d'une maison,

c'est de n'y souffrir que d'honnêtes gens qui n'y portent pas le désir secret de troubler cet ordre.

Mais la servitude et l'honnêteté sont-elles si compatibles qu'on doive espérer de trouver des

domestiques honnêtes gens? Non, milord; pour les avoir il ne faut pas les chercher, il faut les

faire; et il n'y a qu'un homme de bien qui sache l'art d'en former d'autres. Un hypocrite a beau

vouloir prendre le ton de la vertu, il n'en peut inspirer le goût à personne; et, s'il savait la rendre

aimable, il l'aimerait lui-même. Que servent de froides leçons démenties par un exemple

continuel, si ce n'est à faire penser que celui qui les donne se joue de la crédulité d'autrui? Que

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Julie ou La nouvelle Héloïse 296

ceux qui nous exhortent à faire ce qu'ils disent, et non ce qu'ils font, disent une grand absurdité!

Qui ne fait pas ce qu'il dit ne le dit jamais bien, car le langage du coeur, qui touche et persuade, y

manque. J'ai quelquefois entendu de ces conversations grossièrement apprêtées qu'on tient

devant les domestiques comme devant les enfants pour leur faire des leçons indirectes. Loin de

juger qu'ils en fussent un instant les dupes, je les ai toujours vus sourire en secret de l'ineptie du

maître qui les prenait pour des sots, en débitant lourdement devant eux des maximes qu'ils

savaient bien n'être pas les siennes.

Toutes ces vaines subtilités sont ignorées dans cette maison, et le grand art des maîtres pour

rendre leurs domestiques tels qu'ils les veulent est de se montrer à eux tels qu'ils sont. Leur

conduite est toujours franche et ouverte, parce qu'ils n'ont pas peur que leurs actions démentent

leurs discours. Comme ils n'ont point par eux-mêmes une morale différente de celle qu'ils

veulent donner aux autres, ils n'ont pas besoin de circonspection dans leurs propos; un mot

étourdiment échappé ne renverse point les principes qu'ils se sont efforcés d'établir. Ils ne disent

point indiscrètement toutes leurs affaires, mais ils disent librement toutes leurs maximes. A

table, à la promenade, tête à tête, ou devant tout le monde, on tient toujours le même langage;

on dit naïvement ce qu'on pense sur chaque chose; et, sans qu'on songe à personne, chacun y

trouve toujours quelque instruction. Comme les domestiques ne voient jamais rien faire à leur

maître qui ne soit droit, juste, équitable, ils ne regardent point la justice comme le tribut du

pauvre, comme le joug du malheureux, comme une des misères de leur état. L'attention qu'on a

de ne pas faire courir en vain les ouvriers, et perdre des journées pour venir solliciter le

payement de leurs journées, les accoutume à sentir le prix du temps. En voyant le soin des

maîtres à ménager celui d'autrui, chacun en conclut que le sien leur est précieux, et se fait un

plus grand crime de l'oisiveté. La confiance qu'on a dans leur intégrité donne à leurs institutions

une force qui les fait valoir et prévient les abus. On n'a pas peur que, dans la gratification de

chaque semaine, la maîtresse trouve toujours que c'est le plus jeune ou le mieux fait qui a été le

plus diligent. Un ancien domestique ne craint pas qu'on lui cherche quelque chicane pour

épargner l'augmentation de gages qu'on lui donne. On n'espère pas profiter de leur discorde

pour se faire valoir et obtenir de l'un ce qu'aura refusé l'autre. Ceux qui sont à marier ne

craignent pas qu'on nuise à leur établissement pour les garder plus longtemps, et qu'ainsi leur

bon service leur fasse tort. Si quelque valet étranger venait dire aux gens de cette maison qu'un

maître et ses domestiques sont entre eux dans un véritable état de guerre; que ceux-ci, faisant au

premier tout du pis qu'il peuvent, usent en cela d'une juste représaille; que les maîtres étant

usurpateurs, menteurs et fripons, il n'y a pas de mal à les traiter comme ils traitent le prince, ou

le peuple, ou les particuliers, et à leur rendre adroitement le mal qu'ils font à force ouverte; celui

qui parlerait ainsi ne serait entendu de personne: on ne s'avise pas même ici de combattre ou

prévenir de pareils discours; il n'appartient qu'à ceux qui les font naître d'être obligés de les

réfuter.

Il n'y a jamais ni mauvaise humeur ni mutinerie dans l'obéissance, parce qu'il n'y a ni hauteur ni

caprice dans le commandement, qu'on n'exige rien qui ne soit raisonnable et utile, et qu'on

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Julie ou La nouvelle Héloïse 297

respecte assez la dignité de l'homme, quoique dans la servitude, pour ne l'occuper qu'à des

choses qui ne l'avilissent point. Au surplus, rien n'est bas ici que le vice, et tout ce qui est utile et

juste est honnête et bienséant.

Si l'on ne souffre aucune intrigue au dehors, personne n'est tenté d'en avoir. Ils savent bien que

leur fortune la plus assurée est attachée à celle du maître, et qu'ils ne manqueront jamais de rien

tant qu'on verra prospérer la maison. En la servant ils soignent donc leur patrimoine, et

l'augmentent en rendant leur service agréable; c'est là leur plus grand intérêt. Mais ce mot n'est

guère à sa place en cette occasion; car je n'ai jamais vu de police où l'intérêt fût si sagement

dirigé, et où pourtant il influât moins que dans celle-ci. Tout se fait par attachement: l'on dirait

que ces âmes vénales se purifient en entrant dans ce séjour de sagesse et d'union. L'on dirait

qu'une partie des lumières du maître et des sentiments de la maîtresse ont passé dans chacun de

leurs gens: tant on les trouve judicieux, bienfaisants, honnêtes et supérieurs à leur état! Se faire

estimer, considérer, bien vouloir, est leur plus grand ambition, et ils comptent les mots

obligeants qu'on leur dit, comme ailleurs les étrennes qu'on leur donne.

Voilà, milord, mes principales observations sur la partie de l'économie de cette maison qui

regarde les domestiques et mercenaires. Quant à la manière de vivre des maîtres et au

gouvernement des enfants, chacun de ces articles mérite bien une lettre à part. Vous savez à

quelle intention j'ai commencé ces remarques; mais en vérité tout cela forme un tableau si

ravissant, qu'il ne faut, pour aimer à le contempler, d'autre intérêt que le plaisir qu'on y trouve.

Lettre XI à milord Edouard

Non, milord, je ne m'en dédis point: on ne voit rien dans cette maison qui n'associe l'agréable à

l'utile; mais les occupations utiles ne se bornent pas aux soins qui donnent du profit, elles

comprennent encore tout amusement innocent et simple qui nourrit le goût de la retraite, du

travail, de la modération, et conserve à celui qui s'y livre une âme saine, un coeur libre du trouble

des passions. Si l'indolente oisiveté n'engendre que la tristesse et l'ennui, le charme des doux

loisirs est le fruit d'une vie laborieuse. On ne travaille que pour jouir: cette alternative de peine

et de jouissance est notre véritable vocation. Le repos qui sert de délassement aux travaux

passés et d'encouragement à d'autres n'est pas moins nécessaire à l'homme que le travail même.

Après avoir admiré l'effet de la vigilance et des soins de la plus respectable mère de famille dans

l'ordre de sa maison, j'ai vu celui de ses récréations dan un lieu retiré dont elle fait sa promenade

favorite, et qu'elle appelle son Elysée.

Il y avait plusieurs jours que j'entendais parler de cet Elysée dont on me faisait une espèce de

mystère. Enfin, hier après dîner, l'extrême chaleur rendant le dehors et le dedans de la maison

presque également insupportables, M. de Wolmar proposa à sa femme de se donner congé, cet

après-midi, et, au lieu de se retirer comme à l'ordinaire dans la chambre de ses enfants jusque

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Julie ou La nouvelle Héloïse 298

vers le soir, de venir avec nous respirer dans le verger; elle y consentit, et nous nous y rendîmes

ensemble.

Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement caché par l'allée couverte qui l'en sépare,

qu'on ne l'aperçoit de nulle part. L'épais feuillage qui l'environne ne permet point à l'oeil d'y

pénétrer, et il est toujours soigneusement fermé à la clef. A peine fus-je au dedans, que, la porte

étant masquée par des aunes et des coudriers qui ne laissent que deux étroits passages sur les

côtés, je ne vis plus en me retournant par où j'étais entré, et, n'apercevant point de porte, je me

trouvai là comme tombé des nues.

En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d'une agréable sensation de fraîcheur que

d'obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un

gazouillement d'eau courante, et le chant de mille oiseaux, portèrent à mon imagination du

moins autant qu'à mes sens; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus

solitaire de la nature, et il me semblait d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce

désert. Surpris, saisi, transporté d'un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile, et

m'écriai dans un enthousiasme involontaire: "O Tinian! ô Juan-Fernandez! Julie, le bout du

monde est à votre porte! - Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire;

mais vingt pas de plus les ramènent bien vite à Clarens: voyons si le charme tiendra plus

longtemps chez vous. C'est ici le même verger où vous vous êtes promené autrefois et où vous

vous battiez avec ma cousine à coups de pêches. Vous savez que l'herbe y était assez aride, les

arbres assez clairsemés, donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le voilà

maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Que pensez-vous qu'il m'en a coûté pour le

mettre dans l'état où il est? Car il est bon de vous dire que j'en suis la surintendante, et que mon

mari m'en laisse l'entière disposition. - Ma foi, lu dis-je, il ne vous en a coûté que de la

négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonné; je n'y vois point de

travail humain. Vous avez fermé la porte; l'eau est venue je ne sais comment; la nature seule a fait

tout le reste; et vous-même n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle. - Il est vrai, dit-elle, que la

nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien là que je n'aie ordonné. Encore un coup,

devinez. - Premièrement, repris-je, je ne comprends point comment avec de la peine et de

l'argent on a pu suppléer au temps. Les arbres... - Quant à cela, dit M. de Wolmar, vous

remarquerez qu'il n'y en a pas beaucoup de fort grands, et ceux-là y étaient déjà. De plus, Julie a

commencé ceci longtemps avant son mariage et presque d'abord après la mort de sa mère,

qu'elle vint avec son père chercher ici la solitude. - Eh bien! dis-je, puisque vous voulez que tous

ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragés, soient

venus en sept ou huit ans, et que l'art s'en soit mêlé, j'estime que, si dans une enceinte aussi

vaste vous avez fait tout cela pour deux mille écus, vous avez bien économisé. - Vous ne surfaites

que de deux mille écus, dit-elle; il ne m'en a rien coûté. - Comment, rien? - Non, rien; à moins

que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon jardinier, autant de deux ou trois

de mes gens, et quelques-unes de M. de Wolmar lui-même, qui n'a pas dédaigné d'être

quelquefois mon garçon jardinier." Je ne comprenais rien à cette énigme; mais Julie, qui jusque-

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Julie ou La nouvelle Héloïse 299

là m'avait retenu, me dit en me laissant aller: "Avancez, et vous comprendrez. Adieu Tinian,

adieu Juan-Fernandez, adieu tout l'enchantement! Dans un moment vous allez être de retour du

bout du monde."

Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé; et si je ne trouvai point de

plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées et réunies de

manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, mais court et serré,

était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y

voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l'oeil en démêlait avec surprise quelques-

unes de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en

temps des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse

forêt; ces touffes étaient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber

les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable à ce que font naturellement

les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts je voyais çà et là, sans ordre et sans

symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de

noisetier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l'air

d'être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et

couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de

couleuvrée, de clématite, et d'autres plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chèvrefeuille et le

jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées négligemment d'un arbre à

l'autre, comme j'en avais remarqué quelquefois dans les forêts, et formaient sur nous des espèces

de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher

doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux.

Alors seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m'en

avaient tant imposé de loin, n'étaient formés que de ces plantes rampantes et parasites, qui,

guidées le long des arbres, environnaient leurs têtes du plus épais feuillage, et leurs pieds

d'ombre et de fraîcheur. J'observai même qu'au moyen d'une industrie assez simple on avait fait

prendre racine sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de sorte qu'elles s'étendaient

davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas

mieux de toutes ces additions; mais dans ce lieu seul on a sacrifié l'utile à l'agréable, et dans le

reste des terres on a pris un tel soin des plants et des arbres, qu'avec ce verger de moins la récolte

en fruits ne laisse pas d'être plus forte qu'auparavant. Si vous songez combien au fond d'un bois

on est charmé quelquefois de voir un fruit sauvage et même de s'en rafraîchir, vous comprendrez

le plaisir qu'on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents et mûrs, quoique

clairsemés et de mauvaise mine; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et du choix.

Toutes ces petites routes étaient bordées et traversées d'une eau limpide et claire, tantôt

circulant parmi l'herbe et les fleurs en filets presque imperceptibles, tantôt en plus grands

ruisseaux courant sur un gravier pur et marqueté qui rendait l'eau plus brillante. On voyait des

sources bouillonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels

l'eau calme et paisible réfléchissait à l'oeil les objets. "Je comprends à présent tout le reste, dis-je

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Julie ou La nouvelle Héloïse 300

à Julie; mais ces eaux que je vois de toutes parts... - Elles viennent de là, reprit-elle en me

montrant le côté où était la terrasse de son jardin. C'est ce même ruisseau qui fournit à grands

frais dans le parterre un jet d'eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le

détruire, par respect pour mon père qui l'a fait faire; mais avec quel plaisir nous venons tous les

jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'approchons guère au jardin! Le jet d'eau

joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j'y ai réuni l'eau de la

fontaine publique, qui se rendait dans le lac par le grand chemin, qu'elle dégradait au préjudice

des passants et à pure perte pour tout le monde. Elle faisait un coude au pied du verger entre

deux rangs de saules; je les ai renfermés dans mon enceinte, et j'y conduis la même eau par

d'autres routes."

Je vis alors qu'il n'avait été question que de faire serpenter ces eaux avec économie en les divisant

et réunissant à propos, en épargnant la pente le plus qu'il était possible, pour prolonger le circuit

et se ménager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d'un pouce

de gravier du lac et parsemée de coquillages formait le lit des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux,

courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre et de gazon au niveau du

sol, formaient à leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s'en élevaient par des

siphons sur des lieux raboteux et bouillonnaient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraîchie et

humectée donnait sans cesse de nouvelles fleurs et entretenait l'herbe toujours verdoyante et

belle.

Plus je parcourais cet agréable asile, plus je sentais augmenter la sensation délicieuse que j'avais

éprouvée en y entrant. Cependant la curiosité me tenait en haleine. J'étais plus empressé de voir

les objets que d'examiner leurs impressions, et j'aimais à me livrer à cette charmante

contemplation sans prendre la peine de penser. Mais Mme de Wolmar, me tirant de ma rêverie,

me dit en me prenant sous le bras: "Tout ce que vous voyez n'est que la nature végétale et

inanimée; et, quoi qu'on puisse faire, elle laisse toujours une idée de solitude qui attriste. Venez

la voir animée et sensible, c'est là qu'à chaque instant du jour vous lui trouverez un attrait

nouveau. - Vous me prévenez, lui dis-je; j'entends un ramage bruyant et confus, et j'aperçois

assez peu d'oiseaux: je comprends que vous avez une volière. - Il est vrai, dit-elle; approchons-

en." Je n'osai dire encore ce que je pensais de la volière; mais cette idée avait quelque chose qui

me déplaisait, et ne me semblait point assortie au reste.

Nous descendîmes par mille détours au bas du verger, où je trouvai toute l'eau réunie en un jolie

ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu'on avait souvent ébranchés.

Leurs têtes creuses et demi-chauves formaient des espèces de vases d'où sortaient, par l'adresse

dont j'ai parlé, des touffes de chèvrefeuille, dont une partie s'entrelaçait autour des branches, et

l'autre tombait avec grâce le long du ruisseau. Presque à l'extrémité de l'enceinte était un petit

bassin bordé d'herbes, de joncs, de roseaux, servant d'abreuvoir à la volière, et dernière station

de cette eau si précieuse et si bien ménagée.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 301

Au delà de ce bassin était un terre-plein terminé dans l'angle de l'enclos par une monticule

garnie d'une multitude d'arbrisseaux de toute espèce; les plus petits vers le haut, et toujours

croissant en grandeur à mesure que le sol s'abaissait; ce qui rendait le plan des têtes presque

horizontal, ou montrait au moins qu'un jour il le devait être. Sur le devant étaient une douzaine

d'arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hêtre, l'orme, le frêne,

l'acacia. C'étaient les bocages de ce coteau qui servaient d'asile à cette multitude d'oiseaux dont

j'avais entendu de loin le ramage; et c'était à l'ombre de ce feuillage comme sous un grand

parasol qu'on les voyait voltiger, courir, chanter, s'agacer, se battre comme s'ils ne nous avaient

pas aperçus. Ils s'enfuirent si peu à notre approche, que, selon l'idée dont j'étais prévenu, je les

crus d'abord enfermés par un grillage; mais comme nous fûmes arrivés au bord du bassin, j'en

vis plusieurs descendre et s'approcher de nous sur une espèce de courte allée qui séparait en

deux le terre-plein et communiquait du bassin à la volière. M. de Wolmar, faisant le tour du

bassin, sema sur l'allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu'il avait dans sa poche; et,

quand il se fut retiré, les oiseaux accoururent et se mirent à manger comme des poules, d'un air

si familier que je vis bien qu'ils étaient faits à ce manège. "Cela est charmant! m'écriai-je. Ce mot

de volière m'avait surpris de votre part; mais je l'entends maintenant: je vois que vous voulez des

hôtes et non pas des prisonniers. - Qu'appelez-vous des hôtes? répondit Julie: c'est nous qui

sommes les leurs; ils sont ici les maîtres, et nous leur payons tribut pour en être soufferts

quelquefois. - Fort bien, repris-je; mais comment ces maîtres-là se sont-ils emparés de ce lieu? Le

moyen d'y rassembler tant d'habitants volontaires? Je n'ai pas oui dire qu'on ait jamais rien tenté

de pareil; et je n'aurais point cru qu'on y pût réussir, si je n'en avais la preuve sous mes yeux."

"La patience et le temps, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expédients dont les

gens riches ne s'avisent guère dans leurs plaisirs. Toujours pressés de jouir, la force et l'argent

sont les seuls moyens qu'ils connaissent: ils ont des oiseaux dans des cages, et des amis à tant

par mois. Si jamais des valets approchaient de ce lieu, vous en verriez bientôt les oiseaux

disparaître; et s'ils y sont à présent en grand nombre, c'est qu'il y en a toujours eu. On ne les fait

pas venir quand il n'y en a point; mais il est aisé, quand il y en a, d'en attirer davantage en

prévenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur faisant faire leur couvée en sûreté

et ne dénichant point les petits; car alors ceux qui s'y trouvent restent, et ceux qui surviennent

restent encore. Ce bocage existait, quoiqu'il fût séparé du verger; Julie n'a fait que l'y enfermer

par une haie vive, ôter celle qui l'en séparait, l'agrandir, et l'orner de nouveaux plants. Vous

voyez, à droite et à gauche de l'allée qui y conduit, deux espaces remplis d'un mélange confus

d'herbes, de pailles et de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque année du blé, du mil,

du tournesol, du chènevis, des pesettes, généralement de tous les grains que les oiseaux aiment,

et l'on n'en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, été et hiver, elle ou moi leur

apportons à manger, et quand nous y manquons, la Fanchon y supplée d'ordinaire. Ils ont l'eau à

quatre pas, comme vous le voyez. Mme de Wolmar pousse l'attention jusqu'à les pourvoir tous

les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse, et d'autres matières propres à

faire des nids. Avec le voisinage des matériaux, l'abondance des vivres et le grand soin qu'on

prend d'écarter tous les ennemis, l'éternelle tranquillité dont ils jouissent les porte à pondre en

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Julie ou La nouvelle Héloïse 302

un lieu commode où rien ne leur manque, où personne ne les trouble. Voilà comment la patrie

des pères est encore celle des enfants, et comment la peuplade se soutient et se multiplie."

"Ah! dit Julie, vous ne voyez plus rien! chacun ne songe plus qu'à soi; mais des époux

inséparables, le zèle des soins domestiques, la tendresse paternelle et maternelle, vous avez

perdu tout cela. Il y a deux mois qu'il fallait être ici pour livrer ses yeux au plus charmant

spectacle et son coeur au plus doux sentiment de la nature. - Madame, repris-je assez tristement,

vous êtes épouse et mère; ce sont des plaisirs qu'il vous appartient de connaître." Aussitôt M. de

Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant: "Vous avez des amis, et ces amis ont des

enfants; comment l'affection paternelle vous serait-elle étrangère?" Je le regardai, je regardai

Julie; tous deux se regardèrent, et me rendirent un regard si touchant, que, les embrassant l'un

après l'autre, je leur dis avec attendrissement: "Ils me sont aussi chers qu'à vous." Je ne sais par

quel bizarre effet un mot peut ainsi changer une âme; mais, depuis ce moment, M. de Wolmar

me paraît un autre homme, et je vois moins en lui le mari de celle que j'ai tant aimée que le père

de deux enfants pour lesquels je donnerais ma vie.

Je voulus faire le tour du bassin pour aller voir de plus près ce charmant asile et ses petits

habitants; mais Mme de Wolmar me retint. "Personne, me dit-elle, ne va les troubler dans leur

domicile, et vous êtes même le premier de nos hôtes que j'aie amené jusqu'ici. Il y a quatre clefs

de ce verger, dont mon père et nous avons chacun une; Fanchon a la quatrième, comme

inspectrice, et pour y mener quelquefois mes enfants; faveur dont on augmente le prix par

l'extrême circonspection qu'on exige d'eux tandis qu'ils y sont. Gustin lui-même n'y entre

jamais qu'avec un des quatre; encore, passé deux mois de printemps où ses travaux sont utiles,

n'y entre-t-il presque plus, et tout le reste se fait entre nous. - Ainsi, lui dis-je, de peur que vos

oiseaux ne soient vos esclaves, vous vous êtes rendus les leurs. - Voilà bien, reprit-elle, le propos

d'un tyran, qui ne croit jouir de sa liberté qu'autant qu'il trouble celle des autres."

Comme nous partions pour nous en retourner, M. de Wolmar jeta une poignée d'orge dans le

bassin, et en y regardant j'aperçus quelques petits poissons. "Ah! ah! dis-je aussitôt, voici

pourtant des prisonniers. - Oui, dit-il, ce sont des prisonniers de guerre auxquels on a fait grâce

de la vie. - Sans doute, ajouta sa femme. Il y a quelque temps que Fanchon vola dans la cuisine

des perchettes qu'elle apporta ici à mon insu. Je les y laisse, de peur de la mortifier si je les

renvoyais au lac; car il vaut encore mieux loger du poisson un peu à l'étroit que de fâcher un

honnête personne. - Vous avez raison, répondis-je; et celui-ci n'est pas trop à plaindre d'être

échappé de la poêle à ce prix."

"Eh bien! que vous en semble? me dit-elle en nous en retournant. Etes-vous encore au bout du

monde? - Non, dis-je, m'en voici tout à fait dehors, et vous m'avez en effet transporté dans

l'Elysée. - Le nom pompeux qu'elle a donné à ce verger, dit M. de Wolmar, mérite bien cette

raillerie. Louez modestement des jeux d'enfant, et songez qu'ils n'ont jamais rien pris sur les

soins de la mère de famille. - Je le sais, repris-je, j'en suis très sûr; et les jeux d'enfant me plaisent

plus en ce genre que les travaux des hommes.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 303

Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre; c'est qu'un lieu si différent

de ce qu'il était ne peut être devenu ce qu'il est qu'avec de la culture et du soin: cependant je ne

vois nulle part la moindre trace de culture; tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du

jardinier ne se montre point; rien ne dément l'idée d'une île déserte qui m'est venue en entrant,

et je n'aperçois aucun pas d'hommes. - Ah! dit M. de Wolmar, c'est qu'on a pris grand soin de

les effacer. J'ai été souvent témoin, quelquefois complice de la friponnerie. On fait semer du foin

sur tous les endroits labourés, et l'herbe cache bientôt les vestiges du travail; on fait couvrir

l'hiver de quelques couches d'engrais les lieux maigres et arides; l'engrais mange la mousse,

ranime l'herbe et les plantes; les arbres eux-mêmes ne s'en trouvent pas plus mal, et l'été il n'y

paraît plus. A l'égard de la mousse qui couvre quelques allées, c'est milord Edouard qui nous a

envoyé d'Angleterre le secret pour la faire naître. Ces deux côtés, continua-t-il, étaient fermés

par des murs; les murs ont été masqués, non par des espaliers, mais par d'épais arbrisseaux qui

font prendre les bornes du lieu pour le commencement d'un bois. Des deux autres côtés règnent

de fortes haies vives, bien garnies d'érable, d'aubépine, de houx, de troëne, et d'autres

arbrisseaux mélangés qui leur ôtent l'apparence de haies et leur donnent celle d'un taillis. Vous

ne voyez rien d'aligné, rien de nivelé; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la nature ne plante

rien au cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour

prolonger la promenade; cacher les bords de l'île, et en agrandir l'étendue apparente sans faire

des détours incommodes et trop fréquents."

En considérant tout cela, je trouvais assez bizarre qu'on prît tant de peine pour se cacher celle

qu'on avait prise; n'aurait-il pas mieux valu n'en point prendre? "Malgré tout ce qu'on vous a dit,

me répondit Julie, vous jugez du travail par l'effet, et vous vous trompez. Tout ce que vous voyez

sont des plantes sauvages ou robustes qu'il suffit de mettre en terre, et qui viennent ensuite

d'elles-mêmes. D'ailleurs, la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais

attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu'ils défigurent quand ils sont à leur portée: elle

fuit les lieux fréquentés; c'est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des îles

désertes, qu'elle étale ses charmes les plus touchants. Ceux qui l'aiment et ne peuvent l'aller

chercher si loin sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec

eux; et tout cela ne peut se faire sans un peu d'illusion."

A ces mots, il me vint une imagination qui les fit rire. "Je me figure, leur dis-je, un homme riche

de Paris ou de Londres, maître de cette maison, et amenant avec lui un architecte chèrement

payé pour gâter la nature. Avec quel dédain il entrerait dans ce lieu simple et mesquin! Avec quel

mépris il ferait arracher toutes ces guenilles! Les beaux alignements qu'il prendrait! Les belles

allées qu'il ferait percer! Les belles pattes-d'oie, les beaux arbres en parasol, en éventail! Les

beaux treillages bien sculptés! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien

contournées! Les beaux boulingrins de fin gazon d'Angleterre, ronds, carrés, échancrés, ovales!

Les beaux ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres! Les

beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin!... - Quand tout cela

sera exécuté, dit M. de Wolmar, il aura fait un très beau lieu dans lequel on n'ira guère, et dont

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Julie ou La nouvelle Héloïse 304

on sortira toujours avec empressement pour aller chercher la campagne; un lieu triste, où l'on ne

se promènera point, mais par où l'on passera pour s'aller promener; au lieu que dans mes

courses champêtres je me hâte souvent de rentrer pour venir me promener ici.

Je ne vois dans ces terrains si vastes et si richement ornés que la vanité du propriétaire et de

l'artiste, qui, toujours empressés d'étaler, l'un sa richesse et l'autre son talent, préparent, à

grands frais, de l'ennui à quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goût de grandeur qui

n'est point fait pour l'homme empoisonne ses plaisirs. L'air grand est toujours triste; il fait

songer aux misères de celui qui l'affecte. Au milieu de ses parterres et de ses grandes allées, son

petit individu ne s'agrandit point: un arbre de vingt pieds le couvre comme un de soixante: il

n'occupe jamais que ses trois pieds d'espace, et se perd comme un ciron dans ses immenses

possessions.

Il y a un autre goût directement opposé à celui-là, et plus ridicule encore, en ce qu'il ne laisse pas

même jouir de la promenade pour laquelle les jardins sont faits. - J'entends, lui dis-je; c'est celui

de ces petits curieux, de ces petits fleuristes qui se pâment à l'aspect d'une renoncule, et se

prosternent devant des tulipes." Là-dessus, je leur racontai, milord, ce qui m'était arrivé

autrefois à Londres dans ce jardin de fleurs où nous fûmes introduits avec tant d'appareil, et où

nous vîmes briller si pompeusement tous les trésors de la Hollande sur quatre couches de

fumier. Je n'oubliai pas la cérémonie du parasol et de la petite baguette dont on m'honora, moi

indigne, ainsi que les autres spectateurs. Je leur confessai humblement comment, ayant voulu

m'évertuer à mon tour, et hasarder de m'extasier à la vue d'une tulipe dont la couleur me parut

vive et la forme élégante, je fus moqué, hué, sifflé de tous les savants, et comment le professeur

du jardin, passant du mépris de la fleur à celui du panégyriste, ne daigna plus me regarder de

toute la séance. "Je pense, ajoutai-je, qu'il eut bien du regret à sa baguette et à son parasol

profanés."

"Ce goût, dit M. de Wolmar, quand il dégénère en manie, a quelque chose de petit et de vain qui

le rend puéril et ridiculement coûteux. L'autre, au moins, a de la noblesse, de la grandeur, et

quelque sorte de vérité; mais qu'est-ce que la valeur d'une patte ou d'un oignon, qu'un insecte

ronge ou détruit peut-être au moment qu'on le marchande, ou d'une fleur précieuse à midi et

flétrie avant que le soleil soit couché? Qu'est-ce qu'une beauté conventionnelle qui n'est sensible

qu'aux yeux des curieux, et qui n'est beauté que parce qu'il leur plaît qu'elle le soit? Le temps

peut venir qu'on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu'on y cherche aujourd'hui, et

avec autant de raison; alors vous serez le docte à votre tour, et votre curieux l'ignorant. Toutes

ces petites observations qui dégénèrent en étude ne conviennent point à l'homme raisonnable

qui veut donner à son corps un exercice modéré, ou délasser son esprit à la promenade en

s'entretenant avec ses amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos regards en passant, et non

pour être si curieusement anatomisées. Voyez leur reine briller de toutes parts dans ce verger:

elle parfume l'air, elle enchante les yeux, et ne coûte presque ni soin ni culture. C'est pour cela

que les fleuristes la dédaignent: la nature l'a faite si belle qu'ils ne lui sauraient ajouter des

beautés de convention; et, ne pouvant se tourmenter à la cultiver, ils n'y trouvent rien qui les

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Julie ou La nouvelle Héloïse 305

flatte. L'erreur des prétendus gens de goût est de vouloir de l'art partout, et de n'être jamais

contents que l'art ne paraisse; au lieu que c'est à le cacher que consiste le véritable goût, surtout

quand il est question des ouvrages de la nature. Que signifient ces allées si droites, si sablées,

qu'on trouve sans cesse, et ces étoiles, par lesquelles, bien loin d'étendre aux yeux la grandeur

d'un parc, comme on l'imagine, on ne fait qu'en montrer maladroitement les bornes? Voit-on

dans les bois du sable de rivière, ou le pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable que sur la

mousse ou la pelouse? La nature emploie-t-elle sans cesse l'équerre et la règle? Ont-ils peur

qu'on ne la reconnaisse en quelque chose malgré leurs soins pour la défigurer? Enfin, n'est-il pas

plaisant que, comme s'ils étaient déjà las de la promenade en la commençant, ils affectent de la

faire en ligne droite pour arriver plus vite au terme? Ne dirait-on pas que, prenant le plus court

chemin, ils font un voyage plutôt qu'une promenade, et se hâtent de sortir aussitôt qu'ils sont

entrés?

Que fera donc l'homme de goût qui vit pour vivre, qui sait jouir de lui-même, qui cherche les

plaisirs vrais et simples, et qui veut se faire une promenade à la porte de sa maison? Il la fera si

commode et si agréable qu'il s'y puisse plaire à toutes les heures de la journée, et pourtant si

simple et si naturelle qu'il semble n'avoir rien fait. Il rassemblera l'eau, la verdure, l'ombre et la

fraîcheur; car la nature aussi rassemble toutes ces choses. Il ne donnera à rien de la symétrie; elle

est ennemie de la nature et de la variété; et toutes les allées d'un jardin ordinaire se ressemblent

si fort qu'on croit être toujours dans la même: il élaguera le terrain pour s'y promener

commodément, mais les deux côtés de ses allées ne seront point toujours exactement parallèles;

la direction n'en sera pas toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de vague comme la

démarche d'un homme oisif qui erre en se promenant. Il ne s'inquiétera point de se percer au

loin de belles perspectives: le goût des points de vue et des lointains vient du penchant qu'ont la

plupart des hommes à ne se plaire qu'où ils ne sont pas; ils sont toujours avides de ce qui est loin

d'eux; et l'artiste, qui ne sait pas les rendre assez contents de ce qui les entoure, se donne cette

ressource pour les amuser. Mais l'homme dont je parle n'a pas cette inquiétude; et, quand il est

bien où il est, il ne se soucie point d'être ailleurs. Ici, par exemple, on n'a pas de vue hors du lieu,

et l'on est très content de n'en pas avoir. On penserait volontiers que tous les charmes de la

nature y sont renfermés, et je craindrais fort que la moindre échappé de vue au dehors n'ôtât

beaucoup d'agrément à cette promenade. Certainement tout homme qui n'aimera pas à passer

les beaux jours dans un lieu si simple et si agréable n'a pas le goût pur ni l'âme saine. J'avoue

qu'il n'y faut pas amener en pompe les étrangers; mais en revanche on s'y peut plaire soi-même,

sans le montrer à personne."

"Monsieur, lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins ont de fort bonnes raisons

pour n'aimer guère à se promener tout seul, ni à se trouver vis-à-vis d'eux-mêmes; ainsi ils font

très bien de ne songer en cela qu'aux autres. Au reste, j'ai vu à la Chine des jardins tels que vous

les demandez, et faits avec tant d'art que l'art n'y paraissait point, mais d'une manière si

dispendieuse et entretenus à si grands frais, que cette idée m'ôtait tout le plaisir que j'aurais pu

goûter à les voir. C'étaient des roches, des grottes, des cascades artificielles, dans des lieux plains

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Julie ou La nouvelle Héloïse 306

et sablonneux où l'on n'a que de l'eau de puits; c'étaient des fleurs et des plantes rares de tous les

climats de la Chine et de la Tartarie rassemblées et cultivées en un même sol. On n'y voyait à la

vérité ni belles allées ni compartiments réguliers; mais on y voyait entassées avec profusion des

merveilles qu'on ne trouve qu'éparses et séparées; la nature s'y présentait sous mille aspects

divers, et le tout ensemble n'était point naturel. Ici l'on n'a transporté ni terres ni pierres, on n'a

fait ni pompes ni réservoirs, on n'a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches, ni de

paillassons. Un terrain presque uni a reçu des ornements très simples; des herbes communes,

des arbrisseaux communs, quelques filets d'eau coulant sans apprêt, sans contrainte, ont suffi

pour l'embellir. C'est un jeu sans effort, dont la facilité donne au spectateur un nouveau plaisir.

Je sens que ce séjour pourrait être encore plus agréable et me plaire infiniment moins. Tel est,

par exemple, le parc célèbre de milord Cobham à Staw. C'est un composé de lieux très beaux et

très pittoresques dont les aspects ont été choisis en différents pays, et dont tout paraît naturel,

excepté l'assemblage, comme dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maître

et le créateur de cette superbe solitude y a même fait construire des ruines, des temples,

d'anciens édifices; et les temps ainsi que les lieux y sont rassemblés avec une magnificence plus

qu'humaine. Voilà précisément de quoi je me plains. Je voudrais que les amusements des

hommes eussent toujours un air facile qui ne fît point songer à leur faiblesse, et qu'en admirant

ces merveilles on n'eût point l'imagination fatiguée des sommes et des travaux qu'elles ont

coûtés. Le sort ne nous donne-t-il pas assez de peines sans en mettre jusque dans nos jeux?

Je n'ai qu'un seul reproche à faire à votre Elysée, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous

paraîtra grave; c'est d'être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle

promenade, ayant de l'autre côté de la maison des bosquets si charmants et si négligés? - Il est

vrai, dit-elle un peu embarrassée; mais j'aime mieux ceci. - Si vous aviez bien songé à votre

question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle serait plus qu'indiscrète. Jamais

ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la

raison quoiqu'elle me l'ait toujours tué. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez à respecter les lieux

où vous êtes; ils sont plantés par les mains de la vertu."

A peine avais-je reçu cette juste réprimande, que la petite famille, menée par Fanchon, entra

comme nous sortions. Ces trois aimables enfants se jetèrent au cou de M. et de Mme de

Wolmar. J'eus ma part de leurs petites caresses. Nous rentrâmes, Julie et moi, dans l'Elysée en

faisant quelques pas avec eux, puis nous allâmes rejoindre M. de Wolmar, qui parlait à des

ouvriers. Chemin faisant, elle me dit qu'après être devenue mère, il lui était venu sur cette

promenade une idée qui avait augmenté son zèle pour l'embellir. "J'ai pensé, me dit-elle, à

l'amusement de mes enfants et à leur santé quand ils seront plus âgés. L'entretien de ce lieu

demande plus de soin que de peine; il s'agit plutôt de donner un certain contour aux rameaux

des plants que de bêcher et labourer la terre: j'en veux faire un jour mes petits jardiniers; ils

auront autant d'exercice qu'il leur en faut pour renforcer leur tempérament, et pas assez pour le

fatiguer. D'ailleurs ils feront faire ce qui sera trop fort pour leur âge, et se borneront au travail

qui les amusera. Je ne saurais vous dire, ajouta-t-elle, quelle douceur je goûte à me représenter

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Julie ou La nouvelle Héloïse 307

mes enfants occupés à me rendre les petits soins que je prends avec tant de plaisir pour eux, et la

joie de leurs tendres coeurs en voyant leur mère se promener avec délices sous des ombrages

cultivés de leurs mains. En vérité, mon ami, me dit-elle d'une voix émue, des jours ainsi passés

tiennent du bonheur de l'autre vie; et ce n'est pas sans raison qu'en y pensant j'ai donné d'avance

à ce lieu le nom d'Elysée." Milord, cette incomparable femme est mère comme elle est épouse,

comme elle est amie, comme elle est fille; et, pour l'éternel supplice de mon coeur, c'est encore

ainsi qu'elle fut amante.

Enthousiasmé d'un séjour si charmant, je les priai le soir de trouver bon que, durant mon séjour

chez eux, la Fanchon me confiât sa clef et le soin de nourrir les oiseaux. Aussitôt Julie envoya le

sac de grain dans ma chambre et me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi je la reçus avec une

sorte de peine: il me sembla que j'aurais mieux aimé celle de M. de Wolmar.

Ce matin je me suis levé de bonne heure et avec l'empressement d'un enfant je suis allé

m'enfermer dans l'île déserte. Que d'agréables pensées j'espérais porter dans ce lieu solitaire, où

le doux aspect de la seule nature devait chasser de mon souvenir tout cet ordre social et factice

qui m'a rendu si malheureux! Tout ce qui va m'environner est l'ouvrage de celle qui me fut si

chère. Je la contemplerai tout autour de moi; je ne verrai rien que sa main n'ait touché; je baiserai

des fleurs que ses pieds auront foulées; je respirerai avec la rosée un air qu'elle a respiré; son goût

dans ses amusements me rendra présents tous ses charmes, et je la trouverai partout comme elle

est au fond de mon coeur.

En entrant dans l'Elysée avec ces dispositions, je me suis subitement rappelé le dernier mot que

me dit hier M. de Wolmar à peu près dans la même place. Le souvenir de ce seul mot a changé

sur-le-champ tout l'état de mon âme. J'ai cru voir l'image de la vertu où je cherchais celle du

plaisir; cette image s'est confondue dans mon esprit avec les traits de Mme de Wolmar; et, pour

la première fois depuis mon retour, j'ai vu Julie en son absence, non telle qu'elle fut pour moi et

que j'aime encore à me la représenter, mais telle qu'elle se montre à mes yeux tous les jours.

Milord, j'ai cru voir cette femme si charmante, si chaste et si vertueuse, au milieu de ce même

cortège qui l'entourait hier. Je voyais autour d'elle ses trois aimables enfants, honorable et

précieux gage de l'union conjugale et de la tendre amitié, lui faire et recevoir d'elle mille

touchantes caresses. Je voyais à ses côtés le grave Wolmar, cet époux si chéri, si heureux, si digne

de l'être. Je croyais voir son oeil pénétrant et judicieux percer au fond de mon coeur et m'en faire

rougir encore; je croyais entendre sortir de sa bouche des reproches trop mérités et des leçons

trop mal écoutées. Je voyais à sa suite cette même Fanchon Regard, vivante preuve du triomphe

des vertus et de l'humanité sur le plus ardent amour. Ah! quel sentiment coupable eût pénétré

jusqu'à elle à travers cette inviolable escorte? Avec quelle indignation j'eusse étouffé les vils

transports d'une passion criminelle et mal éteinte, et que je me serais méprisé de souiller d'un

seul soupir un aussi ravissant tableau d'innocence et d'honnêteté! Je repassais dans ma mémoire

les discours qu'elle m'avait tenus en sortant, puis, remontant avec elle dans un avenir qu'elle

contemple avec tant de charmes, je voyais cette tendre mère essuyer la sueur du front de ses

enfants, baiser leurs joues enflammées, et livrer ce coeur fait pour aimer au plus doux sentiment

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Julie ou La nouvelle Héloïse 308

de la nature. Il n'y avait pas jusqu'à ce nom d'Elysée qui ne rectifiât en moi les écarts de

l'imagination, et ne portât dans mon âme un calme préférable au trouble des passions les plus

séduisantes. Il me peignait en quelque sorte l'intérieur de celle qui l'avait trouvé; je pensais

qu'avec une conscience agitée on n'aurait jamais choisi ce nom-là. Je me disais: "La paix règne au

fond de son coeur comme dans l'asile qu'elle a nommé."

Je m'étais promis une rêverie agréable; j'ai rêvé plus agréablement que je ne m'y étais attendu.

J'ai passé dans l'Elysée deux heures auxquelles je ne préfère aucun temps de ma vie. En voyant

avec quel charme et quelle rapidité elles s'étaient écoulées, j'ai trouvé qu'il y a dans la méditation

des pensées honnêtes une sorte de bien-être que les méchants n'ont jamais connu; c'est celui de

se plaire avec soi-même. Si l'on y songeait sans prévention, je ne sais quel autre plaisir on

pourrait égaler à celui-là. Je sens au moins que quiconque aime autant que moi la solitude doit

craindre de s'y préparer des tourments. Peut-être tirerait-on des mêmes principes la clef des faux

jugements des hommes sur les avantages du vice et sur ceux de la vertu. Car la jouissance de la

vertu est tout intérieure, et ne s'aperçoit que par celui qui la sent; mais tous les avantages du vice

frappent les yeux d'autrui, et il n'y a que celui qui les a qui sache ce qu'ils lui coûtent.

Se a ciascun l'interno affanno

Si leggesse in fronte scritto,

Quanti mai, che invidia fanno,

Ci farebbero pietà!

Comme il se faisait tard sans que j'y songeasse, M. de Wolmar est venu me joindre et m'avertir

que Julie et le thé m'attendaient. "C'est vous, leur ai-je dit en m'excusant, qui m'empêchiez

d'être avec vous: je fus si charmé de ma soirée d'hier que j'en suis retourné jouir ce matin; et,

puisque vous m'avez attendu, ma matinée n'est pas perdue. - C'est fort bien dit, a répondu Mme

de Wolmar; il vaudrait mieux s'attendre jusqu'à midi que de perdre le plaisir de déjeuner

ensemble. Les étrangers ne sont jamais admis le matin dans ma chambre, et déjeunent dans la

leur. Le déjeuner est le repas des amis; les valets en sont exclus, les importuns ne s'y montrent

point, on y dit tout ce qu'on pense, on y révèle tous ses secrets; on n'y contraint aucun de ses

sentiments; on peut s'y livrer sans imprudence aux douceurs de la confiance et de la familiarité.

C'est presque le seul moment où il soit permis d'être ce qu'on est: que ne dure-t-il toute la

journée!" Ah! Julie, ai-je été prêt à dire, voilà un voeu bien intéressé! Mais je me suis tu. La

première chose que j'ai retranchée avec l'amour a été la louange. Louer quelqu'un en face, à

moins que ce ne soit sa maîtresse, qu'est-ce faire autre chose sinon le taxer de vanité? Vous savez,

milord, si c'est à Mme de Wolmar qu'on peut faire ce reproche. Non, non; je l'honore trop pour

ne pas l'honorer en silence. La voir, l'entendre, observer sa conduite, n'est-ce pas assez la louer?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 309

Lettre XII de Madame de Wolmar à Madame d'Orbe

Il est écrit, chère amie, que tu dois être dans tous les temps ma sauvegarde contre moi-même, et

qu'après m'avoir délivrée avec tant de peine des pièges de mon coeur tu me garantiras encore de

ceux de ma raison. Après tant d'épreuves cruelles, j'apprends à me défier des erreurs comme des

passions dont elles sont si souvent l'ouvrage. Que n'ai-je eu toujours la même précaution! Si

dans les temps passés j'avais moins compté sur mes lumières, j'aurais eu moins à rougir de mes

sentiments.

Que ce préambule ne t'alarme pas. Je serais indigne de ton amitié, si j'avais encore à la consulter

sur des sujets graves. Le crime fut toujours étranger à mon coeur, et j'ose l'en croire plus éloigné

que jamais. Ecoute-moi donc paisiblement, ma cousine, et crois que je n'aurai jamais besoin de

conseil sur des doutes que la seule honnêteté peut résoudre.

Depuis six ans que je vis avec M. de Wolmar dans la plus parfaite union qui puisse régner entre

deux époux, tu sais qu'il ne m'a jamais parlé ni de sa famille ni de sa personne, et que, l'ayant

reçu d'un père aussi jaloux du bonheur de sa fille que de l'honneur de sa maison, je n'ai point

marqué d'empressement pour en savoir sur son compte plus qu'il ne jugeait à propos de m'en

dire. Contente de lui devoir, avec la vie de celui qui me l'a donnée, mon honneur, mon repos, ma

raison, mes enfants, et tout ce qui peut me rendre quelque prix à mes propres yeux, j'étais bien

assurée que ce que j'ignorais de lui ne démentait point ce qui m'était connu; et je n'avais pas

besoin d'en savoir davantage pour l'aimer, l'estimer, l'honorer autant qu'il était possible.

Ce matin, en déjeunant, il nous a proposé un tour de promenade avant la chaleur; puis, sous

prétexte de ne pas courir, disait-il, la campagne en robe de chambre, il nous a menés dans les

bosquets, et précisément, ma chère, dans ce même bosquet où commencèrent tous les malheurs

de ma vie. En approchant de ce lieu fatal, je me suis senti un affreux battement de coeur; et

j'aurais refusé d'entrer si la honte ne m'eût retenue, et si le souvenir d'un mot qui fut dit l'autre

jour dans l'Elysée ne m'eût fait craindre les interprétations. Je ne sais si le philosophe était plus

tranquille; mais quelque temps après, ayant par hasard tourné les yeux sur lui, je l'ai trouvé pâle,

changé, et je ne puis te dire quelle peine tout cela m'a fait.

En entrant dans le bosquet j'ai vu mon mari me jeter un coup d'oeil et sourire. Il s'est assis entre

nous; et, après un moment de silence, nous prenant tous deux par la main: "Mes enfants, nous a-

t-il dit, je commence à voir que mes projets ne seront point vains et que nous pouvons être unis

tous trois d'un attachement durable, propre à faire notre bonheur commun et ma consolation

dans les ennuis d'une vieillesse qui s'approche. Mais je vous connais tous deux mieux que vous

ne me connaissez; il est juste de rendre les choses égales; et quoique je n'aie rien de fort

intéressant à vous apprendre, puisque vous n'avez plus de secret pour moi, je n'en veux plus

avoir pour vous."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 310

Alors il nous a révélé le mystère de sa naissance, qui jusqu'ici n'avait été connu que de mon père.

Quand tu le sauras, tu concevras jusqu'où vont le sang-froid et la modération d'un homme

capable de taire six ans un pareil secret à sa femme; mais ce secret n'est rien pour lui, et il y pense

trop peu pour se faire un grand effort de n'en pas parler.

"Je ne vous arrêterai point, nous a-t-il dit, sur les événements de ma vie; ce qui peut vous

importer est moins de connaître mes aventures que mon caractère. Elles sont simples comme

lui; et sachant bien ce que je suis, vous comprendrez aisément ce que j'ai pu faire. J'ai

naturellement l'âme tranquille et le coeur froid. Je suis de ces hommes qu'on croit bien injurier

en disant qu'ils ne sentent rien, c'est-à-dire qu'ils n'ont point de passion qui les détourne de

suivre le vrai guide de l'homme. Peu sensible au plaisir et à la douleur, je n'éprouve que très

faiblement ce sentiment d'intérêt et d'humanité qui nous approprie les affections d'autrui. Si j'ai

de la peine à voir souffrir les gens de bien, la pitié n'y entre pour rien, car je n'en ai point à voir

souffrir les méchants. Mon seul principe actif est le goût naturel de l'ordre; et le concours bien

combiné du jeu de la fortune et des actions des hommes me plaît exactement comme une belle

symétrie dans un tableau, ou comme une pièce bien conduite au théâtre. Si j'ai quelque passion

dominante, c'est celle de l'observation. J'aime à lire dans les coeurs des hommes; comme le mien

me fait peu d'illusion, que j'observe de sang-froid et sans intérêt, et qu'une longue expérience

m'a donné de la sagacité, je ne me trompe guère dans mes jugements; aussi c'est là toute la

récompense de l'amour-propre dans mes études continuelles; car je n'aime point à faire un rôle,

mais seulement à voir jouer les autres: la société m'est agréable pour la contempler, non pour en

faire partie. Si je pouvais changer la nature de mon être et devenir un oeil vivant je ferais

volontiers cet échange. Ainsi mon indifférence pour les hommes ne me rend point indépendant

d'eux; sans me soucier d'en être vu, j'ai besoin de les voir, et sans m'être chers, ils me sont

nécessaires.

Les deux premiers états de la société que j'eus occasion d'observer furent les courtisans et les

valets; deux ordres d'hommes moins différents en effet qu'en apparence, et si peu dignes d'être

étudiés, si faciles à connaître, que je m'ennuyai d'eux au premier regard. En quittant la cour, où

tout est sitôt vu, je me dérobai sans le savoir au péril qui m'y menaçait et dont je n'aurais point

échappé. Je changeai de nom; et, voulant connaître les militaires, j'allai chercher du service chez

un prince étranger; c'est là que j'eus le bonheur d'être utile à votre père, que le désespoir d'avoir

tué son ami forçait à s'exposer témérairement et contre son devoir. Le coeur sensible et

reconnaissant de ce brave officier commença dès lors à me donner meilleure opinion de

l'humanité. Il s'unit à moi d'une amitié à laquelle il m'était impossible de refuser la mienne, et

nous ne cessâmes d'entretenir depuis ce temps-là des liaisons qui devinrent plus étroites de jour

en jour. J'appris dans ma nouvelle condition que l'intérêt n'est pas, comme je l'avais cru, le seul

mobile des actions humaines, et que parmi les foules de préjugés qui combattent la vertu il en

est aussi qui la favorisent. Je conçus que le caractère général de l'homme est un amour-propre

indifférent par lui-même, bon ou mauvais par les accidents qui le modifient, et qui dépendent

des coutumes, des lois, des rangs, de la fortune, et de toute notre police humaine. Je me livrai

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Julie ou La nouvelle Héloïse 311

donc à mon penchant; et, méprisant la vaine opinion des conditions, je me jetai successivement

dans les divers états qui pouvaient m'aider à les comparer tous et à connaître les uns par les

autres. Je sentis, comme vous l'avez remarqué dans quelque lettre, dit-il à Saint-Preux, qu'on ne

voit rien quand on se contente de regarder, qu'il faut agir soi-même pour voir agir les hommes;

et je me fis acteur pour être spectateur. Il est toujours aisé de descendre: j'essayai d'une

multitude de conditions dont jamais homme de la mienne ne s'était avisé. Je devins même

paysan; et quand Julie m'a fait garçon jardinier, elle ne m'a point trouvé si novice au métier

qu'elle aurait pu croire.

Avec la véritable connaissance des hommes, dont l'oisive philosophie ne donne que l'apparence,

je trouvai un autre avantage auquel je ne m'étais point attendu; ce fut d'aiguiser par une vie

active cet amour de l'ordre que j'ai reçu de la nature, et de prendre un nouveau goût pour le bien

par le plaisir d'y contribuer. Ce sentiment me rendit un peu moins contemplatif, m'unit un peu

plus à moi même; et, par une suite assez naturelle de ce progrès, je m'aperçus que j'étais seul. La

solitude qui m'ennuya toujours me devenait affreuse, et je ne pouvais plus espérer de l'éviter

longtemps. Sans avoir perdu ma froideur, j'avais besoin d'un attachement; l'image de la caducité

sans consolation m'affligeait avant le temps, et, pour la première fois de ma vie, je connus

l'inquiétude et la tristesse. Je parlai de ma peine au baron d'Etange. "Il ne faut point, me dit-il,

vieillir garçon. Moi-même, après avoir vécu presque indépendant dans les liens du mariage, je

sens que j'ai besoin de redevenir époux et père, et je vais me retirer dans le sein de ma famille. Il

ne tiendra qu'à vous d'en faire la vôtre et de me rendre le fils que j'ai perdu. J'ai une fille unique à

marier; elle n'est pas sans mérite; elle a le coeur sensible, et l'amour de son devoir lui fait aimer

tout ce qui s'y rapporte. Ce n'est ni une beauté ni un prodige d'esprit; mais venez la voir, et

croyez que, si vous ne sentez rien pour elle, vous ne sentirez jamais rien pour personne au

monde." Je vins, je vous vis, Julie, et je trouvai que votre père m'avait parlé modestement de vous.

Vos transports, vos larmes de joie en l'embrassant, me donnèrent la première ou plutôt la seule

émotion que j'aie éprouvée de ma vie. Si cette impression fut légère, elle était unique; et les

sentiments n'ont besoin de force pour agir qu'en proportion de ceux qui leur résistent. Trois ans

d'absence ne changèrent point l'état de mon coeur. L'état du vôtre ne m'échappa pas à mon

retour; et c'est ici qu'il faut que je vous venge d'un aveu qui vous a tant coûté." Juge, ma chère,

avec quelle étrange surprise j'appris alors que tous mes secrets lui avaient été révélés avant mon

mariage, et qu'il m'avait épousée sans ignorer que j'appartenais à un autre.

"Cette conduite était inexcusable, a continué M. de Wolmar. J'offensais la délicatesse; je péchais

contre la prudence; j'exposais votre honneur et le mien; je devais craindre de nous précipiter

tous deux dans des malheurs sans ressource; mais je vous aimais, et n'aimais que vous; tout le

reste m'était indifférent. Comment réprimer la passion même la plus faible, quand elle est sans

contrepoids? Voilà l'inconvénient des caractères froids et tranquilles: tout va bien tant que leur

froideur les garantit des tentations; mais s'il en survient une qui les atteigne, ils sont aussitôt

vaincus qu'attaqués; et la raison, qui gouverne tandis qu'elle est seule, n'a jamais de force pour

résister au moindre effort. Je n'ai été tenté qu'une fois, et j'ai succombé. Si l'ivresse de quelque

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Julie ou La nouvelle Héloïse 312

autre passion m'eût fait vaciller encore, j'aurais fait autant de chutes que de faux pas. Il n'y a que

des âmes de feu qui sachent combattre et vaincre; tous les grands efforts, toutes les actions

sublimes sont leur ouvrage: la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre, et l'on ne triomphe des

passions qu'en les opposant l'une à l'autre. Quand celle de la vertu vient à s'élever, elle domine

seule et tient tout en équilibre. Voilà comment se forme le vrai sage, qui n'est pas plus qu'un

autre à l'abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote fait

route par les mauvais vents.

Vous voyez que je ne prétends pas exténuer ma faute: si c'en eût été une, je l'aurais faite

infailliblement; mais, Julie, je vous connaissais, et n'en fis point en vous épousant. Je sentis que

de vous seule dépendait tout le bonheur dont je pouvais jouir, et que si quelqu'un était capable

de vous rendre heureuse, c'était moi. Je savais que l'innocence et la paix étaient nécessaires à

votre coeur, que l'amour dont il était préoccupé ne les lui donnerait jamais, et qu'il n'y avait que

l'horreur du crime qui pût en chasser l'amour. Je vis que votre âme était dans un accablement

dont elle ne sortirait que par un nouveau combat, et que ce serait en sentant combien vous

pouviez encore être estimable que vous apprendriez à le devenir.

Votre coeur était usé pour l'amour: je comptai donc pour rien une disproportion d'âge qui

m'ôtait le droit de prétendre à un sentiment dont celui qui en était l'objet ne pouvait jouir, et

impossible à obtenir pour tout autre. Au contraire, voyant dans une vie plus d'à moitié écoulée

qu'un seul goût s'était fait sentir à moi, je jugeai qu'il serait durable, et je me plus à lui conserver

le reste de mes jours. Dans mes longues recherches, je n'avais rien trouvé qui vous valût; je

pensai que ce que vous ne feriez pas, nulle autre au monde ne pourrait le faire; j'osai croire à la

vertu, et vous épousai. Le mystère que vous me faisiez ne me surprit point; j'en savais les

raisons, et je vis dans votre sage conduite celle de sa durée. Par égard pour vous j'imitai votre

réserve, et ne voulus point vous ôter l'honneur de me faire un jour de vous-même un aveu que je

voyais à chaque instant sur le bord de vos lèvres. Je ne me suis trompé en rien; vous avez tenu

tout ce que je m'étais promis de vous. Quand je voulus me choisir une épouse, je désirai d'avoir

en elle une compagne aimable, sage, heureuse. Les deux premières conditions sont remplies:

mon enfant, j'espère que la troisième ne nous manquera pas."

A ces mots, malgré tous mes efforts pour ne l'interrompre que par mes pleurs, je n'ai pu

m'empêcher de lui sauter au cou en m'écriant: "Mon cher mari! ô le meilleur et le plus aimé des

hommes! apprenez-moi ce qui manque à mon bonheur, si ce n'est le vôtre, et d'être mieux

mérité... - Vous êtes heureuse autant qu'il se peut, a-t-il dit en m'interrompant; vous méritez de

l'être; mais il est temps de jouir en paix d'un bonheur qui vous a jusqu'ici coûté bien des soins.

Si votre fidélité m'eût suffi, tout était fait du moment que vous me la promîtes; j'ai voulu de plus

qu'elle vous fût facile et douce, et c'est à la rendre telle que nous nous sommes tous deux

occupés de concert sans nous en parler. Julie, nous avons réussi mieux que vous ne pensez peut-

être. Le seul tort que je vous trouve est de n'avoir pu reprendre en vous la confiance que vous

vous devez, et de vous estimer moins que votre prix. La modestie extrême a ses dangers ainsi

que l'orgueil. Comme une témérité qui nous porte au delà de nos forces les rend impuissantes,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 313

un effroi qui nous empêche d'y compter les rend inutiles. La véritable prudence consiste à les

bien connaître et à s'y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles en changeant d'état. Vous n'êtes

plus cette fille infortunée qui déplorait sa faiblesse en s'y livrant; vous êtes la plus vertueuse des

femmes, qui ne connaît d'autres lois que celles du devoir et de l'honneur, et à qui le trop vif

souvenir de ses fautes est la seule faute qui reste à reprocher. Loin de prendre encore contre

vous-même des précautions injurieuses, apprenez donc à compter sur vous pour pouvoir y

compter davantage. Ecartez d'injustes défiances capables de réveiller quelquefois les sentiments

qui les ont produites. Félicitez-vous plutôt d'avoir su choisir un honnête homme dans un âge où

il est si facile de s'y tromper, et d'avoir pris autrefois un amant que vous pouvez avoir

aujourd'hui pour ami sous les yeux de votre mari même. A peine vos liaisons me furent-elles

connues, que je vous estimai l'un par l'autre. Je vis quel trompeur enthousiasme vous avait tous

deux égarés: il n'agit que sur les belles âmes; il les perd quelquefois, mais c'est par un attrait qui

ne séduit qu'elles. Je jugeai que le même goût qui avait formé votre union la relâcherait sitôt

qu'elle deviendrait criminelle, et que le vice pouvait entrer dans des coeurs comme les vôtres,

mais non pas y prendre racine.

Dès lors je compris qu'il régnait entre vous des liens qu'il ne fallait point rompre; que votre

mutuel attachement tenait à tant de choses louables, qu'il fallait plutôt le régler que l'anéantir, et

qu'aucun des deux ne pouvait oublier l'autre sans perdre beaucoup de son prix. Je savais que les

grands combats ne font qu'irriter les grandes passions, et que si les violents efforts exercent

l'âme, ils lui coûtent des tourments dont la durée est capable de l'abattre. J'employai la douceur

de Julie pour tempérer sa sévérité. Je nourris son amitié pour vous, dit-il à Saint-Preux; j'en ôtai

ce qui pouvait y rester de trop; et je crois vous avoir conservé de son propre coeur plus peut-être

qu'elle ne vous en eût laissé, si je l'eusse abandonné à lui-même.

Mes succès m'encouragèrent, et je voulus tenter votre guérison comme j'avais obtenu la sienne,

car je vous estimais, et, malgré les préjugés du vice, j'ai toujours reconnu qu'il n'y avait rien de

bien qu'on n'obtînt des belles âmes avec de la confiance et de la franchise. Je vous ai vu, vous ne

m'avez point trompé, vous ne me trompez point; et quoique vous ne soyez pas encore ce que

vous devez être, je vous vois mieux que vous ne pensez, et suis plus content de vous que vous ne

l'êtes vous-même. Je sais bien que ma conduite a l'air bizarre, et choque toutes les maximes

communes; mais les maximes deviennent moins générales à mesure qu'on lit mieux dans les

coeurs; et le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. Mes enfants, nous

dit-il d'un ton d'autant plus touchant qu'il partait d'un homme tranquille, soyez ce que vous

êtes, et nous serons tous contents. Le danger n'est que dans l'opinion: n'ayez pas peur de vous,

et vous n'aurez rien à craindre; ne songez qu'au présent, et je vous réponds de l'avenir. Je ne puis

vous en dire aujourd'hui davantage; mais si mes projets s'accomplissent, et que mon espoir ne

m'abuse pas, nos destinées seront mieux remplies, et vous serez tous deux plus heureux que si

vous aviez été l'un à l'autre."

En se levant il nous embrassa, et voulut que nous nous embrassassions aussi, dans ce lieu... et

dans ce lieu même où jadis... Claire, ô bonne Claire, combien tu m'as toujours aimée! Je n'en fis

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Julie ou La nouvelle Héloïse 314

aucune difficulté. Hélas! que j'aurais eu tort d'en faire! Ce baiser n'eut rien de celui qui m'avait

rendu le bosquet redoutable: je m'en félicitai tristement, et je connus que mon coeur était plus

changé que jusque-là je n'avais osé le croire.

Comme nous reprenions le chemin du logis, mon mari m'arrêta par la main, et, me montrant ce

bosquet dont nous sortions, il me dit en riant: "Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d'être

profané." Tu ne veux pas me croire, cousine, mais je te jure qu'il a quelque don surnaturel pour

lire au fond des coeur; que le ciel le lui laisse toujours! Avec tant de sujet de me mépriser, c'est

sans doute à cet art que je dois son indulgence.

Tu ne vois point encore ici de conseil à donner: patience, mon ange, nous y voici; mais la

conversation que je viens de te rendre était nécessaire à l'éclaircissement du reste.

En nous en retournant, mon mari, qui depuis longtemps est attendu à Etange, m'a dit qu'il

comptait partir demain pour s'y rendre, qu'il te verrait en passant, et qu'il y resterait cinq ou six

jours. Sans dire tout ce que je pensais d'un départ aussi déplacé, j'ai représenté qu'il ne me

paraissait pas assez indispensable pour obliger M. de Wolmar à quitter un hôte qu'il avait lui-

même appelé dans sa maison. "Voulez-vous, a-t-il répliqué, que je lui fasse mes honneurs pour

l'avertir qu'il n'est pas chez lui? Je suis pour l'hospitalité des Valaisans. J'espère qu'il trouve ici

leur franchise et qu'il nous laisse leur liberté." Voyant qu'il ne voulait pas m'entendre, j'ai pris un

autre tour et tâché d'engager notre hôte à faire ce voyage avec lui. "Vous trouverez, lui ai-je dit,

un séjour qui a ses beautés, et même de celles que vous aimez; vous visiterez le patrimoine de

mes pères et le mien: l'intérêt que vous prenez à moi ne me permet pas de croire que cette vue

vous soit indifférente." J'avais la bouche ouverte pour ajouter que ce château ressemblait à celui

de milord Edouard, qui... mais heureusement j'ai eu le temps de me mordre la langue. Il m'a

répondu tout simplement que j'avais raison et qu'il ferait ce qu'il me plairait. Mais M. de

Wolmar, qui semblait vouloir me pousser à bout, a répliqué qu'il devait faire ce qui lui plaisait à

lui-même. "Lequel aimez-vous mieux, venir ou rester? - Rester, a-t-il dit sans balancer. - Eh bien!

restez, a repris mon mari en lui serrant la main. Homme honnête et vrai! je suis très content de

ce mot-là." Il n'y avait pas moyen d'alterquer beaucoup là-dessus devant le tiers qui nous

écoutait. J'ai gardé le silence, et n'ai pu cacher si bien mon chagrin que mon mari ne s'en soit

aperçu. "Quoi donc! a-t-il repris d'un air mécontent dans un moment où Saint-Preux était loin

de nous, aurais-je inutilement plaidé votre cause contre vous-même, et Mme de Wolmar se

contenterait-elle d'une vertu qui eût besoin de choisir ses occasions? Pour moi, je suis plus

difficile; je veux devoir la fidélité de ma femme à son coeur et non pas au hasard; et il ne me suffit

pas qu'elle garde sa foi, je suis offensé qu'elle en doute."

Ensuite il nous a menés dans son cabinet, où j'ai failli tomber de mon haut en lui voyant sortir

d'un tiroir, avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avais données, les

originaux mêmes de toutes les lettres que je croyais avoir vu brûler autrefois par Babi dans la

chambre de ma mère. "Voilà, m'a-t-il dit en nous les montrant, les fondements de ma sécurité:

s'ils me trompaient, ce serait une folie de compter sur rien de ce que respectent les hommes. Je

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Julie ou La nouvelle Héloïse 315

remets ma femme et mon honneur en dépôt à celle qui, fille et séduite, préférait un acte de

bienfaisance à un rendez-vous unique et sûr. Je confie Julie épouse et mère à celui qui, maître de

contenter ses désirs, sut respecter Julie amante et fille. Que celui de vous deux qui se méprise

assez pour penser que j'ai tort le dise, et je me rétracte à l'instant." Cousine, crois-tu qu'il fût

aisé d'oser répondre à ce langage?

J'ai pourtant cherché un moment dans l'après-midi pour prendre en particulier mon mari, et,

sans entrer dans des raisonnements qu'il ne m'était pas permis de pousser fort loin, je me suis

bornée à lui demander deux jours de délai: ils m'ont été accordés sur-le-champ. Je les emploie à

t'envoyer cet exprès et à attendre ta réponse pour savoir ce que je dois faire.

Je sais bien que je n'ai qu'à prier mon mari de ne point partir du tout, et celui qui ne me refusa

jamais rien ne me refusera pas une si légère grâce. Mais, ma chère, je vois qu'il prend plaisir à la

confiance qu'il me témoigne; et je crains de perdre une partie de son estime, s'il croit que j'aie

besoin de plus de réserve qu'il ne m'en permet. Je sais bien encore que je n'ai qu'à dire un mot à

Saint-Preux, et qu'il n'hésitera pas à l'accompagner; mais mon mari prendra-t-il ainsi le change,

et puis-je faire cette démarche sans conserver sur Saint-Preux un air d'autorité qui semblerait lui

laisser à son tour quelque sorte de droits? Je crains d'ailleurs qu'il n'infère de cette précaution

que je la sens nécessaire, et ce moyen, qui semble d'abord le plus facile, est peut-être au fond le

plus dangereux. Enfin, je n'ignore pas que nulle considération ne peut être mise en balance avec

un danger réel; mais ce danger existe-t-il en effet? Voilà précisément le doute que tu dois

résoudre.

Plus je veux sonder l'état présent de mon âme, plus j'y trouve de quoi me rassurer. Mon coeur

est pur, ma conscience est tranquille, je ne sens ni trouble ni crainte; et, dans tout ce qui se passe

en moi, la sincérité vis-à-vis de mon mari ne me coûte aucun effort. Ce n'est pas que certains

souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudrait mieux

être exempte; mais bien loin que ces souvenirs soient produits par la vue de celui qui les a causés,

ils me semblent plus rares depuis son retour, et quelque doux qu'il me soit de le voir, je ne sais

par quelle bizarrerie il m'est plus doux de penser à lui. En un mot, je trouve que je n'ai pas même

besoin du secours de la vertu pour être paisible en sa présence, et que, quand l'horreur du crime

n'existerait pas, les sentiments qu'elle a détruits auraient bien de la peine à renaître.

Mais, mon ange, est-ce assez que mon coeur me rassure quand la raison doit m'alarmer? J'ai

perdu le droit de compter sur moi. Qui me répondra que ma confiance n'est pas encore une

illusion du vice? Comment me fier à des sentiments qui m'ont tant de fois abusée? Le crime ne

commence-t-il pas toujours par l'orgueil qui fait mépriser la tentation, et braver des périls où

l'on a succombé n'est-ce pas vouloir succomber encore?

Pèse toutes ces considérations, ma cousine; tu verras que quand elles seraient vaines par elles-

mêmes, elles sont assez graves par leur objet pour mériter qu'on y songe. Tire-moi donc de

l'incertitude où elles m'ont mise. Marque-moi comment je dois me comporter dans cette

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Julie ou La nouvelle Héloïse 316

occasion délicate; car mes erreurs passées ont altéré mon jugement et me rendent timide à me

déterminer sur toutes choses. Quoi que tu penses de toi-même, ton âme est calme et tranquille,

j'en suis sûre; les objets s'y peignent tels qu'ils sont; mais la mienne, toujours émue comme une

onde agitée, les confond et les défigure. Je n'ose plus me fier à rien de ce que je vois ni de ce que

je sens: et, malgré de si longs repentirs, j'éprouve avec douleur que le poids d'une ancienne faute

est un fardeau qu'il faut porter toute sa vie.

Lettre XIII. Réponse

Pauvre cousine, que de tourments tu te donnes sans cesse avec tant de sujets de vivre en paix!

Tout ton mal vient de toi, ô Israël! Si tu suivais tes propres règles, que dans les choses de

sentiment tu n'écoutasses que la voix intérieure, et que ton coeur fît taire ta raison, tu te livrerais

sans scrupule à la sécurité qu'il t'inspire, et tu ne t'efforcerais point, contre son témoignage, de

craindre un péril qui ne peut venir que de lui.

Je t'entends, je t'entends bien, ma Julie: plus sûre de toi que tu ne feins de l'être, tu veux

t'humilier de tes fautes passées sous prétexte d'en prévenir de nouvelles, et tes scrupules sont

bien moins des précautions pour l'avenir qu'une peine imposée à la témérité qui t'a perdue

autrefois. Tu compares les temps! Y penses-tu? Compare aussi les conditions, et souviens-toi

que je te reprochais alors ta confiance comme je te reproche aujourd'hui ta frayeur.

Tu t'abuses, ma chère enfant: on ne se donne point ainsi le change à soi-même; si l'on peut

s'étourdir sur son état en n'y pensant point, on le voit tel qu'il est sitôt qu'on veut s'en occuper,

et l'on ne se déguise pas plus ses vertus que ses vices. Ta douceur, ta dévotion, t'ont donné du

penchant à l'humilité. Défie-toi de cette dangereuse vertu qui ne fait qu'animer l'amour-propre

en le concentrant, et crois que la noble franchise d'une âme droite est préférable à l'orgueil des

humbles. S'il faut de la tempérance dans la sagesse, il en faut aussi dans les précautions qu'elle

inspire, de peur que des soins ignominieux à la vertu n'avilissent l'âme, et n'y réalisent un

danger chimérique à force de nous en alarmer. Ne vois-tu pas qu'après s'être relevé d'une chute il

faut se tenir debout, et que s'incliner du côté opposé à celui où l'on est tombé c'est le moyen de

tomber encore? Cousine, tu fus amante comme Héloïse, te voilà dévote comme elle; plaise à

Dieu que ce soit avec plus de succès! En vérité, si je connaissais moins ta timidité naturelle, tes

erreurs seraient capables de m'effrayer à mon tour; et si j'étais aussi scrupuleuse, à force de

craindre pour toi, tu me ferais trembler pour moi-même.

Penses-y mieux, mon aimable amie: toi dont la morale est aussi facile et douce qu'elle est

honnête et pure, ne mets-tu point une âpreté trop rude, et qui sort de ton caractère, dans tes

maximes sur la séparation des sexes? Je conviens avec toi qu'ils ne doivent pas vivre ensemble ni

d'une même manière; mais regarde si cette importante règle n'aurait pas besoin de plusieurs

distinctions dans la pratique; s'il faut l'appliquer indifféremment et sans exception aux femmes

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Julie ou La nouvelle Héloïse 317

et aux filles, à la société générale et aux entretiens particuliers, aux affaires et aux amusements,

et si la décence et l'honnêteté qui l'inspirent ne la doivent pas quelquefois tempérer. Tu veux

qu'en un pays de bonnes moeurs, où l'on cherche dans le mariage des convenances naturelles, il

y ait des assemblées où les jeunes gens des deux sexes puissent se voir, se connaître, et s'assortir;

mais tu leur interdis avec grande raison toute entrevue particulière. Ne serait-ce pas tout le

contraire pour les femmes et les mères de famille, qui ne peuvent avoir aucun intérêt légitime à

se montrer en public, que les soins domestiques retiennent dans l'intérieur de leur maison, et

qui ne doivent s'y refuser à rien de convenable à la maîtresse du logis? Je n'aimerais pas à te voir

dans tes caves aller faire goûter les vins aux marchands, ni quitter tes enfants pour aller régler

des comptes avec un banquier; mais, s'il survient un honnête homme qui vienne voir ton mari,

ou traiter avec lui de quelque affaire, refuseras-tu de recevoir son hôte en son absence et de lui

faire les honneurs de ta maison, de peur de te trouver tête à tête avec lui? Remonte au principe,

et toutes les règles s'expliqueront. Pourquoi pensons-nous que les femmes doivent vivre retirées

et séparées des hommes? Ferons-nous cette injure à notre sexe de croire que ce soit par des

raisons tirées de sa faiblesse, et seulement pour éviter le danger des tentations? Non, ma chère,

ces indignes craintes ne conviennent point à une femme de bien, à une mère de famille sans

cesse environnée d'objets qui nourrissent en elle des sentiments d'honneur, et livrée aux plus

respectables devoirs de la nature. Ce qui nous sépare des hommes, c'est la nature elle-même, qui

nous prescrit des occupations différentes; c'est cette douce et timide modestie qui, sans songer

précisément à la chasteté, en est la plus sûre gardienne; c'est cette réserve attentive et piquante

qui, nourrissant à la fois dans les coeurs des hommes et les désirs et le respect, sert pour ainsi

dire de coquetterie à la vertu. Voilà, pourquoi les époux mêmes ne sont pas exceptés de la règle;

voilà pourquoi les femmes les plus honnêtes conservent en général le plus d'ascendant sur leurs

maris, parce qu'à l'aide de cette sage et discrète réserve, sans caprice et sans refus, elles savent au

sein de l'union la plus tendre les maintenir à une certaine distance, et les empêchent de jamais se

rassasier d'elles. Tu conviendras avec moi que ton précepte est trop général pour ne pas

comporter des exceptions, et que, n'étant point fondé sur un devoir rigoureux, la même

bienséance qui l'établit peut quelquefois en dispenser.

La circonspection que tu fondes sur tes fautes passées est injurieuse à ton état présent: je ne la

pardonnerais jamais à ton coeur, et j'ai bien de la peine à la pardonner à ta raison. Comment le

rempart qui défend ta personne n'a-t-il pu te garantir d'une crainte ignominieuse? Comment se

peut-il que ma cousine, ma soeur, mon amie, ma Julie, confonde les faiblesse d'une fille trop

sensible avec les infidélités d'une femme coupable? Regarde tout autour de toi, tu n'y verras rien

qui ne doive élever et soutenir ton âme. Ton mari, qui en présume tant, et dont tu as l'estime à

justifier; tes enfants, que tu veux former au bien, et qui s'honoreront un jour de t'avoir eue pour

mère; ton vénérable père, qui t'est si cher, qui jouit de ton bonheur, et s'illustre de sa fille plus

même que de ses aïeux; ton amie, dont le sort dépend du tien, et à qui tu dois compte d'un

retour auquel elle a contribué; sa fille, à qui tu dois l'exemple des vertus que tu lui veux inspirer;

ton ami, cent fois plus idolâtre des tiennes que de ta personne, et qui te respecte encore plus que

tu ne le redoutes; toi-même enfin, qui trouves dans ta sagesse le prix des efforts qu'elle t'a

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Julie ou La nouvelle Héloïse 318

coûtés, et qui ne voudras jamais perdre en un moment le fruit de tant de peines; combien de

motifs capables d'animer ton courage te font honte de t'oser défier de toi? Mais, pour répondre

de ma Julie, qu'ai-je besoin de considérer ce qu'elle est? Il me suffit de savoir ce qu'elle fut durant

les erreurs qu'elle déplore. Ah! si jamais ton coeur eût été capable d'infidélité, je te permettrais

de la craindre toujours; mais, dans l'instant même où tu croyais l'envisager dans l'éloignement,

conçois l'horreur qu'elle t'eût faite présente, par celle qu'elle t'inspira dès qu'y penser eût été la

commettre.

Je me souviens de l'étonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu'il y a des pays où la

faiblesse d'une jeune amante est un crime irrémissible, quoique l'adultère d'une femme y porte le

doux nom de galanterie, et où l'on se dédommage ouvertement étant mariée de la courte gêne

où l'on vivait étant fille. Je sais quelles maximes règnent là-dessus dans le grand monde, où la

vertu n'est rien, où tout n'est que vaine apparence, où les crimes s'effacent par la difficulté de les

prouver, où la preuve même en est ridicule contre l'usage qui les autorise. Mais toi, Julie, ô toi

qui, brûlant d'une flamme pure et fidèle, n'étais coupable qu'aux yeux des hommes, et n'avais

rien à te reprocher entre le ciel et toi; toi qui te faisais respecter au milieu de tes fautes; toi qui,

livrée à d'impuissants regrets, nous forçais d'adorer encore les vertus que tu n'avais plus; toi qui

t'indignais de supporter ton propre mépris quand tout semblait te rendre excusable, oses-tu

redouter le crime après avoir payé si cher ta faiblesse? Oses-tu craindre de valoir moins

aujourd'hui que dans les temps qui t'ont tant coûté de larmes? Non, ma chère; loin que tes

anciens égarements doivent t'alarmer, ils doivent animer ton courage: un repentir si cuisant ne

mène point au remords, et quiconque est si sensible à la honte ne sait point braver l'infamie.

Si jamais une âme faible eut des soutiens contre sa faiblesse, ce sont ceux qui s'offrent à toi; si

jamais une âme forte a pu se soutenir elle-même, la tienne a-t-elle besoin d'appui? Dis-moi donc

quels sont les raisonnables motifs de crainte. Toute ta vie n'a été qu'un combat continuel, où,

même après ta défaite, l'honneur, le devoir, n'ont cessé de résister, et ont fini par vaincre. Ah!

Julie, croirai-je qu'après tant de tourments et de peines, douze ans de pleurs et six ans de gloire

te laissent redouter une épreuve de huit jours? En deux mots, sois sincère avec toi-même: si le

péril existe, sauve ta personne et rougis de ton coeur; s'il n'existe pas, c'est outrager ta raison,

c'est flétrir ta vertu, que de craindre un danger qui ne peut l'atteindre. Ignores-tu qu'il est des

tentations déshonorantes qui n'approchèrent jamais d'une âme honnête, qu'il est même honteux

de les vaincre, et que se précautionner contre elles est moins s'humilier que s'avilir?

Je ne prétends pas te donner mes raisons pour invincibles, mais te montrer seulement qu'il y en

a qui combattent les tiennes; et cela suffit pour autoriser mon avis. Ne t'en rapporte ni à toi qui

ne sais pas te rendre justice, ni à moi qui dans tes défauts n'ai jamais su voir que ton coeur, et t'ai

toujours adorée, mais à ton mari, qui te voit telle que tu es, et te juge exactement selon ton

mérite. Prompte comme tous les gens sensibles à mal juger de ceux qui ne le sont pas, je me

défiais de sa pénétration dans les secrets des coeurs tendres; mais, depuis l'arrivée de notre

voyageur, je vois par ce qu'il m'écrit qu'il lit très bien dans les vôtres, et que pas un des

mouvements qui s'y passent n'échappe à ses observations. Je les trouve même si fines et si justes,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 319

que j'ai rebroussé presque à l'autre extrémité de mon premier sentiment, et je croirais volontiers

que les hommes froids, qui consultent plus leurs yeux que leur coeur, jugent mieux des passions

d'autrui que les gens turbulents et vifs ou vains comme moi, qui commencent toujours par se

mettre à la place des autres, et ne savent jamais voir que ce qu'ils sentent. Quoi qu'il en soit, M.

de Wolmar te connaît bien; il t'estime, il t'aime, et son sort est lié au tien: que lui manque-t-il

pour que tu lui laisses l'entière direction de ta conduite sur laquelle tu crains de t'abuser? Peut-

être, sentant approcher la vieillesse, veut-il par des épreuves propres à le rassurer prévenir les

inquiétudes jalouses qu'une jeune femme inspire ordinairement à un vieux mari; peut-être le

dessein qu'il a demande-t-il que tu puisses vivre familièrement avec ton ami sans alarmer ni ton

époux ni toi-même; peut-être veut-il seulement te donner un témoignage de confiance et

d'estime digne de celle qu'il a pour toi. Il ne faut jamais se refuser à de pareils sentiments,

comme si l'on n'en pouvait soutenir le poids; et pour moi, je pense en un mot que tu ne peux

mieux satisfaire à la prudence et à la modestie qu'en te rapportant de tout à sa tendresse et à ses

lumières.

Veux-tu, sans désobliger M. de Wolmar, te punir d'un orgueil que tu n'eus jamais, et prévenir un

danger qui n'existe plus? Restée seule avec le philosophe, prends contre lui toutes les

précautions superflues qui t'auraient été jadis si nécessaires; impose-toi la même réserve que si

avec ta vertu tu pouvais te défier encore de ton coeur et du sien. Evite les conversations trop

affectueuses, les tendres souvenirs du passé; interromps ou préviens les trop longs tête-à-tête;

entoure-toi sans cesse de tes enfants; reste peu seule avec lui dans la chambre, dans l'Elysée,

dans le bosquet, malgré la profanation. Surtout prends ces mesures d'une manière si naturelle

qu'elles semblent un effet du hasard, et qu'il ne puisse imaginer un moment que tu le redoutes.

Tu aimes les promenades en bateau; tu t'en prives pour ton mari qui craint l'eau, pour tes

enfants que tu n'y veux pas exposer: prends le temps de cette absence pour te donner cet

amusement en laissant tes enfants sous la garde de la Fanchon. C'est le moyen de te livrer sans

risque aux doux épanchements de l'amitié, et de jouir paisiblement d'un long tête-à-tête sous la

protection des bateliers, qui voient sans entendre, et dont on ne peut s'éloigner avant de penser à

ce qu'on fait.

Il me vient encore une idée qui ferait rire beaucoup de gens, mais qui te plaira, j'en suis sûre:

c'est de faire en l'absence de ton mari un journal fidèle pour lui être montré à son retour, et de

songer au journal dans tous les entretiens qui doivent y entrer. A la vérité, je ne crois pas qu'un

pareil expédient fût utile à beaucoup de femmes, mais une âme franche et incapable de mauvaise

foi a contre le vice bien des ressources qui manqueront toujours aux autres. Rien n'est

méprisable de ce qui tend à garder la pureté; et ce sont les petites précautions qui conservent les

grandes vertus.

Au reste, puisque ton mari doit me voir en passant, il me dira, j'espère, les véritables raisons de

son voyage; et si je ne les trouve pas solides, ou je le détournerai de l'achever, ou quoi qu'il arrive,

je ferai ce qu'il n'aura pas voulu faire; c'est sur quoi tu peux compter. En attendant, en voilà, je

pense, plus qu'il n'en faut pour te rassurer contre une épreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te

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Julie ou La nouvelle Héloïse 320

connais trop bien pour ne pas répondre de toi autant et plus que de moi-même. Tu seras

toujours ce que tu dois et que tu veux être. Quand tu te livrerais à la seule honnêteté de ton âme,

tu ne risquerais rien encore; car je n'ai point de foi aux défaites imprévues: on a beau couvrir du

vain nom de faiblesses des fautes toujours volontaires, jamais femme ne succombe qu'elle n'ait

voulu succomber, et si je pensais qu'un pareil sort pût t'attendre, crois-moi, crois-en ma tendre

amitié, crois-en tous les sentiments qui peuvent naître dans le coeur de ta pauvre Claire, j'aurais

un intérêt trop sensible à t'en garantir pour t'abandonner à toi seule.

Ce que M. de Wolmar t'a déclaré des connaissances qu'il avait avant ton mariage me surprend

peu; tu sais que je m'en suis toujours doutée; et je te dirai de plus que mes soupçons ne se sont

pas bornés aux indiscrétions de Babi. Je n'ai jamais pu croire qu'un homme droit et vrai comme

ton père, et qui avait tout au moins des soupçons lui-même, pût se résoudre à tromper son

gendre et son ami. Que s'il t'engageait si fortement au secret, c'est que la manière de le révéler

devenait fort différente de sa part ou de la tienne, et qu'il voulait sans doute y donner un tour

moins propre à rebuter M. de Wolmar, que celui qu'il savait bien que tu ne manquerais pas d'y

donner toi-même. Mais il faut te renvoyer ton exprès; nous causerons de tout cela plus à loisir

dans un mois d'ici.

Adieu, petite cousine, c'est assez prêcher la prêcheuse: reprends ton ancien métier, et pour cause.

Je me sens tout inquiète de n'être pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hâtant

de les finir, et ne sais guère ce que je fais. Ah! Chaillot, Chaillot!... si j'étais moins folle!... mais

j'espère de l'être toujours.

P.-S. - A propos, j'oubliais de faire compliment à ton altesse. Dis-moi, je t'en prie, monseigneur

ton mari est-il Atteman, Knès ou Boyard? Pour moi, je croirai jurer s'il faut t'appeler Mme la

Boyarde. O pauvre enfant! toi qui as tant gémi d'être née demoiselle, te voilà bien chanceuse

d'être la femme d'un prince! Entre nous cependant, pour une dame de si grande qualité, je te

trouve des frayeurs un peu roturières. Ne sais-tu pas que les petits scrupules ne conviennent

qu'aux petites gens, et qu'on rit d'un enfant de bonne maison qui prétend être fils de son père?

Lettre XIV de M. Wolmar à Mme d'Orbe

Je pars pour Etange, petite cousine; je m'étais proposé de vous voir en allant; mais un retard

dont vous êtes cause me force à plus de diligence, et j'aime mieux coucher à Lausanne en

revenant pour y passer quelques heures de plus avec vous. Aussi bien j'ai à vous consulter sur

plusieurs choses dont il est bon de vous parler d'avance afin que vous ayez le temps d'y réfléchir

avant de m'en dire votre avis.

Je n'ai point voulu vous expliquer mon projet au sujet du jeune homme, avant que sa présence

eût confirmé la bonne opinion que j'en avais conçue. Je crois déjà m'être assez assuré de lui pour

vous confier entre nous que ce projet est de le charger de l'éducation de mes enfants. Je n'ignore

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Julie ou La nouvelle Héloïse 321

pas que ces soins importants sont le principal devoir d'un père; mais quand il sera temps de les

prendre je serai trop âgé pour les remplir; et tranquille et contemplatif par tempérament, j'eus

toujours trop peu d'activité pour pouvoir régler celle de la jeunesse. D'ailleurs par la raison qui

vous est connue, Julie ne me verrait point sans inquiétude prendre une fonction dont j'aurais

peine à m'acquitter à son gré. Comme par mille autres raisons votre sexe n'est pas propre à ces

mêmes soins, leur mère s'occupera tout entière à bien élever son Henriette: je vous destine pour

votre part le gouvernement du ménage sur le plan que vous trouverez établi et que vous avez

approuvé; la mienne sera de voir trois honnêtes gens concourir au bonheur de la maison, et de

goûter dans ma vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.

J'ai toujours vu que ma femme aurait une extrême répugnance à confier ses enfants à des mains

mercenaires, et je n'ai pu blâmer ses scrupules. Le respectable état de précepteur exige tant de

talents qu'on ne saurait payer, tant de vertus qui ne sont point à prix, qu'il est inutile d'en

chercher un avec de l'argent. Il n'y a qu'un homme de génie en qui l'on puisse espérer de trouver

les lumières d'un maître; il n'y a qu'un ami très tendre à qui son coeur puisse inspirer le zèle d'un

père; et le génie n'est guère à vendre, encore moins l'attachement.

Votre ami m'a paru réunir en lui toutes les qualités convenables; et, si j'ai bien connu son âme, je

n'imagine pas pour lui de plus grande félicité que de faire dans ces enfants chéris celle de leur

mère. Le seul obstacle que je puisse prévoir est dans son affection pour milord Edouard qui lui

permettra difficilement de se détacher d'un ami si cher et auquel il a de si grandes obligations, à

moins qu'Edouard ne l'exige lui-même. Nous attendons bientôt cet homme extraordinaire; et

comme vous avez beaucoup d'empire sur son esprit, s'il ne dément pas l'idée que vous m'en avez

donnée, je pourrais bien vous charger de cette négociation près de lui.

Vous avez à présent, petite cousine, la clef de toute ma conduite, qui ne peut que paraître fort

bizarre sans cette explication, et qui, j'espère, aura désormais l'approbation de Julie et la vôtre.

L'avantage d'avoir une femme comme la mienne m'a fait tenter des moyens qui seraient

impraticables avec une autre. Si je la laisse en toute confiance avec son ancien amant sous la seule

garde de sa vertu, je serais insensé d'établir dans ma maison cet amant avant de m'assurer qu'il

eût pour jamais cessé de l'être, et comment pouvoir m'en assurer, si j'avais une épouse sur

laquelle je comptasse moins?

Je vous ai vue quelquefois sourire à mes observations sur l'amour: mais pour le coup je tiens de

quoi vous humilier. J'ai fait une découverte que ni vous ni femme au monde, avec toute la

subtilité qu'on prête à votre sexe, n'eussiez jamais faite, dont pourtant vous sentirez peut-être

l'évidence au premier instant, et que vous tiendrez au moins pour démontrée quand j'aurai pu

vous expliquer sur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que

jamais, ce n'est pas sans doute une merveille à vous apprendre. De vous assurer au contraire

qu'ils sont parfaitement guéris, vous savez ce que peuvent la raison, la vertu; ce n'est pas là non

plus leur plus grand miracle. Mais que ces deux opposés soient vrais en même temps; qu'ils

brûlent plus ardemment que jamais l'un pour l'autre, et qu'il ne règne plus entre eux qu'un

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Julie ou La nouvelle Héloïse 322

honnête attachement; qu'ils soient toujours amants et ne soient plus qu'amis; c'est, je pense, à

quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine à comprendre, et ce qui est

pourtant selon l'exacte vérité.

Telle est l'énigme que forment les contradictions fréquentes que vous avez dû remarquer en eux,

soit dans leurs discours, soit dans leurs lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au sujet du portrait

a servi plus que tout le reste à m'en éclaircir le mystère; et je vois qu'ils sont toujours de bonne

foi, même en se démentant sans cesse. Quand je dis eux, c'est surtout le jeune homme que

j'entends; car pour votre amie, on n'en peut parler que par conjecture; un voile de sagesse et

d'honnêteté fait tant de replis autour de son coeur, qu'il n'est plus possible à l'oeil humain d'y

pénétrer, pas même au sien propre. La seule chose qui me fait soupçonner qu'il lui reste quelque

défiance à vaincre, est qu'elle ne cesse de chercher en elle-même ce qu'elle ferait si elle était tout à

fait guérie, et le fait avec tant d'exactitude, que si elle était réellement guérie, elle ne le ferait pas

si bien.

Pour votre ami, qui, bien que vertueux, s'effraye moins des sentiments qui lui restent, je lui vois

encore tous ceux qu'il eut dans sa première jeunesse; mais je les vois sans avoir droit de m'en

offenser. Ce n'est pas de Julie de Wolmar qu'il est amoureux, c'est de Julie d'Etange; il ne me

hait point comme le possesseur de la personne qu'il aime, mais comme le ravisseur de celle qu'il

a aimée. La femme d'un autre n'est point sa maîtresse; la mère de deux enfants n'est plus son

ancienne écolière. Il est vrai qu'elle lui ressemble beaucoup et qu'elle lui en rappelle souvent le

souvenir. Il l'aime dans le temps passé: voilà le vrai mot de l'énigme. Otez-lui la mémoire, il

n'aura plus d'amour.

Ceci n'est pas une vaine subtilité, petite cousine; c'est une observation très solide, qui, étendue à

d'autres amours, aurait peut-être une application bien plus générale qu'il ne paraît. Je pense

même qu'elle ne serait pas difficile à expliquer en cette occasion par vos propres idées. Le temps

où vous séparâtes ces deux amants fut celui où leur passion était à son plus haut point de

véhémence. Peut-être s'ils fussent restés plus longtemps ensemble, se seraient-ils peu à peu

refroidis; mais leur imagination vivement émue les a sans cesse offerts l'un à l'autre tels qu'ils

étaient à l'instant de leur séparation. Le jeune homme, ne voyant point dans sa maîtresse les

changements qu'y faisait le progrès du temps, l'aimait telle qu'il l'avait vue, et non plus telle

qu'elle était. Pour le rendre heureux il n'était pas question seulement de la lui donner, mais de la

lui rendre au même âge et dans les mêmes circonstances où elle s'était trouvée au temps de leurs

premières amours; la moindre altération à tout cela était autant d'ôté du bonheur qu'il s'était

promis. Elle est devenue plus belle, mais elle a changé; ce qu'elle a gagné tourne en ce sens à son

préjudice; car c'est de l'ancienne et non pas d'une autre qu'il est amoureux.

L'erreur qui l'abuse et le trouble est de confondre les temps et de se reprocher souvent comme

un sentiment actuel ce qui n'est que l'effet d'un souvenir trop tendre; mais je ne sais s'il ne vaut

pas mieux achever de le guérir que le désabuser. On tirera peut-être meilleur parti pour cela de

son erreur que de ses lumières. Lui découvrir le véritable état de son coeur serait lui apprendre la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 323

mort de ce qu'il aime; ce serait lui donner une affliction dangereuse en ce que l'état de tristesse

est toujours favorable à l'amour.

Délivré des scrupules qui le gênent, il nourrirait peut-être avec plus de complaisance des

souvenirs qui doivent s'éteindre; il en parlerait avec moins de réserve; et les traits de sa Julie ne

sont pas tellement effacés en Mme de Wolmar, qu'à force de les y chercher il ne les y pût trouver

encore. J'ai pensé qu'au lieu de lui ôter l'opinion des progrès qu'il croit avoir faits, et qui sert

d'encouragement pour achever, il fallait lui faire perdre la mémoire des temps qu'il doit oublier,

en substituant adroitement d'autres idées à celles qui lui sont si chères. Vous, qui contribuâtes à

les faire naître, pouvez contribuer plus que personne à les effacer; mais c'est seulement quand

vous serez tout à fait avec nous que je veux vous dire à l'oreille ce qu'il faut faire pour cela; charge

qui, si je ne me trompe, ne vous sera pas fort onéreuse. En attendant, je cherche à le familiariser

avec les objets qui l'effarouchent, en les lui présentant de manière qu'ils ne soient plus

dangereux pour lui. Il est ardent, mais faible et facile à subjuguer. Je profite de cet avantage en

donnant le change à son imagination. A la place de sa maîtresse, je le force de voir toujours

l'épouse d'un honnête homme et la mère de mes enfants: j'efface un tableau par un autre, et

couvre le passé du présent. On mène un coursier ombrageux à l'objet qui l'effraye, afin qu'il n'en

soit plus effrayé. C'est ainsi qu'il en faut user avec ces jeunes gens dont l'imagination brûle

encore, quand leur coeur est déjà refroidi, et leur offre dans l'éloignement des monstres qui

disparaissent à leur approche.

Je crois bien connaître les forces de l'un et de l'autre; je ne les expose qu'à des épreuves qu'ils

peuvent soutenir; car la sagesse ne consiste pas à prendre indifféremment toutes sortes de

précautions mais à choisir celles qui sont utiles et à négliger les superflues. Les huit jours

pendant lesquels je les vais laisser ensemble suffiront peut-être pour leur apprendre à démêler

leurs vrais sentiments et connaître ce qu'ils sont réellement l'un à l'autre. Plus ils se verront seul

à seul, plus ils comprendront aisément leur erreur en comparant ce qu'ils sentiront avec ce qu'ils

auraient autrefois senti dans une situation pareille. Ajoutez qu'il leur importe de s'accoutumer

sans risque à la familiarité dans laquelle ils vivront nécessairement si mes vues sont remplies. Je

vois par la conduite de Julie qu'elle a reçu de vous des conseils qu'elle ne pouvait refuser de

suivre sans se faire tort. Quel plaisir je prendrais à lui donner cette preuve que je sens tout ce

qu'elle vaut, si c'était une femme auprès de laquelle un mari pût se faire un mérite de sa

confiance! Mais quand elle n'aurait rien gagné sur son coeur, sa vertu resterait la même: elle lui

coûterait davantage et ne triompherait pas moins. Au lieu que s'il lui reste aujourd'hui quelque

peine intérieure à souffrir, ce ne peut être que dans l'attendrissement d'une conversation de

réminiscence, qu'elle ne saura que trop pressentir, et qu'elle évitera toujours. Ainsi, vous voyez

qu'il ne faut point juger ici de ma conduite par les règles ordinaires, mais par les vues qui me

l'inspirent et par le caractère unique de celle envers qui je la tiens.

Adieu, petite cousine, jusqu'à mon retour. Quoique je n'aie pas donné toutes ces explications à

Julie, je n'exige pas que vous lui en fassiez un mystère. J'ai pour maxime de ne point interposer

de secrets entre les amis: ainsi je remets ceux-ci à votre discrétion; faites-en l'usage que la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 324

prudence et l'amitié vous inspireront: je sais que vous ne ferez rien que pour le mieux et le plus

honnête.

Lettre XV à milord Edouard

M. de Wolmar partit hier pour Etange, et j'ai peine à concevoir l'état de tristesse où m'a laissé

son départ. Je crois que l'éloignement de sa femme m'affligerait moins que le sien. Je me sens

plus contraint qu'en sa présence même: un morne silence règne au fond de mon coeur; un effroi

secret en étouffe le murmure; et, moins troublé de désirs que de craintes, j'éprouve les terreurs

du crime sans en avoir les tentations.

Savez-vous, milord, où mon âme se rassure et perd ces indignes frayeurs? Auprès de Mme de

Wolmar. Sitôt que j'approche d'elle, sa vue apaise mon trouble, ses regards épurent mon coeur.

Tel est l'ascendant du sien, qu'il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de son

innocence et le repos qui en est l'effet. Malheureusement pour moi, sa règle de vie ne la livre pas

toute la journée à la société de ses amis, et dans les moments que je suis forcé de passer sans la

voir je souffrirais moins d'être plus loin d'elle.

Ce qui contribue encore à nourrir la mélancolie dont je me sens accablé, c'est un mot qu'elle me

dit hier après le départ de son mari. Quoique jusqu'à cet instant elle eût fait assez bonne

contenance, elle le suivit longtemps des yeux avec un air attendri, que j'attribuai d'abord au seul

éloignement de cet heureux époux; mais je conçus à son discours que cet attendrissement avait

encore une autre cause qui ne m'était pas connue. "Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle,

et vous savez s'il m'est cher. Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui m'unit à lui, aussi

tendre et plus puissant que l'amour, en ait aussi les faiblesses. S'il nous en coûte quand la douce

habitude de vivre ensemble est interrompue, l'espoir assuré de la reprendre bientôt nous

console. Un état aussi permanent laisse peu de vicissitudes à craindre; et dans une absence de

quelques jours nous sentons moins la peine d'un si court intervalle que le plaisir d'en envisager

la fin. L'affliction que vous lisez dans mes yeux vient d'un sujet plus grave; et, quoiqu'elle soit

relative à M. de Wolmar, ce n'est point son éloignement qui la cause.

Mon cher ami, ajouta-t-elle d'un ton pénétré, il n'y a point de vrai bonheur sur la terre. J'ai pour

mari le plus honnête et le plus doux des hommes; un penchant mutuel se joint au devoir qui

nous lie, il n'a point d'autres désirs que les miens; j'ai des enfants qui ne donnent et ne

promettent que des plaisirs à leur mère; il n'y eut jamais d'amie plus tendre, plus vertueuse, plus

aimable que celle dont mon coeur est idolâtre, et je vais passer mes jours avec elle; vous-même

contribuez à me les rendre chers en justifiant si bien mon estime et mes sentiments pour vous;

un long et fâcheux procès prêt à finir va ramener dans nos bras le meilleur des pères; tout nous

prospère; l'ordre et la paix règnent dans notre maison; nos domestiques sont zélés et fidèles; nos

voisins nous marquent toutes sortes d'attachement; nous jouissons de la bienveillance publique.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 325

Favorisée en toutes choses du ciel, de la fortune, et des hommes, je vois tout concourir à mon

bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l'empoisonne, et je ne suis pas heureuse." Elle dit

ces derniers mots avec un soupir qui me perça l'âme, et auquel je vis trop que je n'avais aucune

part. Elle n'est pas heureuse, me dis-je en soupirant à mon tour, et ce n'est plus moi qui

l'empêche de l'être!

Cette funeste idée bouleversa dans un instant toutes les miennes, et troubla le repos dont je

commençais à jouir. Impatient du doute insupportable où ce discours m'avait jeté, je la pressai

tellement d'achever de m'ouvrir son coeur, qu'enfin elle versa dans le mien ce fatal secret et me

permit de vous le révéler. Mais voici l'heure de la promenade. Mme de Wolmar sort

actuellement du gynécée pour aller se promener avec ses enfants; elle vient de me le faire dire. J'y

cours, milord: je vous quitte pour cette fois, et remets à reprendre dans une autre lettre le sujet

interrompu dans celle-ci.

Lettre XVI de Madame de Wolmar à son mari

Je vous attends mardi, comme vous me le marquez, et vous trouverez tout arrangé selon vos

intentions. Voyez, en revenant, Mme d'Orbe; elle vous dira ce qui s'est passé durant votre

absence: j'aime mieux que vous l'appreniez d'elle que de moi.

Wolmar, il est vrai, je crois mériter votre estime; mais votre conduite n'en est pas plus

convenable, et vous jouissez durement de la vertu de votre femme.

Lettre XVII à milord Edouard

Je veux, milord, vous rendre compte d'un danger que nous courûmes ces jours passés, et dont

heureusement nous avons été quittes pour la peur et un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre

à part: en la lisant, vous sentirez ce qui m'engage à vous l'écrire.

Vous savez que la maison de Mme de Wolmar n'est pas loin du lac, et qu'elle aime les

promenades sur l'eau. Il y a trois jours que le désoeuvrement où l'absence de son mari nous

laisse et la beauté de la soirée nous firent projeter une de ces promenades pour le lendemain. Au

lever du soleil nous nous rendîmes au rivage; nous prîmes un bateau avec des filets pour pêcher,

trois rameurs, un domestique, et nous nous embarquâmes avec quelques provisions pour le

dîner. J'avais pris un fusil pour tirer des besolets; mais elle me fit honte de tuer des oiseaux à

pure perte et pour le seul plaisir de faire du mal. Je m'amusais donc à rappeler de temps en temps

des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons; et je ne tirai qu'un seul coup de fort

loin sur une grèbe que je manquai.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 326

Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à cinq cents pas du rivage. La pêche fut bonne;

mais, à l'exception d'une truite qui avait reçu un coup d'aviron, Julie fit tout rejeter à l'eau. "Ce

sont, dit-elle, des animaux qui souffrent; délivrons-les: jouissons du plaisir qu'ils auront d'être

échappés au péril." Cette opération se fit lentement, à contre-coeur, non sans quelques

représentations; et je vis aisément que nos gens auraient mieux goûté le poisson qu'ils avaient

pris que la morale qui lui sauvait la vie:

Nous avançâmes ensuite en pleine eau; puis, par une vivacité de jeune homme dont il serait

temps de guérir, m'étant mis à nager, je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous

trouvâmes bientôt à plus d'une lieue du rivage. Là j'expliquais à Julie toutes les parties du

superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont

l'impétueux cours s'arrête tout à coup au bout d'un quart de lieue, et semble craindre de souiller

de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisais observer les redans des montagnes,

dont les angles correspondants et parallèles forment dans l'espace qui les sépare un lit digne du

fleuve qui le remplit. En l'écartant de nos côtes j'aimais à lui faire admirer les riches et

charmantes rives du pays de Vaud, où la quantité des villes, l'innombrable foule du peuple, les

coteaux verdoyants et parés de toutes parts, forment un tableau ravissant; où la terre, partout

cultivée et partout féconde, offre au laboureur, au pâtre, au vigneron, le fruit assuré de leurs

peines, que ne dévore point l'avide publicain. Puis, lui montrant le Chablais sur la côte opposée,

pays non moins favorisé de la nature, et qui n'offre pourtant qu'un spectacle de misère, je lui

faisais sensiblement distinguer les différents effets des deux gouvernements pour la richesse, le

nombre et le bonheur des hommes. "C'est ainsi, lui disais-je, que la terre ouvre son sein fertile et

prodigue ses trésors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mêmes: elle semble sourire et

s'animer au doux spectacle de la liberté; elle aime à nourrir des hommes. Au contraire, les tristes

masures, la bruyère, et les ronces, qui couvrent une terre à demi déserte, annoncent de loin

qu'un maître absent y domine, et qu'elle donne à regret à des esclaves quelques maigres

productions dont ils ne profitent pas."

Tandis que nous nous amusions agréablement à parcourir ainsi des yeux les côtes voisines, un

séchard, qui nous poussait de biais vers la rive opposée, s'éleva, fraîchit considérablement; et,

quand nous songeâmes à revirer, la résistance se trouva si forte qu'il ne fut plus possible à notre

frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes devinrent terribles: il fallut regagner la rive de

Savoie, et tâcher d'y prendre terre au village de Meillerie qui était vis-à-vis de nous, et qui est

presque le seul lieu de cette côte où la grève offre un abord commode. Mais le vent ayant changé

se renforçait, rendait inutiles les efforts de nos bateliers et nous faisait dériver plus bas le long

d'une file de rochers escarpés où l'on ne trouve plus d'asile.

Nous nous mîmes tous aux rames; et presque au même instant j'eus la douleur de voir Julie

saisie du mal de coeur, faible et défaillante au bord du bateau. Heureusement elle était faite à

l'eau et cet état ne dura pas. Cependant nos efforts croissaient avec le danger; le soleil, la fatigue

et la sueur nous mirent tous hors d'haleine et dans un épuisement excessif. C'est alors que,

retrouvant tout son courage, Julie animait le nôtre par ses caresses compatissantes; elle nous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 327

essuyait indistinctement à tous le visage, et mêlant dans un vase du vin avec de l'eau de peur

d'ivresse, elle en offrait alternativement aux plus épuisés. Non, jamais votre adorable amie ne

brilla d'un si vif éclat que dans ce moment où la chaleur et l'agitation avaient animé son teint

d'un plus grand feu; et ce qui ajoutait le plus à ses charmes était qu'on voyait si bien à son air

attendri que tous ses soins venaient moins de frayeur pour elle que de compassion pour nous.

Un instant seulement deux planches s'étant entr'ouvertes, dans un choc qui nous inonda tous,

elle crut le bateau brisé; et dans une exclamation de cette tendre mère j'entendis distinctement

ces mots: "O mes enfants! faut-il ne vous voir plus?" Pour moi, dont l'imagination va toujours

plus loin que le mal, quoique je connusse au vrai l'état du péril, je croyais voir de moment en

moment le bateau englouti, cette beauté si touchante se débattre au milieu des flots, et la pâleur

de la mort ternir les roses de son visage.

Enfin à force de travail nous remontâmes à Meillerie, et, après avoir lutté plus d'une heure à dix

pas du rivage, nous parvînmes à prendre terre. En abordant, toutes les fatigues furent oubliées.

Julie prit sur soi la reconnaissance de tous les soins que chacun s'était donnés; et comme au fort

du danger elle n'avait songé qu'à nous, à terre il lui semblait qu'on n'avait sauvé qu'elle.

Nous dînâmes avec l'appétit qu'on gagne dans un violent travail. La truite fut apprêtée. Julie qui

l'aime extrêmement en mangea peu; et je compris que, pour ôter aux bateliers le regret de leur

sacrifice, elle ne se souciait pas que j'en mangeasse beaucoup moi-même. Milord, vous l'avez dit

mille fois, dans les petites choses comme dans les grandes cette âme aimante se peint toujours.

Après le dîner, l'eau continuant d'être forte et le bateau ayant besoin de raccommoder, je

proposai un tour de promenade. Julie m'opposa le vent, le soleil, et songeait à ma lassitude.

J'avais mes vues; ainsi je répondis à tout. "Je suis, lui dis-je, accoutumé dès l'enfance aux

exercices pénibles; loin de nuire à ma santé ils l'affermissent, et mon dernier voyage m'a rendu

bien plus robuste encore. A l'égard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous

gagnerons des abris et des bois; il n'est question que de monter entre quelques rochers; et vous

qui n'aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue." Elle fit ce que je voulais, et nous

partîmes pendant le dîner de nos gens.

Vous savez qu'après mon exil du Valais je revins il y a dix ans à Meillerie attendre la permission

de mon retour. C'est là que je passai des jours si tristes et si délicieux, uniquement occupé d'elle,

et c'est de là que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J'avais toujours désiré de revoir

la retraite isolée qui me servit d'asile au milieu des glaces et où mon coeur se plaisait à converser

en lui-même avec ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occasion de visiter ce lieu si chéri dans

une saison plus agréable, et avec celle dont l'image l'habitait jadis avec moi, fut le motif secret de

ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui montrer d'anciens monuments d'une passion si

constante et si malheureuse.

Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant

insensiblement entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur

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Julie ou La nouvelle Héloïse 328

du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prêt à me

trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire

formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux

âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges

roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, charriait avec bruit du limon, du sable et des

pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de

cette partie des Alpes qu'on nomme les Glacières, parce que d'énormes sommets de glaces qui

s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de

noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche au

delà du torrent; et au-dessous de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des

Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura

couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes

d'un séjour riant et champêtre; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers, et roulaient sur

la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les

nôtres; la terre humide et fraîche était couverte d'herbe et de fleurs. En comparant un si doux

séjour aux objets qui l'environnaient, il semblait que ce lieu dût être l'asile de deux amants

échappés seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l'eus quelque temps contemplé: "Quoi! dis-je à

Julie en la regardant avec un oeil humide, votre coeur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous

point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous?" Alors, sans attendre sa

réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et

plusieurs vers de Pétrarque ou du Tasse relatifs à la situation où j'étais en les traçant. En les

revoyant moi-même après si longtemps, j'éprouvai combien la présence des objets peut ranimer

puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de

véhémence: "O Julie, éternel charme de mon coeur! Voici les lieux où soupira jadis pour toi le

plus fidèle amant du monde. Voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur, et préparait

celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n'y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages; la verdure

et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point

les divisions; ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le

corbeau funèbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes;

d'immenses glaces pendaient à tous ces rochers; des festons de neige étaient le seul ornement de

ces arbres; tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon

coeur me rendaient ce lieu supportable, et les jours entiers s'y passaient à penser à toi. Voilà la

pierre où je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour; sur celle-ci fut écrite la lettre

qui toucha ton coeur; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre; ici je

passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon; là je vins

relire et baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis; voilà le bord où d'un oeil avide et sombre je

mesurais la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici qu'avant mon triste départ je vins te

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Julie ou La nouvelle Héloïse 329

pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui

j'étais né! Faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j'y passais

à gémir de ton absence?..." J'allais continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'était

effrayée et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant

avec peine un soupir; puis tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras: "Allons-nous-

en, mon ami, me dit-elle d'une voix émue; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi." Je partis avec

elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j'aurais

quitté Julie elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester

seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j'allais. A mon retour, le bateau n'étant

pas encore prêt ni l'eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l'air rêveur,

mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en

attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie

me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau; et, en m'asseyant à côté

d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et

mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs

d'un autre âge, au lieu de m'égayer, m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont

j'étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau

brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet

chéri, rien ne put détourner de mon coeur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le

charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon

âme s'y retracèrent pour l'affliger; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos

entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta-fede, e si dolci memorie,

E si lungo costume!

ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé, tout revenait, pour

augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. C'en est fait, disais-je en moi-

même; ces temps, ces temps heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Hélas! ils ne

reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos coeurs sont toujours unis! Il

me semblait que j'aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins

souffert tout le temps que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémissais dans l'éloignement,

l'espoir de la revoir soulageait mon coeur; je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait

toutes mes peines; j'envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien.

Mais se trouver auprès d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la

possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi; voilà ce qui me jetait dans des accès de

fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je commençai de rouler

dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 330

violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes

longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus obligé de quitter

brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.

Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux

s'insinua peu à peu dans mon âme, l'attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser

des torrents de larmes, et cet état, comparé à celui dont je sortais, n'était pas sans quelques

plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je

revins auprès de Julie; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillé. "Ah!

lui dis-je tout bas, je vois que nos coeurs n'ont jamais cessé de s'entendre! - Il est vrai, dit-elle

d'une voix altérée; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton." Nous

recommençâmes alors à causer tranquillement, et au bout d'une heure de navigation nous

arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés, j'aperçus à la lumière qu'elle avait les

yeux rouges et fort gonflés; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues

de cette journée, elle avait grand besoin de repos; elle se retira, et je fus me coucher.

Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j'ai senti les émotions les plus

vives. J'espère qu'elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi. Au reste, je vous dirai que

cette aventure m'a plus convaincu que tous les arguments de la liberté de l'homme et du mérite

de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et succombent? Pour Julie, mes yeux le

virent et mon coeur le sentit: elle soutint ce jour-là le plus grand combat qu'âme humaine ait pu

soutenir; elle vainquit pourtant. Mais qu'ai-je fait pour rester si loin d'elle? O Edouard! quand

séduit par ta maîtresse tu sus triompher à la fois de tes désirs et des siens, n'étais-tu qu'un

homme? Sans toi j'étais perdu peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux, le souvenir de ta vertu

m'a rendu la mienne.

Fin de la quatrième partie

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Julie ou La nouvelle Héloïse 331

Cinquième partie

Lettre I de milord Edouard

Sors de l'enfance, ami, réveille-toi. Ne livre point ta vie entière au long sommeil de la raison.

L'âge s'écoule, il ne t'en reste plus que pour être sage. A trente ans passés il est temps de songer

à soi; commence donc à rentrer en toi-même, et sois homme une fois avant la mort.

Mon cher, votre coeur vous en a longtemps imposé sur vos lumières. Vous avez voulu

philosopher avant d'en être capable; vous avez pris le sentiment pour de la raison, et content

d'estimer les choses par l'impression qu'elles vous ont faite, vous avez toujours ignoré leur

véritable prix. Un coeur droit est, je l'avoue, le premier organe de la vérité; celui qui n'a rien senti

ne sait rien apprendre; il ne fait que flotter d'erreur en erreur; il n'acquiert qu'un vain savoir et de

stériles connaissances, parce que le vrai rapport des choses à l'homme, qui est sa principale

science, lui demeure toujours caché. Mais c'est se borner à la première moitié de cette science

que de ne pas étudier encore les rapports qu'ont les choses entre elles, pour mieux juger de ceux

qu'elles ont avec nous. C'est peu de connaître les passions humaines, si l'on n'en sait apprécier

les objets; et cette seconde étude ne peut se faire que dans le calme de la méditation.

La jeunesse du sage est le temps de ses expériences; ses passions en sont les instruments. Mais

après avoir appliqué son âme aux objets extérieurs pour les sentir, il la retire au dedans de lui

pour les considérer, les comparer, les connaître. Voilà le cas où vous devez être plus que

personne au monde. Tout ce qu'un coeur sensible peut éprouver de plaisirs et de peines a rempli

le vôtre; tout ce qu'un homme peut voir, vos yeux l'ont vu. Dans un espace de douze ans vous

avez épuisé tous les sentiments qui peuvent être épars dans une longue vie, et vous avez acquis,

jeune encore, l'expérience d'un vieillard. Vos premières observations se sont portées sur des

gens simples et sortant presque des mains de la nature, comme pour vous servir de pièce de

comparaison. Exilé dans la capitale du plus célèbre peuple de l'univers, vous êtes sauté pour

ainsi dire à l'autre extrémité: le génie supplée aux intermédiaires. Passé chez la seule nation

d'hommes qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte, si vous n'avez pas vu

régner les lois, vous les avez vues du moins exister encore; vous avez appris à quels signes on

reconnaît cet organe sacré de la volonté d'un peuple, et comment l'empire de la raison publique

est le vrai fondement de la liberté. Vous avez parcouru tous les climats, vous avez vu toutes les

régions que le soleil éclaire. Un spectacle plus rare et digne de l'oeil du sage, le spectacle d'une

âme sublime et pure, triomphant de ses passions et régnant sur elle-même, est celui dont vous

jouissez. Le premier objet qui frappa vos regards est celui qui les frappe encore, et votre

admiration pour lui n'est que mieux fondée après en avoir contemplé tant d'autres. Vous n'avez

plus rien à sentir ni à voir qui mérite de vous occuper. Il ne vous reste plus d'objet à regarder que

vous-même, ni de jouissance à goûter que celle de la sagesse. Vous avez vécu de cette courte vie;

songez à vivre pour celle qui doit durer.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 332

Vos passions, dont vous fûtes longtemps l'esclave vous ont laissé vertueux. Voilà toute votre

gloire; elle est grande, sans doute, mais soyez-en moins fier. Votre force même est l'ouvrage de

votre faiblesse. Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu? Elle a pris à vos yeux la

figure de cette femme adorable qui la représente si bien, et il serait difficile qu'une si chère image

vous en laissât perdre le goût. Mais ne l'aimerez-vous jamais pour elle seule, et n'irez-vous point

au bien par vos propres forces, comme Julie a fait par les siennes? Enthousiaste oisif de ses

vertus, vous bornerez-vous sans cesse à les admirer sans les imiter jamais? Vous parlez avec

chaleur de la manière dont elle remplit ses devoirs d'épouse et de mère; mais vous, quand

remplirez-vous vos devoirs d'homme et d'ami à son exemple? Une femme a triomphé d'elle-

même, et un philosophe a peine à se vaincre! Voulez-vous donc n'être qu'un discoureur comme

les autres, et vous borner à faire de bons livres, au lieu de bonnes actions? Prenez-y garde, mon

cher; il règne encore dans vos lettres un ton de mollesse et de langueur qui me déplaît, et qui est

bien plus un reste de votre passion qu'un effet de votre caractère. Je hais partout la faiblesse, et

n'en veux point dans mon ami. Il n'y a point de vertu sans force, et le chemin du vice est la

lâcheté. Osez-vous bien compter sur vous avec un coeur sans courage? Malheureux! si Julie était

faible, tu succomberais demain et ne serais qu'un vil adultère. Mais te voilà resté seul avec elle:

apprends à la connaître, et rougis de toi.

J'espère pouvoir bientôt vous aller joindre. Vous savez à quoi ce voyage est destiné. Douze ans

d'erreurs et de troubles me rendent suspect à moi-même: pour résister j'ai pu me suffire, pour

choisir il me faut les yeux d'un ami; et je me fais un plaisir de rendre tout commun entre nous, la

reconnaissance aussi bien que l'attachement. Cependant, ne vous y trompez pas, avant de vous

accorder ma confiance, j'examinerai si vous en êtes digne, et si vous méritez de me rendre les

soins que j'ai pris de vous. Je connais votre coeur, j'en suis content: ce n'est pas assez; c'est de

votre jugement que j'ai besoin dans un choix où doit présider la raison seule, et où la mienne

peut m'abuser. Je ne crains pas les passions qui, nous faisant une guerre ouverte, nous

avertissent de nous mettre en défense, nous laissent, quoi qu'elles fassent, la conscience de

toutes nos fautes, et auxquelles on ne cède qu'autant qu'on leur veut céder. Je crains leur illusion

qui trompe au lieu de contraindre, et nous fait faire, sans le savoir, autre chose que ce que nous

voulons. On n'a besoin que de soi pour réprimer ses penchants, on a quelquefois besoin d'autrui

pour discerner ceux qu'il est permis de suivre; et c'est à quoi sert l'amitié d'un homme sage, qui

voit pour nous sous un autre point de vue les objets que nous avons intérêt à bien connaître.

Songez donc à vous examiner, et dites-vous si, toujours en proie à de vains regrets, vous serez à

jamais inutile à vous et aux autres, ou si, reprenant enfin l'empire de vous-même, vous voulez

mettre une fois votre âme en état d'éclairer celle de votre ami.

Mes affaires ne me retiennent plus à Londres que pour une quinzaine de jours: je passerai par

notre armée de Flandre, où je compte rester encore autant; de sorte que vous ne devez guère

m'attendre avant la fin du mois prochain ou le commencement d'octobre. Ne m'écrivez plus à

Londres, mais à l'armée, sous l'adresse ci-jointe. Continuez vos descriptions: malgré le mauvais

ton de vos lettres, elles me touchent et m'instruisent; elles m'inspirent des projets de retraite et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 333

de repos convenables à mes maximes et à mon âge. Calmez surtout l'inquiétude que vous

m'avez donnée sur Mme de Wolmar: si son sort n'est pas heureux, qui doit oser aspirer à l'être.

Après le détail qu'elle vous a fait, je ne puis concevoir ce qui manque à son bonheur.

Lettre II à milord Edouard

Oui, milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scène de Meillerie a été la crise de

ma folie et de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m'ont entièrement rassuré sur le

véritable état de mon coeur. Ce coeur trop faible est guéri tout autant qu'il peut l'être; et je

préfère la tristesse d'un regret imaginaire à l'effroi d'être sans cesse assiégé par le crime. Depuis

le retour de ce digne ami, je ne balance plus à lui donner un nom si cher et dont vous m'avez si

bien fait sentir tout le prix. C'est le moindre titre que je doive à quiconque aide à me rendre à la

vertu. La paix est au fond de mon âme comme dans le séjour que j'habite. Je commence à m'y

voir sans inquiétude, à y vivre comme chez moi; et si je n'y prends pas tout à fait l'autorité d'un

maître, je sens plus de plaisir encore à me regarder comme l'enfant de la maison. La simplicité,

l'égalité que j'y vois régner, ont un attrait qui me touche et me porte au respect. Je passe des

jours sereins entre la raison vivante et la vertu sensible. En fréquentant ces heureux époux, leur

ascendant me gagne et me touche insensiblement, et mon coeur se met par degrés à l'unisson

des leurs, comme la voix prend, sans qu'on y songe, le ton des gens avec qui l'on parle.

Quelle retraite délicieuse! Quelle charmante habitation! Que la douce habitude d'y vivre en

augmente le prix! Et que, si l'aspect en paraît d'abord peu brillant, il est difficile de ne pas

l'aimer aussitôt qu'on la connaît! Le goût que prend Mme de Wolmar à remplir ses nobles

devoirs, à rendre heureux et bons ceux qui l'approchent, se communique à tout ce qui en est

l'objet, à son mari, à ses enfants, à ses hôtes, à ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyants, les

longs éclats de rire ne retentissent point dans ce paisible séjour; mais on y trouve partout des

coeurs contents et des visages gais. Si quelquefois on y verse des larmes, elles sont

d'attendrissement et de joie. Les noirs soucis, l'ennui, la tristesse, n'approchent pas plus d'ici

que le vice et les remords dont ils sont le fruit.

Pour elle, il est certain qu'excepté la peine secrète qui la tourmente, et dont je vous ai dit la cause

dans ma précédente lettre, tout concourt à la rendre heureuse. Cependant avec tant de raisons de

l'être, mille autres se désoleraient à sa place. Sa vie uniforme et retirée leur serait insupportable;

elles s'impatienteraient du tracas des enfants; elles s'ennuieraient des soins domestiques; elles ne

pourraient souffrir la campagne; la sagesse et l'estime d'un mari peu caressant ne les

dédommageraient ni de sa froideur ni de son âge; sa présence et son attachement même leur

seraient à charge. Ou elles trouveraient l'art de l'écarter de chez lui pour y vivre à leur liberté, ou,

s'en éloignant elles-mêmes, elles mépriseraient les plaisirs de leur état; elles en chercheraient au

loin de plus dangereux, et ne seraient à leur aise dans leur propre maison que quand elles y

seraient étrangères. Il faut une âme saine pour sentir les charmes de la retraite; on ne voit guère

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Julie ou La nouvelle Héloïse 334

que des gens de bien se plaire au sein de leur famille et s'y renfermer volontairement; s'il est au

monde une vie heureuse, c'est sans doute celle qu'ils y passent. Mais les instruments du bonheur

ne sont rien pour qui ne sait pas les mettre en oeuvre, et l'on ne sent en quoi le vrai bonheur

consiste qu'autant qu'on est propre à le goûter.

S'il fallait dire avec précision ce qu'on fait dans cette maison pour être heureux, je croirais avoir

bien répondu en disant: On y sait vivre; non dans le sens qu'on donne en France à ce mot, qui

est d'avoir avec autrui certaines manières établies par la mode; mais de la vie de l'homme, et pour

laquelle il est né; de cette vie dont vous me parlez, dont vous m'avez donné l'exemple, qui dure

au delà d'elle-même, et qu'on ne tient pas pour perdue au jour de la mort.

Julie a un père qui s'inquiète du bien-être de sa famille; elle a des enfants à la subsistance

desquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit être le principal soin de l'homme sociable, et

c'est aussi le premier dont elle et son mari se sont conjointement occupés. En entrant en ménage

ils ont examiné l'état de leurs biens: ils n'ont pas tant regardé s'ils étaient proportionnés à leur

condition qu'à leurs besoins; et, voyant qu'il n'y avait point de famille honnête qui ne dût s'en

contenter, ils n'ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le

patrimoine qu'ils ont à leur laisser ne leur pût suffire. Ils se sont donc appliqués à l'améliorer

plutôt qu'à l'étendre; ils ont placé leur argent plus sûrement qu'avantageusement; au lieu

d'acheter de nouvelles terres, ils ont donné un nouveau prix à celles qu'ils avaient déjà, et

l'exemple de leur conduite est le seul trésor dont ils veuillent accroître leur héritage.

Il est vrai qu'un bien qui n'augmente point est sujet à diminuer par mille accidents; mais si cette

raison est un motif pour l'augmenter une fois, quand cessera-t-elle d'être un prétexte pour

l'augmenter toujours? Il faudra le partager à plusieurs enfants. Mais doivent-ils rester oisifs? Le

travail de chacun n'est-il pas un supplément à son partage, et son industrie ne doit-elle pas

entrer dans le calcul de son bien? L'insatiable avidité fait ainsi son chemin sous le masque de la

prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté. "C'est en vain, dit M. de Wolmar, qu'on

prétend donner aux choses humaines une solidité qui n'est pas dans leur nature. La raison

même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard; et si notre vie et notre fortune en

dépendent toujours malgré nous, quelle folie de se donner sans cesse un tourment réel pour

prévenir des maux douteux et des dangers inévitables!" La seule précaution qu'il ait prise à ce

sujet a été de vivre un an sur son capital, pour se laisser autant d'avance sur son revenu; de sorte

que le produit anticipe toujours d'une année sur la dépense. Il a mieux aimé diminuer un peu

son fonds que d'avoir sans cesse à courir après ses rentes. L'avantage de n'être point réduit à des

expédients ruineux au moindre accident imprévu l'a déjà remboursé bien des fois de cette

avance. Ainsi l'ordre et la règle lui tiennent lieu d'épargne, et il s'enrichit de ce qu'il a dépensé.

Les maîtres de cette maison jouissent d'un bien médiocre, selon les idées de fortune qu'on a

dans le monde; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu'eux. Il n'y a point de

richesse absolue. Ce mot ne signifie qu'un rapport de surabondance entre les désirs et les

facultés de l'homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre, tel est gueux au milieu de ses

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Julie ou La nouvelle Héloïse 335

monceaux d'or. Le désordre et les fantaisies n'ont point de bornes, et font plus de pauvres que

les vrais besoins. Ici la proportion est établie sur un fondement qui la rend inébranlable, savoir le

parfait accord des deux époux. Le mari s'est chargé du recouvrement des rentes, la femme en

dirige l'emploi, et c'est dans l'harmonie qui règne entre eux qu'est la source de leur richesse.

Ce qui m'a d'abord le plus frappé dans cette maison, c'est d'y trouver l'aisance, la liberté, la

gaieté, au milieu de l'ordre et de l'exactitude. Le grand défaut des maisons bien réglées est

d'avoir un air triste et contraint. L'extrême sollicitude des chefs sent toujours un peu l'avarice.

Tout respire la gêne autour d'eux; la rigueur de l'ordre a quelque chose de servile qu'on ne

supporte point sans peine. Les domestiques font leur devoir, mais ils le font d'un air mécontent

et craintif. Les hôtes sont bien reçus, mais ils n'usent qu'avec défiance de la liberté qu'on leur

donne; et, comme on s'y voit toujours hors de la règle, on n'y fait rien qu'en tremblant de se

rendre indiscret. On sent que ces pères esclaves ne vivent point pour eux, mais pour leurs

enfants, sans songer qu'ils ne sont pas seulement pères, mais hommes, et qu'ils doivent à leurs

enfants l'exemple de la vie de l'homme et du bonheur attaché à la sagesse. On suit ici des règles

plus judicieuses. On y pense qu'un des principaux devoirs d'un bon père de famille n'est pas

seulement de rendre son séjour riant afin que ses enfants s'y plaisent, mais d'y mener lui-même

une vie agréable et douce, afin qu'ils sentent qu'on est heureux en vivant comme lui, et ne soient

jamais tentés de prendre pour l'être une conduite opposée à la sienne. Une des maximes que M.

de Wolmar répète le plus souvent au sujet des amusements des deux cousines, est que la vie

triste et mesquine des pères et mères est presque toujours la première source du désordre des

enfants.

Pour Julie, qui n'eut jamais d'autre règle que son coeur, et n'en saurait avoir de plus sûre, elle s'y

livre sans scrupule, et, pour bien faire, elle fait tout ce qu'il lui demande. Il ne laisse pas de lui

demander beaucoup, et personne ne sait mieux qu'elle mettre un prix aux douceurs de la vie.

Comment cette âme si sensible serait-elle insensible aux plaisirs? Au contraire, elle les aime, elle

les recherche, elle ne s'en refuse aucun de ceux qui la flattent; on voit qu'elle sait les goûter; mais

ces plaisirs sont les plaisirs de Julie. Elle ne néglige ni ses propres commodités ni celles des gens

qui lui sont chers, c'est-à-dire de tous ceux qui l'environnent. Elle ne compte pour superflu rien

de ce qui peut contribuer au bien-être d'une personne sensée; mais elle appelle ainsi tout ce qui

ne sert qu'à briller aux yeux d'autrui; de sorte qu'on trouve dans sa maison le luxe de plaisir et de

sensualité sans raffinement ni mollesse. Quant au luxe de magnificence et de vanité, on n'y en

voit que ce qu'elle n'a pu refuser au goût de son père; encore y reconnaît-on toujours le sien, qui

consiste à donner moins de lustre et d'éclat que d'élégance et de grâce aux choses. Quand je lui

parle des moyens qu'on invente journellement à Paris ou à Londres pour suspendre plus

doucement les carrosses, elle approuve assez cela; mais quand je lui dis jusqu'à quel prix on a

poussé les vernis, elle ne comprend plus, et me demande toujours si ces beaux vernis rendent les

carrosses plus commodes. Elle ne doute pas que je n'exagère beaucoup sur les peintures

scandaleuses dont on orne à grands frais ces voitures, au lieu des armes qu'on y mettait

autrefois; comme s'il était plus beau de s'annoncer aux passants pour un homme de mauvaises

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Julie ou La nouvelle Héloïse 336

moeurs que pour un homme de qualité! Ce qui l'a surtout révoltée a été d'apprendre que les

femmes avaient introduit ou soutenu cet usage, et que leurs carrosses ne se distinguaient de

ceux des hommes que par des tableaux un peu plus lascifs. J'ai été forcé de lui citer là-dessus un

mot de votre illustre ami qu'elle a bien de la peine à digérer. J'étais chez lui un jour qu'on lui

montrait un vis-à-vis de cette espèce. A peine eut-il jeté les yeux sur les panneaux, qu'il partit en

disant au maître: "Montrez ce carrosse à des femmes de la cour; un honnête homme n'oserait

s'en servir."

Comme le premier pas vers le bien est de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur

est de ne point souffrir. Ces deux maximes, qui bien entendues épargneraient beaucoup de

préceptes de morale, sont chères à Mme de Wolmar. Le mal-être lui est extrêmement sensible et

pour elle et pour les autres; et il ne lui serait pas plus aisé d'être heureuse en voyant des

misérables, qu'à l'homme droit de conserver sa vertu toujours pure en vivant sans cesse au

milieu des méchants. Elle n'a point cette pitié barbare qui se contente de détourner les yeux des

maux qu'elle pourrait soulager. Elle les va chercher pour les guérir: c'est l'existence et non la vue

des malheureux qui la tourmente; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu'il y en a; il faut pour

son bonheur qu'elle sache qu'il n'y en a pas, du moins autour d'elle; car ce serait sortir des

termes de la raison que de faire dépendre son bonheur de celui de tous les hommes. Elle

s'informe des besoins de son voisinage avec la chaleur qu'on met à son propre intérêt; elle en

connaît tous les habitants; elle y étend pour ainsi dire l'enceinte de sa famille, et n'épargne aucun

soin pour en écarter tous les sentiments de douleur et de peine auxquels la vie humaine est

assujettie.

Milord, je veux profiter de vos leçons; mais pardonnez-moi un enthousiasme que je ne me

reproche plus et que vous partagez. Il n'y aura jamais qu'une Julie au monde. La Providence a

veillé sur elle, et rien de ce qui la regarde n'est un effet du hasard. Le ciel semble l'avoir donnée à

la terre pour y montrer à la fois l'excellence dont une âme humaine est susceptible, et le bonheur

dont elle peut jouir dans l'obscurité de la vie privée, sans le secours des vertus éclatantes qui

peuvent l'élever au-dessus d'elle-même, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c'en fut

une, n'a servi qu'à déployer sa force et son courage. Ses parents, ses amis, ses domestiques, tous

heureusement nés, étaient faits pour l'aimer et pour en être aimés. Son pays était le seul où il lui

convînt de naître; la simplicité qui la rend sublime devait régner autour d'elle; il lui fallait, pour

être heureuse, vivre parmi des gens heureux. Si pour son malheur elle fût née chez des peuples

infortunés qui gémissent sous le poids de l'oppression, et luttent sans espoir et sans fruit contre

la misère qui les consume, chaque plainte des opprimés eût empoisonné sa vie; la désolation

commune l'eût accablée, et son coeur bienfaisant, épuisé de peines et d'ennuis, lui eût fait

éprouver sans cesse les maux qu'elle n'eût pu soulager.

Au lieu de cela, tout anime et soutient ici sa bonté naturelle. Elle n'a point à pleurer les calamités

publiques. Elle n'a point sous les yeux l'image affreuse de la misère et du désespoir. Le villageois

à son aise a plus besoin de ses avis que de ses dons. S'il se trouve quelque orphelin trop jeune

pour gagner sa vie, quelque veuve oubliée qui souffre en secret, quelque vieillard sans enfants,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 337

dont les bras affaiblis par l'âge ne fournissent plus à son entretien, elle ne craint pas que ses

bienfaits leur deviennent onéreux, et fassent aggraver sur eux les charges publiques pour en

exempter des coquins accrédités. Elle jouit du bien qu'elle fait, et le voit profiter. Le bonheur

qu'elle goûte se multiplie et s'étend autour d'elle. Toutes les maisons où elle entre, offrent

bientôt un tableau de la sienne; l'aisance et le bien-être y sont une de ses moindres influences, la

concorde et les moeurs la suivent de ménage en ménage. En sortant de chez elle ses yeux ne sont

frappés que d'objets agréables; en y rentrant elle en retrouve de plus doux encore; elle voit

partout ce qui plaît à son coeur; et cette âme si peu sensible à l'amour-propre apprend à s'aimer

dans ses bienfaits. Non, milord, je le répète, rien de ce qui touche à Julie n'est indifférent pour la

vertu. Ses charmes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son séjour, ses

amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs, et toute sa destinée, font de sa vie un exemple unique,

que peu de femmes voudront imiter, mais qu'elles aimeront en dépit d'elles.

Ce qui me plaît le plus dans les soins qu'on prend ici du bonheur d'autrui, c'est qu'ils sont tous

dirigés par la sagesse, et qu'il n'en résulte jamais d'abus. N'est pas toujours bienfaisant qui veut;

et souvient tel croit rendre de grands services, qui fait de grands maux qu'il ne voit pas, pour un

petit bien qu'il aperçoit. Une qualité rare dans les femmes du meilleur caractère, et qui brille

éminemment dans celui de Mme de Wolmar, c'est un discernement exquis dans la distribution

de ses bienfaits, soit par le choix des moyens de les rendre utiles, soit par le choix des gens sur

qui elle les répand. Elle s'est fait des règles dont elle ne se départ point. Elle sait accorder et

refuser ce qu'on lui demande sans qu'il y ait ni faiblesse dans sa bonté, ni caprice dans son refus.

Quiconque a commis en sa vie une méchante action n'a rien à espérer d'elle que justice, et

pardon s'il l'a offensée; jamais faveur ni protection, qu'elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je

l'ai vue refuser assez sèchement à un homme de cette espèce une grâce qui dépendait d'elle seule.

"Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n'y veux pas contribuer, de peur de faire du mal

à d'autres en vous mettant en état d'en faire. Le monde n'est pas assez épuisé de gens de bien

qui souffrent pour qu'on soit réduit à songer à vous." Il est vrai que cette dureté lui coûte

extrêmement et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa maxime est de compter pour bons tous ceux

dont la méchanceté ne lui est pas prouvée; et il y a bien peu de méchants qui n'aient l'adresse de

se mettre à l'abri des preuves. Elle n'a point cette charité paresseuse des riches qui payent en

argent aux malheureux le droit de rejeter leurs prières, et pour un bienfait imploré ne savent

jamais donner que l'aumône. Sa bourse n'est pas inépuisable; et, depuis qu'elle est mère de

famille, elle en sait mieux régler l'usage. De tous les secours dont on peut soulager les

malheureux l'aumône est, à la vérité, celui qui coûte le moins de peine; mais il est aussi le plus

passager et le moins solide; et Julie ne cherche pas à se délivrer d'eux, mais à leur être utile.

Elle n'accorde pas non plus indistinctement des recommandations et des services, sans bien

savoir si l'usage qu'on en veut faire est raisonnable et juste. Sa protection n'est jamais refusée à

quiconque en a un véritable besoin et mérite de l'obtenir; mais pour ceux que l'inquiétude ou

l'ambition porte à vouloir s'élever et quitter un état où ils sont bien, rarement peuvent-ils

l'engager à se mêler de leurs affaires. La condition naturelle à l'homme est de cultiver la terre et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 338

de vivre de ses fruits. Le paisible habitant des champs n'a besoin pour sentir son bonheur que de

le connaître. Tous les vrais plaisirs de l'homme sont à sa portée; il n'a que les peines inséparables

de l'humanité, des peines que celui qui croit s'en délivrer ne fait qu'échanger contre d'autres plus

cruelles. Cet état est le seul nécessaire et le plus utile. Il n'est malheureux que quand les autres le

tyrannisent par leur violence, ou le séduisent par l'exemple de leurs vices. C'est en lui que

consiste la véritable prospérité d'un pays, la force et la grandeur qu'un peuple tire de lui-même,

qui ne dépend en rien des autres nations, qui ne contraint jamais d'attaquer pour se soutenir, et

donne les plus sûrs moyens de se défendre. Quand il est question d'estimer la puissance

publique, le bel esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux, ses villes; le

vrai politique parcourt les terres et va dans la chaumière du laboureur. Le premier voit ce qu'on a

fait, et le second ce qu'on peut faire.

Sur ce principe on s'attache ici, et plus encore à Etange, à contribuer autant qu'on peut à rendre

aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider à en sortir. Les plus aisés et les plus

pauvres ont également la fureur d'envoyer leurs enfants dans les villes, les uns pour étudier et

devenir un jour des messieurs, les autres pour entrer en condition et décharger leurs parents de

leur entretien. Les jeunes gens, de leur côté; aiment souvent à courir; les filles aspirent à la

parure bourgeoise: les garçons s'engagent dans un service étranger; ils croient valoir mieux en

rapportant dans leur village, au lieu de l'amour de la patrie et de la liberté, l'air à la fois rogue et

rampant des soldats mercenaires, et le ridicule mépris de leur ancien état. On leur montre à tous

l'erreur de ces préjugés, la corruption des enfants, l'abandon des pères, et les risques continuels

de la vie, de la fortune, et des moeurs, où cent périssent pour un qui réussit. S'ils s'obstinent, on

ne favorise point leur fantaisie insensée; on les laisse courir au vice et à la misère, et l'on

s'applique à dédommager ceux qu'on a persuadés, des sacrifices qu'ils font à la raison. On leur

apprend à honorer leur condition naturelle en l'honorant soi-même; on n'a point avec les

paysans les façons des villes; mais on use avec eux d'une honnête et grave familiarité, qui

maintenant chacun dans son état, leur apprend pourtant à faire cas du leur. Il n'y a point de bon

paysan qu'on ne porte à se considérer lui-même, en lui montrant la différence qu'on fait de lui à

ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans leur village et ternir leur parents de leur

éclat. M. de Wolmar et le baron, quand il est ici, manquent rarement d'assister aux exercices, aux

prix, aux revues du village et des environs. Cette jeunesse déjà naturellement ardente et

guerrière, voyant de vieux officiers se plaire à ses assemblées, s'en estime davantage et prend

plus de confiance en elle-même. On lui en donne encore plus en lui montrant des soldats retirés

du service étranger en savoir moins qu'elle à tous égards; car, quoi qu'on fasse, jamais cinq sous

de paye et la peur des coups de canne ne produiront une émulation pareille à celle que donne à

un homme libre et sous les armes la présence de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de sa

maîtresse, et la gloire de son pays.

La grande maxime de Mme de Wolmar est donc de ne point favoriser les changements de

condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne, et surtout d'empêcher

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Julie ou La nouvelle Héloïse 339

que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un état libre, ne se dépeuple en

faveur des autres.

Je lui faisais là-dessus l'objection des talents divers que la nature semble avoir partagés aux

hommes pour leur donner à chacun leur emploi, sans égard à la condition dans laquelle ils sont

nés. A cela elle me répondit qu'il y avait deux choses à considérer avant le talent: savoir, les

moeurs et la félicité. "L'homme, dit-elle, est un être trop noble pour devoir servir simplement

d'instrument à d'autres, et l'on ne doit point l'employer à ce qui leur convient sans consulter

aussi ce qui lui convient à lui-même; car les hommes ne sont pas faits pour les places, mais les

places sont faites pour eux; et, pour distribuer convenablement les choses, il ne faut pas tant

chercher dans leur partage l'emploi auquel chaque homme est le plus propre, que celui qui est le

plus propre à chaque homme pour le rendre bon et heureux autant qu'il est possible. Il n'est

jamais permis de détériorer une âme humaine pour l'avantage des autres, ni de faire un scélérat

pour le service des honnêtes gens.

Or, de mille sujets qui sortent du village, il n'y en a pas dix qui n'aillent se perdre à la ville, ou

qui n'en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui réussissent et

font fortune la font presque tous par les voies déshonnêtes qui y mènent. Les malheureux

qu'elle n'a point favorisés ne reprennent plus leur ancien état, et se font mendiants ou voleurs

plutôt que de redevenir paysans. De ces mille s'il s'en trouve un seul qui résiste à l'exemple et se

conserve honnête homme, pensez-vous qu'à tout prendre celui-là passe une vie aussi heureuse

qu'il l'eût passée à l'abri des passions violentes, dans la tranquille obscurité de sa première

condition?

Pour suivre son talent il le faut connaître. Est-ce une chose aisée de discerner toujours les talents

des hommes, et à l'âge où l'on prend un parti, si l'on a tant de peine à bien connaître ceux des

enfants qu'on a le mieux observés, comment un petit paysan saura-t-il de lui-même distinguer

les siens? Rien n'est plus équivoque que les signes d'inclination qu'on donne dès l'enfance;

l'esprit imitateur y a souvent plus de part que le talent; ils dépendront plutôt d'une rencontre

fortuite que d'un penchant décidé et le penchant même n'annonce pas toujours la disposition.

Le vrai talent, le vrai génie a une certaine simplicité qui le rend moins inquiet, moins remuant,

moins prompt à se montrer, qu'un apparent et faux talent, qu'on prend pour véritable, et qui

n'est qu'une vaine ardeur de briller, sans moyens pour y réussir. Tel entend un tambour et veut

être général, un autre voit bâtir et se croit architecte. Gustin, mon jardinier, prit le goût du

dessin pour m'avoir vue dessiner, je l'envoyai apprendre à Lausanne; il se croyait déjà peintre, et

n'est qu'un jardinier. L'occasion, le désir de s'avancer, décident de l'état qu'on choisit. Ce n'est

pas assez de sentir son génie, il faut aussi vouloir s'y livrer. Un prince ira-t-il se faire cocher parce

qu'il mène bien son carrosse? Un duc se fera-t-il cuisinier parce qu'il invente de bons ragoûts?

On n'a des talents que pour s'élever, personne n'en a pour descendre: pensez-vous que ce soit là

l'ordre de la nature? Quand chacun connaîtrait son talent et voudrait le suivre, combien le

pourraient? Combien surmonteraient d'injustes obstacles? Combien vaincraient d'indignes

concurrents? Celui qui sent sa faiblesse appelle à son secours le manège et la brigue, que l'autre,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 340

plus sûr de lui, dédaigne. Ne m'avez-vous pas cent fois dit vous-même que tant d'établissements

en faveur des arts ne font que leur nuire? En multipliant indiscrètement les sujets, on les

confond; le vrai mérite reste étouffé dans la foule, et les honneurs dus au plus habile sont tous

pour le plus intrigant. S'il existait une société où les emplois et les rangs fussent exactement

mesurés sur les talents et le mérite personnel, chacun pourrait aspirer à la place qu'il saurait le

mieux remplir; mais il faut se conduire par des règles plus sûres, et renoncer au prix des talents,

quand le plus vil de tous est le seul qui mène à la fortune.

Je vous dirai plus, continua-t-elle; j'ai peine à croire que tant de talents divers doivent être tous

développés; car il faudrait pour cela que le nombre de ceux qui les possèdent fût exactement

proportionné au besoin de la société; et si l'on ne laissait au travail de la terre que ceux qui ont

éminemment le talent de l'agriculture, ou qu'on enlevât à ce travail tous ceux qui sont plus

propres à un autre, il ne resterait pas assez de laboureurs pour la cultiver et nous faire vivre. Je

penserais que les talents des hommes sont comme les vertus des drogues, que la nature nous

donne pour guérir nos maux, quoique son intention soit que nous n'en ayons pas besoin. Il y a

des plantes qui nous empoisonnent, des animaux qui nous dévorent, des talents qui nous sont

pernicieux. S'il fallait toujours employer chaque chose selon ses principales propriétés, peut-être

ferait-on moins de bien que de mal aux hommes. Les peuples bons et simples n'ont pas besoin

de tant de talents; ils se soutiennent mieux par leur seule simplicité que les autres par toute leur

industrie. Mais à mesure qu'ils se corrompent, leurs talents se développent comme pour servir

de supplément aux vertus qu'ils perdent, et pour forcer les méchants eux-mêmes d'être utiles en

dépit d'eux."

Une autre chose sur laquelle j'avais peine à tomber d'accord avec elle était l'assistance des

mendiants. Comme c'est ici une grande route, il en passe beaucoup, et l'on ne refuse l'aumône à

aucun. Je lui représentai que ce n'était pas seulement un bien jeté à pure perte, et dont on privait

ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage contribuait à multiplier les gueux et les vagabonds qui se

plaisent à ce lâche métier, et, se rendant à charge à la société, la privent encore du travail qu'ils y

pourraient faire.

"Je vois bien, me dit-elle, que vous avez pris dans les grandes villes les maximes dont de

complaisants raisonneurs aiment à flatter la dureté des riches; vous en avez même pris les

termes. Croyez-vous dégrader un pauvre de sa qualité d'homme en lui donnant le nom

méprisant de gueux? Compatissant comme vous l'êtes, comment avez-vous pu vous résoudre à

l'employer? Renoncez-y mon ami, ce mot ne va point dans votre bouche; il est plus déshonorant

pour l'homme dur qui s'en sert que pour le malheureux qui le porte. Je ne déciderai point si ces

détracteurs de l'aumône ont tort ou raison; ce que je sais, c'est que mon mari, qui ne cède point

en bon sens à vos philosophes, et qui m'a souvent rapporté tout ce qu'ils disent là-dessus pour

étouffer dans le coeur la pitié naturelle et l'exercer à l'insensibilité, m'a toujours paru mépriser

ces discours et n'a point désapprouvé ma conduite. Son raisonnement est simple. "On souffre,

dit-il, et l'on entretient à grands frais des multitudes de professions inutiles dont plusieurs ne

servent qu'à corrompre et gâter les moeurs. A ne regarder l'état de mendiant que comme un

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Julie ou La nouvelle Héloïse 341

métier, loin qu'on en ait rien de pareil à craindre, on n'y trouve que de quoi nourrir en nous les

sentiments d'intérêt et d'humanité qui devraient unir tous les hommes. Si l'on veut le considérer

par le talent, pourquoi ne récompenserais-je pas l'éloquence de ce mendiant qui me remue le

coeur et me porte à le secourir, comme je paye un comédien qui me fait verser quelques larmes

stériles? Si l'un me fait aimer les bonnes actions d'autrui, l'autre me porte à en faire moi-même;

tout ce qu'on sent à la tragédie s'oublie à l'instant qu'on en sort, mais la mémoire des

malheureux qu'on a soulagés donne un plaisir qui renaît sans cesse. Si le grand nombre des

mendiants est onéreux à l'Etat, de combien d'autres professions qu'on encourage et qu'on tolère

n'en peut-on pas dire autant! C'est au souverain de faire en sorte qu'il n'y ait point de

mendiants; mais pour les rebuter de leur profession faut-il rendre les citoyens inhumains et

dénaturés?" Pour moi, continua Julie, sans avoir ce que les pauvres sont à l'Etat, je sais qu'ils

sont tous mes frères, et que je ne puis, sans une inexcusable dureté, leur refuser le faible secours

qu'ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j'en conviens; mais je connais trop les

peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut se trouver

réduit à leur sort; et comment puis-je être sûre que l'inconnu qui vient implorer au nom de Dieu

mon assistance, et mendier un pauvre morceau de pain, n'est pas peut-être cet honnête homme

prêt à périr de misère, et que mon refus va réduire au désespoir? L'aumône que je fais donner à

la porte est légère: un demi-crutz et un morceau de pain sont ce qu'on ne refuse à personne; on

donne une ration double à ceux qui sont évidemment estropiés. S'ils en trouvent autant sur leur

route dans chaque maison aisée, cela suffit pour les faire vivre en chemin, et c'est tout ce qu'on

doit au mendiant étranger qui passe. Quand ce ne serait pas pour eux un secours réel, c'est au

moins un témoignage qu'on prend part à leur peine, un adoucissement à la dureté du refus, une

sorte de salutation qu'on leur rend. Un demi-crutz et un morceau de pain ne coûtent guère plus

à donner et sont une réponse plus honnête qu'un Dieu vous assiste! comme si les dons de Dieu

n'étaient pas dans la main des hommes, et qu'il eût d'autres greniers sur la terre que les

magasins des riches! Enfin, quoi qu'on puisse penser de ces infortunés, si l'on ne doit rien au

gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-même de rendre honneur à l'humanité souffrante

ou à son image, et de ne point s'endurcir le coeur à l'aspect de ses misères.

Voilà comment j'en use avec ceux qui mendient pour ainsi dire sans prétexte et de bonne foi: à

l'égard de ceux qui se disent ouvriers et se plaignent de manquer d'ouvrage, il y a toujours ici

pour eux des outils et du travail qui les attendent. Par cette méthode on les aide, on met leur

bonne volonté à l'épreuve; et les menteurs le savent si bien, qu'il ne s'en présente plus chez

nous."

C'est ainsi, milord, que cette âme angélique trouve toujours dans ses vertus de quoi combattre

les vaines subtilités dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces soins et d'autres

semblables sont mis par elle au rang de ses plaisirs, et remplissent une partie du temps que lui

laissent ses devoirs les plus chéris. Quand, après s'être acquittée de tout ce qu'elle doit aux

autres, elle songe ensuite à elle-même, ce qu'elle fait pour se rendre la vie agréable peut encore

être compté parmi ses vertus; tant son motif est toujours louable et honnête, et tant il y a de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 342

tempérance et de raison dans tout ce qu'elle accorde à ses désirs! Elle veut plaire à son mari qui

aime à la voir contente et gaie; elle veut inspirer à ses enfants le goût des innocents plaisirs que la

modération, l'ordre et la simplicité font valoir, et qui détournent le coeur des passions

impétueuses. Elle s'amuse pour les amuser, comme la colombe amollit dans son estomac le grain

dont elle veut nourrir ses petits.

Julie a l'âme et le corps également sensibles. La même délicatesse règne dans ses sentiments et

dans ses organes. Elle était fait pour connaître et goûter tous les plaisirs, et longtemps elle

n'aima si chèrement la vertu même que comme la plus douce des voluptés. Aujourd'hui qu'elle

sent en paix cette volupté suprême, elle ne se refuse aucune de celles qui peuvent s'associer avec

celle-là: mais sa manière de les goûter ressemble à l'austérité de ceux qui s'y refusent, et l'art de

jouir est pour elle celui des privations; non de ces privations pénibles et douloureuses qui

blessent la nature, et dont son auteur dédaigne l'hommage insensé, mais des privations

passagères et modérées qui conservent à la raison son empire, et servant d'assaisonnement au

plaisir en préviennent le dégoût et l'abus. Elle prétend que tout ce qui tient aux sens et n'est pas

nécessaire à la vie change de nature aussitôt qu'il tourne en habitude, qu'il cesse d'être un plaisir

en devenant un besoin, que c'est à la fois une chaîne qu'on se donne et une jouissance don on se

prive, et que prévenir toujours les désirs n'est pas l'art de les contenter, mais de les éteindre.

Tout celui qu'elle emploie à donner du prix aux moindres choses est de se les refuser vingt fois

pour en jouir une. Cette âme simple se conserve ainsi son premier ressort: son goût ne s'use

point; elle n'a jamais besoin de le ranimer par des excès, et je la vois souvent savourer avec délices

un plaisir d'enfant qui serait insipide à tout autre.

Un objet plus noble qu'elle se propose encore en cela est de rester maîtresse d'elle-même,

d'accoutumer ses passions à l'obéissance, et de plier tous ses désirs à la règle. C'est un nouveau

moyen d'être heureuse; car on ne jouit sans inquiétude que de ce qu'on peut perdre sans peine;

et si le vrai bonheur appartient au sage, c'est parce qu'il est de tous les hommes celui à qui la

fortune peut le moins ôter.

Ce qui me paraît le plus singulier dans sa tempérance, c'est qu'elle la suit sur les mêmes raisons

qui jettent les voluptueux dans l'excès. "La vie est courte, il est vrai, dit-elle; c'est une raison d'en

user jusqu'au bout, et de dispenser avec art sa durée, afin d'en tirer le meilleur parti qu'il est

possible. Si un jour de satiété nous ôte un an de jouissance, c'est une mauvaise philosophie

d'aller toujours jusqu'où le désir nous mène, sans considérer si nous ne serons pas plus tôt au

bout de nos facultés que notre carrière, et si notre coeur épuisé ne mourra point avant nous. Je

vois que ces vulgaires épicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occasion les perdent toutes,

et, toujours ennuyés au sein des plaisirs, n'en savent jamais trouver aucun. Ils prodiguent le

temps qu'ils pensent économiser, et se ruinent comme les avares pour ne savoir rien perdre à

propos. Je me trouve bien de la maxime opposée, et je crois que j'aimerais encore mieux sur ce

point trop de sévérité que de relâchement. Il m'arrive quelquefois de rompre une partie de plaisir

par la seule raison qu'elle m'en fait trop; en la renouant j'en jouis deux fois. Cependant je

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Julie ou La nouvelle Héloïse 343

m'exerce à conserver sur moi l'empire de ma volonté, et j'aime mieux être taxée de caprice que de

me laisser dominer par mes fantaisies."

Voilà sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie et les choses de pur agrément. Julie a

du penchant à la gourmandise; et, dans les soins qu'elle donne à toutes les parties du ménage, la

cuisine surtout n'est pas négligée. La table se sent de l'abondance générale; mais cette

abondance n'est point ruineuse; il y règne une sensualité sans raffinement; tous les mets sont

communs, mais excellents dans leurs espèces; l'apprêt en est simple et pourtant exquis. Tout ce

qui n'est que d'appareil, tout ce qui tient à l'opinion, tous les plats fins et recherchés, dont la

rareté fait tout le prix, et qu'il faut nommer pour les trouver bons, en sont bannis à jamais; et

même, dans la délicatesse et le choix de ceux qu'on se permet, on s'abstient journellement de

certaines choses qu'on réserve pour donner à quelque repas un air de fête qui les rend plus

agréables sans être plus dispendieux. Que croiriez-vous que sont ces mets si sobrement

ménagés? Du gibier rare? Du poisson de mer? Des productions étrangères? Mieux que tout

cela; quelque excellent légume du pays, quelqu'un des savoureux herbages qui croissent dans

nos jardins, certains poissons du lac apprêtés d'une certaine manière, certains laitages de nos

montagnes, quelque pâtisserie à l'allemande, à quoi l'on joint quelque pièce de la chasse des gens

de la maison: voilà tout l'extraordinaire qu'on y remarque; voilà ce qui couvre et orne la table, ce

qui excite et contente notre appétit les jours de réjouissance. Le service est modeste et

champêtre, mais propre et riant; la grâce et le plaisir y sont, la joie et l'appétit l'assaisonnent. Des

surtouts dorés autour desquels on meurt de faim, des cristaux pompeux chargés de fleurs pour

tout dessert, ne remplissent point la place des mets; on n'y sait point l'art de nourrir l'estomac

par les yeux, mais on y sait celui d'ajouter du charme à la bonne chère, de manger beaucoup sans

s'incommoder, de s'égayer à boire sans altérer sa raison, de tenir table longtemps sans ennui, et

d'en sortir toujours sans dégoût.

Il y a au premier étage une petite salle à manger différente de celle où l'on mange ordinairement,

laquelle est au rez-de-chaussée. Cette salle particulière est à l'angle de la maison et éclairée de

deux côtés; elle donne par l'un sur le jardin, au delà duquel on voit le lac à travers les arbres; par

l'autre on aperçoit ce grand coteau de vignes qui commencent d'étaler aux yeux les richesses

qu'on y recueillira dans deux mois. Cette pièce est petite: mais ornée de tout ce qui peut la

rendre agréable et riante. C'est là que Julie donne ses petits festins à son père, à son mari, à sa

cousine, à moi, à elle-même, et quelquefois à ses enfants. Quand elle ordonne d'y mettre le

couvert on sait d'avance ce que cela veut dire, et M. de Wolmar l'appelle en riant le salon

d'Apollon; mais ce salon ne diffère pas moins de celui de Lucullus par le choix des convives que

par celui des mets. Les simples hôtes n'y sont point admis, jamais on n'y mange quand on a des

étrangers; c'est l'asile inviolable de la confiance, de l'amitié, de la liberté. C'est la société des

coeurs qui lie en ce lieu celle de la table; elle est une sorte d'initiation à l'intimité, et jamais il ne

s'y rassemble que des gens qui voudraient n'être plus séparés. Milord, la fête vous attend, et c'est

dans cette salle que vous ferez ici votre premier repas.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 344

Je n'eus pas d'abord le même honneur. Ce ne fut qu'à mon retour de chez Mme d'Orbe que je

fus traité dans le salon d'Apollon. Je n'imaginais pas qu'on pût rien ajouter d'obligeant à la

réception qu'on m'avait faite; mais ce souper me donna d'autres idées. J'y trouvai je ne sais quel

délicieux mélange de familiarité, de plaisir, d'union, d'aisance, que je n'avais point encore

éprouvé. Je me sentais plus libre sans qu'on m'eût averti de l'être; il me semblait que nous nous

entendions mieux qu'auparavant. L'éloignement des domestiques m'invitait à n'avoir plus de

réserve au fond de mon coeur; et c'est là qu'à l'instance de Julie je repris l'usage, quitté depuis

tant d'années, de boire avec mes hôtes du vin pur à la fin du repas.

Ce souper m'enchanta: j'aurais voulu que tous nos repas se fussent passés de même. "Je ne

connaissais point cette charmante salle, dis-je à Mme de Wolmar; pourquoi n'y mangez-vous

pas toujours? - Voyez, dit-elle, elle est si jolie! ne serait-ce pas dommage de la gâter?" Cette

réponse me parut trop loin de son caractère pour n'y pas soupçonner quelque sens caché.

"Pourquoi du moins, repris-je, ne rassemblez-vous pas toujours autour de vous les mêmes

commodités qu'on trouve ici, afin de pouvoir éloigner vos domestiques et causer plus en liberté?

- C'est, me répondit-elle encore, que cela serait trop agréable, et que l'ennui d'être toujours à son

aise est enfin le pire de tous." Il ne m'en fallut pas davantage pour concevoir son système; et je

jugeai qu'en effet l'art d'assaisonner les plaisirs n'est que celui d'en être avare.

Je trouve qu'elle se met avec plus de soin qu'elle ne faisait autrefois. La seule vanité qu'on lui ait

jamais reprochée était de négliger son ajustement. L'orgueilleuse avait ses raisons, et ne me

laissait point de prétexte pour méconnaître son empire. Mais elle avait beau faire,

l'enchantement était trop fort pour me sembler naturel; je m'opiniâtrais à trouver de l'art dans sa

négligence; elle se serait coiffée d'un sac que je l'aurais accusée de coquetterie. Elle n'aurait pas

moins de pouvoir aujourd'hui; mais elle dédaigne de l'employer; et je dirais qu'elle affecte une

parure plus recherchée pour ne sembler plus qu'une jolie femme, si je n'avais découvert la cause

de ce nouveau soin. J'y fus trompé les premiers jours; et, sans songer qu'elle n'était pas mise

autrement qu'à mon arrivée où je n'étais point attendu, j'osai m'attribuer l'honneur de cette

recherche. Je me désabusai durant l'absence de M. de Wolmar. Dès le lendemain ce n'était plus

cette élégance de la veille dont l'oeil ne pouvait se lasser, ni cette simplicité touchante et

voluptueuse qui m'enivrait autrefois; c'était une certaine modestie qui parle au coeur par les

yeux, qui n'inspire que du respect, et que la beauté rend plus imposante. La dignité d'épouse et

de mère régnait sur tous ses charmes; ce regard timide et tendre était devenu plus grave; et l'on

eût dit qu'un air plus grand et plus noble avait voilé la douceur de ses traits. Ce n'était pas qu'il y

eût la moindre altération dans son maintien ni dans ses manières; son égalité, sa candeur, ne

connurent jamais les simagrées; elle usait seulement du talent naturel aux femmes de changer

quelquefois nos sentiments et nos idées par un ajustement différent, par une coiffure d'une autre

forme, par une robe d'une autre couleur, et d'exercer sur les coeurs l'empire du goût en faisant

de rien quelque chose. Le jour qu'elle attendait son mari de retour, elle retrouva l'art d'animer

ses grâces naturelles sans les couvrir; elle était éblouissante en sortant de sa toilette; je trouvai

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Julie ou La nouvelle Héloïse 345

qu'elle ne savait pas moins effacer la plus brillante parure qu'orner la plus simple; et je me dis

avec dépit, en pénétrant l'objet de ses soins: "En fit-elle jamais autant pour l'amour?"

Ce goût de parure s'étend de la maîtresse de la maison à tout ce qui la compose. Le maître, les

enfants, les domestiques, les chevaux, les bâtiments, les jardins, les meubles, tout est tenu avec

un soin qui marque qu'on n'est pas au-dessous de la magnificence, mais qu'on la dédaigne. Ou

plutôt la magnificence y est en effet, s'il est vrai qu'elle consiste moins dans la richesse de

certaines choses que dans un bel ordre du tout qui marque le concert des parties et l'unité

d'intention de l'ordonnateur. Pour moi, je trouve au moins que c'est une idée plus grande et plus

noble de voir dans une maison simple et modeste un petit nombre de gens heureux d'un

bonheur commun, que de voir régner dans un palais la discorde et le trouble, et chacun de ceux

qui l'habitent chercher sa fortune et son bonheur dans la ruine d'un autre et dans le désordre

général. La maison bien réglée est une, et forme un tout agréable à voir: dans le palais on ne

trouve qu'un assemblage confus de divers objets dont la liaison n'est qu'apparente. Au premier

coup d'oeil on croit voir une fin commune; en y regardant mieux on est bientôt détrompé.

A ne consulter que l'impression la plus naturelle, il semblerait que, pour dédaigner l'éclat et le

luxe, on a moins besoin de modération que de goût. La symétrie et la régularité plaît à tous les

yeux. L'image du bien-être et de la félicité touche le coeur humain qui en est avide; mais un vain

appareil qui ne se rapporte ni à l'ordre ni au bonheur, et n'a pour objet que de frapper les yeux,

quelle idée favorable à celui qui l'étale peut-il exciter dans l'esprit du spectateur? L'idée du goût?

Le goût ne paraît-il pas cent fois mieux dans les choses simples que dans celles qui sont

offusquées de richesse? L'idée de la commodité? Y a-t-il rien de plus incommode que le faste?

L'idée de la grandeur? C'est précisément le contraire. Quand je vois qu'on a voulu faire un

grand palais, je me demande aussitôt pourquoi ce palais n'est pas plus grand. Pourquoi celui qui

a cinquante domestiques n'en a-t-il pas cent? Cette belle vaisselle d'argent, pourquoi n'est-elle

pas d'or? Cet homme qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas ses lambris? Si ses lambris

sont dorés, pourquoi son toit ne l'est-il pas? Celui qui voulut bâtir une haute tour faisait bien de

la vouloir porter jusqu'au ciel; autrement il eût eu beau l'élever, le point où il se fût arrêté n'eût

servi qu'à donner de plus loin la preuve de son impuissance. O homme petit et vain! montre-moi

ton pouvoir, je te montrerai ta misère.

Au contraire, un ordre de choses où rien n'est donné à l'opinion, où tout a son utilité réelle, et

qui se borne aux vrais besoins de la nature, n'offre pas seulement un spectacle approuvé par la

raison, mais qui contente les yeux et le coeur, en ce que l'homme ne s'y voit que sous des

rapports agréables, comme se suffisant à lui-même, que l'image de sa faiblesse n'y paraît point,

et que ce riant tableau n'excite jamais de réflexions attristantes. Je défie aucun homme sensé de

contempler une heure durant le palais d'un prince et le faste qu'on y voit briller, sans tomber

dans la mélancolie et déplorer le sort de l'humanité. Mais l'aspect de cette maison et de la vie

uniforme et simple de ses habitants répand dans l'âme des spectateurs un charme secret qui ne

fait qu'augmenter sans cesse. Un petit nombre de gens doux et paisibles, unis par des besoins

mutuels et par une réciproque bienveillance, y concourt par divers soins à une fin commune:

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Julie ou La nouvelle Héloïse 346

chacun trouvant dans son état tout ce qu'il faut pour en être content et ne point désirer d'en

sortir, on s'y attache comme y devant rester toute la vie, et la seule ambition qu'on garde est celle

d'en bien remplir les devoirs. Il y a tant de modération dans ceux qui commandent et tant de

zèle dans ceux qui obéissent que des égaux eussent pu distribuer entre eux les mêmes emplois

sans qu'aucun se fût plaint de son partage. Ainsi nul n'envie celui d'un autre; nul ne croit

pouvoir augmenter sa fortune que par l'augmentation du bien commun; les maîtres mêmes ne

jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne saurait qu'ajouter ni

que retrancher ici, parce qu'on n'y trouve que les choses utiles et qu'elles y sont toutes; en sorte

qu'on n'y souhaite rien de ce qu'on n'y voit pas, et qu'il n'y a rien de ce qu'on y voit dont on

puisse dire: pourquoi n'y en a-t-il pas davantage? Ajoutez-y du galon, des tableaux, un lustre, de

la dorure, à l'instant vous appauvrirez tout. En voyant tant d'abondance dans le nécessaire, et

nulle trace de superflu, on est porté à croire que, s'il n'y est pas, c'est qu'on n'a pas voulu qu'il y

fût, et que, si on le voulait, il y régnerait avec la même profusion. En voyant continuellement les

biens refluer au dehors par l'assistance du pauvre, on est porté à dire: "Cette maison ne peut

contenir toutes ses richesses." Voilà, ce me semble, la véritable magnificence.

Cet air d'opulence m'effraya moi-même quand je fus instruit de ce qui servait à l'entretenir.

"Vous vous ruinez, dis-je à M. et Mme de Wolmar; il n'est pas possible qu'un si modique revenu

suffise à tant de dépenses." Ils se mirent à rire, et me firent voir que, sans rien retrancher dans

leur maison, il ne tiendrait qu'à eux d'épargner beaucoup et d'augmenter leur revenu plutôt que

de se ruiner. "Notre grand secret pour être riches, me dirent-ils, est d'avoir peu d'argent, et

d'éviter, autant qu'il se peut, dans l'usage de nos biens, les échanges intermédiaires entre le

produit et l'emploi. Aucun de ces échanges ne se fait sans perte, et ces pertes multipliées

réduisent presque à rien d'assez grands moyens, comme à force d'être brocantée une belle boîte

d'or devient un mince colifichet. Le transport de nos revenus s'évite en les employant sur le lieu,

l'échange s'en évite encore en les consommant en nature; et dans l'indispensable conversion de

ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes et des achats pécuniaires

qui doublent le préjudice, nous cherchons des échanges réels où la commodité de chaque

contractant tienne lieu de profit à tous deux."

"Je conçois, leur dis-je, les avantages de cette méthode; mais elle ne me paraît pas sans

inconvénient. Outre les soins importuns auxquels elle assujettit, le profit doit être plus apparent

que réel; et ce que vous perdez dans le détail de la régie de vos biens l'emporte probablement sur

le gain que feraient avec vous vos fermiers; car le travail se fera toujours avec plus d'économie et

la récolte avec plus de soin par un paysan que par vous. - C'est une erreur, me répondit Wolmar;

le paysan se soucie moins d'augmenter le produit que d'épargner sur les frais, parce que les

avances lui sont plus pénibles que les profits ne lui sont utiles; comme son objet n'est pas tant de

mettre un fonds en valeur que d'y faire peu de dépense, s'il s'assure un gain actuel, c'est bien

moins en améliorant la terre qu'en l'épuisant, et le mieux qui puisse arriver est qu'au lieu de

l'épuiser il la néglige. Ainsi, pour un peu d'argent comptant recueilli sans embarras, un

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Julie ou La nouvelle Héloïse 347

propriétaire oisif prépare à lui ou à ses enfants de grandes pertes, de grands travaux, et

quelquefois la ruine de son patrimoine.

D'ailleurs, poursuivit M. de Wolmar, je ne disconviens pas que je ne fasse la culture de mes

terres à plus grands frais que ne ferait un fermier; mais aussi le profit du fermier c'est moi qui le

fais; et, cette culture étant beaucoup meilleure, le produit est beaucoup plus grand; de sorte

qu'en dépensant davantage je ne laisse pas de gagner encore. Il y a plus: cet excès de dépense

n'est qu'apparent, et produit réellement une très grande économie. Car si d'autres cultivaient

nos terres nous serions oisifs; il faudrait demeurer à la ville; la vie y serait plus chère; il nous

faudrait des amusements qui nous coûteraient beaucoup plus que ceux que nous trouvons ici, et

nous seraient moins sensibles. Ces soins que vous appelez importuns font à la fois nos devoirs

et nos plaisirs: grâce à la prévoyance avec laquelle on les ordonne, ils ne sont jamais pénibles; ils

nous tiennent lieu d'une foule de fantaisies ruineuses dont la vie champêtre prévient ou détruit

le goût, et tout ce qui contribue à notre bien-être devient pour nous un amusement.

Jetez les yeux tout autour de vous, ajoutait ce judicieux père de famille, vous n'y verrez que des

choses utiles, qui ne nous coûtent presque rien, et nous épargnent mille vaines dépenses. Les

seules denrées du cru couvrent notre table, les seules étoffes du pays composent presque nos

meubles et nos habits: rien n'est méprisé parce qu'il est commun, rien n'est estimé parce qu'il est

rare. Comme tout ce qui vient de loin est sujet à être déguisé ou falsifié, nous nous bornons, par

délicatesse autant que par modération, au choix de ce qu'il y a de meilleur auprès de nous et dont

la qualité n'est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais choisis. Il ne manque à notre table

pour être somptueuse que d'être servie loin d'ici; car tout y est bon, tout y serait rare, et tel

gourmand trouverait les truites du lac bien meilleures s'il les mangeait à Paris.

La même règle a lieu dans le choix de la parure, qui, comme vous voyez, n'est pas négligée; mais

l'élégance y préside seule, la richesse ne s'y montre jamais, encore moins la mode. Il y a une

grande différence entre le prix que l'opinion donne aux choses et celui qu'elles ont réellement.

C'est à ce dernier seul que Julie s'attache; et quand il est question d'une étoffe, elle ne cherche

pas tant si elle est ancienne ou nouvelle que si elle est bonne et si elle lui sied. Souvent même la

nouveauté seule est pour elle un motif d'exclusion, quand cette nouveauté donne aux choses un

prix qu'elles n'ont pas, ou qu'elles ne sauraient garder.

Considérez encore qu'ici l'effet de chaque chose vient moins d'elle-même que de son usage et de

son accord avec le reste; de sorte qu'avec des parties de peu de valeur Julie a fait un tout d'un

grand prix. Le goût aime à créer, à donner seul la valeur aux choses. Autant la loi de la mode est

inconstante et ruineuse, autant la sienne est économe et durable. Ce que le bon goût approuve

une fois est toujours bien; s'il est rarement à la mode, en revanche il n'est jamais ridicule, et dans

sa modeste simplicité il tire de la convenance des choses des règles inaltérables et sûres, qui

restent quand les modes ne sont plus.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 348

Ajoutez enfin que l'abondance du seul nécessaire ne peut dégénérer en abus, parce que le

nécessaire a sa mesure naturelle, et que les vrais besoins n'ont jamais d'excès. On peut mettre la

dépense de vingt habits en un seul, et manger en un repas le revenu d'une année; mais on ne

saurait porter deux habits en même temps, ni dîner deux fois en un jour. Ainsi l'opinion est

illimitée, au lieu que la nature nous arrête de tous côtés; et celui qui, dans un état médiocre, se

borne au bien-être ne risque point de se ruiner.

Voilà, mon cher, continuait le sage Wolmar, comment avec de l'économie et des soins on peut se

mettre au-dessus de sa fortune. Il ne tiendrait qu'à nous d'augmenter la nôtre sans changer notre

manière de vivre; car il ne se fait ici presque aucune avance qui n'ait un produit pour objet, et

tout ce que nous dépensons nous rend de quoi dépenser beaucoup plus."

Eh bien! milord, rien de tout cela ne paraît au premier coup d'oeil. Partout un air de profusion

couvre l'ordre qui le donne. Il faut du temps pour apercevoir des lois somptuaires qui mènent à

l'aisance et au plaisir, et l'on a d'abord peine à comprendre comment on jouit de ce qu'on

épargne. En y réfléchissant le contentement augmente, parce qu'on voit que la source en est

intarissable, et que l'art de goûter le bonheur de la vie sert encore à le prolonger. Comment se

lasserait-on d'un état si conforme à la nature? Comment épuiserait-on son héritage en

l'améliorant tous les jours? Comment ruinerait-on sa fortune en ne consommant que ses

revenus? Quand chaque année on est sûr de la suivante, qui peut troubler la paix de celle qui

court? Ici le fruit du labeur passé soutient l'abondance présente et le fruit du labeur présent

annonce l'abondance à venir; on jouit à la fois de ce qu'on dépense et de ce qu'on recueille, et les

divers temps se rassemblent pour affermir la sécurité du présent.

Je suis entré dans tous les détails du ménage, et j'ai partout vu régner le même esprit. Toute la

broderie et la dentelle sortent du gynécée; toute la toile est filée dans la basse-cour ou par de

pauvres femmes que l'on nourrit. La laine s'envoie à des manufactures dont on tire en échange

des draps pour habiller les gens; le vin, l'huile et le pain se font dans la maison; on a des bois en

coupe réglée autant qu'on en peut consommer; le boucher se paye en bétail; l'épicier reçoit du

blé pour ses fournitures; le salaire des ouvriers et des domestiques se prend sur le produit des

terres qu'ils font valoir; le loyer des maisons de la ville suffit pour l'ameublement de celles qu'on

habite; les rentes sur les fonds publics fournissent à l'entretien des maîtres et au peu de vaisselle

qu'on se permet; la vente des vins et des blés qui restent donne un fonds qu'on laisse en réserve

pour les dépenses extraordinaires: fonds que la prudence de Julie ne laisse jamais tarir, et que sa

charité laisse encore moins augmenter. Elle n'accorde aux choses de pur agrément que le profit

du travail qui se fait dans sa maison, celui des terres qu'ils ont défrichées, celui des arbres qu'ils

ont fait planter, etc. Ainsi, le produit et l'emploi se trouvant toujours compensés par la nature

des choses, la balance ne peut être rompue, et il est impossible de se déranger.

Bien plus, les privations qu'elle s'impose par cette volupté tempérante dont j'ai parlé sont à la

fois de nouveaux moyens de plaisir et de nouvelles ressources d'économie. Par exemple, elle aime

beaucoup le café; chez sa mère elle en prenait tous les jours; elle en a quitté l'habitude pour en

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Julie ou La nouvelle Héloïse 349

augmenter le goût; elle s'est bornée à n'en prendre que quand elle a des hôtes, et dans le salon

d'Apollon, afin d'ajouter cet air de fête à tous les autres. C'est une petite sensualité qui la flatte

plus, qui lui coûte moins, et par laquelle elle aiguise et règle à la fois sa gourmandise. Au

contraire, elle met à deviner et à satisfaire les goûts de son père et de son mari une attention sans

relâche, une prodigalité naturelle et pleine de grâces, qui leur fait mieux goûter ce qu'elle leur

offre par le plaisir qu'elle trouve à le leur offrir. Ils aiment tous deux à prolonger un peu la fin du

repas, à la suisse: elle ne manque jamais, après le souper, de faire servir une bouteille de vin plus

délicat, plus vieux que celui de l'ordinaire. Je fus d'abord la dupe des noms pompeux qu'on

donnait à ces vins, qu'en effet je trouve excellents; et, les buvant comme étant des lieux dont ils

portaient les noms, je fis la guerre à Julie d'une infraction si manifeste à ses maximes; mais elle

me rappela en riant un passage de Plutarque, où Flaminius compare les troupes asiatiques

d'Antiochus, sous mille noms barbares, aux ragoûts divers sous lesquels un ami lui avait déguisé

la même viande. "Il en est de même, dit-elle, de ces vins étrangers que vous me reprochez. Le

Rancio, le Cherez, le Malaga, le Chassaigne, le Syracuse, dont vous buvez avec tant de plaisir, ne

sont en effet que des vins de Lavaux diversement préparés, et vous pouvez voir d'ici le vignoble

qui produit toutes ces boissons lointaines. Si elles sont inférieures en qualité aux vins fameux

dont elles portent les noms, elles n'en ont pas les inconvénients; et, comme on est sûr de ce qui

les compose, on peut au moins les boire sans risque. J'ai lieu de croire, continua-t-elle, que mon

père et mon mari les aiment autant que les vins les plus rares. - Les siens, me dit alors M. de

Wolmar, ont pour nous un goût dont manquent tous les autres: c'est le plaisir qu'elle a pris à les

préparer. - Ah! reprit-elle, ils seront toujours exquis."

Vous jugez bien qu'au milieu de tant de soins divers le désoeuvrement et l'oisiveté qui rendent

nécessaires la compagnie, les visites et les sociétés extérieures, ne trouvent guère ici de place. On

fréquente les voisins assez pour entretenir un commerce agréable, trop peu pour s'y assujettir.

Les hôtes sont toujours bien venus et ne sont jamais désirés. On ne voit précisément qu'autant

de monde qu'il faut pour se conserver le goût de la retraite; les occupations champêtres tiennent

lieu d'amusements; et pour qui trouve au sein de sa famille une douce société, toutes les autres

sont bien insipides. La manière dont on passe ici le temps est trop simple et trop uniforme pour

tenter beaucoup de gens; mais, c'est par la disposition du coeur de ceux qui l'ont adoptée qu'elle

leur est intéressante. Avec une âme saine peut-on s'ennuyer à remplir les plus chers et les plus

charmants devoirs de l'humanité, et à se rendre mutuellement la vie heureuse? Tous les soirs,

Julie, contente de sa journée, n'en désire point une différente pour le lendemain, et tous les

matins elle demande au ciel un jour semblable à celui de la veille; elle fait toujours les mêmes

choses parce qu'elles sont bien, et qu'elle ne connaît rien de mieux à faire. Sans doute elle jouit

ainsi de toute la félicité permise à l'homme. Se plaire dans la durée de son état, n'est-ce pas un

signe assuré qu'on y vit heureux?

Si l'on voit rarement ici de ces tas de désoeuvrés qu'on appelle bonne compagnie, tout ce qui s'y

rassemble intéresse le coeur par quelque endroit avantageux et rachète quelques ridicules par

mille vertus. De paisibles campagnards, sans monde et sans politesse, mais bons, simples,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 350

honnêtes et contents de leur sort; d'anciens officiers retirés du service; des commerçants

ennuyés de s'enrichir; de sages mères de famille qui amènent leurs filles à l'école de la modestie

et des bonnes moeurs: voilà le cortège que Julie aime à rassembler autour d'elle. Son mari n'est

pas fâché d'y joindre quelquefois de ces aventuriers corrigés par l'âge et l'expérience, qui,

devenus sages à leurs dépens, reviennent sans chagrin cultiver le champ de leur père qu'ils

voudraient n'avoir point quitté. Si quelqu'un récite à table les événements de sa vie, ce ne sont

point les aventures merveilleuses du riche Sindbad racontant au sein de la mollesse orientale

comment il a gagné ses trésors; ce sont les relations plus simples de gens sensés que les caprices

du sort et les injustices des hommes ont rebutés des faux biens vainement poursuivis, pour leur

rendre le goût des véritables.

Croiriez-vous que l'entretien même des paysans a des charmes pour ces âmes élevées avec qui le

sage aimerait à s'instruire? Le judicieux Wolmar trouve dans la naïveté villageoise des caractères

plus marqués, plus d'hommes pensant par eux-mêmes, que sous le masque uniforme des

habitants des villes, où chacun se montre comme sont les autres plutôt que comme il est lui-

même. La tendre Julie trouve en eux des coeurs sensibles aux moindres caresses, et qui

s'estiment heureux de l'intérêt qu'elle prend à leur bonheur. Leur coeur ni leur esprit ne sont

point façonnés par l'art; ils n'ont point appris à se former sur nos modèles, et l'on n'a pas peur

de trouver en eux l'homme de l'homme au lieu de celui de la nature.

Souvent dans ses tournées M. de Wolmar rencontre quelque bon vieillard dont le sens et la

raison le frappent, et qu'il se plaît à faire causer. Il l'amène à sa femme; elle lui fait un accueil

charmant, qui marque non la politesse et les airs de son état, mais la bienveillance et l'humanité

de son caractère. On retient le bonhomme à dîner: Julie le place à côté d'elle, le sert, le caresse,

lui parle avec intérêt, s'informe de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de son embarras, ne

donne point une attention gênante à ses manières rustiques, mais le met à l'aise par la facilité des

siennes, et ne sort point avec lui de ce tendre et touchant respect dû à la vieillesse infirme

qu'honore une longue vie passée sans reproche. Le vieillard enchanté se livre à l'épanchement de

son coeur; il semble reprendre un moment la vivacité de sa jeunesse. Le vin bu à la santé d'une

jeune dame en réchauffe mieux son sang à demi glacé. Il se ranime à parler de son ancien temps,

de ses amours, de ses campagnes, des combats où il s'est trouvé, du courage de ses compatriotes,

de son retour au pays, de sa femme, de ses enfants, des travaux champêtres, des abus qu'il a

remarqués, des remèdes qu'il imagine. Souvent des longs discours de son âge sortent

d'excellents préceptes moraux, ou des leçons d'agriculture; et quand il n'y aurait dans les choses

qu'il dit que le plaisir qu'il prend à les dire, Julie en prendrait à les écouter.

Elle passe après le dîner dans sa chambre et en rapporte un petit présent de quelque nippe

convenable à la femme ou aux filles du vieux bonhomme. Elle le lui fait offrir par les enfants, et

réciproquement il rend aux enfants quelque don simple et de leur goût dont elle l'a secrètement

chargé pour eux. Ainsi se forme de bonne heure l'étroite et douce bienveillance qui fait la liaison

des états divers. Les enfants s'accoutument à honorer la vieillesse, à estimer la simplicité, et à

distinguer le mérite dans tous les rangs. Les paysans, voyant leurs vieux pères fêtés dans une

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Julie ou La nouvelle Héloïse 351

maison respectable et admis à la table des maîtres ne se tiennent point offensés d'en être exclus;

ils ne s'en prennent point à leur rang, mais à leur âge; ils ne disent point: "Nous sommes trop

pauvres", mais: "Nous sommes trop jeunes pour être ainsi traités"; l'honneur qu'on rend à leurs

vieillards et l'espoir de le partager un jour les consolent d'en être privés et les excitent à s'en

rendre dignes.

Cependant le vieux bonhomme, encore attendri des caresses qu'il a reçues, revient dans sa

chaumière, empressé de montrer à sa femme et à ses enfants les dons qu'il leur apporte. Ces

bagatelles répandent la joie dans toute une famille qui voit qu'on a daigné s'occuper d'elle. Il leur

raconte avec emphase la réception qu'on lui a faite, les mets dont on l'a servi, les vins dont il a

goûté, les discours obligeants qu'on lui a tenus, combien on s'est informé d'eux, l'affabilité des

maîtres, l'attention des serviteurs, et généralement ce qui peut donner du prix aux marques

d'estime et de bonté qu'il a reçues; en le racontant il en jouit une seconde fois, et toute la maison

croit jouir aussi des honneurs rendus à son chef. Tous bénissent de concert cette famille illustre

et généreuse qui donne exemple aux grands et refuge aux petits, qui ne dédaigne point le

pauvre, et rend honneur aux cheveux blancs. Voilà l'encens qui plaît aux âmes bienfaisantes. S'il

est des bénédictions humaines que le ciel daigne exaucer, ce ne sont point celles qu'arrache la

flatterie et la bassesse en présence des gens qu'on loue, mais celles que dicte en secret un coeur

simple et reconnaissant au coin d'un foyer rustique.

C'est ainsi qu'un sentiment agréable et doux peut couvrir de son charme une vie insipide à des

coeurs indifférents; c'est ainsi que les soins, les travaux, la retraite, peuvent devenir des

amusements par l'art de les diriger. Une âme saine peut donner du goût à des occupations

communes, comme la santé du corps fait trouver bons les aliments les plus simples. Tous ces

gens ennuyés qu'on amuse avec tant de peine doivent leur dégoût à leurs vices, et ne perdent le

sentiment du plaisir qu'avec celui du devoir. Pour Julie, il lui est arrivé précisément le contraire,

et des soins qu'une certaine langueur d'âme lui eût laissé négliger autrefois lui deviennent

intéressants par le motif qui les inspire. Il faudrait être insensible pour être toujours sans

vivacité. La sienne s'est développée par les mêmes causes qui la réprimaient autrefois. Son coeur

cherchait la retraite et la solitude pour se livrer en paix aux affections dont il était pénétré;

maintenant elle a pris une activité nouvelle en formant de nouveaux liens. Elle n'est point de ces

indolentes mères de famille, contentes d'étudier quand il faut agir, qui perdent à s'instruire des

devoirs d'autrui le temps qu'elles devraient mettre à remplir les leurs. Elle pratique aujourd'hui

ce qu'elle apprenait autrefois. Elle n'étudie plus, elle ne lit plus: elle agit. Comme elle se lève une

heure plus tard que son mari, elle se couche aussi plus tard d'une heure. Cette heure est le seul

temps qu'elle donne encore à l'étude, et la journée ne lui paraît jamais assez longue pour tous les

soins dont elle aime à la remplir.

Voilà milord, ce que j'avais à vous dire sur l'économie de cette maison et sur la vie privée des

maîtres qui la gouvernent. Contents de leur sort, ils en jouissent paisiblement; contents de leur

fortune, ils ne travaillent pas à l'augmenter pour leurs enfants, mais à leur laisser, avec l'héritage

qu'ils ont reçu, des terres en bon état, des domestiques affectionnés, le goût du travail, de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 352

l'ordre, de la modération, et tout ce qui peut rendre douce et charmante à des gens sensés la

jouissance d'un bien médiocre, aussi sagement conservé qu'il fut honnêtement acquis.

Lettre III à milord Edouard

Nous avons eu des hôtes ces jours derniers. Ils sont repartis hier, et nous recommençons entre

nous trois une société d'autant plus charmante qu'il n'est rien resté dans le fond des coeurs

qu'on veuille se cacher l'un à l'autre. Quel plaisir je goûte à reprendre un nouvel être qui me rend

digne de votre confiance! Je ne reçois pas une marque d'estime de Julie et de son mari que je ne

me dise avec une certaine fierté d'âme: "Enfin j'oserai me montrer à lui." C'est par vos soins,

c'est sous vos yeux, que j'espère honorer mon état présent de mes fautes passées. Si l'amour

éteint jette l'âme dans l'épuisement, l'amour subjugué lui donne, avec la conscience de sa

victoire, une élévation nouvelle et un attrait plus vif pour tout ce qui est grand et beau. Voudrait-

on perdre le fruit d'un sacrifice qui nous a coûté si cher? Non, milord; je sens qu'à votre exemple

mon coeur va mettre à profit tous les ardents sentiments qu'il a vaincus; je sens qu'il faut avoir

été ce que je fus pour devenir ce que je veux être.

Après six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indifférents, nous avons passé

aujourd'hui une matinée à l'anglaise, réunis et dans le silence, goûtant à la fois le plaisir d'être

ensemble et la douceur du recueillement. Que les délices de cet état sont connues de peu de

gens! Je n'ai vu personne en France en avoir la moindre idée. "La conversation des amis ne tarit

jamais", disent-ils. Il est vrai, la langue fournit un babil facile aux attachements médiocres; mais

l'amitié, milord, l'amitié! Sentiment vif et céleste, quels discours sont dignes de toi? Quelle

langue ose être ton interprète? Jamais ce qu'on dit à son ami peut-il valoir ce qu'on sent à ses

côtés? Mon Dieu! qu'une main serrée, qu'un regard animé, qu'une étreinte contre la poitrine,

que le soupir qui la suit, disent de choses, et que le premier mot qu'on prononce est froid après

tout cela! O veillées de Besançon! moments consacrés au silence et recueillis par l'amitié! O

Bomston, âme grande, ami sublime! non, je n'ai point avili ce que tu fis pour moi, et ma bouche

ne t'en a jamais rien dit.

Il est sûr que cet état de contemplation fait un des grands charmes des hommes sensibles. Mais

j'ai toujours trouvé que les importuns empêchaient de le goûter, et que les amis ont besoin

d'être sans témoin pour pouvoir ne se rien dire qu'à leur aise. On veut être recueillis, pour ainsi

dire, l'un dans l'autre: les moindres distractions sont désolantes, la moindre contrainte est

insupportable. Si quelquefois le coeur porte un mot à la bouche, il est si doux de pouvoir le

prononcer sans gêne! Il semble qu'on n'ose penser librement ce qu'on n'ose dire de même; il

semble que la présence d'un seul étranger retienne le sentiment et comprime des âmes qui

s'entendraient si bien sans lui.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 353

Deux heures se sont ainsi écoulées entre nous dans cette immobilité d'extase, plus douce mille

fois que le froid repos des dieux d'Epicure. Après le déjeuner, les enfants sont entrés comme à

l'ordinaire dans la chambre de leur mère; mais au lieu d'aller ensuite s'enfermer avec eux dans le

gynécée selon sa coutume, pour nous dédommager en quelque sorte du temps perdu sans nous

voir, elle les a fait rester avec elle, et nous ne nous sommes point quittés jusqu'au dîner.

Henriette, qui commence à savoir tenir l'aiguille, travaillait assise devant la Fanchon, qui faisait

de la dentelle, et dont l'oreiller posait sur le dossier de sa petite chaise. Les deux garçons

feuilletaient sur une table un recueil d'images dont l'aîné expliquait les sujets au cadet. Quand il

se trompait, Henriette attentive, et qui sait le recueil par coeur, avait soin de le corriger. Souvent,

feignant d'ignorer à quelle estampe ils étaient, elle en tirait un prétexte de se lever, d'aller et venir

de sa chaise à la table et de la table à la chaise. Ces promenades ne lui déplaisaient pas, et lui

attiraient toujours quelque agacerie de la part du petit mali; quelquefois même il s'y joignait un

baiser que sa bouche enfantine sait mal appliquer encore, mais dont Henriette, déjà plus savante,

lui épargne volontiers la façon. Pendant ces petites leçons, qui se prenaient et se donnaient sans

beaucoup de soin, mais aussi sans la moindre gêne, le cadet comptait furtivement des onchets de

buis qu'il avait cachés sous le livre.

Mme de Wolmar brodait près de la fenêtre vis-à-vis des enfants; nous étions, son mari et moi,

encore autour de la table à thé, lisant la gazette, à laquelle elle prêtait assez peu d'attention. Mais

à l'article de la maladie du roi de France et de l'attachement singulier de son peuple, qui n'eut

jamais d'égal que celui des Romains pour Germanicus, elle a fait quelques réflexions sur le bon

naturel de cette nation douce et bienveillante, que toutes haïssent et qui n'en hait aucune,

ajoutant qu'elle n'enviait du rang suprême que le plaisir de s'y faire aimer. "N'enviez rien, lui a

dit son mari d'un ton qu'il m'eût dû laisser prendre; il y a longtemps que nous sommes tous vos

sujets." A ce mot, son ouvrage est tombé de ses mains; elle a tourné la tête, et jeté sur son digne

époux un regard si touchant, si tendre, que j'en ai tressailli moi-même. Elle n'a rien dit: qu'eût-

elle dit qui valût ce regard? Nos yeux se sont aussi rencontrés. J'ai senti, à la manière dont son

mari m'a serré la main, que la même émotion nous gagnait tous trois, et que la douce influence

de cette âme expansive agissait autour d'elle et triomphait de l'insensibilité même.

C'est dans ces dispositions qu'a commencé le silence dont je vous parlais: vous pouvez juger

qu'il n'était pas de froideur et d'ennui. Il n'était interrompu que par le petit manège des enfants;

encore, aussitôt que nous avons cessé de parler, ont-ils modéré par imitation leur caquet, comme

craignant de troubler le recueillement universel. C'est la petite surintendante qui la première

s'est mise à baisser la voix, à faire signe aux autres, à courir sur la pointe du pied; et leurs jeux

sont devenus d'autant plus amusants que cette légère contrainte y ajoutait un nouvel intérêt. Ce

spectacle, qui semblait être mis sous nos yeux pour prolonger notre attendrissement, a produit

son effet naturel.

Ammutiscon le lingue, e parlan l'alme.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 354

Que de choses se sont dites sans ouvrir la bouche! Que d'ardents sentiments se sont

communiqués sans la froide entremise de la parole! Insensiblement Julie s'est laissée absorber à

celui qui dominait tous les autres. Ses yeux se sont tout à fait fixés sur ses trois enfants, et son

coeur, ravi dans une si délicieuse extase, animait son charmant visage de tout ce que la tendresse

maternelle eut jamais de plus touchant.

Livrés nous-mêmes à cette double contemplation, nous nous laissions entraîner Wolmar et moi,

à nos rêveries, quand les enfants qui les causaient les ont fait finir. L'aîné, qui s'amusait aux

images, voyant que les onchets empêchaient son frère d'être attentif, a pris le temps qu'il les avait

rassemblés, et, lui donnant un coup sur la main, les a fait sauter par la chambre. Marcellin s'est

mis à pleurer; et, sans s'agiter pour le faire taire, Mme de Wolmar a dit à Fanchon d'emporter les

onchets. L'enfant s'est tu sur-le-champ, mais les onchets n'ont pas moins été emportés sans qu'il

ait recommencé de pleurer, comme je m'y étais attendu. Cette circonstance, qui n'était rien,

m'en a rappelé beaucoup d'autres auxquelles je n'avais fait nulle attention; et je ne me souviens

pas, en y pensant, d'avoir vu d'enfants à qui l'on parlât si peu et qui fussent moins incommodes.

Ils ne quittent presque jamais leur mère, et à peine s'aperçoit-on qu'ils soient là. Ils sont vifs,

étourdis, sémillants, comme il convient à leur âge, jamais importuns ni criards, et l'on voit qu'ils

sont discrets avant de savoir ce que c'est que discrétion. Ce qui m'étonnait le plus dans les

réflexions où ce sujet m'a conduit, c'était que cela se fît comme de soi-même, et qu'avec une si

vive tendresse pour ses enfants Julie se tourmentât si peu autour d'eux. En effet, on ne la voit

jamais s'empresser à les faire parler ou taire, ni à leur prescrire ou défendre ceci ou cela. Elle ne

dispute point avec eux, elle ne les contrarie point dans leurs amusements; on dirait qu'elle se

contente de les voir et de les aimer, et que, quand ils ont passé leur journée avec elle, tout son

devoir de mère est rempli.

Quoique cette paisible tranquillité me parût plus douce à considérer que l'inquiète sollicitude

des autres mères, je n'en étais pas moins frappé d'une indolence qui s'accordait mal avec mes

idées. J'aurais voulu qu'elle n'eût pas encore été contente avec tant de sujets de l'être: une activité

superflue sied si bien à l'amour maternel! Tout ce que je voyais de bon dans ses enfants, j'aurais

voulu l'attribuer à ses soins; j'aurais voulu qu'ils dussent moins à la nature et davantage à leur

mère; je leur aurais presque désiré des défauts, pour la voir plus empressée à les corriger.

Après m'être occupé longtemps de ces réflexions en silence, je l'ai rompu pour les lui

communiquer. "Je vois, lui ai-je dit, que le ciel récompense la vertu des mères par le bon naturel

des enfants; mais ce bon naturel veut être cultivé. C'est dès leur naissance que doit commencer

leur éducation. Est-il un temps plus propre à les former que celui où ils n'ont encore aucune

forme à détruire? Si vous les livrez à eux-mêmes dès leur enfance, à quel âge attendrez-vous

d'eux de la docilité? Quand vous n'auriez rien à leur apprendre, il faudrait leur apprendre à vous

obéir. - Vous apercevez-vous, a-t-elle répondu, qu'ils me désobéissent? - Cela serait difficile, ai-je

dit, quand vous ne leur commandez rien." Elle s'est mise à sourire en regardant son mari; et, me

prenant par la main, elle m'a mené dans le cabinet où nous pouvions causer tous trois sans être

entendus des enfants.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 355

C'est là que, m'expliquant à loisir ses maximes, elle m'a fait voir sous cet air de négligence la plus

vigilante attention qu'ait jamais donnée la tendresse maternelle. "Longtemps, m'a-t-elle dit, j'ai

pensé comme vous sur les instructions prématurées; et durant ma première grossesse, effrayé de

tous mes devoirs et des soins que j'aurais bientôt à remplir, j'en parlais souvent à M. de Wolmar

avec inquiétude. Quel meilleur guide pouvais-je prendre en cela, qu'un observateur éclairé qui

joignait à l'intérêt d'un père le sang-froid d'un philosophe? Il remplit et passa mon attente; il

dissipa mes préjugés, et m'apprit à m'assurer avec moins de peine un succès beaucoup plus

étendu. Il me fit sentir que la première et la plus importante éducation, celle précisément que

tout le monde oublie, est de rendre un enfant propre à être élevé. Une erreur commune à tous les

parents qui se piquent de lumières est de supposer leurs enfants raisonnables dès leur naissance,

et de leur parler comme à des hommes avant même qu'ils sachent parler. La raison est

l'instrument qu'on pense employer à les instruire; au lieu que les autres instruments doivent

servir à former celui-là, et que de toutes les instructions propres à l'homme, celle qu'il acquiert le

plus tard et le plus difficilement est la raison même. En leur parlant dès leur bas âge une langue

qu'ils n'entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à en payer les autres, à contrôler

tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mutins; et

tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des motifs raisonnables, on ne l'obtient en effet que par

ceux de crainte ou de vanité qu'on est toujours forcé d'y joindre.

Il n'y a point de patience que ne lasse enfin l'enfant qu'on veut élever ainsi; et voilà comment,

ennuyés, rebutés, excédés de l'éternelle importunité dont ils leur ont donné l'habitude eux-

mêmes, les parents, ne pouvant plus supporter le tracas des enfants, sont forcés de les éloigner

d'eux en les livrant à des maîtres; comme si l'on pouvait jamais espérer d'un précepteur plus de

patience et de douceur que n'en peut avoir un père.

La nature, a continué Julie, veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. Si nous

voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n'auront ni maturité ni

saveur, et ne tarderont pas à se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants.

L'enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres. Rien n'est moins

sensé que d'y vouloir substituer les nôtres; et j'aimerais autant exiger qu'un enfant eût cinq

pieds de haut que du jugement à dix ans.

La raison ne commence à se former qu'au bout de plusieurs années, et quand le corps a pris une

certaine consistance. L'intention de la nature est donc que le corps se fortifie avant que l'esprit

s'exerce. Les enfants sont toujours en mouvement; le repos et la réflexion sont l'aversion de leur

âge; une vie appliquée et sédentaire les empêche de croître et de profiter; leur esprit ni leur corps

ne peuvent supporter la contrainte. Sans cesse enfermés dans une chambre avec des livres, ils

perdent toute leur vigueur; ils deviennent délicats, faibles, malsains, plutôt hébétés que

raisonnables; et l'âme se sent toute la vie du dépérissement du corps.

Quand toutes ces instructions prématurées profiteraient à leur jugement autant qu'elles y

nuisent, encore y aurait-il un très grand inconvénient à les leur donner indistinctement et sans

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Julie ou La nouvelle Héloïse 356

égard à celles qui conviennent par préférence au génie de chaque enfant. Outre la constitution

commune à l'espèce, chacun apporte en naissant un tempérament particulier qui détermine son

génie et son caractère, et qu'il ne s'agit ni de changer ni de contraindre, mais de former et de

perfectionner. Tous les caractères sont bons et sains en eux-mêmes, selon M. de Wolmar. Il n'y a

point, dit-il, d'erreurs dans la nature; tous les vices qu'on impute au naturel sont l'effet des

mauvaises formes qu'il a reçues. Il n'y a point de scélérat dont les penchants mieux dirigés

n'eussent produit de grandes vertus. Il n'y a point d'esprit faux dont on n'eût tiré des talents

utiles en le prenant d'un certain biais, comme ces figures difformes et monstrueuses qu'on rend

belles et bien proportionnées en les mettant à leur point de vue. Tout concourt au bien commun

dans le système universel. Tout homme a sa place assignée dans le meilleur ordre des choses; il

s'agit de trouver cette place et de ne pas pervertir cet ordre. Qu'arrive-t-il d'une éducation

commencée dès le berceau et toujours sous une même formule, sans égard à la prodigieuse

diversité des esprits? Qu'on donne à la plupart des instructions nuisibles ou déplacées, qu'on les

prive de celles qui leur conviendraient, qu'on gêne de toutes parts la nature, qu'on efface les

grandes qualités de l'âme pour en substituer de petites et d'apparentes qui n'ont aucune réalité;

qu'en exerçant indistinctement aux mêmes choses tant de talents divers, on efface les uns par les

autres, on les confond tous; qu'après bien des soins perdus à gâter dans les enfants les vrais dons

de la nature, on voit bientôt ternir cet éclat passager et frivole qu'on leur préfère, sans que le

naturel étouffé revienne jamais; qu'on perd à la fois ce qu'on a détruit et ce qu'on a fait; qu'enfin,

pour le prix de tant de peine indiscrètement prise, tous ces petits prodiges deviennent des

esprits sans force et des hommes sans mérite, uniquement remarquables par leur faiblesse et par

leur inutilité."

"J'entends ces maximes, ai-je dit à Julie; mais j'ai peine à les accorder avec vos propres sentiments

sur le peu d'avantage qu'il y a de développer le génie et les talents naturels de chaque individu,

soit pour son propre bonheur, soit pour le vrai bien de la société. Ne vaut-il pas infiniment

mieux former un parfait modèle de l'homme raisonnable et de l'honnête homme, puis

rapprocher chaque enfant de ce modèle par la force de l'éducation, en excitant l'un, en retenant

l'autre, en réprimant les passions, en perfectionnant la raison, en corrigeant la nature?... -

Corriger la nature! a dit Wolmar en m'interrompant; ce mot est beau; mais, avant que de

l'employer, il fallait répondre à ce que Julie vient de vous dire."

Une réponse très péremptoire, à ce qu'il me semblait, était de nier le principe; c'est ce que j'ai

fait. "Vous supposez toujours que cette diversité d'esprits et de génies qui distingue les

individus est l'ouvrage de la nature; et cela n'est rien moins qu'évident. Car enfin, si les esprits

sont différents, ils sont inégaux; et si la nature les a rendus inégaux, c'est en douant les uns

préférablement aux autres d'un peu plus de finesse de sens, d'étendue de mémoire, ou de

capacité d'attention. Or, quant aux sens et à la mémoire, il est prouvé par l'expérience que leurs

divers degrés d'étendue et de perfection ne sont point la mesure de l'esprit des hommes; et

quant à la capacité d'attention, elle dépend uniquement de la force des passions qui nous

animent; et il est encore prouvé que tous les hommes sont, par leur nature, susceptibles de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 357

passions assez fortes pour les douer du degré d'attention auquel est attachée la supériorité de

l'esprit.

Que si la diversité des esprits, au lieu de venir de la nature, était un effet de l'éducation, c'est-à-

dire de diverses idées, des divers sentiments qu'excitent en nous dès l'enfance les objets qui nous

frappent, les circonstances où nous nous trouvons, et toutes les impressions que nous recevons,

bien loin d'attendre pour élever les enfants qu'on connût le caractère de leur esprit, il faudrait au

contraire se hâter de déterminer convenablement ce caractère par une éducation propre à celui

qu'on veut leur donner."

A cela il m'a répondu que ce n'était pas sa méthode de nier ce qu'il voyait, lorsqu'il ne pouvait

l'expliquer. "Regardez, m'a-t-il dit, ces deux chiens qui sont dans la cour; ils sont de la même

portée. Ils ont été nourris et traités de même, ils ne se sont jamais quittés. Cependant l'un des

deux est vif, gai, caressant, plein d'intelligence; l'autre, lourd, pesant, hargneux, et jamais on n'a

pu lui rien apprendre. La seule différence des tempéraments a produit en eux celle des

caractères, comme la seule différence de l'organisation intérieure produit en nous celle des

esprits; tout le reste a été semblable... - Semblable? ai-je interrompu; quelle différence! Combien

de petits objets ont agi sur l'un et non pas sur l'autre! combien de petites circonstances les ont

frappés diversement sans que vous vous en soyez aperçu! - Bon! a-t-il repris, vous voilà

raisonnant comme les astrologues. Quand on leur opposait que deux hommes nés sous le même

aspect avaient des fortunes si diverses, ils rejetaient bien loin cette identité. Ils soutenaient que,

vu la rapidité des cieux, il y avait une distance immense du thème de l'un de ces hommes à celui

de l'autre, et que, si l'on eût pu remarquer les deux instants précis de leurs naissances,

l'objection se fût tournée en preuve.

Laissons, je vous prie, toutes ces subtilités, et nous en tenons à l'observation. Elle nous apprend

qu'il y a des caractères qui s'annoncent presque en naissant, et des enfants qu'on peut étudier

sur le sein de leur nourrice. Ceux-là font une classe à part et s'élèvent en commençant de vivre.

Mais quant aux autres qui se développent moins vite, vouloir former leur esprit avant de le

connaître, c'est s'exposer à gâter le bien que la nature a fait, et à faire plus mal à sa place. Platon

votre maître ne soutenait-il pas que tout le savoir humain, toute la philosophie ne pouvait tirer

d'une âme humaine que ce que la nature y avait mis, comme toutes les opérations chimiques

n'ont jamais tiré d'aucun mixte qu'autant d'or qu'il en contenait déjà? Cela n'est vrai ni de nos

sentiments ni de nos idées; mais cela est vrai de nos dispositions à les acquérir. Pour changer

l'organisation intérieure; pour changer un caractère, il faudrait changer le tempérament dont il

dépend. Avez-vous jamais ouï dire qu'un emporté soit devenu flegmatique, et qu'un esprit

méthodique et froid ait acquis de l'imagination? Pour moi, je trouve qu'il serait tout aussi aisé de

faire un blond d'un brun, et d'un sot un homme d'esprit. C'est donc en vain qu'on prétendrait

refondre les divers esprits sur un modèle commun. On peut les contraindre et non les changer:

on peut empêcher les hommes de se montrer tels qu'ils sont, mais non les faire devenir autres; et,

s'ils se déguisent dans le cours ordinaire de la vie, vous les verrez dans toutes les occasions

importantes reprendre leur caractère originel, et s'y livrer avec d'autant moins de règle qu'ils

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Julie ou La nouvelle Héloïse 358

n'en connaissent plus en s'y livrant. Encore une fois, il ne s'agit point de changer le caractère et

de plier le naturel, mais au contraire de le pousser aussi loin qu'il peut aller, de le cultiver, et

d'empêcher qu'il ne dégénère; car c'est ainsi qu'un homme devient tout ce qu'il peut être, et que

l'ouvrage de la nature s'achève en lui par l'éducation. Or, avant de cultiver le caractère il faut

l'étudier, attendre paisiblement qu'il se montre, lui fournir les occasions de se montrer, et

toujours s'abstenir de rien faire plutôt que d'agir mal à propos. A tel génie il faut donner des

ailes, à d'autres des entraves; l'un veut être pressé, l'autre retenu; l'un veut qu'on le flatte, et

l'autre qu'on l'intimide: il faudrait tantôt éclairer, tantôt abrutir. Tel homme est fait pour porter

la connaissance humaine jusqu'à son dernier terme; à tel autre il est même funeste de savoir lire.

Attendons la première étincelle de la raison; c'est elle qui fait sortir le caractère et lui donne sa

véritable forme; c'est par elle aussi qu'on le cultive, et il n'y a point avant la raison de véritable

éducation pour l'homme.

Quant aux maximes de Julie que vous mettez en opposition, je ne sais ce que vous y voyez de

contradictoire. Pour moi je les trouve parfaitement d'accord. Chaque homme apporte en

naissant un caractère, un génie et des talents qui lui sont propres. Ceux qui sont destinés à vivre

dans la simplicité champêtre n'ont pas besoin, pour être heureux, du développement de leurs

facultés, et leurs talents enfouis sont comme les mines d'or du Valais que le bien public ne

permet pas qu'on exploite. Mais dans l'état civil, où l'on a moins besoin de bras que de tête, et

où chacun doit compte à soi-même et aux autres de tout son prix, il importe d'apprendre à tirer

des hommes tout ce que la nature leur a donné, à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus

loin, et surtout à nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le premier

cas, on n'a d'égard qu'à l'espèce, chacun fait ce que font tous les autres; l'exemple est la seule

règle, l'habitude est le seul talent, et nul n'exerce de son âme que la partie commune à tous. Dans

le second, on s'applique à l'individu, à l'homme en général; on ajoute en lui tout ce qu'il peut

avoir de plus qu'un autre: on le suit aussi loin que la nature le mène; et l'on en fera le plus grand

des hommes s'il a ce qu'il faut pour le devenir. Ces maximes se contredisent si peu, que la

pratique en est la même pour le premier âge. N'instruisez point l'enfant du villageois, car il ne

lui convient pas d'être instruit. N'instruisez pas l'enfant du citadin, car vous ne savez encore

quelle instruction lui convient. En tout état de cause, laissez former le corps jusqu'à ce que la

raison commence à poindre; alors c'est le moment de la cultiver."

"Tout cela me paraîtrait fort bien, ai-je dit, si je n'y voyais un inconvénient qui nuit fort aux

avantages que vous attendez de cette méthode; c'est de laisser prendre aux enfants mille

mauvaises habitudes qu'on ne prévient que par les bonnes. Voyez ceux qu'on abandonne à eux-

mêmes; ils contractent bientôt tous les défauts dont l'exemple frappe leurs yeux, parce que cet

exemple est commode à suivre, et n'imitent jamais le bien, qui coûte plus à pratiquer.

Accoutumés à tout obtenir, à faire en toute occasion leur indiscrète volonté, ils deviennent

mutins, têtus, indomptables... - Mais, a repris M. de Wolmar, il me semble que vous avez

remarqué le contraire dans les nôtres, et que c'est ce qui a donné lieu à cet entretien. - Je l'avoue,

ai-je dit, et c'est précisément ce qui m'étonne. Qu'a-t-elle fait pour les rendre dociles? Comment

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Julie ou La nouvelle Héloïse 359

s'y est-elle prise? Qu'a-t-elle substitué au joug de la discipline? - Un joug bien plus inflexible, a-t-

il dit à l'instant, celui de la nécessité. Mais, en vous détaillant sa conduite elle vous fera mieux

entendre ses vues." Alors il l'a engagée à m'expliquer sa méthode; et, après une courte pause,

voici à peu près comme elle m'a parlé.

"Heureux les enfants bien nés, mon aimable ami! Je ne présume pas autant de nos soins que M.

de Wolmar. Malgré ses maximes, je doute qu'on puisse jamais tirer un bon parti d'un mauvais

caractère, et que tout naturel puisse être tourné à bien; mais, au surplus, convaincue de la bonté

de sa méthode, je tâche d'y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille.

Ma première espérance est que des méchants ne seront pas sortis de mon sein; la seconde est

d'élever assez bien les enfants que Dieu m'a donnés, sous la direction de leur père, pour qu'ils

aient un jour le bonheur de lui ressembler. J'ai tâché pour cela de m'approprier les règles qu'il

m'a prescrites, en leur donnant un principe moins philosophique et plus convenable à l'amour

maternel: c'est de voir mes enfants heureux. Ce fut le premier voeu de mon coeur en portant le

doux nom de mère, et tous les soins de mes jours sont destinés à l'accomplir. La première fois

que je tins mon fils aîné dans mes bras, je songeai que l'enfance est presque un quart des plus

longues vies, qu'on parvient rarement aux trois autres quarts, et que c'est une bien cruelle

prudence de rendre cette première portion malheureuse pour assurer le bonheur du reste, qui

peut-être ne viendra jamais. Je songeai que, durant la faiblesse du premier âge, la nature

assujettit les enfants de tant de manières, qu'il est barbare d'ajouter à cet assujettissement

l'empire de nos caprices en leur ôtant une liberté si bornée et dont ils peuvent si peu abuser. Je

résolus d'épargner au mien toute contrainte autant qu'il serait possible, de lui laisser tout l'usage

de ses petites forces, et de ne gêner en lui nul des mouvements de la nature. J'ai déjà gagné à cela

deux grands avantages: l'un, d'écarter de son âme naissante le mensonge, la vanité, la colère,

l'envie, en un mot tous les vices qui naissent de l'esclavage, et qu'on est contraint de fomenter

dans les enfants pour obtenir d'eux ce qu'on en exige; l'autre, de laisser fortifier librement son

corps par l'exercice continuel que l'instinct lui demande. Accoutumé tout comme les paysans à

courir tête nue au soleil, au froid, à s'essouffler, à se mettre en sueur, il s'endurcit comme eux

aux injures de l'air et se rend plus robuste en vivant plus content. C'est le cas de songer à l'âge

d'homme et aux accidents de l'humanité. Je vous l'ai déjà dit, je crains cette pusillanimité

meurtrière qui, à force de délicatesse et de soins, affaiblit, effémine un enfant, le tourmente par

une éternelle contrainte, l'enchaîne par mille vaines précautions, enfin l'expose pour toute sa vie

aux périls inévitables dont elle veut le préserver un moment, et, pour lui sauver quelques rhumes

dans son enfance, lui prépare de loin des fluxions de poitrine, des pleurésies, des coups de soleil,

et la mort étant grand.

Ce qui donne aux enfants livrés à eux-mêmes la plupart des défauts dont vous parliez, c'est

lorsque, non contents de faire leur propre volonté, ils la font encore faire aux autres, et cela par

l'insensée indulgence des mères à qui l'on ne complaît qu'en servant toutes les fantaisies de leur

enfant. Mon ami, je me flatte que vous n'avez rien vu dans les miens qui sentît l'empire et

l'autorité, même avec le dernier domestique, et que vous ne m'avez pas vue non plus applaudir

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Julie ou La nouvelle Héloïse 360

en secret aux fausses complaisances qu'on a pour eux. C'est ici que je crois suivre une route

nouvelle et sûre pour rendre à la fois un enfant libre, paisible, caressant, docile, et cela par un

moyen fort simple, c'est de le convaincre qu'il n'est qu'un enfant.

A considérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus faible, plus misérable, plus à

la merci de tout ce qui l'environne, qui ait si grand besoin de pitié, d'amour, de protection, qu'un

enfant? Ne semble-t-il pas que c'est pour cela que les premières voix qui lui sont suggérées par la

nature sont les cris et les plaintes; qu'elle lui a donné une figure si douce et un air si touchant,

afin que tout ce qui l'approche s'intéresse à sa faiblesse et s'empresse à le secourir? Qu'y a-t-il

donc de plus choquant, de plus contraire à l'ordre, que de voir un enfant, impérieux et mutin,

commander à tout ce qui l'entoure, prendre impudemment un ton de maître avec ceux qui n'ont

qu'à l'abandonner pour le faire périr, et d'aveugles parents, approuvant cette audace, l'exercer à

devenir le tyran de sa nourrice, en attendant qu'il devienne le leur?

Quant à moi, je n'ai rien épargné pour éloigner de mon fils la dangereuse image de l'empire et

de la servitude, et pour ne jamais lui donner lieu de penser qu'il fût plutôt servi par devoir que

par pitié. Ce point est peut-être le plus difficile et le plus important de toute l'éducation; et c'est

un détail qui ne finirait point que celui de toutes les précautions qu'il m'a fallu prendre, pour

prévenir en lui cet instinct si prompt à distinguer les services mercenaires des domestiques de la

tendresse des soins maternels.

L'un des principaux moyens que j'ai employés a été, comme je vous l'ai dit, de le bien convaincre

de l'impossibilité où le tient son âge de vivre sans notre assistance. Après quoi je n'ai pas eu

peine à lui montrer que tous les secours qu'on est forcé de recevoir d'autrui sont des actes de

dépendance; que les domestiques ont une véritable supériorité sur lui, en ce qu'il ne saurait se

passer d'eux, tandis qu'il ne leur est bon à rien; de sorte que, bien loin de tirer vanité de leurs

services, il les reçoit avec une sorte d'humiliation, comme un témoignage de sa faiblesse, et il

aspire ardemment au temps où il sera assez grand et assez fort pour avoir l'honneur de se servir

lui-même."

"Ces idées, ai-je dit, seraient difficiles à établir dans des maisons où le père et la mère se font

servir comme des enfants; mais dans celle-ci, où chacun, à commencer par vous, a ses fonctions à

remplir, et où le rapport des valets aux maîtres n'est qu'un échange perpétuel de services et de

soins, je ne crois pas cet établissement impossible. Cependant il me reste à concevoir comment

des enfants accoutumés à voir prévenir leurs besoins n'étendent pas ce droit à leurs fantaisies, ou

comment ils ne souffrent pas quelquefois de l'humeur d'un domestique qui traitera de fantaisie

un véritable besoin."

"Mon ami, a repris Mme de Wolmar, une mère peu éclairée se fait des monstres de tout. Les

vrais besoins sont très bornés dans les enfants comme dans les hommes, et l'on doit plus

regarder à la durée du bien-être qu'au bien-être d'un seul moment. Pensez-vous qu'un enfant qui

n'est point gêné puisse assez souffrir de l'humeur de sa gouvernante, sous les yeux d'une mère,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 361

pour en être incommodé? Vous supposez des inconvénients qui naissent de vices déjà

contractés, sans songer que tous mes soins ont été d'empêcher ces vices de naître.

Naturellement les femmes aiment les enfants. La mésintelligence ne s'élève entre eux que quand

l'un veut assujettir l'autre à ses caprices. Or cela ne peut arriver ici, ni sur l'enfant dont on

n'exige rien, ni sur la gouvernante à qui l'enfant n'a rien à commander. J'ai suivi en cela tout le

contre-pied des autres mères, qui font semblant de vouloir que l'enfant obéisse au domestique,

et veulent en effet que le domestique obéisse à l'enfant. Personne ici ne commande ni n'obéit;

mais l'enfant n'obtient jamais de ceux qui l'approchent qu'autant de complaisance qu'il en a

pour eux. Par là, sentant qu'il n'a sur tout ce qui l'environne d'autre autorité que celle de la

bienveillance, il se rend docile et complaisant; en cherchant à s'attacher les coeurs des autres, le

sien s'attache à eux à son tour; car on aime en se faisant aimer, c'est l'infaillible effet de l'amour-

propre; et de cette affection réciproque, née de l'égalité, résultent sans effort les bonnes qualités

qu'on prêche sans cesse à tous les enfants, sans jamais en obtenir aucune.

J'ai pensé que la partie la plus essentielle de l'éducation d'un enfant, celle dont il n'est jamais

question dans les éducations les plus soignées, c'est de lui bien faire sentir sa misère, sa faiblesse,

sa dépendance, et, comme vous a dit mon mari, le pesant joug de la nécessité que la nature

impose à l'homme; et cela, non seulement afin qu'il soit sensible à ce qu'on fait pour lui alléger

ce joug, mais surtout afin qu'il connaisse de bonne heure en quel rang l'a placé la Providence,

qu'il ne s'élève point au-dessus de sa portée, et que rien d'humain ne lui semble étranger à lui.

Induits dès leur naissance par la mollesse dans laquelle ils sont nourris, par les égards que tout le

monde a pour eux, par la facilité d'obtenir tout ce qu'ils désirent, à penser que tout doit céder à

leurs fantaisies, les jeunes gens entrent dans le monde avec cet impertinent préjugé, et souvent

ils ne s'en corrigent qu'à force d'humiliations, d'affronts et de déplaisirs. Or je voudrais bien

sauver à mon fils cette seconde et mortifiante éducation, en lui donnant par la première une plus

juste opinion des choses. J'avais d'abord résolu de lui accorder tout ce qu'il demanderait,

persuadée que les premiers mouvements de la nature sont toujours bons et salutaires. Mais je

n'ai pas tardé de connaître qu'en se faisant un droit d'être obéis les enfants sortaient de l'état de

nature presque en naissant, et contractaient nos vices par notre exemple, les leurs par notre

indiscrétion. J'ai vu que si je voulais contenter toutes ses fantaisies, elles croîtraient avec ma

complaisance; qu'il y aurait toujours un point où il faudrait s'arrêter, et où le refus lui

deviendrait d'autant plus sensible qu'il y serait moins accoutumé. Ne pouvant donc, en

attendant la raison, lui sauver tout chagrin, j'ai préféré le moindre et le plus tôt passé. Pour qu'un

refus lui fût moins cruel, je l'ai plié d'abord au refus; et, pour lui épargner de longs déplaisirs, des

lamentations, des mutineries, j'ai rendu tout refus irrévocable. Il est vrai que j'en fais le moins

que je puis, et que j'y regarde à deux fois avant que d'en venir là. Tout ce qu'on lui accorde est

accordé sans condition dès la première demande, et l'on est très indulgent là-dessus, mais il

n'obtient jamais rien par importunité; les pleurs et les flatteries sont également inutiles. Il en est

si convaincu, qu'il a cessé de les employer; du premier mot il prend son parti, et ne se tourmente

pas plus de voir fermer un cornet de bonbons qu'il voudrait manger, qu'envoler un oiseau qu'il

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Julie ou La nouvelle Héloïse 362

voudrait tenir, car il sent la même impossibilité d'avoir l'un et l'autre. Il ne voit rien dans ce

qu'on lui ôte, sinon qu'il ne l'a pu garder; ni dans ce qu'on lui refuse, sinon qu'il n'a pu l'obtenir;

et loin de battre la table contre laquelle il se blesse, il ne battrait pas la personne qui lui résiste.

Dans tout ce qui le chagrine il sent l'empire de la nécessité, l'effet de sa propre faiblesse, jamais

l'ouvrage du mauvais vouloir d'autrui... Un moment! dit-elle un peu vivement, voyant que j'allais

répondre; je pressens votre objection; j'y vais venir à l'instant.

Ce qui nourrit les criailleries des enfants, c'est l'attention qu'on y fait, soit pour leur céder, soit

pour les contrarier. Il ne leur faut quelquefois pour pleurer tout un jour, que s'apercevoir qu'on

ne veut pas qu'ils pleurent. Qu'on les flatte ou qu'on les menace, les moyens qu'on prend pour

les faire taire sont tous pernicieux et presque toujours sans effet. Tant qu'on s'occupe de leurs

pleurs, c'est une raison pour eux de les continuer; mais ils s'en corrigent bientôt quand ils voient

qu'on n'y prend pas garde; car, grands et petits, nul n'aime à prendre une peine inutile. Voilà

précisément ce qui est arrivé à mon aîné. C'était d'abord un petit criard qui étourdissait tout le

monde; et vous êtes témoin qu'on ne l'entend pas plus à présent dans la maison que s'il n'y avait

point d'enfant. Il pleure quand il souffre; c'est la voix de la nature qu'il ne faut jamais

contraindre; mais il se tait à l'instant qu'il ne souffre plus. Aussi fais-je une très grande attention

à ses pleurs, bien sûre qu'il n'en verse jamais en vain. Je gagne à cela de savoir à point nommé

quand il sent de la douleur et quand il n'en sent pas, quand il se porte bien et quand il est

malade; avantage qu'on perd avec ceux qui pleurent par fantaisie et seulement pour se faire

apaiser. Au reste j'avoue que ce point n'est pas facile à obtenir des nourrices et des gouvernantes:

car, comme rien n'est plus ennuyeux que d'entendre toujours lamenter un enfant, et que ces

bonnes femmes ne voient jamais que l'instant présent, elles ne songent pas qu'à faire taire

l'enfant aujourd'hui il en pleurera demain davantage. Le pis est que l'obstination qu'il contracte

tire à conséquence dans un âge avancé. La même cause qui le rend criard à trois ans le rend

mutin à douze, querelleur à vingt, impérieux à trente, et insupportable toute sa vie.

Je viens maintenant à vous, me dit-elle en souriant. Dans tout ce qu'on accorde aux enfants ils

voient aisément le désir de leur complaire; dans tout ce qu'on en exige ou qu'on leur refuse ils

doivent supposer des raisons sans les demander. C'est un autre avantage qu'on gagne à user avec

eux d'autorité plutôt que de persuasion dans les occasions nécessaires: car, comme il n'est pas

possible qu'ils n'aperçoivent quelquefois la raison qu'on a d'en user ainsi, il est naturel qu'ils la

supposent encore quand ils sont hors d'état de la voir. Au contraire, dès qu'on a soumis quelque

chose à leur jugement, ils prétendent juger de tout, ils deviennent sophistes, subtils, de mauvaise

foi, féconds en chicanes, cherchant toujours à réduire au silence ceux qui ont la faiblesse de

s'exposer à leurs petites lumières. Quand on est contraint de leur rendre compte des choses

qu'ils ne sont point en état d'entendre, ils attribuent au caprice la conduite la plus prudente,

sitôt qu'elle est au-dessus de leur portée. En un mot, le seul moyen de les rendre dociles à la

raison n'est pas de raisonner avec eux, mais de les bien convaincre que la raison est au-dessus de

leur âge: car alors ils la supposent du côté où elle doit être, à moins qu'on ne leur donne un juste

sujet de penser autrement. Ils savent bien qu'on ne veut pas les tourmenter quand ils sont sûrs

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Julie ou La nouvelle Héloïse 363

qu'on les aime; et les enfants se trompent rarement là-dessus. Quand donc je refuse quelque

chose aux miens, je n'argumente point avec eux, je ne leur dis point pourquoi je ne veux pas,

mais je fais en sorte qu'ils le voient, autant qu'il est possible, et quelquefois après coup. De cette

manière ils s'accoutument à comprendre que jamais je ne les refuse sans en avoir une bonne

raison, quoiqu'ils ne l'aperçoivent pas toujours.

Fondée sur le même principe, je ne souffrirai pas non plus que mes enfants se mêlent dans la

conversation des gens raisonnables, et s'imaginent sottement y tenir leur rang comme les autres,

quand on y souffre leur babil indiscret. Je veux qu'ils répondent modestement et en peu de mots

quand on les interroge, sans jamais parler de leur chef, et surtout sans qu'ils s'ingèrent à

questionner hors de propos les gens plus âgés qu'eux auxquels ils doivent du respect."

"En vérité, Julie, dis-je en l'interrompant, voilà bien de la rigueur pour une mère aussi tendre!

Pythagore n'était pas plus sévère à ses disciples que vous l'êtes aux vôtres. Non seulement vous

ne les traitez pas en hommes, mais on dirait que vous craignez de les voir cesser trop tôt d'être

enfants. Quel moyen plus agréable et plus sûr peuvent-ils avoir de s'instruire que d'interroger

sur les choses qu'ils ignorent les gens plus éclairés qu'eux? Que penseraient de vos maximes les

dames de Paris, qui trouvent que leurs enfants ne jasent jamais assez tôt ni assez longtemps, et

qui jugent de l'esprit qu'ils auront étant grands par les sottises qu'ils débitent étant jeunes?

Wolmar me dira que cela peut être bon dans un pays où le premier mérite est de bien babiller, et

où l'on est dispensé de penser pourvu qu'on parle. Mais vous qui voulez faire à vos enfants un

sort si doux, comment accorderez-vous tant de bonheur avec tant de contrainte, et que devient

parmi toute cette gêne la liberté que vous prétendez leur laisser?"

"Quoi donc? a-t-elle repris à l'instant, est-ce gêner leur liberté que de les empêcher d'attenter à la

nôtre, et ne sauraient-ils être heureux à moins que toute une compagnie en silence n'admire

leurs puérilités? Empêchons leur vanité de naître, ou du moins arrêtons-en les progrès; c'est là

vraiment travailler à leur félicité; car la vanité de l'homme est la source de ses plus grandes

peines, et il n'y a personne de si parfait et de si fêté, à qui elle ne donne encore plus de chagrins

que de plaisirs.

Que peut penser un enfant de lui-même, quand il voit autour de lui tout un cercle de gens sensés

l'écouter, l'agacer, l'admirer, attendre avec un lâche empressement les oracles qui sortent de sa

bouche, et se récrier avec des retentissements de joie à chaque impertinence qu'il dit? La tête

d'un homme aurait bien de la peine à tenir à tous ces faux applaudissements; jugez de ce que

deviendra la sienne! Il en est du babil des enfants comme des prédictions des almanachs. Ce

serait un prodige si, sur tant de vaines paroles, le hasard ne fournissait jamais une rencontre

heureuse. Imaginez ce que font alors les exclamations de la flatterie sur une pauvre mère déjà

trop abusée par son propre coeur, et sur un enfant qui ne sait ce qu'il dit et se voit célébrer! Ne

pensez pas que pour démêler l'erreur je m'en garantisse: non, je vois la faute, et j'y tombe; mais

si j'admire les reparties de mon fils, au moins je les admire en secret; il n'apprend point, en me

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Julie ou La nouvelle Héloïse 364

les voyant applaudir, à devenir babillard et vain, et les flatteurs, en me les faisant répéter, n'ont

pas le plaisir de rire de ma faiblesse.

Un jour qu'il nous était venu du monde, étant allée donner quelques ordres, je vis en rentrant

quatre ou cinq grands nigauds occupés à jouer avec lui, et s'apprêtant à me raconter d'un air

d'emphase je ne sais combien de gentillesses qu'ils venaient d'entendre, et dont ils semblaient

tout émerveillés. Messieurs, leur dis-je assez froidement, je ne doute pas que vous ne sachiez

faire dire à des marionnettes de fort jolies choses; mais j'espère qu'un jour mes enfants seront

hommes, qu'ils agiront et parleront d'eux-mêmes, et alors j'apprendrai toujours dans la joie de

mon coeur tout ce qu'ils auront dit et fait de bien. Depuis qu'on a vu que cette manière de faire

sa cour ne prenait pas, on joue avec mes enfants comme avec des enfants, non comme avec

Polichinelle; il ne leur vient plus de compère, et ils en valent sensiblement mieux depuis qu'on ne

les admire plus.

A l'égard des questions, on ne les leur défend pas indistinctement. Je suis la première à leur dire

de demander doucement en particulier à leur père ou à moi tout ce qu'ils ont besoin de savoir;

mais je ne souffre pas qu'ils coupent un entretien sérieux pour occuper tout le monde de la

première impertinence qui leur passe par la tête. L'art d'interroger n'est pas si facile qu'on

pense. C'est bien plus l'art des maîtres que des disciples; il faut avoir déjà beaucoup appris de

choses pour savoir demander ce qu'on ne sait pas. Le savant sait et s'enquiert, dit un proverbe

indien; mais l'ignorant ne sait pas même de quoi s'enquérir. Faute de cette science préliminaire,

les enfants en liberté ne font presque jamais que des questions ineptes qui ne servent à rien, ou

profondes et scabreuses, dont la solution passe leur portée; et puisqu'il ne faut pas qu'ils sachent

tout, il importe qu'ils n'aient pas le droit de tout demander. Voilà pourquoi, généralement

parlant, ils s'instruisent mieux par les interrogations qu'on leur fait que par celles qu'ils font

eux-mêmes.

Quand cette méthode leur serait aussi utile qu'on croit, la première et la plus importante science

qui leur convient n'est-elle pas d'être discrets et modestes? et y en a-t-il quelque autre qu'ils

doivent apprendre au préjudice de celle-là? Que produit donc dans les enfants cette

émancipation de paroles avant l'âge de parler, et ce droit de soumettre effrontément les hommes

à leur interrogatoire? De petits questionneurs babillards, qui questionnent moins pour

s'instruire que pour importuner, pour occuper d'eux tout le monde, et qui prennent encore plus

de goût à ce babil par l'embarras où ils s'aperçoivent que jettent quelquefois leurs questions

indiscrètes, en sorte que chacun est inquiet aussitôt qu'ils ouvrent la bouche. Ce n'est pas tant

un moyen de les instruire que de les rendre étourdis et vains; inconvénient plus grand à mon avis

que l'avantage qu'ils acquièrent par là n'est utile; car par degrés l'ignorance diminue, mais la

vanité ne fait jamais qu'augmenter.

Le pis qui pût arriver de cette réserve trop prolongée serait que mon fils en âge de raison eût la

conversation moins légère, le propos moins vif et moins abondant; et en considérant combien

cette habitude de passer sa vie à dire des riens rétrécit l'esprit, je regarderais plutôt cette

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Julie ou La nouvelle Héloïse 365

heureuse stérilité comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs, toujours ennuyés d'eux-

mêmes, s'efforcent de donner un grand prix à l'art de les amuser, et l'on dirait que le savoir-vivre

consiste à ne dire que de vaines paroles, comme à ne faire que des dons inutiles; mais la société

humaine a un objet plus noble, et ses vrais plaisirs ont plus de solidité. L'organe de la vérité, le

plus digne organe de l'homme, le seul dont l'usage le distingue des animaux, ne lui a point été

donné pour n'en pas tirer un meilleur parti qu'ils ne font de leurs cris. Il se dégrade au-dessous

d'eux quand il parle pour ne rien dire, et l'homme doit être homme jusque dans ses

délassements. S'il y a de la politesse à étourdir tout le monde d'un vain caquet, j'en trouve une

bien plus véritable à laisser parler les autres par préférence, à faire plus grand cas de ce qu'ils

disent que de ce qu'on dirait soi-même, et à montrer qu'on les estime trop pour croire les amuser

par des niaiseries. Le bon usage du monde, celui qui nous y fait le plus rechercher et chérir, n'est

pas tant d'y briller que d'y faire briller les autres, et de mettre, à force de modestie, leur orgueil

plus en liberté. Ne craignons pas qu'un homme d'esprit, qui ne s'abstient de parler que par

retenue et discrétion, puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque pays que ce puisse être, il

n'est pas possible qu'on juge un homme sur ce qu'il n'a pas dit, et qu'on le méprise pour s'être

tu. Au contraire, on remarque en général que les gens silencieux en imposent, qu'on s'écoute

devant eux, et qu'on leur donne beaucoup d'attention quand ils parlent; ce qui, leur laissant le

choix des occasions, et faisant qu'on ne perd rien de ce qu'ils disent, met tout l'avantage de leur

côté. Il est si difficile à l'homme le plus sage de garder toute sa présence d'esprit dans un long

flux de paroles, il est si rare qu'il ne lui échappe des choses dont il se repent à loisir, qu'il aime

mieux retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin, quand ce n'est pas faute d'esprit qu'il se tait,

s'il ne parle pas, quelque discret qu'il puisse être, le tort en est à ceux qui sont avec lui.

Mais il y a bien loin de six ans à vingt: mon fils ne sera pas toujours enfant, et à mesure que sa

raison commencera de naître, l'intention de son père est bien de la laisser exercer. Quant à moi,

ma mission ne va pas jusque-là. Je nourris des enfants et n'ai pas la présomption de vouloir

former des hommes. J'espère, dit-elle en regardant son mari, que de plus dignes mains se

chargeront de ce noble emploi. Je suis femme et mère, je sais me tenir à mon rang. Encore une

fois, la fonction dont je suis chargée n'est pas d'élever mes fils, mais de les préparer pour être

élevés.

Je ne fais même en cela que suivre de point en point le système de M. de Wolmar; et plus

j'avance, plus j'éprouve combien il est excellent et juste, et combien il s'accorde avec le mien.

Considérez mes enfants, et surtout l'aîné; en connaissez-vous de plus heureux sur la terre, de

plus gais, de moins importuns? Vous les voyez sauter, rire, courir toute la journée, sans jamais

incommoder personne. De quels plaisirs, de quelle indépendance leur âge est-il susceptible, dont

ils ne jouissent pas ou dont ils abusent? Ils se contraignent aussi peu devant moi qu'en mon

absence. Au contraire, sous les yeux de leur mère ils ont toujours un peu plus de confiance; et

quoique je sois l'auteur de toute la sévérité qu'ils éprouvent, ils me trouvent toujours la moins

sévère, car je ne pourrais supporter de n'être pas ce qu'ils aiment le plus au monde.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 366

Les seules lois qu'on leur impose auprès de nous sont celles de la liberté même, savoir, de ne pas

plus gêner la compagnie qu'elle ne les gêne, de ne pas crier plus haut qu'on ne parle; et comme

on ne les oblige point de s'occuper de nous, je ne veux pas non plus qu'ils prétendent nous

occuper d'eux. Quand ils manquent à de si justes lois, toute leur peine est d'être à l'instant

renvoyés, et tout mon art, pour que c'en soit une, de faire qu'ils ne se trouvent nulle part aussi

bien qu'ici. A cela près, on ne les assujettit à rien; on ne les force jamais de rien apprendre; on ne

les ennuie point de vaines corrections; jamais on ne les reprend; les seules leçons qu'ils reçoivent

sont des leçons de pratique prises dans la simplicité de la nature. Chacun, bien instruit là-

dessus, se conforme à mes intentions avec une intelligence et un soin qui ne me laissent rien à

désirer, et si quelque faute est à craindre, mon assiduité la prévient ou la répare aisément.

Hier, par exemple, l'aîné, ayant ôté un tambour au cadet, l'avait fait pleurer. Fanchon ne dit rien;

mais une heure après, au moment que le ravisseur en était le plus occupé, elle le lui reprit: il la

suivait en le lui redemandant et pleurant à son tour. Elle lui dit: "Vous l'avez pris par force à

votre frère; je vous le reprends de même. Qu'avez-vous à dire? Ne suis-je pas la plus forte?" Puis

elle se mit à battre la caisse à son imitation, comme si elle y eût pris beaucoup de plaisir. Jusque-

là tout était à merveille. Mais quelque temps après elle voulut rendre le tambour au cadet: alors

je l'arrêtai; car ce n'était plus la leçon de la nature, et de là pouvait naître un premier germe

d'envie entre les deux frères. En perdant le tambour, le cadet supporta la dure loi de la nécessité;

l'aîné sentit son injustice; tous deux connurent leur faiblesse, et furent consolés le moment

d'après."

Un plan si nouveau et si contraire aux idées reçues m'avait d'abord effarouché. A force de me

l'expliquer, ils m'en rendirent enfin l'admirateur; et je sentis que, pour guider l'homme, la

marche de la nature est toujours la meilleure. Le seul inconvénient que je trouvais à cette

méthode, et cet inconvénient me parut fort grand, c'était de négliger dans les enfants la seule

faculté qu'ils aient dans toute sa vigueur et qui ne fait que s'affaiblir en avançant en âge. Il me

semblait que, selon leur propre système, plus les opérations de l'entendement étaient faibles,

insuffisantes, plus on devait exercer et fortifier la mémoire, si propre alors à soutenir le travail.

"C'est elle, disais-je, qui doit suppléer à la raison jusqu'à sa naissance, et l'enrichir quand elle est

née. Un esprit qu'on n'exerce à rien devient lourd et pesant dans l'inaction. Le semence ne

prend point dans un champ mal préparé, et c'est une étrange préparation pour apprendre à

devenir raisonnable que de commencer par être stupide. - Comment, stupide! s'est écriée

aussitôt Mme de Wolmar. Confondriez-vous deux qualités aussi différentes et presque aussi

contraires que la mémoire et le jugement? Comme si la quantité des choses mal digérées et sans

liaison dont on remplit une tête encore faible n'y faisait pas plus de tort que de profit à la raison!

J'avoue que de toutes les facultés de l'homme la mémoire est la première qui se développe et la

plus commode à cultiver dans les enfants; mais, à votre avis, lequel est à préférer de ce qu'il leur

est le plus aisé d'apprendre, ou de ce qu'il leur importe le plus de savoir?

Regardez à l'usage qu'on fait en eux de cette facilité, à la violence qu'il faut leur faire, à l'éternelle

contrainte où il les faut assujettir pour mettre en étalage leur mémoire, et comparez l'utilité

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Julie ou La nouvelle Héloïse 367

qu'ils en retirent au mal qu'on leur fait souffrir pour cela. Quoi? forcer un enfant d'étudier des

langues qu'il ne parlera jamais, même avant qu'il ait bien appris la sienne; lui faire incessamment

répéter et construire des vers qu'il n'entend point, et dont toute l'harmonie n'est pour lui qu'au

bout de ses doigts; embrouiller son esprit de cercles et de sphères dont il n'a pas la moindre idée;

l'accabler de mille noms de villes et de rivières qu'il confond sans cesse et qu'il rapprend tous les

jours: est-ce cultiver sa mémoire au profit de son jugement, et tout ce frivole acquis vaut-il une

seule des larmes qu'il lui coûte?

Si tout cela n'était qu'inutile, je m'en plaindrais moins; mais n'est-ce rien que d'instruire un

enfant à se payer de mots, et à croire savoir ce qu'il ne peut comprendre? Se pourrait-il qu'un tel

amas ne nuisît point aux premières idées dont on doit meubler une tête humaine, et ne vaudrait-

il pas mieux n'avoir point de mémoire que de la remplir de tout ce fatras au préjudice des

connaissances nécessaires dont il tient la place?

Non, si la nature a donné au cerveau des enfants cette souplesse qui le rend propre à recevoir

toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de rois, des dates, des

termes de blason, de sphère, de géographie, et tous ces mots sans aucun sens pour leur âge, et

sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit, dont on accable leur triste et stérile enfance;

mais c'est pour que toutes les idées relatives à l'état de l'homme, toutes celles qui se rapportent à

son bonheur et l'éclairent sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables,

et lui servent à se conduire, pendant sa vie, d'une manière convenable à son être et à ses facultés.

Sans étudier dans les livres, la mémoire d'un enfant ne reste pas pour cela oisive: tout ce qu'il

voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en souvient; il tient registre en lui-même des actions,

des discours des hommes; et tout ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y songer, il

enrichit continuellement sa mémoire, en attendant que son jugement puisse en profiter. C'est

dans le choix de ces objets, c'est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il doit connaître,

et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver la première de ses

facultés; et c'est par là qu'il faut tâcher de lui former un magasin de connaissances qui serve à

son éducation durant la jeunesse, et à sa conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai,

ne forme point de petits prodiges, et ne fait pas briller les gouvernantes et les précepteurs; mais

elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et d'entendement, qui, sans s'être fait

admirer étant jeunes, se font honorer étant grands.

Ne pensez pas pourtant, continua Julie, qu'on néglige ici tout à fait ces soins dont vous faites un

si grand cas. Une mère un peu vigilante tient dans ses mains les passions de ses enfants. Il y a

des moyens pour exciter et nourrir en eux le désir d'apprendre ou de faire telle ou telle chose; et

autant que ces moyens peuvent se concilier avec la plus entière liberté de l'enfant, et

n'engendrent en lui nulle semence de vice, je les emploie assez volontiers, sans m'opiniâtrer

quand le succès n'y répond pas; car il aura toujours le temps d'apprendre, mais il n'y a pas un

moment à perdre pour lui former un bon naturel; et M. de Wolmar a une telle idée du premier

développement de la raison, qu'il soutient que quand son fils ne saurait rien à douze ans, il n'en

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Julie ou La nouvelle Héloïse 368

serait pas moins instruit à quinze, sans compter que rien n'est moins nécessaire que d'être

savant, et rien plus que d'être sage et bon.

Vous savez que notre aîné lit déjà passablement. Voici comment lui est venu le goût d'apprendre

à lire. J'avais dessein de lui dire de temps en temps quelque fable de La Fontaine pour l'amuser,

et j'avais déjà commencé, quand il me demanda si les corbeaux parlaient. A l'instant je vis la

difficulté de lui faire sentir bien nettement la différence de l'apologue au mensonge: je me tirai

d'affaire comme je pus; et convaincue que les fables sont faites pour les hommes, mais qu'il faut

toujours dire la vérité nue aux enfants, je supprimai La Fontaine. Je lui substituai un recueil de

petites histoires intéressantes et instructives, la plupart tirées de la Bible, puis voyant que

l'enfant prenait goût à mes contes, j'imaginai de les lui rendre encore plus utiles, en essayant d'en

composer moi-même d'aussi amusants qu'il me fut possible, et les appropriant toujours au

besoin du moment. Je les écrivais à mesure dans un beau livre orné d'images, que je tenais bien

enfermé, et dont je lui lisais de temps en temps quelques contes, rarement, peu longtemps, et

répétant souvent les mêmes avec des commentaires, avant de passer à de nouveaux. Un enfant

oisif est sujet à l'ennui; les petits contes servaient de ressource: mais quand je le voyais le plus

avidement attentif, je me souvenais quelquefois d'un ordre à donner, et je le quittais à l'endroit le

plus intéressant, en laissant négligemment le livre. Aussitôt il allait prier sa bonne, ou Fanchon,

ou quelqu'un, d'achever la lecture; mais comme il n'a rien à commander à personne, et qu'on

était prévenu, l'on n'obéissait pas toujours. L'un refusait, l'autre avait à faire, l'autre balbutiait

lentement et mal, l'autre laissait, à mon exemple, un conte à moitié. Quand on le vit bien ennuyé

de tant de dépendance, quelqu'un lui suggéra secrètement d'apprendre à lire, pour s'en délivrer

et feuilleter le livre à son aise. Il goûta ce projet. Il fallut trouver des gens assez complaisants

pour vouloir lui donner leçon: nouvelle difficulté qu'on n'a poussée qu'aussi loin qu'il fallait.

Malgré toutes ces précautions, il s'est lassé trois ou quatre fois: on l'a laissé faire. Seulement je

me suis efforcée de rendre les contes encore plus amusants; et il est revenu à la charge avec tant

d'ardeur, que, quoiqu'il n'y ait pas six mois qu'il a tout de bon commencé d'apprendre, il sera

bientôt en état de lire seul le recueil.

C'est à peu près ainsi que je tâcherai d'exciter son zèle et sa volonté pour acquérir les

connaissances qui demandent de la suite et de l'application, et qui peuvent convenir à son âge;

mais quoiqu'il apprenne à lire, ce n'est point des livres qu'il tirera ces connaissances; car elles ne

s'y trouvent point, et la lecture ne convient en aucune manière aux enfants. Je veux aussi

l'habituer de bonne heure à nourrir sa tête d'idées et non de mots: c'est pourquoi je ne lui fais

jamais rien apprendre par coeur."

"Jamais! interrompis-je: c'est beaucoup dire; car encore faut-il bien qu'il sache son catéchisme et

ses prières. - C'est ce qui vous trompe, reprit-elle. A l'égard de la prière, tous les matins et tous

les soirs je fais la mienne à haute voix dans la chambre de mes enfants, et c'est assez pour qu'ils

l'apprennent sans qu'on les y oblige: quant au catéchisme, ils ne savent ce que c'est. - Quoi! Julie,

vos enfants n'apprennent pas leur catéchisme? - Non, mon ami, mes enfants n'apprennent pas

leur catéchisme. - Comment? ai-je dit tout étonné, une mère si pieuse!... Je ne vous comprends

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Julie ou La nouvelle Héloïse 369

point. Et pourquoi vos enfants n'apprennent-ils pas leur catéchisme? - Afin qu'ils le croient un

jour, dit-elle: j'en veux faire un jour des chrétiens. - Ah! j'y suis, m'écriai-je; vous ne voulez pas

que leur foi ne soit qu'en paroles, ni qu'ils sachent seulement leur religion, mais qu'ils la croient;

et vous pensez avec raison qu'il est impossible à l'homme de croire ce qu'il n'entend point. -

Vous êtes bien difficile, me dit en souriant M. de Wolmar: seriez-vous chrétien, par hasard? - Je

m'efforce de l'être, lui dis-je avec fermeté. Je crois de la religion tout ce que j'en puis comprendre,

et respecte le reste sans le rejeter." Julie me fit un signe d'approbation et nous reprîmes le sujet

de notre entretien.

Après être entrée dans d'autres détails qui m'ont fait concevoir combien le zèle maternel est

actif, infatigable et prévoyant, elle a conclu en observant que sa méthode se rapportait

exactement aux deux objets qu'elle s'était proposés, savoir, de laisser développer le naturel des

enfants et de l'étudier. "Les miens ne sont gênés en rien, dit-elle, et ne sauraient abuser de leur

liberté; leur caractère ne peut ni se dépraver ni se contraindre: on laisse en paix renforcer leur

corps et germer leur jugement; l'esclavage n'avilit point leur âme; les regards d'autrui ne font

point fermenter leur amour-propre; ils ne se croient ni des hommes puissants ni des animaux

enchaînés, mais des enfants heureux et libres. Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux,

ils ont, ce me semble, un préservatif plus fort que des discours qu'ils n'entendraient point, ou

dont ils seraient bientôt ennuyés: c'est l'exemple des moeurs de tout ce qui les environne; ce sont

les entretiens qu'ils entendent, qui sont ici naturels à tout le monde, et qu'on n'a pas besoin de

composer exprès pour eux; c'est la paix et l'union dont ils sont témoins; c'est l'accord qu'ils

voient régner sans cesse et dans la conduite respective de tous, et dans la conduite et les discours

de chacun.

Nourris encore dans leur première simplicité, d'où leur viendraient des vices dont ils n'ont point

vu d'exemple, des passions qu'ils n'ont nulle occasion de sentir, des préjugés que rien ne leur

inspire? Vous voyez qu'aucune erreur ne les gagne, qu'aucun mauvais penchant ne se montre en

eux. Leur ignorance n'est point entêtée, leurs désirs ne sont point obstinés; les inclinations au

mal sont prévenues; la nature est justifiée; et tout me prouve que les défauts dont nous

l'accusons ne sont point son ouvrage, mais le nôtre.

C'est ainsi que, livrés au penchant de leur coeur sans que rien le déguise ou l'altère, nos enfants

ne reçoivent point une forme extérieure et artificielle, mais conservent exactement celle de leur

caractère originel; c'est ainsi que ce caractère se développe journellement à nos yeux sans

réserve, et que nous pouvons étudier les mouvements de la nature jusque dans leurs principes

les plus secrets. Sûrs de n'être jamais ni grondés ni punis, ils ne savent ni mentir ni se cacher; et

dans tout ce qu'ils disent, soit entre eux, soit à nous, ils laissent voir sans contrainte tout ce

qu'ils ont au fond de l'âme. Libres de babiller entre eux toute la journée, ils ne songent pas

même à se gêner un moment devant moi. Je ne les reprends jamais, ni ne les fais taire, ni ne feins

de les écouter, et ils diraient les choses du monde les plus blâmables que je ne ferais pas

semblant d'en rien savoir: mais, en effet, je les écoute avec la plus grande attention sans qu'ils

s'en doutent; je tiens un registre exact de ce qu'ils font et de ce qu'ils disent; ce sont les

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Julie ou La nouvelle Héloïse 370

productions naturelles du fonds qu'il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur bouche est une

herbe étrangère dont le vent apporta la graine: si je la coupe par une réprimande, bientôt elle

repoussera; au lieu de cela, j'en cherche en secret la racine, et j'ai soin de l'arracher. Je ne suis,

m'a-t-elle dit en riant, que la servante du jardinier; je sarcle le jardin, j'en ôte la mauvaise herbe;

c'est à lui de cultiver la bonne.

Convenons aussi qu'avec toute la peine que j'aurais pu prendre il fallait être aussi bien secondée

pour espérer de réussir, et que le succès de mes soins dépendait d'un concours de circonstances

qui ne s'est peut-être jamais trouvé qu'ici. Il fallait les lumières d'un père éclairé pour démêler, à

travers les préjugés établis, le véritable art de gouverner les enfants des leur naissance; il fallait

toute sa patience pour se prêter à l'exécution sans jamais démentir ses leçons par sa conduite; il

fallait des enfants bien nés, en qui la nature eût assez fait pour qu'on pût aimer son seul ouvrage;

il fallait n'avoir autour de soi que des domestiques intelligents et bien intentionnés, qui ne se

lassassent point d'entrer dans les vues des maîtres: un seul valet brutal ou flatteur eût suffi pour

tout gâter. En vérité, quand on songe combien de causes étrangères peuvent nuire aux meilleurs

desseins, et renverser les projets les mieux concertés, on doit remercier la fortune de tout ce

qu'on fait de bien dans la vie, et dire que la sagesse dépend beaucoup du bonheur."

"Dites, me suis-je écrié, que le bonheur dépend encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas que

ce concours dont vous vous félicitez est votre ouvrage, et que tout ce qui vous approche est

contraint de vous ressembler? Mères de famille, quand vous vous plaignez de n'être pas

secondées, que vous connaissez mal votre pouvoir! Soyez tout ce que vous devez être, vous

surmonterez tous les obstacles; vous forcerez chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez

bien tous les vôtres. Vos droits ne sont-ils pas ceux de la nature? Malgré les maximes du vice, ils

seront toujours chers au coeur humain. Ah! veuillez être femmes et mères, et le plus doux

empire qui soit sur la terre sera aussi le plus respecté."

En achevant cette conversation, Julie a remarqué que tout prenait une nouvelle facilité depuis

l'arrivée d'Henriette. "Il est certain, dit-elle, que j'aurais besoin de beaucoup moins de soins et

d'adresse, si je voulais introduire l'émulation entre les deux frères; mais ce moyen me paraît trop

dangereux; j'aime mieux avoir plus de peine et ne rien risquer. Henriette supplée à cela: comme

elle est d'un autre sexe, leur aînée, qu'ils l'aiment tous deux à la folie, et qu'elle a du sens au-

dessus de son âge, j'en fais en quelque sorte leur première gouvernante, et avec d'autant plus de

succès que ses leçons leur sont moins suspectes.

Quant à elle, son éducation me regarde; mais les principes en sont si différents qu'ils méritent

un entretien à part. Au moins puis-je bien dire d'avance qu'il sera difficile d'ajouter en elle aux

dons de la nature, et qu'elle vaudra sa mère elle-même, si quelqu'un au monde la peut valoir."

Milord, on vous attend de jour en jour, et ce devrait être ici ma dernière lettre. Mais je

comprends ce qui prolonge votre séjour à l'armée, et j'en frémis. Julie n'en est pas moins

inquiète: elle vous prie de nous donner plus souvent de vos nouvelles, et vous conjure de songer,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 371

en exposant votre personne, combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi je n'ai rien

à vous dire. Faites votre devoir; un conseil timide ne peut non plus sortir de mon coeur

qu'approcher du vôtre. Cher Bomston, je le sais trop, la seule mort digne de ta vie serait de

verser ton sang pour la gloire de ton pays; mais ne dois-tu nul compte de tes jours à celui qui n'a

conservé les siens que pour toi?

Lettre IV de milord Edouard

Je vois par vos deux dernières lettres qu'il m'en manque une antérieure à ces deux-là,

apparemment la première que vous m'ayez écrite à l'armée, et dans laquelle était l'explication des

chagrins secrets de Mme de Wolmar. Je n'ai point reçu cette lettre, et je conjecture qu'elle

pouvait être dans la malle d'un courrier qui nous a été enlevé. Répétez-moi donc, mon ami, ce

qu'elle contenait: ma raison s'y perd et mon coeur s'en inquiète; car, encore une fois, si le

bonheur et la paix ne sont pas dans l'âme de Julie, où sera leur asile ici-bas?

Rassurez-la sur les risques auxquels elle me croit exposé. Nous avons affaire à un ennemi trop

habile pour nous en laisser courir; avec une poignée de monde il rend toutes nos forces inutiles,

et nous ôte partout les moyens de l'attaquer. Cependant, comme nous sommes confiants, nous

pourrions bien lever des difficultés insurmontables pour de meilleurs généraux, et forcer à la fin

les Français de nous battre. J'augure que nous payerons cher nos premiers succès et que la

bataille gagnée à Dettingue, nous en fera perdre une en Flandre. Nous avons en tête un grand

capitaine; ce n'est pas tout, il a la confiance de ses troupes; et le soldat français qui compte sur

son général est invincible. Au contraire, on en a si bon marché quand il est commandé par des

courtisans qu'il méprise, et cela arrive si souvent, qu'il ne faut qu'attendre les intrigues de cour

et l'occasion pour vaincre à coup sûr la plus brave nation du continent. Ils le savent fort bien

eux-mêmes. Milord Marlborough, voyant la bonne mine et l'air guerrier d'un soldat pris à

Bleinheim, lui dit: "S'il y eût eu cinquante mille hommes comme toi à l'armée française, elle ne

se fût pas ainsi laissé battre. - Eh morbleu! repartit le grenadier, nous avions assez d'hommes

comme moi; il ne nous en manquait qu'un comme vous." Or, cet homme comme lui commande

à présent l'armée de France, et manque à la nôtre; mais nous ne songeons guère à cela.

Quoi qu'il en soit, je veux voir les manoeuvres du reste de cette campagne, et j'ai résolu de rester

à l'armée jusqu'à ce qu'elle entre en quartiers. Nous gagnerons tous à ce délai. La saison étant

trop avancée pour traverser les monts, nous passerons l'hiver où vous êtes, et n'irons en Italie

qu'au commencement du printemps. Dites à M. et Mme de de Wolmar que je fais ce nouvel

arrangement pour jouir à mon aise du touchant spectacle que vous décrivez si bien, et pour voir

Mme d'Orbe établie avec eux. Continuez, mon cher, à m'écrire avec le même soin, et vous me

ferez plus de plaisir que jamais. Mon équipage a été pris, et je suis sans livres; mais je lis vos

lettres.

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Lettre V à milord Edouard

Quelle joie vous me donnez en m'annonçant que nous passerons l'hiver à Clarens! Mais que

vous me la faites payer cher en prolongeant votre séjour à l'armée! Ce qui me déplaît surtout,

c'est de voir clairement qu'avant notre séparation le parti de faire la campagne était déjà pris, et

que vous ne m'en voulûtes rien dire. Milord, je sens la raison de ce mystère et ne puis vous en

savoir bon gré. Me mépriseriez-vous assez pour croire qu'il me fût bon de vous survivre, ou

m'avez-vous connu des attachements si bas, que je les préfère à l'honneur de mourir avec mon

ami? Si je ne méritais pas de vous suivre, il fallait me laisser à Londres; vous m'auriez moins

offensé que de m'envoyer ici.

Il est clair par la dernière de vos lettres qu'en effet une des miennes s'est perdue, et cette perte a

dû vous rendre les deux lettres suivantes fort obscures à bien des égards; mais les

éclaircissements nécessaires pour les bien entendre viendront à loisir. Ce qui presse le plus à

présent est de vous tirer de l'inquiétude où vous êtes sur le chagrin secret de Mme de Wolmar.

Je ne vous redirai point la suite de la conversation que j'eus avec elle après le départ de son mari.

Il s'est passé depuis bien des choses qui m'en ont fait oublier une partie, et nous la reprîmes tant

de fois durant son absence, que je m'en tiens au sommaire pour épargner des répétitions.

Elle m'apprit donc que ce même époux qui faisait tout pour la rendre heureuse était l'unique

auteur de toute sa peine, et que plus leur attachement mutuel était sincère, plus il lui donnait à

souffrir. Le diriez-vous, milord? Cet homme si sage, si raisonnable, si loin de toute espèce de

vice, si peu soumis aux passions humaines, ne croit rien de ce qui donne un prix aux vertus, et,

dans l'innocence d'une vie irréprochable, il porte au fond de son coeur l'affreuse paix des

méchants. La réflexion qui naît de ce contraste augmente la douleur de Julie; et il semble qu'elle

lui pardonnerait plutôt de méconnaître l'auteur de son être, s'il avait plus de motifs pour le

craindre ou plus d'orgueil pour le braver. Qu'un coupable apaise sa conscience aux dépens de sa

raison, que l'honneur de penser autrement que le vulgaire anime celui qui dogmatise, cette

erreur au moins se conçoit; mais, poursuit-elle en soupirant, pour un si honnête homme et si

peu vain de son savoir, c'était bien la peine d'être incrédule!

Il faut être instruit du caractère des deux époux; il faut les imaginer concentrés dans le sein de

leur famille; et se tenant l'un à l'autre lieu du reste de l'univers; il faut connaître l'union qui règne

entre eux dans tout le reste, pour concevoir combien leur différend sur ce seul point est capable

d'en troubler les charmes. M. de Wolmar, élevé dans le rite grec, n'était pas fait pour supporter

l'absurdité d'un culte aussi ridicule. Sa raison, trop supérieure à l'imbécile joug qu'on lui voulait

imposer, le secoua bientôt avec mépris; et rejetant à la fois tout ce qui lui venait d'une autorité si

suspecte, forcé d'être impie, il se fit athée.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 373

Dans la suite, ayant toujours vécu dans des pays catholiques, il n'apprit pas à concevoir une

meilleure opinion de la foi chrétienne par celle qu'on y professe. Il n'y vit d'autre religion que

l'intérêt de ses ministres. Il vit que tout y consistait encore en vaines simagrées, plâtrées un peu

plus subtilement par des mots qui ne signifiaient rien; il s'aperçut que tous les honnêtes gens y

étaient unanimement de son avis, et ne s'en cachaient guère; que le clergé même, un peu plus

discrètement, se moquait en secret de ce qu'il enseignait en public; et il m'a protesté souvent

qu'après bien du temps et des recherches, il n'avait trouvé de sa vie que trois prêtres qui crussent

en Dieu. En voulant s'éclaircir de bonne foi sur ces matières, il s'était enfoncé dans les ténèbres

de la métaphysique, où l'homme n'a d'autres guides que les systèmes qu'il y porte; et ne voyant

partout que doutes et contradictions, quand enfin il est venu parmi des chrétiens, il y est venu

trop tard; sa foi s'était déjà fermée à la vérité, sa raison n'était plus accessible à la certitude; tout

ce qu'on lui prouvait détruisant plus un sentiment qu'il n'en établissait un autre, il a fini par

combattre également les dogmes de toute espèce, et n'a cessé d'être athée que pour devenir

sceptique.

Voilà le mari que le ciel destinait à cette Julie en qui vous connaissez une foi si simple et une

piété si douce. Mais il faut avoir vécu aussi familièrement avec elle que sa cousine et moi, pour

savoir combien cette âme tendre est naturellement portée à la dévotion. On dirait que rien de

terrestre ne pouvant suffire au besoin d'aimer dont elle est dévorée, cet excès de sensibilité soit

forcé de remonter à sa source. Ce n'est point comme sainte Thérèse un coeur amoureux qui se

donne le change et veut se tromper d'objet; c'est un coeur vraiment intarissable que l'amour ni

l'amitié n'ont pu épuiser, et qui porte ses affections surabondantes au seul être digne de les

absorber. L'amour de Dieu ne le détache point des créatures; il ne lui donne ni dureté ni aigreur.

Tous ces attachements produits par la même cause, en s'animant l'un par l'autre, en deviennent

plus charmants et plus doux; et, pour moi, je crois qu'elle serait moins dévote si elle aimait

moins tendrement son père, son mari, ses enfants, sa cousine, et moi-même.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que plus elle l'est, moins elle croit l'être, et qu'elle se plaint de

sentir en elle-même une âme aride qui ne sait point aimer Dieu. "On a beau faire, dit-elle

souvent, le coeur ne s'attache que par l'entremise des sens ou de l'imagination qui les représente:

et le moyen de voir ou d'imaginer l'immensité du grand Etre? Quand je veux m'élever à lui je ne

sais où je suis; n'apercevant aucun rapport entre lui et moi, je ne sais par où l'atteindre, je ne vois

ni ne sens plus rien, je me trouve dans une espèce d'anéantissement; et, si j'osais juger d'autrui

par moi-même, je craindrais que les extases des mystiques ne vinssent moins d'un coeur plein

que d'un cerveau vide.

Que faire donc, continua-t-elle, pour me dérober aux fantômes d'une raison qui s'égare? Je

substitue un culte grossier, mais à ma portée, à ces sublimes contemplations qui passent mes

facultés. Je rabaisse à regret la majesté divine; j'interpose entre elle et moi des objets sensibles; ne

la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au moins dans ses oeuvres, je l'aime

dans ses bienfaits; mais, de quelque manière que je m'y prenne, au lieu de l'amour pur qu'elle

exige, je n'ai qu'une reconnaissance intéressée à lui présenter."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 374

C'est ainsi que tout devient sentiment dans un coeur sensible. Julie ne trouve dans l'univers

entier que sujets d'attendrissement et de gratitude: partout elle aperçoit la bienfaisante main de

la Providence; ses enfants sont le cher dépôt qu'elle en a reçu; elle recueille ses dons dans les

productions de la terre; elle voit sa table couverte par ses soins; elle s'endort sous sa protection;

son paisible réveil lui vient d'elle; elle sent ses leçons dans les disgrâces, et ses faveurs dans les

plaisirs; les biens dont jouit tout ce qui lui est cher sont autant de nouveaux sujets d'hommages;

si le Dieu de l'univers échappe à ses faibles yeux, elle voit partout le père commun des hommes.

Honorer ainsi ses bienfaits suprêmes, n'est-ce pas servir autant qu'on peut l'Etre infini?

Concevez, milord, quel tourment c'est de vivre dans la retraite avec celui qui partage notre

existence et ne peut partager l'espoir qui nous la rend chère; de ne pouvoir avec lui ni bénir les

oeuvres de Dieu, ni parler de l'heureux avenir que nous promet sa bonté; de le voir insensible, en

faisant le bien, à tout ce qui le rend agréable à faire, et, par la plus bizarre inconséquence, penser

en impie et vivre en chrétien! Imaginez Julie à la promenade avec son mari: l'une admirant, dans

la riche et brillante parure que la terre étale, l'ouvrage et les dons de l'auteur de l'univers; l'autre

ne voyant en tout cela qu'une combinaison fortuite, où rien n'est lié que par une force aveugle.

Imaginez deux époux sincèrement unis, n'osant, de peur de s'importuner mutuellement, se

livrer, l'un aux réflexions, l'autre aux sentiments que leur inspirent les objets qui les entourent,

et tirer de leur attachement même le devoir de se contraindre incessamment. Nous ne nous

promenons presque jamais, Julie et moi, que quelque vue frappante et pittoresque ne lui rappelle

ces idées douloureuses. "Hélas! dit-elle avec attendrissement, le spectacle de la nature, si vivant,

si animé pour nous, est mort aux yeux de l'infortuné Wolmar, et, dans cette grande harmonie

des êtres où tout parle de Dieu d'une voix si douce, il n'aperçoit qu'un silence éternel."

Vous qui connaissez Julie, vous qui savez combien cette âme communicative aime à se répandre,

concevez ce qu'elle souffrirait de ces réserves, quand elles n'auraient d'autre inconvénient qu'un

si triste partage entre ceux à qui tout doit être commun. Mais des idées plus funestes s'élèvent,

malgré qu'elle en ait, à la suite de celle-là. Elle a beau vouloir rejeter ces terreurs involontaires,

elles reviennent la troubler à chaque instant. Quelle horreur pour une tendre épouse d'imaginer

l'Etre suprême vengeur de sa divinité méconnue, de songer que le bonheur de celui qui fait le

sien doit finir avec sa vie, et de ne voir qu'un réprouvé dans le père de ses enfants! A cette

affreuse image, toute sa douceur la garantit à peine du désespoir; et la religion, qui lui rend

amère l'incrédulité de son mari, lui donne seule la force de la supporter. "Si le ciel, dit-elle

souvent, me refuse la conversion de cet honnête homme, je n'ai plus qu'une grâce à lui

demander, c'est de mourir la première."

Telle est, milord, la trop juste cause de ses chagrins secrets; telle est la peine intérieure qui

semble charger sa conscience de l'endurcissement d'autrui, et ne lui devient que plus cruelle par

le soin qu'elle prend de la dissimuler. L'athéisme, qui marche à visage découvert chez les

papistes, est obligé de se cacher dans tout pays où, la raison permettant de croire en Dieu, la

seule excuse des incrédules leur est ôtée. Ce système est naturellement désolant: s'il trouve des

partisans chez les grands et les riches qu'il favorise, il est partout en horreur au peuple opprimé

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Julie ou La nouvelle Héloïse 375

et misérable, qui, voyant délivrer ses tyrans du seul frein propre à les contenir, se voit encore

enlever dans l'espoir d'une autre vie la seule consolation qu'on lui laisse en celle-ci. Mme de

Wolmar sentant donc le mauvais effet que ferait ici le pyrrhonisme de son mari, et voulant

surtout garantir ses enfants d'un si dangereux exemple, n'a pas eu de peine à engager au secret

un homme sincère et vrai, mais discret, simple, sans vanité, et fort éloigné de vouloir ôter aux

autres un bien dont il est fâché d'être privé lui-même. Il ne dogmatise jamais, il vient au temple

avec nous, il se conforme aux usages établis; sans professer de bouche une foi qu'il n'a pas, il

évite le scandale, et fait sur le culte réglé par les lois tout ce que l'Etat peut exiger d'un citoyen.

Depuis près de huit ans qu'ils sont unis, la seule Mme d'Orbe est du secret, parce qu'on le lui a

confié. Au surplus, les apparences sont si bien sauvées, et avec si peu d'affectation, qu'au bout de

six semaines passées, ensemble dans la plus grande intimité, je n'avais pas même conçu le

moindre soupçon, et n'aurais peut-être jamais pénétré la vérité sur ce point, si Julie elle-même ne

me l'eût apprise.

Plusieurs motifs l'ont déterminée à cette confidence. Premièrement, quelle réserve est

compatible avec l'amitié qui règne entre nous? N'est-ce pas aggraver ses chagrins à pure perte

que s'ôter la douceur de les partager avec un ami? De plus, elle n'a pas voulu que ma présence fût

plus longtemps un obstacle aux entretiens qu'ils ont souvent ensemble sur un sujet qui lui tient

si fort au coeur. Enfin, sachant que vous deviez bientôt venir nous joindre, elle a désiré, du

consentement de son mari, que vous fussiez d'avance instruit de ses sentiments; car elle attend

de votre sagesse un supplément à nos vains efforts, et des effets dignes de vous.

Le temps qu'elle choisit pour me confier sa peine m'a fait soupçonner une autre raison dont elle

n'a eu garde de me parler. Son mari nous quittait; nous restions seuls: nos coeurs s'étaient

aimés; ils s'en souvenaient encore; s'ils s'étaient un instant oubliés, tout nous livrait à l'opprobre.

Je voyais clairement qu'elle avait craint ce tête-à-tête et tâché de s'en garantir, et la scène de

Meillerie m'a trop appris que celui des deux qui se défiait le moins de lui-même devait seul s'en

défier.

Dans l'injuste crainte que lui inspirait sa timidité naturelle, elle n'imagina point de précaution

plus sûre que de se donner incessamment un témoin qu'il fallût respecter, d'appeler en tiers le

juge intègre et redoutable qui voit les actions secrètes et sait lire au fond des coeurs. Elle

s'environnait de la majesté suprême; je voyais Dieu sans cesse entre elle et moi. Quel coupable

désir eût pu franchir une telle sauvegarde? Mon coeur s'épurait au feu de son zèle, et je

partageais sa vertu.

Ces graves entretiens remplirent presque tous nos tête-à-tête durant l'absence de son mari; et

depuis son retour nous les reprenons fréquemment en sa présence. Il s'y prête comme s'il était

question d'un autre; et, sans mépriser nos soins, il nous donne souvent de bons conseils sur la

manière dont nous devons raisonner avec lui. C'est cela même qui me fait désespérer du succès;

car, s'il avait moins de bonne foi, l'on pourrait attaquer le vice de l'âme qui nourrirait son

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Julie ou La nouvelle Héloïse 376

incrédulité; mais, s'il n'est question que de convaincre, où chercherons-nous des lumières qu'il

n'ait point eues et des raisons qui lui aient échappé? Quand j'ai voulu disputer avec lui, j'ai vu

que tout ce que je pouvais employer d'arguments avait été déjà vainement épuisé par Julie, et que

ma sécheresse était bien loin de cette éloquence du coeur et de cette douce persuasion qui coule

de sa bouche. Milord, nous ne ramènerons jamais cet homme; il est trop froid et n'est point

méchant: il ne s'agit pas de le toucher; la preuve intérieure ou de sentiment lui manque, et celle-là

seule peut rendre invincibles toutes les autres.

Quelque soin que prenne sa femme de lui déguiser sa tristesse, il la sent et la partage: ce n'est

pas un oeil aussi clairvoyant qu'on abuse. Ce chagrin dévoré ne lui en est que plus sensible. Il

m'a dit avoir été tenté plusieurs fois de céder en apparence, et de feindre, pour la tranquilliser,

des sentiments qu'il n'avait pas; mais une telle bassesse d'âme est trop loin de lui. Sans en

imposer à Julie, cette dissimulation n'eût été qu'un nouveau tourment pour elle. La bonne foi, la

franchise, l'union des coeurs qui console de tant de maux, se fût éclipsée entre eux. Etait-ce en

se faisant moins estimer de sa femme qu'il pouvait la rassurer sur ses craintes? Au lieu d'user de

déguisement avec elle, il lui dit sincèrement ce qu'il pense; mais il le dit d'un ton si simple, avec

si peu de mépris des opinions vulgaires, si peu de cette ironique fierté des esprits forts, que ces

tristes aveux donnent bien plus d'affliction que de colère à Julie, et que, ne pouvant transmettre

à son mari ses sentiments et ses espérances, elle en cherche avec plus de soin à rassembler autour

de lui ces douceurs passagères auxquelles il borne sa félicité. "Ah! dit-elle avec douleur, si

l'infortuné fait son paradis en ce monde, rendons-le-lui au moins aussi doux qu'il est possible."

Le voile de tristesse dont cette opposition de sentiments couvre leur union prouve mieux que

toute autre chose l'invincible ascendant de Julie, par les consolations dont cette tristesse est

mêlée, et qu'elle seule au monde était peut-être capable d'y joindre. Tous leurs démêlés, toutes

leurs disputes sur ce point important, loin de se tourner en aigreur, en mépris, en querelles,

finissent toujours par quelque scène attendrissante, qui ne fait que les rendre plus chers l'un à

l'autre.

Hier, l'entretien s'étant fixé sur ce texte, qui revient souvent quand nous ne sommes que trois,

nous tombâmes sur l'origine du mal; et je m'efforçais de montrer que non seulement il n'y avait

point de mal absolu et général dans le système des êtres, mais que même les maux particuliers

étaient beaucoup moindres qu'ils ne le semblent au premier coup d'oeil, et qu'à tout prendre ils

étaient surpassés de beaucoup par les biens particuliers et individuels. Je citais à M. de Wolmar

son propre exemple; et pénétré du bonheur de sa situation, je la peignais avec des traits si vrais

qu'il en parut ému lui-même. "Voilà, dit-il en m'interrompant, les séductions de Julie. Elle met

toujours le sentiment à la place des raisons, et le rend si touchant qu'il faut toujours l'embrasser

pour toute réponse: ne serait-ce point de son maître de philosophie, ajouta-t-il en riant, qu'elle

aurait appris cette manière d'argumenter?"

Deux mois plus tôt la plaisanterie m'eût déconcerté cruellement; mais le temps de l'embarras est

passé: je n'en fis que rire à mon tour; et quoique Julie eût un peu rougi, elle ne parut pas plus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 377

embarrassé que moi. Nous continuâmes. Sans disputer sur la quantité du mal, Wolmar se

contentait de l'aveu qu'il fallut bien faire, que, peu ou beaucoup, enfin le mal existe; et de cette

seule existence il déduisait défaut de puissance, d'intelligence ou de bonté, dans la première

cause. Moi, de mon côté, je tâchais de montrer l'origine du mal physique dans la nature de la

matière, et du mal moral dans la liberté de l'homme. Je lui soutenais que Dieu pouvait tout faire,

hors de créer d'autres substances aussi parfaites que la sienne et qui ne laissassent aucune prise

au mal. Nous étions dans la chaleur de la dispute quand je m'aperçus que Julie avait disparu.

"Devinez où elle est, me dit son mari voyant que je la cherchais des yeux. - Mais, dis-je, elle est

allée donner quelque ordre dans le ménage. - Non, dit-il, elle n'aurait point pris pour d'autres

affaires le temps de celle-ci; tout se fait sans qu'elle me quitte, et je ne la vois jamais rien faire. -

Elle est donc dans la chambre des enfants? - Tout aussi peu: ses enfants ne lui sont pas plus

chers que mon salut. - Eh bien! repris-je, ce qu'elle fait, je n'en sais rien, mais je suis très sûr

qu'elle ne s'occupe qu'à des soins utiles. - Encore moins, dit-il froidement; venez, venez, vous

verrez si j'ai bien deviné."

Il se mit à marcher doucement; je le suivis sur la pointe du pied. Nous arrivâmes à la porte du

cabinet: elle était fermée; il l'ouvrit brusquement. Milord, quel spectacle! Je vis Julie à genoux,

les mains jointes, et tout en larmes. Elle se lève avec précipitation, s'essuyant les yeux, se cachant

le visage, et cherchant à s'échapper. On ne vit jamais une honte pareille. Son mari ne lui laissa

pas le temps de fuir. Il courut à elle dans une espèce de transport. "Chère épouse, lui dit-il en

l'embrassant, l'ardeur même de tes voeux trahit ta cause. Que leur manque-t-il pour être

efficaces? Va, s'ils étaient entendus, ils seraient bientôt exaucés. - Ils le seront, lui dit-elle d'un

ton ferme et persuadé; j'en ignore l'heure et l'occasion. Puissé-je l'acheter aux dépens de ma vie!

mon dernier jour serait le mieux employé."

Venez, milord, quittez vos malheureux combats, venez remplir un devoir plus noble. Le sage

préfère-t-il l'honneur de tuer des hommes aux soins qui peuvent en sauver un?

Lettre VI à milord Edouard

Quoi! même après la séparation de l'armée, encore un voyage à Paris! Oubliez-vous donc tout à

fait Clarens et celle qui l'habite. Nous êtes-vous moins cher qu'à milord Hyde? Etes-vous plus

nécessaire à cet ami qu'à ceux qui vous attendent ici? Vous nous forcez à faire des voeux opposés

aux vôtres, et vous me faites souhaiter d'avoir du crédit à la cour de France pour vous empêcher

d'obtenir les passeports que vous en attendez. Contentez-vous toutefois; allez voir votre digne

compatriote. Malgré lui, malgré vous, nous serons vengés de cette préférence; et, quelque plaisir

que vous goûtiez à vivre avec lui, je sais que, quand vous serez avec nous, vous regretterez le

temps que vous ne nous aurez pas donné.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 378

En recevant votre lettre, j'avais d'abord soupçonné qu'une commission secrète... Quel plus digne

médiateur de paix!... Mais les rois donnent-ils leur confiance à des hommes vertueux? Osent-ils

écouter la vérité? Savent-ils même honorer le vrai mérite?... Non, non, cher Edouard, vous n'êtes

pas fait pour le ministère; et je pense trop bien de vous pour croire que si vous n'étiez pas né

pair d'Angleterre, vous le fussiez jamais devenu.

Viens, ami; tu seras mieux à Clarens qu'à la cour. Oh! quel hiver nous allons passer tous

ensemble, si l'espoir de notre réunion ne m'abuse pas! Chaque jour la prépare, en ramenant ici

quelqu'une de ces âmes privilégiées qui sont si chères l'une à l'autre, qui sont si dignes de

s'aimer, et qui semblent n'attendre que vous pour se passer du reste de l'univers. En apprenant

quel heureux hasard a fait passer ici la partie adverse du baron d'Etange vous avez prévu tout ce

qui devait arriver de cette rencontre, et ce qui est arrivé réellement. Ce vieux plaideur, quoique

inflexible et entier presque autant que son adversaire, n'a pu résister à l'ascendant qui nous a

tous subjugués. Après avoir vu Julie, après l'avoir entendue, après avoir conversé avec elle, il a eu

honte de plaider contre son père. Il est parti pour Berne si bien disposé, et l'accommodement est

actuellement en si bon train, que sur la dernière lettre du baron nous l'attendons de retour dans

peu de jours.

Voilà ce que vous aurez déjà su par M. de Wolmar; mais ce que probablement vous ne savez

point encore, c'est que Mme d'Orbe, ayant enfin terminé ses affaires, est ici depuis jeudi, et

n'aura plus d'autre demeure que celle de son amie. Comme j'étais prévenu du jour de son

arrivée, j'allai au-devant d'elle à l'insu de Mme de Wolmar qu'elle voulait surprendre, et l'ayant

rencontrée au deçà de Lutri, je revins sur mes pas avec elle.

Je la trouvai plus vive et plus charmante que jamais, mais inégale, distraite, n'écoutant point,

répondant encore moins, parlant sans suite et par saillies, enfin livrée à cette inquiétude dont on

ne peut se défendre sur le point d'obtenir ce qu'on a fortement désiré. On eût dit à chaque

instant qu'elle tremblait de retourner en arrière. Ce départ, quoique longtemps différé, s'était

fait si à la hâte que la tête en tournait à la maîtresse et aux domestiques. Il régnait un désordre

risible dans le menu bagage qu'on amenait. A mesure que la femme de chambre craignait d'avoir

oublié quelque chose, Claire assurait toujours l'avoir fait mettre dans le coffre du carrosse; et le

plaisant, quand on y regarda, fut qu'il ne s'y trouva rien du tout.

Comme elle ne voulait pas que Julie entendît sa voiture, elle descendit dans l'avenue, traversa la

cour en courant comme une folle, et monta si précipitamment qu'il fallut respirer après la

première rampe avant d'achever de monter. M. de Wolmar vint au-devant d'elle: elle ne put lui

dire un seul mot.

En ouvrant la porte de la chambre, je vis Julie assise vers la fenêtre et tenant sur ses genoux la

petite Henriette, comme elle faisait souvent. Claire avait médité un beau discours à sa manière,

mêlé de sentiment et de gaieté; mais, en mettant le pied sur le seuil de la porte, le discours, la

gaieté, tout fut oublié; elle vole à son amie en s'écriant avec un emportement impossible à

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Julie ou La nouvelle Héloïse 379

peindre: "Cousine, toujours, pour toujours, jusqu'à la mort!" Henriette, apercevant sa mère,

saute et court au-devant d'elle, en criant aussi, Maman! Maman! de toute sa force, et la rencontre

si rudement que la pauvre petite tomba du coup. Cette subite apparition, cette chute, la joie, le

trouble, saisirent Julie à tel point, que, s'étant levée en étendant les bras avec un cri très aigu, elle

se laissa retomber et se trouva mal. Claire, voulant relever sa fille, voit pâlir son amie: elle hésite,

elle ne sait à laquelle courir. Enfin, me voyant relever Henriette, elle s'élance pour secourir Julie

défaillante, et tombe sur elle dans le même état.

Henriette, les apercevant toutes deux sans mouvement, se mit à pleurer et pousser des cris qui

firent accourir la Fanchon: l'une court à sa mère, l'autre à sa maîtresse. Pour moi, saisi,

transporté, hors de sens, j'errais à grands pas par la chambre sans savoir ce que je faisais, avec

des exclamations interrompues, et dans un mouvement convulsif dont je n'étais pas le maître.

Wolmar lui-même, le froid Wolmar se sentit ému. O sentiment! sentiment! douce vie de l'âme!

quel est le coeur de fer que tu n'as jamais touché? Quel est l'infortuné mortel à qui tu n'arrachas

jamais de larmes? Au lieu de courir à Julie, cet heureux époux se jeta sur un fauteuil pour

contempler avidement ce ravissant spectacle. "Ne craignez rien, dit-il en voyant notre

empressement; ces scènes de plaisir et de joie n'épuisent un instant la nature que pour la

ranimer d'une vigueur nouvelle; elles ne sont jamais dangereuses. Laissez-moi jouir du bonheur

que je goûte et que vous partagez. Que doit-il être pour vous! Je n'en connus jamais de

semblable, et je suis le moins heureux des six."

Milord, sur ce premier moment, vous pouvez juger du reste. Cette réunion excita dans toute la

maison un retentissement d'allégresse, et une fermentation qui n'est pas encore calmée. Julie;

hors d'elle-même, était dans une agitation où je ne l'avais jamais vue; il fut impossible de songer

à rien de toute la journée qu'à se voir et s'embrasser sans cesse avec de nouveaux transports. On

ne s'avisa pas même du salon d'Apollon; le plaisir était partout, on n'avait pas besoin d'y songer.

A peine le lendemain eut-on assez de sang-froid pour préparer une fête. Sans Wolmar tout

serait allé de travers. Chacun se para de son mieux. Il n'y eut de travail permis que ce qu'il en

fallait pour les amusements. La fête fut célébrée, non pas avec pompe, mais avec délire; il y

régnait une confusion qui la rendait touchante, et le désordre en faisait le plus bel ornement.

La matinée se passa à mettre Mme d'Orbe en possession de son emploi d'intendante ou de

maîtresse d'hôtel; et elle se hâtait d'en faire les fonctions avec un empressement d'enfant qui

nous fit rire. En entrant pour dîner dans le beau salon, les deux cousines virent de tous côtés

leurs chiffres unis et formés avec des fleurs. Julie devina dans l'instant d'où venait ce soin: elle

m'embrassa dans un saisissement de joie. Claire, contre son ancienne coutume, hésita d'en faire

autant. Wolmar lui en fit la guerre; elle prit en rougissant le parti d'imiter sa cousine. Cette

rougeur que je remarquai trop me fit un effet que je ne saurais dire, mais je ne me sentis pas

dans ses bras sans émotion.

L'après-midi il y eut une belle collation dans le gynécée, où pour le coup le maître et moi fûmes

admis. Les hommes tirèrent au blanc une mise donnée par Mme d'Orbe. Le nouveau venu

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Julie ou La nouvelle Héloïse 380

l'emporta, quoique moins exercé que les autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse; Hanz

lui-même ne s'y trompa pas, et refusa d'accepter le prix; mais tous ses camarades l'y forcèrent, et

vous pouvez juger que cette honnêteté de leur part ne fut pas perdue.

Le soir, toute la maison, augmentée de trois personnes, se rassembla pour danser. Claire

semblait parée par la main des Grâces; elle n'avait jamais été si brillante que ce jour-là. Elle

dansait, elle causait, elle riait, elle donnait ses ordres; elle suffisait à tout. Elle avait juré de

m'excéder de fatigue; et après cinq ou six contredanses très vives tout d'une haleine, elle n'oublia

pas le reproche ordinaire que je dansais comme un philosophe. Je lui dis, moi, qu'elle dansait

comme un lutin, qu'elle ne faisait pas moins de ravage, et que j'avais peur qu'elle ne me laissât

reposer ni jour ni nuit. "Au contraire, dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout d'une pièce";

et à l'instant elle me reprit pour danser.

Elle était infatigable; mais il n'en était pas ainsi de Julie; elle avait peine à se tenir, les genoux lui

tremblaient en dansant; elle était trop touchée pour pouvoir être gaie. Souvent on voyait des

larmes de joie couler de ses yeux; elle contemplait sa cousine avec une sorte de ravissement; elle

aimait à se croire l'étrangère à qui l'on donnait la fête, et à regarder Claire comme la maîtresse de

la maison qui l'ordonnait. Après le souper je tirai des fusées que j'avais apportées de la Chine, et

qui firent beaucoup d'effet. Nous veillâmes fort avant dans la nuit. Il fallut enfin se quitter, Mme

d'Orbe était lasse ou devait l'être, et Julie voulut qu'on se couchât de bonne heure.

Insensiblement le calme renaît, et l'ordre avec lui. Claire, toute folâtre qu'elle est, sait prendre,

quand il lui plaît, un ton d'autorité qui en impose. Elle a d'ailleurs du sens, un discernement

exquis, la pénétration de Wolmar, la bonté de Julie, et, quoique extrêmement libérale, elle ne

laisse pas d'avoir aussi beaucoup de prudence; en sorte que, restée veuve si jeune, et chargée de la

garde-noble de sa fille, les biens de l'une et de l'autre n'ont fait que prospérer dans ses mains:

ainsi l'on n'a pas lieu de craindre que, sous ses ordres, la maison soit moins bien gouvernée

qu'auparavant. Cela donne à Julie le plaisir de se livrer tout entière à l'occupation qui est le plus

de son goût, savoir, l'éducation des enfants; et je ne doute pas qu'Henriette ne profite

extrêmement de tous les soins dont une de ses mères aura soulagé l'autre. Je dis ses mères; car, à

voir la manière dont elles vivent avec elle, il est difficile de distinguer la véritable; et des étrangers

qui nous sont venus aujourd'hui sont ou paraissent là-dessus encore en doute. En effet, toutes

deux l'appellent Henriette, ou ma fille, indifféremment. Elle appelle maman l'une, et l'autre

petite maman; la même tendresse règne de part et d'autre; elle obéit également à toutes deux.

S'ils demandent aux dames à laquelle elle appartient, chacune répond: "A moi." S'ils interrogent

Henriette, il se trouve qu'elle a deux mères. On serait embarrassé à moins. Les plus clairvoyants

se décident pourtant à la fin pour Julie. Henriette, dont le père était blond, est blonde comme

elle, et lui ressemble beaucoup. Une certaine tendresse de mère se peint encore mieux dans ses

yeux si doux que dans les regards plus enjoués de Claire. La petite prend auprès de Julie un air

plus respectueux, plus attentif sur elle-même. Machinalement elle se met plus souvent à ses

côtés, parce que Julie a plus souvent quelque chose à lui dire. Il faut avouer que toutes les

apparences sont en faveur de la petite maman; et je me suis aperçu que cette erreur est si

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Julie ou La nouvelle Héloïse 381

agréable aux deux cousines, qu'elle pourrait bien être quelquefois volontaire, et devenir un

moyen de leur faire sa cour.

Milord, dans quinze jours il ne manquera plus ici que vous. Quand vous y serez, il faudra mal

penser de tout homme dont le coeur cherchera sur le reste de la terre des vertus, des plaisirs,

qu'il n'aura pas trouvés dans cette maison.

Lettre VII à milord Edouard

Il y a trois jours que j'essaye chaque soir de vous écrire. Mais, après une journée laborieuse, le

sommeil me gagne en rentrant: le matin, dès le point du jour, il faut retourner à l'ouvrage. Une

ivresse plus douce que celle du vin me jette au fond de l'âme un trouble délicieux, et je ne puis

dérober un moment à des plaisirs devenus tout nouveaux pour moi.

Je ne conçois pas quel séjour pourrait me déplaire avec la société que je trouve dans celui-ci.

Mais savez-vous en quoi Clarens me plaît pour lui-même? C'est que je m'y sens vraiment à la

campagne, et que c'est presque la première fois que j'en ai pu dire autant. Les gens de ville ne

savent point aimer la campagne; ils ne savent pas même y être: à peine, quand ils y sont, savent-

ils ce qu'on y fait. Ils en dédaignent les travaux, les plaisirs; ils les ignorent: ils sont chez eux

comme en pays étranger; je ne m'étonne pas qu'ils s'y déplaisent. Il faut être villageois au village,

ou n'y point aller; car qu'y va-t-on faire? Les habitants de Paris qui croient aller à la campagne n'y

vont point: ils portent Paris avec eux. Les chanteurs, les beaux esprits, les auteurs, les parasites,

sont le cortège qui les suit. Le jeu, la musique, la comédie y sont leur seule occupation. Leur

table est couverte comme à Paris; ils y mangent aux mêmes heures; on leur y sert les mêmes mets

avec le même appareil; ils n'y font que les mêmes choses: autant valait y rester; car, quelque riche

qu'on puisse être, et quelque soin qu'on ait pris, on sent toujours quelque privation, et l'on ne

saurait apporter avec soi Paris tout entier. Ainsi cette variété qui leur est si chère, ils la fuient; ils

ne connaissent jamais qu'une manière de vivre, et s'en ennuient toujours.

Le travail de la campagne est agréable à considérer, et n'a rien d'assez pénible en lui-même pour

émouvoir à compassion. L'objet de l'utilité publique et privée le rend intéressant; et puis, c'est la

première vocation de l'homme: il rappelle à l'esprit une idée agréable, et au coeur tous les

charmes de l'âge d'or. L'imagination ne reste point froide à l'aspect du labourage et des

moissons. La simplicité de la vie pastorale et champêtre a toujours quelque chose qui touche.

Qu'on regarde les prés couverts de gens qui fanent et chantent, et des troupeaux épars dans

l'éloignement: insensiblement on se sent attendrir sans savoir pourquoi. Ainsi quelquefois

encore la voix de la nature amollit nos coeurs farouches; et, quoiqu'on l'entende avec un regret

inutile, elle est si douce qu'on ne l'entend jamais sans plaisir.

J'avoue que la misère qui couvre les champs en certains pays où le publicain dévore les fruits de

la terre, l'âpre avidité d'un fermier avare, l'inflexible rigueur d'un maître inhumain, ôtent

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Julie ou La nouvelle Héloïse 382

beaucoup d'attrait à ces tableaux. Des chevaux étiques près d'expirer sous les coups, de

malheureux paysans exténués de jeûnes, excédés de fatigue, et couverts de haillons, des hameaux

de masures, offrent un triste spectacle à la vue: on a presque regret d'être homme quand on

songe aux malheureux dont il faut manger le sang. Mais quel charme de voir de bons et sages

régisseurs faire de la culture de leurs terres l'instrument de leurs bienfaits, leurs amusements,

leurs plaisirs; verser à pleines mains les dons de la Providence; engraisser tout ce qui les entoure,

hommes et bestiaux, des biens dont regorgent leurs granges, leurs caves, leurs greniers;

accumuler l'abondance et la joie autour d'eux, et faire du travail qui les enrichit une fête

continuelle! Comment se dérober à la douce illusion que ces objets font naître? On oublie son

siècle et ses contemporains; on se transporte au temps des patriarches; on veut mettre soi-même

la main à l'oeuvre, partager les travaux rustiques et le bonheur qu'on y voit attaché. O temps de

l'amour et de l'innocence, où les femmes étaient tendres et modestes, où les hommes étaient

simples et vivaient contents! O Rachel! fille charmante et si constamment aimée, heureux celui

qui, pour t'obtenir, ne regretta pas quatorze ans d'esclavage! O douce élève de Noémi! heureux

le bon vieillard dont tu réchauffais les pieds et le coeur! Non, jamais la beauté ne règne avec plus

d'empire qu'au milieu des soins champêtres. C'est là que les grâces sont sur leur trône, que la

simplicité les pare, que la gaieté les anime, et qu'il faut les adorer malgré soi. Pardon, milord, je

reviens à nous.

Depuis un mois les chaleurs de l'automne apprêtaient d'heureuses vendanges; les premières

gelées en ont amené l'ouverture; le pampre grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux

les dons du père Lyée, et semble inviter les mortels à s'en emparer. Toutes les vignes chargées de

ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunés pour leur faire oublier leur misère; le bruit des

tonneaux, des cuves, les légrefass qu'on relie de toutes parts; le chant des vendangeuses dont ces

coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir; le

rauque son des instruments rustiques qui les anime au travail; l'aimable et touchant tableau

d'une allégresse générale qui semble en ce moment étendu sur la face de la terre; enfin le voile de

brouillard que le soleil élève au matin comme une toile de théâtre pour découvrir à l'oeil un si

charmant spectacle: tout conspire à lui donner un air de fête; et cette fête n'en devient que plus

belle à la réflexion, quand on songe qu'elle est la seule où les hommes aient su joindre l'agréable

à l'utile.

M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain consiste en vignobles, a fait d'avance tous les

préparatifs nécessaires. Les cuves, le pressoir, le cellier, les futailles, n'attendaient que la douce

liqueur pour laquelle ils sont destinés. Mme de Wolmar s'est chargée de la récolte; le choix des

ouvriers, l'ordre et la distribution du travail la regardent. Mme d'Orbe préside aux festins de

vendange et au salaire des ouvriers selon la police établie, dont les lois ne s'enfreignent jamais

ici. Mon inspection à moi est de faire observer au pressoir les directions de Julie, dont la tête ne

supporte pas la vapeur des cuves; et Claire n'a pas manqué d'applaudir à cet emploi, comme

étant tout à fait du ressort d'un buveur.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 383

Les tâches ainsi partagées, le métier commun pour remplir les vides est celui de vendangeur.

Tout le monde est sur pied de grand matin: on se rassemble pour aller à la vigne. Mme d'Orbe,

qui n'est jamais assez occupée au gré de son activité, se charge, pour surcroît, de faire avertir et

tancer les paresseux, et je puis me vanter qu'elle s'acquitte envers moi de ce soin avec une

maligne vigilance. Quant au vieux baron, tandis que nous travaillons tous, il se promène avec un

fusil, et vient de temps en temps m'ôter aux vendangeuses pour aller avec lui tirer des grives, à

quoi l'on ne manque pas de dire que je l'ai secrètement engagé; si bien que j'en perds peu à peu

le nom de philosophe pour gagner celui de fainéant, qui dans le fond n'en diffère pas de

beaucoup.

Vous voyez, par ce que je viens de vous marquer du baron, que notre réconciliation est sincère,

et que Wolmar a lieu d'être content de sa seconde épreuve. Moi, de la haine pour le père de mon

amie! Non, quand j'aurais été son fils, je ne l'aurais pas plus parfaitement honoré. En vérité, je

ne connais point d'homme plus droit, plus franc, plus généreux, plus respectable à tous égards

que ce bon gentilhomme. Mais la bizarrerie de ses préjugés est étrange. Depuis qu'il est sûr que

je ne saurais lui appartenir, il n'y a sorte d'honneur qu'il ne me fasse; et pourvu que je ne sois pas

son gendre, il se mettrait volontiers au-dessous de moi. La seule chose que je ne puis lui

pardonner, c'est quand nous sommes seuls de railler quelquefois le prétendu philosophe sur ses

anciennes leçons. Ces plaisanteries me sont amères, et je les reçois toujours fort mal; mais il rit

de ma colère et dit: "Allons tirer des grives, c'est assez pousser d'arguments." Puis il crie en

passant: "Claire, Claire, un bon souper à ton maître, car je vais lui faire gagner de l'appétit." En

effet, à son âge il court les vignes avec son fusil tout aussi vigoureusement que moi, et tire

incomparablement mieux. Ce qui me venge un peu de ses railleries, c'est que devant sa fille il

n'ose plus souffler; et la petite écolière n'en impose guère moins à son père même qu'à son

précepteur. Je reviens à nos vendanges.

Depuis huit jours que cet agréable travail nous occupe, on est à peine à la moitié de l'ouvrage.

Outre les vins destinés pour la vente et pour les provisions ordinaires, lesquels n'ont d'autre

façon que d'être recueillis avec soin, la bienfaisante fée en prépare d'autres plus fins pour nos

buveurs; et j'aide aux opérations magiques dont je vous ai parlé, pour tirer d'un même vignoble

des vins de tous les pays. Pour l'un, elle fait tordre la grappe quand elle est mûre et laisse flétrir

au soleil sur la souche; pour l'autre, elle fait égrapper le raisin et trier les grains avant de les jeter

dans la cuve; pour un autre, elle fait cueillir avant le lever du soleil du raisin rouge, et le porter

doucement sur le pressoir couvert encore de sa fleur et de sa rosée pour en exprimer du vin

blanc. Elle prépare un vin de liqueur en mêlant dans les tonneaux du moût réduit en sirop sur le

feu, un vin sec, en l'empêchant de cuver, un vin d'absinthe pour l'estomac, un vin muscat avec

des simples. Tous ces vins différents ont leur apprêt particulier; toutes ces préparations sont

saines et naturelles; c'est ainsi qu'une économe industrie supplée à la diversité des terrains, et

rassemble vingt climats en un seul.

Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit

toute la journée, et le travail n'en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité; tout le

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Julie ou La nouvelle Héloïse 384

monde est égal, et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes,

les hommes badins et non grossiers. C'est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les

meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L'union même engendre les folâtres querelles; et

l'on ne s'agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne

revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journée: Julie y a

fait une loge où l'on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de

pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange

avec appétit leur soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d'excellents légumes. On

ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds; pour les

mettre à leur aise, on s'y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y

sont sensibles; et voyant qu'on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s'en tiennent d'autant

plus volontiers dans la leur. A dîner, on amène les enfants et ils passent le reste de la journée à la

vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver! O bienheureux enfants! disent-ils en

les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres!

Ressemblez à vos père et mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays! Souvent en

songeant que la plupart de ces hommes ont porté les armes, et savent manier l'épée et le

mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en voyant Julie au milieu d'eux si charmante et si

respectée recevoir, elle et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l'illustre et

vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie! femme incomparable!

vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse et des

bienfaits: vous êtes pour tout le pays un dépôt cher et sacré que chacun voudrait défendre et

conserver au prix de son sang; et vous vivez plus sûrement, plus honorablement au milieu d'un

peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la

vendange; et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse

jusqu'au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le

baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie qui monte avec ses enfants

chez lui jusqu'à ce qu'il s'aille coucher. A cela près, depuis le moment qu'on prend le métier de

vendangeur jusqu'à celui qu'on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à la vie rustique. Ces

saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu'ils

affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l'esclave; mais la douce égalité qui règne ici

rétablit l'ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres,

et un lien d'amitié pour tous.

Le lieu d'assemblée est une salle à l'antique avec une grande cheminée où l'on fait bon feu. La

pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des

capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière. Pour prévenir l'envie et

les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver

chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et

un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe

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Julie ou La nouvelle Héloïse 385

et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à

table, maîtres, journaliers, domestiques; chacun se lève indifféremment pour servir, sans

exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à

discrétion; la liberté n'a point d'autres bornes que l'honnêteté. La présence de maîtres si

respectés contient tout le monde, et n'empêche pas qu'on ne soit à son aise et gai. Que s'il arrive

à quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes; mais il est congédié

sans rémission dès le lendemain.

Je me prévaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends la liberté de vivre à la

valaisane, et de boire assez souvent du vin pur; mais je n'en bois point qui n'ait été versé de la

main d'une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces, et de ménager

ma raison. Qui sait mieux qu'elles comment il la faut gouverner, et l'art de me l'ôter et de me la

rendre? Si le travail de la journée, la durée et la gaieté du repas, donnent plus de force au vin

versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte; ils n'ont plus rien

que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son oeil

éclairé lise au fond de mon coeur, et quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de

Claire lui donne le change, un regard de Julie m'en fait rougir.

Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit sa chanson

tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en choeur toutes ensemble, ou bien

alternativement à voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances

dont les airs ne sont pas piquants; mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux qui touche à la

longue. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne

pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous

retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis

autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement

me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le coeur, et me laisse une

impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine. Cependant je trouve à ces veillées une sorte de

charme que je ne puis vous expliquer, et qui m'est pourtant fort sensible. Cette réunion des

différents états, la simplicité de cette occupation, l'idée de délassement, d'accord, de tranquillité,

le sentiment de paix qu'elle porte à l'âme, a quelque chose d'attendrissant qui dispose à trouver

ces chansons plus intéressantes. Ce concert des voix de femmes n'est pas non plus sans douceur.

Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n'y en a point d'aussi agréable que le

chant à l'unisson, et que, s'il nous faut des accords, c'est parce que nous avons le goût dépravé.

En effet, toute l'harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque? Et qu'y pouvons-

nous ajouter, sans altérer les proportions que la nature a établies dans la force relative des sons

harmonieux? En doublant les uns et non pas les autres, en ne les renforçant pas en même

rapport, n'ôtons-nous pas à l'instant ces proportions? La nature a tout fait le mieux qu'il était

possible; mais nous voulons faire mieux encore, et nous gâtons tout.

Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journée; et la

filouterie que j'y voulais employer m'attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus

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Julie ou La nouvelle Héloïse 386

adroits à teiller, et que j'ai souvent des distractions, ennuyé d'être toujours noté pour avoir fait le

moins d'ouvrage, je tirais doucement avec le pied des chenevottes de mes voisins pour grossir

mon tas; mais cette impitoyable Mme d'Orbe, s'en étant aperçue, fit signe à Julie, qui, m'ayant

pris sur le fait, me tança sévèrement. "Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d'injustice,

même en plaisantant; c'est ainsi qu'on s'accoutume à devenir méchant tout de bon, et qui pis est,

à plaisanter encore."

Voilà comment se passe la soirée. Quand l'heure de la retraite approche, Mme de Wolmar dit:

"Allons tirer le feu d'artifice." A l'instant chacun prend son paquet de chenevottes, signe

honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas,

on en fait un trophée; on y met le feu; mais n'a pas cet honneur qui veut; Julie l'adjuge en

présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d'ouvrage; fût-ce elle-même, elle

se l'attribue sans façon. L'auguste cérémonie est accompagnée d'acclamations et de battements

de mains. Les chenevottes font un feu clair et brillant qui s'élève jusqu'aux nues, un vrai feu de

joie, autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l'assemblée: chacun boit à la

santé du vainqueur, et va se coucher content d'une journée passée dans le travail, la gaieté,

l'innocence, et qu'on ne serait pas fâché de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute

sa vie.

Lettre VIII à M. de Wolmar

Jouissez, cher Wolmar, du fruit de vos soins. Recevez les hommages d'un coeur épuré, qu'avec

tant de peine vous avez rendu digne de vous être offert. Jamais homme n'entreprit ce que vous

avez entrepris; jamais homme ne tenta ce que vous avez exécuté; jamais âme reconnaissante et

sensible ne sentit ce que vous m'avez inspiré. La mienne avait perdu son ressort, sa vigueur, son

être; vous m'avez tout rendu. J'étais mort aux vertus ainsi qu'au bonheur; je vous dois cette vie

morale à laquelle je me sens renaître. O mon bienfaiteur! ô mon père! en me donnant à vous tout

entier, je ne puis vous offrir, comme à Dieu même, que les dons que je tiens de vous.

Faut-il vous avouer ma faiblesse et mes craintes? Jusqu'à présent je me suis toujours défié de

moi. Il n'y a pas huit jours que j'ai rougi de mon coeur et cru toutes vos bontés perdues. Ce

moment fut cruel et décourageant pour la vertu: grâce au ciel, grâce à vous, il est passé pour ne

plus revenir. Je ne me crois plus guéri seulement parce que vous me le dites, mais parce que je le

sens. Je n'ai plus besoin que vous me répondiez de moi; vous m'avez mis en état d'en répondre

moi-même. Il m'a fallu séparer de vous et d'elle pour savoir ce que je pouvais être sans votre

appui. C'est loin des lieux qu'elle habite que j'apprends à ne plus craindre d'en approcher.

J'écris à madame d'Orbe, le détail de notre voyage. Je ne vous le répéterai point ici. Je veux bien

que vous connaissiez toutes mes faiblesses, mais je n'ai pas la force de vous les dire. Cher

Wolmar, c'est ma dernière faute: je me sens déjà si loin que je n'y songe point sans fierté; mais

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Julie ou La nouvelle Héloïse 387

l'instant en est si près encore que je ne puis l'avouer sans peine. Vous qui sûtes pardonner mes

égarements, comment ne pardonneriez-vous pas la honte qu'a produit leur repentir?

Rien ne manque plus à mon bonheur; milord m'a tout dit. Cher ami, je serai donc à vous?

J'élèverai donc vos enfants? L'aîné des trois élèvera les deux autres? Avec quelle ardeur je l'ai

désiré! Combien l'espoir d'être trouvé digne d'un si cher emploi redoublait mes soins pour

répondre aux vôtres! Combien de fois j'osai montrer là-dessus mon empressement à Julie!

Qu'avec plaisir j'interprétais souvent en ma faveur vos discours et les siens! Mais quoiqu'elle fût

sensible à mon zèle et qu'elle en parût approuver l'objet, je ne la vis point entrer assez

précisément dans mes vues pour oser en parler plus ouvertement. Je sentis qu'il fallait mériter

cet honneur et ne pas le demander. J'attendais de vous et d'elle ce gage de votre confiance et de

votre estime. Je n'ai point été trompé dans mon espoir: mes amis, croyez-moi, vous ne serez

point trompés dans le vôtre.

Vous savez qu'à la suite de nos conversations sur l'éducation de vos enfants j'avais jeté sur le

papier quelques idées qu'elles m'avaient fournies et que vous approuvâtes. Depuis mon départ, il

m'est venu de nouvelles réflexions sur le même sujet, et j'ai réduit le tout en une espèce de

système que je vous communiquerai quand je l'aurai mieux digéré, afin que vous l'examiniez à

votre tour. Ce n'est qu'après notre arrivée à Rome, que j'espère pouvoir le mettre en état de vous

être montré. Ce système commence où finit celui de Julie, ou plutôt il n'en est que la suite et le

développement; car tout consiste à ne pas gâter l'homme de la nature en l'appropriant à la

société.

J'ai recouvré ma raison par vos soins: redevenu libre et sain de coeur, je me sens aimé de tout ce

qui m'est cher, l'avenir le plus charmant se présente à moi: ma situation devrait être délicieuse;

mais il est dit que je n'aurai jamais l'âme en paix. En approchant du terme de notre voyage, j'y

vois l'époque du sort de mon illustre ami; c'est moi qui dois pour ainsi dire en décider. Saurai-je

faire au moins une fois pour lui ce qu'il a fait si souvent pour moi? Saurai-je remplir dignement

le plus grand, le plus important devoir de ma vie? Cher Wolmar, j'emporte au fond de mon

coeur toutes vos leçons, mais, pour savoir les rendre utiles, que ne puis-je de même emporter

votre sagesse! Ah! si je puis voir un jour Edouard heureux; si, selon son projet et le vôtre, nous

nous rassemblons tous pour ne nous plus séparer, quel voeu me restera-t-il à faire? Un seul, dont

l'accomplissement ne dépend ni de vous, ni de moi, ni de personne au monde, mais de celui qui

doit un prix aux vertus de votre épouse et compte en secret vos bienfaits.

Lettre IX à Madame d'Orbe

Où êtes-vous, charmante cousine? Où êtes-vous, aimable confidente de ce faible coeur que vous

partagez à tant de titres, et que vous avez consolé tant de fois? Venez, qu'il verse aujourd'hui

dans le vôtre l'aveu de sa dernière erreur. N'est-ce pas à vous qu'il appartient toujours de le

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Julie ou La nouvelle Héloïse 388

purifier, et sait-il se reprocher encore les torts qu'il vous a confessés? Non, je ne suis plus le

même, et ce changement vous est dû: c'est un nouveau coeur que vous m'avez fait, et qui vous

offre ses prémices; mais je ne me croirai délivré de celui que je quitte qu'après l'avoir déposé

dans vos mains. O vous qui l'avez vu naître, recevez ses derniers soupirs.

L'eussiez-vous jamais pensé? le moment de ma vie où je fus le plus content de moi-même fut

celui où je me séparai de vous. Revenu de mes longs égarements, je fixais à cet instant la tardive

époque de mon retour à mes devoirs. Je commençais à payer enfin les immenses dettes de

l'amitié, en m'arrachant d'un séjour si chéri pour suivre un bienfaiteur, un sage, qui, feignant

d'avoir besoin de mes soins, mettait le succès des siens à l'épreuve. Plus ce départ m'était

douloureux, plus je m'honorai d'un pareil sacrifice. Après avoir perdu la moitié de ma vie à

nourrir une passion malheureuse, je consacrais l'autre à la justifier, à rendre par mes vertus un

plus digne hommage à celle qui reçut si longtemps tous ceux de mon coeur. Je marquais

hautement le premier de mes jours où je ne faisais rougir de moi ni vous, ni elle, ni rien de tout

ce qui m'était cher.

Milord Edouard avait craint l'attendrissement des adieux, et nous voulions partir sans être

aperçus; mais, tandis que tout dormait encore, nous ne pûmes tromper votre vigilante amitié. En

apercevant votre porte entrouverte et votre femme de chambre au guet, en vous voyant venir au-

devant de nous, en entrant et trouvant une table à thé préparée, le rapport des circonstances me

fit songer à d'autres temps; et, comparant ce départ à celui dont il me rappelait l'idée, je me

sentis si différent de ce que j'étais alors, que, me félicitant d'avoir Edouard pour témoin de ces

différences, j'espérai bien lui faire oublier à Milan l'indigne scène de Besançon. Jamais je ne

m'étais senti tant de courage: je me faisais une gloire de vous le montrer; je me parais auprès de

vous de cette fermeté que vous ne m'aviez jamais vue, et je me glorifiais en vous quittant de

paraître un moment à vos yeux tel que j'allais être. Cette idée ajoutait à mon courage; je me

fortifiais de votre estime; et peut-être vous eussé-je dit adieu d'un oeil sec, si vos larmes coulant

sur ma joue n'eussent forcé les miennes de s'y confondre.

Je partis le coeur plein de tous mes devoirs, pénétré surtout de ceux que votre amitié m'impose,

et bien résolu d'employer le reste de ma vie à la mériter. Edouard, passant en revue toutes mes

fautes, me remit devant les yeux un tableau qui n'était pas flatté; et je connus par sa juste rigueur

à blâmer tant de faiblesses, qu'il craignait peu de les imiter. Cependant il feignait d'avoir cette

crainte; il me parlait avec inquiétude de son voyage de Rome et des indignes attachements qui l'y

rappelaient malgré lui; mais je jugeai facilement qu'il augmentait ses propres dangers pour m'en

occuper davantage, et m'éloigner d'autant plus de ceux auxquels j'étais exposé.

Comme nous approchions de Villeneuve, un laquais qui montait un mauvais cheval se laissa

tomber, et se fit une légère contusion à la tête. Son maître le fit saigner, et voulut coucher là cette

nuit. Ayant dîné de bonne heure, nous prîmes des chevaux pour aller à Bex voir la saline; et

milord ayant des raisons particulières qui lui rendaient cet examen intéressant, je pris les

mesures et le dessin du bâtiment de graduation; nous ne rentrâmes à Villeneuve qu'à la nuit.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 389

Après le souper, nous causâmes en buvant du punch, et veillâmes assez tard. Ce fut alors qu'il

m'apprit quels soins m'étaient confiés et ce qui avait été fait pour rendre cet arrangement

praticable. Vous pouvez juger de l'effet que fit sur moi cette nouvelle; une telle conversation

n'amenait pas le sommeil. Il fallut pourtant enfin se coucher.

En entrant dans la chambre qui m'était destinée, je la reconnus pour la même que j'avais

occupée autrefois en allant à Sion. A cet aspect je sentis une impression que j'aurais peine à vous

rendre. J'en fus si vivement frappé, que je crus redevenir à l'instant tout ce que j'étais alors; dix

années s'effacèrent de ma vie, et tous mes malheurs furent oubliés. Hélas! cette erreur fut courte,

et le second instant me rendit plus accablant le poids de toutes mes anciennes peines. Quelles

tristes réflexions succédèrent à ce premier enchantement! Quelles comparaisons douloureuses

s'offrirent à mon esprit! Charmes de la première jeunesse, délices des premières amours,

pourquoi vous retracer encore à ce coeur accablé d'ennuis et surchargé de lui-même! O temps,

temps heureux, tu n'es plus! J'aimais, j'étais aimé. Je me livrais dans la paix de l'innocence aux

transports d'un amour partagé. Je savourais à longs traits le délicieux sentiment qui me faisait

vivre. La douce vapeur de l'espérance enivrait mon coeur; une extase, un ravissement, un délire,

absorbait toutes mes facultés. Ah! sur les rochers de Meillerie, au milieu de l'hiver et des glaces,

d'affreux abîmes devant les yeux, quel être au monde jouissait d'un sort comparable au mien?...

Et je pleurais! et je me trouvais à plaindre et la tristesse osait approcher de moi!... Que serai-je

donc aujourd'hui que j'ai tout possédé, tout perdu?... J'ai bien mérité ma misère, puisque j'ai si

peu senti mon bonheur... Je pleurais alors... Tu pleurais... Infortuné, tu ne pleures plus... Tu n'as

pas même le droit de pleurer... Que n'est-elle pas morte! osai-je m'écrier dans un transport de

rage; oui, je serais moins malheureux; j'oserais me livrer à mes douleurs; j'embrasserais sans

remords sa froide tombe; mes regrets seraient dignes d'elle; je dirais: "Elle entend mes cris, elle

voit mes pleurs, mes gémissements la touchent, elle approuve et reçoit mon pur hommage..."

J'aurais au moins l'espoir de la rejoindre... Mais elle vit, elle est heureuse... Elle vit, et sa vie est

ma mort, et son bonheur est mon supplice; et le ciel, après me l'avoir arrachée, m'ôte jusqu'à la

douceur de la regretter!... Elle vit, mais non pas pour moi; elle vit pour mon désespoir. Je suis

cent fois plus loin d'elle que si elle n'était plus.

Je me couchai dans ces tristes idées. Elles me suivirent durant mon sommeil, et le remplirent

d'images funèbres. Les amères douleurs, les regrets, la mort, se peignirent dans mes songes, et

tous les maux que j'avais soufferts reprenaient à mes yeux cent formes nouvelles pour me

tourmenter une seconde fois. Un rêve surtout, le plus cruel de tous, s'obstinait à me poursuivre;

et de fantôme en fantôme toutes leurs apparitions confuses finissaient toujours par celui-là.

Je crus voir la digne mère de votre amie dans son lit expirante, et sa fille à genoux devant elle,

fondant en larmes, baisant ses mains et recueillant ses derniers soupirs. Je revis cette scène que

vous m'avez autrefois dépeinte et qui ne sortira jamais de mon souvenir. "O ma mère, disait Julie

d'un ton à me navrer l'âme, celle qui vous doit le jour vous l'ôte! Ah! reprenez votre bienfait!

sans vous il n'est pour moi qu'un don funeste. - Mon enfant, répondit sa tendre mère... il faut

remplir son sort... Dieu est juste... tu seras mère à ton tour..." Elle ne put achever. Je voulus lever

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les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie à sa place; je la vis, je la reconnus, quoique son visage

fût couvert d'un voile. Je fais un cri, je m'élance pour écarter le voile, je ne pus l'atteindre;

j'étendais les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. "Ami, calme-toi, me dit-elle d'une voix

faible: le voile redoutable me couvre; nulle main ne peut l'écarter." A ce mot je m'agite et fais un

nouvel effort: cet effort me réveille; je me trouve dans mon lit, accablé de fatigue et trempé de

sueur et de larmes.

Bientôt ma frayeur se dissipe, l'épuisement me rendort; le même songe me rend les mêmes

agitations; je m'éveille, et me rendors une troisième fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours

ce même appareil de mort, toujours ce voile impénétrable échappe à mes mains, et dérobe à mes

yeux l'objet expirant qu'il couvre.

A ce dernier réveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre étant éveillé. Je me jette à bas de

mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets à errer par la chambre, effrayé comme un enfant

des ombres de la nuit, croyant me voir environné de fantômes, et l'oreille encore frappée de cette

voix plaintive dont je n'entendis jamais le son sans émotion. Le crépuscule, en commençant

d'éclairer les objets, ne fit que les transformer au gré de mon imagination troublée. Mon effroi

redouble et m'ôte le jugement; après avoir trouvé ma porte avec peine, je m'enfuis de ma

chambre, j'entre brusquement dans celle d'Edouard: j'ouvre son rideau, et me laisse tomber sur

son lit en m'écriant hors d'haleine: "C'en est fait, je ne la verrai plus!" Il s'éveille en sursaut, il

saute à ses armes, se croyant surpris par un voleur. A l'instant il me reconnaît; je me reconnais

moi-même, et pour la seconde fois de ma vie je me vois devant lui dans la confusion que vous

pouvez concevoir.

Il me fit asseoir, me remettre, et parler. Sitôt qu'il sut de quoi il s'agissait, il voulut tourner la

chose en plaisanterie; mais voyant que j'étais vivement frappé, et que cette impression ne serait

pas facile à détruire, il changea de ton. "Vous ne méritez ni mon amitié ni mon estime, me dit-il

assez durement: si j'avais pris pour mon laquais le quart des soins que j'ai pris pour vous, j'en

aurais fait un homme; mais vous n'êtes rien. - Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce que j'avais de

bon me venait d'elle: je ne la reverrai jamais; je ne suis plus rien." Il sourit, et m'embrassa.

"Tranquillisez-vous aujourd'hui, me dit-il, demain vous serez raisonnable; je me charge de

l'événement." Après cela, changeant de conversation, il me proposa de partir. J'y consentis. On

fit mettre les chevaux; nous nous habillâmes. En entrant dans la chaise, milord dit un mot à

l'oreille du postillon, et nous partîmes.

Nous marchions sans rien dire. J'étais si occupé de mon funeste rêve, que je n'entendais et ne

voyais rien; je ne fis pas même attention que le lac, qui la veille était à ma droite, était maintenant

à ma gauche. Il n'y eut qu'un bruit de pavé qui me tira de ma léthargie, et me fit apercevoir avec

un étonnement facile à comprendre que nous rentrions dans Clarens. A trois cents pas de la

grille milord fit arrêter; et me tirant à l'écart: "Vous voyez, me dit-il, mon projet; il n'a pas besoin

d'explication. Allez, visionnaire, ajouta-t-il en me serrant la main, allez la revoir. Heureux de ne

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montrer vos folies qu'à des gens qui vous aiment! Hâtez-vous; je vous attends; mais surtout ne

revenez qu'après avoir déchiré ce fatal voile tissu dans votre cerveau."

Qu'aurais-je dit? Je partis sans répondre. Je marchais d'un pas précipité que la réflexion ralentit

en approchant de la maison. Quel personnage allais-je faire? Comment oser me montrer? De

quel prétexte couvrir ce retour imprévu? Avec quel front irais-je alléguer mes ridicules terreurs,

et supporter le regard méprisant du généreux Wolmar? Plus j'approchais, plus ma frayeur me

paraissait puérile, et mon extravagance me faisait pitié. Cependant un noir pressentiment

m'agitait encore et je ne me sentais point rassuré. J'avançais toujours, quoique lentement, et

j'étais déjà près de la cour quand j'entendis ouvrir et refermer la porte de l'Elysée. N'en voyant

sortir personne, je fis le tour en dehors et j'allai par le rivage côtoyer la volière autant qu'il me fut

possible. Je ne tardai pas de juger qu'on en approchait. Alors, prêtant l'oreille, je vous entendis

parler toutes deux; et, sans qu'il me fût possible de distinguer un seul mot, je trouvai dans le son

de votre voix je ne sais quoi de languissant et de tendre qui me donna de l'émotion, et dans la

sienne un accent affectueux et doux à son ordinaire, mais paisible et serein, qui me remit à

l'instant et qui fit le vrai réveil de mon rêve.

Sur-le-champ je me sentis tellement changé que je me moquai de moi-même et de mes vaines

alarmes. En songeant que je n'avais qu'une haie et quelques buissons à franchir pour voir pleine

de vie et de santé celle que j'avais cru ne revoir jamais, j'abjurai pour toujours mes craintes, mon

effroi, mes chimères, et je me déterminai sans peine à repartir, même sans la voir. Claire, je vous

le jure, non seulement je ne la vis point, mais je m'en retournai fier de ne l'avoir point vue, de

n'avoir pas été faible et crédule jusqu'au bout, et d'avoir au moins rendu cet honneur à l'ami

d'Edouard de le mettre au-dessus d'un songe.

Voilà, chère cousine, ce que j'avais à vous dire, et le dernier aveu qui me restait à vous faire. Le

détail du reste de notre voyage n'a plus rien d'intéressant; il me suffit de vous protester que

depuis lors non seulement milord est content de moi, mais que je le suis encore plus moi-même,

qui sens mon entière guérison bien mieux qu'il ne la peut voir. De peur de lui laisser une

défiance inutile, je lui ai caché que je ne vous avais point vues. Quand il me demanda si le voile

était levé; je l'affirmai sans balancer, et nous n'en avons plus parlé. Oui, cousine, il est levé pour

jamais, ce voile dont ma raison fut longtemps offusquée. Tous mes transports inquiets sont

éteints. Je vois tous mes devoirs, et je les aime. Vous m'êtes toutes deux plus chères que jamais;

mais mon coeur ne distingue plus l'une de l'autre, et ne sépare point les inséparables.

Nous arrivâmes avant-hier à Milan. Nous en repartons après-demain. Dans huit jours nous

comptons être à Rome, et j'espère y trouver de vos nouvelles en arrivant. Qu'il me tarde de voir

ces deux étonnantes personnes qui troublent depuis si longtemps le repos du plus grand des

hommes! O Julie! ô Claire! il faudrait votre égale pour mériter de le rendre heureux.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 392

Lettre X. Réponse de Madame d'Orbe

Réponse de Madame d'Orbe

Nous attendions tous de vos nouvelles avec impatience, et je n'ai pas besoin de vous dire

combien vos lettres ont fait de plaisir à la petite communauté; mais ce que vous ne devinerez pas

de même, c'est que de toute la maison je suis peut-être celle qu'elles ont le moins réjouie. Ils ont

tous appris que vous aviez heureusement passé les Alpes; moi, j'ai songé que vous étiez au delà.

A l'égard du détail que vous m'avez fait, nous n'en avons rien dit au baron, et j'en ai passé à tout

le monde quelques soliloques fort inutiles. M. de Wolmar a eu l'honnêteté de ne faire que se

moquer de vous; mais Julie n'a pu se rappeler les derniers moments de sa mère sans de nouveaux

regrets et de nouvelles larmes. Elle n'a remarqué de votre rêve que ce qui ranimait ses douleurs.

Quant à moi, je vous dirai, mon cher maître, que je ne suis plus surprise de vous voir en

continuelle admiration de vous-même, toujours achevant quelque folie et toujours commençant

d'être sage; car il y a longtemps que vous passez votre vie à vous reprocher le jour de la veille et à

vous applaudir pour le lendemain.

Je vous avoue aussi que ce grand effort de courage, qui, si près de nous, vous a fait retourner

comme vous étiez venu, ne me paraît pas aussi merveilleux qu'à vous. Je le trouve plus vain que

sensé, et je crois qu'à tout prendre j'aimerais autant moins de force avec un peu plus de raison.

Sur cette manière de vous en aller, pourrait-on vous demander ce que vous êtes venu faire? Vous

avez eu honte de vous montrer, comme si la douceur de voir ses amis n'effaçait pas cent fois le

petit chagrin de leur raillerie! N'étiez-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air effaré

pour nous faire rire? Eh bien donc! je ne me suis pas moquée de vous alors; mais je m'en moque

tant plus aujourd'hui, quoique, n'ayant pas le plaisir de vous mettre en colère, je ne puisse pas

rire de si bon coeur.

Malheureusement il y a pis encore: c'est que j'ai gagné toutes vos terreurs sans me rassurer

comme vous. Ce rêve a quelque chose d'effrayant qui m'inquiète et m'attriste malgré que j'en

aie. En lisant votre lettre je blâmais vos agitations; en la finissant j'ai blâmé votre sécurité. L'on

ne saurait voir à la fois pourquoi vous étiez si ému, et pourquoi vous êtes devenu si tranquille.

Par quelle bizarrerie avez-vous gardé les plus tristes pressentiments, jusqu'au moment où vous

avez pu les détruire et ne l'avez pas voulu? Un pas, un geste, un mot, tout était fini. Vous vous

étiez alarmé sans raison, vous vous êtes rassuré de même; mais vous m'avez transmis la frayeur

que vous n'avez plus, et il se trouve qu'ayant eu de la force une seule fois en votre vie, vous l'avez

eue à mes dépens. Depuis votre fatale lettre un serrement de coeur ne m'a pas quittée; je

n'approche point de Julie sans trembler de la perdre; à chaque instant je crois voir sur son visage

la pâleur de la mort; et ce matin, la pressant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs sans savoir

pourquoi. Ce voile! ce voile!... Il a je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j'y

pense. Non, je ne puis vous pardonner d'avoir pu l'écarter sans l'avoir fait, et j'ai bien peur de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 393

n'avoir plus désormais un moment de contentement que je ne vous revoie auprès d'elle.

Convenez aussi qu'après avoir si longtemps parlé de philosophie, vous vous êtes montré

philosophe à la fin bien mal à propos. Ah! rêvez, et voyez vos amis; cela vaut mieux que de les

fuir et d'être un sage.

Il paraît, par la lettre de milord à M. de Wolmar, qu'il songe sérieusement à venir s'établir avec

nous. Sitôt qu'il aura pris son parti là-bas et que son coeur sera décidé, revenez tous deux

heureux et fixés; c'est le voeu de la petite communauté, et surtout celui de votre amie,

Claire d'Orbe.

P.-S. - Au reste, s'il est vrai que vous n'avez rien entendu de notre conversation dans l'Elysée,

c'est peut-être tant mieux pour vous; car vous me savez assez alerte pour voir les gens sans qu'ils

m'aperçoivent, et assez maligne pour persifler les écouteurs.

Lettre XI. Réponse de M. de Wolmar

Réponse de M. de Wolmar

J'écris à milord Edouard, et je lui parle de vous si au long qu'il ne me reste en vous écrivant à

vous-même qu'à vous renvoyer à sa lettre. La vôtre exigerait peut-être de ma part un retour

d'honnêtetés; mais vous appeler dans ma famille, vous traiter en frère, en ami, faire votre soeur

de celle qui fut votre amante, vous remettre l'autorité paternelle sur mes enfants, vous confier

mes droits après avoir usurpé les vôtres; voilà les compliments dont je vous ai cru digne. De

votre part, si vous justifiez ma conduite et mes soins, vous m'aurez assez loué. J'ai tâché de vous

honorer par mon estime; honorez-moi par vos vertus. Tout autre éloge doit être banni d'entre

nous.

Loin d'être surpris de vous voir frappé d'un songe, je ne vois pas trop pourquoi vous vous

reprochez de l'avoir été. Il me semble que pour un homme à systèmes ce n'est pas une si grande

affaire qu'un rêve de plus.

Mais ce que je vous reprocherais volontiers, c'est moins l'effet de votre songe que son espèce, et

cela par une raison fort différente de celle que vous pourriez penser Un tyran fit autrefois

mourir un homme qui, dans un songe, avait cru le poignarder. Rappelez-vous la raison qu'il

donna de ce meurtre, et faites-vous-en l'application. Quoi! vous allez décider du sort de votre

ami, et vous songez à vos anciennes amours! Sans les conversations du soir précédent, je ne vous

pardonnerais jamais ce rêve-là. Pensez le jour à ce que vous allez faire à Rome, vous songerez

moins la nuit à ce qui s'est fait à Vevai.

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La Fanchon est malade; cela tient ma femme occupée et lui ôte le temps de vous écrire. Il y a ici

quelqu'un qui supplée volontiers à ce soin. Heureux jeune homme! tout conspire à votre

bonheur; tous les prix de la vertu vous recherchent pour vous forcer à les mériter. Quant à celui

de mes bienfaits, n'en chargez personne que vous-même; c'est de vous seul que je l'attends.

Lettre XII à M. de Wolmar

Que cette lettre demeure entre vous et moi. Qu'un profond secret cache à jamais les erreurs du

plus vertueux des hommes. Dans quel pas dangereux je me trouve engagé! O mon sage et

bienfaisant ami, que n'ai-je tous vos conseils dans la mémoire comme j'ai vos bontés dans le

coeur! Jamais je n'eus si grand besoin de prudence, et jamais la peur d'en manquer ne nuisit tant

au peu que j'en ai. Ah! où sont vos soins paternels, où sont vos leçons, vos lumières? Que

deviendrai-je sans vous? Dans ce moment de crise je donnerais tout l'espoir de ma vie pour vous

avoir ici durant huit jours.

Je me suis trompé dans toutes mes conjectures; je n'ai fait que des fautes jusqu'à ce moment. Je

ne redoutais que la marquise. Après l'avoir vue, effrayé de sa beauté, de son adresse, je

m'efforçais d'en détacher tout à fait l'âme noble de son ancien amant. Charmé de le ramener du

côté d'où je ne voyais rien à craindre, je lui parlais de Laure avec l'estime et l'admiration qu'elle

m'avait inspirée; en relâchant son plus fort attachement par l'autre, j'espérais les rompre enfin

tous les deux.

Il se prêta d'abord à mon projet; il outra même la complaisance, et, voulant peut-être punir mes

importunités par un peu d'alarmes, il affecta pour Laure encore plus d'empressement qu'il ne

croyait en avoir. Que vous dirai-je aujourd'hui? Son empressement est toujours le même, mais il

n'affecte plus rien. Son coeur, épuisé par tant de combats, s'est trouvé dans un état de faiblesse

dont elle a profité. Il serait difficile à tout autre de feindre longtemps de l'amour auprès d'elle;

jugez pour l'objet même de la passion qui la consume. En vérité, l'on ne peut voir cette

infortunée sans être touché de son air et de sa figure; une impression de langueur et

d'abattement qui ne quitte point son charmant visage, en éteignant la vivacité de sa

physionomie, la rend plus intéressante; et, comme les rayons du soleil échappés à travers les

nuages, ses yeux ternis par la douleur lancent des feux plus piquants. Son humiliation même a

toutes les grâces de la modestie: en la voyant on la plaint, en l'écoutant on l'honore; enfin je dois

dire, à la justification de mon ami, que je ne connais que deux hommes au monde qui puissent

rester sans risque auprès d'elle.

Il s'égare, ô Wolmar! je le vois, je le sens; je vous l'avoue dans l'amertume de mon coeur. Je

frémis en songeant jusqu'où son égarement peut lui faire oublier ce qu'il est et ce qu'il se doit. Je

tremble que cet intrépide amour de la vertu, qui lui fait mépriser l'opinion publique, ne le porte à

l'autre extrémité et ne lui fasse braver encore les lois sacrées de la décence et de l'honnêteté.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 395

Edouard Bomston faire un tel mariage!... vous concevez!... sous les yeux de son ami!... qui le

permet!... qui le souffre!... et qui lui doit tout!... Il faudra qu'il m'arrache le coeur de sa main avant

de la profaner ainsi.

Cependant que faire? Comment me comporter? Vous connaissez sa violence... On ne gagne rien

avec lui par les discours, et les siens depuis quelque temps ne sont pas propres à calmer mes

craintes. J'ai feint d'abord de ne pas l'entendre; j'ai fait indirectement parler la raison en maximes

générales; à son tour il ne m'entend point. Si j'essaye de le toucher un peu plus au vif, il répond

des sentences, et croit m'avoir réfuté; si j'insiste, il s'emporte, il prend un ton qu'un ami devrait

ignorer et auquel l'amitié ne sait point répondre. Croyez que je ne suis en cette occasion ni

craintif ni timide; quand on est dans son devoir, on n'est que trop tenté d'être fier; mais il ne

s'agit pas ici de fierté, il s'agit de réussir, et de fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs

moyens. Je n'ose presque entrer avec lui dans aucune discussion; car je sens tous les jours la

vérité de l'avertissement que vous m'avez donné, qu'il est plus fort que moi de raisonnement, et

qu'il ne faut point l'enflammer par la dispute.

Il paraît d'ailleurs un peu refroidi pour moi. On dirait que je l'inquiète. Combien, avec tant de

supériorité à tous égards, un homme est rabaissé par un moment de faiblesse! Le grand, le

sublime Edouard a peur de son ami, de sa créature, de son élève! Il semble même, par quelques

mots jetés sur le choix de son séjour, s'il ne se marie pas, vouloir tenter ma fidélité par mon

intérêt. Il sait bien que je ne dois ni ne veux le quitter. O Wolmar! je ferai mon devoir et suivrai

partout mon bienfaiteur. Si j'étais lâche et vil, que gagnerais-je à ma perfidie? Julie et son digne

époux confieraient-ils leurs enfants à un traître?

Vous m'avez dit souvent que les petites passions ne prennent jamais le change et vont toujours à

leur fin, mais qu'on peut armer les grandes contre elles-mêmes. J'ai cru pouvoir ici faire usage de

cette maxime. En effet, la compassion, le mépris des préjugés, l'habitude, tout ce qui détermine

Edouard en cette occasion échappe à force de petitesse, et devient presque inattaquable; au lieu

que le véritable amour est inséparable de la générosité, et que par elle on a toujours sur lui

quelque prise. J'ai tenté cette voie indirecte, et je ne désespère plus du succès. Ce moyen paraît

cruel; je ne l'ai pris qu'avec répugnance. Cependant, tout bien pesé, je crois rendre service à

Laure elle-même. Que ferait-elle dans l'état auquel elle peut monter, qu'y montrer son ancienne

ignominie? Mais qu'elle peut être grande en demeurant ce qu'elle est! Si je connais bien cette

étrange fille, elle est faite pour jouir de son sacrifice plus que du rang qu'elle doit refuser.

Si cette ressource me manque, il m'en reste une de la part du gouvernement à cause de la

religion; mais ce moyen ne doit être employé qu'à la dernière extrémité et au défaut de tout

autre; quoi qu'il en soit, je n'en veux épargner aucun pour prévenir une alliance indigne et

déshonnête. O respectable Wolmar! je suis jaloux de votre estime durant tous les moments de

ma vie. Quoi que puisse vous écrire Edouard, quoi que vous puissiez entendre dire, souvenez-

vous qu'à quelque prix que ce puisse être, tant que mon coeur battra dans ma poitrine, jamais

Lauretta Pisana ne sera ladi Bomston.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 396

Si vous approuvez mes mesures, cette lettre n'a pas besoin de réponse. Si je me trompe,

instruisez-moi; mais hâtez-vous, car il n'y a pas un moment à perdre. Je ferai mettre l'adresse par

une main étrangère. Faites de même en me répondant. Après avoir examiné ce qu'il faut faire,

brûlez ma lettre et oubliez ce qu'elle contient. Voici le premier et le seul secret que j'aurai eu de

ma vie à cacher aux deux cousines: si j'osais me fier davantage à mes lumières, vous-même n'en

sauriez jamais rien.

Lettre XIII de Madame de Wolmar à Madame d'Orbe

Le courrier d'Italie semblait n'attendre pour arriver que le moment de ton départ, comme pour

te punir de ne l'avoir différé qu'à cause de lui. Ce n'est pas moi qui ai fait cette jolie découverte;

c'est mon mari qui a remarqué qu'ayant fait mettre les chevaux à huit heures, tu tardas de partir

jusqu'à onze, non pour l'amour de nous, mais après avoir demandé vingt fois s'il en était dix,

parce que c'est ordinairement l'heure où la poste passe.

Tu es prise, pauvre cousine; tu ne peux plus t'en dédire. Malgré l'augure de la Chaillot, cette

Claire si folle, ou plutôt si sage, n'a pu l'être jusqu'au bout: te voilà dans les mêmes las dont tu

pris tant de peine à me dégager, et tu n'as pu conserver pour toi la liberté que tu m'as rendue.

Mon tour de rire est-il donc venu? Chère amie, il faudrait avoir ton charme et tes grâces pour

savoir plaisanter comme toi, et donner à la raillerie elle-même l'accent tendre et touchant des

caresses. Et puis quelle différence entre nous! De quel front pourrais-je me jouer d'un mal dont

je suis la cause, et que tu t'es fait pour me l'ôter? Il n'y a pas un sentiment dans ton coeur qui

n'offre au mien quelque sujet de reconnaissance, et tout, jusqu'à ta faiblesse, est en toi l'ouvrage

de ta vertu. C'est cela même qui me console et m'égaye. Il fallait me plaindre et pleurer de mes

fautes; mais on peut se moquer de la mauvaise honte qui te fait rougir d'un attachement aussi

pur que toi.

Revenons au courrier d'Italie, et laissons un moment les moralités. Ce serait trop abuser de mes

anciens titres; car il est permis d'endormir son auditoire, mais non pas de l'impatienter. Eh bien

donc! ce courrier que je fais si lentement arriver, qu'a-t-il apporté? Rien que de bien sur la santé

de nos amis, et de plus une grande lettre pour toi. Ah! bon! je te vois déjà sourire et reprendre

haleine; la lettre venue te fait attendre plus patiemment ce qu'elle contient.

Elle a pourtant bien son prix encore, même après s'être fait désirer; car elle respire une si... Mais

je ne veux te parler que de nouvelles, et sûrement ce que j'allais dire n'en est pas une.

Avec cette lettre, il en est venu une autre de milord Edouard pour mon mari, et beaucoup

d'amitiés pour nous. Celle-ci contient véritablement des nouvelles, et d'autant moins attendues

que la première n'en dit rien. Ils devaient le lendemain partir pour Naples, où milord a quelques

affaires, et d'où ils iront voir le Vésuve... Conçois-tu, ma chère, ce que cette vue a de si attrayant?

Revenus à Rome, Claire, pense, imagine... Edouard est sur le point d'épouser... non, grâce au

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Julie ou La nouvelle Héloïse 397

ciel, cette indigne marquise; il marque, au contraire, qu'elle est fort mal. Qui donc? Laure,

l'aimable Laure, qui... Mais pourtant... quel mariage!... Notre ami n'en dit pas un mot. Aussitôt

après ils partiront tous trois, et viendront ici prendre leurs derniers arrangements. Mon mari ne

m'a pas dit quels; mais il compte toujours que Saint-Preux nous restera.

Je t'avoue que son silence m'inquiète un peu. J'ai peine à voir clair dans tout cela; j'y trouve des

situations bizarres, et des jeux du coeur humain qu'on n'entend guère. Comment un homme

aussi vertueux a-t-il pu se prendre d'une passion si durable pour une aussi méchante femme que

cette marquise? Comment elle-même, avec un caractère violent et cruel, a-t-elle pu concevoir et

nourrir un amour aussi vif pour un homme qui lui ressemblait si peu, si tant est cependant

qu'on puisse honorer du nom d'amour une fureur capable d'inspirer des crimes? Comment un

jeune coeur aussi généreux, aussi tendre, aussi désintéressé que celui de Laure, a-t-il pu

supporter ses premiers désordres? Comment s'en est-il retiré par ce penchant trompeur fait

pour égarer son sexe, et comment l'amour, qui perd tant d'honnêtes femmes, a-t-il pu venir à

bout d'en faire une? Dis-moi, ma Claire, désunir deux coeurs qui s'aimaient sans se convenir;

joindre ceux qui se convenaient sans s'entendre; faire triompher l'amour de l'amour même; du

sein du vice et de l'opprobre tirer le bonheur et la vertu; délivrer son ami d'un monstre en lui

créant pour ainsi dire une compagne... infortunée, il est vrai, mais aimable, honnête même, au

moins si, comme je l'ose croire, on peut le redevenir; dis, celui qui aurait fait tout cela serait-il

coupable? celui qui l'aurait souffert serait-il à blâmer?

Ladi Bomston viendra donc ici! ici, mon ange! Qu'en penses-tu? Après tout, quel prodige ne

doit pas être cette étonnante fille, que son éducation perdit, que son coeur a sauvée, et pour qui

l'amour fut la route de la vertu! Qui doit plus l'admirer que moi qui fis tout le contraire, et que

mon penchant seul égara quand tout concourait à me bien conduire? Je m'avilis moins il est vrai;

mais me suis-je élevée comme elle? Ai-je évité tant de pièges et fait tant de sacrifices? Du dernier

degré de la honte elle a su remonter au premier degré de l'honneur: elle est plus respectable cent

fois que si jamais elle n'eût été coupable. Elle est sensible et vertueuse; que lui faut-il pour nous

ressembler!. S'il n'y a point de retour aux fautes de la jeunesse quel droit ai-je à plus

d'indulgence? Devant qui dois-je espérer de trouver grâce, et à quel honneur pourrais-je

prétendre en refusant de l'honorer?

Eh bien! cousine, quand ma raison me dit cela, mon coeur en murmure; et, sans que je puisse

expliquer pourquoi, j'ai peine à trouver bon qu'Edouard ait fait ce mariage, et que son ami s'en

soit mêlé. O l'opinion! l'opinion! Qu'on a de peine à secouer son joug! Toujours elle nous porte

à l'injustice; le bien passé s'efface par le mal présent; le mal passé ne s'effacera-t-il jamais par

aucun bien?

J'ai laissé voir à mon mari mon inquiétude sur la conduite de Saint-Preux dans cette affaire. "Il

semble, ai-je dit, avoir honte d'en parler à ma cousine. Il est incapable de lâcheté, mais il est

faible... trop d'indulgence pour les fautes d'un ami... - Non, m'a-t-il dit, il a fait son devoir; il le

fera, je le sais; je ne puis rien vous dire de plus; mais Saint-Preux est un honnête garçon. Je

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Julie ou La nouvelle Héloïse 398

réponds de lui, vous en serez contente..." Claire, il est impossible que Wolmar me trompe, et

qu'il se trompe. Un discours si positif m'a fait rentrer en moi-même: j'ai compris que tous mes

scrupules ne venaient que de fausse délicatesse, et que, si j'étais moins vaine et plus équitable, je

trouverais ladi Bomston plus digne de son rang.

Mais laissons un peu ladi Bomston, et revenons à nous. Ne sens-tu point trop, en lisant cette

lettre, que nos amis reviendront plus tôt qu'ils n'étaient attendus, et le coeur ne te dit-il rien? Ne

bat-il point à présent plus fort qu'à l'ordinaire, ce coeur trop tendre et trop semblable au mien?

Ne songe-t-il point au danger de vivre familièrement avec un objet chéri, de le voir tous les jours,

de loger sous le même toit? Et si mes erreurs ne m'ôtèrent point ton estime, mon exemple ne te

fait-il rien craindre pour toi? Combien dans nos jeunes ans la raison, l'amitié, l'honneur,

t'inspirèrent pour moi de craintes que l'aveugle amour me fit mépriser! C'est mon tour

maintenant, ma douce amie; et j'ai de plus, pour me faire écouter, la triste autorité de

l'expérience. Ecoute-moi donc tandis qu'il est temps, de peur qu'après avoir passé la moitié de ta

vie à déplorer mes fautes, tu ne passes l'autre à déplorer les tiennes. Surtout ne te fie plus à cette

gaieté folâtre qui garde celles qui n'ont rien à craindre et perd celles qui sont en danger. Claire!

Claire! tu te moquais de l'amour une fois, mais c'est parce que tu ne le connaissais pas; et pour

n'en avoir pas senti les traits, tu te croyais au-dessus de ses atteintes. Il se venge et rit à son tour.

Apprends à te défier de sa traîtresse joie, ou crains qu'elle ne te coûte un jour bien des pleurs.

Chère amie, il est temps de te montrer à toi-même; car jusqu'ici tu ne t'es pas bien vue: tu t'es

trompée sur ton caractère, et tu n'as pas su t'estimer ce que tu valais. Tu t'es fiée aux discours de

la Chaillot: sur ta vivacité badine elle te jugea peu sensible; mais un coeur comme le tien était au-

dessus de sa portée. La Chaillot n'était pas faite pour te connaître; personne au monde ne t'a

bien connue, excepté moi seule. Notre ami même a plutôt senti que vu tout ton prix. Je t'ai laissé

ton erreur tant qu'elle a pu t'être utile; à présent qu'elle te perdrait, il faut te l'ôter.

Tu es vive, et te crois peu sensible. Pauvre enfant, que tu t'abuses! ta vivacité même prouve le

contraire! N'est-ce pas toujours sur des choses de sentiment qu'elle s'exerce? N'est-ce pas de ton

coeur que viennent les grâces de ton enjouement? Tes railleries sont des signes d'intérêt plus

touchants que les compliments d'un autre: tu caresses quand tu folâtres; tu ris, mais ton rire

pénètre l'âme; tu ris, mais tu fais pleurer de tendresse, et je te vois presque toujours sérieuse avec

les indifférents.

Si tu n'étais que ce que tu prétends être, dis-moi ce qui nous unirait si fort l'une à l'autre. Où

serait entre nous le lien d'une amitié sans exemple? Par quel prodige un tel attachement serait-il

venu chercher par préférence un coeur si peu capable d'attachement? Quoi! celle qui n'a vécu

que pour son amie ne sait pas aimer! celle qui voulut quitter père, époux, parents, et son pays,

pour la suivre, ne sait préférer l'amitié à rien! Et qu'ai-je donc fait, moi qui porte un coeur

sensible? Cousine, je me suis laissé aimer; et j'ai beaucoup fait, avec toute ma sensibilité, de te

rendre une amitié qui valût la tienne.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 399

Ces contradictions t'ont donné de ton caractère l'idée la plus bizarre qu'une folle comme toi pût

jamais concevoir, c'est de te croire à la fois ardente amie et froide amante. Ne pouvant

disconvenir du tendre attachement dont tu te sentais pénétrée, tu crus n'être capable que de

celui-là. Hors ta Julie, tu ne pensais pas que rien pût t'émouvoir au monde: comme si les coeurs

naturellement sensibles pouvaient ne l'être que pour un objet, et que, ne sachant aimer que moi,

tu m'eusses pu bien aimer moi-même! Tu demandais plaisamment si l'âme avait un sexe. Non,

mon enfant, l'âme n'a point de sexe; mais ses affections les distinguent, et tu commences trop à

le sentir. Parce que le premier amant qui s'offrit ne t'avait pas émue, tu crus aussitôt ne pouvoir

l'être; parce que tu manquais d'amour pour ton soupirant, tu crus n'en pouvoir sentir pour

personne. Quand il fut ton mari, tu l'aimas pourtant, et si fort que notre intimité même en

souffrit; cette âme si peu sensible sut trouver à l'amour un supplément encore assez tendre pour

satisfaire un honnête homme.

Pauvre cousine, c'est à toi désormais de résoudre tes propres doutes; et s'il est vrai

Ch'un freddo amante è mal sicuro amico,

j'ai grand'peur d'avoir maintenant une raison de trop pour compter sur toi. Mais il faut que

j'achève de te dire là-dessus tout ce que je pense.

Je soupçonne que tu as aimé, sans le savoir, bien plus tôt que tu ne crois, ou du moins que le

même penchant qui me perdit t'eût séduite si je ne t'avais prévenue. Conçois-tu qu'un

sentiment si naturel et si doux puisse tarder si longtemps à naître? Conçois-tu qu'à l'âge où

nous étions on puisse impunément se familiariser avec un jeune homme aimable, ou qu'avec tant

de conformité dans tous nos goûts celui-ci seul ne nous eût pas été commun? Non, mon ange;

tu l'aurais aimé, j'en suis sûre, si je ne l'eusse aimé la première. Moins faible et non moins

sensible, tu aurais été plus sage que moi sans être plus heureuse. Mais quel penchant eût pu

vaincre dans ton âme honnête l'horreur de la trahison et de l'infidélité? L'amitié te sauva des

pièges de l'amour; tu ne vis plus qu'un ami dans l'amant de ton amie, et tu rachetas ainsi ton

coeur aux dépens du mien.

Ces conjectures ne sont pas même si conjectures que tu penses; et, si je voulais rappeler des

temps qu'il faut oublier, il me serait aisé de trouver dans l'intérêt que tu croyais ne prendre qu'à

moi seule un intérêt non moins vif pour ce qui m'était cher. N'osant l'aimer, tu voulais que je

l'aimasse: tu jugeas chacun de nous nécessaire au bonheur de l'autre; et ce coeur, qui n'a point

d'égal au monde, nous en chérit plus tendrement tous les deux. Sois sûre que, sans ta propre

faiblesse, tu m'aurais été moins indulgente; mais tu te serais reproché sous le nom de jalousie

une juste sévérité. Tu ne te sentais pas en droit de combattre en moi le penchant qu'il eût fallu

vaincre; et, craignant d'être perfide plutôt que sage, en immolant ton bonheur au nôtre, tu crus

avoir assez fait pour la vertu.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 400

Ma Claire, voilà ton histoire; voilà comment ta tyrannique amitié me force à te savoir gré de ma

honte, et à te remercier de mes torts. Ne crois pas pourtant que je veuille t'imiter en cela; je ne

suis pas plus disposée à suivre ton exemple que toi le mien, et comme tu n'as pas à craindre mes

fautes, je n'ai plus, grâce au ciel, tes raisons d'indulgence. Quel plus digne usage ai-je à faire de la

vertu que tu m'as rendue, que de t'aider à la conserver?

Il faut donc te dire encore mon avis sur ton état présent. La longue absence de notre maître n'a

pas changé tes dispositions pour lui: ta liberté recouvrée et son retour ont produit une nouvelle

époque dont l'amour a su profiter. Un nouveau sentiment n'est pas né dans ton coeur; celui qui

s'y cacha si longtemps n'a fait que se mettre plus à l'aise. Fière d'oser te l'avouer à toi-même, tu

t'es pressée de me le dire. Cet aveu te semblait presque nécessaire pour le rendre tout à fait

innocent; en devenant un crime pour ton amie, il cessait d'en être un pour toi; et peut-être ne

t'es-tu livrée au mal que tu combattais depuis tant d'années, que pour mieux achever de m'en

guérir.

J'ai senti tout cela, ma chère; je me suis peu alarmée d'un penchant qui me servait de sauvegarde,

et que tu n'avais point à te reprocher. Cet hiver que nous avons passé tous ensemble au sein de la

paix et de l'amitié m'a donné plus de confiance encore, en voyant que, loin de rien perdre de ta

gaieté, tu semblais l'avoir augmentée. Je t'ai vue tendre, empressée, attentive, mais franche dans

tes caresses, naïve dans tes jeux, sans mystère, sans ruses en toutes choses; et dans tes plus vives

agaceries la joie de l'innocence réparait tout.

Depuis notre entretien de l'Elysée je ne suis plus contente de toi. Je te trouve triste et rêveuse.

Tu te plais seule autant qu'avec ton amie; tu n'as pas changé de langage, mais d'accent; tes

plaisanteries sont plus timides; tu n'oses plus parler de lui si souvent: on dirait que tu crains

toujours qu'il ne t'écoute, et l'on voit à ton inquiétude que tu attends de ses nouvelles plutôt que

tu n'en demandes.

Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes pas tout ton mal, et que le trait ne soit enfoncé plus

avant que tu n'as paru le craindre. Crois-moi, sonde bien ton coeur malade; dis-toi bien, je le

répète, si, quelque sage qu'on puisse être, on peut sans risque demeurer longtemps avec ce qu'on

aime, et si la confiance qui me perdit est tout à fait sans danger pour toi. Vous êtes libres tous

deux, c'est précisément ce qui rend les occasions plus suspectes. Il n'y a point dans un coeur

vertueux de faiblesse qui cède au remords, et je conviens avec toi qu'on est toujours assez forte

contre le crime; mais, hélas! qui peut se garantir d'être faible? Cependant regarde les suites,

songe aux effets de la honte. Il faut s'honorer pour être honorée. Comment peut-on mériter le

respect d'autrui sans en avoir pour soi-même, et où s'arrêtera dans la route du vice celle qui fait

le premier pas sans effroi? Voilà ce que je dirais à ces femmes du monde pour qui la morale et la

religion ne sont rien, et qui n'ont de loi que l'opinion d'autrui. Mais toi, femme vertueuse et

chrétienne, toi qui vois ton devoir et qui l'aimes, toi qui connais et suis d'autres règles que les

jugements publics, ton premier honneur est celui que te rend ta conscience, et c'est celui-là qu'il

s'agit de conserver.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 401

Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette affaire? C'est, je te le redis, de rougir d'un

sentiment honnête que tu n'as qu'à déclarer pour le rendre innocent. Mais avec toute ton

humeur folâtre rien n'est si timide que toi. Tu plaisantes pour faire la brave, et je vois ton pauvre

coeur tout tremblant; tu fais avec l'amour, dont tu feins de rire, comme ces enfants qui chantent

la nuit quand ils ont peur. O chère amie! souviens-toi de l'avoir dit mille fois, c'est la fausse

honte qui mène à la véritable, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal. L'amour en lui-

même est-il un crime? N'est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la nature? N'a-

t-il pas une fin bonne et louable? Ne dédaigne-t-il pas les âmes basses et rampantes? N'anime-t-il

pas les âmes grandes et fortes? N'anoblit-il pas tous leurs sentiments? Ne double-t-il pas leur

être? Ne les élève-t-il pas au-dessus d'elles-mêmes? Ah! si, pour être honnête et sage, il faut être

inaccessible à ses traits, dis, que reste-t-il pour la vertu sur la terre? Le rebut de la nature et les

plus vils des mortels.

Qu'as-tu donc fait que tu puisses te reprocher? N'as-tu pas fait choix d'un honnête homme?

N'est-il pas libre? Ne l'es-tu pas? Ne mérite-t-il pas toute ton estime? N'as-tu pas toute la

sienne? Ne seras-tu pas trop heureuse de faire le bonheur d'un ami si digne de ce nom, de payer

de ton coeur et de ta personne les anciennes dettes de ton amie, et d'honorer en l'élevant à toi le

mérite outragé par la fortune?

Je vois les petits scrupules qui t'arrêtent: démentir une résolution prise et déclarée, donner un

successeur au défunt, montrer sa faiblesse au public, épouser un aventurier, car les âmes basses,

toujours prodigues de titres flétrissants, sauront bien trouver celui-ci; voilà donc les raisons sur

lesquelles tu aimes mieux te reprocher ton penchant que le justifier, et couver tes feux au fond de

ton coeur que les rendre légitimes! Mais, je te prie, la honte est-elle d'épouser celui qu'on aime,

ou de l'aimer sans l'épouser? Voilà le choix qui te reste à faire. L'honneur que tu dois au défunt

est de respecter assez sa veuve pour lui donner un mari plutôt qu'un amant; et si ta jeunesse te

force à remplir sa place, n'est-ce pas rendre encore hommage à sa mémoire de choisir un homme

qui lui fut cher?

Quant à l'inégalité, je croirais t'offenser de combattre une objection si frivole, lorsqu'il s'agit de

sagesse et de bonnes moeurs. Je ne connais d'inégalité déshonorante que celle qui vient du

caractère ou de l'éducation. A quelque état que parvienne un homme imbu de maximes basses, il

est toujours honteux de s'allier à lui; mais un homme élevé dans des sentiments d'honneur est

l'égal de tout le monde; il n'y a point de rang où il ne soit à sa place. Tu sais quel était l'avis de

ton père même, quand il fut question de moi pour notre ami. Sa famille est honnête quoique

obscure; il jouit de l'estime publique, il la mérite. Avec cela, fût-il le dernier des hommes, encore

ne faudrait-il pas balancer; car il vaut mieux déroger à la noblesse qu'à la vertu, et la femme d'un

charbonnier est plus respectable que la maîtresse d'un prince.

J'entrevois bien encore une autre espèce d'embarras dans la nécessité de te déclarer la première;

car, comme tu dois le sentir, pour qu'il ose aspirer à toi, il faut que tu le lui permettes; et c'est un

des justes retours de l'inégalité, qu'elle coûte souvent au plus élevé des avances mortifiantes.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 402

Quant à cette difficulté, je te la pardonne, et j'avoue même qu'elle me paraîtrait fort grave si je ne

prenais soin de la lever. J'espère que tu comptes assez sur ton amie pour croire que ce sera sans

te compromettre: de mon côté, je compte assez sur le succès pour m'en charger avec confiance;

car, quoi que vous m'ayez dit autrefois tous deux sur la difficulté de transformer une amie en

maîtresse, si je connais bien un coeur dans lequel j'ai trop appris à lire, je ne crois pas qu'en cette

occasion l'entreprise exige une grande habileté de ma part. Je te propose donc de me laisser

charger de cette négociation afin que tu puisses te livrer au plaisir que te fera son retour, sans

mystère, sans regret, sans danger, sans honte. Ah! cousine, quel charme pour moi de réunir à

jamais deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, et qui se confondent depuis si longtemps dans

le mien! Qu'ils s'y confondent mieux encore s'il est possible; ne soyez plus qu'un pour vous et

pour moi. Oui, ma Claire, tu serviras encore ton amie en couronnant ton amour; et j'en serai

plus sûre de mes propres sentiments, quand je ne pourrai plus les distinguer entre vous.

Que si, malgré mes raisons, ce projet ne te convient pas, mon avis est qu'à quelque prix que ce

soit nous écartions de nous cet homme dangereux, toujours redoutable à l'une ou à l'autre; car,

quoi qu'il arrive, l'éducation de nos enfants nous importe encore moins que la vertu de leurs

mères. Je te laisse le temps de réfléchir sur tout ceci durant ton voyage: nous en parlerons après

ton retour.

Je prends le parti de t'envoyer cette lettre en droiture à Genève, parce que tu n'as dû coucher

qu'une nuit à Lausanne, et qu'elle ne t'y trouverait plus. Apporte-moi bien des détails de la

petite république. Sur tout le bien qu'on dit de cette ville charmante, je t'estimerais heureuse de

l'aller voir, si je pouvais faire cas des plaisirs qu'on achète aux dépens de ses amis. Je n'ai jamais

aimé le luxe, et je le hais maintenant de t'avoir ôtée à moi pour je ne sais combien d'années. Mon

enfant, nous n'allâmes ni l'une ni l'autre faire nos emplettes de noce à Genève; mais, quelque

mérite que puisse avoir ton frère, je doute que ta belle-soeur soit plus heureuse avec sa dentelle

de Flandre et ses étoffes des Indes que nous dans notre simplicité. Je te charge pourtant, malgré

ma rancune, de l'engager à venir faire la noce à Clarens. Mon père écrit au tien, et mon mari à la

mère de l'épouse, pour les en prier. Voilà les lettres, donne-les et soutiens l'invitation de ton

crédit renaissant: c'est tout ce que je puis faire pour que la fête ne se fasse pas sans moi; car je te

déclare qu'à quelque prix que ce soit je ne veux pas quitter ma famille. Adieu, cousine: un mot de

tes nouvelles, et que je sache au moins quand je dois t'attendre. Voici le deuxième jour depuis

ton départ, et je ne sais plus vivre si longtemps sans toi.

P.-S. - Tandis que j'achevais cette lettre interrompue, Mlle Henriette se donnait les airs d'écrire

aussi de son côté. Comme je veux que les enfants disent toujours ce qu'ils pensent et non ce

qu'on leur fait dire, j'ai laissé la petite curieuse écrire tout ce qu'elle a voulu sans y changer un

seul mot. Troisième lettre ajoutée à la mienne. Je me doute bien que ce n'est pas encore celle que

tu cherchais du coin de l'oeil en furetant ce paquet. Pour celle-là, dispense-toi de l'y chercher plus

longtemps, car tu ne la trouveras pas. Elle est adressée à Clarens; c'est à Clarens qu'elle doit être

lue: arrange-toi là-dessus.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 403

Lettre XIV d'Henriette à sa mère

Où êtes-vous donc, maman? On dit que vous êtes à Genève et que c'est si loin, qu'il faudrait

marcher deux jours tout le jour pour vous atteindre: voulez-vous donc faire aussi le tour du

monde? Mon petit papa est parti ce matin pour Etange; mon petit grand-papa est à la chasse; ma

petite maman vient de s'enfermer pour écrire; il ne reste que ma mie Pernette et ma mie

Fanchon. Mon Dieu! je ne sais plus comment tout va, mais, depuis le départ de notre bon ami,

tout le monde s'éparpille. Maman, vous avez commencé la première. On s'ennuyait déjà bien

quand vous n'aviez plus personne à faire endêver. Oh! c'est encore pis depuis que vous êtes

partie, car la petite maman n'est pas non plus de si bonne humeur que quand vous y êtes.

Maman, mon petit mali se porte bien; mais il ne vous aime plus, parce que vous ne l'avez pas fait

sauter hier comme à l'ordinaire. Moi, je crois que je vous aimerais encore un peu si vous reveniez

bien vite, afin qu'on ne s'ennuyât pas tant. Si vous voulez m'apaiser tout à fait, apportez à mon

petit mali quelque chose qui lui fasse plaisir. Pour l'apaiser, lui, vous aurez bien l'esprit de

trouver aussi ce qu'il faut faire. Ah! mon Dieu! si notre bon ami était ici, comme il l'aurait déjà

deviné! Mon bel éventail est tout brisé; mon ajustement bleu n'est plus qu'un chiffon; ma pièce

de blonde est en loques; mes mitaines à jouer ne valent plus rien. Bonjour, maman. Il faut finir

ma lettre, car la petite maman vient de finir la sienne et sort de son cabinet. Je crois qu'elle a les

yeux rouges, mais je n'ose le lui dire; mais en lisant ceci, elle verra bien que je l'ai vu. Ma bonne

maman, que vous êtes méchante si vous faites pleurer ma petite maman!

P.-S. - J'embrasse mon grand-papa, j'embrasse mes oncles, j'embrasse ma nouvelle tante et sa

maman; j'embrasse tout le monde excepté vous. Maman, vous m'entendez bien; je n'ai pas pour

vous de si longs bras.

Fin de la cinquième partie

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Julie ou La nouvelle Héloïse 404

Sixième partie

Lettre I de Madame d'Orbe à Madame de Wolmar

Avant de partir de Lausanne il faut t'écrire un petit mot pour t'apprendre que j'y suis arrivée,

non pas pourtant aussi joyeuse que j'espérais. Je me faisais une fête de ce petit voyage qui t'a toi-

même si souvent tentée; mais en refusant d'en être tu me l'as rendu presque importun; car quelle

ressource y trouverai-je? S'il est ennuyeux, j'aurai l'ennui pour mon compte; et s'il est agréable,

j'aurai le regret de m'amuser sans toi. Si je n'ai rien à dire contre tes raisons, crois-tu pour cela

que je m'en contente? Ma foi, cousine, tu te trompes bien fort, et c'est encore ce qui me fâche de

n'être pas même en droit de me fâcher. Dis, mauvaise, n'as-tu pas honte d'avoir toujours raison

avec ton amie, et de résister à ce qui lui fait plaisir, sans lui laisser même celui de gronder?

Quand tu aurais planté là pour huit jours ton mari, ton ménage, et tes marmots, ne dirait-on pas

que tout eût été perdu? Tu aurais fait une étourderie, il est vrai, mais tu en vaudrais cent fois

mieux; au lieu qu'en te mêlant d'être parfaite, tu ne seras plus bonne à rien, et tu n'auras qu'à te

chercher des amis parmi les anges.

Malgré les mécontentements passés, je n'ai pu sans attendrissement me retrouver au milieu de

ma famille: j'y ai été reçue avec plaisir, ou du moins avec beaucoup de caresses. J'attends pour te

parler de mon frère que j'aie fait connaissance avec lui. Avec une assez belle figure, il a l'air

empesé du pays où il vient. Il est sérieux et froid; je lui trouve même un peu de morgue: j'ai

grand'peur pour la petite personne qu'au lieu d'être un aussi bon mari que les nôtres, il ne

tranche un peu du seigneur et maître.

Mon père a été si charmé de me voir, qu'il a quitté pour m'embrasser la relation d'une grande

bataille que les Français viennent de gagner en Flandre, comme pour vérifier la prédiction de

l'ami de notre ami. Quel bonheur qu'il n'ait pas été là! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir

les Anglais, et fuyant lui-même? Jamais, jamais!... Il se fût fait tuer cent fois.

Mais à propos de nos amis, il y a longtemps qu'ils ne nous ont écrit. N'était-ce pas hier, je crois,

jour de courrier? Si tu reçois de leurs lettres, j'espère que tu n'oublieras pas l'intérêt que j'y

prends.

Adieu, cousine; il faut partir. J'attends de tes nouvelles à Genève, où nous comptons arriver

demain pour dîner. Au reste je t'avertis que de manière ou d'autre la noce ne se fera pas sans toi,

et que, si tu ne veux pas venir à Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre Clarens au

pillage, et boire les vins de tout l'univers.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 405

Lettre II de Madame d'Orbe à Madame de Wolmar

A merveille, soeur prêcheuse! mais tu comptes un peu trop, ce me semble, sur l'effet salutaire de

tes sermons. Sans juger s'ils endormaient beaucoup autrefois ton ami, je t'avertis qu'ils

n'endorment point aujourd'hui ton amie; et celui que j'ai reçu hier au soir, loin de m'exciter au

sommeil, me l'a ôté durant la nuit entière. Gare la paraphrase de mon Argus, s'il voit cette lettre!

mais j'y mettrai bon ordre, et je te jure que tu te brûleras les doigts plutôt que de la lui montrer.

Si j'allais te récapituler point par point, j'empiéterais sur tes droits; il vaut mieux suivre ma tête;

et puis, pour avoir l'air plus modeste et ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d'abord

parler de nos voyageurs et du courrier d'Italie. Le pis aller, si cela m'arrive, sera de récrire ma

lettre, et de mettre le commencement à la fin. Parlons de la prétendue ladi Bomston.

Je m'indigne à ce seul titre. Je ne pardonnerais pas plus à Saint-Preux de le laisser prendre à cette

fille, qu'à Edouard de le lui donner, et à toi de le reconnaître. Julie de Wolmar recevoir Lauretta

Pisana dans sa maison! la souffrir auprès d'elle! eh! mon enfant, y penses-tu? Quelle douceur

cruelle est-ce là? Ne sais-tu pas que l'air qui t'entoure est mortel à l'infamie? La pauvre

malheureuse oserait-elle mêler son haleine à la tienne, oserait-elle respirer près de toi? Elle y

serait plus mal à son aise qu'un possédé touché par des reliques; ton seul regard la ferait rentrer

en terre; ton ombre seule la tuerait.

Je ne méprise point Laure, à Dieu ne plaise! Au contraire, je l'admire et la respecte d'autant plus

qu'un pareil retour est héroïque et rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses

avec lesquelles tu t'oses profaner toi-même? Comme si, dans ses plus grandes faiblesses, le

véritable amour ne gardait pas la personne, et ne rendait pas l'honneur plus jaloux! Mais je

t'entends, et je t'excuse. Les objets éloignés et bas se confondent maintenant à ta vue; dans ta

sublime élévation, tu regardes la terre et n'en vois plus les inégalités. Ta dévote humilité sait

mettre à profit jusqu'à ta vertu.

Eh bien! que sert tout cela? Les sentiments naturels en reviennent-ils moins? L'amour-propre en

fait-il moins son jeu? Malgré toi tu sens ta répugnance; tu la taxes d'orgueil, tu la voudrais

combattre, tu l'imputes à l'opinion. Bonne fille! et depuis quand l'opprobre du vice n'est-il que

dans l'opinion? Quelle société conçois-tu possible avec une femme devant qui l'on ne saurait

nommer la chasteté, l'honnêteté, la vertu, sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer

ses douleurs, sans insulter presque à son repentir? Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure,

et ne la point voir. La fuir est un égard que lui doivent d'honnêtes femmes; elle aurait trop à

souffrir avec nous.

Ecoute. Ton coeur te dit que ce mariage ne se doit point faire; n'est-ce pas te dire qu'il ne se fera

point?... Notre ami, dis-tu, n'en parle pas dans sa lettre... dans la lettre que tu dis qu'il m'écrit?...

et tu dis que cette lettre est fort longue?... Et puis vient le discours de ton mari!... Il est

mystérieux, ton mari!... Vous êtes un couple de fripons qui me jouez d'intelligence, mais... Son

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Julie ou La nouvelle Héloïse 406

sentiment au reste n'était pas ici fort nécessaire... surtout pour toi qui as vu la lettre... ni pour

moi qui ne l'ai pas vue... car je suis plus sûre de ton ami, du mien, que de toute la philosophie.

Ah çà! ne voilà-t-il pas déjà cet importun qui revient on ne sait comment! Ma foi, de peur qu'il

ne revienne encore, puisque je suis sur son chapitre, il faut que je l'épuise, afin de n'en pas faire à

deux fois.

N'allons point nous perdre dans le pays des chimères. Si tu n'avais pas été Julie, si ton ami n'eût

pas été ton amant, j'ignore ce qu'il eût été pour moi; je ne sais ce que j'aurais été moi-même.

Tout ce que je sais bien, c'est que, si sa mauvaise étoile me l'eût adressé d'abord, c'était fait de sa

pauvre tête; et, que je sois folle ou non, je l'aurais infailliblement rendu fou. Mais qu'importe ce

que je pouvais être? Parlons de ce que je suis. La première chose que j'ai faite a été de t'aimer.

Dès nos premiers ans mon coeur s'absorba dans le tien. Toute tendre et sensible que j'eusse été,

je ne sus plus aimer ni sentir par moi-même. Tous mes sentiments me vinrent de toi; toi seule

me tins lieu de tout, et je ne vécus que pour être ton amie. Voilà ce que vit la Chaillot; voilà sur

quoi elle me jugea. Réponds, cousine, se trompa-t-elle?

Je fis mon frère de ton ami, tu le sais. L'amant de mon amie me fut comme le fils de ma mère. Ce

ne fut point ma raison, mais mon coeur qui fit ce choix. J'eusse été plus sensible encore, que je

ne l'aurais pas autrement aimé. Je t'embrassais en embrassant la plus chère moitié de toi-même;

j'avais pour garant de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle ainsi ce

qu'elle aime? Le traitais-tu toi-même ainsi? Non, Julie; l'amour chez nous est craintif et timide;

la réserve et la honte sont ses avances; il s'annonce par ses refus; et sitôt qu'il transforme en

faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L'amitié est prodigue, mais l'amour est

avare.

J'avoue que de trop étroites liaisons sont toujours périlleuses à l'âge où nous étions, lui et moi;

mais, tous deux le coeur plein du même objet, nous nous accoutumâmes tellement à le placer

entre nous, qu'à moins de t'anéantir nous ne pouvions plus arriver l'un à l'autre; la familiarité

même dont nous avions pris la douce habitude, cette familiarité, dans tout autre cas si

dangereuse, fut alors ma sauvegarde. Nos sentiments dépendent de nos idées; et quand elles ont

pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour

recommencer sur un autre; nous étions déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L'amour veut

faire tout son progrès lui-même; il n'aime point que l'amitié lui épargne la moitié du chemin.

Enfin, je l'ai dit autrefois, et j'ai lieu de le croire encore, on ne prend guère de baisers coupables

sur la même bouche où l'on en prit d'innocents.

A l'appui de tout cela vint celui que le ciel destinait à faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais,

cousine, il était jeune, bien fait, honnête, attentif, complaisant; il ne savait pas aimer comme ton

ami; mais c'était moi qu'il aimait; et quand on a le coeur libre, la passion qui s'adresse à nous a

toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu'il en restait à

prendre; et sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret à son choix. Avec cela,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 407

qu'avais-je à redouter? J'avoue même que les droits du sexe, joints à ceux du devoir, portèrent un

moment préjudice aux tiens, et que, livrée à mon nouvel état, je fus d'abord plus épouse qu'amie;

mais en revenant à toi je te rapportai deux coeurs au lieu d'un; et je n'ai pas oublié depuis que je

suis restée seule chargée de cette double dette.

Que te dirai-je encore, ma douce amie? Au retour de notre ancien maître, c'était pour ainsi dire

une nouvelle connaissance à faire. Je crus le voir avec d'autres yeux; je crus sentir en l'embrassant

un frémissement qui jusque-là m'avait été inconnu. Plus cette émotion me fut délicieuse, plus

elle me fit de peur. Je m'alarmai comme d'un crime d'un sentiment qui n'existait peut-être que

parce qu'il n'était plus criminel. Je pensai trop que ton amant ne l'était plus et qu'il ne pouvait

plus l'être; je sentis trop qu'il était libre et que je l'étais aussi. Tu sais le reste, aimable cousine;

mes frayeurs, mes scrupules te furent connus aussitôt qu'à moi. Mon coeur sans expérience

s'intimidait tellement d'un état si nouveau pour lui, que je me reprochais mon empressement de

te rejoindre, comme s'il n'eût pas précédé le retour de cet ami. Je n'aimais point qu'il fût

précisément où je désirais si fort d'être; et je crois que j'aurais moins souffert de sentir ce désir

plus tiède que d'imaginer qu'il ne fût pas tout pour toi.

Enfin, je te rejoignis, et je fus presque rassurée. Je m'étais moins reproché ma faiblesse après t'en

avoir fait l'aveu; près de toi je me la reprochais moins encore: je crus m'être mise à mon tour sous

ta garde, et je cessai de craindre pour moi. Je résolus, par ton conseil même, de ne point changer

de conduite avec lui. Il est constant qu'une plus grande réserve eût été une espèce de déclaration;

et ce n'était que trop de celles qui pouvaient m'échapper malgré moi, sans en faire une

volontaire. Je continuai donc d'être badine par honte, et familière par modestie. Mais peut-être

tout cela, se faisant moins naturellement, ne se faisait-il plus avec la même mesure. De folâtre

que j'étais je devins tout à fait folle, et ce qui m'en accrut la confiance fut de sentir que je pouvais

l'être impunément. Soit que l'exemple de ton retour à toi-même me donnât plus de force pour

t'imiter, soit que ma Julie épure tout ce qui l'approche, je me trouvai tout à fait tranquille; et il ne

me resta de mes premières émotions qu'un sentiment très doux, il est vrai, mais calme et

paisible, et qui ne demandait rien de plus à mon coeur que la durée de l'état où j'étais.

Oui, chère amie, je suis tendre et sensible aussi bien que toi; mais je le suis d'une autre manière.

Mes affections sont plus vives; les tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être avec des sens plus

animés ai-je plus de ressources pour leur donner le change; et cette même gaieté qui coûte

l'innocence à tant d'autres me l'a toujours conservée. Ce n'a pas toujours été sans peine, il faut

l'avouer. Le moyen de rester veuve à mon âge, et de ne pas sentir quelquefois que les jours ne

sont que la moitié de la vie? Mais, comme tu l'as dit, et comme tu l'éprouves la sagesse est un

grand moyen d'être sage; car, avec toute ta bonne contenance, je ne te crois pas dans un cas fort

différent du mien. C'est alors que l'enjouement vient à mon secours, et fait plus peut-être pour

la vertu que n'eussent fait les graves leçons de la raison. Combien de fois dans le silence de la

nuit, où l'on ne peut s'échapper à soi-même, j'ai chassé des idées importunes en méditant des

tours pour le lendemain! Combien de fois j'ai sauvé les dangers d'un tête-à-tête par une saillie

extravagante! Tiens, ma chère, il y a toujours, quand on est faible, un moment où la gaieté

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Julie ou La nouvelle Héloïse 408

devient sérieuse; et ce moment ne viendra point pour moi. Voilà ce que je crois sentir, et de quoi

je t'ose répondre.

Après cela, je te confirme librement tout ce que je t'ai dit dans l'Elysée sur l'attachement que j'ai

senti naître, et sur tout le bonheur dont j'ai joui cet hiver. Je m'en livrais de meilleur coeur au

charme de vivre avec ce que j'aime, en sentant que je ne désirais rien de plus. Si ce temps eût

duré toujours, je n'en aurais jamais souhaité un autre. Ma gaieté venait de contentement, et non

d'artifice. Je tournais en espièglerie le plaisir de m'occuper de lui sans cesse; je sentais qu'en me

bornant à rire je ne m'apprêtais point de pleurs.

Ma foi, cousine, j'ai cru m'apercevoir quelquefois que le jeu ne lui déplaisait pas trop à lui-même.

Le rusé n'était pas fâché d'être fâché; et il ne s'apaisait avec tant de peine que pour se faire

apaiser plus longtemps. J'en tirais occasion de lui tenir des propos assez tendres, en paraissant

me moquer de lui; c'était à qui des deux serait le plus enfant. Un jour qu'en ton absence il jouait

aux échecs avec ton mari, et que je jouais au volant avec la Fanchon dans la même salle, elle avait

le mot et j'observais notre philosophe. A son air humblement fier et à la promptitude de ses

coups, je vis qu'il avait beau jeu. La table était petite, et l'échiquier débordait. J'attendis le

moment; et, sans paraître y tâcher, d'un revers de raquette je renversai l'échec et mat. Tu ne vis

de tes jours pareille colère: il était si furieux, que, lui ayant laissé le choix d'un soufflet ou d'un

baiser pour ma pénitence, il se détourna quand je lui présentai la joue. Je lui demandai pardon, il

fut inflexible. Il m'aurait laissée à genoux si je m'y étais mise. Je finis par lui faire une autre pièce

qui lui fit oublier la première, et nous fûmes meilleurs amis que jamais.

Avec une autre méthode, infailliblement je m'en serais moins bien tirée; et je m'aperçus une fois

que, si le jeu fût devenu sérieux, il eût pu trop l'être. C'était un soir qu'il nous accompagnait ce

duo si simple et si touchant de Leo, Vado a morir, ben mio. Tu chantais avec assez de

négligence; je n'en faisais pas de même; et, comme j'avais une main appuyée sur le clavecin, au

moment le plus pathétique et où j'étais moi-même émue, il appliqua sur cette main un baiser que

je sentis sur mon coeur. Je ne connais pas bien les baisers de l'amour; mais ce que je peux te dire,

c'est que jamais l'amitié, pas même la nôtre, n'en a donné ni reçu de semblable à celui-là. Eh

bien! mon enfant, après de pareils moments que devient-on quand on s'en va rêver seule et

qu'on emporte avec soi leur souvenir? Moi, je troublai la musique: il fallut danser; je fis danser le

philosophe. On soupa presque en l'air; on veilla fort avant dans la nuit; je fus me coucher bien

lasse, et je ne fis qu'un sommeil.

J'ai donc de fort bonnes raisons pour ne point gêner mon humeur ni changer de manières. Le

moment qui rendra ce changement nécessaire est si près, que ce n'est pas la peine d'anticiper. Le

temps ne viendra que trop tôt d'être prude et réservée. Tandis que je compte encore par vingt, je

me dépêche d'user de mes droits; car, passé la trentaine, on n'est plus folle, mais ridicule, et ton

épilogueur d'homme ose bien me dire qu'il ne me reste que six mois encore à retourner la salade

avec les doigts. Patience! pour payer ce sarcasme, je prétends la lui retourner dans six ans, et je te

jure qu'il faudra qu'il la mange. Mais revenons.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 409

Si l'on n'est pas maître de ses sentiments, au moins on l'est de sa conduite. Sans doute je

demanderais au ciel un coeur plus tranquille, mais puissé-je à mon dernier jour offrir au

souverain juge une vie aussi peu criminelle que celle que j'ai passée cet hiver! En vérité, je ne me

reprochais rien auprès du seul homme qui pouvait me rendre coupable. Ma chère, il n'en est pas

de même depuis qu'il est parti: en m'accoutumant à penser à lui dans son absence, j'y pense à

tous les instants du jour; et je trouve son image plus dangereuse que sa personne. S'il est loin, je

suis amoureuse; s'il est près, je ne suis qu'une folle: qu'il revienne, et je ne le crains plus.

Au chagrin de son éloignement s'est jointe l'inquiétude de son rêve. Si tu as tout mis sur le

compte de l'amour, tu t'es trompée; l'amitié avait part à ma tristesse. Depuis leur départ, je te

voyais pâle et changée: à chaque instant je pensais te voir tomber malade. Je ne suis pas crédule,

mais craintive. Je sais bien qu'un songe n'amène pas un événement, mais j'ai toujours peur que

l'événement n'arrive à sa suite. A peine ce maudit rêve m'a-t-il laissé une nuit tranquille, jusqu'à

ce que je t'aie vue bien remise et reprendre tes couleurs. Dussé-je avoir mis sans le savoir un

intérêt suspect à cet empressement, il est sûr que j'aurais donné tout au monde, pour qu'il se fût

montré quand il s'en retourna comme un imbécile. Enfin ma vaine terreur s'en est allée avec ton

mauvais visage. Ta santé, ton appétit, ont plus fait que tes plaisanteries; et je t'ai vue si bien

argumenter à table contre mes frayeurs, qu'elles se sont tout à fait dissipées. Pour surcroît de

bonheur il revient, et j'en suis charmée à tous égards. Son retour ne m'alarme point, il me

rassure; et sitôt que nous le verrons, je ne craindrai plus rien pour tes jours ni pour mon repos.

Cousine, conserve-moi mon amie, et ne sois point en peine de la tienne; je réponds d'elle tant

qu'elle t'aura... Mais, mon Dieu! qu'ai-je donc qui m'inquiète encore et me serre le coeur sans

savoir pourquoi! Ah! mon enfant, faudra-t-il un jour qu'une des deux survive à l'autre? Malheur

à celle sur qui doit tomber un sort si cruel! Elle restera peu digne de vivre, ou sera morte avant sa

mort.

Pourrais-tu me dire à propos de quoi je m'épuise en sottes lamentations? Foin de ces terreurs

paniques qui n'ont pas le sens commun! Au lieu de parler de mort, parlons de mariage; cela sera

plus amusant. Il y a longtemps que cette idée est venue à ton mari; et s'il ne m'en eût jamais

parlé, peut-être ne me fût-elle point venue à moi-même. Depuis lors j'y ai pensé quelquefois, et

toujours avec dédain. Fi! cela vieillit une jeune veuve. Si j'avais des enfants d'un second lit, je me

croirais la grand'mère de ceux du premier. Je te trouve aussi fort bonne de faire avec légèreté les

honneurs de ton amie, et de regarder cet arrangement comme un soin de ta bénigne charité. Oh

bien! je t'apprends, moi, que toutes les raisons fondées sur tes soucis obligeants ne valent pas la

moindre des miennes contre un second mariage.

Parlons sérieusement. Je n'ai pas l'âme assez basse pour faire entrer dans ces raisons la honte de

me rétracter d'un engagement téméraire pris avec moi seule, ni la crainte du blâme en faisant

mon devoir, ni l'inégalité des fortunes dans un cas où tout l'honneur est pour celui des deux à

qui l'autre veut bien devoir la sienne; mais, sans répéter ce que je t'ai dit tant de fois sur mon

humeur indépendante et sur mon éloignement naturel pour le joug du mariage, je me tiens à

une seule objection, et je la tire de cette voix si sacrée que personne au monde ne respecte autant

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Julie ou La nouvelle Héloïse 410

que toi. Lève cette objection, cousine, et je me rends. Dans tous ces jeux qui te donnent tant

d'effroi, ma conscience est tranquille. Le souvenir de mon mari ne me fait point rougir; j'aime à

l'appeler à témoin de mon innocence, et pourquoi craindrais-je de faire devant son image tout ce

que je faisais devant lui? En serait-il de même, ô Julie, si je violais les saints engagements qui

nous unirent; que j'osasse jurer à un autre l'amour éternel que je lui jurai tant de fois; que mon

coeur, indignement partagé, dérobât à sa mémoire ce qu'il donnerait à son successeur, et ne pût

sans offenser l'un des deux remplir ce qu'il doit à l'autre? Cette même image qui m'est si chère

ne me donnerait qu'épouvante et qu'effroi; sans cesse elle viendrait empoisonner mon bonheur,

et son souvenir qui fait la douceur de ma vie en ferait le tourment. Comment oses-tu me parler

de donner un successeur à mon mari, après avoir juré de n'en jamais donner au tien? comme si

les raisons que tu m'allègues t'étaient moins applicables en pareil cas! Ils s'aimèrent? C'est pis

encore. Avec quelle indignation verrait-il un homme qui lui fut cher usurper ses droits et rendre

sa femme infidèle! Enfin, quand il serait vrai que je ne lui dois plus rien à lui-même, ne dois-je

rien au cher gage de son amour, et puis-je croire qu'il eût jamais voulu de moi, s'il eût prévu que

j'eusse un jour exposé sa fille unique à se voir confondue avec les enfants d'un autre?

Encore un mot, et j'ai fini. Qui t'a dit que tous les obstacles viendraient de moi seule? En

répondant de celui que cet engagement regarde, n'as-tu point plutôt consulté ton désir que ton

pouvoir? Quand tu serais sûre de son aveu, n'aurais-tu donc aucun scrupule de m'offrir un coeur

usé par une autre passion? Crois-tu que le mien dût s'en contenter, et que je pusse être heureuse

avec un homme que je ne rendrais pas heureux? Cousine, penses-y mieux; sans exiger plus

d'amour que je n'en puis ressentir moi-même, tous les sentiments que j'accorde je veux qu'ils me

soient rendus; et je suis trop honnête femme pour pouvoir me passer de plaire à mon mari. Quel

garant as-tu donc de tes espérances? Un certain plaisir à se voir, qui peut être l'effet de la seule

amitié; un transport passager qui peut naître à notre âge de la seule différence du sexe; tout cela

suffit-il pour les fonder? Si ce transport eût produit quelque sentiment durable, est-il croyable

qu'il s'en fût tu non seulement à moi, mais à toi, mais à ton mari, de qui ce propos n'eût pu

qu'être favorablement reçu? En a-t-il jamais dit un mot à personne? Dans nos tête-à-tête a-t-il

jamais été question que de toi? A-t-il jamais été question de moi dans les vôtres? Puis-je penser

que, s'il avait eu là-dessus quelque secret pénible à garder, je n'aurais jamais aperçu sa contrainte,

ou qu'il ne lui serait jamais échappé d'indiscrétion? Enfin, même depuis son départ, de laquelle

de nous deux parle-t-il le plus dans ses lettres, de laquelle est-il occupé dans ses songes? Je

t'admire de me croire sensible et tendre, et de ne pas imaginer que je me dirai tout cela! Mais

j'aperçois vos ruses, ma mignonne; c'est pour vous donner droit de représailles que vous

m'accusez d'avoir jadis sauvé mon coeur aux dépens du vôtre. Je ne suis pas la dupe de ce tour-

là.

Voilà toute ma confession, cousine: je l'ai faite pour t'éclairer et non pour te contredire. Il me

reste à te déclarer ma résolution sur cette affaire. Tu connais à présent mon intérieur aussi bien

et peut-être mieux que moi-même: mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu'à moi, et

dans le calme des passions la raison te fera mieux voir où je dois trouver l'un et l'autre. Charge-

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Julie ou La nouvelle Héloïse 411

toi donc de ma conduite; je t'en remets l'entière direction. Rentrons dans notre état naturel, et

changeons entre nous de métier; nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gouverne; je serai

docile: c'est à toi de vouloir ce que je dois faire, à moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon âme

à couvert dans la tienne; que sert aux inséparables d'en avoir deux?

Ah ça! revenons à présent à nos voyageurs. Mais j'ai déjà tant parlé de l'un que je n'ose plus

parler de l'autre, de peur que la différence du style ne se fît un peu trop sentir, et que l'amitié

même que j'ai pour l'Anglais ne dît trop en faveur du Suisse. Et puis, que dire sur des lettres

qu'on n'a pas vues? Tu devais bien au moins m'envoyer celle de milord Edouard; mais tu n'as osé

l'envoyer sans l'autre, et tu as fort bien fait... Tu pouvais pourtant faire mieux encore... Ah! vivent

les duègnes de vingt ans! elles sont plus traitables qu'à trente.

Il faut au moins que je me venge en t'apprenant ce que tu as opéré par cette belle réserve; c'est de

me faire imaginer la lettre en question... cette lettre si... cent fois plus si qu'elle ne l'est

réellement. De dépit je me plais à la remplir de choses qui n'y sauraient être. Va, si je n'y suis pas

adorée, c'est à toi que je ferai payer tout ce qu'il en faudra rabattre.

En vérité, je ne sais après tout cela comment tu m'oses parler du courrier d'Italie. Tu prouves

que mon tort ne fut pas de l'attendre, mais de ne pas l'attendre assez longtemps. Un pauvre petit

quart d'heure de plus, j'allais au-devant du paquet, je m'en emparais la première, je lisais, le tout

à mon aise, et c'était mon tour de me faire valoir. Les raisins sont trop verts. On me retient deux

lettres; mais j'en ai deux autres que, quoi que tu puisses croire, je ne changerais sûrement pas

contre celle-là, quand tous les si du monde y seraient. Je te jure que si celle d'Henriette ne tient

pas sa place à côté de la tienne, c'est qu'elle la passe, et que ni toi ni moi n'écrirons de la vie rien

d'aussi joli. Et puis on se donnera les airs de traiter ce prodige de petite impertinente! Ah! c'est

assurément pure jalousie. En effet, te voit-on jamais à genoux devant elle lui baiser humblement

les deux mains l'une après l'autre? Grâce à toi, la voilà modeste comme une vierge, et grave

comme un Caton; respectant tout le monde; jusqu'à sa mère: il n'y a plus le mot pour rire à ce

qu'elle dit; à ce qu'elle écrit, passe encore. Aussi, depuis que j'ai découvert ce nouveau talent,

avant que tu gâtes ses lettres comme ses propos, je compte établir de sa chambre à la mienne un

courrier d'Italie dont on n'escamotera point les paquets.

Adieu, petite cousine. Voilà des réponses qui t'apprendront à respecter mon crédit renaissant. Je

voulais te parler de ce pays et de ses habitants, mais il faut mettre fin à ce volume; et puis tu m'as

toute brouillée avec tes fantaisies, et le mari m'a presque fait oublier les hôtes. Comme nous

avons encore cinq ou six jours à rester ici, et que j'aurai le temps de mieux revoir le peu que j'ai

vu, tu ne perdras rien pour attendre, et tu peux compter sur un second tome avant mon départ.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 412

Lettre III de milord Edouard à M. de Wolmar

Non, cher Wolmar, vous ne vous êtes point trompé; le jeune homme est sûr; mais moi je ne le

suis guère, et j'ai failli payer cher l'expérience qui m'en a convaincu. Sans lui je succombais moi-

même à l'épreuve que je lui avais destinée. Vous savez que, pour contenter sa reconnaissance, et

remplir son coeur de nouveaux objets, j'affectais de donner à ce voyage plus d'importance qu'il

n'en avait réellement. D'anciens penchants à flatter, une vieille habitude à suivre encore une fois,

voilà, avec ce qui se rapportait à Saint-Preux, tout ce qui m'engageait à l'entreprendre. Dire les

derniers adieux aux attachements de ma jeunesse, ramener un ami parfaitement guéri, voilà tout

le fruit que j'en voulais recueillir.

Je vous ai marqué que le songe de Villeneuve m'avait laissé des inquiétudes. Ce songe me rendit

suspects les transports de joie auxquels il s'était livré, quand je lui avais annoncé qu'il était le

maître d'élever vos enfants et de passer sa vie avec vous. Pour mieux l'observer dans les effusions

de son coeur, j'avais d'abord prévenu ses difficultés; en lui déclarant que je m'établirais moi-

même avec vous, je ne laissais plus à son amitié d'objections à me faire; mais de nouvelles

résolutions me firent changer de langage.

Il n'eut pas vu trois fois la marquise, que nous fûmes d'accord sur son compte.

Malheureusement pour elle, elle voulut le gagner, et ne fit que lui montrer ses artifices.

L'infortunée! que de grandes qualités sans vertu! que d'amour sans honneur! Cet amour ardent

et vrai me touchait, m'attachait, nourrissait le mien; mais il prit la teinte de son âme noire, et

finit par me faire horreur. Il ne fut plus question d'elle.

Quand il eut vu Laure, qu'il connut son coeur, sa beauté, son esprit, et cet attachement sans

exemple, trop fait pour me rendre heureux, je résolus de me servir d'elle pour bien éclaircir l'état

de Saint-Preux. "Si j'épouse Laure, lui dis-je, mon dessein n'est pas de la mener à Londres, où

quelqu'un pourrait la reconnaître, mais dans des lieux où l'on sait honorer la vertu partout où

elle est; vous remplirez votre emploi, et nous ne cesserons point de vivre ensemble. Si je ne

l'épouse pas, il est temps de me recueillir. Vous connaissez ma maison d'Oxfordshire, et vous

choisirez d'élever les enfants d'un de vos amis, ou d'accompagner l'autre dans sa solitude." Il me

fit la réponse à laquelle je pouvais m'attendre; mais je voulais l'observer par sa conduite. Car si,

pour vivre à Clarens, il favorisait un mariage qu'il eût dû blâmer, ou, si dans cette occasion

délicate, il préférait à son bonheur la gloire de son ami, dans l'un et dans l'autre cas l'épreuve

était faite, et son coeur était jugé.

Je le trouvai d'abord tel que je le désirais, ferme contre le projet que je feignais d'avoir, et armé de

toutes les raisons qui devaient m'empêcher d'épouser Laure. Je sentais ces raisons mieux que

lui; mais je la voyais sans cesse, et je la voyais affligée et tendre. Mon coeur, tout à fait détaché de

la marquise, se fixa par ce commerce assidu. Je trouvai dans les sentiments de Laure de quoi

redoubler l'attachement qu'elle m'avait inspiré. J'eus honte de sacrifier à l'opinion, que je

méprisais, l'estime que je devais à son mérite; ne devais-je rien aussi à l'espérance que je lui avais

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Julie ou La nouvelle Héloïse 413

donnée, sinon par mes discours, au moins par mes soins? Sans avoir rien promis, ne rien tenir

c'était la tromper; cette tromperie était barbare. Enfin, joignant à mon penchant une espèce de

devoir, en songeant plus à mon bonheur qu'à ma gloire, j'achevai de l'aimer par raison; je résolus

de pousser la feinte aussi loin qu'elle pouvait aller, et jusqu'à la réalité même si je ne pouvais

m'en tirer autrement sans injustice.

Cependant je sentis augmenter mon inquiétude sur le compte du jeune homme, voyant qu'il ne

remplissait pas dans toute sa force le rôle dont il s'était chargé. Il s'opposait à mes vues, il

improuvait le noeud que je voulais former; mais il combattait mal mon inclination naissante, et

me parlait de Laure avec tant d'éloges, qu'en paraissant me détourner de l'épouser, il augmentait

mon penchant pour elle. Ces contradictions m'alarmèrent. Je ne le trouvais point aussi ferme

qu'il aurait dû l'être: il semblait n'oser heurter de front mon sentiment, il mollissait contre ma

résistance, il craignait de me fâcher, il n'avait point à mon gré pour son devoir l'intrépidité qu'il

inspire à ceux qui l'aiment.

D'autres observations augmentèrent ma défiance; je sus qu'il voyait Laure en secret; je

remarquais entre eux des signes d'intelligence. L'espoir de s'unir à celui qu'elle avait tant aimé

ne la rendait point gaie. Je lisais bien la même tendresse dans ses regards, mais cette tendresse

n'était plus mêlée de joie à mon abord, la tristesse y dominait toujours. Souvent, dans les plus

doux épanchements de son coeur, je la voyais jeter sur le jeune homme un coup d'oeil à la

dérobée, et ce coup d'oeil était suivi de quelques larmes qu'on cherchait à me cacher. Enfin le

mystère fut poussé au point que j'en fus alarmé. Jugez de ma surprise. Que pouvais-je penser?

N'avais-je réchauffé qu'un serpent dans mon sein? Jusqu'où n'osais-je point porter mes

soupçons et lui rendre son ancienne injustice! Faibles et malheureux que nous sommes! c'est

nous qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous plaindre que les méchants nous

tourmentent, si les bons se tourmentent encore entre eux?

Tout cela ne fit qu'achever de me déterminer. Quoique j'ignorasse le fond de cette intrigue, je

voyais que le coeur de Laure était toujours le même; et cette épreuve ne me la rendait que plus

chère. Je me proposais d'avoir une explication avec elle avant la conclusion; mais je voulais

attendre jusqu'au dernier moment, pour prendre auparavant par moi-même tous les

éclaircissements possibles. Pour lui, j'étais résolu de me convaincre, de le convaincre, enfin

d'aller jusqu'au bout avant que de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport à lui, prévoyant

une rupture infaillible, et ne voulant pas mettre un bon naturel et vingt ans d'honneur en

balance avec des soupçons.

La marquise n'ignorait rien de ce qui se passait entre nous. Elle avait des épies dans le couvent

de Laure, et parvint à savoir qu'il était question de mariage. Il n'en fallut pas davantage pour

réveiller ses fureurs; elle m'écrivit des lettres menaçantes. Elle fit plus que d'écrire; mais comme

ce n'était pas la première fois, et que nous étions sur nos gardes, ses tentatives furent vaines.

J'eus seulement le plaisir de voir dans l'occasion que Saint-Preux savait payer de sa personne, et

ne marchandait pas sa vie pour sauver celle d'un ami.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 414

Vaincue par les transports de sa rage, la marquise tomba malade et ne se releva plus. Ce fut là le

terme de ses tourments et de ses crimes. Je ne pus apprendre son état sans en être affligé. Je lui

envoyai le docteur Eswin; Saint-Preux y fut de ma part: elle ne voulut voir ni l'un ni l'autre; elle

ne voulut pas même entendre parler de moi, et m'accabla d'imprécations horribles chaque fois

qu'elle entendit prononcer mon nom. Je gémis sur elle, et sentis mes blessures prêtes à se

rouvrir. La raison vainquit encore; mais j'eusse été le dernier des hommes de songer au mariage,

tandis qu'une femme qui me fut si chère était à l'extrémité. Saint-Preux, craignant qu'enfin je ne

pusse résister au désir de la voir, me proposa le voyage de Naples et j'y consentis.

Le surlendemain de notre arrivée, je le vis entrer dans ma chambre avec une contenance ferme et

grave, et tenant une lettre à la main. Je m'écriai: "La marquise est morte! - Plût à Dieu! reprit-il

froidement, il vaut mieux n'être plus que d'exister pour mal faire. Mais ce n'est pas d'elle que je

viens vous parler; écoutez-moi." J'attendis en silence.

"Milord, me dit-il, en me donnant le saint nom d'ami, vous m'apprîtes à le porter. J'ai rempli la

fonction dont vous m'avez chargé; et vous voyant prêt à vous oublier, j'ai dû vous rappeler à

vous-même. Vous n'avez pu rompre une chaîne que par une autre. Toutes deux étaient indignes

de vous. S'il n'eût été question que d'un mariage inégal, je vous aurais dit: Songez que vous êtes

pair d'Angleterre, et renoncez aux honneurs du monde, ou respectez l'opinion. Mais un mariage

abject!... vous!... Choisissez mieux votre épouse. Ce n'est pas assez qu'elle soit vertueuse, elle

doit être sans tache... La femme d'Edouard Bomston n'est pas facile à trouver. Voyez ce que j'ai

fait."

Alors il me remit la lettre. Elle était de Laure. Je ne l'ouvris pas sans émotion. "L'amour a

vaincu, me disait-elle; vous avez voulu m'épouser; je suis contente. Votre ami m'a dicté mon

devoir; je le remplis sans regret. En vous déshonorant, j'aurais vécu malheureuse; en vous

laissant votre gloire, je crois la partager. Le sacrifice de tout mon bonheur à un devoir si cruel me

fait oublier la honte de ma jeunesse. Adieu, dès cet instant je cesse d'être en votre pouvoir et au

mien. Adieu pour jamais. O Edouard! ne portez pas le désespoir dans ma retraite; écoutez mon

dernier voeu. Ne donnez à nulle autre une place que je n'ai pu remplir. Il fut au monde un coeur

fait pour vous, et c'était celui de Laure."

L'agitation m'empêchait de parler. Il profita de mon silence pour me dire qu'après mon départ

elle avait pris le voile dans le couvent où elle était pensionnaire; que la cour de Rome, informée

qu'elle devait épouser un luthérien, avait donné des ordres pour m'empêcher de la revoir; et il

m'avoua franchement qu'il avait pris tous ces soins de concert avec elle. "Je ne m'opposai point à

vos projets, continua-t-il, aussi vivement que je l'aurais pu, craignant un retour à la marquise, et

voulant donner le change à cette ancienne passion par celle de Laure. En vous voyant aller plus

loin qu'il ne fallait, je fis d'abord parle la raison; mais ayant trop acquis par mes propres fautes le

droit de me défier d'elle, je sondai le coeur de Laure; et y trouvant toute la générosité qui est

inséparable du véritable amour, je m'en prévalus pour la porter au sacrifice qu'elle vient de faire.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 415

L'assurance de n'être plus l'objet de votre mépris lui releva le courage et la rendit plus digne de

votre estime. Elle a fait son devoir; il faut faire le vôtre."

Alors, s'approchant avec transport, il me dit en me serrant contre sa poitrine: "Ami, je lis, dans

le sort commun que le ciel nous envoie, la loi commune qu'il nous prescrit. Le règne de l'amour

est passé, que celui de l'amitié commence; mon coeur n'entend plus que sa voix sacrée, il ne

connaît plus d'autre chaîne que celle qui me lie à toi. Choisis le séjour que tu veux habiter:

Clarens, Oxford, Londres, Paris ou Rome; tout me convient, pourvu que nous y vivions

ensemble. Va, viens où tu voudras, cherche un asile en quelque lieu que ce puisse être, je te

suivrai partout: j'en fais le serment solennel à la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus qu'à la

mort."

Je fus touché. Le zèle et le feu de cet ardent jeune homme éclataient dans ses yeux. J'oubliai la

marquise et Laure. Que peut-on regretter au monde quand on y conserve un ami? Je vis aussi,

par le parti qu'il prit sans hésiter dans cette occasion, qu'il était guéri véritablement, et que vous

n'aviez pas perdu vos peines; enfin j'osai croire, par le voeu qu'il fit de si bon coeur de rester

attaché à moi, qu'il l'était plus à la vertu qu'à ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener

en toute confiance. Oui, cher Wolmar, il est digne d'élever des hommes, et, qui plus est,

d'habiter votre maison.

Peu de jours après j'appris la mort de la marquise. Il y avait longtemps pour moi qu'elle était

morte; cette perte ne me toucha plus. Jusqu'ici j'avais regardé le mariage comme une dette que

chacun contracte à sa naissance envers son espèce, envers son pays, et j'avais résolu de me marier

moins par inclination que par devoir. J'ai changé de sentiment. L'obligation de se marier n'est

pas commune à tous; elle dépend pour chaque homme de l'état où le sort l'a placé: c'est pour le

peuple, pour l'artisan, pour le villageois, pour les hommes vraiment utiles, que le célibat est

illicite; pour les ordres qui dominent les autres, auxquels tout tend sans cesse, et qui ne sont

toujours que trop remplis, il est permis et même convenable. Sans cela l'Etat ne fait que se

dépeupler par la multiplication des sujets qui lui sont à charge. Les hommes auront toujours

assez de maîtres, et l'Angleterre manquera plus tôt de laboureurs que de pairs.

Je me crois donc libre et maître de moi dans la condition où le ciel m'a fait naître. A l'âge où je

suis on ne répare plus les pertes que mon coeur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me reste, et

ne puis mieux le rassembler qu'à Clarens. J'accepte donc toutes vos offres, sous les conditions

que ma fortune y doit mettre, afin qu'elle ne me soit pas inutile. Après l'engagement qu'a pris

Saint-Preux, je n'ai plus d'autre moyen de le tenir auprès de vous que d'y demeurer moi-même; et

si jamais il y est de trop, il me suffira d'en partir. Le seul embarras qui me reste est pour mes

voyages d'Angleterre; car quoique je n'aie plus aucun crédit dans le parlement, il me suffit d'en

être membre pour faire mon devoir jusqu'à la fin. Mais j'ai un collègue et un ami sûr, que je puis

charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions où je croirai devoir m'y

trouver moi-même, notre élève pourra m'accompagner, même avec les siens quand ils seront un

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Julie ou La nouvelle Héloïse 416

peu plus grands, et que vous voudrez bien nous les confier. Ces voyages ne sauraient que leur

être utiles, et ne seront pas assez longs pour affliger beaucoup leur mère.

Je n'ai point montré cette lettre à Saint-Preux; ne la montrez pas entière à vos dames: il convient

que le projet de cette épreuve ne soit jamais connu que de vous et de moi. Au surplus, ne leur

cachez rien de ce qui fait honneur à mon digne ami, même à mes dépens. Adieu, cher Wolmar. Je

vous envoie les dessins de mon pavillon: réformez, changez comme il vous plaira; mais faites-y

travailler dès à présent, s'il se peut. J'en voulais ôter le salon de musique; car tous mes goûts sont

éteints, et je ne me soucie plus de rien. Je le laisse, à la prière de Saint-Preux qui se propose

d'exercer dans ce salon vos enfants. Vous recevrez aussi quelques livres pour l'augmentation de

votre bibliothèque. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres? O Wolmar! il ne vous

manque que d'apprendre à lire dans celui de la nature pour être le plus sage des mortels.

Lettre IV. Réponse

Je me suis attendu, cher Bomston, au dénoûment de vos longues aventures. Il eût paru bien

étrange qu'ayant résisté si longtemps à vos penchants, vous eussiez attendu, pour vous laisser

vaincre, qu'un ami vînt vous soutenir, quoiqu'à vrai dire on soit souvent plus faible en

s'appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J'avoue pourtant que je fus alarmé

de votre dernière lettre, où vous m'annonciez votre mariage avec Laure comme une affaire

absolument décidée. Je doutai de l'événement malgré votre assurance; et, si mon attente eût été

trompée, de mes jours je n'aurais revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux ce que j'avais espéré

de l'un et de l'autre; et vous avez trop bien justifié le jugement que j'avais porté de vous, pour

que je ne sois pas charmé de vous voir reprendre nos premiers arrangements. Venez, hommes

rares, augmenter et partager le bonheur de cette maison. Quoi qu'il en soit de l'espoir des

croyants dans l'autre vie, j'aime à passer avec eux celle-ci; et je sens que vous me convenez tous

mieux tels que vous êtes, que si vous aviez le malheur de penser comme moi.

Au reste, vous savez ce que je vous dis sur son sujet à votre départ. Je n'avais pas besoin, pour le

juger, de votre épreuve; car la mienne était faite, et je crois le connaître autant qu'un homme en

peut connaître un autre. J'ai d'ailleurs plus d'une raison de compter sur son coeur, et de bien

meilleures cautions de lui que lui-même. Quoique dans votre renoncement au mariage il

paraisse vouloir vous imiter, peut-être trouverez-vous ici de quoi l'engager à changer de système.

Je m'expliquerai mieux après votre retour.

Quant à vous, je trouve vos distinctions sur le célibat toutes nouvelles et fort subtiles. Je les crois

même judicieuses pour le politique qui balance les forces respectives de l'Etat, afin d'en

maintenir l'équilibre. Mais je ne sais si dans vos principes ces raisons sont assez solides, pour

dispenser les particuliers de leur devoir envers la nature. Il semblerait que la vie est un bien

qu'on ne reçoit qu'à la charge de le transmettre, une sorte de substitution qui doit passer de race

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Julie ou La nouvelle Héloïse 417

en race, et que quiconque eut un père est obligé de le devenir. C'était votre sentiment jusqu'ici,

c'était une des raisons de votre voyage; mais je sais d'où vous vient cette nouvelle philosophie, et

j'ai vu dans le billet de Laure un argument auquel votre coeur n'a point de réplique.

La petite cousine est, depuis huit ou dix jours, à Genève avec sa famille pour des emplettes et

d'autres affaires. Nous l'attendons de retour de jour en jour. J'ai dit à ma femme de votre lettre

tout ce qu'elle en devait savoir. Nous avons appris par M. Miol que le mariage était rompu; mais

elle ignorait la part qu'avait Saint-Preux à cet événement. Soyez sûr qu'elle n'apprendra jamais

qu'avec la plus vive joie tout ce qu'il fera pour mériter vos bienfaits et justifier votre estime. Je lui

ai montré les dessins de votre pavillon; elle les trouve de très bon goût; nous y ferons pourtant

quelques changements que le local exige, et qui rendront votre logement plus commode: vous les

approuverez sûrement. Nous attendons l'avis de Claire avant d'y toucher; car vous savez qu'on

ne peut rien faire sans elle. En attendant, j'ai déjà mis du monde en oeuvre, et j'espère qu'avant

hier la maçonnerie sera fort avancée.

Je vous remercie de vos livres: mais je ne lis plus ceux que j'entends, et il est trop tard pour

apprendre à lire ceux que je n'entends pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne

m'accusez de l'être. Le vrai livre de la nature est pour moi le coeur des hommes, et la preuve que

j'y sais lire est dans mon amitié pour vous.

Lettre V de Madame d'Orbe à Madame de Wolmar

J'ai bien des griefs, cousine, à la charge de ce séjour. Le plus grave est qu'il me donne envie d'y

rester. La ville est charmante, les habitants sont hospitaliers, les moeurs sont honnêtes et la

liberté, que j'aime sur toutes choses, semble s'y être réfugiée. Plus je contemple ce petit Etat,

plus je trouve qu'il est beau d'avoir une patrie; et Dieu garde de mal tous ceux qui pensent en

avoir une, et n'ont pourtant qu'un pays! Pour moi, je sens que, si j'étais née dans celui-ci, j'aurais

l'âme toute romaine. Je n'oserais pourtant pas trop dire à présent,

Rome n'est plus à Rome, elle est toute où je suis;

car j'aurais peur que dans ta malice tu n'allasses penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome,

et toujours Rome? Restons à Genève.

Je ne te dirai rien de l'aspect du pays. Il ressemble au nôtre, excepté qu'il est moins montueux,

plus champêtre, et qu'il n'a pas des chalets si voisins. Je ne te dirai rien non plus du

gouvernement. Si Dieu ne t'aide, mon père t'en parlera de reste: il passe toute la journée à

politiquer avec les magistrats dans la joie de son coeur; et je le vois déjà très mal édifié que la

gazette parle si peu de Genève. Tu peux juger de leurs conférences par mes lettres. Quand ils

m'excèdent, je me dérobe, et je t'ennuie pour me désennuyer.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 418

Tout ce qui m'est resté de leurs longs entretiens, c'est beaucoup d'estime pour le grand sens qui

règne en cette ville. A voir l'action et réaction mutuelles de toutes les parties de l'Etat qui le

tiennent en équilibre, on ne peut douter qu'il n'y ait plus d'art et de vrai talent employés au

gouvernement de cette petite république qu'à celui des plus vastes empires, où tout se soutient

par sa propre masse, et où les rênes de l'Etat peuvent tomber entre les mains d'un sot sans que

les affaires cessent d'aller. Je te réponds qu'il n'en serait pas, de même ici. Je n'entends jamais

parler à mon père de tous ces grands ministres des grandes cours, sans songer à ce pauvre

musicien qui barbouillait si fièrement sur notre grand orgue à Lausanne et qui se croyait un fort

habile homme parce qu'il faisait beaucoup de bruit. Ces gens-ci n'ont qu'une petite épinette

mais ils en savent tirer une bonne harmonie, quoiqu'elle soit souvent assez mal d'accord.

Je ne te dirai rien non plus... Mais à force de ne te rien dire, je ne finirais pas. Parlons de quelque

chose pour avoir plus tôt fait. Le Genevois est de tous les peuples du monde celui qui cache le

moins son caractère et qu'on connaît le plus promptement. Ses moeurs, ses vices mêmes, sont

mêlés de franchise. Il se sent naturellement bon; et cela lui suffit pour ne pas craindre de se

montrer tel qu'il est. Il a de la générosité, du sens, de la pénétration; mais il aime trop l'argent:

défaut que j'attribue à sa situation qui le lui rend nécessaire, car le territoire ne suffirait pas pour

nourrir les habitants.

Il arrive de là que les Genevois, épars dans l'Europe pour s'enrichir, imitent les grands airs des

étrangers, et après avoir pris les vices des pays où ils ont vécu, les rapportent chez eux en

triomphe avec leurs trésors. Ainsi le luxe des autres peuples leur fait mépriser leur antique

simplicité; la fière liberté leur paraît ignoble; ils se forgent des fers d'argent, non comme une

chaîne, mais comme un ornement.

Eh bien! ne me voilà-t-il pas encore dans cette maudite politique? Je m'y perds, je m'y noie, j'en

ai par-dessus la tête, je ne sais plus par où m'en tirer. Je n'entends parler ici d'autre chose, si ce

n'est quand mon père n'est pas avec nous, ce qui n'arrive qu'aux heures des courriers. C'est

nous, mon enfant, qui portons partout notre influence; car, d'ailleurs, les entretiens du pays sont

utiles et variés, et l'on n'apprend rien de bon dans les livres qu'on ne puisse apprendre ici dans la

conversation. Comme autrefois les moeurs anglaises ont pénétré jusqu'en ce pays, les hommes,

y vivant encore un peu plus séparés des femmes que dans le nôtre, contractent entre eux un ton

plus grave, et généralement plus de solidité dans leurs discours. Mais aussi cet avantage a son

inconvénient qui se fait bientôt sentir. Des longueurs toujours excédantes, des arguments, des

exordes, un peu d'apprêt, quelquefois des phrases, rarement de la légèreté, jamais de cette

simplicité naïve qui dit le sentiment avant la pensée, et fait si bien valoir ce qu'elle dit. Au lieu

que le Français écrit comme il parle, ceux-ci parlent comme ils écrivent; ils dissertent au lieu de

causer; on les croirait toujours prêts à soutenir thèse. Ils distinguent, ils divisent, ils traitent la

conversation par points: ils mettent dans leurs propos la même méthode que dans leurs livres; ils

sont auteurs, et toujours auteurs. Ils semblent lire en parlant, tant ils observent bien les

étymologies, tant ils font sonner toutes les lettres avec soin! Ils articulent le marc du raisin

comme Marc nom d'homme; ils disent exactement du taba-k, et non pas du taba, un pare-sol et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 419

non pas un para-sol; avant-t-hier et non pas avan-hier, secrétaire et non pas segretaire, un lac-

d'amour où l'on se noie, et non pas où l'on s'étrangle; partout les s finales, partout les r des

infinitifs; enfin leur parler est toujours soutenu, leurs discours sont des harangues, et ils jasent

comme s'ils prêchaient.

Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'avec ce ton dogmatique et froid ils sont vifs, impétueux, et ont

les passions très ardentes; ils diraient même assez bien les choses, de sentiment s'ils ne disaient

pas tout, ou s'ils ne parlaient qu'à des oreilles. Mais leurs points, leurs virgules, sont tellement

insupportables, ils peignent si posément des émotions si vives que, quand ils ont achevé leur

dire, on chercherait volontiers autour d'eux où est l'homme qui sent ce qu'ils ont écrit.

Au reste, il faut t'avouer que je suis un peu payée pour bien penser de leurs coeurs, et croire

qu'ils ne sont pas de mauvais goût. Tu sauras en confidence qu'un joli monsieur à marier et, dit-

on, fort riche, m'honore de ses attentions, et qu'avec des propos assez tendres il ne m'a point fait

chercher ailleurs l'auteur de ce qu'il me disait. Ah! s'il était venu il y a dix-huit mois, quel plaisir

j'aurais pris à me donner un souverain pour esclave, et à faire tourner la tête à un magnifique

seigneur! Mais à présent la mienne n'est plus assez droite pour que le jeu me soit agréable, et je

sens que toutes mes folies s'en vont avec ma raison.

Je reviens à ce goût de lecture qui porte les Genevois à penser. Il s'étend à tous les états, et se fait

sentir dans tous avec avantage. Le Français lit beaucoup; mais il ne lit que les livres nouveaux, ou

plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu'il les a lus. Le Genevois ne lit que les

bons livres; il les lit, il les digère: il ne les juge pas, mais il les sait. Le jugement et le choix se font

à Paris; les livres choisis sont presque les seuls qui vont à Genève. Cela fait que la lecture y est

moins mêlée et s'y fait avec plus de profit. Les femmes dans leur retraite lisent de leur côté; et

leur ton s'en ressent aussi, mais d'une autre manière. Les belles dames y sont petites-maîtresses

et beaux esprits tout comme chez nous. Les petites citadines elles-mêmes prennent dans les

livres un babil plus arrangé, et certain choix d'expressions qu'on est étonné d'entendre sortir de

leur bouche, comme quelquefois de celle des enfants. Il faut tout le bon sens des hommes, toute

la gaieté des femmes, et tout l'esprit qui leur est commun, pour qu'on ne trouve pas les premiers

un peu pédants et les autres un peu précieuses.

Hier, vis-à-vis de ma fenêtre, deux filles d'ouvriers, fort jolies, causaient devant leur boutique

d'un air assez enjoué pour me donner de la curiosité. Je prêtai l'oreille, et j'entendis qu'une des

deux proposait en riant d'écrire leur journal. "Oui, reprit l'autre à l'instant; le journal tous les

matins, et tous les soirs le commentaire." Qu'en dis-tu, cousine? Je ne sais si c'est là le ton des

filles d'artisans; mais je sais qu'il faut faire un furieux emploi du temps, pour ne tirer du cours

des journées que le commentaire de son journal. Assurément la petite personne avait lu les

aventures des Mille et une Nuits.

Avec ce style un peu guindé, les Genevoises ne laissent pas d'être vives et piquantes, et l'on voit

autant de grandes passions ici qu'en ville du monde. Dans la simplicité de leur parure elles ont

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Julie ou La nouvelle Héloïse 420

de la grâce et du goût; elles en ont dans leur entretien, dans leurs manières. Comme les hommes

sont moins galants que tendres, les femmes sont moins coquettes que sensibles; et cette

sensibilité donne même aux plus honnêtes un tour d'esprit agréable et fin qui va au coeur et qui

en tire tout sa finesse. Tant que les Genevoises seront Genevoises, elles seront les plus aimables

femmes de l'Europe; mais bientôt elles voudront être Françaises, et alors les Françaises vaudront

mieux qu'elles.

Ainsi tout dépérit avec les moeurs. Le meilleur goût tient à la vertu même; il disparaît avec elle,

et fait place à un goût factice et guindé, qui n'est plus que l'ouvrage de la mode. Le véritable

esprit est presque dans le même cas. N'est-ce pas la modestie de notre sexe qui nous oblige

d'user d'adresse pour repousser les agaceries des hommes, et s'ils ont besoin d'art pour se faire

écouter, nous en faut-il moins pour savoir ne les pas entendre? N'est-ce pas eux qui nous délient

l'esprit et la langue, qui nous rendent plus vives à la riposte, et nous forcent de nous moquer

d'eux? Car enfin, tu as beau dire, une certaine coquetterie maligne et railleuse désoriente encore

plus les soupirants que le silence ou le mépris. Quel plaisir de voir un beau Céladon, tout

déconcerté, se confondre, se troubler, se perdre à chaque repartie; de s'environner contre lui de

traits moins brûlants, mais plus aigus que ceux de l'Amour; de le cribler de pointes de glace qui

piquent à l'aide du froid! Toi même qui ne fais semblant de rien, crois-tu que tes manières naïves

et tendres, ton air timide et doux, cachent moins de ruse et d'habileté que toutes mes

étourderies? Ma foi, mignonne, s'il fallait compter les galants que chacune de nous a persiflés, je

doute fort qu'avec ta mine hypocrite ce fût toi qui serais en reste. Je ne puis m'empêcher de rire

encore en songeant à ce pauvre Conflans, qui venait tout en furie me reprocher que tu l'aimais

trop. "Elle est si caressante, me disait-il, que je ne sais de quoi me plaindre; elle me parle avec tant

de raison, que j'ai honte d'en manquer devant elle; et je la trouve si fort mon amie, que je n'ose

être son amant."

Je ne crois pas qu'il y ait nulle part au monde des époux plus unis et de meilleurs ménages que

dans cette ville. La vie domestique y est agréable et douce: on y voit des maris complaisants, et

presque d'autres Julies. Ton système se vérifie très bien ici. Les deux sexes gagnent de toutes

manières à se donner des travaux et des amusements différents qui les empêchent de se rassasier

l'un de l'autre, et font qu'ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s'aiguise la volupté du sage;

s'abstenir pour jouir, c'est ta philosophie; c'est l'épicuréisme de la raison.

Malheureusement cette antique modestie commence à décliner. On se rapproche, et les coeurs

s'éloignent. Ici, comme chez nous, tout est mêlé de bien et de mal, mais à différentes mesures.

Le Genevois tire ses vertus de lui-même; ses vices lui viennent d'ailleurs. Non seulement il

voyage beaucoup, mais il adopte aisément les moeurs et les manières des autres peuples; il parle

avec facilité toutes les langues; il prend sans peine leurs divers accents, quoiqu'il ait lui-même un

accent traînant très sensible, surtout dans les femmes, qui voyagent moins. Plus humble de sa

petitesse que fier de sa liberté, il se fait chez les nations étrangères une honte de sa patrie; il se

hâte pour ainsi dire de se naturaliser dans le pays où il vit, comme pour faire oublier le sien:

peut-être la réputation qu'il a d'être âpre au gain contribue-t-elle à cette coupable honte. Il

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Julie ou La nouvelle Héloïse 421

vaudrait mieux sans doute effacer par son désintéressement l'opprobre du nom genevois, que de

l'avilir encore en craignant de le porter; mais le Genevois le méprise, même en le rendant

estimable, et il a plus de tort encore de ne pas honorer son pays de son propre mérite.

Quelque avide qu'il puisse être, on ne le voit guère aller à la fortune par des moyens serviles et

bas; il n'aime point s'attacher aux grands et ramper dans les cours. L'esclavage personnel ne lui

est pas moins odieux que l'esclavage civil. Flexible et liant comme Alcibiade, il supporte aussi

peu la servitude; et quand il se plie aux usages des autres, il les imite sans s'y assujettir. Le

commerce, étant de tous les moyens de s'enrichir le plus compatible avec la liberté, est aussi celui

que les Genevois préfèrent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers; et ce grand objet de

leurs désirs leur fait souvent enfouir de rares talents que leur prodigua la nature. Ceci me

ramène au commencement de ma lettre. Ils ont du génie et du courage, ils sont vifs et

pénétrants, il n'y a rien d'honnête et de grand au-dessus de leur portée; mais, plus passionnés

d'argent que de gloire, pour vivre dans l'abondance ils meurent dans l'obscurité, et laissent à

leurs enfants pour tout exemple l'amour des trésors qu'ils leur ont acquis.

Je tiens tout cela des Genevois mêmes; car ils parlent d'eux fort impartialement. Pour moi, je ne

sais comment ils sont chez les autres, mais je les trouve aimables chez eux, et je ne connais qu'un

moyen de quitter sans regret Genève. Quel est ce moyen cousine? Oh! ma foi, tu as beau

prendre ton air humble; si tu dis ne l'avoir pas déjà deviné, tu mens. C'est après-demain que

s'embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillé de fête; car nous avons choisi l'eau

à cause de la saison, et pour demeurer tous rassemblés. Nous comptons coucher le même soir, à

Morges, le lendemain à Lausanne, pour la cérémonie; et le surlendemain... tu m'entends. Quand

tu verras de loin briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler le canon,

cours par toute la maison comme une folle en criant: "Armes! armes! voici les ennemis! voici les

ennemis!"

P.-S. - Quoique la distribution des logements entre incontestablement dans les droits de ma

charge, je veux bien m'en désister en cette occasion. J'entends seulement que mon père soit logé

chez milord Edouard, à cause des cartes de géographie, et qu'on achève d'en tapisser du haut en

bas tout l'appartement.

Lettre VI de Madame de Wolmar

Quel sentiment délicieux j'éprouve en commençant cette lettre! Voici la première fois de ma vie

où j'ai pu vous écrire sans crainte et sans honte. Je m'honore de l'amitié qui nous joint comme

d'un retour sans exemple. On étouffe de grandes passions; rarement on les épure. Oublier ce qui

nous fut cher quand l'honneur le veut, c'est l'effort d'une âme honnête et commune; mais, après

avoir été ce que nous fûmes, être ce que nous sommes aujourd'hui, voilà le vrai triomphe de la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 422

vertu. La cause qui fait cesser d'aimer peut être un vice; celle qui change un tendre amour en une

amitié non moins vive ne saurait être équivoque.

Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos seules forces? Jamais, jamais, mon ami; le tenter

même était une témérité. Nous fuir était pour nous la première loi du devoir, que rien ne nous

eût permis d'enfreindre. Nous nous serions toujours estimés, sans doute, mais nous aurions

cessé de nous voir, de nous écrire; nous nous serions efforcés de ne plus penser l'un à l'autre; et

le plus grand honneur que nous pouvions nous rendre mutuellement était de rompre tout

commerce entre nous.

Voyez, au lieu de cela, quelle est notre situation présente. En est-il au monde une plus agréable?

et ne goûtons-nous pas mille fois le jour le prix des combats qu'elle nous a coûtés? Se voir,

s'aimer, le sentir, s'en féliciter, passer les jours ensemble dans la familiarité fraternelle et dans la

paix de l'innocence, s'occuper l'un de l'autre, y penser sans remords, en parler sans rougir, et

s'honorer à ses propres yeux du même attachement qu'on s'est si longtemps reproché; voilà le

point où nous en sommes. O ami, quelle carrière d'honneur nous avons déjà parcourue! Osons

nous en glorifier pour savoir nous y maintenir, et l'achever comme nous l'avons commencée.

A qui devons-nous un bonheur si rare? Vous le savez. J'ai vu votre coeur sensible, plein des

bienfaits du meilleur des hommes, aimer à s'en pénétrer. Et comment nous seraient-ils à charge,

à vous et à moi? Ils ne nous imposent point de nouveaux devoirs; ils ne font que nous rendre

plus chers ceux qui nous étaient déjà si sacrés. Le seul moyen de reconnaître ses soins est d'en

être dignes, et tout leur prix est dans leur succès. Tenons-nous-en donc là dans l'effusion de

notre zèle. Payons de nos vertus celles de notre bienfaiteur; voilà tout ce que nous lui devons. Il a

fait assez pour nous et pour lui s'il nous a rendus à nous-mêmes. Absents ou présents, vivants

ou morts, nous porterons partout un témoignage qui ne sera perdu pour aucun des trois.

Je faisais ces réflexions en moi-même, quand mon mari vous destinait l'éducation de ses enfants.

Quand milord Edouard m'annonça son prochain retour et le vôtre, ces mêmes réflexions

revinrent, et d'autres encore, qu'il importe de vous communiquer tandis qu'il est temps de le

faire.

Ce n'est point de moi qu'il est question, c'est de vous: je me crois plus en droit de vous donner

des conseils depuis qu'ils sont tout à fait désintéressés, et que, n'ayant plus ma sûreté pour objet,

ils ne se rapportent qu'à vous-même. Ma tendre amitié ne vous est pas suspecte, et je n'ai que

trop acquis de lumières pour faire écouter mes avis.

Permettez-moi de vous offrir le tableau de l'état où vous allez être, afin que vous examiniez

vous-même s'il n'a rien qui doive vous effrayer. O bon jeune homme! si vous aimez la vertu,

écoutez d'une oreille chaste les conseils de votre amie. Elle commence en tremblant un discours

qu'elle voudrait taire; mais comment le taire sans vous trahir? Sera-t-il temps de voir les objets

que vous devez craindre, quand ils vous auront égaré? Non, mon ami; je suis la seule personne

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Julie ou La nouvelle Héloïse 423

au monde assez familière avec vous pour vous les présenter. N'ai-je pas le droit de vous parler, au

besoin, comme une soeur, comme une mère? Ah! si les leçons d'un coeur honnête étaient

capables de souiller le vôtre, il y a longtemps que je n'en aurais plus à vous donner.

Votre carrière, dites-vous, est finie. Mais convenez qu'elle est finie avant l'âge. L'amour est

éteint; les sens lui survivent, et leur délire est d'autant plus à craindre que, le seul sentiment qui

le bornait n'existant plus, tout est occasion de chute à qui ne tient plus à rien. Un homme ardent

et sensible, jeune et garçon, veut être continent et chaste; il sait, il sent, il l'a dit mille fois, que la

force de l'âme qui produit toutes les vertus tient à la pureté qui les nourrit toutes. Si l'amour le

préserva des mauvaises moeurs dans sa jeunesse, il veut que la raison l'en préserve dans tous les

temps; il connaît pour les devoirs pénibles un prix qui console de leur rigueur; et s'il en coûte

des combats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd'hui pour le Dieu qu'il adore, qu'il

ne fit pour la maîtresse qu'il servit autrefois? Ce sont là, ce me semble, des maximes de votre

morale; ce sont donc aussi des règles de votre conduite: car vous avez toujours méprisé ceux qui,

contents de l'apparence, parlent autrement qu'ils n'agissent, et chargent les autres de lourds

fardeaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-mêmes.

Quel genre de vie a choisi cet homme sage pour suivre les lois qu'il se prescrit? Moins

philosophe encore qu'il n'est vertueux et chrétien, sans doute il n'a point pris son orgueil pour

guide. Il sait que l'homme est plus libre d'éviter les tentations que de les vaincre, et qu'il n'est

pas question de réprimer les passions irritées, mais de les empêcher de naître. Se dérobe-t-il

donc aux occasions dangereuses? Fuit-il les objets capables de l'émouvoir? Fait-il d'une humble

défiance de lui-même la sauvegarde de sa vertu? Tout au contraire, il n'hésite pas à s'offrir aux

plus téméraires combats. A trente ans, il va s'enfermer dans une solitude avec des femmes de son

âge, dont une lui fut trop chère pour qu'un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l'autre

vit avec lui dans une étroite familiarité, et dont une troisième lui tient encore par les droits

qu'ont les bienfaits sur les âmes reconnaissantes. Il va s'exposer à tout ce qui peut réveiller en lui

des passions mal éteintes; il va s'enlacer dans les pièges qu'il devrait le plus redouter. Il n'y a pas

un rapport dans sa situation qui ne dût le faire défier de sa force, et pas un qui ne l'avilît à jamais

s'il était faible un moment. Où est-elle donc cette grande force d'âme à laquelle il ose tant se fier?

Qu'a-t-elle fait jusqu'ici qui lui réponde de l'avenir? Le tira-t-elle à Paris de la maison du colonel?

Est-ce elle qui lui dicta l'été dernier la scène de Meillerie? L'a-t-elle bien sauvé cet hiver des

charmes d'un autre objet, et ce printemps des frayeurs d'un rêve? S'est-il vaincu pour elle au

moins une fois, pour espérer de se vaincre sans cesse? Il sait, quand le devoir l'exige, combattre

les passions d'un ami; mais les siennes?... Hélas! sur la plus belle moitié de sa vie, qu'il doit

penser modestement de l'autre!

On supporte un état violent quand il passe. Six mois, un an, ne sont rien; on envisage un terme,

et l'on prend courage. Mais quand cet état doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte? Qui

est-ce qui sait triompher de lui-même jusqu'à la mort? O mon ami! si la vie est courte pour le

plaisir, qu'elle est longue pour la vertu! Il faut être incessamment sur ses gardes. L'instant de

jouir passe et ne revient plus; celui de mal faire passe et revient sans cesse: on s'oub_ie un

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Julie ou La nouvelle Héloïse 424

moment, et l'on est perdu. Est-ce dans cet état effrayant qu'on peut couler des jours tranquilles,

et ceux mêmes qu'on a sauvé du péril n'offrent-ils pas une raison de n'y plus exposer les autres?

Que d'occasions peuvent renaître, aussi dangereuses que celles dont vous avez échappé, et qui

pis est, non moins imprévues! Croyez-vous que les monuments à craindre n'existent qu'à

Meillerie? Ils existent partout où nous sommes; car nous les portons avec nous. Eh! vous savez

trop qu'une âme attendrie intéresse l'univers entier à sa passion, et que, même après la guérison,

tous les objets de la nature nous rappellent encore ce qu'on sentit autrefois en les voyant. Je crois

pourtant, oui, j'ose le croire, que ces périls ne reviendront plus, et mon coeur me répond du

vôtre. Mais, pour être au-dessus d'une lâcheté, ce coeur facile est-il au-dessus d'une faiblesse, et

suis-je la seule ici qu'il lui en coûtera peut-être de respecter? Songez, Saint-Preux, que tout ce

qui m'est cher doit être couvert de ce même respect que vous me devez; songez que vous aurez

sans cesse à porter innocemment les jeux innocents d'une femme charmante; songez aux mépris

éternels que vous auriez mérités, si jamais votre coeur osait s'oublier un moment et profaner ce

qu'il doit honorer à tant de titres.

Je veux que le devoir, la foi, l'ancienne amitié, vous arrêtent, que l'obstacle opposé par la vertu

vous ôte un vain espoir, et qu'au moins par raison vous étouffiez des voeux inutiles; serez-vous

pour cela délivré de l'empire des sens et des pièges de l'imagination? Forcé de nous respecter

toutes deux, et d'oublier en nous notre sexe, vous le verrez dans celles qui nous servent, et en

vous abaissant vous croirez vous justifier; mais serez-vous moins coupable en effet, et la

différence des rangs change-t-elle ainsi la nature des fautes? Au contraire vous vous avilirez

d'autant plus que les moyens de réussir seront moins honnêtes. Quels moyens! Quoi! vous!...

Ah! périsse l'homme indigne qui marchande un coeur et rend l'amour mercenaire! C'est lui qui

couvre la terre des crimes que la débauche y fait commettre. Comment ne serait pas toujours à

vendre celle qui se laisse acheter une fois? Et, dans l'opprobre où bientôt elle tombe, lequel est

l'auteur de sa misère, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du séducteur qui l'y traîne

en mettant le premier ses faveurs à prix?

Oserai-je ajouter une considération qui vous touchera, si je ne me trompe? Vous avez vu quels

soins j'ai pris pour établir ici la règle et les bonnes moeurs; la modestie et la paix y règnent, tout

y respire le bonheur et l'innocence. Mon ami, songez à vous, à moi, à ce que nous fûmes, à ce que

nous sommes, à ce que nous devons être. Faudra-t-il que je dise un jour, en regrettant mes

peines perdues: "C'est de lui que vient le désordre de ma maison?"

Disons tout, s'il est nécessaire, et sacrifions la modestie elle-même au véritable amour de la

vertu. L'homme n'est pas fait pour le célibat, et il est bien difficile qu'un état si contraire à la

nature n'amène pas quelque désordre public ou caché. Le moyen d'échapper toujours à l'ennemi

qu'on porte sans cesse avec soi? Voyez en d'autres pays ces téméraires qui font voeu de n'être

pas hommes. Pour les punir d'avoir tenté Dieu, Dieu les abandonne; ils se disent saints, et sont

déshonnêtes; leur feinte continence n'est que souillure; et pour avoir dédaigné l'humanité ils

s'abaissent au-dessous d'elle. Je comprends qu'il en coûte peu de se rendre difficile sur des lois

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Julie ou La nouvelle Héloïse 425

qu'on n'observe qu'en apparence; mais celui qui veut être sincèrement vertueux se sent assez

chargé des devoirs de l'homme sans s'en imposer de nouveaux. Voilà, cher Saint-Preux, la

véritable humilité du chrétien, c'est de trouver toujours sa tâche au-dessus de ses forces, bien

loin d'avoir l'orgueil de la doubler. Faites-vous l'application de cette règle, et vous sentirez qu'un

état qui devrait seulement alarmer un autre homme doit par mille raisons vous faire trembler.

Moins vous craignez, plus vous avez à craindre; et si vous n'êtes point effrayé de vos devoirs,

n'espérez pas de les remplir.

Tels sont les dangers qui vous attendent ici. Pensez-y tandis qu'il en est temps. Je sais que jamais

de propos délibéré vous ne vous exposerez à mal faire, et le seul mal que je crains de vous est

celui que vous n'aurez pas prévu. Je ne vous dis donc pas de vous déterminer sur mes raisons,

mais de les peser. Trouvez-y quelque réponse dont vous soyez content, et je m'en contente; osez

compter sur vous, et j'y compte. Dites-moi: "Je suis un ange", et je vous reçois à bras ouverts.

Quoi! toujours des privations et des peines! toujours des devoirs cruels à remplir! toujours fuir

les gens qui nous sont chers! Non, mon aimable ami. Heureux qui peut dès cette vie offrir un

prix à la vertu! J'en vois un digne d'un homme qui sut combattre et souffrir pour elle. Si je ne

présume pas trop de moi, ce prix que j'ose vous destiner acquittera tout ce que mon coeur redoit

au vôtre; et vous aurez plus que vous n'eussiez obtenu si le ciel eût béni nos premières

inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous-même, je vous en veux donner un qui garde votre

âme, qui l'épure, qui la ranime, et sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec nous dans la

paix du séjour céleste. Vous n'aurez pas, je crois, beaucoup de peine à deviner qui je veux dire;

c'est l'objet qui se trouve à peu près établi d'avance dans le coeur qu'il doit remplir un jour, si

mon projet réussit.

Je vois toutes les difficultés de ce projet sans en être rebutée, car il est honnête. Je connais tout

l'empire que j'ai sur mon amie, et ne crains point d'en abuser en l'exerçant en votre faveur. Mais

ses résolutions vous sont connues; et, avant de les ébranler, je dois m'assurer de vos dispositions,

afin qu'en l'exhortant de vous permettre d'aspirer à elle je puisse répondre de vous et de vos

sentiments; car, si l'inégalité que le sort a mise entre l'un et l'autre vous ôte le droit de vous

proposer vous-même, elle permet encore moins que ce droit vous soit accordé sans savoir quel

usage vous en pourrez faire.

Je connais toute votre délicatesse; et si vous avez des objections à m'opposer, je sais qu'elles

seront pour elle bien plus que pour vous. Laissez ces vains scrupules. Serez-vous plus jaloux que

moi de l'honneur de mon amie? Non, quelque cher que vous me puissiez être, ne craignez point

que je préfère votre intérêt à sa gloire. Mais autant je mets de prix à l'estime des gens sensés,

autant je méprise les jugements téméraires de la multitude, qui se laisse éblouir par un faux

éclat, et ne voit rien de ce qui est honnête. La différence fût-elle cent fois plus grande, il n'est

point de rang auquel les talents et les moeurs n'aient droit d'atteindre, et à quel titre une femme

oserait-elle dédaigner pour époux celui qu'elle s'honore d'avoir pour ami? Vous savez quels sont

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Julie ou La nouvelle Héloïse 426

là-dessus nos principes à toutes deux. La fausse honte et la crainte du blâme inspirent plus de

mauvaises actions que de bonnes, et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal.

A votre égard, la fierté que je vous ai quelquefois connue ne saurait être plus déplacée que dans

cette occasion; et ce serait à vous une ingratitude de craindre d'elle un bienfait de plus. Et puis,

quelque difficile que vous puissiez être, convenez qu'il est plus doux et mieux séant de devoir sa

fortune à son épouse qu'à son ami; car on devient le protecteur de l'une, et le protégé de l'autre;

et, quoi que l'on puisse dire, un honnête homme n'aura jamais de meilleur ami que sa femme.

Que s'il reste au fond de votre âme quelque répugnance à former de nouveaux engagements,

vous ne pouvez trop vous hâter de la détruire pour votre honneur et pour mon repos; car je ne

serai jamais contente de vous et de moi que quand vous serez en effet tel que vous devez être, et

que vous aimerez les devoirs que vous avez à remplir. Eh! mon ami, je devrais moins craindre

cette répugnance qu'un empressement trop relatif à vos anciens penchants. Que ne fais-je point

pour m'acquitter auprès de vous! Je tiens plus que je n'avais promis. N'est-ce pas aussi Julie que

je vous donne? N'aurez-vous pas la meilleure partie de moi-même, et n'en serez-vous pas plus

cher à l'autre? Avec quel charme alors je me livrerai sans contrainte à tout mon attachement pour

vous! Oui, portez-lui la foi que vous m'avez jurée; que votre coeur remplisse avec elle tous les

engagements qu'il prit avec moi; qu'il lui rende, s'il est possible, tout ce que vous redevez au

mien. O Saint-Preux! je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-vous qu'elle n'est pas facile

à payer.

Voilà, mon ami, le moyen que j'imagine de nous réunir sans danger, en vous donnant dans notre

famille la même place que vous tenez dans nos coeurs. Dans le noeud cher et sacré qui nous

unira tous, nous ne serons plus entre nous que des soeurs et des frères; vous ne serez plus votre

propre ennemi ni le nôtre; les plus doux sentiments, devenus légitimes, ne seront plus

dangereux; quand il ne faudra plus les étouffer, on n'aura plus à les craindre. Loin de résister à

des sentiments si charmants, nous en ferons à la fois nos devoirs et nos plaisirs: c'est alors que

nous nous aimerons tous plus parfaitement, et que nous goûterons véritablement réunis les

charmes de l'amitié, de l'amour, et de l'innocence. Que si, dans l'emploi dont vous vous chargez,

le ciel récompense du bonheur d'être père le soin que vous prendrez de nos enfants, alors vous

connaîtrez par vous-même le prix de ce que vous aurez fait pour nous. Comblé des vrais biens

de l'humanité, vous apprendrez à porter avec plaisir le doux fardeau d'une vie utile à vos proches;

vous sentirez enfin ce que la vaine sagesse des méchants n'a jamais pu croire, qu'il est un

bonheur réservé dès ce monde aux seuls amis de la vertu.

Réfléchissez à loisir sur le parti que je vous propose, non pour savoir s'il vous convient, je n'ai

pas besoin là-dessus de votre réponse, mais s'il convient à Mme d'Orbe, et si vous pouvez faire

son bonheur comme elle doit faire le vôtre. Vous savez comment elle a rempli ses devoirs dans

tous les états de son sexe; sur ce qu'elle est, jugez ce qu'elle a droit d'exiger. Elle aime comme

Julie, elle doit être aimée comme elle. Si vous sentez pouvoir la mériter, parlez; mon amitié

tentera le reste, et se promet tout de la sienne. Mais si j'ai trop espéré de vous, au moins vous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 427

êtes honnête homme, et vous connaissez sa délicatesse; vous ne voudriez pas d'un bonheur qui

lui coûterait le sien: que votre coeur soit digne d'elle, ou qu'il ne lui soit jamais offert.

Encore une fois, consultez-vous bien. Pesez votre réponse avant de la faire. Quand il s'agit du

sort de la vie, la prudence ne permet pas de se déterminer légèrement; mais toute délibération

légère est un crime quand il s'agit du destin de l'âme et du choix de la vertu. Fortifiez la vôtre, ô

mon bon ami, de tous les secours de la sagesse. La mauvaise honte m'empêcherait-elle de vous

rappeler le plus nécessaire? Vous avez de la religion; mais j'ai peur que vous n'en tiriez pas tout

l'avantage qu'elle offre dans la conduite de la vie, et que la hauteur philosophique ne dédaigne la

simplicité du chrétien. Je vous ai vu sur la prière des maximes que je ne saurais goûter. Selon

vous, cet acte d'humilité ne nous est d'aucun fruit; et Dieu, nous ayant donné dans la conscience

tout ce qui peut nous porter au bien, nous abandonne ensuite à nous-mêmes, et laisse agir notre

liberté. Ce n'est pas là, vous le savez, la doctrine de saint Paul, ni celle qu'on professe dans notre

Eglise. Nous sommes libres, il est vrai, mais nous sommes ignorants, faibles, portés au mal. Et

d'où nous viendraient la lumière et la force, si ce n'est de celui qui en est la source, et pourquoi

les obtiendrions-nous, si nous ne daignons pas les demander? Prenez garde, mon ami, qu'aux

idées sublimes que vous vous faites du grand Etre l'orgueil humain ne mêle des idées basses qui

se rapportent à l'homme; comme si les moyens qui soulagent notre faiblesse convenaient à la

puissance divine, et qu'elle eût besoin d'art comme nous pour généraliser les choses afin de les

traiter plus facilement! Il semble, à vous entendre, que ce soit un embarras pour elle de veiller

sur chaque individu; vous craignez qu'une attention partagée et continuelle ne la fatigue, et vous

trouvez bien plus beau qu'elle fasse tout par des lois générales, sans doute parce qu'elles lui

coûtent moins de soin. O grands philosophes! que Dieu vous est obligé de lui fournir ainsi des

méthodes commodes, et de lui abréger le travail!

A quoi bon lui rien demander, dites-vous encore, ne connaît-il pas tous nos besoins? N'est-il pas

notre père pour y pourvoir? Savons-nous mieux que lui ce qu'il nous faut, et voulons-nous notre

bonheur plus véritablement qu'il ne le veut lui-même? Cher Saint-Preux, que de vains

sophismes! Le plus grand de nos besoins, le seul auquel nous pouvons pourvoir, est celui de

sentir nos besoins; et le premier pas pour sortir de notre misère est de la connaître. Soyons

humbles pour être sages; voyons notre faiblesse, et nous serons forts. Ainsi s'accorde la justice

avec la clémence; ainsi règnent à la fois la grâce et la liberté. Esclaves par notre faiblesse, nous

sommes libres par la prière; car il dépend de nous de demander et d'obtenir la force qu'il ne

dépend pas de nous d'avoir par nous-mêmes.

Apprenez donc à ne pas prendre toujours conseil de vous seul dans les occasions difficiles, mais

de celui qui joint le pouvoir à la prudence, et sait faire le meilleur parti du parti qu'il nous fait

préférer. Le grand défaut de la sagesse humaine, même de celle qui n'a que la vertu pour objet,

est un excès de confiance qui nous fait juger de l'avenir par le présent, et par un moment de la vie

entière. On se sent ferme un instant, et l'on compte n'être jamais ébranlé. Plein d'un orgueil que

l'expérience confond tous les jours, on croit n'avoir plus à craindre un piège une fois évité. Le

modeste langage de la vaillance est: "Je fus brave un tel jour"; mais celui qui dit: "Je suis brave",

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Julie ou La nouvelle Héloïse 428

ne sait ce qu'il sera demain; et tenant pour sienne une valeur qu'il ne s'est pas donnée, il mérite

de la perdre au moment de s'en servir.

Que tous nos projets doivent être ridicules, que tous nos raisonnements doivent être insensés

devant l'Etre pour qui les temps n'ont point de succession ni les lieux de distance! Nous

comptons pour rien ce qui est loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche: quand nous

aurons changé de lieu, nos jugements seront tout contraires, et ne seront pas mieux fondés.

Nous réglons l'avenir sur ce qui nous convient aujourd'hui, sans savoir s'il nous conviendra

demain; nous jugeons de nous comme étant toujours les mêmes, et nous changeons tous les

jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous aimons, si nous voudrons ce que nous voulons, si

nous serons ce que nous sommes, si les objets étrangers et les altérations de nos corps n'auront

pas autrement modifié nos âmes; et si nous ne trouverons pas notre misère dans ce que nous

aurons arrangé pour notre bonheur? Montrez-moi la règle de la sagesse humaine, et je vais la

prendre pour guide. Mais si sa meilleure leçon est de nous apprendre à nous défier d'elle,

recourons à celle qui ne trompe point, et faisons ce qu'elle nous inspire. Je lui demande d'éclairer

mes conseils; demandez-lui d'éclairer vos résolutions. Quelque parti que vous preniez, vous ne

voudrez que ce qui est bon et honnête, je le sais bien. Mais ce n'est pas assez encore; il faut

vouloir ce qui le sera toujours; et ni vous ni moi n'en sommes les juges.

Lettre VII. Réponse

Julie! une lettre de vous!... après sept ans de silence!... Oui, c'est elle; je le vois, je le sens: mes

yeux méconnaîtraient-ils des traits que mon coeur ne peut oublier? Quoi! vous vous souvenez

de mon nom! vous le savez encore écrire!... En formant ce nom, votre main n'a-t-elle point

tremblé? Je m'égare, et c'est votre faute. La forme, le pli, le cachet, l'adresse, tout dans cette lettre

m'en rappelle de trop différentes. Le coeur et la main semblent se contredire. Ah! deviez-vous

employer la même écriture pour tracer d'autres sentiments?

Vous trouverez peut-être que songer si fort à vos anciennes lettres, c'est trop justifier la dernière.

Vous vous trompez. Je me sens bien; je ne suis plus le même, ou vous n'êtes plus la même; et ce

qui me le prouve est qu'excepté les charmes et la bonté, tout ce que je retrouve en vous de ce que

j'y trouvais autrefois m'est un nouveau sujet de surprise. Cette observation répond d'avance à

vos craintes. Je ne me fie point à mes forces, mais au sentiment qui me dispense d'y recourir.

Plein de tout ce qu'il faut que j'honore en celle que j'ai cessé d'adorer, je sais à quels respects

doivent s'élever mes anciens hommages. Pénétré de la plus tendre reconnaissance, je vous aime

autant que jamais, il est vrai; mais ce qui m'attache le plus à vous est le retour de ma raison. Elle

vous montre à moi telle que vous êtes; elle vous sert mieux que l'amour même. Non, si j'étais

resté coupable, vous ne me seriez pas aussi chère.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 429

Depuis que j'ai cessé de prendre le change, et que le pénétrant Wolmar m'a éclairé sur mes vrais

sentiments, j'ai mieux appris à me connaître, et je m'alarme moins de ma faiblesse. Qu'elle abuse

mon imagination, que cette erreur me soit douce encore, il suffit, pour mon repos, qu'elle ne

puisse plus vous offenser, et la chimère qui m'égare à sa poursuite me sauve d'un danger réel.

O Julie! il est des impressions éternelles que le temps ni les soins n'effacent point. La blessure

guérit, mais la marque reste; et cette marque est un sceau respecté qui préserve le coeur d'une

autre atteinte. L'inconstance et l'amour sont incompatibles: l'amant qui change, ne change pas; il

commence ou finit d'aimer. Pour moi, j'ai fini; mais, en cessant d'être à vous, je suis resté sous

votre garde. Je ne vous crains plus; mais vous m'empêchez d'en craindre une autre. Non, Julie,

non, femme respectable, vous ne verrez jamais en moi que l'ami de votre personne et l'amant de

vos vertus; mais nos amours, nos premières et uniques amours, ne sortiront jamais de mon

coeur. La fleur de mes ans ne se flétrira point dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siècles

entiers, le doux temps de ma jeunesse ne peut ni renaître pour moi, ni s'effacer de mon souvenir.

Nous avons beau n'être plus les mêmes, je ne puis oublier ce que nous avons été. Mais parlons

de votre cousine.

Chère amie, il faut l'avouer, depuis que je n'ose plus contempler vos charmes, je deviens plus

sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer toujours de beautés en beautés sans jamais se fixer

sur aucune? Les miens l'ont revue avec trop de plaisir peut-être; et depuis mon éloignement, ses

traits, déjà gravés dans mon coeur, y font une impression plus profonde. Le sanctuaire est fermé,

mais son image est dans le temple. Insensiblement, je deviens pour elle ce que j'aurais été si je ne

vous avais jamais vue; et il n'appartenait qu'à vous seule de me faire sentir la différence de ce

qu'elle m'inspire à l'amour. Les sens, libres de cette passion terrible, se joignent au doux

sentiment de l'amitié. Devient-elle amour pour cela? Julie, ah! quelle différence! Où est

l'enthousiasme? Où est l'idolâtrie? Ou sont ces divins égarements de la raison, plus brillants,

plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même? Un feu passager m'embrase,

un délire d'un moment me saisit, me trouble, et me quitte. Je retrouve entre elle et moi deux

amis qui s'aiment tendrement et qui se le disent. Mais deux amants s'aiment-ils l'un l'autre?

Non; vous et moi sont des mots proscrits de leur langue: ils ne sont plus deux, ils sont un.

Suis-je donc tranquille en effet? Comment puis-je l'être? Elle est charmante, elle est votre amie

et la mienne; la reconnaissance m'attache à elle; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que

de droits sur une âme sensible! et comment écarter un sentiment plus tendre de tant de

sentiments si bien dus! Hélas! il est dit qu'entre elle et vous je ne serai jamais un moment

paisible.

Femmes! femmes! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez

quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l'amour sont

également nuisibles, et qu'on ne peut ni rechercher ni fuir impunément!... Beauté, charme,

attrait, sympathie, être ou chimère inconcevable, abîme de douleurs et de voluptés! beauté, plus

terrible aux mortels que l'élément où l'on t'a fait naître, malheureux qui se livre à ton calme

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Julie ou La nouvelle Héloïse 430

trompeur! C'est toi qui produis les tempêtes qui tourmentent le genre humain. O Julie! ô

Claire! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi! J'ai vécu

dans l'orage, et c'est toujours vous qui l'avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez

fait éprouver à mon coeur! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du vaste

Océan. L'un n'a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut,

submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en

apparence, on se sent élevé, porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible; on

croit ne pas sortir de la place, et l'on arrive au bout du monde.

Telle est la différence de l'effet qu'on produit sur moi vos attraits et les siens. Ce premier, cet

unique amour qui fit le destin de ma vie, et que rien n'a pu vaincre que lui-même, était né sans

que je m'en fusse aperçu; il m'entraînait que je l'ignorais encore: je me perdis sans croire m'être

égaré. Durant le vent j'étais au ciel ou dans les abîmes; le calme vient, je ne sais plus où je suis.

Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprès d'elle, et me le figure plus grand qu'il n'est;

j'éprouve des transports passagers et sans suite; je m'emporte un moment, et suis paisible un

moment après: l'onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n'enfle point les voiles; mon coeur,

content de ses charmes, ne leur prête point son illusion; je la vois plus belle que je ne l'imagine,

et je la redoute plus de près que de loin: c'est presque l'effet contraire à celui qui me vient de

vous, et j'éprouvais constamment l'un et l'autre à Clarens.

Depuis mon départ il est vrai qu'elle se présente à moi quelquefois avec plus d'empire.

Malheureusement il m'est difficile de la voir seule. Enfin je la vois, et c'est bien assez; elle ne m'a

pas laissé de l'amour, mais de l'inquiétude.

Voilà fidèlement ce que je suis pour l'une et pour l'autre. Tout le reste de votre sexe ne m'est plus

rien; mes longues peines me l'ont fait oublier:

E fornito 'l mio tempo a mezzo gli anni.

Le malheur m'a tenu lieu de force pour vaincre la nature et triompher des tentations. On a peu

de désirs quand on souffre; et vous m'avez appris à les éteindre en leur résistant. Une grande

passion malheureuse est un grand moyen de sagesse. Mon coeur est devenu, pour ainsi dire,

l'organe de tous mes besoins; je n'en ai point quand il est tranquille. Laissez-le en paix l'une et

l'autre, et désormais il l'est pour toujours.

Dans cet état, qu'ai-je à craindre de moi-même, et par quelle précaution cruelle voulez-vous

m'ôter mon bonheur pour ne pas m'exposer à le perdre? Quel caprice de m'avoir fait combattre

et vaincre pour m'enlever le prix après la victoire! N'est-ce pas vous qui rendez blâmable un

danger bravé sans raison? Pourquoi m'avoir appelé près de vous avec tant de risques? ou

pourquoi m'en bannir quand je suis digne d'y rester? Deviez-vous laisser prendre à votre mari

tant de peine à pure perte? Que ne le faisiez-vous renoncer à des soins que vous aviez résolu de

rendre inutiles? Que ne lui disiez-vous: "Laissez-le au bout du monde, puisque aussi bien je l'y

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Julie ou La nouvelle Héloïse 431

veux renvoyer"? Hélas! plus vous craignez pour moi, plus il faudrait vous hâter de me rappeler.

Non, ce n'est pas près de vous qu'est le danger; c'est en votre absence, et je ne vous crains qu'où

vous n'êtes pas. Quand cette redoutable Julie me poursuit, je me réfugie auprès de Mme de

Wolmar, et je suis tranquille; où fuirai-je si cet asile m'est ôté? Tous les temps, tous les lieux me

sont dangereux loin d'elle; partout je trouve Claire ou Julie. Dans le passé, dans le présent, l'une

et l'autre m'agite à son tour: ainsi mon imagination toujours troublée ne se calme qu'à votre vue,

et ce n'est qu'auprès de vous que je suis en sûreté contre moi. Comment vous expliquer le

changement que j'éprouve en vous abordant? Toujours vous exercez le même empire, mais son

effet est tout opposé; en réprimant les transports que vous causiez autrefois, cet empire est plus

grand, plus sublime encore; la paix, la sérénité, succèdent au trouble des passions; mon coeur

toujours formé sur le vôtre, aima comme lui, et devient paisible à son exemple. Mais ce repos

passager n'est qu'une trêve; et j'ai beau m'élever jusqu'à vous en votre présence, je retombe en

moi-même en vous quittant. Julie, en vérité, je crois avoir deux âmes, dont la bonne est en dépôt

dans vos mains. Ah! voulez-vous me séparer d'elle?

Mais les erreurs des sens vous alarment? Vous craignez les restes d'une jeunesse éteinte par les

ennuis; vous craignez pour les jeunes personnes qui sont sous votre garde; vous craignez de moi

ce que le sage Wolmar n'a pas craint! O Dieu! que toutes ces frayeurs m'humilient! Estimez-

vous donc votre ami moins que le dernier de vos gens! Je puis vous pardonner de mal penser de

moi, jamais de ne vous pas rendre à vous-même l'honneur que vous vous devez. Non, non; les

feux dont j'ai brûlé m'ont purifié; je n'ai plus rien d'un homme ordinaire. Après ce que je fus, si

je pouvais être vil un moment, j'irais me cacher au bout du monde, et ne me croirais jamais assez

loin de vous.

Quoi! je troublerai cet ordre aimable que j'admirais avec tant de plaisir? Je souillerais ce séjour

d'innocence et de paix que j'habitais avec tant de respect? Je pourrais être assez lâche?... Eh!

comment le plus corrompu des hommes ne serait-il pas touché d'un si charmant tableau?

Comment ne reprendrait-il pas dans cet asile l'amour de l'honnêteté? Loin d'y porter ses

mauvaises moeurs, c'est là qu'il irait s'en défaire... Qui? moi, Julie, moi?... si tard?... sous vos

yeux?... Chère amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte; elle est pour moi le temple de la

vertu; partout j'y vois son simulacre auguste, et ne puis servir qu'elle auprès de vous. Je ne suis

pas un ange, il est vrai; mais j'habiterai leur demeure, j'imiterai leurs exemples: on les fuit quand

on ne leur veut pas ressembler.

Vous le voyez, j'ai peine à venir au point principal de votre lettre, le premier auquel il fallait

songer, le seul dont je m'occuperais si j'osais prétendre au bien qu'il m'annonce! O Julie! âme

bienfaisante! amie incomparable! en m'offrant la digne moitié de vous-même, et le plus précieux

trésor qui soit au monde après vous, vous faites plus, s'il est possible, que vous ne fîtes jamais

pour moi. L'amour, l'aveugle amour put vous forcer à vous donner; mais donner votre amie est

une preuve d'estime non suspecte. Dès cet instant je crois vraiment être homme de mérite, car je

suis honoré de vous. Mais que le témoignage de cet honneur m'est cruel! En l'acceptant je le

démentirais, et pour le mériter il faut que j'y renonce. Vous me connaissez: jugez-moi. Ce n'est

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Julie ou La nouvelle Héloïse 432

pas assez que votre adorable cousine soit aimée; elle doit l'être comme vous, je le sais: le sera-t-

elle? le peut-elle être? et dépend-il de moi de lui rendre sur ce point ce qui lui est dû? Ah! si vous

vouliez m'unir avec elle, que ne me laissiez-vous un coeur à lui donner, un coeur auquel elle

inspirât des sentiments nouveaux dont il lui pût offrir les prémices? En est-il un moins digne

d'elle que celui qui sut vous aimer? Il faudrait avoir l'âme libre et paisible du bon et sage d'Orbe

pour s'occuper d'elle seule à son exemple; il faudrait le valoir pour lui succéder: autrement la

comparaison de son ancien état lui rendrait le dernier plus insupportable; et l'amour faible et

distrait d'un second époux, loin de la consoler du premier, le lui ferait regretter davantage. D'un

ami tendre et reconnaissant elle aurait fait un mari vulgaire. Gagnerait-elle à cet échange? Elle y

perdrait doublement. Son coeur délicat et sensible sentirait trop cette perte; et moi, comment

supporterais-je le spectacle continuel d'une tristesse dont je serais cause, et dont je ne pourrais

la guérir? Hélas! j'en mourrais de douleur même avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon

bonheur aux dépens du sien. Je l'aime trop pour l'épouser.

Mon bonheur? Non. Serais-je heureux moi-même en ne la rendant pas heureuse? L'un des deux

peut-il se faire un sort exclusif dans le mariage? Les biens, les maux, n'y sont-ils pas communs,

malgré qu'on en ait, et les chagrins qu'on se donne l'un à l'autre, ne retombent-ils pas toujours

sur celui qui les cause? Je serais malheureux par ses peines, sans être heureux par ses bienfaits.

Grâces, beauté; mérite, attachement, fortune, tout concourrait à ma félicité; mon coeur, mon

coeur seul empoisonnerait tout cela, et me rendrait misérable au sein du bonheur.

Si mon état présent est plein de charme auprès d'elle, loin que ce charme pût augmenter par une

union plus étroite, les plus doux plaisirs que j'y goûte me seraient ôtés. Son humeur badine peut

laisser un aimable essor à son amitié, mais c'est quand elle a des témoins de ses caresses. Je puis

avoir quelque émotion trop vive auprès d'elle, mais c'est quand votre présence me distrait de

vous. Toujours entre elle et moi dans nos tête-à-tête, c'est vous qui le rendez délicieux. Plus

notre attachement augmente, plus nous songeons aux chaînes qui l'ont formé; le doux lien de

notre amitié se resserre, et nous nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille souvenirs chers à

votre amie, plus chers à votre ami, les réunissent: uni par d'autres noeuds, il y faudra renoncer.

Ces souvenirs trop charmants ne seraient-ils pas autant d'infidélités envers elle? Et de quel front

prendrais-je une épouse respectée et chérie pour confidente des outrages que mon coeur lui

ferait malgré lui? Ce coeur n'oserait donc plus s'épancher dans le sien, il se fermerait à son

abord. N'osant plus lui parler de vous, bientôt je ne lui parlerais plus de moi. Le devoir,

l'honneur, en m'imposant pour elle une réserve nouvelle, me rendraient ma femme étrangère, et

je n'aurais plus ni guide ni conseil pour éclairer mon âme et corriger mes erreurs. Est-ce là

l'hommage qu'elle doit attendre? Est-ce là le tribut de tendresse et de reconnaissance que j'irais

lui porter? Est-ce ainsi que je ferais son bonheur et le mien?

Julie, oubliâtes-vous mes serments avec les vôtres? Pour moi, je ne les ai point oubliés. J'ai tout

perdu; ma foi seule m'est restée; elle me restera jusqu'au tombeau. Je n'ai pu vivre à vous; je

mourrai libre. Si l'engagement en était à prendre, je le prendrais aujourd'hui. Car si c'est un

devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est de ne faire le malheur de personne;

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Julie ou La nouvelle Héloïse 433

et tout ce qui me reste à sentir en d'autres noeuds, c'est l'éternel regret de ceux auxquels j'osai

prétendre. Je porterais dans ce lien sacré l'idée de ce que j'espérais y trouver une fois: cette idée

ferait mon supplice et celui d'une infortunée. Je lui demanderais compte des jours heureux que

j'attendis de vous. Quelles comparaisons j'aurais à faire! Quelle femme au monde les pourrait

soutenir? Ah! comment me consolerais-je à la fois de n'être pas à vous et d'être à une autre?

Chère amie, n'ébranlez point des résolutions dont dépend le repos de mes jours; ne cherchez

point à me tirer de l'anéantissement où je suis tombé, de peur qu'avec le sentiment de mon

existence, je ne reprenne celui de mes maux, et qu'un état violent ne rouvre toutes mes blessures.

Depuis mon retour j'ai senti, sans m'en alarmer, l'intérêt plus vif que je prenais à votre amie; car

je savais bien que l'état de mon coeur ne lui permettrait jamais d'aller trop loin, et voyant ce

nouveau goût ajouter à l'attachement déjà si tendre que j'eus pour elle dans tous les temps, je me

suis félicité d'une émotion qui m'aidait à prendre le change, et me faisait supporter votre image

avec moins de peine. Cette émotion a quelque chose des douceurs de l'amour, et n'en a pas les

tourments. Le plaisir de la voir n'est point troublé par le désir de la posséder; content de passer

ma vie entière, comme j'ai passé cet hiver, je trouve entre vous deux cette situation paisible et

douce qui tempère l'austérité de la vertu et rend ses leçons aimables. Si quelque vain transport

m'agite un moment, tout le réprime et le fait taire: j'en ai trop vaincu de plus dangereux pour

qu'il m'en reste aucun à craindre. J'honore votre amie comme je l'aime et c'est tout dire. Quand

je ne songerais qu'à mon intérêt, tous les droits de la tendre amitié me sont trop chers auprès

d'elle pour que je m'expose à les perdre en cherchant à les étendre; et je n'ai pas même eu besoin

de songer au respect que je lui dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tête-à-tête, qu'elle

eût besoin d'interpréter ou de ne pas entendre. Que si peut-être elle a trouvé quelquefois un peu

trop d'empressement dans mes manières, sûrement elle n'a point vu dans mon coeur la volonté

de le témoigner. Tel que je fus six mois auprès d'elle, tel je serai toute ma vie. Je ne connais rien

après vous de si parfait qu'elle; mais, fût-elle plus parfaite que vous encore, je sens qu'il faudrait

n'avoir jamais été votre amant pour pouvoir devenir le sien.

Avant d'achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la vôtre. J'y trouve avec toute la

prudence de la vertu les scrupules d'une âme craintive qui se fait un devoir de s'épouvanter, et

croit qu'il faut tout craindre pour se garantir de tout. Cette extrême timidité a son danger ainsi

qu'une confiance excessive. En nous montrant sans cesse des monstres où il n'y en a point, elle

nous épuise à combattre des chimères; et, à force de nous effaroucher sans sujet, elle nous tient

moins en garde contre les périls véritables, et nous les laisse moins discerner. Relisez

quelquefois la lettre que milord Edouard vous écrivit l'année dernière au sujet de votre mari;

vous y trouverez de bons avis à votre usage à plus d'un égard. Je ne blâme point votre dévotion;

elle est touchante, aimable, et douce comme vous; elle doit plaire à votre mari même. Mais

prenez garde qu'à force de vous rendre timide et prévoyante, elle ne vous mène au quiétisme par

une route opposée, et que, vous montrant partout du risque à courir, elle ne vous empêche enfin

d'acquiescer à rien. Chère amie, ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre, et que, pour

y vivre, on a toujours quelque combat à rendre contre soi? Occupons-nous moins des dangers

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Julie ou La nouvelle Héloïse 434

que de nous, afin de tenir notre âme prête à tout événement. Si chercher les occasions c'est

mériter d'y succomber, les fuir avec trop de soin, c'est souvent nous refuser à de grands devoirs;

et il n'est pas bon de songer sans cesse aux tentations, même pour les éviter. On ne me verra

jamais rechercher des moments dangereux ni des tête-à-tête avec des femmes; mais, dans

quelque situation que me place désormais la Providence, j'ai pour sûreté de moi les huit mois

que j'ai passés à Clarens, et ne crains plus que personne m'ôte le prix que vous m'avez fait

mériter. Je ne serai pas plus faible que je l'ai été; je n'aurai pas de plus grands combats à rendre;

j'ai senti l'amertume des remords; j'ai goûté les douceurs de la victoire. Après de telles

comparaisons on n'hésite plus sur le choix; tout, jusqu'à mes fautes passées; m'est garant de

l'avenir.

Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur l'ordre de l'univers et sur la

direction des êtres qui le composent, je me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort

au-dessus de l'homme, il ne peut juger des choses qu'il ne voit pas, que par induction sur celles

qu'il voit, et que toutes les analogies sont pour ces lois générales que vous semblez rejeter. La

raison même, et les plus saines idées que nous pouvons nous former de l'Etre suprême, sont très

favorables à cette opinion; car bien que sa puissance n'ait pas besoin de méthode pour abréger le

travail, il est digne de sa sagesse de préférer pourtant les voies les plus simples, afin qu'il n'y ait

rien d'inutile dans les moyens non plus que dans les effets. En créant l'homme, il l'a doué de

toutes les facultés nécessaires pour accomplir ce qu'il exigeait de lui; et quand nous lui

demandons le pouvoir de bien faire, nous ne lui demandons rien qu'il ne nous ait déjà donné. Il

nous a donné la raison pour connaître ce qui est bien, la conscience pour l'aimer, et la liberté

pour le choisir. C'est dans ces dons sublimes que consiste la grâce divine; et comme nous les

avons tous reçus, nous en sommes tous comptables.

J'entends beaucoup raisonner contre la liberté de l'homme, et je méprise tous ces sophismes,

parce qu'un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intérieur, plus

fort que tous ses arguments, les dément sans cesse; et quelque parti que je prenne, dans quelque

délibération que ce soit, je sens parfaitement qu'il ne tient qu'à moi de prendre le parti contraire.

Toutes ces subtilités de l'école sont vaines précisément parce qu'elles prouvent trop, qu'elles

combattent tout aussi bien la vérité que le mensonge, et que, soit que la liberté existe ou non,

elles peuvent servir également à prouver qu'elle n'existe pas. A entendre ces gens-là, Dieu même

ne serait pas libre, et ce mot de liberté n'aurait aucun sens. Ils triomphent, non d'avoir résolu la

question, mais d'avoir mis à sa place une chimère. Ils commencent par supposer que tout être

intelligent est purement passif, et puis ils déduisent de cette supposition des conséquences pour

prouver qu'il n'est pas actif. La commode méthode qu'ils ont trouvée là! S'ils accusent leurs

adversaires de raisonner de même, ils ont tort. Nous ne nous supposons point actifs et libres,

nous sentons que nous le sommes. C'est à eux de prouver non seulement que ce sentiment

pourrait nous tromper, mais qu'il nous trompe en effet. L'évêque de Cloyne a démontré que,

sans rien changer aux apparences, la matière et les corps pourraient ne pas exister; est-ce assez

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Julie ou La nouvelle Héloïse 435

pour affirmer qu'ils n'existent pas? En tout ceci, la seule apparence coûte plus que la réalité: je

m'en tiens à ce qui est plus simple.

Je ne crois dons pas qu'après avoir pourvu de toute manière aux besoins de l'homme, Dieu

accorde à l'un plutôt qu'à l'autre des secours extraordinaires, dont celui qui abuse des secours

communs à tous est indigne, et dont celui qui en use bien n'a pas besoin. Cette acception de

personnes est injurieuse à la justice divine. Quand cette dure et décourageante doctrine se

déduirait de l'Ecriture elle-même, mon premier devoir n'est-il pas d'honorer Dieu? Quelque

respect que je doive au texte sacré, j'en dois plus encore à son auteur; et j'aimerais mieux croire

la Bible falsifiée ou inintelligible, que Dieu injuste ou malfaisant. Saint Paul ne veut pas que le

vase dise au potier: "Pourquoi m'as-tu fait ainsi?" Cela est fort bien, si le potier n'exige du vase

que des services qu'il l'a mis en état de lui rendre; mais, s'il s'en prenait au vase de n'être pas

propre à un usage pour lequel il ne l'aurait pas fait, le vase aurait-il tort de le lui dire: "Pourquoi

m'as-tu fait ainsi?"

S'ensuit-il de là que la prière soit inutile? A Dieu ne plaise que je m'ôte cette ressource contre

mes faiblesses! Tous les actes de l'entendement qui nous élèvent à Dieu nous portent au-dessus

de nous-mêmes; en implorant son secours, nous apprenons à le trouver. Ce n'est pas lui qui

nous change; c'est nous qui changeons en nous élevant à lui. Tout ce qu'on lui demande comme

il faut, on se le donne; et comme vous l'avez dit, on augmente sa force en reconnaissant sa

faiblesse. Mais, si l'on abuse de l'oraison et qu'on devienne mystique, on se perd à force de

s'élever; en cherchant la grâce, on renonce à la raison; pour obtenir un don du ciel, on en foule

aux pieds un autre; en s'obstinant à vouloir qu'il nous éclaire, on s'ôte les lumières qu'il nous a

données. Qui sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de faire un miracle?

Vous le savez; il n'y a rien de bien qui n'ait un excès blâmable, même la dévotion qui tourne en

délire. La vôtre est trop pure pour arriver jamais à ce point; mais l'excès qui produit l'égarement

commence avant lui, et c'est de ce premier terme que vous avez à vous défier. Je vous ai souvent

entendue blâmer les extases des ascétiques; savez-vous comment elles viennent? En prolongeant

le temps qu'on donne à la prière plus que ne le permet la faiblesse humaine. Alors l'esprit

s'épuise, l'imagination s'allume et donne des visions; on devient inspiré, prophète, et il n'y a plus

ni sens ni génie qui garantisse du fanatisme. Vous vous enfermez fréquemment dans votre

cabinet, vous vous recueillez, vous priez sans cesse; vous ne voyez pas encore les piétistes mais

vous lisez leurs livres. Je n'ai jamais blâmé votre goût pour les écrits du bon Fénelon: mais que

faites-vous de ceux de sa disciple? Vous lisez Muralt: je le lis aussi; mais je choisis ses Lettres, et

vous choisissez son Instinct divin. Voyez comment il a fini, déplorez les égarements de cet

homme sage, et songez à vous. Femme pieuse et chrétienne, allez-vous n'être plus qu'une

dévote?

Chère et respectable amie, je reçois vos avis avec la docilité d'une enfant, et vous donne les

miens avec le zèle d'un père. Depuis que la vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus

indissolubles, ses devoirs se confondent avec les droits de l'amitié. Les mêmes leçons nous

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Julie ou La nouvelle Héloïse 436

conviennent, le même intérêt nous conduit. Jamais nos coeurs ne se parlent, jamais nos yeux ne

se rencontrent, sans offrir à tous deux un objet d'honneur et de gloire qui nous élève

conjointement; et la perfection de chacun de nous importera toujours à l'autre. Mais si les

délibérations sont communes, la décision ne l'est pas; elle appartient à vous seule. O vous qui

fîtes toujours mon sort, ne cessez point d'en être l'arbitre; pesez mes réflexions, prononcez: quoi

que vous ordonniez de moi, je me soumets; je serai digne au moins que vous ne cessiez pas de

me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous me serez toujours présente, vous présiderez

toujours à mes actions; dussiez-vous m'ôter l'honneur d'élever vos enfants, vous ne m'ôterez

point les vertus que je tiens de vous; ce sont les enfants de votre âme, la mienne les adopte, et

rien ne les lui peut ravir.

Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que je vous ai bien expliqué ce que je sens et ce que je

pense, dites-moi ce qu'il faut que je fasse. Vous savez à quel point mon sort est lié à celui de mon

illustre ami. Je ne l'ai point consulté dans cette occasion; je ne lui ai montré ni cette lettre ni la

vôtre. S'il apprend que vous désapprouviez son projet, ou plutôt celui de votre époux, il le

désapprouvera lui-même; et je suis bien éloigné d'en vouloir tirer une objection contre vos

scrupules; il convient seulement qu'il les ignore jusqu'à votre entière décision. En attendant je

trouverai, pour différer notre départ, des prétextes qui pourront le surprendre, mais auxquels il

acquiescera sûrement. Pour moi, j'aime mieux ne vous plus voir que de vous revoir pour vous

dire un nouvel adieu. Apprendre à vivre chez vous en étranger est une humiliation que je n'ai pas

méritée.

Lettre VIII de Madame de Wolmar

Eh bien! ne voilà-t-il pas encore votre imagination effarouchée? Et sur quoi, je vous prie? Sur les

plus vrais témoignages d'estime et d'amitié que vous ayez jamais reçus de moi; sur les paisibles

réflexions que le soin de votre vrai bonheur m'inspire; sur la proposition la plus obligeante, la

plus avantageuse, la plus honorable qui vous ait jamais été faite, sur l'empressement, indiscret

peut-être, de vous unir à ma famille par des noeuds indissolubles; sur le désir de faire mon allié,

mon parent, d'un ingrat qui croit ou qui feint de croire que je ne veux plus de lui pour ami. Pour

vous tirer de l'inquiétude où vous paraissez être, il ne fallait que prendre ce que je vous écris

dans son sens le plus naturel. Mais il y a longtemps que vous aimez à vous tourmenter par vos

injustices. Votre lettre est, comme votre vie, sublime et rampante, pleine de force et de puérilités.

Mon cher philosophe, ne cesserez-vous jamais d'être enfant?

Où avez-vous donc pris que je songeasse à vous imposer des lois, à rompre avec vous, et, pour

me servir de vos termes, à vous renvoyer au bout du monde? De bonne foi, trouvez-vous là

l'esprit de ma lettre? Tout au contraire: en jouissant d'avance du plaisir de vivre avec vous, j'ai

craint les inconvénients qui pouvaient le troubler; je me suis occupée des moyens de prévenir ces

inconvénients d'une manière agréable et douce, en vous faisant un sort digne de votre mérite et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 437

de mon attachement pour vous. Voilà tout mon crime: il n'y avait pas là, ce me semble, de quoi

vous alarmer si fort.

Vous avez tort, mon ami, car vous n'ignorez pas combien vous m'êtes cher; mais vous aimez à

vous le faire redire; et comme je n'aime guère moins à le répéter, il vous est aisé d'obtenir ce que

vous voulez sans que la plainte et l'humeur s'en mêlent.

Soyez donc bien sûr que si votre séjour ici vous est agréable, il me l'est tout autant qu'à vous, et

que, de tout ce que M. de Wolmar a fait pour moi, rien ne m'est plus sensible que le soin qu'il a

pris de vous appeler dans sa maison, et de vous mettre en état d'y rester. J'en conviens avec

plaisir, nous sommes utiles l'un à l'autre. Plus propres à recevoir de bons avis qu'à les prendre de

nous-mêmes, nous avons tous deux besoin de guides. Et qui saura mieux ce qui convient à l'un,

que l'autre qui le connaît si bien? Qui sentira mieux le danger de s'égarer par tout ce que coûte

un retour pénible? Quel objet peut mieux nous rappeler ce danger? Devant qui rougirions-nous

autant d'avilir un si grand sacrifice? Après avoir rompu de tels liens, ne devons-nous pas à leur

mémoire de ne rien faire d'indigne du motif qui nous les fit rompre? Oui, c'est une fidélité que je

veux vous garder toujours de vous prendre à témoin de toutes les actions de ma vie, et de vous

dire, à chaque sentiment qui m'anime: "Voilà ce que je vous ai préféré!" Ah! mon ami, je sais

rendre honneur à ce que mon coeur a si bien senti. Je puis être faible devant toute la terre, mais je

réponds de moi devant vous.

C'est dans cette délicatesse qui survit toujours au véritable amour, plutôt que dans les subtiles

distinctions de M. de Wolmar, qu'il faut chercher la raison de cette élévation d'âme et de cette

force intérieure que nous éprouvons l'un près de l'autre, et que je crois sentir comme vous. Cette

explication du moins est plus naturelle, plus honorable à nos coeurs que la sienne, et vaut mieux

pour s'encourager à bien faire; ce qui suffit pour la préférer. Ainsi, croyez que, loin d'être dans la

disposition bizarre où vous me supposez, celle où je suis est directement contraire; que s'il fallait

renoncer au projet de nous réunir, je regarderais ce changement comme un grand malheur pour

vous, pour moi, pour mes enfants, et pour mon mari même, qui, vous le savez, entre pour

beaucoup dans les raisons que j'ai de vous désirer ici. Mais, pour ne parler que de mon

inclination particulière, souvenez vous du moment de votre arrivée: marquai-je moins de joie à

vous voir que vous n'en eûtes en m'abordant? Vous a-t-il paru que votre séjour à Clarens me fût

ennuyeux ou pénible? Avez-vous jugé que je vous en visse partir avec plaisir? Faut-il aller

jusqu'au bout et vous parler avec ma franchise ordinaire? Je vous avouerai sans détour que les six

derniers mois que nous avons passés ensemble ont été le temps le plus doux de ma vie, et que

j'ai goûté dans ce court espace tous les biens dont ma sensibilité m'ait fourni l'idée.

Je n'oublierai jamais un jour de cet hier, où, après avoir fait en commun la lecture de vos voyages

et celle des aventures de votre ami, nous soupâmes dans la salle d'Apollon, et où, songeant à la

félicité que Dieu m'envoyait en ce monde, je vis tout autour de moi mon père, mon mari, mes

enfants, ma cousine, milord Edouard, vous, sans compter la Fanchon qui ne gâtait rien au

tableau, et tout cela rassemblé pour l'heureuse Julie. Je me disais: "Cette petite chambre contient

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Julie ou La nouvelle Héloïse 438

tout ce qui est cher à mon coeur, et peut-être tout ce qu'il y a de meilleur sur la terre; je suis

environnée de tout ce qui m'intéresse; tout l'univers est ici pour moi; je jouis à la fois de

l'attachement que j'ai pour mes amis, de celui qu'ils me rendent, de celui qu'ils ont l'un pour

l'autre; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s'y rapporte; je ne vois rien qui n'étende

mon être, et rien qui le divise; il est dans tout ce qui m'environne, il n'en reste aucune portion

loin de moi; mon imagination n'a plus rien à faire, je n'ai rien à désirer; sentir et jouir sont pour

moi la même chose; je vis à la fois dans tout ce que j'aime, je me rassasie de bonheur et de vie. O

mort! viens quand tu voudras, je ne te crains plus, j'ai vécu, je t'ai prévenue; je n'ai plus de

nouveaux sentiments à connaître, tu n'as plus rien à me dérober."

Plus j'ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m'était doux d'y compter, et plus aussi tout ce

qui pouvait troubler ce plaisir m'a donné d'inquiétude. Laissons un moment à part cette morale

craintive et cette prétendue dévotion que vous me reprochez; convenez du moins que tout le

charme de la société qui régnait entre nous est dans cette ouverture de coeur qui met en

commun tous les sentiments, toutes les pensées, et qui fait que chacun se sentant tel qu'il doit

être se montre à tous tel qu'il est. Supposez un moment quelque intrigue secrète, quelque

liaison qu'il faille cacher, quelque raison de réserve et de mystère; à l'instant tout le plaisir de se

voir s'évanouit, on est contraint l'un devant l'autre, on cherche à se dérober, quand on se

rassemble on voudrait se fuir; la circonspection; la bienséance, amènent la défiance et le dégoût.

Le moyen d'aimer longtemps ceux qu'on craint! On se devient importun l'un à l'autre... Julie

importune!... importune à son ami!... non; non, cela ne saurait être; on n'a jamais de maux à

craindre que ceux qu'on peut supporter.

En vous exposant naïvement mes scrupules, je n'ai point prétendu changer vos résolutions, mais

les éclairer, de peur que, prenant un parti dont nous n'auriez pas prévu toutes les suites, vous

n'eussiez peut-être à vous en repentir quand vous n'oseriez plus vous en dédire. A l'égard des

craintes que M. de Wolmar n'a pas eues, ce n'est pas à lui de les avoir, c'est à vous: nul n'est juge

du danger qui vient de vous que vous-même. Réfléchissez-y bien, puis dites-moi qu'il n'existe

pas, et je n'y pense plus: car je connais votre droiture, et ce n'est pas de vos intentions que je me

défie. Si votre coeur est capable d'une faute imprévue, très sûrement le mal prémédité n'en

approcha jamais. C'est ce qui distingue l'homme fragile du méchant homme.

D'ailleurs, quand mes objections auraient plus de solidité que je n'aime à le croire, pourquoi

mettre d'abord la chose au pis comme vous faites? Je n'envisage point les précautions à prendre

aussi sévèrement que vous. S'agit-il pour cela de rompre aussitôt tous vos projets et de nous fuir

pour toujours? Non, mon aimable ami, de si tristes ressources ne sont point nécessaires. Encore

enfant par la tête, vous êtes déjà vieux par le coeur. Les grandes passions usées dégoûtent des

autres; la paix de l'âme qui leur succède est le seul sentiment qui s'accroît par la jouissance. Un

coeur sensible craint le repos qu'il ne connaît pas: qu'il le sente une fois, il ne voudra plus le

perdre. En comparant deux états si contraires, on apprend à préférer le meilleur; mais pour les

comparer il les faut connaître. Pour moi, je vois le moment de votre sûreté plus près peut-être

que vous ne le voyez vous-même. Vous avez trop senti pour sentir longtemps; vous avez trop

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Julie ou La nouvelle Héloïse 439

aimé pour ne pas devenir indifférent: on ne rallume plus la cendre qui sort de la fournaise, mais

il faut attendre que tout soit consumé. Encore quelques années d'attention sur vous-même, et

vous n'avez plus de risque à courir.

Le sort que je voulais vous faire eût anéanti ce risque; mais, indépendamment de cette

considération, ce sort était assez doux pour devoir être envié pour lui-même; et si votre

délicatesse vous empêche d'oser y prétendre, je n'ai pas besoin que vous me disiez ce qu'une telle

retenue a pu vous coûter. Mais j'ai peur qu'il ne se mêle à vos raisons des prétextes plus spécieux

que solides; j'ai peur qu'en vous piquant de tenir des engagements dont tout vous dispense, et

qui n'intéressent plus personne, vous ne vous fassiez une fausse vertu de je ne sais quelle vaine

constance plus à blâmer qu'à louer, et désormais tout à fait déplacée. Je vous l'ai déjà dit

autrefois, c'est un second crime de tenir un serment criminel: si le vôtre ne l'était pas, il l'est

devenu; c'en est assez pour l'annuler. La promesse qu'il faut tenir sans cesse est celle d'être

honnête homme et toujours ferme dans son devoir: changer quand il change, ce n'est pas

légèreté, c'est constance. Vous fîtes bien peut-être alors de promettre ce que vous feriez mal

aujourd'hui de tenir. Faites dans tous les temps ce que la vertu demande, vous ne vous

démentirez jamais.

Que s'il y a parmi vos scrupules quelque objection solide, c'est ce que nous pourrons examiner à

loisir. En attendant je ne suis pas trop fâchée que vous n'ayez pas saisi mon idée avec la même

avidité que moi, afin que mon étourderie vous soit moins cruelle si j'en ai fait une. J'avais médité

ce projet durant l'absence de ma cousine. Depuis son retour et le départ de ma lettre, ayant eu

avec elle quelques conversations générales sur un second mariage, elle m'en a paru si éloignée,

que, malgré tout le penchant que je lui connais pour vous, je craindrais qu'il ne fallût user de

plus d'autorité qu'il ne me convient, pour vaincre sa répugnance, même en votre faveur; car il est

point où l'empire de l'amitié doit respecter celui des inclinations et les principes que chacun se

fait sur des devoirs arbitraires en eux-mêmes, mais relatifs à l'état du coeur qui se les impose.

Je vous avoue pourtant que je tiens encore à mon projet: il nous convient si bien à tous, il vous

tirerait si honorablement de l'état précaire où vous vivez dans le monde, il confondrait tellement

nos intérêts, il nous ferait un devoir si naturel de cette amitié qui nous est si douce, que je n'y

puis renoncer tout à fait. Non, mon ami, vous ne m'appartiendrez jamais de trop près; ce n'est

pas même assez que vous soyez mon cousin; ah! je voudrais que vous fussiez mon frère.

Quoi qu'il en soit de toutes ces idées, rendez plus de justice à mes sentiments pour vous.

Jouissez sans réserve de mon amitié, de ma confiance, de mon estime. Souvenez-vous que je n'ai

plus rien à vous prescrire, et que je ne crois point en avoir besoin. Ne m'ôtez pas le droit de vous

donner des conseils, mais n'imaginez jamais que j'en fasse des ordres. Si vous sentez pouvoir

habiter Clarens sans danger, venez-y, demeurez-y; j'en serai charmée. Si vous croyez devoir

donner encore quelques années d'absence aux restes toujours suspects d'une jeunesse

impétueuse, écrivez-moi souvent, venez nous voir quand vous voudrez; entretenons la

correspondance la plus intime. Quelle peine n'est pas adoucie par cette consolation! Quel

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Julie ou La nouvelle Héloïse 440

éloignement ne supporte-t-on pas par l'espoir de finir ses jours ensemble! Je ferai plus; je suis

prête à vous confier un de mes enfants; je le croirai mieux dans vos mains que dans les miennes:

quand vous me le ramènerez, je ne sais duquel des deux le retour me touchera le plus. Si, tout à

fait devenu raisonnable, vous bannissez enfin vos chimères, et voulez mériter ma cousine, venez,

aimez-la, servez-la, achevez de lui plaire; en vérité, je crois que vous avez déjà commencé;

triomphez de son coeur et des obstacles qu'il vous oppose, je vous aiderai de tout mon pouvoir.

Faites enfin le bonheur l'un de l'autre, et rien ne manquera plus au mien. Mais quelque parti que

vous puissiez prendre, après y avoir sérieusement pensé, prenez-le en toute assurance, et

n'outragez plus votre amie en l'accusant de se défier de vous.

A force de songer à vous je m'oublie. Il faut pourtant que mon tour vienne; car vous faites avec

vos amis dans la dispute comme avec votre adversaire aux échecs, vous attaquez en vous

défendant. Vous vous excusez d'être philosophe en m'accusant d'être dévote; c'est comme si

j'avais renoncé au vin lorsqu'il vous eut enivré. Je suis donc dévote à votre compte, ou prête à le

devenir? Soit: les dénominations méprisantes changent-elles la nature des choses? Si la dévotion

est bonne, où est le tort d'en avoir? Mais peut-être ce mot est-il trop bas pour vous. La dignité

philosophique dédaigne un culte vulgaire; elle veut servir Dieu plus noblement; elle porte

jusqu'au ciel même ses prétentions et sa fierté. O mes pauvres philosophes!... Revenons à moi.

J'aimai la vertu dès mon enfance, et cultivai ma raison dans tous les temps. Avec du sentiment et

des lumières, j'ai voulu me gouverner, et je me suis mal conduite. Avant de m'ôter le guide que

j'ai choisi, donnez-m'en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami, toujours de

l'orgueil, quoi qu'on fasse! c'est lui qui vous élève, et c'est lui qui m'humilie. Je crois valoir autant

qu'une autre, et mille autres ont vécu plus sagement que moi. Elles avaient donc des ressources

que je n'avais pas. Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de cacher ma vie? Pourquoi

haïssais-je le mal que j'ai fait malgré moi? Je ne connaissais que ma force; elle n'a pu me suffire.

Toute la résistance qu'on peut tirer de soi, je crois l'avoir faite, et toutefois j'ai succombé.

Comment font celles qui résistent? Elles ont un meilleur appui.

Après l'avoir pris à leur exemple, j'ai trouvé dans ce choix un autre avantage auquel je n'avais pas

pensé. Dans le règne des passions, elles aident à supporter les tourments qu'elles donnent; elles

tiennent l'espérance à côté du désir. Tant qu'on désire on peut se passer d'être heureux; on

s'attend à le devenir: si le bonheur ne vient point, l'espoir se prolonge, et le charme de l'illusion

dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l'inquiétude qu'il

donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à

qui n'a plus rien à désirer! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce

qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet,

l'homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante

qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent

et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus

douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même; rien

n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit;

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Julie ou La nouvelle Héloïse 441

l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance.

Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses

humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.

Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans

le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n'est pas un état d'homme;

vivre ainsi c'est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature; il

serait privé du plaisir de désirer; toute autre privation serait plus supportable.

Voilà ce que j'éprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois partout

que sujets de contentement, et je ne suis pas contente; une langueur secrète s'insinue au fond de

mon coeur; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre; l'attachement que j'ai

pour tout ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper; il lui reste une force inutile dont il ne

sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en conviens; mais elle n'est pas moins réelle. Mon ami, je

suis trop heureuse; le bonheur m'ennuie.

Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être? Pour moi, je vous avoue qu'un

sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnais à la vie;

et je n'imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver, qui me manque ou qui me suffise.

Une autre sera-t-elle plus sensible que moi? Aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfants,

ses amis, ses proches? En sera-t-elle mieux aimée? Mènera-t-elle une vie plus de son goût? Sera-

t-elle plus libre d'en choisir une autre? Jouira-t-elle d'une meilleure santé? Aura-t-elle plus de

ressources contre l'ennui, plus de liens qui l'attachent au monde? Et toutefois j'y vis inquiète;

mon coeur ignore ce qui lui manque; il désire sans savoir quoi.

Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir:

en s'élevant à la source du sentiment et de l'être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur; elle y

renaît, elle s'y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend

une autre existence qui ne tient point aux passions du corps; ou plutôt elle n'est plus en moi-

même, elle est toute dans l'Etre immense qu'elle contemple et, dégagée un moment de ses

entraves, elle se console d'y rentrer par cet essai d'un état plus sublime qu'elle espère être un jour

le sien.

Vous souriez; je vous entends, mon bon ami; j'ai prononcé mon propre jugement en blâmant

autrefois cet état d'oraison que je confesse aimer aujourd'hui. A cela je n'ai qu'un mot à vous

dire, c'est que je ne l'avais pas éprouvé. Je ne prétends pas même le justifier de toutes manières.

Je ne dis pas que ce goût soit sage; je dis seulement qu'il est doux, qu'il supplée au sentiment du

bonheur qui s'épuise, qu'il remplit le vide de l'âme, qu'il jette un nouvel intérêt sur la vie passée à

le mériter. S'il produit quelque mal, il faut le rejeter sans doute; s'il abuse le coeur par une fausse

jouissance, il faut encore le rejeter. Mais enfin lequel tient le mieux à la vertu, du philosophe avec

ses grands principes, ou du chrétien dans sa simplicité? Lequel est le plus heureux dès ce

monde, du sage avec sa raison, ou du dévot dans son délire? Qu'ai-je besoin de penser,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 442

d'imaginer, dans un moment où toutes mes facultés sont aliénées? L'ivresse a ses plaisirs, disiez-

vous: eh bien! ce délire en est une. Ou laissez-moi dans cet état qui m'est agréable, ou montrez-

moi comment je puis être mieux.

J'ai blâmé les extases des mystiques. Je les blâme encore quand elles nous détachent de nos

devoirs, et que, nous dégoûtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous

mènent à ce quiétisme dont vous me croyez si proche, et dont je crois être aussi loin que vous.

Servir Dieu, ce n'est point passer sa vie à genoux dans un oratoire, je le sais bien; c'est remplir

sur la terre les devoirs qu'il nous impose; c'est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient à

l'état où il nous a mis:

... Il cor gradisce;

E serve a lui chi'l suo dover compisce.

Il faut premièrement faire ce qu'on doit, et puis prier quand on le peut; voilà la règle que je tâche

de suivre. Je ne prends point le recueillement que vous me reprochez comme une occupation,

mais comme une récréation; et je ne vois pas pourquoi parmi les plaisirs qui sont à ma portée, je

m'interdirais le plus sensible et le plus innocent de tous.

Je me suis examinée avec plus de soin depuis votre lettre; j'ai étudié les effets que produit sur

mon âme ce penchant qui semble si fort vous déplaire, et je n'y sais rien voir jusqu'ici qui me

fasse craindre, au moins sitôt, l'abus d'une dévotion mal entendue.

Premièrement, je n'ai point pour cet exercice un goût trop vif qui me fasse souffrir quand j'en

suis privée, ni qui me donne de l'humeur quand on m'en distrait. Il ne me donne point non plus

de distractions dans la journée, et ne jette ni dégoût ni impatience sur la pratique de mes

devoirs. Si quelquefois mon cabinet m'est nécessaire, c'est quand quelque émotion m'agite, et

que je serais moins bien partout ailleurs: c'est là que, rentrant en moi-même, j'y retrouve le calme

de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m'afflige, c'est là que je les vais

déposer. Toutes ces misères s'évanouissent devant un plus grand objet. En songeant à tous les

bienfaits de la Providence, j'ai honte d'être sensible à de si faibles chagrins et d'oublier de si

grandes grâces. Il ne me faut des séances ni fréquentes ni longues. Quand la tristesse m'y suit

malgré moi, quelques pleurs versés devant celui qui console soulagent mon coeur à l'instant.

Mes réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses; mon repentir même est exempt

d'alarmes. Mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte; j'ai des regrets et non des

remords. Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père: ce qui me touche est sa bonté; elle

efface à mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m'étonne,

son immensité me confond, sa justice... Il a fait l'homme faible; puisqu'il est juste, il est clément.

Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants: je ne puis ni le craindre pour moi ni l'implorer contre

un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté, c'est toi que j'adore! c'est de toi, je le sens, que je suis

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Julie ou La nouvelle Héloïse 443

l'ouvrage; et j'espère te retrouver au dernier jugement tel que tu parles à mon coeur durant ma

vie.

Je ne saurais vous dire combien ces idées jettent de douceur sur mes jours et de joie au fond de

mon coeur. En sortant de mon cabinet ainsi disposée, je me sens plus légère et plus gaie; toute la

peine s'évanouit, tous les embarras disparaissent; rien de rude, rien d'anguleux; tout devient

facile et coulant, tout prend à mes yeux une face plus riante; la complaisance ne me coûte plus

rien; j'en aime encore mieux ceux que j'aime, et leur en suis plus agréable. Mon mari même en

est plus content de mon humeur. La dévotion, prétend-il, est un opium pour l'âme; elle égaye,

anime et soutient quand on en prend peu; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue.

J'espère ne pas aller jusque-là.

Vous voyez que je ne m'offense pas de ce titre de dévote autant peut-être que vous l'auriez voulu,

mais je ne lui donne pas non plus tout le prix que vous pourriez croire. Je n'aime point, par

exemple, qu'on affiche cet état par un extérieur affecté et comme une espèce d'emploi qui

dispense de tout autre. Ainsi cette Mme Guyon dont vous me parlez eût mieux fait, ce me

semble, de remplir avec soin ses devoirs de mère de famille, d'élever chrétiennement ses enfants,

de gouverner sagement sa maison, que d'aller composer des livres de dévotion, disputer avec des

évêques, et se faire mettre à la Bastille pour des rêveries où l'on ne comprend rien. Je n'aime pas

non plus ce langage mystique et figuré qui nourrit le coeur des chimères de l'imagination, et

substitue au véritable amour de Dieu des sentiments imités de l'amour terrestre, et trop propres

à le réveiller. Plus on a le coeur tendre et l'imagination vive, plus on doit éviter ce qui tend à les

émouvoir; car enfin comment voir les rapports de l'objet mystique si l'on ne voit aussi l'objet

sensuel, et comment une honnête femme ose-t-elle imaginer avec assurance des objets qu'elle

n'oserait regarder?

Mais ce qui m'a donné le plus d'éloignement pour les dévots de profession, c'est cette âpreté de

moeurs qui les rend insensibles à l'humanité, c'est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en

pitié le reste du monde. Dans leur élévation sublime, s'ils daignent s'abaisser à quelque acte de

bonté; c'est d'une manière si humiliante, ils plaignent les autres d'un ton si cruel, leur justice est

si rigoureuse, leur charité est si dure, leur zèle est si amer, leur mépris ressemble si fort à la

haine, que l'insensibilité même des gens du monde est moins barbare que leur commisération.

L'amour de Dieu leur sert d'excuse pour n'aimer personne; ils ne s'aiment pas même l'un l'autre.

Vit-on jamais d'amitié véritable entre les dévots? Mais plus ils se détachent des hommes, plus ils

en exigent; et l'on dirait qu'ils ne s'élèvent à Dieu que pour exercer son autorité sur la terre.

Je me sens pour tous ces abus une aversion qui doit naturellement m'en garantir: si j'y tombe, ce

sera sûrement sans le vouloir, et j'espère de l'amitié de tous ceux qui m'environnent que ce ne

sera pas sans être avertie. Je vous avoue que j'ai été longtemps sur le sort de mon mari d'une

inquiétude qui m'eût peut-être altéré l'humeur à la longue. Heureusement la sage lettre de

milord Edouard à laquelle vous me renvoyez avec grande raison, ses entretiens consolants et

sensés, les vôtres, ont tout à fait dissipé ma crainte et changé mes principes. Je vois qu'il est

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Julie ou La nouvelle Héloïse 444

impossible que l'intolérance n'endurcisse l'âme. Comment chérir tendrement les gens qu'on

réprouve? Quelle charité peut-on conserver parmi des damnés? Les aimer, ce serait haïr Dieu

qui les punit. Voulons-nous donc être humains? Jugeons les actions et non pas les hommes;

n'empiétons point sur l'horrible fonction des démons; n'ouvrons point si légèrement l'enfer à

nos frères. Eh! s'il était destiné pour ceux qui se trompent, quel mortel pourrait l'éviter?

O mes amis, de quel poids vous avez soulagé mon coeur! En m'apprenant que l'erreur n'est

point un crime, vous m'avez délivrée de mille inquiétants scrupules. Je laisse la subtile

interprétation des dogmes que je n'entends pas. Je m'en tiens aux vérités lumineuses qui

frappent mes yeux et convainquent ma raison, aux vérités de pratique qui m'instruisent de mes

devoirs. Sur tout le reste j'ai pris pour règle votre ancienne réponse à M. de Wolmar. Est-on

maître de croire ou de ne pas croire? Est-ce un crime de n'avoir pas su bien argumenter? Non: la

conscience ne nous dit point la vérité des choses, mais la règle de nos devoirs; elle ne nous dicte

point ce qu'il faut penser, mais ce qu'il faut faire; elle ne nous apprend point à bien raisonner,

mais à bien agir. En quoi mon mari peut-il être coupable devant Dieu? Détourne-t-il les yeux de

lui? Dieu lui-même a voilé sa face. Il ne fuit point la vérité, c'est la vérité qui le fuit. L'orgueil ne

le guide point; il ne veut égarer personne, il est bien aise qu'on ne pense pas comme lui. Il aime

nos sentiments, il voudrait les avoir, il ne peut; notre espoir, nos consolations, tout lui échappe.

Il fait le bien sans attendre de récompense; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous.

Hélas! il est à plaindre; mais de quoi sera-t-il puni? Non, non: la bonté, la droiture, les moeurs,

l'honnêteté, la vertu, voilà ce que le ciel exige et qu'il récompense, voilà le véritable culte que

Dieu veut de nous, et qu'il reçoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les oeuvres,

c'est croire en lui que d'être homme de bien. Le vrai chrétien c'est l'homme juste; les vrais

incrédules sont les méchants.

Ne soyez donc pas étonné, mon aimable ami, si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs points

de votre lettre où nous ne sommes pas de même avis. Je sais trop bien ce que vous êtes pour être

en peine de ce que vous croyez. Que m'importent toutes ces questions oiseuses sur la liberté?

Que je sois libre de vouloir le bien par moi-même, ou que j'obtienne en priant cette volonté, si je

trouve enfin le moyen de bien faire, tout cela ne revient-il pas au même? Que je me donne ce qui

me manque en le demandant, ou que Dieu l'accorde à ma prière, s'il faut toujours pour l'avoir

que je le demande, ai-je besoin d'autre éclaircissement? Trop heureux de convenir sur les points

principaux de notre croyance, que cherchons-nous au delà? Voulons-nous pénétrer dans ces

abîmes de métaphysique qui n'ont ni fond ni rive, et perdre à disputer sur l'essence divine ce

temps si court qui nous est donné pour l'honorer? Nous ignorons ce qu'elle est, mais nous

savons qu'elle est; que cela nous suffise; elle se fait voir dans ses oeuvres, elle se fait sentir au

dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre elle, mais non pas la méconnaître de bonne

foi. Elle nous a donné ce degré de sensibilité qui l'aperçoit et la touche; plaignons ceux à qui elle

ne l'a pas départi, sans nous flatter de les éclairer à son défaut. Qui de nous fera ce qu'elle n'a pas

voulu faire? Respectons ses décrets en silence et faisons notre devoir; c'est le meilleur moyen

d'apprendre le leur aux autres.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 445

Connaissez-vous quelqu'un plus plein de sens et de raison que M. de Wolmar? Quelqu'un plus

sincère, plus droit, plus juste, plus vrai, moins livré à ses passions, qui ait plus à gagner à la

justice divine et à l'immortalité de l'âme? Connaissez-vous un homme plus fort, plus élevé, plus

grand, plus foudroyant dans la dispute, que milord Edouard, plus digne par sa vertu de défendre

la cause de Dieu, plus certain de son existence, plus pénétré de sa majesté suprême, plus zélé

pour sa gloire, et plus fait pour la soutenir? Vous avez vu ce qui s'est passé durant trois mois à

Clarens; vous avez vu deux hommes pleins d'estime et de respect l'un pour l'autre, éloignés par

leur état et par leur goût des pointilleries de collège, passer un hiver entier à chercher dans des

disputes sages et paisibles, mais vives et profondes, à s'éclairer mutuellement, s'attaquer, se

défendre se saisir par toutes les prises que peut avoir l'entendement humain, et sur une matière

où tous deux, n'ayant que le même intérêt, ne demandaient pas mieux que d'être d'accord.

Qu'est-il arrivé? Ils ont redoublé d'estime l'un pour l'autre, mais chacun est resté dans son

sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à jamais un homme sage de la dispute, l'amour de la

vérité ne le touche guère; il cherche à briller.

Pour moi, j'abandonne à jamais cette arme inutile, et j'ai résolu de ne plus dire à mon mari un

seul mot de religion que quand il s'agira de rendre raison de la mienne. Non que l'idée de la

tolérance divine m'ait rendue indifférente sur le besoin qu'il en a. Je vous avoue même que,

tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela diminuer mon zèle pour sa

conversion. Je voudrais au prix de mon sang le voir une fois convaincu; si ce n'est pour son

bonheur dans l'autre monde, c'est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs

n'est-il point privé! Quel sentiment peut le consoler dans ses peines? Quel spectateur anime les

bonnes actions qu'il fait en secret? Quelle voix peut parler au fond de son âme? Quel prix peut-il

attendre de sa vertu? Comment doit-il envisager la mort? Non, je l'espère, il ne l'attendra pas

dans cet état horrible. Il me reste une ressource pour l'en tirer, et j'y consacre le reste de ma vie;

ce n'est plus de le convaincre, mais de le toucher; c'est de lui montrer un exemple qui l'entraîne,

et de lui rendre la religion si aimable qu'il ne puisse lui résister. Ah! mon ami, quel argument

contre l'incrédule que la vie du vrai chrétien! Croyez-vous qu'il y ait quelque âme à l'épreuve de

celui-là? Voilà désormais la tâche que je m'impose; aidez-moi tous à la remplir. Wolmar est froid,

mais il n'est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir à son coeur, quand ses amis, ses

enfants, sa femme, concourront tous à l'instruire en l'édifiant! quand, sans lui prêcher Dieu dans

leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu'il inspire, dans les vertus dont il est

l'auteur, dans le charme qu'on trouve à lui plaire! quand il verra briller l'image du ciel dans sa

maison! quand cent fois le jour il sera forcé de se dire: "Non, l'homme n'est pas ainsi par lui-

même, quelque chose de plus qu'humain règne ici!"

Si cette entreprise est de votre goût, si vous vous sentez digne d'y concourir, venez; passons nos

jours ensemble, et ne nous quittons plus qu'à la mort. Si le projet vous déplaît ou vous

épouvante, écoutez votre conscience, elle vous dicte votre devoir. Je n'ai rien de plus à vous dire.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 446

Selon ce que milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois

prochain. Vous ne reconnaîtrez pas votre appartement; mais dans les changements qu'on y a

faits, vous reconnaîtrez les soins et le coeur d'une bonne amie qui s'est fait un plaisir de l'orner.

Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu'elle a choisis à Genève, meilleurs et de

meilleur goût que l'Adone, quoiqu'il y soit aussi par plaisanterie. Au reste; soyez discret; car,

comme elle ne veut pas que vous sachiez que tout cela vient d'elle, je me dépêche de vous l'écrire

avant qu'elle me défende de vous en parler.

Adieu, mon ami. Cette partie du château de Chillon, que nous devions tous faire ensemble, se

fera demain sans vous. Elle n'en vaudra pas mieux, quoiqu'on la fasse avec plaisir. M. le bailli

nous a invités avec nos enfants, ce qui ne m'a point laissé d'excuse. Mais je ne sais pourquoi je

voudrais être déjà de retour.

Lettre IX de Fanchon Anet

Ah! monsieur, ah! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre!... Madame... ma

pauvre maîtresse... O Dieu! je vois déjà votre frayeur... mais vous ne voyez pas notre désolation...

je n'ai pas un moment à perdre; il faut vous dire... il faut courir... je voudrais déjà vous avoir tout

dit... Ah! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur?

Toute la famille alla dîner à Chillon. M. le baron, qui allait en Savoie passer quelques jours au

château de Blonay, partit après le dîner. On l'accompagna quelques pas; puis on se promena le

long de la digue. Mme d'Orbe et Mme la baillive marchaient devant avec monsieur. Madame

suivait, tenant d'une main Henriette et de l'autre Marcellin. J'étais derrière avec l'aîné.

Monseigneur le bailli, qui s'était arrêté pour parler à quelqu'un, vint rejoindre la compagnie, et

offrit le bras à madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin: il court à moi, j'accours à lui;

en courant l'enfant fait un faux pas, le pied lui manque; il tombe dans l'eau... Je pousse un cri

perçant; Madame se retourne; voit tomber son fils, part comme un trait, et s'élance après lui.

Ah! misérable, que n'en fis-je autant! que n'y suis-je restée!... Hélas! je retenais l'aîné qui voulait

sauter après sa mère... elle se débattait en serrant l'autre entre ses bras... On n'avait là ni gens ni

bateau, il fallut du temps pour les retirer... L'enfant est remis; mais la mère... le saisissement, la

chute, l'état où elle était... Qui sait mieux que moi combien cette chute est dangereuse!... Elle

resta très longtemps sans connaissance. A peine l'eut-elle reprise qu'elle demanda son fils... Avec

quels transports de joie elle l'embrassa! Je la crus sauvée; mais sa vivacité ne dura qu'un moment.

Elle voulut être ramenée ici; durant la route elle s'est trouvée mal plusieurs fois. Sur quelques

ordres qu'elle m'a donnés, je vois qu'elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle

n'en reviendra pas. Mme d'Orbe est plus changée qu'elle. Tout le monde est dans une

agitation... Je suis la plus tranquille de toute la maison... De quoi m'inquiéterais-je?... Ma bonne

maîtresse! ah! si je vous perds, je n'aurai plus besoin de personne... O mon cher monsieur, que le

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Julie ou La nouvelle Héloïse 447

bon Dieu vous soutienne dans cette épreuve... Adieu... Le médecin sort de la chambre. Je cours

au-devant de lui... S'il nous donne quelque bonne espérance, je vous le marquerai. Si je ne dis

rien...

Lettre X

Commencée par Mme d'Orbe, et achevée par M. de Wolmar.

C'en est fait, homme imprudent, homme infortuné, malheureux visionnaire! Jamais vous ne la

reverrez... le voile... Julie n'est...

Elle vous a écrit. Attendez sa lettre: honorez ses dernières volontés. Il vous reste de grands

devoirs à remplir sur la terre.

Lettre XI de M. de Wolmar

J'ai laissé passer vos premières douleurs en silence; ma lettre n'eût fait que les aigrir; vous n'étiez

pas plus en état de supporter ces détails que moi de les faire. Aujourd'hui peut-être nous seront-

ils doux à tous deux. Il ne me reste d'elle que des souvenirs; mon coeur se plaît à les recueillir.

Vous n'avez plus que des pleurs à lui donner; vous aurez la consolation d'en verser pour elle. Ce

plaisir des infortunés m'est refusé dans ma misère, je suis plus malheureux que vous.

Ce n'est point de sa maladie, c'est d'elle que je veux vous parler. D'autres mères peuvent se jeter

après leur enfant. L'accident, la fièvre, la mort, sont de la nature: c'est le sort commun des

mortels; mais l'emploi de ses derniers moments, ses discours, ses sentiments, son âme, tout cela

n'appartient qu'à Julie. Elle n'a point vécu comme une autre; personne, que je sache, n'est mort

comme elle. Voilà ce que j'ai pu seul observer, et que vous n'apprendrez que de moi.

Vous savez que l'effroi, l'émotion, la chute, l'évacuation de l'eau lui laissèrent une longue

faiblesse dont elle ne revint tout à fait qu'ici. En arrivant, elle redemanda son fils; il vint: à peine

le vit-elle marcher et répondre à ses caresses, qu'elle devint tout à fait tranquille et consentit à

prendre un peu de repos. Son sommeil fut court et comme le médecin n'arrivait point encore, en

l'attendant elle nous fit asseoir autour de son lit, la Fanchon, sa cousine et moi. Elle nous parla

de ses enfants, des soins assidus qu'exigeait auprès d'eux la forme d'éducation qu'elle avait prise,

et du danger de les négliger un moment. Sans donner une grande importance à sa maladie, elle

prévoyait qu'elle l'empêcherait quelque temps de remplir sa part des mêmes soins, et nous

chargeait tous de répartir cette part sur les nôtres.

Elle s'étendit sur tous ses projets, sur les vôtres, sur les moyens les plus propres à les faire

réussir, sur les observations qu'elle avait faites et qui pouvaient les favoriser ou leur nuire, enfin

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Julie ou La nouvelle Héloïse 448

sur tout ce qui devait nous mettre en état de suppléer à ses fonctions de mère aussi longtemps

qu'elle serait forcée à les suspendre. C'était, pensais-je, bien des précautions pour quelqu'un qui

ne se croyait privé que durant quelques jours d'une occupation si chère; mais ce qui m'effraya

tout à fait, ce fut de voir qu'elle entrait pour Henriette dans un bien plus grand détail encore.

Elle s'était bornée à ce qui regardait la première enfance de ses fils, comme se déchargeant sur

un autre du soin de leur jeunesse; pour sa fille, elle embrassa tous les temps, et, sentant bien que

personne ne suppléerait sur ce point aux réflexions que sa propre expérience lui avait fait faire,

elle nous exposa en abrégé, mais avec force et clarté, le plan d'éducation qu'elle avait fait pour

elle, employant près de la mère les raisons les plus vives et les plus touchantes exhortations pour

l'engager à le suivre.

Toutes ces idées sur l'éducation des jeunes personnes et sur les devoirs des mères, mêlées de

fréquents retours sur elle-même, ne pouvaient manquer de jeter de la chaleur dans l'entretien. Je

vis qu'il s'animait trop. Claire tenait une des mains de sa cousine, et la pressait à chaque instant

contre sa bouche, en sanglotant pour toute réponse; la Fanchon n'était pas plus tranquille; et

pour Julie, je remarquai que les larmes lui roulaient aussi dans les yeux, mais qu'elle n'osait

pleurer de peur de nous alarmer davantage. Aussitôt je me dis: "Elle se voit morte." Le seul

espoir qui me resta fut que la frayeur pouvait l'abuser sur son état, et lui montrer le danger plus

grand qu'il n'était peut-être. Malheureusement je la connaissais trop pour compter beaucoup

sur cette erreur. J'avais essayé plusieurs fois de la calmer; je la priai derechef de ne pas s'agiter

hors de propos par des discours qu'on pouvait reprendre à loisir. "Ah! dit-elle, rien ne fait tant

de mal aux femmes que le silence; et puis, je me sens un peu de fièvre; autant vaut employer le

babil qu'elle donne à des sujets utiles, qu'à battre sans raison la campagne."

L'arrivée du médecin causa dans la maison un trouble impossible à peindre. Tous les

domestiques l'un sur l'autre à la porte de la chambre attendaient, l'oeil inquiet et les mains

jointes, son jugement sur l'état de leur maîtresse comme l'arrêt de leur sort. Ce spectacle jeta la

pauvre Claire dans une agitation qui me fit craindre pour sa tête. Il fallut les éloigner sous

différents prétextes, pour écarter de ses yeux cet objet d'effroi. Le médecin donna vaguement un

peu d'espérance, mais d'un ton propre à me l'ôter. Julie ne dit pas non plus ce qu'elle pensait; la

présence de sa cousine la tenait en respect. Quand il sortit je le suivis; Claire en voulut faire

autant, mais Julie la retint et me fit de l'oeil un signe que j'entendis. Je me hâtai d'avertir le

médecin que, s'il y avait du danger, il fallait le cacher à madame d'Orbe avec autant et plus de

soin qu'à la malade, de peur que le désespoir n'achevât de la troubler, et ne la mît hors d'état de

servir son amie. Il déclara qu'il y avait en effet du danger, mais que vingt-quatre heures étant à

peine écoulées depuis l'accident, il fallait plus de temps pour établir un pronostic assuré; que la

nuit prochaine déciderait du sort de la maladie, et qu'il ne pouvait prononcer que le troisième

jour. La Fanchon seule fut témoin de ce discours; et après l'avoir engagée, non sans peine, à se

contenir, on convint de ce qui serait dit à madame d'Orbe et au reste de la maison.

Vers le soir, Julie obligea sa cousine qui avait passé la nuit auprès d'elle, et qui voulait encore y

passer la suivante, à s'aller reposer quelques heures. Durant ce temps la malade ayant su qu'on

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Julie ou La nouvelle Héloïse 449

allait la saigner du pied, et que le médecin préparait des ordonnances, elle le fit appeler et lui tint

ce discours: "Monsieur du Bosson, quand on croit devoir tromper un malade craintif sur son

état, c'est une précaution d'humanité que j'approuve; mais c'est une cruauté de prodiguer

également à tous des soins superflus et désagréables dont plusieurs n'ont aucun besoin.

Prescrivez-moi tout ce que vous jugerez m'être véritablement utile, j'obéirai ponctuellement.

Quant aux remèdes qui ne sont que pour l'imagination, faites-m'en grâce; c'est mon corps et

non mon esprit qui souffre; et je n'ai pas peur de finir mes jours, mais d'en mal employer le reste.

Les derniers moments de la vie sont trop précieux pour qu'il soit permis d'en abuser. Si vous ne

pouvez prolonger la mienne, au moins ne l'abrégez pas en m'ôtant l'emploi du peu d'instants

qui me sont laissés par la nature. Moins il m'en reste, plus vous devez les respecter. Faites-moi

vivre, ou laissez-moi: je saurai bien mourir seule." Voilà comment cette femme si timide et si

douce dans le commerce ordinaire savait trouver un ton ferme et sérieux dans les occasions

importantes.

La nuit fut cruelle et décisive. Etouffement, oppression, syncope, la peau sèche et brûlante; une

ardente fièvre, durant laquelle on l'entendait souvent appeler vivement Marcellin comme pour le

retenir, et prononcer aussi quelquefois un autre nom, jadis si répété dans une occasion pareille.

Le lendemain, le médecin me déclara sans détour qu'il n'estimait pas qu'elle eût trois jours à

vivre. Je fus seul dépositaire de cet affreux secret; et la plus terrible heure de ma vie fut celle où je

le portai dans le fond de mon coeur sans savoir quel usage j'en devais faire. J'allai seul errer dans

les bosquets; rêvant au parti que j'avais à prendre; non sans quelques tristes réflexions sur le sort

qui me ramenait dans ma vieillesse à cet état solitaire dont je m'ennuyais même avant d'en

connaître un plus doux.

La veille, j'avais promis à Julie de lui rapporter fidèlement le jugement du médecin; elle m'avait

intéressé par tout ce qui pouvait toucher mon coeur à lui tenir parole. Je sentais cet engagement

sur ma conscience. Mais quoi! pour un devoir chimérique et sans utilité, fallait-il contrister son

âme et lui faire à longs traits savourer la mort? Quel pouvait être à mes yeux l'objet d'une

précaution si cruelle? Lui annoncer sa dernière heure n'était-ce pas l'avancer? Dans un intervalle

si court que deviennent les désirs, l'espérance, éléments de la vie? Est-ce en jouir encore que de

se voir si près du moment de la perdre? Etait-ce à moi de lui donner la mort?

Je marchais à pas précipités avec une agitation que je n'avais jamais éprouvée. Cette longue et

pénible anxiété me suivait partout; j'en traînais après moi l'insupportable poids. Une idée vint

enfin me déterminer. Ne vous efforcez pas de la prévoir; il faut vous la dire.

Pour qui est-ce que je délibère? Est-ce pour elle ou pour moi? Sur quel principe est-ce que je

raisonne? Est-ce sur son système ou sur le mien? Qu'est-ce qui m'est démontré sur l'un ou sur

l'autre? Je n'ai pour croire ce que je crois que mon opinion armée de quelques probabilités. Nulle

démonstration ne la renverse, il est vrai; mais quelle démonstration l'établit? Elle a, pour croire

ce qu'elle croit, son opinion de même, mais elle y voit l'évidence; cette opinion à ses yeux est une

démonstration. Quel droit ai-je de préférer, quand il s'agit d'elle, ma simple opinion que je

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Julie ou La nouvelle Héloïse 450

reconnais douteuse à son opinion qu'elle tient pour démontrée? Comparons les conséquences

des deux sentiments. Dans le sien, la disposition de sa dernière heure doit décider de son sort

durant l'éternité. Dans le mien, les ménagements que je veux avoir pour elle lui seront

indifférents dans trois jours. Dans trois jours, selon moi, elle ne sentira plus rien. Mais si peut-

être elle avait raison, quelle différence! Des biens ou des maux éternels!... Peut-être! ce mot est

terrible... Malheureux! risque ton âme et non la sienne.

Voilà le premier doute qui m'ait rendu suspecte l'incertitude que vous avez si souvent attaquée.

Ce n'est pas la dernière fois qu'il est revenu depuis ce temps-là. Quoi qu'il en soit, ce doute me

délivra de celui qui me tourmentait. Je pris sur-le-champ mon parti; et, de peur d'en changer, je

courus en hâte au lit de Julie. Je fis sortir tout le monde, et je m'assis; vous pouvez juger avec

quelle contenance. Je n'employai point auprès d'elle les précautions nécessaires pour les petites

âmes. Je ne dis rien; mais elle me vit et me comprit à l'instant. "Croyez-vous me l'apprendre? dit-

elle en me tendant la main. Non, mon ami, je me sens bien: la mort me presse, il faut nous

quitter."

Alors elle me tint un long discours dont j'aurai à vous parler quelque jour, et durant lequel elle

écrivit son testament dans mon coeur. Si j'avais moins connu le sien, ses dernières dispositions

auraient suffi pour me le faire connaître.

Elle me demanda si son état était connu dans la maison. Je lui dis que l'alarme y régnait, mais

qu'on ne savait rien de positif, et que du Bosson s'était ouvert à moi seul. Elle me conjura que le

secret fût soigneusement gardé le reste de la journée. "Claire, ajouta-t-elle, ne supportera jamais

ce coup que de ma main; elle en mourra s'il lui vient d'une autre. Je destine la nuit prochaine à ce

triste devoir. C'est pour cela surtout que j'ai voulu avoir l'avis du médecin, afin de ne pas

exposer sur mon seul sentiment cette infortunée à recevoir à faux une si cruelle atteinte. Faites

qu'elle ne soupçonne rien avant le temps, ou vous risquez de rester sans amie et de laisser vos

enfants sans mère."

Elle me parla de son père. J'avouai lui avoir envoyé un exprès; mais je me gardai d'ajouter que cet

homme, au lieu de se contenter de donner ma lettre, comme je lui avais ordonné, s'était hâté de

parler, et si lourdement, que mon vieil ami, croyant sa fille noyée, était tombé d'effroi sur

l'escalier, et s'était fait une blessure qui le retenait à Blonay dans son lit. L'espoir de revoir son

père la toucha sensiblement; et la certitude que cette espérance était vaine ne fut pas le moindre

des maux qu'il me fallut dévorer.

Le redoublement de la nuit précédente l'avait extrêmement affaiblie. Ce long entretien n'avait

pas contribué à la fortifier. Dans l'accablement où elle était, elle essaya de prendre un peu de

repos durant la journée; je n'appris que le surlendemain qu'elle ne l'avait pas passée tout entière

à dormir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 451

Cependant la consternation régnait dans la maison. Chacun dans un morne silence attendait

qu'on le tirât de peine, et n'osait interroger personne, crainte d'apprendre plus qu'il ne voulait

savoir. On se disait: "S'il y a quelque bonne nouvelle, on s'empressera de la dire, s'il y en a de

mauvaises, on ne les saura toujours que trop tôt." Dans la frayeur dont ils étaient saisis, c'était

assez pour eux qu'il n'arrivât rien qui fît nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Mme d'Orbe

était la seule active et parlante. Sitôt qu'elle était hors de la chambre de Julie, au lieu de s'aller

reposer dans la sienne, elle parcourait toute la maison; elle arrêtait tout le monde, demandant ce

qu'avait dit le médecin, ce qu'on disait. Elle avait été témoin de la nuit précédente, elle ne

pouvait ignorer ce qu'elle avait vu; mais elle cherchait à se tromper elle-même et à récuser le

témoignage de ses yeux. Ceux qu'elle questionnait ne lui répondant rien que de favorable, cela

l'encourageait à questionner les autres, et toujours avec une inquiétude si vive, avec un air si

effrayant, qu'on eût su la vérité mille fois sans être tenté de la lui dire.

Auprès de Julie elle se contraignait, et l'objet touchant qu'elle avait sous les yeux la disposait

plus à l'affliction qu'à l'emportement. Elle craignait surtout de lui laisser voir ses alarmes, mais

elle réussissait mal à les cacher. On apercevait son trouble dans son affectation même à paraître

tranquille. Julie, de son côté, n'épargnait rien pour l'abuser. Sans exténuer son mal elle en parlait

presque comme d'une chose passée, et ne semblait en peine que du temps qu'il lui faudrait pour

se remettre. C'était encore un de mes supplices de les voir chercher à se rassurer mutuellement,

moi qui savais si bien qu'aucune des deux n'avait dans l'âme l'espoir qu'elle s'efforçait de donner

à l'autre.

Mme d'Orbe avait veillé les deux nuits précédentes; il y avait trois jours qu'elle ne s'était

déshabillée. Julie lui proposa de s'aller coucher; elle n'en voulut rien faire. "Eh bien donc! dit

Julie, qu'on lui tende un petit lit dans ma chambre; à moins, ajouta-t-elle comme par réflexion,

qu'elle ne veuille partager le mien. Qu'_en dis-tu, cousine? Mon mal ne se gagne pas, tu ne te

dégoûtes pas de moi, couche dans mon lit." Le parti fut accepté. Pour moi, l'on me renvoya, et

véritablement j'avais besoin de repos.Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui s'était passé

durant la nuit, au premier bruit que j'entendis j'entrai dans la chambre. Sur l'état où Mme

d'Orbe était la veille, je jugeai du désespoir où j'allais la trouver, et des fureurs dont je serais le

témoin. En entrant, je la vis assise dans un fauteuil, défaite et pâle, plutôt livide, les yeux

plombés et presque éteints, mais douce, tranquille, parlant peu, faisant tout ce qu'on lui disait

sans répondre. ur Julie, elle paraissait moins faible que la veille; sa voix était plus ferme; son geste

plus animé; elle semblait avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus aisément à son teint que

ce mieux apparent était l'effet de la fièvre; mais je vis aussi briller dans ses regards je ne sais

quelle secrète joie qui pouvait y contribuer, et dont je ne démêlais pas la cause. Le médecin n'en

confirma pas moins son jugement de la veille; la malade n'en continua pas moins de penser

comme lui, et il ne me resta plus aucune espérance.

Ayant été forcé de m'absenter pour quelque temps, je remarquai en entrant que l'appartement

avait été arrangé avec soin; il y régnait de l'ordre et de l'élégance; elle avait fait mettre des pots de

fleurs sur sa cheminée, ses rideaux étaient entr'ouverts et rattachés; l'air avait été changé; on y

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Julie ou La nouvelle Héloïse 452

sentait une odeur agréable; on n'eût jamais cru être dans la chambre d'un malade. Elle avait fait

sa toilette avec le même soin: la grâce et le goût se montraient encore dans sa parure négligée.

Tout cela lui donnait plutôt l'air d'une femme du monde qui attend compagnie, que d'une

campagnarde qui attend sa dernière heure. Elle vit ma surprise, elle en sourit; et lisant dans ma

pensée, elle allait me répondre, quand on amena les enfants. Alors il ne fut plus question que

d'eux; et vous pouvez juger si, se sentant prête à les quitter, ses caresses furent tièdes et

modérées. J'observai même qu'elle revenait plus souvent et avec des étreintes encore plus

ardentes à celui qui lui coûtait la vie, comme s'il lui fût devenu plus cher à ce prix.

Tous ces embrassements, ces soupirs, ces transports, étaient des mystères pour ces pauvres

enfants. Ils l'aimaient tendrement, mais c'était la tendresse de leur âge: ils ne comprenaient rien

à son état, au redoublement de ses caresses, à ses regrets de ne les voir plus; ils nous voyaient

tristes et ils pleuraient; ils n'en savaient pas davantage. Quoiqu'on apprenne aux enfants le nom

de la mort, ils n'en ont aucune idée; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres; ils

craignent de souffrir et non de mourir. Quand la douleur arrachait quelque plainte à leur mère,

ils perçaient l'air de leurs cris; quand on leur parlait de la perdre, on les aurait crus stupides. La

seule Henriette, un peu plus âgée, et d'un sexe où le sentiment et les lumières se développent

plus tôt, paraissait troublée et alarmée de voir sa petite maman dans un lit, elle qu'on voyait

toujours levée avant ses enfants. Je me souviens qu'à ce propos, Julie fit une réflexion tout à fait

dans son caractère, sur l'imbécile vanité de Vespasien qui resta couché tandis qu'il pouvait agir,

et se leva lorsqu'il ne put plus rien faire. "Je ne sais pas, dit-elle, s'il faut qu'un empereur meure

debout, mais je sais bien qu'une mère de famille ne doit s'aliter que pour mourir."

Après avoir épanché son coeur sur ses enfants, après les avoir pris chacun à part, surtout

Henriette, qu'elle tint fort longtemps, et qu'on entendait plaindre et sangloter en recevant ses

baisers, elle les appela tous trois, leur donna sa bénédiction, et leur dit, en leur montrant Mme

d'Orbe: "Allez, mes enfants, allez vous jeter aux pieds de votre mère: voilà celle que Dieu vous

donne; il ne vous a rien ôté." A l'instant ils courent à elle, se mettent à ses genoux, lui prennent

les mains, l'appellent leur bonne maman, leur seconde mère. Claire se pencha sur eux; mais en

les serrant dans ses bras elle s'efforça vainement de parler; elle ne trouva que des gémissements,

elle ne put jamais prononcer un seul mot; elle étouffait. Jugez si Julie était émue! Cette scène

commençait à devenir trop vive; je la fis cesser.

Ce moment d'attendrissement passé, l'on se remit à causer autour du lit, et quoique la vivacité

de Julie se fût un peu éteinte avec le redoublement, on voyait le même air de contentement sur

son visage: elle parlait de tout avec une attention et un intérêt qui montraient un esprit très libre

de soins; rien ne lui échappait; elle était à la conversation comme si elle n'avait eu autre chose à

faire. Elle nous proposa de dîner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu'il se pourrait;

vous pouvez croire que cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit, sans confusion, sans

désordre, d'un air aussi rangé que si l'on eût été dans le salon d'Apollon. La Fanchon, les

enfants, dînèrent à table. Julie, voyant qu'on manquait d'appétit, trouva le secret de faire manger

de tout, tantôt prétextant l'instruction de sa cuisinière, tantôt voulant savoir si elle oserait en

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Julie ou La nouvelle Héloïse 453

goûter, tantôt nous intéressant par notre santé même dont nous avions besoin pour la servir,

toujours montrant le plaisir qu'on pouvait lui faire, de manière à ôter tout moyen de s'y refuser,

et mêlant à tout cela un enjouement propre à nous distraire du triste objet qui nous occupait.

Enfin, une maîtresse de maison, attentive à faire ses honneurs, n'aurait pas, en pleine santé, pour

des étrangers, des soins plus marqués, plus obligeants, plus aimables, que ceux que Julie

mourante avait pour sa famille. Rien de tout ce que j'avais cru prévoir n'arrivait, rien de ce que je

voyais ne s'arrangeait dans ma tête. Je ne savais qu'imaginer; je n'y étais plus.

Après le dîner on annonça monsieur le ministre. Il venait comme ami de la maison, ce qui lui

arrivait fort souvent. Quoique je ne l'eusse point fait appeler, parce que Julie ne l'avait pas

demandé, je vous avoue que je fus charmé de son arrivée; et je ne crois pas qu'en pareille

circonstance le plus zélé croyant l'eût pu voir avec plus de plaisir. Sa présence allait éclaircir bien

des doutes et me tirer d'une étrange perplexité.

Rappelez-vous le motif qui m'avait porté à lui annoncer sa fin prochaine. Sur l'effet qu'aurait dû

selon moi produire cette affreuse nouvelle, comment concevoir celui qu'elle avait produit

réellement? Quoi! cette femme dévote qui dans l'état de santé ne passe pas un jour sans se

recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la prière, n'a plus que deux jours à vivre; elle se voit prête à

paraître devant le juge redoutable; et au lieu de se préparer à ce moment terrible, au lieu de

mettre ordre à sa conscience, elle s'amuse à parer sa chambre, à faire sa toilette, à causer avec ses

amis, à égayer leur repas; et dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut! Que

devais-je penser d'elle et de ses vrais sentiments? Comment arranger sa conduite avec les idées

que j'avais de sa piété? Comment accorder l'usage qu'elle faisait des derniers moments de sa vie

avec ce qu'elle avait dit au médecin de leur prix? Tout cela formait à mon sens une énigme

inexplicable. Car enfin, quoique je ne m'attendisse pas à lui trouver toute la petite cagoterie des

dévotes, il me semblait pourtant que c'était le temps de songer à ce qu'elle estimait d'une si

grande importance, et qui ne souffrait aucun retard. Si l'on est dévot durant le tracas de cette vie,

comment ne le sera-t-on pas au moment qu'il la faut quitter, et qu'il ne reste plus qu'à penser à

l'autre?

Ces réflexions m'amenèrent à un point où je ne me serais guère attendu d'arriver. Je commençai

presque d'être inquiet que mes opinions indiscrètement soutenues n'eussent enfin trop gagné

sur elle. Je n'avais pas adopté les siennes, et pourtant je n'aurais pas voulu qu'elle y eût renoncé.

Si j'eusse été malade, je serais certainement mort dans mon sentiment; mais je désirais qu'elle

mourût dans le sien, et je trouvais pour ainsi dire qu'en elle je risquais plus qu'en moi. Ces

contradictions vous paraîtront extravagantes; je ne les trouve pas raisonnables, et cependant

elles ont existé. Je ne me charge pas de les justifier, je vous les rapporte.

Enfin le moment vint où mes doutes allaient être éclaircis. Car il était aisé de prévoir que tôt ou

tard le pasteur amènerait la conversation sur ce qui fait l'objet de son ministère; et quand Julie

eût été capable de déguisement dans ses réponses, il lui eût été bien difficile de se déguiser assez

pour qu'attentif et prévenu je n'eusse pas démêlé ses vrais sentiments.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 454

Tout arriva comme je l'avais prévu. Je laisse à part les lieux communs mêlés d'éloges qui

servirent de transition au ministre pour venir à son sujet; je laisse encore ce qu'il lui dit de

touchant sur le bonheur de couronner une bonne vie par une fin chrétienne. Il ajouta qu'à la

vérité il lui avait quelquefois trouvé sur certains points des sentiments qui ne s'accordaient pas

entièrement avec la doctrine de l'Eglise, c'est-à-dire avec celle que la plus saine raison pouvait

déduire de l'Ecriture; mais comme elle ne s'était jamais aheurtée à les défendre, il espérait qu'elle

voulait mourir ainsi qu'elle avait vécu, dans la communion des fidèles, et acquiescer en tout à la

commune profession de foi.

Comme la réponse de Julie était décisive sur mes doutes, et n'était pas, à l'égard des lieux

communs, dans le cas de l'exhortation, je vais vous la rapporter presque mot à mot; car je l'avais

bien écoutée, et j'allai l'écrire dans le moment.

"Permettez-moi, Monsieur, de commencer par vous remercier de tous les soins que vous avez

pris de me conduire dans la droite route de la morale et de la foi chrétienne, et de la douceur avec

laquelle vous avez corrigé ou supporté mes erreurs quand je me suis égarée. Pénétrée de respect

pour votre zèle et de reconnaissance pour vos bontés, je déclare avec plaisir que je vous dois

toutes mes bonnes résolutions, et que vous m'avez toujours portée à faire ce qui était bien, et à

croire ce qui était vrai.

J'ai vécu et je meurs dans la communion protestante, qui tire son unique règle de l'Ecriture

sainte et de la raison; mon coeur a toujours confirmé ce que prononçait ma bouche; et quand je

n'ai pas eu pour vos lumières toute la docilité qu'il eût fallu peut-être, c'était un effet de mon

aversion pour toute espèce de déguisement: ce qu'il m'était impossible de croire, je n'ai pu dire

que je le croyais; j'ai toujours cherché sincèrement ce qui était conforme à la gloire de Dieu et à la

vérité. J'ai pu me tromper dans ma recherche; je n'ai pas l'orgueil de penser avoir eu toujours

raison: j'ai peut-être eu toujours tort; mais mon intention a toujours été pure, et j'ai toujours cru

ce que je disais croire. C'était sur ce point tout ce qui dépendait de moi Si Dieu n'a pas éclairé

ma raison au-delà, il est clément et juste; pourrait-il me demander compte d'un don qu'il ne m'a

pas fait?

"Voilà, monsieur, ce que j'avais d'essentiel à vous dire sur les sentiments que j'ai professés. Sur

tout le reste mon état présent vous répond pour moi. Distraite par le mal, livrée au délire de la

fièvre, est-il temps d'essayer de raisonner mieux que je n'ai fait, jouissant d'un entendement

aussi sain que je l'ai reçu? Si je me suis trompée alors, me tromperais-je moins aujourd'hui, et

dans l'abattement où je suis, dépend-il de moi de croire autre chose que ce que j'ai cru étant en

santé? C'est la raison qui décide du sentiment qu'on préfère; et la mienne ayant perdu ses

meilleures fonctions, quelle autorité peut donner ce qui m'en reste aux opinions que j'adopterais

sans elle? Que me reste-t-il donc désormais à faire? C'est de m'en rapporter à ce que j'ai cru ci-

devant: car la droiture d'intention est la même, et j'ai le jugement de moins. Si je suis dans

l'erreur, c'est sans l'aimer; cela suffit pour me tranquilliser sur ma croyance.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 455

Quant à la préparation à la mort, Monsieur, elle est faite; mal, il est vrai, mais de mon mieux, et

mieux du moins que je ne la pourrais faire à présent. J'ai tâché de ne pas attendre, pour remplir

cet important devoir, que j'en fusse incapable. Je priais en santé, maintenant je me résigne. La

prière du malade est la patience. La préparation à la mort est une bonne vie; je n'en connais

point d'autre. Quand je conversais avec vous, quand je me recueillais seule, quand je m'efforçais

de remplir les devoirs que Dieu m'impose, c'est alors que je me disposais à paraître devant lui,

c'est alors que je l'adorais de toutes les forces qu'il m'a données: que ferais-je aujourd'hui que je

les ai perdues? Mon âme aliénée est-elle en état de s'élever à lui? Ces restes d'une vie à demi

éteinte, absorbés par la souffrance, sont-ils dignes de lui être offerts? Non, monsieur, il me les

laisse pour être donnés à ceux qu'il m'a fait aimer et qu'il veut que je quitte; je leur fais mes

adieux pour aller à lui; c'est d'eux qu'il faut que je m'occupe: bientôt je m'occuperai de lui seul.

Mes derniers plaisirs sur la terre sont aussi mes derniers devoirs: n'est-ce pas le servir encore et

faire sa volonté, que de remplir les soins que l'humanité m'impose avant d'abandonner sa

dépouille? Que faire pour apaiser des troubles que je n'ai pas? Ma conscience n'est point agitée;

si quelquefois elle m'a donné des craintes, j'en avais plus en santé qu'aujourd'hui. Ma confiance

les efface; elle me dit que Dieu est plus clément que je ne suis coupable, et ma sécurité redouble

en me sentant approcher de lui. Je ne lui porte point un repentir imparfait, tardif et forcé, qui,

dicté par la peur, ne saurait être sincère, et n'est qu'un piège pour le tromper. Je ne lui porte pas

le reste et le rebut de mes jours, pleins de peine et d'ennuis, en proie à la maladie, aux douleurs,

aux angoisses de la mort, et que je ne lui donnerais que quand je n'en pourrais plus rien faire. Je

lui porte ma vie entière, pleine de péchés et de fautes, mais exempte des remords de l'impie et

des crimes du méchant.

A quels tourments Dieu pourrait-il condamner mon âme? Les réprouvés, dit-on, le haïssent; il

faudrait donc qu'il m'empêchât de l'aimer? Je ne crains pas d'augmenter leur nombre. O grand

Etre! Etre éternel, suprême intelligence, source de vie et de félicité, créateur, conservateur, père

de l'homme et roi de la nature, Dieu très puissant, très bon, dont je ne doutai jamais un

moment, et sous les yeux duquel j'aimai toujours à vivre! je le sais, je m'en réjouis, je vais paraître

devant ton trône. Dans peu de jours mon âme, libre de sa dépouille, commencera de t'offrir plus

dignement cet immortel hommage qui doit faire mon bonheur durant l'éternité. Je compte pour

rien tout ce que je serai jusqu'à ce moment. Mon corps vit encore, mais ma vie morale est finie.

Je suis au bout de ma carrière, et déjà jugée sur le passé. Souffrir et mourir est tout ce qui me

reste à faire; c'est l'affaire de la nature: mais moi, j'ai tâché de vivre de manière à n'avoir pas

besoin de songer à la mort; et maintenant qu'elle approche, je la vois venir sans effroi. Qui

s'endort dans le sein d'un père n'est pas en souci du réveil."

Ce discours, prononcé d'abord d'un ton grave et posé, puis avec plus d'accent et d'une voix plus

élevée, fit sur tous les assistants, sans m'en excepter, une impression d'autant plus vive, que les

yeux de celle qui le prononça brillaient d'un feu surnaturel; un nouvel éclat animait son teint, elle

paraissait rayonnante; et s'il y a quelque chose au monde qui mérite le nom de céleste, c'était son

visage tandis qu'elle parlait.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 456

Le pasteur lui-même, saisi, transporté de ce qu'il venait d'entendre, s'écria en levant les mains et

les yeux au ciel: "Grand Dieu, voilà le culte qui t'honore; daigne t'y rendre propice; les humains

t'en offrent peu de pareils.

Madame, dit-il en s'approchant du lit, je croyais vous instruire, et c'est vous qui m'instruisez. Je

n'ai plus rien à vous dire. Vous avez la véritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce

précieux repos d'une bonne conscience, il ne vous trompera pas; j'ai vu bien des chrétiens dans

l'état où vous êtes, je ne l'ai trouvé qu'en vous seule. Quelle différence d'une fin si paisible à celle

de ces pécheurs bourrelés qui n'accumulent tant de vaines et sèches prières que parce qu'ils sont

indignes d'être exaucés! Madame, votre mort est aussi belle que votre vie: vous avez vécu pour la

charité; vous mourez martyre de l'amour maternel. Soit que Dieu vous rende à nous pour nous

servir d'exemple, soit qu'il vous appelle à lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous

tant que nous sommes vivre et mourir comme vous! Nous serons bien sûrs du bonheur de

l'autre vie."

Il voulut s'en aller; elle le retint. "Vous êtes de mes amis, lui dit-elle, et l'un de ceux que je vois

avec le plus de plaisir; c'est pour eux que mes derniers moments me sont précieux. Nous allons

nous quitter pour si longtemps qu'il ne faut pas nous quitter si vite." Il fut charmé de rester, et je

sortis là-dessus.

En rentrant, je vis que la conversation avait continué sur le même sujet, mais d'un autre ton et

comme sur une matière indifférente. Le pasteur parlait de l'esprit faux qu'on donnait au

christianisme en n'en faisant que la religion des mourants, et de ses ministres des hommes de

mauvais augure. "On nous regarde, disait-il, comme des messagers de mort, parce que, dans

l'opinion commode qu'un quart d'heure de repentir suffit pour effacer cinquante ans de crimes,

on n'aime à nous voir que dans ce temps-là. Il faut nous vêtir d'une couleur lugubre; il faut

affecter un air sévère; on n'épargne rien pour nous rendre effrayants. Dans les autres cultes, c'est

pis encore. Un catholique mourant n'est environné que d'objets qui l'épouvantent, et de

cérémonies qui l'enterrent tout vivant. Au soin qu'on prend d'écarter de lui les démons, il croit

en voir sa chambre pleine; il meurt cent fois de terreur avant qu'on l'achève; et c'est dans cet état

d'effroi que l'Eglise aime à le plonger pour avoir meilleur marché de sa bourse. - Rendons grâces

au ciel, dit Julie, de n'être point nés dans ces religions vénales qui tuent les gens pour en hériter,

et qui, vendant le paradis aux riches, portent jusqu'en l'autre monde l'injuste inégalité qui règne

dans celui-ci. Je ne doute point que toutes ces sombres idées ne fomentent l'incrédulité, et ne

donnent une aversion naturelle pour le culte qui les nourrit. J'espère, dit-elle en me regardant,

que celui qui doit élever nos enfants prendra des maximes tout opposées, et qu'il ne leur rendra

point la religion lugubre et triste en y mêlant incessamment des pensées de mort. S'il leur

apprend à bien vivre, ils sauront assez bien mourir."

Dans la suite de cet entretien, qui fut moins serré et plus interrompu que je ne vous le rapporte,

j'achevai de concevoir les maximes de Julie et la conduite qui m'avait scandalisé. Tout cela tenait

à ce que, sentant son état parfaitement désespéré, elle ne songeait plus qu'à en écarter l'inutile et

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Julie ou La nouvelle Héloïse 457

funèbre appareil dont l'effroi des mourants les environne, soit pour donner le change à notre

affliction, soit pour s'ôter à elle-même un spectacle attristant à pure perte. "La mort, disait-elle,

est déjà si pénible! pourquoi la rendre encore hideuse? Les soins que les autres perdent à vouloir

prolonger leur vie, je les emploie à jouir de la mienne jusqu'au bout: il ne s'agit que de savoir

prendre son parti; tout le reste va de lui-même. Ferai-je de ma chambre un hôpital, un objet de

dégoût et d'ennui, tandis que mon dernier soin est d'y rassembler tout ce qui m'est cher? Si j'y

laisse croupir le mauvais air, il faudra en écarter mes enfants, ou exposer leur santé. Si je reste

dans un équipage à faire peur, personne ne me reconnaîtra plus; je ne serai plus la même; vous

vous souviendrez tous de m'avoir aimée, et ne pourrez plus me souffrir; j'aurai, moi vivante,

l'affreux spectacle de l'horreur que je ferai, même à mes amis, comme si j'étais déjà morte. Au

lieu de cela, j'ai trouvé l'art d'étendre ma vie sans la prolonger. J'existe, j'aime, je suis aimée, je vis

jusqu'à mon dernier soupir. L'instant de la mort n'est rien; le mal de la nature est peu de chose;

j'ai banni tous ceux de l'opinion."

Tous ces entretiens et d'autres semblables se passaient entre la malade, le pasteur, quelquefois le

médecin, la Fanchon et moi. Mme d'Orbe y était toujours présente, et ne s'y mêlait jamais.

Attentive aux besoins de son amie, elle était prompte à la servir. Le reste du temps, immobile et

presque inanimée, elle la regardait sans rien dire, et sans rien entendre de ce qu'on disait.

Pour moi, craignant que Julie ne parlât jusqu'à s'épuiser, je pris le moment que le ministre et le

médecin s'étaient mis à causer ensemble; et, m'approchant d'elle, je lui dis à l'oreille: "Voilà bien

des discours pour une malade! voilà bien de la raison pour quelqu'un qui se croit hors d'état de

raisonner!"

"Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante,

bientôt je ne dirai plus rien. A l'égard des raisonnements, je n'en fais plus, mais j'en ai fait. Je

savais en santé qu'il fallait mourir. J'ai souvent réfléchi sur ma dernière maladie; je profite

aujourd'hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en état de penser ni de résoudre; je ne fais que dire

ce que j'avais pensé, et pratiquer ce que j'avais résolu."

Le reste de la journée, à quelques accidents près, se passa avec la même tranquillité, et presque

de la même manière que quand tout le monde se portait bien. Julie était, comme en pleine santé,

douce et caressante; elle parlait avec le même sens, avec la même liberté d'esprit, même d'un air

serein qui allait quelquefois jusqu'à la gaieté. Enfin, je continuais de démêler dans ses yeux un

certain mouvement de joie qui m'inquiétait de plus en plus, et sur lequel je résolus de m'éclaircir

avec elle.

Je n'attendis pas plus tard que le même soir. Comme elle vit que je m'étais ménagé un tête-à-

tête, elle me dit: "Vous m'avez prévenue, j'avais à vous parler. - Fort bien, lui dis-je; mais puisque

j'ai pris les devants, laissez-moi m'expliquer le premier."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 458

Alors, m'étant assis auprès d'elle, et la regardant fixement, je lui dis: "Julie, ma chère Julie! vous

avez navré mon coeur: hélas! vous avez attendu bien tard! Oui, continuai-je, voyant qu'elle me

regardait avec surprise, je vous ai pénétrée; vous vous réjouissez de mourir; vous êtes bien aise

de me quitter. Rappelez-vous la conduite de votre époux depuis que nous vivons ensemble; ai-je

mérité de votre part un sentiment si cruel?" A l'instant elle me prit les mains, et de ce ton qui

savait aller chercher l'âme: "Qui? moi? je veux vous quitter? Est-ce ainsi que vous lisez dans mon

coeur? Avez-vous sitôt oublié notre entretien d'hier? - Cependant, repris-je, vous mourez

contente... je l'ai vu... je le vois... - Arrêtez, dit-elle; il est vrai, je meurs contente; mais c'est de

mourir comme j'ai vécu, digne d'être votre épouse. Ne m'en demandez pas davantage, je ne vous

dirai rien de plus; mais voici, continua-t-elle en tirant un papier de dessous son chevet, où vous

achèverez d'éclaircir ce mystère." Ce papier était une lettre; et je vis qu'elle vous était adressée.

"Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu'après l'avoir lue vous vous

déterminiez à l'envoyer ou à la supprimer, selon ce que vous trouverez le plus convenable à votre

sagesse et à mon honneur. Je vous prie de ne la lire que quand je ne serai plus; et je suis si sûre de

ce que vous ferez à ma prière, que je ne veux pas même que vous me le promettiez." Cette lettre,

cher Saint-Preux, est celle que vous trouverez ci-jointe. J'ai beau savoir que celle qui l'a écrite est

morte, j'ai peine à croire qu'elle n'est plus rien.

Elle me parla ensuite de son père avec inquiétude. "Quoi! dit-elle, il sait sa fille en danger, et je

n'entends point parler de lui! Lui serait-il arrivé quelque malheur? Aurait-il cessé de m'aimer?

Quoi! mon père!... ce père si tendre... m'abandonner ainsi!... me laisser mourir sans le voir... sans

recevoir sa bénédiction... ses derniers embrassements!... O Dieu! quels reproches amers il se fera

quand il ne me trouvera plus!..." Cette réflexion lui était douloureuse. Je jugeai qu'elle

supporterait plus aisément l'idée de son père malade que celle de son père indifférent. Je pris le

parti de lui avouer la vérité. En effet, l'alarme qu'elle en conçut se trouva moins cruelle que ses

premiers soupçons. Cependant la pensée de ne plus le revoir l'affecta vivement. "Hëlas! dit-elle,

que deviendra-t-il après moi? à quoi tiendra-t-il? Survivre à toute sa famille!... quelle vie sera la

sienne? Il sera seul, il ne vivra plus." Ce moment fut un de ceux où l'horreur de la mort se faisait

sentir, et où la nature reprenait son empire. Elle soupira, joignit les mains, leva les yeux; et je vis

qu'en effet elle employait cette difficile prière qu'elle avait dit être celle du malade.

Elle revint à moi. "Je me sens faible, dit-elle; je prévois que cet entretien pourrait être le dernier

que nous aurons ensemble. Au nom de notre union, au nom de nos chers enfants qui en sont le

gage, ne soyez plus injuste envers votre épouse. Moi, me réjouir de vous quitter! vous qui n'avez

vécu que pour me rendre heureuse et sage; vous de tous les hommes celui qui me convenait le

plus, le seul peut-être avec qui je pouvais faire un bon ménage et devenir une femme de bien! Ah!

croyez que si je mettais un prix à la vie, c'était pour la passer avec vous." Ces mots prononcés

avec tendresse m'émurent au point qu'en portant fréquemment à ma bouche ses mains que je

tenais dans les miennes, je les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyais pas mes yeux faits

pour en répandre. Ce furent les premiers depuis ma naissance, ce seront les derniers jusqu'à ma

mort. Après en avoir versé pour Julie, il n'en faut plus verser pour rien.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 459

Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La préparation de Mme d'Orbe durant la nuit, la scène

des enfants le matin, celle du ministre l'après-midi, l'entretien du soir avec moi, l'avaient jetée

dans l'épuisement. Elle eut un peu plus de repos cette nuit-là que les précédentes, soit à cause de

sa faiblesse, soit qu'en effet la fièvre et le redoublement fussent moindres.

Le lendemain, dans la matinée, on vint me dire qu'un homme très mal mis demandait avec

beaucoup d'empressement à voir Madame en particulier. On lui avait dit l'état où elle était: il

avait insisté, disant qu'il s'agissait d'une bonne action, qu'il connaissait bien Mme de Wolmar,

et qu'il savait bien que tant qu'elle respirerait elle aimerait à en faire de telles. Comme elle avait

établi pour règle inviolable de ne jamais rebuter personne, et surtout les malheureux, on me

parla de cet homme avant de le renvoyer. Je le fis venir. Il était presque en guenilles, il avait l'air et

le ton de la misère; au reste, je n'aperçus rien dans sa physionomie et dans ses propos qui me fît

mal augurer de lui. Il s'obstinait à ne vouloir parler qu'à Julie. Je lui dis que, s'il ne s'agissait que

de quelques secours pour lui aider à vivre, sans importuner pour cela une femme à l'extrémité, je

ferais ce qu'elle aurait pu faire. "Non, dit-il, je ne demande point d'argent, quoique j'en aie grand

besoin: je demande un bien qui m'appartient, un bien que j'estime plus que tous les trésors de la

terre, un bien que j'ai perdu par ma faute, et que Madame seule, de qui je le tiens, peut me

rendre une seconde fois."

Ce discours, auquel je ne compris rien, me détermina pourtant. Un malhonnête homme eût pu

dire la même chose, mais il ne l'eût jamais dite du même ton. Il exigeait du mystère: ni laquais, ni

femme de chambre. Ces précautions me semblaient bizarres; toutefois je les pris. Enfin, je le lui

menai. Il m'avait dit être connu de Mme d'Orbe: il passa devant elle; elle ne le reconnut point; et

j'en fus peu surpris. Pour Julie, elle le reconnut à l'instant; et, le voyant dans ce triste équipage,

elle me reprocha de l'y avoir laissé. Cette reconnaissance fut touchante. Claire, éveillée par le

bruit, s'approche, et le reconnaît à la fin, non sans donner aussi quelques signes de joie; mais les

témoignages de son bon coeur s'éteignaient dans sa profonde affliction: un seul sentiment

absorbait tout; elle n'était plus sensible à rien.

Je n'ai pas besoin, je crois, de vous dire qui était cet homme. Sa présence rappela bien des

souvenirs. Mais tandis que Julie le consolait et lui donnait de bonnes espérances, elle fut saisie

d'un violent étouffement, et se trouva si mal qu'on crut qu'elle allait expirer. Pour ne pas faire

scène, et prévenir les distractions dans un moment où il ne fallait songer qu'à la secourir, je fis

passer l'homme dans le cabinet, l'avertissant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appelée, et à

force de temps et de soins la malade revint enfin de sa pâmoison. En nous voyant tous

consternés autour d'elle, elle nous dit: "Mes enfants, ce n'est qu'un essai; cela n'est pas si cruel

qu'on pense."

Le calme se rétablit; mais l'alarme avait été si chaude qu'elle me fit oublier l'homme dans le

cabinet; et, quand Julie me demanda tout bas ce qu'il était devenu, le couvert était mis, tout le

monde était là. Je voulus entrer pour lui parler; mais il avait fermé la porte en dedans, comme je

le lui avais dit; il fallut attendre après le dîner pour le faire sortir.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 460

Durant le repas, du Bosson, qui s'y trouvait, parlant d'une jeune veuve qu'on disait se remarier,

ajouta quelque chose sur le triste sort des veuves. "Il y en a, dis-je, de bien plus à plaindre encore,

ce sont les veuves dont les maris sont vivants. - Cela est vrai, reprit Fanchon qui vit que ce

discours s'adressait à elle, surtout quand ils leur sont chers." Alors l'entretien tomba sur le sien;

et, comme elle en avait parlé avec affection dans tous les temps, il était naturel qu'elle en parlât

de même au moment où la perte de sa bienfaitrice allait lui rendre la sienne encore plus rude.

C'est aussi ce qu'elle fit en termes très touchants, louant son bon naturel, déplorant les mauvais

exemples qui l'avaient séduit, et le regret tant si sincèrement, que, déjà disposée à la tristesse, elle

s'émut jusqu'à pleurer. Tout à coup le cabinet s'ouvre, l'homme en guenilles en sort

impétueusement, se précipite à ses genoux, les embrasse, et fond en larmes. Elle tenait un verre;

il lui échappe: "Ah! malheureux! d'où viens-tu?" se laisse aller sur lui, et serait tombée en

faiblesse si l'on n'eût été prompt à la secourir.

Le reste est facile à imaginer. En un moment on sut par toute la maison que Claude Anet était

arrivé. Le mari de la bonne Fanchon! quelle fête! A peine était-il hors de la chambre qu'il fut

équipé. Si chacun n'avait eu que deux chemises, Anet en aurait autant eu lui tout seul qu'il en

serait resté à tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller, je trouvai qu'on m'avait si bien

prévenu qu'il fallut user d'autorité pour faire tout reprendre à ceux qui l'avaient fourni.

Cependant Fanchon ne voulait point quitter sa maîtresse. Pour lui faire donner quelques heures

à son mari, on prétexta que les enfants avaient besoin de prendre l'air, et tous deux furent

chargés de les conduire.

Cette scène n'incommoda point la malade comme les précédentes; elle n'avait rien eu que

d'agréable, et ne lui fit que du bien. Nous passâmes l'après-midi, Claire et moi, seuls auprès

d'elle; et nous eûmes deux heures d'un entretien paisible, qu'elle rendit le plus intéressant, le

plus charmant que nous eussions jamais eu.

Elle commença par quelques observations sur le touchant spectacle qui venait de nous frapper,

et qui lui rappelait si vivement les premiers temps de sa jeunesse. Puis, suivant le fil des

événements, elle fit une courte récapitulation de sa vie entière, pour montrer qu'à tout prendre

elle avait été douce et fortunée, que de degré en degré elle était montée au comble du bonheur

permis sur la terre, et que l'accident qui terminait ses jours au milieu de leur course marquait,

selon toute apparence, dans sa carrière naturelle, le point de séparation des biens et des maux.

Elle remercia le ciel de lui avoir donné un coeur sensible et porté au bien, un entendement sain,

une figure prévenante; de l'avoir fait naître dans un pays de liberté et non parmi des esclaves,

d'une famille honorable, et non d'une race de malfaiteurs, dans une honnête fortune et non dans

les grandeurs du monde qui corrompent l'âme, ou dans l'indigence qui l'avilit. Elle se félicita

d'être née d'un père et d'une mère tous deux vertueux et bons, pleins de droiture et d'honneur,

et qui, tempérant les défauts l'un de l'autre, avaient formé sa raison sur la leur sans lui donner

leur faiblesse ou leurs préjugés. Elle vanta l'avantage d'avoir été élevée dans une religion

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Julie ou La nouvelle Héloïse 461

raisonnable et sainte, qui, loin d'abrutir l'homme, l'ennoblit et l'élève; qui, ne favorisant ni

l'impiété ni le fanatisme, permet d'être sage et de croire, d'être humain et pieux tout à la fois.

Après cela, serrant la main de sa cousine qu'elle tenait dans la sienne, et la regardant de cet oeil

que vous devez connaître et que la langueur rendait encore plus touchant: "Tous ces biens, dit-

elle, ont été donnés à mille autres; mais celui-ci!... le ciel ne l'a donné qu'à moi. J'étais femme, et

j'eus une amie. Il nous fit naître en même temps; il mit dans nos inclinations un accord qui ne

s'est jamais démenti; il fit nos coeurs l'un pour l'autre; il nous unit dès le berceau; je l'ai

conservée tout le temps de ma vie, et sa main me ferme les yeux. Trouvez un autre exemple

pareil au monde, et je ne me vante plus de rien. Quels sages conseils ne m'a-t-elle pas donnés?

De quels périls ne m'a-t-elle pas sauvée? De quels maux ne me consolait-elle pas? Qu'eussé-je

été sans elle? Que n'eût-elle pas fait de moi si je l'avais mieux écoutée? Je la vaudrais peut-être

aujourd'hui." Claire, pour toute réponse, baissa la tête sur le sein de son amie, et voulut soulager

ses sanglots par des pleurs: il ne fut pas possible. Julie la pressa longtemps contre sa poitrine en

silence. Ces moments n'ont ni mots ni larmes.

Elles se remirent, et Julie continua: "Ces biens étaient mêlés d'inconvénients; c'est le sort des

choses humaines. Mon coeur était fait pour l'amour, difficile en mérite personnel, indifférent

sur tous les biens de l'opinion. Il était presque impossible que les préjugés de mon père

s'accordassent avec mon penchant. Il me fallait un amant que j'eusse choisi moi-même. Il s'offrit;

je crus le choisir; sans doute le ciel le choisit pour moi, afin que, livrée aux erreurs de ma passion,

je ne le fusse pas aux horreurs du crime, et que l'amour de la vertu restât au moins dans mon

âme après elle. Il prit le langage honnête et insinuant avec lequel mille fourbes séduisent tous les

jours autant de filles bien nées; mais seul parmi tant d'autres il était honnête homme et pensait

ce qu'il disait. Etait-ce ma prudence qui l'avait discerné? Non; je ne connus d'abord de lui que

son langage, et je fus séduite. Je fis par désespoir ce que d'autres font par effronterie: je me jetai,

comme disait mon père, à sa tête; il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus le connaître.

Tout homme capable d'un pareil trait a l'âme belle; alors on y peut compter. Mais j'y comptais

auparavant, ensuite j'osai compter sur moi-même; et voilà comment on se perd."

Elle s'étendit avec complaisance sur le mérite de cet amant; elle lui rendait justice, mais on voyait

combien son coeur se plaisait à la lui rendre. Elle le louait même à ses propres dépens. A force

d'être équitable envers lui, elle était inique envers elle, et se faisait tort pour lui faire honneur.

Elle alla jusqu'à soutenir qu'il eut plus d'horreur qu'elle de l'adultère, sans se souvenir qu'il avait

lui-même réfuté cela.

Tous les détails du reste de sa vie furent suivis dans le même esprit. Milord Edouard, son mari,

ses enfants, votre retour, notre amitié, tout fut mis sous un jour avantageux. Ses malheurs même

lui en avaient épargné de plus grands. Elle avait perdu sa mère au moment que cette perte lui

pouvait être la plus cruelle; mais si le ciel la lui eût conservée, bientôt il fût survenu du désordre

dans sa famille. L'appui de sa mère, quelque faible qu'il fût, eût suffi pour la rendre plus

courageuse à résister à son père; et de là seraient sortis la discorde et les scandales, peut-être les

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Julie ou La nouvelle Héloïse 462

désastres et le déshonneur, peut-être pis encore si son frère avait vécu. Elle avait épousé malgré

elle un homme qu'elle n'aimait point, mais elle soutint qu'elle n'aurait pu jamais être aussi

heureuse avec un autre, pas même avec celui qu'elle avait aimé. La mort de M. d'Orbe lui avait

ôté un ami, mais en lui rendant son amie. Il n'y avait pas jusqu'à ses chagrins et ses peines

qu'elle ne comptât pour des avantages, en ce qu'ils avaient empêché son coeur de s'endurcir aux

malheurs d'autrui. "On ne sait pas, disait-elle, quelle douceur c'est de s'attendrir sur ses propres

maux et sur ceux des autres. La sensibilité porte toujours dans l'âme un certain contentement

de soi-même indépendant de la fortune et des événements. Que j'ai gémi! que j'ai versé de

larmes! Eh bien! s'il fallait renaître aux mêmes conditions, le mal que j'ai commis serait le seul

que je voudrais retrancher; celui que j'ai souffert me serait agréable encore." Saint-Preux, je vous

rends ses propres mots; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-être mieux.

"Voyez donc, continuait-elle, à quelle félicité je suis parvenue. J'en avais beaucoup; j'en attendais

davantage. La prospérité de ma famille, une bonne éducation pour mes enfants, tout ce qui

m'était cher rassemblé autour de moi ou prêt à l'être. Le présent, l'avenir, me flattaient

également; la jouissance et l'espoir se réunissaient pour me rendre heureuse. Mon bonheur

monté par degrés était au comble; il ne pouvait plus que déchoir; il était venu sans être attendu,

il se fût enfui quand je l'aurais cru durable. Qu'eût fait le sort pour me soutenir à ce point? Un

état permanent est-il fait pour l'homme? Non, quand on a tout acquis, il faut perdre, ne fût-ce

que le plaisir de la possession qui s'use par elle. Mon père est déjà vieux; mes enfants sont dans

l'âge tendre où la vie est encore mal assurée: que de pertes pouvaient m'affliger, sans qu'il me

restât plus rien à pouvoir acquérir! L'affection maternelle augmente sans cesse, la tendresse

filiale diminue, à mesure que les enfants vivent plus loin de leur mère. En avançant en âge, les

miens se seraient plus séparés de moi. Ils auraient vécu dans le monde; ils m'auraient pu

négliger. Vous en voulez envoyer un en Russie; que de pleurs son départ m'aurait coûtés! Tout

se serait détaché de moi peu à peu, et rien n'eût suppléé aux pertes que j'aurais faites. Combien

de fois j'aurais pu me trouver dans l'état où je vous laisse. Enfin n'eût-il pas fallu mourir? Peut-

être mourir la dernière de tous! Peut-être seule et abandonnée. Plus on vit, plus on aime à vivre,

même sans jouir de rien: j'aurais eu l'ennui de la vie et la terreur de la mort, suite ordinaire de la

vieillesse. Au lieu de cela, mes derniers instants sont encore agréables, et j'ai de la vigueur pour

mourir; si même on peut appeler mourir que laisser vivant ce qu'on aime. Non, mes amis, non,

mes enfants, je ne vous quitte pas, pour ainsi dire, je reste avec vous; en vous laissant tous unis,

mon esprit, mon coeur, vous demeurent. Vous me verrez sans cesse entre vous; vous vous

sentirez sans cesse environnés de moi... Et puis nous nous rejoindrons, j'en suis sûre; le bon

Wolmar lui-même ne m'échappera pas. Mon retour à Dieu tranquillise mon âme et m'adoucit

un moment pénible; il me promet pour vous le même destin qu'à moi. Mon sort me suit et

s'assure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l'être: mon bonheur est fixé, je l'arrache à la fortune; il

n'a plus de bornes que l'éternité."

Elle en était là quand le ministre entra. Il l'honorait et l'estimait véritablement. Il savait mieux

que personne combien sa foi était vive et sincère. Il n'en avait été que plus frappé de l'entretien

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Julie ou La nouvelle Héloïse 463

de la veille, et en tout de la contenance qu'il lui avait trouvée. Il avait vu souvent mourir avec

ostentation, jamais avec sérénité. Peut-être à l'intérêt qu'il prenait à elle se joignait-il un désir

secret de voir si ce calme se soutiendrait jusqu'au bout.

Elle n'eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l'entretien pour en amener un convenable

au caractère du survenant. Comme ses conversations en pleine santé n'étaient jamais frivoles,

elle ne faisait alors que continuer à traiter dans son lit avec la même tranquillité des sujets

intéressants pour elle et pour ses amis; elle agitait indifféremment des questions qui n'étaient

pas indifférentes.

En suivant le fil de ses idées sur ce qui pouvait rester d'elle avec nous, elle nous parlait de ses

anciennes réflexions sur l'état des âmes séparées des corps. Elle admirait la simplicité des gens

qui promettaient à leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l'autre monde. "Cela, disait-

elle, est aussi raisonnable que les contes de revenants qui font mille désordres et tourmentent les

bonnes femmes; comme si les esprits avaient des voix pour parler, et des mains pour battre!

Comment un pur esprit agirait-il sur une âme enfermée dans un corps, et qui, en vertu de cette

union, ne peut rien apercevoir que par l'entremise de ses organes? Il n'y a pas de sens à cela.

Mais j'avoue que je ne vois point ce qu'il y a d'absurde à supposer qu'une âme libre d'un corps

qui jadis habita la terre puisse y revenir encore, errer, demeurer peut-être autour de ce qui lui fut

cher; non pas pour nous avertir de sa présence, elle n'a nul moyen pour cela; non pas pour agir

sur nous et nous communiquer ses pensées, elle n'a point de prise pour ébranler les organes de

notre cerveau; non pas pour apercevoir non plus ce que nous faisons, car il faudrait qu'elle eût

des sens; mais pour connaître elle-même ce que nous pensons et ce que nous sentons, par une

communication immédiate, semblable à celle par laquelle Dieu lit nos pensées dès cette vie, et

par laquelle nous lirons réciproquement les siennes dans l'autre, puisque nous le verrons face à

face. Car enfin, ajouta-t-elle en regardant le ministre, à quoi serviraient des sens lorsqu'ils

n'auront plus rien à faire? L'Etre éternel ne se voit ni ne s'entend; il se fait sentir; il ne parle ni

aux yeux ni aux oreilles, mais au coeur."

Je compris, à la réponse du pasteur et à quelques signes d'intelligence, qu'un des points ci-

devant contestés entre eux était la résurrection des corps. Je m'aperçus aussi que je commençais

à donner un peu plus d'attention aux articles de la religion de Julie où la foi se rapprochait de la

raison.

Elle se complaisait tellement à ces idées, que quand elle n'eût pas pris son parti sur ses anciennes

opinions, c'eût été une cruauté d'en détruire une qui lui semblait si douce dans l'état où elle se

trouvait. "Cent fois, disait-elle, j'ai pris plus de plaisir à faire quelque bonne oeuvre en imaginant

ma mère présente qui lisait dans le coeur de sa fille et l'applaudissait. Il y a quelque chose de si

consolant à vivre encore sous les yeux de ce qui nous fut cher! Cela fait qu'il ne meurt qu'à

moitié pour nous." Vous pouvez juger si, durant ces discours, la main de Claire était souvent

serrée.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 464

Quoique le pasteur répondît à tout avec beaucoup de douceur et de modération; et qu'il affectât

même de ne la contrarier en rien, de peur qu'on ne prît son silence sur d'autres points pour un

aveu, il ne laissa pas d'être ecclésiastique un moment, et d'exposer sur l'autre vie une doctrine

opposée. Il dit que l'immensité, la gloire, et les attributs de Dieu, serait le seul objet dont l'âme

des bienheureux serait occupée; que cette contemplation sublime effacerait tout autre souvenir;

qu'on ne se verrait point, qu'on ne se reconnaîtrait point, même dans le ciel, et qu'à cet aspect

ravissant on ne songerait plus à rien de terrestre.

"Cela peut être, reprit Julie: il y a si loin de la bassesse de nos pensées à l'essence divine, que

nous ne pouvons juger des effets qu'elle produira sur nous quand nous serons en état de la

contempler. Toutefois, ne pouvant maintenant raisonner que sur mes idées, j'avoue que je me

sens des affections si chères, qu'il m'en coûterait de penser que je ne les aurai plus. Je me suis

même fait une espèce d'argument qui flatte mon espoir. Je me dis qu'une partie de mon bonheur

consistera dans le témoignage d'une bonne conscience. Je me souviendrai donc de ce que j'aurai

fait sur la terre; je me souviendrai donc aussi des gens qui m'y ont été chers; ils me le seront donc

encore: ne les voir plus serait une peine, et le séjour des bienheureux n'en admet point. Au reste,

ajouta-t-elle en regardant le ministre d'un air assez gai, si je me trompe, un jour ou deux d'erreur

seront bientôt passés: dans peu j'en saurai là-dessus plus que vous-même. En attendant, ce qu'il

y a pour moi de très sûr, c'est que tant que je me souviendrai d'avoir habité la terre, j'aimerai

ceux que j'y ai aimés, et mon pasteur n'aura pas la dernière place."

Ainsi se passèrent les entretiens de cette journée, où la sécurité, l'espérance, le repos de l'âme,

brillèrent plus que jamais dans celle de Julie, et lui donnaient d'avance, au jugement du ministre,

la paix des bienheureux dont elle allait augmenter le nombre. Jamais elle ne fut plus tendre, plus

vraie, plus caressante, plus aimable, en un mot plus elle-même. Toujours du sens, toujours du

sentiment, toujours la fermeté du sage, et toujours la douceur du chrétien. Point de prétention,

point d'apprêt, point de sentence; partout la naïve expression de ce qu'elle sentait; partout la

simplicité de son coeur. Si quelquefois elle contraignait les plaintes que la souffrance aurait dû

lui arracher, ce n'était point pour jouer l'intrépidité stoïque, c'était de peur de navrer ceux qui

étaient autour d'elle; et quand les horreurs de la mort faisaient quelque instant pâtir la nature,

elle ne cachait point ses frayeurs, elle se laissait consoler. Sitôt qu'elle était remise, elle consolait

les autres. On voyait, on sentait son retour; son air caressant le disait à tout le monde. Sa gaieté

n'était point contrainte, sa plaisanterie même était touchante; on avait le sourire à la bouche et

les yeux en pleurs. Otez cet effroi qui ne permet pas de jouir de ce qu'on va perdre, elle plaisait

plus, elle était plus aimable qu'en santé même, et le dernier jour de sa vie en fut aussi le plus

charmant.

Vers le soir elle eut encore un accident qui, bien que moindre que celui du matin, ne lui permit

pas de voir longtemps ses enfants. Cependant elle remarqua qu'Henriette était changée. On lui

dit qu'elle pleurait beaucoup et ne mangeait point. "On ne la guérira pas de cela, dit-elle en

regardant Claire: la maladie est dans le sang."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 465

Se sentant bien revenue, elle voulut qu'on soupât dans sa chambre. Le médecin s'y trouva

comme le matin. La Fanchon, qu'il fallait toujours avertir quand elle devait venir manger à notre

table, vint ce soir-là sans se faire appeler. Julie s'en aperçut et sourit. "Oui, mon enfant, lui dit-

elle, soupe encore avec moi ce soir; tu auras plus longtemps ton mari que ta maîtresse." Puis elle

me dit: "Je n'ai pas besoin de vous recommander Claude Anet.

- Non, repris-je; tout ce que vous avez honoré de votre bienveillance n'a pas besoin de m'être

recommandé."

Le souper fut encore plus agréable que je ne m'y étais attendu. Julie, voyant qu'elle pouvait

soutenir la lumière, fit approcher la table, et, ce qui semblait inconcevable dans l'état où elle

était, elle eut appétit. Le médecin, qui ne voyait plus d'inconvénient à la satisfaire, lui offrit un

blanc de poulet: "Non, dit-elle; mais je mangerais bien de cette ferra." On lui en donna un petit

morceau; elle le mangea avec un peu de pain et le trouva bon. Pendant qu'elle mangeait, il fallait

voir Mme d'Orbe la regarder; il fallait le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu'elle avait

mangé lui fît mal, elle en parut mieux le reste du souper. Elle se trouva même de si bonne

humeur, qu'elle s'avisa de remarquer, par forme de reproche, qu'il y avait longtemps que je

n'avais bu de vin étranger. "Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d'Espagne à ces messieurs." A

la contenance du médecin, elle vit qu'il s'attendait à boire de vrai vin d'Espagne, et sourit encore

en regardant sa cousine. J'aperçus aussi que, sans faire attention à tout cela, Claire, de son côté,

commençait de temps à autre à lever les yeux, avec un peu d'agitation, tantôt sur Julie, et tantôt

sur Fanchon, à qui ces yeux semblaient dire ou demander quelque chose.

Le vin tardait à venir. On eut beau chercher la clé de la cave, on ne la trouva point; et l'on jugea,

comme il était vrai, que le valet de chambre du baron, qui en était chargé, l'avait emportée par

mégarde. Après quelques autres informations, il fut clair que la provision d'un seul jour en avait

duré cinq, et que le vin manquait sans que personne s'en fût aperçu, malgré plusieurs nuits de

veille. Le médecin tombait des nues. Pour moi, soit qu'il fallût attribuer cet oubli à la tristesse ou

à la sobriété des domestiques, j'eus honte d'user avec de telles gens des précautions ordinaires. Je

fis enfoncer la porte de la cave, et j'ordonnai que désormais tout le monde eût du vin à

discrétion.

La bouteille arrivée, on en but. Le vin fut trouvé excellent. La malade en eut envie; elle en

demanda une cuillerée avec de l'eau; le médecin le lui donna dans un verre, et voulut qu'elle le

bût pur. Ici les coups d'oeil devinrent plus fréquents entre Claire et la Fanchon, mais comme à la

dérobée et craignant toujours d'en trop dire.

Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin une grande activité. "Ah! dit-

elle, vous m'avez enivrée! après avoir attendu si tard, ce n'était pas la peine de commencer, car

c'est un objet bien odieux qu'une femme ivre." En effet, elle se mit à babiller, très sensément

pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu'auparavant. Ce qu'il y avait d'étonnant,

c'est que son teint n'était point allumé; ses yeux ne brillaient que d'un feu modéré par la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 466

langueur de la maladie; à la pâleur près, on l'aurait crue en santé. Pour alors l'émotion de Claire

devint tout à fait visible. Elle élevait un oeil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la

Fanchon, mais principalement sur le médecin; tous ces regards étaient autant d'interrogations

qu'elle voulait et n'osait faire. On eût dit toujours qu'elle allait parler, mais que la peur d'une

mauvaise réponse la retenait; son inquiétude était si vive qu'elle en paraissait oppressée.

Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et à demi-voix, qu'il

semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd'hui... que la dernière convulsion avait

été moins forte... que la soirée... Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu'elle avait parlé

tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens,

l'oreille attentive, et n'osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu'il allait dire.

Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lève, va tâter le pouls de la

malade, et dit: "Il n'y a point là d'ivresse ni de fièvre; le pouls est fort bon." A l'instant Claire

s'écrie en tendant à demi les deux bras: "Eh bien! Monsieur!... le pouls?... la fièvre?..." La voix lui

manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant; ses yeux pétillaient d'impatience;

il n'y avait pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend

le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit: "Madame, je vous

entends bien; il m'est impossible de dire à présent rien de positif; mais si demain matin à pareille

heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie." A ce moment Claire part comme

un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l'embrasse, le baise

mille fois en sanglotant et pleurant à chaudes larmes, et, toujours avec la même impétuosité,

s'ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d'haleine: "Ah!

Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule!"

Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie, et lui dit d'un ton tendre et

douloureux: "Ah! cruelle, que tu me fais regretter la vie! veux-tu me faire mourir désespérée?

Faudra-t-il te préparer deux fois?" Ce peu de mots fut un coup de foudre; il amortit aussitôt les

transports de joie; mais il ne put étouffer tout à fait l'espoir renaissant.

En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà

leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d'une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un

présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l'argent fut sur-le-

champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquait

pour cela. Cet accord se fit avec tant d'empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de

leurs acclamations. Jugez de l'effet dans le coeur d'une femme qui se sent mourir! Elle me fit

signe, et me dit à l'oreille: "On m'a fait boire jusqu'à la lie la coupe amère et douce de la

sensibilité."

Quand il fut question de se retirer, Mme d'Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les

deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon; mais

celle-ci s'indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu'elle n'eût fait si son mari ne

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Julie ou La nouvelle Héloïse 467

fût pas arrivé. Mme d'Orbe s'opiniâtra de son côté, et les deux femmes de chambres passèrent la

nuit ensemble dans le cabinet; je la passai dans la chambre voisine, et l'espoir avait tellement

ranimé le zèle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique.

Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu'il y avait peu de ses

habitants qui n'eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.

J'entendis durant la nuit quelques allées et venues qui ne m'alarmèrent pas; mais sur le matin

que tout était tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J'écoute, je crois distinguer des

gémissements. J'accours, j'entre, j'ouvre le rideau... Saint-Preux!... cher Saint-Preux!... je vois les

deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l'une évanouie et l'autre expirante. Je

m'écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n'était plus.

Adorateur de Dieu, Julie n'était plus... Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures;

j'ignore ce que je devins moi-même. Revenu du premier saisissement, je m'informai de Mme

d'Orbe. J'appris qu'il avait fallu la porter dans sa chambre, et même l'y renfermer; car elle

rentrait à chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps, le réchauffait du sien,

s'efforçait de le ranimer, le pressait, s'y collait avec une espèce de rage, l'appelait à grands cris de

mille noms passionnés, et nourrissait son désespoir de tous ces efforts inutiles.

En entrant je la trouvai tout à fait hors de sens ne voyant rien, n'entendant rien, ne connaissant

personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains et mordant les pieds des chaises,

murmurant d'une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs

intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit,

consternée, épouvantée, immobile, n'osant souffler, cherchait à se cacher d'elle, et tremblait de

tout son corps. En effet, les convulsions dont elle était agitée avaient quelque chose d'effrayant.

Je fis signe à la femme de chambre de se retirer; car je craignais qu'un seul mot de consolation

lâché mal à propos ne la mît en fureur.

Je n'essayai pas de lui parler, elle ne m'eût point écouté, ni même entendu; mais au bout de

quelque temps, la voyant épuisée de fatigue, je la pris et la portai dans un fauteuil; je m'assis

auprès d'elle en lui tenant les mains; j'ordonnai qu'on amenât les enfants, et les fis venir autour

d'elle. Malheureusement, le premier qu'elle aperçut fut précisément la cause innocente de la

mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je vis ses traits s'altérer, ses regards s'en détourner

avec une espèce d'horreur, et ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l'enfant à

moi. "Infortuné! lui dis-je, pour avoir été trop cher à l'une tu deviens odieux à l'autre: elles

n'eurent pas en tout le même coeur." Ces mots l'irritèrent violemment et m'en attirèrent de très

piquants. Ils ne laissèrent pourtant pas de faire impression. Elle prit l'enfant dans ses bras et

s'efforça de le caresser: ce fut en vain; elle le rendit presque au même instant. Elle continue même

à le voir avec moins de plaisir que l'autre, et je suis bien aise que ce ne soit pas celui-là qu'on a

destiné à sa fille.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 468

Gens sensibles, qu'eussiez-vous fait à ma place? Ce que faisait Mme d'Orbe. Après avoir mis

ordre aux enfants, à Mme d'Orbe, aux funérailles de la seule personne que j'aie aimée, il fallut

monter à cheval, et partir, la mort dans le coeur, pour la porter au plus déplorable père. Je le

trouvai souffrant de sa chute, agité, troublé de l'accident de sa fille. Je le laissai accablé de

douleur, de ces douleurs de vieillard, qu'on n'aperçoit pas au dehors, qui n'excitent ni gestes, ni

cris, mais qui tuent. Il n'y résistera jamais, j'en suis sûr, et je prévois de loin le dernier coup qui

manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour être de

retour de bonne heure et rendre les derniers honneurs à la plus digne des femmes. Mais tout

n'était pas dit encore. Il fallait qu'elle ressuscitât pour me donner l'horreur de la perdre une

seconde fois.

En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir à perte d'haleine, et s'écrier d'aussi loin

que je pus l'entendre: "Monsieur, Monsieur, hâtez-vous, Madame n'est pas morte." Je ne

compris rien à ce propos insensé: j'accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versaient

des larmes de joie en donnant à grand cris des bénédictions à Mme de Wolmar. Je demande ce

que c'est; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me répondre: la tête avait tourné

à mes propres gens. Je monte à pas précipités dans l'appartement de Julie. Je trouve plus de vingt

personnes à genoux autour de son lit et les yeux fixés sur elle. Je m'approche; je la vois sur ce lit

habillée et parée; le coeur me bat; je l'examine... Hélas! elle était morte! Ce moment de fausse

joie sitôt et si cruellement éteinte fut le plus amer de ma vie. Je ne suis pas colère: je me sentis

vivement irrité. Je voulus savoir le fond de cette extravagante scène. Tout était déguisé altéré,

changé: j'eus toute la peine du monde à démêler la vérité. Enfin j'en vins à bout; et voici l'histoire

du prodige.

Mon beau-père, alarmé de l'accident qu'il avait appris, et croyant pouvoir se passer de son valet

de chambre, l'avait envoyé, un peu avant mon arrivée auprès de lui, savoir des nouvelles de sa

fille. Le vieux domestique, fatigué du cheval, avait pris un bateau; et, traversant le lac pendant la

nuit, était arrivé à Clarens le matin même de mon retour. En arrivant, il voit la consternation, il

en apprend le sujet, il monte en gémissant à la chambre de Julie; il se met à genoux au pied de

son lit, il la regarde, il pleure, il la contemple. "Ah! ma bonne maîtresse! ah! que Dieu ne m'a-t-il

pris au lieu de vous! Moi qui suis vieux, qui ne tiens à rien, qui ne suis bon à rien, que fais-je sur

la terre? Et vous qui étiez jeune, qui faisiez la gloire de votre famille, le bonheur de votre maison,

l'espoir des malheureux... hélas! quand je vous vis naître, était-ce pour vous voir mourir?..."

Au milieu des exclamations que lui arrachaient son zèle et son bon coeur, les yeux toujours

collés sur ce visage, il crut apercevoir un mouvement: son imagination se frappe; il voit Julie

tourner les yeux, le regarder, lui faire un signe de tête. Il se lève avec transport, et court par toute

la maison en criant que Madame n'est pas morte, qu'elle l'a reconnu, qu'il en est sûr, qu'elle en

reviendra. Il n'en fallut pas davantage; tout le monde accourt, les voisins, les pauvres, qui

faisaient retentir l'air de leurs lamentations, tous s'écrient: "Elle n'est pas morte!" Le bruit s'en

répand et s'augmente: le peuple, ami du merveilleux, se prête avidement à la nouvelle; on la croit

comme on la désire; chacun cherche à se faire fête en appuyant la crédulité commune. Bientôt la

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Julie ou La nouvelle Héloïse 469

défunte n'avait pas seulement fait signe, elle avait agi, elle avait parlé, et il y avait vingt témoins

oculaires de faits circonstanciés qui n'arrivèrent jamais.

Sitôt qu'on crut qu'elle vivait encore, on fit mille efforts pour la ranimer; on s'empressait autour

d'elle, on lui parlait, on l'inondait d'eaux spiritueuses, on touchait si le pouls ne revenait point.

Ses femmes, indignées que le corps de leur maîtresse restât environné d'hommes dans un état si

négligé, firent sortir le monde, et ne tardèrent pas à connaître combien on s'abusait. Toutefois,

ne pouvant se résoudre à détruire une erreur si chère, peut-être espérant encore elles-mêmes

quelque événement miraculeux, elles vêtirent le corps avec soin, et, quoique sa garde-robe leur

eût été laissée, elles lui prodiguèrent la parure; ensuite l'exposant sur un lit, et laissant les

rideaux ouverts, elles se remirent à la pleurer au milieu de la joie publique.

C'était au plus fort de cette fermentation que j'étais arrivé. Je reconnus bientôt qu'il était

impossible de faire entendre raison à la multitude; que, si je faisais fermer la porte et porter le

corps à la sépulture, il pourrait arriver du tumulte; que je passerais au moins pour un mari

parricide qui faisait enterrer sa femme en vie, et que je serais en horreur dans tout le pays. Je

résolus d'attendre. Cependant, après plus de trente-six heures, par l'extrême chaleur qu'il faisait,

les chairs commençaient à se corrompre; et quoique le visage eût gardé ses traits et sa douceur,

on y voyait déjà quelques signes d'altération. Je le dis à Mme d'Orbe, qui restait demi-morte au

chevet du lit. Elle n'avait pas le bonheur d'être la dupe d'une illusion si grossière; mais elle

feignait de s'y prêter pour avoir un prétexte d'être incessamment dans la chambre, d'y navrer son

coeur à plaisir, de l'y repaître de ce mortel spectacle, de s'y rassasier de douleur.

Elle m'entendit et, prenant son parti sans rien dire, elle sortit de la chambre. Je la vis rentrer un

moment après, tenant un voile d'or brodé de perles que vous lui aviez apporté des Indes. Puis,

s'approchant du lit, elle baisa le voile, en couvrit en pleurant la face de son amie, et s'écria d'une

voix éclatante: "Maudite soit l'indigne main qui jamais lèvera ce voile! maudit soit l'oeil impie

qui verra ce visage défiguré!" Cette action, ces mots frappèrent tellement les spectateurs,

qu'aussitôt, comme par une inspiration soudaine, la même imprécation fut répétée par mille

cris. Elle a fait tant d'impression sur tous nos gens et sur tout le peuple, que la défunte ayant été

mise au cercueil dans ses habits et avec les plus grandes précautions, elle a été portée et inhumée

dans cet état, sans qu'il se soit trouvé personne assez hardi pour toucher au voile.

Le sort du plus à plaindre est d'avoir encore à consoler les autres. C'est ce qui me reste à faire

auprès de mon beau-père, de Mme d'Orbe, des amis, des parents, des voisins, et de mes propres

gens. Le reste n'est rien; mais mon vieux ami! mais Mme d'Orbe! il faut voir l'affliction de celle-

ci pour juger de ce qu'elle ajoute à la mienne. Loin de me savoir gré de mes soins, elle me les

reproche; mes attentions l'irritent, ma froide tristesse l'aigrit; il lui faut des regrets amers

semblables aux siens, et sa douleur barbare voudrait voir tout le monde au désespoir. Ce qu'il y a

de plus désolant est qu'on ne peut compter sur rien avec elle, et ce qui la soulage un moment la

dépite un moment après. Tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle dit, approche de la folie, et serait

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Julie ou La nouvelle Héloïse 470

risible pour des gens de sang-froid. J'ai beaucoup à souffrir; je ne me rebuterai jamais. En

servant ce qu'aima Julie, je crois l'honorer mieux que par des pleurs.

Un seul trait vous fera juger des autres. Je croyais avoir tout fait en engageant Claire à se

conserver pour remplir les soins dont la chargea son amie. Exténuée d'agitations, d'abstinences,

elle semblait enfin résolue à revenir sur elle-même, à recommencer sa vie ordinaire, à reprendre

ses repas dans la salle à manger. La première fois qu'elle y vint, je fis dîner les enfants dans leur

chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet essai devant eux; car le spectacle des passions

violentes de toute espèce est un des plus dangereux qu'on puisse offrir aux enfants. Ces

passions ont toujours dans leurs excès quelque chose de puéril qui les amuse, qui les séduit, et

leur fait aimer ce qu'ils devraient craindre. Ils n'en avaient déjà que trop vu.

En entrant elle jeta un coup d'oeil sur la table et vit deux couverts. A l'instant elle s'assit sur la

première chaise qu'elle trouva derrière elle, sans vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce

caprice. Je crus la devenir, et je fis mettre un troisième couvert à la place qu'occupait

ordinairement sa cousine. Alors elle se laissa prendre par la main et mener à table sans

résistance, rangeant sa robe avec soin, comme si elle eût craint d'embarrasser cette place vide. A

peine avait-elle porté la première cuillerée de potage à sa bouche qu'elle la repose, et demande

d'un ton brusque ce que faisait là ce couvert puisqu'il n'était point occupé. Je lui dis qu'elle avait

raison, et fis ôter le couvert. Elle essaya de manger, sans pouvoir en venir à bout. Peu à peu son

coeur se gonflait, sa respiration devenait haute et ressemblait à des soupirs. Enfin elle se leva

tout à coup de table, s'en retourna dans sa chambre sans dire un mot, ni rien écouter de tout ce

que je voulus lui dire, et de toute la journée elle ne prit que du thé.

Le lendemain ce fut à recommencer. J'imaginai un moyen de la ramener à la raison par ses

propres caprices, et d'amollir la dureté du désespoir par un sentiment plus doux. Vous savez que

sa fille ressemble beaucoup à Mme de Wolmar. Elle se plaisait à marquer cette ressemblance par

des robes de même étoffe, et elle leur avait apporté de Genève plusieurs ajustements semblables,

dont elles se paraient les mêmes jours. Je fis donc habiller Henriette le plus à l'imitation de Julie

qu'il fût possible, et, après l'avoir instruite, je lui fis occuper à table le troisième couvert qu'on

avait mis comme la veille.

Claire, au premier coup d'oeil, comprit mon intention; elle en fut touchée; elle me jeta un regard

tendre et obligeant. Ce fut là le premier de mes soins auquel elle parut sensible, et j'augurai bien

d'un expédient qui la disposait à l'attendrissement.

Henriette, fière de représenter sa petite maman, joua parfaitement son rôle, et si parfaitement

que je vis pleurer les domestiques. Cependant elle donnait toujours à sa mère le nom de maman,

et lui parlait avec le respect convenable; mais enhardie par le succès, et par mon approbation

qu'elle remarquait fort bien, elle s'avisa de porter la main sur une cuiller, et de dire dans une

saillie: "Claire, veux-tu de cela?" Le geste et le ton de voix furent imités au point que sa mère en

tressaillit. Un moment après, elle part d'un grand éclat de rire, tend son assiette en disant: "Oui,

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Julie ou La nouvelle Héloïse 471

mon enfant, donne; tu es charmante." Et puis, elle se mit à manger avec une avidité qui me

surprit. En la considérant avec attention, je vis de l'égarement dans ses yeux, et dans son geste

un mouvement plus brusque et plus décidé qu'à l'ordinaire. Je l'empêchai de manger davantage,

et je fis bien; car une heure après elle eut une violente indigestion qui l'eût infailliblement

étouffée, si elle eût continué de manger. Dès ce moment je résolus de supprimer tous ces jeux,

qui pouvaient allumer son imagination au point qu'on n'en serait plus maître. Comme on guérit

plus aisément de l'affliction que de la folie, il vaut mieux la laisser souffrir davantage, et ne pas

exposer sa raison.

Voilà, mon cher, à peu près où nous en sommes. Depuis le retour du baron, Claire monte chez

lui tous les matins, soit tandis que j'y suis, soit quand j'en sors: ils passent une heure ou deux

ensemble, et les soins qu'elle lui rend facilitent un peu ceux qu'on prend d'elle. D'ailleurs elle

commence à se rendre plus assidue auprès des enfants. Un des trois a été malade, précisément

celui qu'elle aime le moins. Cet accident lui a fait sentir qu'il lui reste des pertes à faire, et lui a

rendu le zèle de ses devoirs. Avec tout cela, elle n'est pas encore au point de la tristesse; les

larmes ne coulent pas encore: on vous attend pour en répandre; c'est à vous de les essuyer. Vous

devez m'entendre. Pensez au dernier conseil de Julie: il est venu de moi le premier, et je le crois

plus que jamais utile et sage. Venez vous réunir à tout ce qui reste d'elle. Son père, son amie, son

mari, ses enfants, tout vous attend, tout vous désire, vous êtes nécessaire à tous. Enfin, sans

m'expliquer davantage, venez partager et guérir mes ennuis: je vous devrai peut-être plus que

personne.

Lettre XII de Julie

(Cette lettre était incluse dans la précédente)

Il faut renoncer à nos projets. Tout est changé, mon bon ami: souffrons ce changement sans

murmure; il vient d'une main plus sage que nous. Nous songions à nous réunir: cette réunion

n'était pas bonne. C'est un bienfait du ciel de l'avoir prévenue; sans doute il prévient des

malheurs.

Je me suis longtemps fait illusion. Cette illusion me fut salutaire; elle se détruit au moment que

je n'en ai plus besoin. Vous m'avez crue guérie, et j'ai cru l'être. Rendons grâces à celui qui fit

durer cette erreur autant qu'elle était utile: qui sait si, me voyant si près de l'abîme, la tête ne

m'eût point tourné? Oui, j'eus beau vouloir étouffer le premier sentiment qui m'a fait vivre, il

s'est concentré dans mon coeur. Il s'y réveille au moment qu'il n'est plus à craindre; il me

soutient quand mes forces m'abandonnent; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je fais

cet aveu sans honte; ce sentiment resté malgré moi fut involontaire; il n'a rien coûté à mon

innocence; tout ce qui dépend de ma volonté fut pour mon devoir: si le coeur qui n'en dépend

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Julie ou La nouvelle Héloïse 472

pas fut pour vous, ce fut mon tourment et non pas mon crime. J'ai fait ce que j'ai dû faire; la

vertu me reste sans tache, et l'amour m'est resté sans remords.

J'ose m'honorer du passé; mais qui m'eût pu répondre de l'avenir? Un jour de plus peut-être, et

j'étais coupable! Qu'était-ce de la vie entière passée avec vous? Quels dangers j'ai courus sans le

savoir! A quels dangers plus grands j'allais être exposée! Sans doute je sentais pour moi les

craintes que je croyais sentir pour vous. Toutes les épreuves ont été faites; mais elles pouvaient

trop revenir. N'ai-je pas assez vécu pour le bonheur et pour la vertu? Que me restait-il d'utile à

tirer de la vie? En me l'ôtant, le ciel ne m'ôte plus rien de regrettable, et met mon honneur à

couvert. Mon ami, je pars au moment favorable, contente de vous et de moi; je pars avec joie, et

ce départ n'a rien de cruel. Après tant de sacrifices, je compte pour peu celui qui me reste à faire:

ce n'est que mourir une fois de plus.

Je prévois vos douleurs, je les sens; vous restez à plaindre, je le sais trop; et le sentiment de votre

affliction est la plus grande peine que j'emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations

je vous laisse! Que de soins à remplir envers celle qui vous fut chère vous font un devoir de vous

conserver pour elle! Il vous reste à la servir dans la meilleure partie d'elle-même. Vous ne perdez

de Julie que ce que vous en avez perdu depuis longtemps. Tout ce qu'elle eut de meilleur vous

reste. Venez vous réunir à sa famille. Que son coeur demeure au milieu de vous. Que tout ce

qu'elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs, votre amitié,

tout sera son ouvrage. Le noeud de votre union formé par elle la fera revivre; elle ne mourra

qu'avec le dernier de tous.

Songez qu'il vous reste une autre Julie, et n'oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va

perdre la moitié de sa vie, unissez-vous pour conserver l'autre; c'est le seul moyen qui vous reste

à tous deux de me survivre, en servant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je inventer des

noeuds plus étroits encore pour unir tout ce qui m'est cher! Combien vous devez l'être l'un à

l'autre! Combien cette idée doit renforcer votre attachement mutuel! Vos objections contre cet

engagement vont être de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous

parler de moi sans vous attendrir ensemble! Non, Claire et Julie seront si bien confondues, qu'il

ne sera plus possible à votre coeur de les séparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez

senti pour son amie; elle en sera la confidente et l'objet: vous serez heureux par celle qui vous

restera, sans cesser d'être fidèle à celle que vous aurez perdue, et après tant de regrets et de

peines, avant que l'âge de vivre et d'aimer se passe, vous aurez brûlé d'un feu légitime et joui

d'un bonheur innocent.

C'est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions et sans craintes vous occuper des

soins que je vous laisse, et après lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez

fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet

homme est votre libérateur, le mari de l'amie qu'il vous a rendue. Seul, sans intérêt à la vie, sans

attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il sera bientôt le plus

infortuné des mortels. Vous lui devez les soins qu'il a pris de vous et vous savez ce qui peut les

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Julie ou La nouvelle Héloïse 473

rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre précédente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce

qui m'aima ne le quitte. Il vous a rendu le goût de la vertu, montrez-lui-en l'objet et le prix.

Soyez chrétien pour l'engager à l'être. Le succès est plus près que vous ne pensez: il a fait son

devoir, je ferai le mien, faites le vôtre. Dieu est juste: ma confiance ne me trompera pas.

Je n'ai qu'un mot à vous dire sur mes enfants. Je sais quels soins va vous coûter leur éducation;

mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pénibles. Dans les moments de dégoût

inséparables de cet emploi, dites-vous: ils sont les enfants de Julie; il ne vous coûtera plus rien.

M. de Wolmar vous remettra les observations que j'ai faites sur votre mémoire et sur le caractère

de mes deux fils. Cet écrit n'est que commencé: je ne vous le donne pas pour règle, et je le

soumets à vos lumières. N'en faites point des savants, faites-en des hommes bienfaisants et

justes. Parlez-leur quelquefois de leur mère... vous savez s'ils lui étaient chers... Dites à Marcellin

qu'il ne m'en coûta pas de mourir pour lui. Dites à son frère que c'était pour lui que j'aimais la

vie. Dites-leur... Je me sens fatiguée. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfants, je m'en

sépare avec moins de peine; je crois rester avec eux.

Adieu, adieu, mon doux ami... Hélas! j'achève de vivre comme j'ai commencé. J'en dis trop peut-

être en ce moment où le coeur ne déguise plus rien... Eh! pourquoi craindrais-je d'exprimer tout

ce que je sens? Ce n'est plus moi qui te parle; je suis déjà dans les bras de la mort. Quand tu

verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante, et son coeur où tu ne seras plus.

Mais mon âme existerait-elle sans toi? sans toi quelle félicité goûterais-je? Non, je ne te quitte

pas, je vais t'attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je

meurs dans cette douce attente: trop heureuse d'acheter au prix de ma vie le droit de t'aimer

toujours sans crime, et de te le dire encore une fois!

Lettre XIII de Madame d'Orbe

J'apprends que vous commencez à vous remettre assez pour qu'on puisse espérer de vous voir

bientôt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre faiblesse; il faut tâcher de passer les monts

avant que l'hiver achève de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l'air qui vous convient;

vous n'y verrez que douleur et tristesse, et peut-être l'affliction commune sera-t-elle un

soulagement pour la vôtre. La mienne pour s'exhaler a besoin de vous. Moi seule je ne puis ni

pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m'entend, et ne me répond pas. La douleur d'un

père infortuné se concentre en lui-même; il n'en imagine pas une plus cruelle; il ne la sait ni voir

ni sentir: il n'y a plus d'épanchement pour les vieillards. Mes enfants m'attendrissent et ne

savent pas s'attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence règne autour

de moi. Dans mon stupide abattement je n'ai plus de commerce avec personne; je n'ai qu'assez

de force et de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh! venez, vous qui partagez ma perte,

venez partager mes douleurs; venez nourrir mon coeur de vos regrets, venez l'abreuver de vos

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Julie ou La nouvelle Héloïse 474

larmes, c'est la seule consolation que l'on puisse attendre, c'est le seul plaisir qui me reste à

goûter.

Mais avant que vous arriviez et que j'apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu'on vous a

parlé, il est bon que vous sachiez le mien d'avance. Je suis ingénue et franche, je ne veux rien

vous dissimuler. J'ai eu de l'amour pour vous, je l'avoue; peut-être en ai-je encore, peut-être en

aurai-je toujours; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s'en doute, je ne l'ignore pas; je ne m'en

fâche ni ne m'en soucie. Mais voici ce que j'ai à vous dire et que vous devez bien retenir: c'est

qu'un homme qui fut aimé de Julie d'Etange, et pourrait se résoudre à en épouser une autre,

n'est à mes yeux qu'un indigne et un lâche que je tiendrais à déshonneur d'avoir pour ami; et,

quant à moi, je vous déclare que tout homme, quel qu'il puisse être, qui désormais m'osera parler

d'amour, ne m'en reparlera de sa vie.

Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposés, à celle à qui vous les

avez promis. Ses enfants se forment et grandissent, son père se consume insensiblement, son

mari s'inquiète et s'agite. Il a beau faire, il ne peut la croire anéantie; son coeur, malgré qu'il en

ait, se révolte contre sa vaine raison. Il parle d'elle, il lui parle, il soupire. Je crois déjà voir

s'accomplir les voeux qu'elle a faits tant de fois; et c'est à vous d'achever ce grand ouvrage. Quels

motifs pour vous attirer ici l'un et l'autre! Il est bien digne du généreux Edouard que nos

malheurs ne lui aient pas fait changer de résolution.

Venez donc, chers et respectables amis, venez vous réunir à tout ce qui reste d'elle. Rassemblons

tout ce qui lui fut cher. Que son esprit nous anime, que son coeur joigne tous les nôtres; vivons

toujours sous ses yeux. J'aime à croire que du lieu qu'elle habite, du séjour de l'éternelle paix,

cette âme encore aimante et sensible se plaît à revenir parmi nous, à retrouver ses amis pleins de

sa mémoire à les voir imiter ses vertus, à s'entendre honorer par eux, à les sentir embrasser sa

tombe et gémir en prononçant son nom. Non, elle n'a point quitté ces lieux qu'elle nous rendit

si charmants; ils sont encore tout remplis d'elle. Je la vois sur chaque objet, je la sens à chaque

pas, à chaque instant du jour j'entends les accents de sa voix. C'est ici qu'elle a vécu; c'est ici que

repose sa cendre... la moitié de sa cendre. Deux fois la semaine, en allant au temple... j'aperçois...

j'aperçois le lieu triste et respectable... Beauté, c'est donc là ton dernier asile!... Confiance, amitié,

vertus, plaisirs, folâtres jeux, la terre a tout englouti... Je me sens entraînée... j'approche en

frissonnant... je crains de fouler cette terre sacrée... je crois la sentir palpiter et frémir sous mes

pieds... j'entends murmurer une voix plaintive!... Claire! ô ma Claire! où es-tu? que fais-tu loin de

ton amie?... Son cercueil ne la contient pas tout entière... il attend le reste de sa proie... il ne

l'attendra pas longtemps.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 475

Appendice

Avertissement

Ce dialogue ou entretien supposé était d'abord destiné à servir de préface aux Lettres des deux

amants. Mais sa forme et sa longueur ne m'ayant permis de le mettre que par extrait à la tête du

recueil, je le donne tout entier, dans l'espoir qu'on y trouvera quelques vues utiles sur l'objet de

ces sortes d'écrits. J'ai cru d'ailleurs devoir attendre que le livre eût fait son effet, avant d'en

discuter les inconvénients et les avantages, ne voulant ni faire tort au libraire, ni mendier

l'indulgence du public.

Préface de Julie ou entretien sur les romans

N. Voilà votre manuscrit; je l'ai lu tout entier.

R. Tout entier? J'entends: vous comptez sur peu d'imitateurs.

N. Vel duo, vel nemo.

R. Turpe et miserabile! Mais je veux un jugement positif.

N. Je n'ose.

R. Tout est osé par ce seul mot. Expliquez-vous.

N. Mon jugement dépend de la réponse que vous m'allez faire. Cette correspondance est-elle

réelle, ou si c'est une fiction?

R. Je ne vois point la conséquence. Pour dire si un livre est bon ou mauvais, qu'importe de savoir

comment on l'a fait?

N. Il importe beaucoup pour celui-ci. Un portrait a toujours son prix, pourvu qu'il ressemble,

quelque étrange que soit l'original. Mais, dans un tableau d'imagination, toute figure humaine

doit avoir les traits communs à l'homme ou le tableau ne vaut rien. Tous deux supposés bons, il

reste encore cette différence, que le portrait intéresse peu de gens; le tableau seul peut plaire au

public.

R. Je vous suis. Si ces lettres sont des portraits, ils n'intéressent point; si ce sont des tableaux, ils

imitent mal. N'est-ce pas cela?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 476

N. Précisément.

R. Ainsi j'arracherai toutes vos réponses avant que vous m'ayez répondu. Au reste, comme je ne

puis satisfaire à votre question, il faut vous en passer pour résoudre la mienne. Mettez la chose

au pis; ma Julie...

N. Oh! si elle avait existé!

R. Eh bien?

N. Mais sûrement ce n'est qu'une fiction.

R. Supposez.

N. En ce cas, je ne connais rien de si maussade. Ces lettres ne sont point des lettres; ce roman

n'est point un roman; les personnages sont des gens de l'autre monde.

R. J'en suis fâché pour celui-ci.

N. Consolez-vous; les fous n'y manquent pas non plus; mais les vôtres ne sont pas dans la

nature.

R. Je pourrais... Non, je vois le détour que prend votre curiosité. Pourquoi décidez-vous ainsi?

Savez-vous jusqu'où les hommes diffèrent les uns des autres, combien les caractères sont

opposés; combien les moeurs, les préjugés, varient selon les temps, les lieux, les âges? Qui est-ce

qui ose assigner des bornes précises à la nature, et dire: "Voilà jusqu'où l'homme peut aller et

pas au delà"?

N. Avec ce beau raisonnement, les monstres inouïs, les géants, les pygmées, les chimères de

toute espèce, tout pourrait être admis spécifiquement dans la nature, tout serait défiguré; nous

n'aurions plus de modèle commun. Je le répète, dans les tableaux de l'humanité, chacun doit

reconnaître l'homme.

R. J'en conviens, pourvu qu'on sache aussi discerner ce qui fait les variétés de ce qui est essentiel

à l'espèce. Que diriez-vous de ceux qui ne reconnaîtraient la nôtre que dans un habit à la

française?

N. Que diriez-vous de celui qui, sans exprimer ni traits ni taille, voudrait peindre une figure

humaine avec un voile pour vêtement? N'aurait-on pas droit de lui demander où est l'homme?

R. Ni traits ni taille! Etes-vous juste? Point de gens parfaits: voilà la chimère. Une jeune fille

offensant la vertu qu'elle aime et ramenée au devoir par l'horreur d'un plus grand crime; une

amie trop facile, punie enfin par son propre coeur de l'excès de son indulgence; un jeune

homme, honnête et sensible, plein de faiblesse et de beaux discours; un vieux gentilhomme

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Julie ou La nouvelle Héloïse 477

entêté de sa noblesse, sacrifiant tout à l'opinion; un Anglais généreux et brave, toujours

passionné par sagesse, toujours raisonnant sans raison...

N. Un mari débonnaire et hospitalier, empressé d'établir dans sa maison l'ancien amant de sa

femme...

R. Je vous renvoie à l'inscription de l'estampe.

N. Les belles âmes!... Le beau mot!

R. O philosophie! combien tu prends de peine à rétrécir les coeurs, à rendre les hommes petits!

N. L'esprit romanesque les agrandit et les trompe. Mais revenons. Les deux amies?... Qu'en

dites-vous?... Et cette conversion subite au temple?... La grâce, sans doute?...

R. Monsieur...

N. Une femme chrétienne, une dévote qui n'apprend point le catéchisme à ses enfants; qui

meurt sans vouloir prier Dieu; dont la mort cependant édifie un pasteur, et convertit un athée...

Oh!...

R. Monsieur...

N. Quant à l'intérêt, il est pour tout le monde, il est nul. Pas une mauvaise action, pas un

méchant homme qui fasse craindre pour les bons; des événements si naturels, si simples, qu'ils le

sont trop; rien d'inopiné, point de coup de théâtre. Tout est prévu longtemps d'avance, tout

arrive comme il est prévu. Est-ce la peine de tenir registre de ce que chacun peut voir tous les

jours dans sa maison ou dans celle de son voisin?

R. C'est-à-dire qu'il vous faut des hommes communs et des événements rares. Je crois que

j'aimerais mieux le contraire. D'ailleurs, vous jugez ce que vous avez lu comme un roman. Ce

n'en est point un; vous l'avez dit vous-même. C'est un recueil de lettres...

N. Qui ne sont point des lettres; je crois l'avoir dit aussi. Quel style épistolaire! qu'il est guindé!

que d'exclamations! que d'apprêts! quelle emphase pour ne dire que des choses communes!

quels grands mots pour de petits raisonnements! Rarement du sens, de la justesse; jamais ni

finesse, ni force, ni profondeur. Une diction toujours dans les nues, et des pensées qui rampent

toujours. Si vos personnages sont dans la nature, avouez que leur style est peu naturel.

R. Je conviens que, dans le point de vue où vous êtes, il doit vous paraître ainsi.

N. Comptez-vous que le public le verra d'un autre oeil? et n'est-ce pas mon jugement que vous

demandez?

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Julie ou La nouvelle Héloïse 478

R. C'est pour l'avoir plus au long que je vous réplique. Je vois que vous aimeriez mieux des

lettres faites pour être imprimées.

N. Ce souhait paraît assez bien fondé pour celles qu'on donne à l'impression.

R. On ne verra donc jamais les hommes dans les livres que comme ils veulent s'y montrer.

N. L'auteur, comme il veut s'y montrer; ceux qu'il dépeint, tels qu'ils sont. Mais cet avantage

manque encore ici. Pas un portrait vigoureusement peint, pas un caractère assez bien marqué,

nulle observation solide, aucune connaissance du monde. Qu'apprend-on dans la petite sphère

de deux ou trois amants ou amis toujours occupés d'eux seuls?

R. On apprend à aimer l'humanité. Dans les grandes sociétés on n'apprend qu'à haïr les

hommes.

Votre jugement est sévère; celui du public doit l'être encore plus. Sans le taxer d'injustice, je

veux vous dire, à mon tour, de quel oeil je vois ces lettres; moins pour excuser les défauts que

vous y blâmez, que pour en trouver la source.

Dans la retraite, on a d'autres manières de voir et de sentir que dans le commerce du monde; les

passions, autrement modifiées, ont aussi d'autres expressions: l'imagination, toujours frappée

des mêmes objets, s'en affecte plus vivement. Ce petit nombre d'images revient toujours, se

mêle à toutes les idées, et leur donne ce tour bizarre et peu varié qu'on remarque dans les

discours des solitaires. S'ensuit-il de là que leur langage soit fort énergique? Point du tout; il

n'est qu'extraordinaire. Ce n'est que dans le monde qu'on apprend à parler avec énergie.

Premièrement, parce qu'il faut toujours dire autrement et mieux que les autres, et puis que, forcé

d'affirmer à chaque instant ce qu'on ne croit pas, d'exprimer des sentiments qu'on n'a point; on

cherche à donner à ce qu'on dit un tour persuasif qui supplée à persuasion intérieure. Croyez-

vous que les gens vraiment passionnés aient ces manières de parler vives, fortes, coloriées, que

vous admirez dans vos drames et dans vos romans? Non; la passion, pleine d'elle-même;

s'exprime avec plus d'abondance que de force; elle ne songe même pas à persuader; elle ne

soupçonne pas qu'on puisse douter d'elle. Quand elle dit ce qu'elle sent, c'est moins pour

l'exposer aux autres que pour se soulager. On peint plus vivement l'amour dans les grandes

villes; l'y sent-on mieux que dans les hameaux?

N. C'est-à-dire que la faiblesse du langage prouve la force du sentiment.

R. Quelquefois du moins elle en montre la vérité. Lisez une lettre d'amour faite par un auteur

dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller; pour peu qu'il ait de feu dans la tête, sa lettre

va, comme on dit, brûler le papier; la chaleur n'ira pas plus loin. Vous serez enchanté, même

agité peut-être, mais d'une agitation passagère et sèche, qui ne vous laissera que des mots pour

tout souvenir. Au contraire, une lettre que l'amour a réellement dictée, une lettre d'un amant

vraiment passionné, sera lâche, diffuse, toute en longueurs, en désordre, en répétitions. Son

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Julie ou La nouvelle Héloïse 479

coeur, plein d'un sentiment qui déborde, redit toujours la même chose, et n'a jamais achevé de

dire, comme une source vive qui coule sans cesse et ne s'épuise jamais. Rien de saillant, rien de

remarquable; on ne retient ni mots, ni tours, ni phrases; on n'admire rien, l'on n'est frappé de

rien. Cependant on se sent l'âme attendrie; on se sent ému sans savoir pourquoi. Si la force du

sentiment ne nous frappe pas, sa vérité nous touche; et c'est ainsi que le coeur sait parler au

coeur. Mais ceux qui ne sentent rien, ceux qui n'ont que le jargon paré des passions, ne

connaissent point ces sortes de beautés, et les méprisent.

N. J'attends.

R. Fort bien. Dans cette dernière espèce de lettres, si les pensées sont communes, le style

pourtant n'est pas familier, et ne doit pas l'être. L'amour n'est qu'illusion; il se fait, pour ainsi

dire, un autre univers; il s'entoure d'objets qui ne sont point, ou auxquels lui seul a donné l'être,

et comme il rend tous ces sentiments en images son langage est toujours figuré. Mais ces figures

sont sans justesse et sans suite; son éloquence est dans son désordre; il prouve d'autant plus

qu'il raisonne moins. L'enthousiasme est le dernier degré de la passion. Quand elle est à son

comble, elle voit son objet parfait; elle en fait alors son idole; elle le place dans le ciel, et, comme

l'enthousiasme de la dévotion emprunte le langage de l'amour, l'enthousiasme de l'amour

emprunte aussi le langage de la dévotion. Il ne voit plus que le paradis, les anges, les vertus des

saints, les délices du séjour céleste. Dans ces transports, entouré de si hautes images, en parlera-

t-il en termes rampants? Se résoudra-t-il d'abaisser, d'avilir ses idées par des expressions

vulgaires? N'élèvera-t-il pas son style? Ne lui donnera-t-il pas de la noblesse, de la dignité? Que

parlez-vous de lettres, de style épistolaire? En écrivant à ce qu'on aime, il est bien question de

cela! ce ne sont plus des lettres que l'on écrit, ce sont des hymnes.

N. Citoyen, voyons votre pouls?

R. Non, voyez l'hiver sur ma tête. Il est un âge pour l'expérience, un autre pour le souvenir. Le

sentiment s'éteint à la fin; mais l'âme sensible demeure toujours.

Je reviens à nos lettres. Si vous les lisez comme l'ouvrage d'un auteur qui veut plaire ou qui se

pique d'écrire, elles sont détestables. Mais prenez-les pour ce qu'elles sont, et jugez-les dans leur

espèce. Deux ou trois jeunes gens simples, mais sensibles, s'entretiennent entre eux des intérêts

de leurs coeurs. Ils ne songent point à briller aux yeux les uns des autres. Ils se connaissent et

s'aiment trop mutuellement pour que l'amour-propre ait plus rien à faire entre eux. Ils sont

enfants, penseront-ils en hommes? Ils sont étrangers, écriront-ils correctement? Ils sont

solitaires, connaîtront-ils le monde et la société? Pleins du seul sentiment qui les occupe, ils sont

dans le délire, et pensent philosopher. Voulez-vous qu'ils sachent observer, juger, réfléchir? Ils

ne savent rien de tout cela: ils savent aimer; ils rapportent tout à leur passion. L'importance

qu'ils donnent à leurs folles idées est-elle moins amusante que tout l'esprit qu'ils pourraient

étaler? Ils parlent de tout; ils se trompent sur tout; ils ne font rien connaître qu'eux; mais, en se

faisant connaître, ils se font aimer; leurs erreurs valent mieux que le savoir des sages; leurs

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Julie ou La nouvelle Héloïse 480

coeurs honnêtes portent partout, jusque dans leurs fautes, les préjugés de la vertu toujours

confiante et toujours trahie. Rien ne les entend, rien ne leur répond, tout les détrompe. Ils se

refusent aux vérités décourageantes: ne trouvant nulle part ce qu'ils sentent, ils se replient sur

eux-mêmes; ils se détachent du reste de l'univers, et, créant entre eux un petit monde différent

du nôtre, ils y forment un spectacle véritablement nouveau.

N. Je conviens qu'un homme de vingt ans et des filles de dix-huit ne doivent pas, quoique

instruits, parler en philosophes, même en pensant l'être; j'avoue encore, et cette différence ne

m'a pas échappé, que ces filles deviennent des femmes de mérite, et ce jeune homme un meilleur

observateur. Je ne fais point de comparaison entre le commencement et la fin de l'ouvrage. Les

détails de la vie domestique effacent les fautes du premier âge; la chaste épouse, la femme sensée,

la digne mère de famille, font oublier la coupable amante. Mais cela même est un sujet de

critique: la fin du recueil rend le commencement d'autant plus répréhensible; on dirait que ce

sont deux livres différents que les mêmes personnes ne doivent pas lire. Ayant à montrer des

gens raisonnables, pourquoi les prendre avant qu'ils le soient devenus?. Les jeux d'enfants qui

précèdent les leçons de la sagesse empêchent de les attendre; le mal scandalise avant que le bien

puisse édifier; enfin le lecteur indigné se rebute, et quitte le livre au moment d'en tirer du profit.

R. Je pense, au contraire, que la fin de ce recueil serait superflue aux lecteurs rebutés du

commencement, et que ce même commencement doit être agréable à ceux pour qui la fin peut

être utile. Ainsi ceux qui n'achèveront pas le livre ne perdront rien, puisqu'il ne leur est pas

propre; et ceux qui peuvent en profiter ne l'auraient pas lu s'il eût commencé plus gravement.

Pour rendre utile ce qu'on veut dire, il faut d'abord se faire écouter de ceux qui doivent en faire

usage.

J'ai changé de moyen, mais non pas d'objet. Quand j'ai tâché de parler aux hommes, on ne m'a

point entendu; peut-être en parlant aux enfants me ferai-je mieux entendre; et les enfants ne

goûtent pas mieux la raison nue que les remèdes mal déguisés:

Cosi all'egro fanciul porgiamo aspersi

Di soave licor gl'orli del vaso;

Succhi amari ingannato in tanto ei beve,

E dall'inganno suo vita riceve.

N. J'ai peur que vous ne vous trompiez encore; ils suceront les bords du vase, et ne boiront point

la liqueur.

R. Alors ce ne sera plus ma faute; j'aurai fait de mon mieux pour la faire passer.

Mes jeunes gens sont aimables; mais pour les aimer à trente ans, il faut les avoir connus à vingt.

Il faut avoir vécu longtemps avec eux pour s'y plaire; et ce n'est qu'après avoir déploré leurs

fautes qu'on vient à goûter leurs vertus. Leurs lettres n'intéressent pas tout d'un coup; mais peu

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Julie ou La nouvelle Héloïse 481

à peu elles attachent; on ne peut ni les prendre ni les quitter. La grâce et la facilité n'y sont pas, ni

la raison, ni l'esprit, ni l'éloquence; le sentiment y est; il se communique au coeur par degrés, et

lui seul à la fin supplée à tout. C'est une longue romance, dont les couplets pris à part n'ont rien

qui touche, mais dont la suite produit à la fin son effet. Voilà ce que j'éprouve en les lisant: dites-

moi si vous sentez la même chose.

N. Non. Je conçois pourtant cet effet par rapport à vous: si vous êtes l'auteur, l'effet est tout

simple; si vous ne l'êtes pas, je le conçois encore. Un homme qui vit dans le monde peut

s'accoutumer aux idées extravagantes, au pathos affecté, au déraisonnement continuel de vos

bonnes gens; un solitaire peut les goûter; vous en avez dit la raison vous-même. Mais, avant que

de publier ce manuscrit, songez que le public n'est pas composé d'ermites. Tout ce qui pourrait

arriver de plus heureux serait qu'on prît votre petit bonhomme pour un Céladon, votre Edouard

pour un don Quichotte, vos caillettes pour deux Astrées, et qu'on s'en amusât comme d'autant

de vrais fous. Mais les longues folies n'amusent guère: il faut écrire comme Cervantès pour faire

lire six volumes de visions.

R. La raison qui vous ferait supprimer cet ouvrage m'encourage à le publier.

N. Quoi! la certitude de n'être point lu?

R. Un peu de patience et vous allez m'entendre.

En matière de morale, il n'y a point, selon moi, de lecture utile aux gens du monde.

Premièrement, parce que la multitude des livres nouveaux qu'ils parcourent, et qui disent tour à

tour le pour et le contre, détruit l'effet de l'un et par l'autre, et rend le tout comme non avenu.

Les livres choisis qu'on relit ne font point d'effet encore: s'ils soutiennent les maximes du

monde, ils sont superflus; et s'ils les combattent, ils sont inutiles: ils trouvent ceux qui les lisent

liés aux vices de la société par des chaînes qu'ils ne peuvent rompre. L'homme du monde qui

veut remuer un instant son âme pour la remettre dans l'ordre moral, trouvant de toutes parts

une résistance invincible, est toujours forcé de garder ou reprendre sa première situation. Je suis

persuadé qu'il y a peu de gens bien nés qui n'aient fait cet essai, du moins une fois en leur vie;

mais, bientôt découragé d'un vain effort, on ne le répète plus, et l'on s'accoutume à regarder la

morale des livres comme un babil de grands oisifs. Plus on s'éloigne des affaires, des grandes

villes, des nombreuses sociétés, plus les obstacles diminuent. Il est un terme où ces obstacles

cessent d'être invincibles, et c'est alors que les livres peuvent avoir quelque utilité. Quand on vit

isolé, comme on ne se hâte pas de lire pour faire parade de ses lectures, on les varie moins, on les

médite davantage; et, comme elles ne trouvent pas un si grand contrepoids au dehors, elles font

beaucoup plus d'effet au dedans. L'ennui, ce fléau de la solitude aussi bien que du grand monde,

force de recourir aux livres amusants, seule ressource de qui vit seul et n'en a pas en lui-même.

On lit beaucoup plus de romans dans les provinces qu'à Paris, on en lit plus dans les campagnes

que dans les villes, et ils y font beaucoup plus d'impression: vous voyez pourquoi cela doit être.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 482

Mais ces livres, qui pourraient servir à la fois d'amusement, d'instruction, de consolation au

campagnard, malheureux seulement parce qu'il pense l'être, ne semblent faits au contraire que

pour le rebuter de son état, en étendant et fortifiant le préjugé qui le lui rend méprisable. Les

gens du bel air, les femmes à la mode, les grands, les militaires: voilà les acteurs de tous vos

romans. Le raffinement du goût des villes, les maximes de la cour, l'appareil du luxe, la morale

épicurienne: voilà les leçons qu'ils prêchent, et les préceptes qu'ils donnent. Le coloris de leurs

fausses vertus ternit l'éclat des véritables, le manège des procédés est substitué aux devoirs réels;

les beaux discours font dédaigner les belles actions; et la simplicité des bonnes moeurs passe

pour grossièreté.

Quel effet produiront de pareils tableaux sur un gentilhomme de campagne qui voit railler la

franchise avec laquelle il reçoit ses hôtes, et traiter de brutale orgie la joie qu'il fait régner dans

son canton; sur sa femme, qui apprend que les soins d'une mère de famille sont au-dessous des

dames de son rang; sur sa fille, à qui les airs contournés et le jargon de la ville font dédaigner

l'honnête et rustique voisin qu'elle eût épousé? Tous de concert, ne voulant plus être des

manants, se dégoûtent de leur village, abandonnent leur vieux château, qui bientôt devient

masure et vont dans la capitale où le père, avec sa croix de Saint-Louis, de seigneur qu'il était,

devient valet, ou chevalier d'industrie; la mère établit un brelan; la fille attire les joueurs; et

souvent tous trois, après avoir mené une vie infâme, meurent de misère et déshonorés.

Les auteurs, les gens de lettres, les philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs

de citoyen, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes villes. Selon eux, fuir Paris, c'est

haïr le genre humain, le peuple de la campagne est nul à leurs yeux; à les entendre, on croirait

qu'il n'y a des hommes qu'où il y a des pensions, des académies, et des dîners.

De proche en proche la même pente entraîne tous les états: les contes, les romans, les pièces de

théâtre, tout tire sur les provinciaux; tout tourne en dérision la simplicité des moeurs rustiques;

tout prêche les manières et les plaisirs du grand monde: c'est une honte de ne les pas connaître;

c'est un malheur de ne les pas goûter. Qui sait de combien de filous et de filles publiques l'attrait

de ces plaisirs imaginaires peuple Paris de jour en jour? Ainsi les préjugés et l'opinion,

renforçant l'effet des systèmes politiques, amoncellent, entassent les habitants de chaque pays

sur quelques points du territoire, laissant tout le reste en friche et désert; ainsi, pour faire briller

les capitales, se dépeuplent les nations; et ce frivole éclat, qui frappe les yeux des sots, fait courir

l'Europe à grands pas vers sa ruine. Il importe au bonheur des hommes qu'on tâche d'arrêter ce

torrent de maximes empoisonnées. C'est le métier des prédicateurs de nous crier: Soyez bons et

sages, sans beaucoup s'inquiéter du succès de leurs discours; le citoyen qui s'en inquiète ne doit

point nous crier sottement: Soyez bons, mais nous faire aimer l'état qui nous porte à l'être.

N. Un moment; reprenez haleine. J'aime les vues utiles et je vous ai si bien suivi dans celle-ci,

que je crois pouvoir pérorer pour vous.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 483

Il est clair, selon votre raisonnement, que pour donner aux ouvrages d'imagination la seule

utilité qu'ils puissent avoir, il faudrait les diriger vers un but opposé à celui que leurs auteurs se

proposent; éloigner toutes les choses d'institution; ramener tout à la nature; donner aux

hommes l'amour d'une vie égale et simple; les guérir des fantaisies de l'opinion, leur rendre le

goût des vrais plaisirs; leur faire aimer la solitude et la paix; les tenir à quelque distance les uns

des autres; et, au lieu de les exciter à s'entasser dans les villes, les porter à s'étendre également

sur le territoire pour le vivifier de toutes parts. Je comprends encore qu'il ne s'agit pas de faire

des Daphnis, des Sylvandres, des pasteurs d'Arcadie, des bergers du Lignon, d'illustres paysans

cultivant leurs champs de leurs propres mains et philosophant sur la nature, ni d'autres pareils

être romanesques, qui ne peuvent exister que dans les livres; mais de montrer aux gens aisés que

la vie rustique et l'agriculture ont des plaisirs qu'ils ne savent pas connaître; que ces plaisirs sont

moins insipides, moins grossiers qu'ils ne pensent; qu'il y peut régner du goût, du choix, de la

délicatesse; qu'un homme de mérite qui voudrait se retirer à la campagne avec sa famille, et

devenir lui-même son propre fermier, y pourrait couler une vie aussi douce qu'au milieu des

amusements des villes; qu'une ménagère des champs peut être une femme charmante, aussi

pleine de grâces, et de grâces plus touchantes que toutes les petites-maîtresses; qu'enfin les plus

doux sentiments du coeur y peuvent animer une société plus agréable que le langage apprêté des

cercles, où nos rires mordants et satiriques sont le triste supplément de la gaieté qu'on n'y

connaît plus. Est-ce bien cela?

R. C'est cela même. A quoi j'ajouterai seulement une réflexion. L'on se plaint que les romans

troublent les têtes; je le crois bien: en montrant sans cesse à ceux qui les lisent les prétendus

charmes d'un état qui n'est pas le leur, ils les séduisent, ils leur font prendre leur état en dédain,

et en faire un échange imaginaire contre celui qu'on leur fait aimer. Voulant être ce qu'on n'est

pas, on parvient à se croire autre chose que ce qu'on est, et voilà comment on devient fou. Si les

romans n'offraient à leurs lecteurs que des tableaux d'objets qui les environnent, que des devoirs

qu'ils peuvent remplir, que des plaisirs de leur condition, les romans ne les rendraient point fous,

ils les rendraient sages. Il faut que les écrits faits pour les solitaires parlent la langue des

solitaires: pour les instruire, il faut qu'ils leur plaisent, qu'ils les intéressent; il faut qu'ils les

attachent à leur état en le leur rendant agréable. Ils doivent combattre et détruire les maximes

des grandes sociétés, ils doivent les montrer fausses et méprisables, c'est-à-dire telles qu'elles

sont. A tous ces titres, un roman s'il est bien fait, au moins s'il est utile, doit être sifflé, haï,

décrié par les gens à la mode, comme un livre plat, extravagant, ridicule; et voilà, monsieur,

comment la folie du monde est sagesse.

N. Votre conclusion se tire d'elle-même. On ne peut mieux prévoir sa chute, ni s'apprêter à

tomber plus fièrement. Il me reste une seule difficulté: les provinciaux, vous le savez, ne lisent

que sur notre parole; il ne leur parvient que ce que nous leur envoyons. Un livre destiné pour les

solitaires est d'abord jugé par les gens du monde; si ceux-ci le rebutent, les autres ne le lisent

point. Répondez.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 484

R. La réponse est facile. Vous parlez des beaux esprits de province, et moi je parle des vrais

campagnards. Vous avez, vous autres qui brillez dans la capitale, des préjugés dont il faut vous

guérir; vous croyez donner le ton à toute la France, et les trois quarts de la France ne savent pas

que vous existez. Les livres qui tombent à Paris font la fortune des libraires de province.

N. Pourquoi voulez-vous les enrichir aux dépens des nôtres?

R. Raillez, moi, je persiste. Quand on aspire à la gloire, il faut se faire lire à Paris; quand on veut

être utile, il faut se faire lire en province. Combien d'honnêtes gens passent leur vie dans des

campagnes éloignées à cultiver le patrimoine de leurs pères, où ils se regardent comme exilés par

une fortune étroite! Durant les longues nuits d'hiver, dépourvus de société, ils emploient la

soirée à lire au coin de leur feu les livres amusants qui leur tombent sous la main. Dans leur

simplicité grossière ils ne se piquent ni de littérature, ni de bel esprit; ils lisent pour se

désennuyer et non pour s'instruire; les livres de morale et de philosophie sont pour eux comme

n'existant pas: on en ferait en vain pour leur usage; ils ne leur parviendraient jamais. Cependant,

loin de leur rien offrir de convenable à leur situation, vos romans ne servent qu'à la leur rendre

encore plus amère. Ils changent leur retraite en un désert affreux; et, pour quelques heures de

distraction qu'ils leur donnent, ils leur préparent des mois de malaise et de vains regrets.

Pourquoi n'oserais-je supposer que, par quelque heureux hasard, ce livre, comme tant d'autres

plus mauvais encore pourra tomber dans les mains de ces habitants des champs, et que l'image

des plaisirs d'un état tout semblable au leur le leur rendra plus supportable? J'aime à me figurer

deux époux lisant ce recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs

travaux communs, et peut-être de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourraient-ils

y contempler le tableau d'un ménage heureux, sans vouloir imiter un si doux modèle? Comment

s'attendriront-ils sur le charme de l'union conjugale, même privé de celui de l'amour, sans que la

leur se resserre et s'affermisse? En quittant leur lecture, ils ne seront ni attristés de leur état, ni

rebutés de leurs soins. Au contraire, tout semblera prendre autour d'eux une face plus riante;

leurs devoirs s'ennobliront à leurs yeux; ils reprendront le goût des plaisirs de la nature; ses vrais

sentiments renaîtront dans leurs coeurs; et en voyant le bonheur à leur portée, ils apprendront à

le goûter. Ils rempliront les mêmes fonctions; mais ils les rempliront avec une autre âme, et

feront en vrais patriarches ce qu'ils faisaient en paysans.

N. Jusqu'ici tout va fort bien. Les maris, les femmes, les mères de famille... Mais les filles, n'en

dites-vous rien?

R. Non. Une honnête fille ne lit point de livres d'amour. Que celle qui lira celui-ci, malgré son

titre, ne se plaigne point du mal qu'il lui aura fait: elle ment. Le mal était fait d'avance; elle n'a

plus rien à risquer.

N. A merveille! Auteurs érotiques, venez à l'école: vous voilà tous justifiés.

R. Oui, s'ils le sont par leur propre coeur et par l'objet de leurs écrits.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 485

N. L'êtes-vous aux mêmes conditions?

R. Je suis trop fier pour répondre à cela; mais Julie s'était fait une règle pour juger les livres: si

vous la trouvez bonne, servez-vous-en pour juger celui-ci.

On a voulu rendre la lecture des romans utile à la jeunesse; je ne connais point de projet plus

insensé: c'est commencer par mettre le feu à la maison pour faire jouer les pompes. D'après cette

folle idée, au lieu de diriger vers son objet la morale de ces sortes d'ouvrages, on adresse toujours

cette morale aux jeunes filles, sans songer que les jeunes filles n'ont point de part aux désordres

dont on se plaint. En général, leur conduite est régulière, quoique leurs coeurs soient

corrompus. Elles obéissent à leurs mères en attendant qu'elles puissent les imiter. Quand les

femmes feront leur devoir, soyez sûr que les filles ne manqueront point au leur.

N. L'observation vous est contraire en ce point. Il semble qu'il faut toujours au sexe un temps de

libertinage, ou dans un état, ou dans l'autre. C'est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard.

Chez les peuples qui on des moeurs, les filles sont faciles et les femmes sévères: c'est le contraire

chez eux qui n'en ont pas. Les premiers n'ont égard qu'au délit, et les autres qu'au scandale: il ne

s'agit que d'être à l'abri des preuves; le crime est compté pour rien.

R. A l'envisager par ses suites, on n'en jugerait pas ainsi. Mais soyons justes envers les femmes;

la cause de leur désordre est moins en elles que dans nos mauvaises institutions.

Depuis que tous les sentiments de la nature sont étouffés par l'extrême inégalité, c'est de

l'inique despotisme des pères que viennent les vices et les malheurs des enfants; c'est dans des

noeuds forcés et mal assortis que, victimes de l'avarice ou de la vanité des parents, de jeunes

femmes effacent, par un désordre dont elles font gloire, le scandale de leur première honnêteté.

Voulez-vous donc remédier au mal, remontez à sa source. S'il y a quelque réforme à tenter dans

les moeurs publiques, c'est par les moeurs domestiques qu'elle doit commencer; et cela dépend

absolument des pères et mères. Mais ce n'est point ainsi qu'on dirige les instructions; vos lâches

auteurs ne prêchent jamais que ceux qu'on opprime; et la morale des livres sera toujours vaine,

parce qu'elle n'est que l'art de faire sa cour au plus fort.

N. Assurément la vôtre n'est pas servile; mais à force d'être libre, ne l'est-elle point trop? Est-ce

assez qu'elle aille à la source du mal? Ne craignez-vous point qu'elle en fasse?

R. Du mal? A qui? Dans des temps d'épidémie et de contagion, quand tout est atteint dès

l'enfance, faut-il empêcher le débit des drogues bonnes aux malades, sous prétexte qu'elles

pourraient nuire aux gens sains? Monsieur, nous pensons si différemment sur ce point que, si

l'on pouvait espérer quelque succès pour ces lettres, je suis très persuadé qu'elles feraient plus de

bien qu'un meilleur livre.

N. Il est vrai que vous avez une excellente prêcheuse. Je suis charmé de vous voir raccommodé

avec les femmes; j'étais fâché que vous leur défendissiez de nous faire des sermons.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 486

R. Vous êtes pressant, il faut me taire; je ne suis ni assez fou ni assez sage pour avoir raison;

laissons cet os à ronger à la critique.

N. Bénignement: de peur qu'elle n'en manque. Mais n'eût-on sur tout le reste rien à dire à tout

autre, comment passer au sévère censeur des spectacles les situations vives et les sentiments

passionnés dont tout ce recueil est rempli? Montrez-moi une scène de théâtre qui forme un

tableau pareil à ceux du bosquet de Clarens et du cabinet de toilette. Relisez la lettre sur les

spectacles, relisez ce recueil... Soyez conséquent, ou quittez vos principes... Que voulez-vous

qu'on pense?

R. Je veux, monsieur, qu'un critique soit conséquent lui-même, et qu'il ne juge qu'après avoir

examiné. Relisez mieux l'écrit que vous venez de citer; relisez aussi la préface de Narcisse, vous y

verrez la réponse à l'inconséquence que vous me reprochez. Les étourdis qui prétendent en

trouver dans le Devin du Village en trouveront sans doute bien plus ici. Ils feront leur métier:

mais vous...

N. Je me rappelle deux passages... Vous estimez peu vos contemporains.

R. Monsieur, je suis aussi leur contemporain. Oh! que ne suis-je né dans un siècle où je dusse

jeter ce recueil au feu!

N. Vous outrez, à votre ordinaire; mais, jusqu'à certain point, vos maximes sont assez justes. Par

exemple, si votre Héloïse eût été toujours sage, elle instruirait beaucoup moins; car à qui

servirait-elle de modèle? C'est dans les siècles les plus dépravés qu'on aime les leçons de la

morale la plus parfaite. Cela dispense de les pratiquer; et l'on contente à peu de frais, par une

lecture oisive, un reste de goût pour la vertu.

R. Sublimes auteurs, rabaissez un peu vos modèles, si vous voulez qu'on cherche à les imiter. A

qui vantez-vous la pureté qu'on n'a point souillée? Eh! parlez-nous de celle qu'on peut recouvrer;

peut-être au moins quelqu'un pourra vous entendre.

N. Votre jeune homme a déjà fait ces réflexions; mais n'importe, on ne vous fera pas moins un

crime d'avoir dit ce qu'on fait, pour montrer ensuite ce qu'on devrait faire. Sans compter

qu'inspirer l'amour aux filles et la réserve aux femmes, c'est renverser l'ordre établi, et ramener

toute cette petite morale que la philosophie a proscrite. Quoi que vous en puissiez dire, l'amour

dans les filles est indécent et scandaleux, et il n'y a qu'un mari qui puisse autoriser un amant.

Quelle étrange maladresse que d'être indulgent pour des filles qui ne doivent point vous lire, et

sévère pour les femmes qui vous jugeront! Croyez-moi, si vous avez peur de réussir,

tranquillisez-vous; vos mesures sont trop bien prises pour vous laisser craindre un pareil affront.

Quoi qu'il en soit, je vous garderai le secret: ne soyez imprudent qu'à demi. Si vous croyez

donner un livre utile, à la bonne heure; mais gardez-vous de l'avouer.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 487

R. De l'avouer, monsieur? Un honnête homme se cache-t-il quand il parle au public? Ose-t-il

imprimer ce qu'il n'oserait reconnaître? Je suis l'éditeur de ce livre, et je m'y nommerai comme

éditeur.

N. Vous vous y nommerez, vous?

R. Moi-même.

N. Quoi! vous y mettrez votre nom?

R. Oui, monsieur.

N. Votre vrai nom? Jean-Jacques Rousseau, en toutes lettres?

R. Jean-Jacques Rousseau, en toutes lettres.

N. Vous n'y pensez pas! que dira-t-on de vous?

R. Ce qu'on voudra. Je me nomme à la tête de ce recueil, non pour me l'approprier, mais pour en

répondre. S'il y a du mal, qu'on me l'impute; s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire

honneur. Si l'on trouve le livre mauvais en lui-même, c'est une raison de plus pour y mettre mon

nom. Je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

N. Etes-vous content de cette réponse?

R. Oui, dans des temps où il n'est possible à personne d'être bon.

N. Et les belles âmes, les oubliez-vous?

R. La nature les fit, vos institutions les gâtent.

N. A la tête d'un livre d'amour on lira ces mots: Par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève.

R. Citoyen de Genève! Non, pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie; je ne le mets

qu'aux écrits que je crois pouvoir lui faire honneur.

N. Vous portez vous-même un nom qui n'est pas sans honneur, et vous avez aussi quelque chose

à perdre. Vous donnez un livre faible et plat qui vous fera tort. Je voudrais pouvoir vous en

empêcher; mais, si vous en faites la sottise j'approuve que vous la fassiez hautement et

franchement; cela du moins sera dans votre caractère. Mais, à propos, mettrez-vous aussi votre

devise à ce livre?

R. Mon libraire m'a déjà fait cette plaisanterie, et je l'ai trouvée si bonne que j'ai promis de lui en

faire honneur. Non, monsieur, je ne mettrai point ma devise à ce livre; mais je ne la quitterai pas

pour cela, et je m'effraye moins que jamais de l'avoir prise. Souvenez-vous que je songeais à faire

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Julie ou La nouvelle Héloïse 488

imprimer ces lettres quand j'écrivais contre les spectacles, et que le soin d'excuser un de ces

écrits ne m'a point fait altérer la vérité dans l'autre. Je me suis accusé d'avance plus fortement

peut-être que personne ne m'accusera. Celui qui préfère la vérité à sa gloire peut espérer de la

préférer à sa vie. Vous voulez qu'on soit toujours conséquent; je doute que cela soit possible à

l'homme; mais ce qui lui est possible est d'être toujours vrai. Voilà ce que je veux tâcher d'être.

N. Quand je vous demande si vous êtes l'auteur de ces lettres pourquoi donc éludez-vous ma

question?

R. Pour cela même que je ne veux pas dire un mensonge.

N. Mais vous refusez aussi de dire la vérité.

R. C'est encore lui rendre honneur que de déclarer qu'on la veut taire. Vous auriez meilleur

marché d'un homme qui voudrait mentir. D'ailleurs les gens de goût se trompent-ils sur la

plume des auteurs? Comment osez-vous faire une question que c'est à vous de résoudre?

N. Je la résoudrais bien pour quelques lettres; elles sont certainement de vous; mais je ne vous

reconnais plus dans les autres, et je doute qu'on se puisse contrefaire à ce point. La nature, qui

n'a pas peur qu'on la méconnaisse, change souvent d'apparence; et souvent l'art se décèle en

voulant être plus naturel qu'elle: c'est le grogneur de la fable, qui rend la voix de l'animal mieux

que l'animal même. Ce recueil est plein de choses, d'une maladresse que le dernier barbouilleur

eût évitée: les déclamations, les répétitions, les contradictions, les éternelles rabâcheries. Où est

l'homme capable de mieux faire qui pourrait se résoudre à faire si mal? Où est celui qui aurait

laissé la choquante proposition que ce fou d'Edouard fait à Julie? Où est celui qui n'aurait pas

corrigé le ridicule du petit bonhomme qui, voulant toujours mourir, a soin d'en avertir tout le

monde, et finit par se porter toujours bien? Où est celui qui n'eût pas commencé par se dire: "Il

faut marquer avec soin les caractères; il faut exactement varier les styles"? Infailliblement, avec ce

projet, il aurait mieux fait que la nature.

J'observe que dans une société très intime les styles se rapprochent ainsi que les caractères et

que les amis, confondant leurs âmes, confondent aussi leurs manières de penser, de sentir et de

dire. Cette Julie, telle qu'elle est, doit être une créature enchanteresse; tout ce qui l'approche doit

lui ressembler; tout doit devenir Julie autour d'elle; tous ses amis ne doivent avoir qu'un ton;

mais ces choses se sentent et ne s'imaginent pas. Quand elles s'imagineraient, l'inventeur

n'oserait les mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude; ce qui

redevient simple à force de finesse ne lui convient plus; or c'est là qu'est le sceau de la vérité, c'est

là qu'un oeil attentif cherche et retrouve la nature.

R. Eh bien! vous concluez donc?

N. Je ne conclus pas; je doute, et je ne saurais vous dire combien ce doute m'a tourmenté durant

la lecture de ces lettres. Certainement, si tout cela n'est que fiction, vous avec fait un mauvais

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Julie ou La nouvelle Héloïse 489

livre; mais dites que ces deux femmes ont existé, et je relis ce recueil tous les ans jusqu'à la fin de

ma vie.

R. Eh! qu'importe qu'elles aient existé? Vous les chercheriez en vain sur la terre; elles ne sont

plus.

N. Elles ne sont plus? Elles furent donc?

R. Cette conclusion est conditionnelle: si elles furent, elles ne sont plus.

N. Entre nous, convenez que ces petites subtilités sont plus déterminantes qu'embarrassantes.

R. Elles sont ce que vous les forcez d'être, pour ne point me trahir ni mentir.

N. Ma foi, vous aurez beau faire, on vous devinera malgré vous. Ne voyez-vous pas que votre

épigraphe seule dit tout?

R. Je vois qu'elle ne dit rien sur le fait en question: car qui peut savoir si j'ai trouvé cette

épigraphe dans le manuscrit, ou si c'est moi qui l'y ai mise? Qui peut dire si je ne suis point dans

le même doute où vous êtes, si tout cet air de mystère n'est pas peut-être une feinte pour vous

cacher ma propre ignorance sur ce que vous voulez savoir?

N. Mais enfin, vous connaissez les lieux? Vous avez été à Vevey, dans le pays de Vaud?

R. Plusieurs fois, et je vous déclare que je n'y ai point ouï parler du baron d'Etange ni de sa fille;

le nom de M. de Wolmar n'y est pas même connu. J'ai été à Clarens; je n'y ai rien vu de

semblable à la maison décrite dans ces lettres. J'y ai passé, revenant d'Italie, l'année même de

l'événement funeste, et l'on n'y pleurait ni Julie de Wolmar ni rien qui lui ressemblât, que je

sache. Enfin, autant que je puis me rappeler la situation du pays, j'ai remarqué dans ces lettres

des transpositions de lieux et des erreurs de topographie, soit que l'auteur n'en sût pas

davantage, soit qu'il voulût dépayser ses lecteurs. C'est là tout ce que vous apprendrez de moi

sur ce point; et soyez sûr que d'autres ne m'arracheront pas ce que j'aurai refusé de vous dire.

N. Tout le monde aura la même curiosité que moi. Si vous publiez cet ouvrage, dites donc au

public ce que vous m'avez dit. Faites plus; écrivez cette conversation pour toute préface. Les

éclaircissements nécessaires y sont tous.

R. Vous avez raison; elle vaut mieux que ce que j'aurais dit de mon chef. Au reste, ces sortes

d'apologies ne réussissent guère.

N. Non, quand on voit que l'auteur s'y ménage; mais j'ai pris soin qu'on ne trouvât pas ce défaut

dans celle-ci. Seulement, je vous conseille d'en transposer les rôles. Feignez que c'est moi qui

vous presse de publier ce recueil, que vous vous en défendez; donnez-vous les objections, et à

moi les réponses. Cela sera plus modeste, et fera un meilleur effet.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 490

R. Cela sera-t-il aussi dans le caractère dont vous m'avez loué ci-devant?

N. Non, je vous tendais un piège. Laissez les choses comme elles sont.

Les amours de milord Edouard Bomston

Les bizarres aventures de milord Edouard à Rome étaient trop romanesques pour pouvoir être

mêlées avec celles de Julie, sans en gâter la simplicité. Je me contenterai donc d'en extraire et

abréger ici ce qui sert à l'intelligence de deux ou trois lettres où il en est question.

Milord Edouard, dans ses tournées d'Italie, avait fait connaissance à Rome avec une femme de

qualité, Napolitaine, dont il ne tarda pas à devenir fortement amoureux: elle, de son côté, conçut

pour lui une passion violente qui la dévora le reste de sa vie, et finit par la mettre au tombeau.

Cet homme, âpre et peu galant, mais ardent et sensible, extrême et grand en tout, ne pouvait

guère inspirer ni sentir d'attachement médiocre.

Les principes stoïques de ce vertueux Anglais inquiétaient la marquise. Elle prit le parti de se

faire passer pour veuve durant l'absence de son mari; ce qui lui fut aisé, parce qu'ils étaient tous

deux étrangers à Rome, et que le marquis servait dans les troupes de l'Empereur. L'amoureux

Edouard ne tarda pas à parler de mariage. La marquise allégua la différence de religion et

d'autres prétextes. Enfin, ils lièrent ensemble un commerce intime et libre, jusqu'à ce

qu'Edouard, ayant découvert que le mari vivait, voulut rompre avec elle, après l'avoir accablée

des plus vifs reproches, outré de se trouver coupable, sans le savoir, d'un crime qu'il avait en

horreur.

La marquise, femme sans principes, mais adroite et pleine de charmes, n'épargna rien pour le

retenir, et en vint à bout. Le commerce adultère fut supprimé, mais les liaisons continuèrent.

Tout indigne qu'elle était d'aimer, elle aimait pourtant: il fallut consentir à voir sans fruit un

homme adoré qu'elle ne pouvait conserver autrement; et cette barrière volontaire irritant

l'amour des deux côtés, il en devint plus ardent par la contrainte. La marquise ne négligea pas

les soins qui pouvaient faire oublier à son amant ses résolutions: elle était séduisante et belle.

Tout fut inutile: l'Anglais resta ferme; sa grande âme était à l'épreuve. La première de ses

passions était la vertu. Il eût sacrifié sa vie à sa maîtresse, et sa maîtresse à son devoir. Une fois la

séduction devint trop pressante: le moyen qu'il allait prendre pour s'en délivrer retint la

marquise et rendit vains tous ses pièges. Ce n'est point parce que nous sommes faibles, mais

parce que nous sommes lâches, que nos sens nous subjuguent toujours. Quiconque craint

moins la mort que le crime n'est jamais forcé d'être criminel.

Il y a peu de ces âmes fortes qui entraînent les autres et les élèvent à leur sphère; mais il y en a.

Celle d'Edouard était de ce nombre. La marquise espérait le gagner; c'était lui qui la gagnait

insensiblement. Quand les leçons de la vertu prenaient dans sa bouche les accents de l'amour, il

la touchait, il la faisait pleurer; ses feux sacrés animaient cette âme rampante; un sentiment de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 491

justice et d'honneur y portait son charme étranger; le vrai beau commençait à lui plaire: si le

méchant pouvait changer de nature, le coeur de la marquise en aurait changé.

L'amour seul profite de ces émotions légères: il en acquit plus de délicatesse. Elle commença

d'aimer avec générosité: avec un tempérament ardent, et dans un climat où les sens ont tant

d'empire, elle oublia ses plaisirs pour songer à ceux de son amant et, ne pouvant les partager, elle

voulut au moins qu'il les tînt d'elle. Telle fut de sa part l'interprétation favorable d'une démarche

où son caractère et celui d'Edouard qu'elle connaissait bien, pourraient faire trouver un

raffinement de séduction.

Elle n'épargna ni soins ni dépense pour faire chercher dans tout Rome une jeune personne facile

et sûre: on la trouva, non sans peine. Un soir, après un entretien fort tendre, elle la lui présenta.

"Disposez-en, lui dit-elle avec un soupir; qu'elle jouisse du prix de mon amour; mais qu'elle soit

la seule. C'est assez pour moi si quelquefois auprès d'elle vous songez à la main dont vous la

tenez." Elle voulut sortir; Edouard la retint. "Arrêtez, lui dit-il; si vous me croyez assez lâche

pour profiter de votre offre dans votre propre maison, le sacrifice n'est pas d'un grand prix, et je

ne vaux pas la peine d'être beaucoup regretté. - Puisque vous ne devez pas être à moi, je souhaite,

dit la marquise, que vous ne soyez à personne; mais si l'amour doit perdre ses droits, souffrez au

moins qu'il en dispose. Pourquoi mon bienfait vous est-il à charge? avez-vous peut d'être un

ingrat?" Alors elle l'obligea d'accepter l'adresse de Laure (c'était le nom de la jeune personne), et

lui fit jurer qu'il s'abstiendrait de tout autre commerce. Il dut être touché, il le fut. Sa

reconnaissance lui donna plus de peine à contenir que son amour; et ce fut le piège le plus

dangereux que la marquise lui ait tendu de sa vie.

Extrême en tout, ainsi que son amant, elle fit souper Laure avec elle, et lui prodigua ses caresses,

comme pour jouir avec plus de pompe du plus grand sacrifice que, l'amour ait jamais fait.

Edouard pénétré se livrait à ses transports; son âme émue et sensible s'exhalait dans ses regards,

dans ses gestes; il ne disait pas un mot qui ne fût l'expression de la passion la plus vive. Laure

était charmante; à peine la regarda-t-il. Elle n'imita pas cette indifférence: elle regardait et voyait,

dans le vrai tableau de l'amour, un objet tout nouveau pour elle.

Après le souper, la marquise renvoya Laure, et resta seule avec son amant. Elle avait compté sur

les dangers de ce tête-à-tête; elle ne s'était pas trompée en cela; mais en comptant qu'il y

succomberait, elle se trompa; toute son adresse ne fit que rendre le triomphe de la vertu plus

éclatant et plus douloureux à l'un et à l'autre. C'est à cette soirée que se rapporte, à la fin de la

quatrième partie de la Julie, l'admiration de Saint-Preux pour la force de son ami.

Edouard était vertueux, mais homme. Il avait toute la simplicité du véritable honneur, et rien de

ces fausses bienséances qu'on lui substitue, et dont les gens du monde font si grand cas. Après

plusieurs jours passés dans les mêmes transports près de la marquise, il sentit augmenter le

péril; et, prêt à se laisser vaincre, il aima mieux manquer de délicatesse que de vertu; il fut voir

Laure.

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Julie ou La nouvelle Héloïse 492

Elle tressaillit à sa vue. Il la trouva triste; il entreprit de l'égayer, et ne crut pas avoir besoin de

beaucoup de soins pour y réussir. Cela ne lui fut pas si facile qu'il l'avait cru. Ses caresses furent

mal reçues, ses offres furent rejetées d'un air qu'on ne prend point en disputant ce qu'on veut

accorder.

Un accueil aussi ridicule ne le rebuta pas, il l'irrita. Devait-il des égards d'enfant à une fille de cet

ordre? Il usa sans ménagement de ses droits. Laure, malgré ses cris, ses pleurs, sa résistance, se

sentant vaincue, fait un effort, s'élance à l'autre extrémité de la chambre, et lui crie d'une voix

animée: "Tuez-moi si vous voulez; jamais vous ne me toucherez vivante." Le geste, le regard, le

ton, n'étaient pas équivoques. Edouard, dans un étonnement qu'on ne peut concevoir, se calme,

la prend par la main, la fait rasseoir, s'asseye à côté d'elle, et, la regardant sans parler, attend

froidement le dénoûment de cette comédie.

Elle ne disait rien; elle avait les yeux baissés, sa respiration était inégale, son coeur palpitait et

tout marquait en elle une agitation extraordinaire. Edouard rompit enfin le silence pour lui

demander ce que signifiait cette étrange scène. "Me serais-je trompé? lui dit-il; ne seriez-vous

point Lauretta Pisana? - Plût à Dieu! dit-elle d'une voix tremblante. - Quoi donc! reprit-il avec

un souris moqueur, auriez-vous par hasard changé de métier? - Non, dit Laure; je suis toujours

la même: on ne revient plus de l'état où je suis." Il trouva dans ce tour de phrase, et dans l'accent

dont il fut prononcé, quelque chose de si extraordinaire, qu'il ne savait plus que penser et qu'il

crut que cette fille était devenue folle. Il continua: "Pourquoi donc, charmante Laure, ai-je seul

l'exclusion? Dites-moi ce qui m'attire votre haine. - Ma haine, s'écria-t-elle d'un ton plus vif. Je

n'ai point aimé ceux que j'ai reçus; je puis souffrir tout le monde, hors vous seul."

"Mais pourquoi cela! Laure, expliquez-vous mieux, je ne vous entends point. - Eh! m'entends-je

moi-même? Tout ce que je sais, c'est que vous ne me toucherez jamais... Non, s'écria-t-elle

encore avec emportement, jamais vous ne me toucherez. En me sentant dans vos bras, je

songerais que vous n'y tenez qu'une fille publique, et j'en mourrais de rage."

Elle s'animait en parlant. Edouard aperçut dans ses yeux des signes de douleur et de désespoir

qui l'attendrirent. Il prit avec elle des manières moins méprisantes, un ton plus honnête et plus

caressant. Elle se cachait le visage; elle évitait ses regards. Il lui prit la main d'un air affectueux. A

peine elle sentit cette main qu'elle y porta la bouche, et la pressa de ses lèvres en poussant des

sanglots et versant des torrents de larmes.

Ce langage, quoique assez clair, n'était pas précis. Edouard ne l'amena qu'avec peine à lui parler

plus nettement. La pudeur éteinte était revenue avec l'amour, et Laure n'avait jamais prodigué sa

personne avec tant de honte qu'elle en eut d'avouer qu'elle aimait.

A peine cet amour était né qu'il était déjà dans toute sa force. Laure était vive et sensible, assez

belle pour faire une passion, assez tendre pour la partager; mais vendue par d'indignes parents

dès sa première jeunesse, ses charmes, souillés par la débauche, avaient perdu leur empire. Au

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Julie ou La nouvelle Héloïse 493

sein des honteux plaisirs, l'amour fuyait devant elle; de malheureux corrupteurs ne pouvaient ni

le sentir ni l'inspirer. Les corps combustibles ne brûlent point d'eux-mêmes; qu'une étincelle

approche, et tout part. Ainsi prit feu le coeur de Laure aux transports de ceux d'Edouard et de la

marquise. A ce nouveau langage elle sentit un frémissement délicieux: elle prêtait une oreille

attentive; ses avides regards ne laissaient rien échapper. La flamme humide qui sortait des yeux

de l'amant pénétrait par les siens jusqu'au fond de son coeur; un sang plus brûlant courait dans

ses veines; la voix d'Edouard avait un accent qui l'agitait; le sentiment lui semblait peint dans

tous ses gestes; tous ses traits animés par la passion la lui faisaient ressentir. Ainsi la première

image de l'amour lui fit aimer l'objet qui la lui avait offerte. S'il n'eût rien senti pour une autre,

peut-être n'eût-elle rien senti pour lui.

Toute cette agitation la suivit chez elle. Le trouble de l'amour naissant est toujours doux. Son

premier mouvement fut de se livrer à ce nouveau charme; le second fut d'ouvrir les yeux sur elle.

Pour la première fois de sa vie elle vit son état; elle en eut horreur. Tout ce qui nourrit l'espérance

et les désirs des amants se tournait en désespoir dans son âme. La possession même de ce

qu'elle aimait n'offrait à ses yeux que l'opprobre d'une abjecte et vile créature, à laquelle on

prodigue son mépris avec ses caresses; dans le prix d'un amour heureux elle ne vit que l'infâme

prostitution. Ses tourments les plus insupportables lui venaient ainsi de ses propres désirs. Plus

il lui était aisé de les satisfaire, plus son sort lui semblait affreux; sans honneur, sans espoir, sans

ressources, elle ne connut l'amour que pour en regretter les délices. Ainsi commencèrent ses

longues peines, et finit son bonheur d'un moment.

La passion naissante qui l'humiliait à ses propres yeux l'élevait à ceux d'Edouard. La voyant

capable d'aimer, il ne la méprise plus. Mais quelles consolations pouvait-elle attendre de lui?

Quel sentiment pouvait-il lui marquer, si ce n'est le faible intérêt qu'un coeur honnête, qui n'est

pas libre, peut prendre à un objet de pitié qui n'a plus d'honneur qu'assez pour sentir sa honte?

Il la consola comme il put, et promit de la venir revoir. Il ne lui dit pas un mot de son état, pas

même pour l'exhorter d'en sortir. Que servait d'augmenter l'effroi qu'elle en avait, puisque cet

effroi même la faisait désespérer d'elle? Un seul mot sur un tel sujet tirait à conséquence, et

semblait la rapprocher de lui: c'était ce qui ne pouvait jamais être. Le plus grand malheur des

métiers infâmes est qu'on ne gagne rien à les quitter.

Après une seconde visite, Edouard, n'oubliant pas la magnificence anglaise, lui envoya un

cabinet de laque et plusieurs bijoux d'Angleterre. Elle lui renvoya le tout avec ce billet:

"J'ai perdu le droit de refuser des présents. J'ose pourtant vous renvoyer le vôtre; car peut-être

n'aviez-vous pas dessein d'en faire un signe de mépris. Si vous le renvoyez encore, il faudra que

je l'accepte; mais vous avez une bien cruelle générosité."

Edouard fut frappé de ce billet; il le trouvait à la fois humble et fier. Sans sortir de la bassesse de

son état, Laure y montrait une sorte de dignité. C'était presque effacer son opprobre à force de

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Julie ou La nouvelle Héloïse 494

s'en avilir. Il avait cessé d'avoir du mépris pour elle; il commença de l'estimer. Il continua de la

voir sans plus parler de présent; et s'il ne s'honora pas d'être aimé d'elle, il ne put s'empêcher de

s'en applaudir.

Il ne cacha pas ces visites à la marquise: il n'avait nulle raison de les lui cacher; et c'eût été de sa

part une ingratitude. Elle en voulut savoir davantage. Il jura qu'il n'avait point touché Laure.

Sa modération fit un effet tout contraire à celui qu'il en attendait. "Quoi! s'écria la marquise en

fureur, vous la voyez et ne la touchez point! Qu'allez-vous donc faire chez elle?" Alors s'éveilla

cette jalousie infernale qui la fit cent fois attenter à la vie de l'un et de l'autre, et la consuma de

rage jusqu'au moment de sa mort.

D'autres circonstances achevèrent d'allumer cette passion furieuse, et rendirent cette femme à

son vrai caractère. J'ai déjà remarqué que, dans son intègre probité, Edouard manquait de

délicatesse. Il fit à la marquise le même présent que lui avait renvoyé Laure. Elle l'accepta, non

par avarice, mais parce qu'ils étaient sur le pied de s'en faire l'un à l'autre; échange auquel, à la

vérité, la marquise ne perdait pas. Malheureusement elle vint à savoir la première destination de

ce présent, et comment il lui était revenu. Je n'ai pas besoin de dire qu'à l'instant tout fut brisé et

jeté par les fenêtres. Qu'on juge de ce que dut sentir en pareil cas une maîtresse jalouse et une

femme de qualité.

Cependant plus Laure sentait sa honte, moins elle tentait de s'en délivrer; elle y restait par

désespoir; et le dédain qu'elle avait pour elle-même rejaillissait sur ses corrupteurs. Elle n'était

pas fière: quel droit eût-elle eu de l'être? Mais un profond sentiment d'ignominie qu'on voudrait

en vain repousser, l'affreuse tristesse de l'opprobre qui se sent et ne peut se fuir, l'indignation

d'un coeur qui s'honore encore et se sent à jamais déshonoré; tout versait le remords et l'ennui

sur des plaisirs abhorrés par l'amour. Un respect étranger à ces âmes viles leur faisait oublier le

ton de la débauche, un trouble involontaire empoisonnait leurs transports; et, touchés du sort de

leur victime, ils s'en retournaient pleurant sur elle et rougissant d'eux.

La douleur la consumait. Edouard, qui peu à peu la prenait en amitié, vit qu'elle n'était que trop

affligée, et qu'il fallait plutôt la ranimer que l'abattre. Il la voyait, c'était déjà beaucoup pour la

consoler. Ses entretiens firent plus, ils l'encouragèrent; ses discours élevés et grands rendaient à

son âme accablée le ressort qu'elle avait perdu. Quel effet ne faisaient-ils point partant d'une

bouche aimée, et pénétrant un coeur bien né que le sort livrait à la honte, mais que la nature avait

fait pour l'honnêteté! C'est dans ce coeur qu'ils trouvaient de la prise et qu'ils portaient avec

fruit les leçons de la vertu.

Par ces soins bienfaisants il la fit enfin mieux penser d'elle. "S'il n'y a de flétrissure éternelle que

celle d'un coeur corrompu, je sens en moi de quoi pouvoir effacer ma honte. Je serai toujours

méprisée, mais je ne mériterai plus de l'être, je ne me mépriserai plus. Echappée à l'horreur du

vice, celle du mépris m'en sera moins amère. Eh! que m'importent les dédains de toute la terre

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Julie ou La nouvelle Héloïse 495

quand Edouard m'estimera? Qu'il voie son ouvrage et qu'il s'y complaise: seul il me

dédommagera de tout. Quand l'honneur n'y gagnerait rien, du moins l'amour y gagnera. Oui,

donnons au coeur qu'il enflamme une habitation plus pure. Sentiment délicieux! je ne

profanerai plus tes transports. Je ne puis être heureuse; je ne le serai jamais, je le sais. Hélas! je

suis indigne des caresses de l'amour; mais je n'en souffrirai jamais d'autres."

Son état était trop violent pour pouvoir durer; mais quand elle tenta d'en sortir, elle y trouva des

difficultés qu'elle n'avait pas prévues. Elle éprouva que celle qui renonce au droit sur sa personne

ne le recouvre pas comme il lui plaît, et que l'honneur est une sauvegarde civile qui laisse bien

faibles ceux qui l'ont perdu. Elle ne trouva d'autre parti pour se retirer de l'oppression que d'aller

brusquement se jeter dans un couvent, et d'abandonner sa maison presque au pillage; car elle

vivait dans une opulence commune à ses pareilles, surtout en Italie, quand l'âge et la figure les

font valoir. Elle n'avait rien dit à Bomston de son projet, trouvant une sorte de bassesse à en

parler avant l'exécution. Quand elle fut dans son asile, elle le lui marqua par un billet, le priant

de la protéger contre les gens puissants qui s'intéressaient à son désordre, et que sa retraite allait

offenser. Il courut chez elle assez tôt pour sauver ses effets. Quoique étranger dans Rome, un

grand seigneur considéré, riche, et plaidant avec force la cause de l'honnêteté, y trouva bientôt

assez de crédit pour la maintenir dans son couvent, et même l'y faire jouir d'une pension que lui

avait laissée le cardinal auquel ses parents l'avaient vendue.

Il fut la voir. Elle était belle; elle aimait; elle était pénitente; elle lui devait tout ce qu'elle allait

être. Que de titres pour toucher un coeur comme le sien! Il vint plein de tous les sentiments qui

peuvent porter au bien les coeurs sensibles; il les lui prodiguait; il l'en accablait; il n'y manquait

que celui qui pouvait la rendre heureuse, et qui ne dépendait pas de lui. Jamais elle n'en avait tant

espéré; elle était transportée; elle se sentait déjà dans l'état auquel on remonte si rarement. Elle

disait: "Je suis honnête; un homme vertueux s'intéresse à moi: amour, je ne regrette plus les

pleurs, les soupirs, que tu me coûtes, tu m'as déjà payée de tout. Tu fis ma force, et tu fais ma

récompense; en me faisant aimer mes devoirs, tu deviens le premier de tous. Quel bonheur

n'était réservé qu'à moi seule! C'est l'amour qui m'élève et m'honore! c'est lui qui m'arrache au

crime, à l'opprobre; il ne peut plus sortir de mon coeur qu'avec la vertu. O Edouard! quand je

redeviendrai méprisable, j'aurai cessé de t'aimer."

Cette retraite fit du bruit. Les âmes basses, qui jugent des autres par elles-mêmes, ne purent

imaginer qu'Edouard n'eût mis à cette affaire que l'intérêt de l'honnêteté. Laure était trop

aimable pour que les soins qu'un homme prenait d'elle ne fussent pas toujours suspects. La

marquise, qui avait ses espions, fut instruite de tout la première, et ses emportements qu'elle ne

put contenir achevèrent de divulguer son intrigue. Le bruit en parvint au marquis jusqu'à

Vienne; et l'hiver suivant il vint à Rome chercher un coup d'épée pour rétablir son honneur, qui

n'y gagna rien.

Ainsi commencèrent ces doubles liaisons qui, dans un pays comme l'Italie, exposèrent Edouard

à mille périls de toute espèce; tantôt de la part d'un militaire outragé; tantôt de la part d'une

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Julie ou La nouvelle Héloïse 496

femme jalouse et vindicative; tantôt de la part de ceux qui s'étaient attachés à Laure, et que sa

perte mit en fureur. Liaisons bizarres s'il en fut jamais, qui, l'environnant de périls sans utilité, le

partageaient entre deux maîtresses passionnées sans en pouvoir posséder aucune; refusé de la

courtisane qu'il n'aimait pas, refusant l'honnête femme qu'il adorait; toujours vertueux, il est

vrai, mais toujours croyant servir la sagesse en n'écoutant que ses passions.

Il n'est pas aisé de dire quelle espèce de sympathie pouvait unir deux caractères si opposés que

ceux d'Edouard et de la marquise; mais, malgré la différence de leurs principes, ils ne purent

jamais se détacher parfaitement l'un de l'autre. On peut juger du désespoir de cette femme

emportée quand elle crut s'être donné une rivale, et quelle rivale! par son imprudente générosité.

Les reproches, les dédains, les outrages, les menaces, les tendres caresses, tout fut employé tour

à tour pour détacher Edouard de cet indigne commerce, où jamais elle ne put croire que son

coeur n'eût point de part. Il demeure ferme; il l'avait promis. Laure avait borné son espérance et

son bonheur à le voir quelquefois. Sa vertu naissante avait besoin d'appui; elle tenait à celui qui

l'avait fait naître; c'était à lui de la soutenir. Voilà ce qu'il disait à la marquise; à lui-même, et

peut-être ne se disait-il pas tout. Où est l'homme assez sévère pour fuir les regards d'un objet

charmant qui ne lui demande que de se laisser aimer? Où est celui dont les larmes de deux beaux

yeux n'enflent pas un peu le coeur honnête? Où est l'homme bienfaisant dont l'utile amour-

propre n'aime pas à jouir du fruit de ses soins? Il avait rendu Laure trop estimable pour ne faire

que l'estimer.

La marquise, n'ayant pu obtenir qu'il cessât de voir cette infortunée, devint furieuse. Sans avoir

le courage de rompre avec lui, elle le prit dans une espèce d'horreur. Elle frémissait en voyant

entrer son carrosse; le bruit de ses pas, en montant l'escalier, la faisait palpiter d'effroi. Elle était

prête à se trouver mal à sa vue. Elle avait le coeur serré tant qu'il restait auprès d'elle; quand il

partait, elle l'accablait d'imprécations; sitôt qu'elle ne le voyait plus, elle pleurait de rage; elle ne

parlait que de vengeance; son dépit sanguinaire ne lui dictait que des projets dignes d'elle. Elle

fit plusieurs fois attaquer Edouard sortant du couvent de Laure. Elle lui tendit des pièges à elle-

même pour l'en faire sortir et l'enlever. Tout cela ne put le guérir. Il retournait le lendemain chez

elle qui l'avait voulu faire assassiner la veille; et toujours avec son chimérique projet de la rendre à

la raison, il exposait la sienne, et nourrissait sa faiblesse du zèle de sa vertu.

Au bout de quelques mois, le marquis, mal guéri de sa blessure, mourut en Allemagne, peut-être

de douleur de la mauvaise conduite de sa femme. Cet événement, qui devait rapprocher Edouard

de la marquise, ne servit qu'à l'en éloigner encore plus. Il lui trouva tant d'empressement à

mettre à profit sa liberté recouvrée, qu'il frémit de s'en prévaloir. Le seul doute si la blessure du

marquis n'avait point contribué à sa mort effraya son coeur et fit taire ses désirs. Il se disait: "Les

droits d'un époux meurent avec lui pour tout autre; mais pour son meurtrier ils lui survivent et

deviennent inviolables. Quand l'humanité, la vertu, les lois, ne prescriraient rien sur ce point, la

raison seule ne nous dit-elle pas que les plaisirs attachés à la reproduction des hommes ne

doivent point être le prix de leur sang; sans quoi les moyens destinés à nous donner la vie

seraient des sources de mort, et le genre humain périrait par les soins qui doivent le conserver."

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Julie ou La nouvelle Héloïse 497

Il passa plusieurs années ainsi partagé entre deux maîtresses; flottant sans cesse de l'une à

l'autre; souvent voulant renoncer à toutes deux et n'en pouvant quitter aucune; repoussé par

cent raisons, rappelé par mille sentiments, et chaque jour plus serré dans ses liens par ses vains

efforts pour les rompre; cédant tantôt au penchant et tantôt au devoir; allant de Londres à Rome

et de Rome à Londres, sans pouvoir se fixer nulle part; toujours ardent, vif, passionné, jamais

faible ni coupable, et fort de son âme grande et belle quand il pensait ne l'être que de sa raison;

enfin tous les jours méditant des folies, et tous les jours revenant à lui, prêt à briser ses indignes

fers. C'est dans ses premiers moments de dégoût qu'il faillit s'attacher à Julie; et il paraît sûr

qu'il l'eût fait s'il n'eût pas trouvé la place prise.

Cependant la marquise perdait toujours du terrain par ses vices; Laure en gagnait par ses vertus.

Au surplus, la constance était égale des deux côtés; mais le mérite n'était pas le même; et la

marquise, avilie, dégradée par tant de crimes, finit par donner à son amour sans espoir les

suppléments que n'avait pu supporter celui de Laure. A chaque voyage, Bomston trouvait à

celle-ci de nouvelles perfections. Elle avait appris l'anglais, elle savait par coeur tout ce qu'il lui

avait conseillé de lire; elle s'instruisait dans toutes les connaissances qu'il paraissait aimer; elle

cherchait à mouler son âme sur la sienne, et ce qu'il y restait de son fonds ne la déparait pas. Elle

était encore dans l'âge où la beauté croît avec les années. La marquise était dans celui où elle ne

fait plus que décliner; et quoiqu'elle eût ce ton du sentiment qui plaît et qui touche, qu'elle parlât

d'humanité, de fidélité, de vertus, avec grâce, tout cela devenait ridicule par sa conduite, et sa

réputation démentait tous ces beaux discours. Edouard la connaissait trop pour en espérer plus

rien. Il s'en détachait insensiblement sans pouvoir s'en détacher tout à fait; il s'approchait

toujours de l'indifférence sans y pouvoir jamais arriver. Son coeur le rappelait sans cesse chez la

marquise; ses pieds l'y portaient sans qu'il y songeât. Un homme sensible n'oublie jamais, quoi

qu'il fasse, l'intimité dans laquelle ils avaient vécu. A force d'intrigues, de ruses, de noirceurs, elle

parvint enfin à s'en faire mépriser; mais il la méprisa sans cesser de la plaindre, sans pouvoir

jamais oublier ce qu'elle avait fait pour lui ni ce qu'il avait senti pour elle.

Ainsi dominé par ses habitudes encore plus que par ses penchants, Edouard ne pouvait rompre

les attachements qui l'attiraient à Rome. Les douceurs d'un ménage heureux lui firent désirer

d'en établir un semblable avant de vieillir. Quelquefois il se taxait d'injustice, d'ingratitude

même envers la marquise, et n'imputait qu'à sa passion les vices de son caractère. Quelquefois il

oubliait le premier état de Laure, et son coeur franchissait sans y songer la barrière qui le

séparait d'elle. Toujours cherchant dans sa raison des excuses à son penchant, il se fit de son

dernier voyage un motif pour éprouver son ami, sans songer qu'il s'exposait lui-même à une

épreuve dans laquelle il aurait succombé sans lui.

Le succès de cette entreprise et le dénoûment des scènes qui s'y rapportent sont détaillés dans la

XIIe lettre de la Ve partie, et dans la IIIe de la VIe de manière à n'avoir plus rien d'obscur à la

suite de l'abrégé précédent. Edouard, aimé de deux maîtresses sans en posséder aucune, paraît

d'abord dans une situation risible; mais sa vertu lui donnait en lui-même une jouissance plus

douce que celle de la beauté, et qui ne s'épuise pas comme elle. Plus heureux des plaisirs qu'il se

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refusait que le voluptueux n'est de ceux qu'il goûte, il aima plus longtemps, fut moins subjugué,

resta libre, et jouit mieux de la vie que ceux qui l'usent. Aveugles que nous sommes, nous la

passons tous à courir après nos chimères. Eh! ne saurons-nous jamais que de toutes les folies

des hommes il n'y a que celles du juste qui le rendent heureux?