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Victor Scardigli Le corps de l’automate Qu’est-ce que l’automate ? Un dispositif fait de main d’homme et doté d’autonomie d’action. Les systèmes à base d’informatique et de télécommunications qui com- posent la plupart des automates complexes ont une autonomie toute rela- tive, puisqu’ils ne peuvent qu’obéir à la pré-programmation qui leur a été imposée. Pour qu’ils soient vraiment des automates, il leur manque un corps. Seul un corps vivant leur apporterait la liberté de changer pour faire face à des situations totalement imprévues, la capacité de se réor- ganiser pour s’adapter, à la manière de l’épigenèse qui vient individualiser le « câblage » de chaque cerveau humain (Changeux, 1983). Notre sujet d’étude sera donc le corps dont nous parlent les automates : celui de ses créateurs et de ses utilisateurs. Notre époque voit se généraliser des dispositifs d’une extrême complexité, qui prolongent ou remplacent l’homme dans trois composantes de sa corporéité : l’action intelligente, la vie en société et la reproduction biologique de l’espèce humaine. Pour éclairer comment les outils techniques « prennent corps » selon ces trois sens, risquons une hypothèse qui tout à la fois fournit une unité à ce champ disparate et fait apparaître notre modernité moins originale qu’il n’y paraît. Pour Leroi-Gourhan (1965), les outils préhistoriques prolongeaient déjà le geste de l’homme. Mais ils restaient dans sa main. L’automate, lui, peut agir à distance, spatiale ou temporelle, de son artisan. Or il partage cette propriété remarquable avec les « choses dotées de pouvoir » des sociétés traditionnelles : depuis le bâton de chamane, l’idole ou l’icône, objets certes faits de la main de l’homme mais dont l’action peut se déployer à distance de leur artisan, jusqu’au banal objet d’échange, dont le hau, « l’âme et le pouvoir de la chose donnée » (Mauss, 1950, p. 158, n. 4), sera redoutable pour qui négligerait de rendre don pour don. 167

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  • Dossier : se205060\ Fichier : Communications81 Date : 12/4/2007 Heure : 16 : 5 Page : 167

    Victor Scardigli

    Le corps de lautomate

    Quest-ce que lautomate ? Un dispositif fait de main dhomme et dotdautonomie daction.

    Les systmes base dinformatique et de tlcommunications qui com-posent la plupart des automates complexes ont une autonomie toute rela-tive, puisquils ne peuvent quobir la pr-programmation qui leur at impose. Pour quils soient vraiment des automates, il leur manqueun corps. Seul un corps vivant leur apporterait la libert de changer pourfaire face des situations totalement imprvues, la capacit de se ror-ganiser pour sadapter, la manire de lpigense qui vient individualiserle cblage de chaque cerveau humain (Changeux, 1983).

    Notre sujet dtude sera donc le corps dont nous parlent les automates :celui de ses crateurs et de ses utilisateurs. Notre poque voit se gnraliserdes dispositifs dune extrme complexit, qui prolongent ou remplacentlhomme dans trois composantes de sa corporit : laction intelligente,la vie en socit et la reproduction biologique de lespce humaine.

    Pour clairer comment les outils techniques prennent corps selonces trois sens, risquons une hypothse qui tout la fois fournit une unit ce champ disparate et fait apparatre notre modernit moins originalequil ny parat.

    Pour Leroi-Gourhan (1965), les outils prhistoriques prolongeaientdj le geste de lhomme. Mais ils restaient dans sa main. Lautomate,lui, peut agir distance, spatiale ou temporelle, de son artisan. Or ilpartage cette proprit remarquable avec les choses dotes de pouvoir des socits traditionnelles : depuis le bton de chamane, lidole ou licne,objets certes faits de la main de lhomme mais dont laction peut sedployer distance de leur artisan, jusquau banal objet dchange, dontle hau, lme et le pouvoir de la chose donne (Mauss, 1950, p. 158,n. 4), sera redoutable pour qui ngligerait de rendre don pour don.

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    On objectera que lefficacit de lun est rationnelle, alors que les autresfont appel des reprsentations collectives o se confondent les causeset les effets (ibid., p. 56). Mais cette dfinition de la pense magiquene peut-elle pas sappliquer nos technologies, qui comportent une partcroissante dimmatriel ? Lorsquune socit rve de donner corps et mou-vement aux objets quelle sait fabriquer, elle peut chercher le faire dansses dispositifs magiques, ou au contraire dans ses ralisations matrielles.Les premiers nont gure besoin de corps, leur efficacit est symbolique :ainsi, le bton du chamane qui livre combat pour dlivrer une parturiente(Lvi-Strauss, 1958). Les autres offrent une mtaphore du corps ; notreanalyse portera principalement sur les technologies daction intelligenteet de vie en socit, depuis la conduite davions jusquaux moteurs derecherche sur internet ou aux rseaux d intelligence collective . Et,parfois, lincarnation va plus loin, dans certains efforts de la biologie.

    En somme, l esprit de la chose peut tre la pense des concepteurs,condense dans les automates modernes, aussi bien que la foi dun peupleruni autour du prtre ou lintention du donateur.

    Une conqute rcente.

    Avant de parler du corps de ces dispositifs actuels, retraons quel-ques tapes parcourues par lhomme dans ses tentatives pour parvenir ce quune action ait lieu en labsence hic et nunc de son propre corps.

    Quelques dispositifs techniques de lAntiquit matrisaient les forcesphysiques en tmoignant dun dbut de prise de distance, dans le tempsou lespace, par rapport lintervention humaine. Au Proche-Orient, cestvers 2000 avant J.-C. quapparut la noria, grande roue godets quiremonte leau dun fleuve sans intervention animale ni humaine. Ath-nes, leau qui scoulait dun bassin lautre de la clepsydre venait limiterle temps de parole accord chaque orateur. En Chine est mentionn undispositif qui, sous la pression de leau, rpartissait lirrigation entre leschamps. Un peu avant notre re, les habitants de la Mditerrane orientalecommencrent utiliser la force de leau pour faire tourner les moulins bl, en concurrence avec les moulins vent. Rome et Byzance invent-rent des dispositifs ingnieux, conduisant des automates plus complexesqui firent la rputation des palais abbassides, aux alentours de lan mil :des oiseaux mcaniques agitaient leurs ailes et chantaient. Mais, dans cesdiverses civilisations, labondance des esclaves dissuada demployer lesautomates des applications plus utilitaires. De mme, la Renaissanceitalienne et franaise ne sintressa qu laspect ludique des automateset jeux deau, installs dans les jardins des palais princiers.

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    Dans le mme temps se dveloppait une matrise de lespace et dutemps. Larmillaire permettait lastrologue de suivre la course des astres,au voyageur de se reprer la surface du globe. Et, surtout, lhorlogemcanique parvenait presque au mouvement perptuel. Descartes la citaitcomme exemple parfait dautomate, ses rouages assurant le mouvement lgal des fonctions du corps et de lesprit. Les animaux-machines conduisaient lautomatisme biologique.

    Ce fut un tournant majeur de lhistoire. Lide commena poindrequon allait pouvoir expliquer, donc re-produire, la pense et la vie. Lamcanique devint la voie royale et le resta presque jusqu nos jours, bienquelle ft incapable de dboucher sur la ralisation dun objet-corpsautonome ; elle constituait une simple mtaphore des mcanismes dela vie.

    Grce aux rouages, toujours, le XVIIIe sicle commence matriser laperfection la reproduction dune succession complexe de mouvements.Lautomate demeure la curiosit la mode : marche de canard, musiciens,danseurs, ttes parlantes Mais il connat aussi une mutation : il est misau service de lindustrialisation. Les mtiers carder, filer et tisser sontinvents entre 1745 (Vaucanson) et 1790 (Jacquard, Whittemore). Trsvite, ils prennent la place des ouvriers en Angleterre, puis en France et dansles autres pays occidentaux. Ce mouvement se prolonge au XXe sicle parune automatisation toujours plus pousse du procs de production, par lamise en place de machines-outils commande numrique (MOCN), derobots soudeurs ou peintres, etc.

    Notons que cette acclration brusque, depuis deux sicles et demi, aconcid avec le sicle des Lumires et la perte dinfluence de la religion.Comme si le scientifique, ne croyant plus gure un primum movens, un Dieu source de tout mouvement et de toute vie, sautorisait devenir son tour crateur. tez lobstacle, et la force morte deviendra forcevive , crit Diderot (1751). Et il ajoute, en attribuant prudemmentlaffirmation aux spinozistes modernes , quil ny a que la matire,et quelle suffit tout expliquer .

    Dans le mme esprit, au XXe sicle, physiologistes et mathmaticiens serencontrent dans le groupe de Norbert Wiener pour commencer conce-voir la cyberntique, tandis que Claude Shannon veut associer la thoriede la communication et la gntique, dans son projet de machine auto-reproductrice . partir de la Seconde Guerre mondiale, aux tats-Unis,les technologies de linformation et de la communication trouvent leursprolongements dans les ordinateurs, isols puis mis en rseau.

    Ces travaux marquent une seconde mutation du dessein de re-cration.Ils sont lorigine aussi bien des automates utiliss dans les domainescivil et militaire (rgulation climatique, distribution de billets, biomtrie,

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    missiles, drones) que des autres visages de la socit digitale, depuis latraduction automatique et la production de langages jusquaux imagesvirtuelles, lintelligence collective et aux moteurs de recherche surinternet.

    Certes, il arrive encore que la robotique veuille reconstituer un corps.Ainsi un programme dapprentissage des langues trangres se propose-t-il de construire un dispositif qui donnera des leons de prononciation(Vieartificielle, 2005). Au lieu de doter le robot de voix enregistres oude voix de synthse, les chercheurs sefforcent de parvenir une voixtoujours plus proche de la voix humaine en amliorant son corps :danne en anne, ils le dotent de poumons et dune bouche, puis ajoutentun palais, des fosses nasales, etc.

    Mais ce sont les travaux sur les nouvelles formes de reproductionhumaine qui constituent le prolongement le plus actuel du cartsianismeet du sicle des Lumires. Si nous runissons biologie et informatiquedans notre analyse, cest que ces deux disciplines loignes convergentvers le mme dessein dmiurgique : crer un vritable automate, copierla vie mme.

    Un mythe rcurrent.

    Comment expliquer cette histoire ? Par le progrs des connaissances,certes. Mais lintrt croissant pour les sciences et les techniques a lui-mme t nourri par notre imaginaire collectif. Le mythe rcurrent deluvre humaine qui prend vie marque notre civilisation.

    Dj la langue grecque nouait un lien entre la procration, gense dunenfant (teknon), et la fabrication dun objet, habilet manuelle dun arti-san ou uvre dart (tekhn). Le passage de la fabrication technique lavie se retrouve dans les mythes, qui procdent souvent par analogie avecla cration de lhumanit par les dieux.

    lge dor (cest--dire de la cration dhommes faits de ce mtalprcieux), Hphastos, dieu du feu et des mtaux, se forgeait des serviteursdor et dargent. En cadeau pour lunion de Zeus et dEurope, il fabriquaTalos, un gant fait de bronze, dont lunique fonction tait de courirautour de la Crte pour carter les navigateurs intrus, coups de rochers.Dans une lgende mdivale, le rabbi Loew renouvelait le geste de laGense, crant un Golem partir de largile : cet automate gant allaitdfendre la population juive de Prague contre les pogroms. Partout descontes populaires narrent la fabrication dobjets qui accdent lexis-tence, tel Pinocchio, marionnette faite de bois mais qui conquiert lauto-nomie du vivant puisquelle se met dsobir. Le succs de la science-

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    fiction sinscrit dans le mme imaginaire. Dj, le hros de Lve future(Villiers de LIsle-Adam, 1886), trouvant sa matresse insupportablementsotte, sen fit fabriquer une copie corporelle parfaite. Pour vivre heureuxavec ce sosie, il y logea une copie de sa propre pense ! Dune misogynieconvenue, ce geste nous renseigne sur ce qui va nous apparatre commeune composante psychologique importante de certaines des dmarchesque nous tudions : le narcissisme de se retrouver dans le corps parfaitde lautomate, ou de se survivre dans le clone.

    Lanalyse de cette mythologie fait apparatre deux structures possiblesdu rcit. Mises en rapport avec les ralisations effectives, elles suggrentlexistence de deux patterns culturels.

    Un premier pattern associe la ralisation dun corps en mouvement labsence de recherche dune intriorit. Une apparence extrieure, uncomportement dhomme suffiront pour que cet automate dveloppe uneforce physique ; on ne se proccupe pas de lui donner un souffle vital, unepense. Lautre pattern est invers : il dcrit la domestication dune forcesurnaturelle, emprisonne dans une enveloppe immobile. Cette enveloppena pas besoin de ressembler un corps vivant ; limmobilit peut mmeaccrotre lefficacit symbolique ; laccent est mis sur lintriorit.

    La mythologie grecque comme le Golem de la lgende praguoise sesituent clairement du ct des corps en mouvement. Sinscrivent danscette tradition de lobjet sans intriorit les aimables joueurs de fltetraversire et autres automates de salon du XVIIIe sicle. Les actuels robotsde compagnie japonais, comme les futuristes drodes-soldats de la science-fiction, restent des machines produire des sons ou des gestes, mme sileur programmation est plus complexe que les rouages des sicles passs.Ce qui importe leur crateur, cest quils imitent de faon rptitive ungeste extrait de linfinie diversit des comportements : une mlodie, unerponse ronronnante des caresses, lemploi dune arme. Vaucanson avaitdrob le tour de main des canuts de Lyon, la haute comptence inscritedans leur corps ; les mtiers tisser Jacquard faisaient revivre leur dex-trit manuelle. De nos jours, les robots soudeurs et peintres reprennentles gestes des ouvriers qualifis de lindustrie automobile. Mais lobjettechnique nest jamais que le prolongement du corps en mouvement, oula transcription dune technique du corps humain. Ce type dautomate,quil soit rudimentaire ou raffin, reste programm pour raliser une tchebien dlimite. Il na pas dautonomie, il na pas d me .

    La version oppose, celle de lobjet dot dintriorit force ou soufflevital, pense ou me , na dexistence que dans les mythes. Dans lesfaits, il nexiste que des quasi-automates, la case des ralisations est vide.

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    Mais cette bance conduit se demander si le dessein affirm par le mythene se concrtise pas dans dautres formes sociales.

    Notre hypothse de dpart conduit proposer deux succdans dauto-mates. Des objets sans mouvement apparent mais dots dun pouvoirsymbolique donnent lieu certaines pratiques religieuses ou magiques :une idole permet la captation des pouvoirs du dieu de la pluie ou dunsaint gurisseur, des masques mortuaires assurent la prsence immat-rielle des anctres dans la vie du village. Et nos automates contemporains,eux aussi, sont dots dune apparence banale et nont gure de mouve-ment ; leur pouvoir est dautant plus efficace et redout quil est cach,tout est dans leur programmation intrieure.

    Rve de corps et prsence absente des concepteurs.

    Laronautique moderne, fortement informatise, nous fournit unexemple de systmes techniques complexes, base dordinateurs relis des organes senseurs et effecteurs , et souvent connects entre euxpar tlcommunications. Le cur en est constitu par une sorte de super-pilote automatique, le systme de gestion du vol ou FMS (flight mana-gement system).

    Mais le corps que nous allons dcrire, ce nest videmment pas le corpsde sang et dmotions dun tre vivant. Cest le corps des hommes quiont affaire avec lautomate : le corps des ingnieurs qui ont conu lesstructures internes et imagin le mode demploi de lobjet technique, lecorps des futurs utilisateurs.

    Ces corps imagins ou rels, lapproche socio-anthropologique lesretrouve dans les caractristiques techniques et la programmation inscritedans lautomate, ainsi que dans les comportements observs en bureaude conception ou en cabine de pilotage. En outre, ces acteurs commententleur activit. Une analyse hermneutique de ce discours (Scardigli, 2001,p. 75-119) confirme les observations empiriques, dvoilant trois aspectsde la corporit dun automate.

    Lingnieur de conception travaille la ralisation dun remplaant oudune extension du corps humain. Des dispositifs la fois mcaniques etinformatiques viennent permettre des handicaps moteurs, des ttra-plgiques et des amputs dexcuter des gestes simples : saisir un verre,lire, ou, tout simplement mais de faon vitale, communiquer Les robotsvont travailler dans le cur des centrales nuclaires, les senseurs desavions modernes vont sentir lair lextrieur du cockpit. La concep-tion consiste en particulier insrer dans la machine des prprogrammes

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    daction, par exemple des scnarios de raction diffrents vnements,aronautiques ou nuclaires.

    Indispensable la vie ou prcieux pour la scurit, cet agrandissementcorporel fourni lusager sinscrit bien sr dans le contexte de la volontde puissance qui caractrise lre industrielle. Mais cest en mme tempsle corps des concepteurs qui tend sa sphre daction : cest lui qui vacodiriger laction du bras-robot articul ou du pilote automatique.

    Une telle prise de distance spatio-temporelle voque lanthropologuele voyage magique. Quittant le lieu et le moment o il se trouve avec sesvillageois, le chamane part converser avec les dieux ou les anctres, puisrevient dans linstant, ramenant avec lui une me gurie.

    Confrontons avec la situation dun avion moderne : son FMS ralise enquelque sorte un vol chamanique entre deux univers. Il va chercher ling-nieur du bureau dtude qui, au sol et par avance, avait imagin ce quiallait se passer et prpar les ripostes de lautomate adaptes chaquescnario de vol. Cet homme qui vivait des annes auparavant dans luni-vers du bureau dtude, il lamne aujourdhui dans le cockpit dun avionen vol rel. Le concepteur vient conseiller, surveiller, alerter, imposer sapropre ide de ce que doit tre la conduite de lavion.

    Dans un nombre croissant de cas, le concepteur ne se proccupe plusde faire des sosies de corps ; cest une autre spcificit de linnovationindustrielle aujourdhui. La reproduction dune fonction ou dune activithumaine se fait sans imiter la forme de nos organes. La plupart desautomates modernes nont mme pas de corps matriel linstardes algorithmes mathmatiques, qui enclenchent toute une srie dactionssur le rel.

    Linternet, sans doute le plus gigantesque des macro-systmes techni-ques au sens de Gras (1997), est une ralit immatrielle : chaque utili-sateur dclenche lactivit de moteurs de recherche qui examinent desbases de donnes dans le monde entier, selon des algorithmes dont il napas la moindre ide. Avec laccs au rseau par tlphone portable, lesondes invisibles des tlcommunications traversent notre corps sans quenous en soyons mme conscients. Nous sommes virtuellement en contactavec tous les humains et toutes les bases de donnes du monde, et pourtantnotre peau ne peroit aucun contact !

    Dans un avion, limmatrialit du corps de lautomate, ou sonabsence de mouvement, prend la forme dune apparente insignifiance.Lutilisateur (lquipage) ne voit autour de lui que des objets simples,familiers, banals : des crans, des claviers, un joystick. Au nom de lascurit et de lefficacit du travail, lergonomie du cockpit ne prsenteque le rsultat des calculs effectus par les systmes techniques : la posi-

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    tion de lavion dans lespace et le temps, les situations qui posent pro-blme, les solutions proposes. La complexit de la logique suivie par lespuissants ordinateurs reste cache au commun des mortels en loccur-rence, aux pilotes. La ralit de la toute-puissance reste invisible.

    Relions ce constat notre hypothse de dpart. On est dans une situa-tion doccultation du corps au profit de l me . Cela voque lessocits plus distes ou magiques o lhomme se tourne vers les forces dumonde invisible pour obtenir une bonne rcolte ou une gurison. Pourcela, on offre des louanges ou des sacrifices, esprant ainsi piger le divindans les mailles dun rseau dchanges rgi par lobligation du contre-don. On fabrique alors des images : masques danctres ou idoles dedivinits. Sommes-nous trs loin de la dfinition de lautomate ? Certes,puisque lobjet est immobile en apparence. Et pourtant la dmarche duchamane ou de lorant vise le mme but que lingnieur de conception :obtenir que lavenir soit conforme son souhait.

    Limmatrialit de linformatique dbouche sur une troisime caract-ristique du corps du concepteur : sa prsence absente .

    Les pilotes nous parlent de la prprogrammation informatique commedune vritable pense ingnieur qui cogre avec eux les destines delavion. Les ingnieurs dtude sont certes absents du cockpit, durant levol, et pourtant le FMGS apporte la prsence de leur pense. Et presquede leur corps : les concepteurs ont imagin les gestes quils auraient faire comme pilotes, ils ont reli ces gestes aux comportements atten-dus de lavion. Lorsque lautomate mne une action que lquipage necomprend pas, elle est reue presque comme une intervention surnatu-relle : lautomate serait anim dune intention. Salvatrice. Ou, parfois,dmoniaque, lorsque les pilotes lui attribuent une erreur de conduite(Moricot, 1997).

    Plus largement, cette prsence absente de corps humains est une carac-tristique majeure des mdias contemporains. En France, nous passonsen moyenne plus de trois heures par jour devant la tlvision, en compa-gnie de personnes qui viennent chez nous et que pourtant nous ne ren-contrerons jamais. Acteurs de films ou chanteurs, journalistes ou popu-lations sujets des Actualits tlvises dclenchent des motions de notrecorps : plaisir ou pleurs. En mme temps, nous ne pouvons ni les toucherni converser avec eux ; nous savons quils ne sont pas vraiment l ; sou-vent, mme, ils viennent dune autre poque.

    Cette situation inoue vient de ce que les automates contemporains sontsurtout faits dimmatriel : dinformatique et de tlcommunications. Orelle nest pas sans lien avec les automates immobiles des socitsdistes. Elle voque le langage mystique. Lhostie est du pain, mais elle

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    est en mme temps la chair du Dieu des croyants. Licne orthodoxe estplus quune peinture, elle est habite par une certaine forme de prsenceabsente : elle apporte la bienveillance dun dieu qui habite cette empreintede son visage (Mondzain, 1996). Et les images pieuses se rvlent efficacespuisque la foi opre des miracles. linstar de Richard Cur de Lion etde Saint Louis, lEurope entire est venue vnrer le saint suaire delabbaye de Cadouin, en Dordogne. Cette vera icona du Christ a obtenude nombreuses gurisons avant que lon dcouvre quil sagissait duntissu mdival, brod dinscriptions musulmanes ! En somme, la civili-sation des automates, athe, reste enracine dans son pass magico-religieux.

    Plus largement, une forme radicalement nouvelle de vie sociale se meten place, dans laquelle ont disparu le face--face des interlocuteurs, laprsence physique des corps : une socit du lien virtuel (Dubey, 2001).Dj introduite par la correspondance pistolaire, puis banalise par lacommunication tlphonique, cette sociabilit nouvelle passe par exemplepar des sites de rencontres-conversations sur internet, les chats. Elle secaractrise par une prsence absente gnralise, puisquil ny a ni lieuxgographiques ni rencontres corporelles. Cette sociabilit na aucun enra-cinement dans une culture locale, ni dans un rseau damis constitu dansla dure, ni dans une communaut dhabitants du quartier ou de collguesde travail.

    Or ce sont des automates le rseau des ordinateurs de la Toile qui apportent tous les cybernautes cette instantanit et cette ubiquitqui constituent les caractristiques propres ces formes nouvellesdchanges entre humains. Ils y parviennent en mettant les corps horsjeu. Et pourtant les individus qui se mettent en relation ont vraiment uneexistence corporelle, ce qui donne une paisseur sociologique cette formede vie sociale, la fois immatrielle et relle.

    Domination et sacrifice : le corps impos aux oprateurs.

    Le rapprochement anthropologique entre ces techniques modernes etles pratiques magiques doit saccompagner dune lecture sociologique, entermes de rapports de pouvoir. La cration dun automate peut contribuer modifier le corps de son utilisateur, le dominer, voire le sacrifier.

    Lautomate est recouvert dune peau : les interfaces qui permettent son utilisateur de communiquer avec lui. Il est surtout dot de structuresinternes. Dans le cas des dispositifs modernes, leur logique de fonction-nement suit la reprsentation que leur concepteur se fait des structures

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    du cerveau, des activits mentales aussi bien que physiques du futurutilisateur, du rapport que celui-ci devra entretenir avec le monde envi-ronnant. En mme temps, lingnieur raisonne souvent par autorfren-cement au fonctionnement, rel ou idalis, de son propre corps. Par cemoyen, les artisans de lautomatisation ralisent une vritable construc-tion sociale de ce que doivent tre le travailleur, le consommateur, lecitoyen, dans une socit o les automates deviennent un fait social total.

    Ce corps normal est en fait une ide de corps ; on ne lui affecte quedes fonctions utiles. Il est soulag dautres fonctions, juges inutiles, etsurtout protg contre dautres encore, dangereuses. Dans un avion, lecorps efficace, cest essentiellement la motricit fine des doigts et la vision :les utilisateurs pianotent sur un clavier, manipulent des boutons ou descontacts, et surtout examinent des graphiques, des images de synthse,des messages sur des crans. Le bureau dtude restreint lcoute radio(car lon redoute les erreurs dans les dialogues avec les contrleurs ausol). Loue apparat plutt comme la porte daccs rserve ce qui estutile dans la sphre motionnelle : les signaux dalarme sonore provoque-ront juste le stress ncessaire pour stimuler la vigilance des oprateurs.On sollicitera le moins possible les sensations kinesthsiques et cnes-thsiques, le plaisir, les autres motions, composantes mal connues de lavie corporelle : les concepteurs dautomates y voient autant de sourcespotentielles de ractions incontrlables, donc de danger.

    Pourtant, bien des pilotes nous parlent du plaisir du vol comme dunemotivation majeure de leur profession ; ils regrettent la jouissance ducorps corps avec leur monture que donnait un avion classique. Ils nousracontent telle catastrophe quils ont vite grce une intuition salvatricene de sensations corporelles diffuses.

    On retrouve en mdecine cette construction sociale du corps utile parle biais dun automate. Observant une salle de ranimation, M.-C. Pou-chelle (2003) nous montre une infirmire qui ne tient plus compte de ladtresse exprime par le visage et les gestes dun enfant. Elle a reu pourtche de surveiller les paramtres vitaux, elle ne ragira quaux alarmesdclenches par le dispositif technique denregistrement. Et ce sont lesingnieurs et les mdecins concepteurs de lautomate qui ont dfini lesparamtres utiles la vie. Ce que surveille linfirmire, ce nest plus lepatient, cest ce corps de lautomate.

    Plus insidieusement, travers la dfinition du corps utile, lautomatevient assurer le contrle sur les corps. Par le biais des systmes automa-tiques, les dcideurs (responsables de la rglementation arienne, diri-geants et ingnieurs dtude des constructeurs) parviennent imposerleur conception de ce que doit tre le comportement des quipages. Pro-

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    longeons Foucault : lautomate est linstrument dune domination de cer-tains groupes socioprofessionnels sur dautres. Plus largement, cette domi-nation sur les corps, grce aux normes strictes dutilisation des automates,est prsente comme le garant de la scurit des vols et de la rentabilitconomique : elle donne ces dcideurs le pouvoir dinfluencer lorgani-sation du monde aronautique et dorienter ses transformations.

    Puisque l intelligence du vol tend se dplacer vers des centres dedcision bass au sol, le pilote peut devenir un excutant. Les corpshumains sont alors utiliss comme organes effecteurs de la programma-tion de lautomate. En somme, on fournit ce dernier un vritable corps :celui de ses oprateurs ! Ici apparat le risque dun renversement de larelation matre-esclave, comme le Charlie Chaplin domin par la machinedes Temps modernes

    Contrle conomique du travail, mais aussi contrle moral de la socit.Car le fil rouge des discours des concepteurs est bien souvent la peur ducorps. Le progrs ayant permis dliminer les causes techniques dacci-dent, il reste lautre cause : lhomme, sujet la fatigue, aux erreurs deses sens, des dsirs et des passions qui viennent aveugler sa raison. Leplaisir au travail est pourchass ( Il faudrait savoir sils sont l pour leurplaisir ou pour travailler ! ). On nest pas loin dun discours religieuxrprimant les corps de jouissance et pourchassant les pcheurs Ajoutonsque les gains de productivit constituent lautre grande motivation avan-ce par les constructeurs pour pousser lautomatisation. En somme,dans cette conception, lautomate runit lasctisme protestant et lexi-gence du capitalisme : Max Weber reste dactualit !

    Enfin, la cration des automates a souvent pris une dimension sacrifi-cielle. Interprtant les mythes de la Terre-mre, Mircea Eliade crivaitque la Cration ne peut se faire qu partir dun tre vivant que lonimmole , la Vie ne peut natre que dune autre vie que lon sacrifie (1957, p. 226). Le sacrifice humain que lautomate semble exiger, mta-phoriquement, cest celui du travailleur manuel. Un cho cette analysese retrouve chez Schumpeter, lorsquil estimait que la destruction cra-trice tait la voie ncessaire au processus dinnovation et donc au progrsde lconomie. Louvrier qualifi est sacrifi sur lautel du Progrs posi-tiviste, au bnfice dautres humains gestionnaires, ingnieurs deconception, actionnaires Lhistoire de lindustrialisation est pleine demachines qui ont mang le pain des hommes , depuis les mtiers tisser jusqu lautomatisation du procs de production des industriesautomobile ou ptrochimique. Leur comptence manuelle devenue obso-lte, les tisserands puis les OS ont t sacrifis sur lautel du Progrs.

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    Le corps de lautomate

  • Dossier : se205060\ Fichier : Communications81 Date : 12/4/2007 Heure : 16 : 5 Page : 178

    Nous avons retrouv cette dimension dans les essais en vol. Les pilotesde ligne se mfiaient des intentions caches dans un avion fortementautomatis, presque comme si un mauvais sort lui avait t jet par lesconcepteurs-sorciers (Poltorak, 2000). La confiance que les quipagesont finalement accept de mettre dans le nouveau modle davion a reposen partie sur les pilotes dessai. Pour rejoindre les analyses de JeanneFavret-Saada (1977), les pilotes dessai sont l pour dsensorceler chaque avion natre. Ces hommes, dans les temps hroques de laro-nautique, ont souvent pay de leur vie linnovation technique. Symboli-quement, la mort des meilleurs dentre les pilotes tait exige pour quece nouvel avion soit porteur de vie, pour les pilotes qui leur succderaient.Le risque est aujourdhui minime, mais, dans limaginaire de la commu-naut aronautique, la dimension sacrificielle demeure.

    La reproduction automatique du vivant.

    Passons au domaine o il est question du corps rel : la biologie, lafois science et technique de manipulation des corps vivants. Lavancevers la reproduction automatique peut sobserver dans quatre champs.

    La mdecine rparatrice dveloppe limplantation de dispositifs tech-niques dans le corps humain. Il sagit de situations o les relationshomme-technique sont inverses : le patient offre sa corporit, il acceptequun de ses organes devienne en quelque sorte le corps dun automate.Ainsi le stimulateur cardiaque va-t-il imposer son rythme un curdfaillant ; de mme, les pompes insuline. La mme inversion apparatdans les perspectives de contrle des dplacements de criminels par une puce implante sous la peau. Ou dans des projets pour le momentirralistes, tels des microprocesseurs branchs sur le cerveau pour enaugmenter les capacits.

    La reproduction sexuelle et le clonage nous offrent un champ dexplo-ration indit de lautomatisation du vivant.

    Dj les spermatozodes et les ovules peuvent donner naissance undbut dtre humain, en labsence hic et nunc de lhomme et de la femmequi les ont fournis. Prlevs et congels, les gamtes peuvent tre ractivsau bout de plusieurs annes, les embryons peuvent tre implants chezune autre mre. Ici, nous vivons une situation de mise distance spatialeet temporelle, comme pour les automates base dinformatique ; parfoismme, une disparition du support gntique au lien social (dons desperme ou dovocytes).

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    Victor Scardigli

  • Dossier : se205060\ Fichier : Communications81 Date : 12/4/2007 Heure : 16 : 5 Page : 179

    La dcouverte des cellules-souches et la progression des recherches surle clonage, thrapeutique ou pas, conduisent des biologistes envisagerla cration dobjets au statut incertain. Ce seraient des amas de cellulesvivantes, dotes du pouvoir de devenir des cellules de remplacement dansdiffrents organes humains, ou des mdicaments traitant des anoma-lies gntiques. La loi interdira peut-tre de mener ces recherches jusqula cration dtres viables. Devra-t-on considrer ces constructions cel-lulaires ayant la potentialit de se dvelopper comme un embryon comme des objets ou comme des tres ? se demande le biologiste etphilosophe Henri Atlan (2005). En tout cas, la biologie a commenc raliser, dune certaine faon, le rve de cration, par lhumanit, dauto-mates la fois rsultat de lartifice humain et dots dun corps vritable.La ralisation du rve peut exiger, comme pour les vols dessai, des sacri-fices corporels : en 2005, on a appris que le pape sud-coren du clo-nage , le biologiste Hwang Woo-suk, avait conduit ses recherches sur lescellules-souches embryonnaires en imposant un traitement hormonal etun prlvement dovules des femmes qui ntaient motives par aucunprojet personnel de procration.

    Une autre voie est encore mentionne par Atlan. Lon sait dj menerhors du corps humain le tout dbut et la fin de la grossesse (fcondationin vitro, puis couveuse pour grands prmaturs). Or des biologistescorens travaillent, sur lanimal, mettre au point un utrus artificiel qui assurerait la jonction entre ces deux moments. Ce serait une pochetapisse de vraies cellules utrines, prleves chez des souris-mres etindispensables pour que lembryon dveloppe un placenta. Un tel dispo-sitif pourrait tre disponible pour ltre humain dici un demi-sicle ; ilserait utilis pour des raisons dabord mdicales, puis de convenancepersonnelle.

    Lanthropologue ntant pas un comit dthique, il na pas porterde jugement sur une telle ventualit, sauf observer quelle boulever-serait bien des fondements de la vie en socit, sans parler de la psycho-logie individuelle (plaisir dtre enceinte ; quid de la communicationintra-utrine entre mre et enfant ?) ou de la philosophie (diffrenceontologique entre corps et non-corps biologique). Il peut, par contre,souligner une rupture culturelle : aprs lexternalisation des fonctionssensori-motrices et intellectuelles, lautomate prendrait en charge la fonc-tion reproductrice du corps fminin.

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    Le corps de lautomate

  • Dossier : se205060\ Fichier : Communications81 Date : 12/4/2007 Heure : 16 : 5 Page : 180

    Rassemblons les leons de ces quelques observations sur lautomate etson corps .

    Les automates portent lengramme de la pense-ingnieur : ils rendentrelles la vision du monde des concepteurs, la reprsentation quils se fontdu corps idal. Ils sont lincarnation de cette utopie de puret, dabsencede dsir et derreur. Mtaphoriquement, ils deviennent le corps de ling-nieur de conception, mme et surtout quand ils sloignent dune appa-rence danatomie humaine.

    La pense-ingnieur a dbouch sur une efficacit relle. Lautomate,pens comme le chef-duvre de la rationalit technique au XXe sicle,remplace le corps humain dans les travaux dangereux, pargne de nom-breuses vies en grant les risques aronautiques ou nuclaires, redonnele mouvement des handicaps, facilite considrablement les communi-cations. Il apporte une alternative possible des formes de sociabilitparfois vcues comme des corves, il dgage du temps libre pour les loisirs,il stimule la crativit. La prolifration de ces systmes techniques trouvesa justification dans ces bienfaits.

    Cela saccompagne dautres changements, plus souvent critiqus. Letravail agricole et industriel tait emblmatique dune civilisation ducorps. Cette civilisation valorisait la force physique, lacuit des sens, laprofessionnalit des tours de main. En remplaant notre corps dans sesactions productives par des automates, notre socit digitale le renddisponible pour dautres rles sociaux. Mais lesquels ? Les discoursdaccompagnement parlent dpanouissement de la personne dans unkalidoscope dactivits. Pour le moment, le sociologue du quotidien secontentera prudemment dobserver que, aprs le corps producteur, appa-rat une nouvelle obligation, un nouvel impratif : le corps consommateur.Certes, ce corps est libr du labeur physique pnible ou dangereux (cestdailleurs tout relatif : ces activits des secteurs primaire et secondairereprsentent encore une part prpondrante des emplois lchelle mon-diale !). Mais cest pour mieux se consacrer des dpenses dinformationet de communication, dquipement du logement et de pratiques de loisir,de soins de beaut et dentretien de la bonne forme.

    Lautomate ralise une mise sous contrle du corps de ses utilisateurs.Notre civilisation des automates redfinit les comportements face lamachine, les comptences professionnelles qui passent par le corps, lesparties du corps humain qui sont dsormais valorises et celles mises horsjeu. Cest un marquage des individus sujets de cette civilisation, cestlimposition dune norme immatrielle mais tout aussi prgnante que lagestuelle, les tatouages ou toute autre technique du corps en socit.

    Dans le monde du travail, la gnralisation des automates creuse lesingalits entre les professions intellectuelles ou dirigeantes et les excu-

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    Victor Scardigli

  • Dossier : se205060\ Fichier : Communications81 Date : 12/4/2007 Heure : 16 : 5 Page : 181

    tants, ainsi domins. Dans le domaine biologique, les perspectives loin-taines dutrus artificiel consacreraient le bio-pouvoir dj exerc par lesspcialistes de la fcondation, de la gestation et de la maternit mdica-lement assistes : cette rvolution signerait une dpossession des femmesde leur propre corps, dans ses attributions de fcondit et de maternit.

    La civilisation qui se met en place ne se dfinit pas par une hybridationentre humains et sosies dots de corps et d intelligences artificiels,comme certains lannonaient dans la seconde moiti du XXe sicle, maisplutt par une gnralisation des situations de prsence absente. Deshommes prsents hic et nunc changent leurs informations et leursconseils, leur confiance et leurs affects avec dautres hommes dont lescorps sont absents et qui font pourtant sentir leur prsence, en perma-nence, travers machines et rseaux.

    Sous cette modernit des pratiques de communication et de co-actionaffleurent des reprsentations enracines dans notre pass chamanique etreligieux. Toujours plus scientifique, notre socit continue en mmetemps de relever de la magie. Sans corps, mais reprsentant du corps deses artisans, lautomate ralise une forme nouvelle d enchantement dumonde .

    Victor [email protected]

    IRISES, CNRS Universit Paris-Dauphine

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    Le corps de lautomate

  • Dossier : se205060\ Fichier : Communications81 Date : 12/4/2007 Heure : 16 : 5 Page : 182

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    RSUM

    La pense magique ou religieuse irrigue le progrs technique. On somme la gntique de crerdes corps humains sans dfaut. En aronautique, lautomate est conu en partie comme un sosiedhumain, ses organes refltent la reprsentation que se font les ingnieurs dun oprateur sansfaute. Telle une divinit, chaque innovation exige le sacrifice au moins symbolique de pilotesdessais. Puis, tel un chamane, les systmes de vol apportent dans chaque cockpit la prsenceabsente du concepteur qui a pens laction corporelle du pilote, pour la normaliser comme pourla secourir.

    SUMMARY

    Technological progress partly relies on a magical and religious way of thinking about moder-nity. Genetics is urged to create a faultless human body. In aircraft automation, the flight systemsbehave as the metaphorical body of its designers. Like a divinity, any new device demands thesymbolic corporal sacrifice of test pilots. Then, like a shaman, it travels across time and space,bringing inside each cockpit the engineers representation for what the operators body must be,as well as their benevolent knowledge in case of a danger.

    Victor Scardigli