sluagh-ghairm: pharmacologie des possibles

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«Sluagh-ghairm» est la racine étymologique du terme slogan. Signifiant littéralement «troupe-cri», le terme désigne le cri de ralliement des troupes écossaises

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2012

SLUAGH-GHAIRMPHARMACOLOGIE DES POSSIBLES

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« Provoquer » est étymologiquement issu du latin pro-vocare qui signi!e appeler en avant au sens de donner voix à. Source: CNRTL. « Provoquer », [En ligne]: http://www.cnrtl.fr/etymologie/provoquer Nous voulons mettre en relief ce qui laissé à soi-même dans l’ordre dominant reste sans voix. Nous provoquons car nous dé-sirons révéler ce qui souvent est muet.

Le Groupe de recherche en objectivité(s) sociale(s) – GROS – est une initiative interdisciplinaire prenant forme à travers différents médiums et matériaux. Son but explicite est de provoquer 1, de s’insérer dans les discussions qui manquent cruellement de nuances, sinon d’instituer le débat là où l’idéologie dominante ou l’impensé posent un point aveugle. Trop souvent, nous détournons le regard d’un objet, d’une situation sans même imaginer qu’à cet endroit précis se noue une contradiction, un problème, un travers.

Remerciements :

Maël DemarcyPatrick FinlayBianca LalibertéIain MacdonaldJérôme MichaudChristian NadeauBlandine ParchemalAdam SzanyiSamih TerhzazChris « the printer guy »École de la Montagne RougeLe 307 Willibrord

Possibles ÉditionsISBN 978-2-923011-19-6©

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G.W. LEIBNIZ, Discours touchant la méthode de la certitude et de l’art d’inventer in « Pour en !nir avec les disputes et pour faire en peu de temps de grands progrès », dans Die philoso-phischen schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. de C. I. Gerhardt, Berlin, Weidmannasche Buchhandlung, 1885, réimp: Hildesheim, Éditions Georg Olms, 1965, p.183.

« Car les vérités qui ont encore besoin d’être établies, sont de deux sortes, les unes ne sont connues que confusément et imparfaitement, et les autres ne sont point connues du tout. Pour les premières, il faut employer la méthode de la certitude ou l’art de démontrer, les autres ont be-soin de l’art d’inventer 2. »

2.

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Introduction

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– 7 Pharmacologie des possibles

La grève étudiante de 2012 entretient un rapport privilégié avec les possibles, un rapport tendu, un rapport mé!ant, mais aussi et surtout un rapport de perturbation. Soyons clairs : notre lutte, à mille lieues de ses objectifs of!ciels 3, est une lutte pour rouvrir un monde que trop con-sidèrent formellement clos. Notre lutte, contrairement au monde duquel elle émerge, est ouverte, le « nous » qui s’exprime dans ce texte ne pense pas en premier lieu à un « vous » qui serait son opposition fantoche, une marionnette créée pour l’occasion; non, il pense d’abord à tous ces gens qui disent « nous » et entendent quelque chose de différent alors qu’ils désignent les mêmes personnes. Si nous avons raison de dire que ce que nous voulons réaliser est possible, nous devons du même souf"e reconnaître que les dif!cultés qui pavent la voie vers un monde plus juste ne tiennent pas au seul fait que nous rencontrions une opposition – même si bien organisée à défaut d’être cohérente. Nous avançons l’idée que ce qui nous bloque est en partie nous-mêmes; nous ne disons pas que nous manquons d’unité – laissons cela aux fédérations – nous ne disons pas que nous manquons de stratégie de combat – laissons cela à la politique-spectacle; nous af!rmons que nous nous mettons nous-mêmes en travers de notre chemin, car certains points d’aveuglement nous laissent en marge de notre plein potentiel. Nous croyons qu’une autocritique juste du mouvement actuel doit prendre le temps – à rebours de la fausse urgence qui nous a été imposée et à laquelle nous avons tenté de résister – de cheminer à partir des phénomènes sin-guliers et d’exposer leurs relations à l’ensemble des relations sociales, à la totalité. Quelle est notre part de responsabilité dans les avancées, les reculs et les grandes stagnations du mouvement ? Ce texte est une esquisse voulant faire apparaître à travers quelques exemples déterminés le sens critique de notre mouvement; en d’autres termes, ce qu’il nous reste à faire. Nous luttons dans un monde qui ne reconnaît pas nos principes, qui fait semblant de ne pas nous comprendre. Si nous représentons parfois une énigme, il faut prendre acte que pour la conscience sclérosée – celle qui est

Introduction

Bloquer la hausse, penser de nouveau une université autonome et autogérée, demander des états généraux sur l’éducation supérieure, penser le rôle social de l’éducation, etc.

3.

Entre slogan et urgence, la double-contrainte des possibles.

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– 8Sluagh-Ghairm 2012

produite par le haut et distribuée équitablement vers le bas (au contraire de la richesse matérielle) – nous représentons d’abord et avant tout une men-ace et c’est à partir de cette douleur anticipée que nous sommes souvent interpellés – que cette douleur soit objective ou une « simple » projection psychotique. Voulant tantôt répondre de bonne foi, tantôt provoquer la sensiblerie – produit de la monotonie généralisée – nous avançons toujours sur le terrain miné de troquer l’explication pour la dé!nition, de répondre aux besoins de la pensée par le slogan. Le slogan, cette expression si rassembleuse qui permet l’émergence d’une identité commune, le temps de la manifestation, le temps de la lutte, est en lui-même une forme d’expression problématique. Ce n’est pas pour rien que le langage des marchandises, la publicité, a lui aussi adopté le slogan; dans ce dernier se joue une identi!cation facile et !xe qui vient souvent déborder et détourner le sens. Lorsque M. Net peut être un nettoyant « révolutionnaire », il n’est pas dif!cile de voir en quoi le fabricant applique une qualité étrangère au monde des produits nettoyants a!n d’éviter les pièges d’identi!er son produit à ce qu’il est réellement : un produit tellement chimique qu’il peut certes tout nettoyer, mais également provoquer des irritations et des brûlures cutanées. Cet exemple per!de nous est donné par la grossièreté de notre époque; mais il indique particulière-ment bien le blocage que peut instaurer le slogan. Le slogan bloque parce qu’il crée une identi!cation entre lui et un état de fait qui peut recouvrir ce dernier comme si son sens était épuisé par le slogan, tout comme il peut détourner le sens de cet état de fait. Nous ne disons pas que le slogan est en lui-même néfaste et que l’utiliser revient à systématiquement bloquer la pensée. Le slogan nous apparaît plutôt comme un pharmakôn 4 en ce qu’il peut être à la fois remède et poison; en ce sens, nous af!rmons que le slogan participe à la pensée identi!catrice et que son but, la propagation de l’expression d’un état de fait, désamorce plus souvent qu’autrement la pos-sibilité de reprendre la ré"exion sur ce dernier en deçà et au delà du slogan. Bousculés par une urgence qui nous est imposée par l’idéologie et non par l’objet de la discussion, nous devons faire face aux marées "uctuantes qui tentent de nous éroder. Devant la perte d’espoir légitime et parfois le manque de courage, sentant tous les dés pipés et toutes les situations déterminées et bloquées, le slogan arrive comme béquille légitime, comme identi!cation à

Nous esquissons ici une pharmacologie des possibiltités qui se trouvent au sein de la pensée sloganesque. Cette dernière tente de départager le bon du mauvais dans la relation que cette dernière entretien avec la constellation pensée-langage-praxis.

4.

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– 92012 Pharmacologie des possibles

une solution qui se veut temporaire, mais qui tend à se paralyser. Scander un slogan aussi vide et autoréférentiel que « On avance ! On avance ! On recule pas ! » peut certes engaillardir, pour un instant, les milliers de per-sonnes qui l’énoncent. Mais l’avancement, aussi !guratif soit-il, a-t-il eu lieu ? N’avons-nous pas été contraints de reculer objectivement sur certains points ? Nommer l’avancement alors qu’on recule, nous voilà en plein dans la fausse conscience que nous disons dénoncer. Le slogan comme béquille atteint alors son point de trébuchement : il atrophie les muscles et provoque de nouvelles douleurs. La possibilité d’une ré"exion soutenue sur l’absurde et dangereuse loi 12 (projet de loi 78) est évacuée par la possibilité de se « câlisser » de la loi spéciale. À certains moments clefs du con"it, un paramètre extérieur est venu se glisser entre les acteurs : l’urgence. Il était urgent de dénoncer la violence pour accéder d’urgence à une table de négociation après onze semaines d’un dialogue de sourds. Il était urgent de faire un marathon nocturne de négoci-ations a!n d’en arriver à une « entente » qui bafouait tous les principes. Cette urgence, nous devons la nommer, la reconnaître. Elle apparaît aujourd’hui comme un impératif, une chose qui va de soi et que nous n’aurions pas besoin de questionner. Or, cette urgence apparaît dans la situation d’abord sous l’aspect de la stratégie; les acteurs qui mobilisent l’urgence visent à contraindre leurs adversaires. Ce qui est avancé dans l’urgence et qui est camou"é par elle montre bien que l’urgence n’est pas déterminée objectivement par la situation, mais sert plutôt à amener la situation dans une direction déterminée. L’urgence de la hausse des frais de scolarité dans le but de maintenir et améliorer la compétitivité de nos universités éclipse toute une série de questionnements légitimes sur les !nalités de nos universités, mais éclipse aussi la contestation du principe de compétitivité qui est étranger à la mission des universités. L’urgence de taire une contestation légitime bloque la possibilité de penser dans le dialogue à une solution politique. Là où les institutions politiques ne veulent pas laisser leurs choix être questionnés, là où le processus de mise en application devient plus important que la discussion sur les !nalités, l’urgence est mobilisée pour imposer le silence, pour énoncer de nouveau la nécessité d’agir sans dialoguer. Contre l’urgence imposée, nous désirons ici prendre le temps de formuler une critique a!n de mieux nous outiller à pousser une ré"exion selon les

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– 10Sluagh-Ghairm 2012

déterminations de l’objet ré"échi et non à partir des contraintes exercées par sa formulation idéologique. Ce faisant, nous pensons que ce dépasse-ment de la pensée sloganesque – autant celle qui s’exprime sous forme de slogan, que toutes formes de pensées prémâchées qui adressent une réponse préfabriquée – nous permette de sortir du simple discours identi!cateur où les dé!nitions maigres et succinctes nous laissent en dé!cit de potentialités, car trop souvent l’identité exprimée entre l’objet et la dé!nition elle-même se présente comme l’ensemble de sa signi!cation, alors qu’elle n’est, dans la plupart des cas, que l’expression d’une relation particulière. Les possibles ne gisent pas en état de latence dans le discours que nous tenons sur eux, prêts à être actualisés au gré de nos désirs. Les possibles se trouvent plutôt dans la relation dans laquelle nous nous immergeons avec les objets dont nous par-lons. Les possibilités sont bloquées d’une part, car il est dorénavant possible de parler de l’objet sans s’y être investi par l’expérience – et ici le journaliste comme le philosophe, pour ne nommer que ceux-là, ont leur responsabilité – et d’autre part parce que les possibilités se livrent entre elles une compétition. La possibilité d’améliorer le sort de millions d’individus en enrayant la famine n’est pas bloquée parce que cette possibilité est utopique; cette possi-bilité est bloquée parce qu’il est, entre autres, possible de continuer à reproduire un gaspillage socialement organisé sans le questionner en pensant qu’il fait partie de l’ordre naturel des choses. Cette possibilité est également bloquée par les partisans du renversement, de la table rase, de la révolution qui con-sidèrent que tous les entre-deux sont une falsi!cation de leurs principes. Se réclamant souvent de la « dialectique », ils n’en gardent qu’un va-et-vient entre des possibles qui se situent aux extrémités du spectre pratique, toute position intermédiaire ne servant pas à préparer le terrain du grand soir est soupçonnée de corruption interne. Il ne faudrait pas attribuer aux possibilités mitoyennes en soi une qualité thérapeutique; cependant, puisque le diagnos-tic doit toujours être revisité, nous ne pouvons ni considérer que ce qui doit être fait s’inscrit dans une marche claire et progressive de l’histoire, ni laisser les possibles être déterminés par une attitude obédiente envers une pensée rigide qui, pensant trier le bon grain de l’ivraie, crée une séparation entre le vrai et le réactionnaire. Séparation d’autant plus rigide que les critères se perdent dans une histoire qui ne se revendique plus que comme tradition; son pourquoi est pour beaucoup perdu et laisse encore en jachère des possibilités

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qui, aussi pertinentes pourraient-elles être, ne sont pas mesurées à l’aune de leurs objets et de leurs objectifs, mais bien selon leur compatibilité à une pen-sée qui consent rarement à revisiter ses propres catégories. En dénonçant les slogans, nous voulons approfondir les questions qui sont soulevées par ces derniers. En dénonçant l’urgence, nous désirons dégager la possibilité de retrouver la durée de l’expérience des objets a!n de nous plier à leur urgence, si tel est le cas. Nous désirons ouvrir la voie à un discours apte à éviter les pièges idéologiques qui viennent nous bloquer. Nous désirons nous immiscer dans une pratique des possibles, dans une expérience objective, qui ne fait pas de compromis devant l’espoir, cette catégorie de la pensée qui a été malmenée depuis l’hégémonie de la pensée positiviste, de la science analytique et de la société bureaucratique.

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À la tombée des lois iniques, à l’heure inouïe, quand dans le théâtre printa-nier de la rue, les slogans se mêlent en clameur aux battements des matraques – BOUGE ! BOUGE ! BOUGE ! – nous traverse tous, alors, un jeu d’une puissance jusque-là trop souterraine : nous pouvons en!n revendiquer un idiome commun, celui de recommencer à en !nir avec un monde où les injustices sont si minutieusement bâillonnées. « Crions ! Plus fort ! Pour que personne ne nous ignore ! » De slogan en slogan, d’indignation en révolte, avec les moyens du bord et la broche à foin de ce que nous avons d’expérience du monde, le chant/champ de la contestation est investi dans l’espoir qu’un interlocuteur politique daigne en!n accorder crédit à ces dizaines de milliers de manifestants perturbant tout à coup le "ot régulier des unes intimistes du Journal de Montréal. Le courtier distrait, posé là sur le perron de la CIBC dans le chaud rayon de son heure de lunch, se surprend d’entendre tant de cris pour si peu, après tout, que 50 sous par jour. « Le capital nous fait la guerre ! Guerre au capital ! » « Décidément! se dit-il, y chialent et catchent pas que dans la vie il faut être pragmatique, pis qu’on peut pas tout avoir. » De quoi parle-t-il ? « La ma-traque, c’est phallique, ça fait bander les "ics ! » De quoi parlent-ils ? Puis plus loin, quelque part dans la mosaïque des af!ches brandies : « Charest mange ta raie ! » 5 au moment même où résonne une vieille prière : « Charest ! T’es mort ! On va t’creuser une tombe dans l’Nord ! » Puis la nuit arrive, des vitrines de la BMO sont fracassées, la 30e manifestation nocturne encerclée s’agglutine et se disperse; 518 arrestations sont effectuées, et ce sera encore un jour où les slogans hurlés à tant de peine achoppent. Écume de la ré"exion et lisière de l’action directe, le slogan génère du on : notre multitude soudainement trouvée s’est reconnue en s’inventant quelque chose comme une langue de frappe. Il fallait produire, réagir et répandre toute une nouvelle gamme phraséologique ayant la capacité de nous assembler par-delà tout dissensus. Le rapport de force en dépend. Le slogan est pra-tique, il engage une praxis dont la performance est celle de désigner les corps

« Charest…Woouhoou… ! »

De l’individu aux rapports sociaux : ré!exions sur le slogan ad hominem

La discussion qui suit s’attarde tout particulièrement à l’utilisation ainsi qu’au rôle des slogans que l’on peut quali!er d’ad hominem ou de slogan contre la personne. Bien entendu, il n’est pas question d’une ré"exion sur l’argument ad hominem à proprement parler puisque, très tristement, un des problèmes majeurs du contexte social actuel est précisément qu’il n’y a pas de possibilité d’argumentation rationnelle entre le mouvement étudiant et le gouvernement libéral. Un argu-ment ad hominem consiste en une erreur logique puisqu’il ne s’adresse pas au contenu des idées de l’adversaire, mais à l’adversaire lui-même dans le but de miner sa crédibilité. Alors qu’un slogan ad hominem vise plutôt à attaquer un acteur du con"it, en le nommant lui, et non ses gestes ou ses idées, dans le but de désigner les errements dont il est responsable.

5.

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– 14Sluagh-Ghairm 2012

sociaux tumé!és. Entre pronostic et diagnostic : SLUAGH-GHAIRM ! 6 De-bout ! On ne peut plus attendre : casser la routine à gorges déployées de cris de troupes ressuscitant inconsciemment la mémoire des guerres écossaises. La pratique se veut tant inclusive qu’in"exible dans sa marche contre l’aliénation, la dépossession, la misère culturelle et intellectuelle, où sont englués nous/eux/tous. Le slogan tente de briser cette monotonie cadencée de la pensée unique 7. La cause est ouverte, elle doit grandir; la grève est étudiante, mais la lutte, elle, est populaire! Comment rallier la population ? Comment décloisonner les enjeux ? Quelles tactiques nous reste-t-il dans l’interstice du pouvoir et des oligarques médiatiques ? Voilà : savoir jouer et faire de bons coups, choisir les mots rythmés qui dynamisent et donnent du souf"e. « One, two, three, four; this is fucking class war ! Five, six, seven, eight; organize and smash the State ! » Puis, on se rend vite compte que se déploie un match où s’affrontent à coups de sexy slogans, l’équipe des dissi-dents-violents et l’équipe de la juste-part-et-de-l’ordre. Sluagh-ghairm ! Il est en!n possible de dénoncer haut et fort la société dont nous ne voulons plus. Sluagh-ghairm ! Avec quelle jouissance alors, après tant de silence et de ser-vilité, nous nous en prenons aux acteurs-clés du con"it en les traînant dans la boue sur toutes les places publiques. « Line, la pas !ne ! » Après tant de mé-pris, humilions-les à notre tour ! « Charest, t’es trop laid ! » Oh ! Bonheur de se sentir vivre, de se sentir capable d’indocilité et d’irrévérence. Exultons, calom-nions, prenons plaisir à provoquer et par là, nous verrons que nous pouvons encore in"uencer le cours du monde, y avoir prise, peut-être même le changer un jour. La lutte est libidinale. Nous vivons d’affects contre une époque médicamentée aux antidépresseurs. Nous déchirons l’engourdissement gé-néral à grands coups de tintamarre et de slogan : « À qui la rue ? À nous la rue ! » Nous nous réapproprions ce monde. Nous prenons sur nous de le réanimer en militantes fougueuses qui ne cèdent plus à la violence du chantage de l’ordre. « No justice, no peace, fuck the police ! » Mais après avoir prononcé le missel entier de nos litanies de slogans, quoi ? Où nous mène ce jeune folklore de la contestation ? Que nous offre un slogan ad hominem comme suite des choses ? L’agonistique du slogan contre la personne n’est peut-être pas une tactique aussi émancipatrice qu’elle ne le semble. À force de scander des insultes contre Charest, Martineau, Desmarais, Bachand, Beauchamp ou Courchesne, nous nous sommes peut-être aussi étourdis dans un éthos contestataire autoréféren-tiel et mythologisant. Cet éthos, qui vise d’abord à se donner la cohésion d’une grève de longue haleine, glisse, sans trop qu’il n’y paraisse, vers un jeu de

Ignacio Ramonet. « La pensée unique » in Le monde diplomatique, janvier 1995, [En ligne] : http://www.monde-diplomatique.fr/1995/01/RAMONET/1144

7. « Sluagh-ghairm » est la racine étymologique du terme slogan. Signi!ant littéralement « troupe-cri », le terme désigne le cri de ralliement des troupes écossaises. Source : CNRTL. « Slogan », [En ligne] : http://www.cnrtl.fr/etymologie/slogan

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– 152012 Pharmacologie des possibles

contestation replié sur lui-même, oubliant ses dehors et sa !nalité. Le ré"exe du slogan contre la personne fait penser à l’entraînement d’un archer qui tire sur une cible jusqu’à ce qu’il ne reste, des milliers de "èches plus tard, plus rien de la cible, sinon que le ré"exe et l’habitude du geste désormais inques-tionné. Jouer le jeu pour jouer le jeu ne permet plus de bien jouer notre avenir commun. Tout comme un trop-plein de slogans ne semble pas compenser l’impuissance politique, la possibilité de nommer le mal ne se réduit pas à celle de nommer des noms. S’il est si dif!cile pour certains citoyens de comprendre le lien fort qui ex-iste entre les problèmes relatifs au !nancement des universités, la corruption, le système de santé, la crise économique et le néolibéralisme, c’est peut-être qu’ils ont, pour le dire très simplement, le ré"exe de considérer les prob-lèmes en vase clos. Le slogan ad hominem, très utilisé par les chefs de partis politiques, facilite précisément cette compréhension en vase clos en vertu de laquelle les rapports entre les enjeux sont camou"és. Cette tactique transforme la vie politique en une bête campagne de discrédit basée sur la force publicitaire. Le discernement citoyen y est évacué et le caractère politique (dialogue rationnel public) en est éclipsé. Il faudrait donc non seulement rehausser le débat et la ré"exion, mais en transformer le style, car, même d’un point de vue stratégique, il n’y a rien pour nous à gagner au jeu de la charcuterie des réputations. Lors du printemps érable, cette charcuterie des réputations a été on ne peut plus commune. On trouvait quotidiennement, dans les journaux, les déclarations d’un premier ministre tra!quant en toute impunité ce genre d’association : Chef-de-l’opposition = carré-rouge = manifestations = étu-diants = irresponsables = violents = GND = désobéissance civile = black bloc = chaos. Quoique bidon au plus haut degré, une telle combinaison a bel et bien !ni par exister réellement. Une part de la population québécoise a internalisé ce discours ad hominem et l’a colporté à son tour même s’il s’avère, à l’examen le plus rudimentaire, absolument infondé. Voilà une forme tout à fait sloganesque et ad hominem du discours politique. Il s’agit d’une formidable technique visant à éviter systématiquement l’examen des causes structurel-les qui motivent le con"it. Le premier ministre mobilise ces attaques contre la personne, mille fois réitérées, sur les ondes ou encore dans des publicités payées par le Parti libéral, pour mieux suivre une sorte de programme tacite sans avoir à en discuter sur la place publique.

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– 16Sluagh-Ghairm 2012

Nous pouvons dif!cilement concevoir que l’utilisation du slogan 8 par une organisation comme le Parti libéral soit entièrement honnête et légitime. En s’inspirant d’un travail comme celui d’Edward Bernay 9 , dont nous connais-sons l’in"uence sur les stratégies de communications publiques, une esquisse « mécanique » pourrait être envisagée en trois temps : 1) on tente d’éviter la discussion publique sur les enjeux réels en faisant passer, au moyen d’une technique comme celle du slogan, l’anecdote 10 pour un problème structurel. Ensuite, 2) on poursuit le programme tacite 11 sans consulter la population et donc sans avoir à le justi!er auprès de cette dernière. Et !nalement, 3) une fois désinformée, la population vote à partir de motifs accidentels et anecdotiques, ces derniers n’ayant que très peu à voir avec le bien commun ou une forme de justice sociale. L’analyse ci-dessus vise à rendre transparentes les implications concrètes d’une pensée sloganesque et tente d’expliquer cette réduction des enjeux à des vases clos. Parallèlement, d’un point de vue militant, la fonction première du slogan est celle de désigner le pouvoir en le subsumant, par exemple, sous la personne du premier ministre, cette technique d’abord ef!cace présente le danger de se voiler à elle-même puisque dans l’urgence de l’action directe comme réponse et autodéfense, ainsi qu’avec l’habitude cérémoniale qu’impose un con"it si long, le slogan se mute en une fausse promesse qui, sous couvert de dénon-cer un individu – supposé problème névralgique –, !nit par enterrer les traits essentiels du con"it. Les noms ne doivent pas barrer la complexité dynamique, entre autres le néolibéralisme, dont ils ne sont au fond que les symptômes. Au son de ce cher « Charest...Woouhoou ! », s’imbriquent une interjection à la tenue d’un dialogue dans l’ouvert et le constat que le pouvoir politique actuel est spectral; il ne s’incarne pas dans l’agitation de la rue à laquelle il serait redevable, sinon que dans le corps blindé de la police. Pour exaspérante, cette dynamique l’est; et c’est pourquoi « Charest...Woouhoou ! » se transforme ensuite en la menace d’une revanche paysanne digne d’un coup de hache à la Shining. Si Charest est un interlocuteur malade, absent et irrationnel, donnons-nous alors les moyens de ré"échir les conditions de possibilités d’un tel cul-de-sac. Sans quoi Charest sera réélu même après sa mort. Aussi étrange que cela puisse paraître, peut-être que le bon interlocuteur rationnel pour l’analyse n’est pas un agent, mais d’abord un contexte tissé de relations bien particulières. Changeons l’accent de la pensée.

Notons que le slogan « les deux mains sur le volant » est un excellent exemple de ce qui vient d’être dit.

Bernays, Edward. L., Propaganda. Horace Liveright. 1928, New York, 159p.

Les lunettes de la secrétaire de Beau-champ, carré rouge = terroriste, Pauline Marois et les casseroles.

Nous parlons ici, entre autres, de la hausse des frais de scolarité, de l’ordre et de la prospérité économique

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Chemin faisant, au !l de cette expérience politique extra-ordinaire, on se rend compte que le sujet politique, ici l’acteur parlementaire, n’est pas tant à comprendre en termes d’entité autonome initiatrice, qu’en termes des conjonctures des relations qui ont constitué son existence. La question de la responsabilité individuelle n’est pas une mince affaire, mais dans le cas présent, le premier ministre semble plutôt être le produit d’un statu quo qu’il reproduit, selon ses intérêts, mais surtout au gré d’une imagination collective atrophiée pour laquelle la possibilité d’une autre société n’est que naïveté illusoire. De quelle liberté fait preuve celui qui réplique « le même » en s’asseyant sur le pouvoir en place ? Si les acteurs ne sont que si peu garants d’eux-mêmes, attardons-nous à la responsabilité des conditions qui les rendent possibles. Ce qui dé!nit Charest, par exemple, n’est pas que lui-même, mais bien ce nuage de possibilités qui est composé par son entourage, son éducation, son expérience, etc. Autrement dit, le problème est d’abord ce qui rend Charest possible. Ensuite, nous pouvons nous attarder à la manière dont, lui personnellement, in"uence la situation. À une heure aussi grave, ce qui est impératif de ré"échir ne sont pas les anecdotes, mais bien comment leurs interactions structurent notre monde selon certaines possibilités strictes. Ceci étant dit, il ne s’agit pas non plus de se crisper sur les possibles et d’en faire le nouvel arkhê ou la nouvelle clef magique de la compréhension universelle. Penser en termes de possible ne sera jamais « la » solution. Il faud-rait également prendre garde de ne pas fétichiser les possibles eux-mêmes. Une pensée obsédée par quelque chose comme le non-être, la négativité, où les possibilités s’oublieraient elles-mêmes et tomberaient dans une con-tradiction performative. Plutôt traverser – parmi – les différents ensembles d’oppositions et en voir la con!guration dynamique globale de l’intérieur. Et c’est peut-être en ayant tout ceci en tête qu’il faudrait s’inventer une toute autre étiologie politique. Une étiologie politique étudiant comment, inlassablement, les adversaires politiques de l’heure ne font que traduire une tendance lourde selon laquelle seules les choses et les possibilités déjà existantes ont le droit d’exister. Le monde n’en est que plus malade. Symptomatiques, ces adversaires le sont profondément, et ils vont prescrire à tous d’être malade 12 jusque dans leur intimité la plus délicate. Certes, le jeu des pronoms reste ici indicatif puisque « je 13 »

Brièvement, par « malade », nous entendons ici décrire cet état où nous faisons la promotion outrageusement irrationnelle et inquestion-née du bien-être de tous (via la croissance économique) alors que nous avons toutes les preuves matérielles pour nous rendre compte que nos actions et décisions collectives vont directement à l’encontre de ce bien-être. La pharmacologie que nous proposons considère les conditions de possibilité de cette maladie comme digne d’examens au plus haut point.

La parole de l’homme en proie au démon : « Mon nom est Légion, car nous sommes plusieurs. » La Sainte Bible, Nouveau Testament, Marc 5.9.

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« sommes » également du « charest » et qu’« ils » « êtes » traversés souterraine-ment par ces !bres de l’avant-coup militant. Entre eux et nous, pour le dire autrement, la même matière; nous avons à faire au même monde objectif et c’est par là, entre possibilités et choses, qu’il faudra toujours recommencer à penser. La ré"exion de cette « même matière » implique probablement de dével-opper une sensibilité qui déborde de beaucoup celle que permet le strict règne des étants. Or, si l’attaque ad hominem semble paradigmatique de la pensée sloganesque, c’est qu’elle menace toujours de condamner la pensée à une crispation positiviste sur les acteurs et qu’elle relègue au second plan l’organisation globale d’où émergent les con"its. Le problème n’est pas tant le slogan que la pensée sloganesque. Un « Charest décrisse ! », répété des mil-liers de fois, porte le risque d’une confusion entre l’effet et la cause, car la déception sera grande pour certains lorsque Charest aura « décrissé » et que nous serons encore en train de crier : « No justice, no peace, fuck the police ! ». La possibilité de nommer le mal de manière mobilisatrice et ef!cace porte le danger de bloquer la possibilité d’une ré"exion soutenue, laquelle, à con-tre-courant de nos ré"exes métaphysiques, s’attarde aux rapports entre les acteurs et/ou choses et non seulement aux acteurs eux-mêmes. Seule une ré-"exion rigoureuse sur ces rapports – ou médiations – cherchant encore leurs modalités d’être – sorte de matérialité incorporelle 14 – permettra de poser un diagnostic juste orientant l’action politique. Et puisque, paradoxalement, c’est le discours lui-même qui forme cette adversité à laquelle il dit s’opposer, ne serait-il pas judicieux de rehausser le niveau du débat par une pratique sloganesque inventive 15 qui met à jour la toile des relations possibles se tenant dans l’ombre du réel ? Quittons l’arène de la confection d’hommes et de femmes étiquettes dont les référents dis-paraissent si vite sous le joug du martèlement. La nomination de l’ampleur spéci!que des problèmes sociaux que nous vivons semble être la première piste de réponse à la question éthique par excellence : « Que dois-je faire ? »

Concrètement, une telle pratique inventive pourrait, par exemple, s’incarner à travers une scansion de slogans pointant et nommant les relations et les médiations entre les problèmes, les secteurs et les acteurs. Également, cette pratique inventive utiliserait l’enchaînement de plusieurs slogans en vue de signaler le raisonnement permettant de dénoncer les interactions sociales tumé!ées. Il s’agirait donc de créer des enchaînements de slogans plutôt que des slogans isolés. La masse compacte des manifestants pourrait ainsi revoir constamment la narration de sa propre lutte.

Michel Foucault. L’ordre du discours. Gallimard, 1971, Paris. p.60.

15.14.

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Introduction

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La marche tenace, obstinée; la rue arrachée à son fonctionnalisme, devenue le temps d’une promenade le site de l’expérience, le lieu de l’événement. « Soulèvement », dit-on d’habitude en ces temps-là : car le temps s’est soulevé, l’enchaînement mécanique des heures du travail et des jours s’est pendu, suspendu, l’alternance job/nightclub s’est brisée sur la masse compacte des marcheurs : à la société, système articulé des besoins et besognes, économie, s’est substituée la société, communauté politique – et festive. Un vent de fraîcheur s’est levé, lui aussi : un vent de découverte. Les voilà donc, se dit-on alors, et le cœur enthousiaste, tous ceux et celles, ou en partie seulement, avec qui nous étions, toujours déjà d’emblée, entrés en une solidarité qui pour être objective, essentielle, ne nous était jamais apparue en pleine conscience, subjectivement, avec toute l’acuité du phénomène, de la chose apparaissante, de la présence incarnée partagée sans détour : ce visage-ci à gauche et ce corps-là à droite, elle, et lui, tel âge, telle vie. Ici et maintenant, ensemble. Nous for-mons corps, n’en déplaise à tous les « individualismes méthodologiques » et autres pourfendeurs de métaphores organiques. Notre pas est un pas; notre masse, une masse, et surtout, à ce niveau de l’expérience que nous dirons phénoménologique, le cri de troupe, sluagh-ghairm; nous chantons, soi et les autres, et toutes ces voix, dans leur litanie monodique, à l’unisson, ne forment plus qu’une seule voix pour tous ceux qui (s’)écoutent : secrète découverte des tréfonds musicaux, expérience paramathématique du « 1 + 1 + 1 + n… = 1 ». Second mouvement subit, endiablé : l’attaque, l’agression, la plaie qui s’ouvre, le corps harmonique pourfendu – irruption fantastique d’un corps plus qu’étranger, organisé, incisif; les consciences s’affolent et le corps se dissout; les marcheurs uni!és deviennent sprinteurs, hurlants, atomisés, et forment dans leur course dépitée une masse inorganique. En face, sur plan d’ensemble, travelling : l’ensemble hallucinatoire, au travers des volutes de gaz lacrymogènes, de ces étranges cyborgs, para- ou infrahumains, prolétariat mécanisé de l’industrie de l’apolitisme, grande productrice mondiale de silence étouffé. Chacun de ces cyborgs est déjà par lui-même agencement, dispositif; coordonnés en un ensemble aux actions systématisées, ils le forment d’autant plus. Mais ici comme ailleurs - comme dans toute industrie – le travail divisé règne en seul maître à bord : sur scène les exécutants; dans les coulisses les concepteurs.

« Police partout, justice nulle part! »

L’expérience militante de la violence et de l’éthique

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À la racine de l’agression, à la source de la crise, behind the scenes, l’ordre de dispersion : seul moment proprement discursif à précéder l’action, il con-stitue donc un objet privilégié pour l’analyse. Ce à quoi l’ordre de dispersion donne lieu, sa performativité réelle, pour ainsi dire, les matraquages, grenades assourdissantes, tirs plastique, chahut, arrestations, yeux crevés, pavés, foies perforés, bousculades, brasse-camarades… tout cela relève du fait brut de l’action, de son faire le plus cru, et se révèle à proprement parler tout à fait inanalysable. Il n’y a rien à dire, au vu d’une analyse rationnelle, à propos d’un œil vivant perdu à tout jamais dans une manifestation. Ne restent que le dégoût, la honte, l’indignation, l’amertume muette. C’est pourquoi l’analyse doit mettre entre parenthèses les exécutants pro-létarisés 16 (ceux-là mêmes qui nous font face et qui nous obstruent la vue), pour mieux accéder à la logique constitutive de leur activité, y compris jusque dans ses excès. Si nous les disons prolétarisés, ces agents de l’ordre, c’est au sens où ils sont produits dans leur activité même sous la coupe d’une logique d’abrutissement intentionnel et dont l’intentionnalité est par-tagée résolument par tous les acteurs : au sein d’une division du travail acceptée contractuellement, ils se doivent d’être idiots, c’est-à-dire de ne pouvoir répondre ni de ce qu’ils font, ni de ce qu’ils sont, ni de ce qui se passe autour d’eux – chacun pourra le con!rmer moyennant une simple tentative de dialogue. Privés de savoir-faire et d’autodétermination, leur incapacité, combinée à l’interdiction qu’on leur oppose, à agir de manière ré"échie et à ré"échir leur action ne leur laisse guère d’autre marge de manœuvre que de se rabattre sur ce faire fonctionnel et fonctionnalisé, intégralement codi!é par leur dressage académique. Que l’on ajoute à cela la peur panique où ils se trouvent quant à leur intégrité physique et face à une horde imprévisible qu’ils savent humaine, citoyenne, et dont ils peuvent même soupçonner la légitimité, et l’on aura sous les yeux la logique objective à l’origine de cet état de semi-inconscience où on les trouvera la plupart du temps, de l’hébétude à l’accès de rage « triomphallique ». Je, première ligne, n’ai ni le droit de parler, ni la capacité, ni le droit de penser, ni la capacité, ni le droit de décider, ni la capacité – où sont mes grenades j’étouffe. Ce qui nous intéresse alors se trouve plutôt du côté de la conception et de la mise en scène, de l’ordre autrement dit, puisque c’est lui qui, par sa performa-tivité mécanique, faite d’hommes mécanisés, légitime en retour toute la séquence

La notion de prolétarisation à laquelle nous faisons appel ici engage un mouvement qui ne se réduit pas à la perte de propriété des moyens de production ou de la force de travail, mais s’étend, en un sens peut-être plus proche de Marx qu’on ne le pense, à une perte de savoir (savoir-faire, savoir-vivre) coextensive à tout procès de mécanisation de l’activité humaine. Bernard Stiegler. « Prolétarisation » in Glossaire, Ars industrialis,[En ligne] : http://arsindustrialis.org/glossary/term/129

16.

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d’actions qui en découle. L’ordre de dispersion est un objet plus complexe qu’il n’y pourrait paraître à un premier regard, car s’il déclenche une séquence d’actions qui se déploie ensuite sur un mode mécanique, s’il est interrupteur, son noyau motivationnel, lui, échappe partiellement à cette mécanicité dont il tire sa puissance. Formellement la séquence est simple, sa causalité linéaire, directe : l’ordre légal est rompu, il faut agir; le commandement prend acte de cette nécessité, et commande l’action; les exécutants s’exécutent. Or la logique réelle est in!niment plus complexe, et combine un ensemble de facteurs de nature les plus diverses, mais qui ont en partage d’être extralé-gales : les exécutants sont fatigués, on disperse plus vite pour que tout le monde rentre au bercail; les autorités publiques ont refusé nos dernières demandes d’augmentation budgétaire, ainsi que d’effectifs – on leur rappelle-ra notre caractère indispensable, et insuf!sant. Et puis, le 18 mai, la loi 78 (désormais loi 12) est adoptée à la majorité à l’Assemblée nationale du Québec; après quelques soirées d’échauffourées, le SPVM et la SQ mobilisent toutes les ressources à leur disposition, incluant un appel au support des régions, pour procéder à la plus vaste opération d’arrestation massive du con"it : 518 arrestations, sans aucune preuve manifeste d’infraction majeure – répression politique s’il en est. Or si cette répression est de toute évidence politique, il nous reste à dé-terminer avec précision en quel sens. Ce que le SPVM et la SQ s’étaient de toute évidence proposés de réprimer, c’est d’abord et avant tout le caractère presque insurrectionnel des légitimes activités de contestation qui ont fait suite à l’adoption de la loi 12; de là à en déduire une répression partisane, c’est-à-dire une répression de toute forme d’opposition au gouvernement Charest, il y a un pas. Ce pas, c’est celui que franchit la pensée sloganesque qui répond à l’irruption violente et brutale des exercices policiers (dispersion ou arrestations), en scandant le fameux « SS-PVM, police politique ! » Ici comme ailleurs, le caractère pharmacologique du slogan se montre mani-festement à l’œuvre : « SS-PVM, police politique ! », c’est le remède tempo-raire ou l’onguent que s’invente le corps manifestant pour mieux cicatriser l’indignation à l’unisson, rassemblant les cellules éparses, offrant courage à la résistance et prétexte à la riposte violente. Mais ce remède ne va pas sans son versant venimeux, par lequel la pensée cède à la tentation d’une identi!-cation facile, et peut-être, erronée. Errants, fébriles, nous parcourions les rues à la recherche d’un pouvoir politique devenu spectral, scandant « Charest… Woouhoou ? », à cheval entre le désespoir et l’espoir ironique de le voir surgir au détour d’une poubelle. In"exible, obtuse, la réponse fusait tous les soirs, inexorablement la même : « Ce rassemblement vient d’être déclaré illégal. » S’arc-boutant sur d’archaïques ré"exes, la pensée trouvait là, dans cet enchaînement même,

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sa réponse toute cuite : la voilà donc, celle-là, l’alliance traditionnelle entre le pouvoir politique et la force brute organisée. Or cette alliance, si elle possède un caractère systémique indéniable, n’est ni fusionnelle, ni même donnée une fois pour toutes : l’expérience espagnole actuelle en constitue une démonstration exemplaire. Face à la crise d’austéritite qui frappe le pouvoir politique, les policiers espagnols, loin de se livrer à une répression automatique de la contestation qui en découle, se prêtent eux-mêmes à une désobéissance civile à peine voilée. La manifestation d’Almeria du 12 juillet dernier a vu ses propres policiers laisser sciemment les manifestants (parmi lesquels leurs collègues) perturber le tra!c sur une route nationale d’importance; et une entrevue anonyme accordée au quotidien El Con"dencial le 19 juillet démontre clairement la volonté des policiers de suspendre volo-ntairement l’émission de contraventions, ainsi que de supporter l’opposition aux politiques d’austérité. La différence des contextes québécois et espagnols n’est pas à démontrer; mais ce à quoi nous invite la prise en compte de ces circonstances particulières, c’est à prendre acte d’une relative autonomie politique du corps policier et des possibilités qu’elle engage, et que le slogan bloque. « La police, au service, des riches et des fascistes ! », ce peut être aussi bien une proposition légitime qu’une bêtise partielle. Idem pour le célèbre « No justice, no peace, fuck the police ! » Le caractère étrange de cette proposition – son indétermination quant à sa nature fonc-tionnelle – lui confère une marge de manœuvre dangereuse que ne man-quent de franchir les plus « zélés » « révolutionnaires ». Partie d’un caractère descriptif qui lui confère toute sa légitimité au regard de celui ou de celle qui assiste à la scène de l’intervention brutale et barbaresque (« there is no justice, there is no peace »), elle bascule en une prescriptive (« there must be no justice, there must be no peace »), qui s’achève en une injonction sans appel (« fuck the police! »). Et alors le pavé s’arrache à son rapport éthique au lanceur, au lancer, et s’écrase, dans une légitimité politique immaculée, presque théologique, sur le casque du "ic. Il ne s’agit pas pour autant de verser dans un paci!sme abstrait, qui présume la neutralité et la bonne foi de tous les acteurs, et qui s’aveugle lui-même à la logique con"ictuelle des rapports sociaux, pour mieux y être soumis. La fureur face à une intervention brutale et absolument injusti!ée se dispense entièrement de toute forme de légitimation rationnelle : elle est, dans son fait brut, comme l’œil crevé. Le faux s’insère dans le pseudo-débat qui a accaparé les consciences et mobilisé toutes les ressources virtuelles des médias sociaux : l’opposition censément insoluble entre la « grève-séduction » du paci!ste et la « grève-combat » du « révolutionnaire ». Autant le « paci"ic » soucieux d’opinion publique et d’image à préserver que le « révolutionnaire » désireux de révéler télévisuellement « l’essence violente de l’État » pour ca-talyser les sensibilités révolutionnaires du « peuple » sont tous deux engagés

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dans un rapport spectaculaire à leur propre pensée et à leur propre action. Le rapport proprement éthique à l’action violente, auquel nul n’échappe et en aucun contexte, ainsi que le rapport politique aux enjeux de la lutte sont noyés dans de la pseudo-stratégie « politique » qui impossibilise peut-être l’émergence d’une situation authentiquement révolutionnaire, ou du moins génératrice de changements en profondeur. L’alternative entre ces deux praxis, telle qu’elle s’est instituée de facto dans le courant des manifestations, constitue une fausse alternative, ou plutôt une véritable alternative fondée sur un faux critère de disjonction. En effet, les deux praxis 17 s’enracinent en pratique sur la séparation, séparation vis-à-vis de soi-même, en ce que le « Que dois-je faire ? » de la responsabilité éthique n’y surgit pas, et est délaissé au pro!t de transports affectifs contradictoires, de la crainte obséquieuse à l’indignation enthousiaste et autocomplaisante; séparation vis-à-vis d’autrui, comanifestant, concitoyen, voire policier; séparation vis-à-vis de l’enjeu politique de l’acte lui-même, manifestation, occupation, perturbation, relé-gués aux oubliettes quand surgissent les "ics – triple séparation elle-même consacrée, aboutie et achevée dans l’image qu’il s’agit de produire, moment d’un univers (auto-)représentationnel qui exclut l’action véritable qu’appelle le réel qui est à transformer. La police n’est pas responsable du gouvernement qui se cache derrière, et encore moins du capital qui se cache derrière le gouvernement : mais elle est responsable d’elle-même. Autrement dit, ni le rapport de con"ictualité ouverte fondé sur un principe d’identi!cation politique, ni le rapport de col-laboration docile fondé sur la dissociation et sur une neutralité supposée ne constituent des attitudes prometteuses. Nous nous devons de contester la logique policière organisationnelle 18, orientée vers l’exécution ef!cace et irré"échie des opérations ordonnées et fondée sur la perversion d’une vocation institutionnelle au moins possible. C’est là une logique qui doit être vaincue, et elle ne saurait l’être si notre propre pensée s’en détourne, hyp-notisée par les itérations de son (auto-)formatage sloganesque; et ce qui se perd dans cette hypnose, dans cette pensée ensommeillée par ses propres berceuses, c’est au moins un possible, la possibilité d’un bris – la rupture entre la force, organisée, et le pouvoir, illégitime, fracture qui pour être sismique, n’en ouvrirait pas moins l’un des sentiers de l’avenir.

Ces deux praxis ont pour commune origine un certain geste de monstration (« Voyez comme nous sommes de bonne foi » ou « Voyez comme cet État nous réprime, et comme je le combat »), qui sub-vertit l’authentique question éthique (« Que dois-je faire ? ») : tout comme la rhétorique, qui dans sa pra-tique mobilise un critère d’efficience spectaculaire sur l’auditoire, et masque par là même la question dia-lectique de la vérité, de l’effet du dialogue sur soi, sur l’autre et sur le monde.

17. Les caractères de cette logique étant donc : une division du travail prolétarisante pour les exécutants démunis de rap-port autonome, et donc de responsabilité, vis-à-vis de leur action; une impunité systémique qui aggrave fortement cette irresponsabilité; et une logique in!ationniste qui subvertit la signi!cation même d’un appareil social de police, puisque loin d’aspirer à un minimum de perturbations possibles, la police contemporaine contribue activement à en générer, pour justi!er une expansion toujours plus « nécessaire » (en pou-voirs discrétionnaires comme en ressources disponibles).

18.

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OUVRIR UN MONDE

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FORMELLEMENT CLOS

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Sous le rythme saccadé de la clameur québécoise, s’est mû au printemps un slogan moqueur, presque ludique, car il a réagi, tel un lance-pierre bien tendu, à cette loi excédant le peu de patience subsistant en nos cœurs éreintés. Toute cette verve bouillonnante a alors été transformée en d’aussi frustes paroles que : « La loi spéciale, on s’en câlisse ! » Pourquoi ? Parce que, selon nous, le slogan est un réel vecteur d’expressivité sociale; il nous guide, nous transporte, nous berce, mais cela a pour risque, hélas, tel un vaisseau d’or frappant l’écueil terrible, de nous dérober à la connaissance et de nous piéger en l’opacité d’un creux discours. Quelle possibilité peut se découvrir à la ré"exion, à la critique, lorsque le logos reste cloîtré entre sept mots dont la totalité ne perpétue que la hargne ? D’un autre côté, nous dev-ons reconnaître que les couleurs du mouvement étudiant ne peuvent être aussi rapidement illustrées que sur ce si "exible médium qu’est le slogan. Ce qu’il nous dépeint, de toute évidence, est que cette loi nous morti!e; il y a, il nous semble, répugnance, indigestion et glaire. En effet, ce malaise, découlant d’un surcroît d’affect, et dont l’écho du cri est déjà perdu dans les rues, dénote nécessairement quelque chose. Est-ce possible de se « câlisser » de cette loi ? Non, car ce qu’elle provoque en nous est la douleur d’une intuition, douleur qui ne devrait plus nous surprendre, si nous allons au-delà du slogan. En effet, bien qu’il puisse tenir lieu de remède éclair à cette af"iction, il faut déterrer ce qu’il recouvre et diriger notre pensée vers les possibles ré"exions que cette douleur ouvre. Ne pourrait-elle pas être la prise de conscience collective de la dissolution de notre société ? C’est ce que nous allons tenter de véri!er. Avons-nous raison de croire que cette douleur, cette ténébreuse maladie qui se généralise, est bien moins causée par les dispositions de la loi-symptôme, que par le système-parasite duquel elle découle ? Nous croyons en effet que la loi 12 s’inscrit dans un système qui nous dépasse et nous asservit au sein d’un environnement 19 où ne subsiste plus que l’obsession pour toujours plus de ressources. Qu’elles soient matérielles, !nancières, ou, hélas, humaines, elles éclipsent aujourd’hui, de par leur utile

« La loi spéciale, on s’en câlisse! »

De l’institution à l’organisation : la loi spéciale et le détournement du droit

Michel Freitag. Le naufrage de l’université. Éditions Nota Bene, 1998, Québec, p. 58.

19.

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convertibilité, les ressources qui, autrefois, sous l’égide de la culture et de la tradition, procuraient stabilité et pérennité à la société. En effet, ce qui nous importe est que cette loi participe d’un système organisationnel qui nous contrôle et, ce faisant, nous dépouille de monde 20, d’espace public propre à l’action ré"échie et concertée. La compréhension de cette logique, dans laquelle l’organisation s’impose comme modèle de vie sociale, ne s’éclaire qu’à partir de son opposition au modèle institutionnel. Cette opposition n’est pas vieille comme le monde; elle découle d’un cheminement historique dont l’évolution est bien plutôt dissolution. En effet, alors que la modernité témoigne d’une verve humaniste vouée à la mise en avant de valeurs univer-selles, d’un bien commun ayant sens collectivement et interpellant chacun de par l’immanence des institutions qui incarnent ce projet, l’ère technocratique 21 qui nous hante aujourd’hui carbure grâce aux organisations, au rythme de leur rationalité strictement instrumentale 22. À la lumière de cette distinction, nous croyons qu’une compréhension plus critique de la loi et de ce qui la meut est possible, nous permettant de nous réapproprier ce monde, d’agir et de participer. Sans cela, l’écueil grossit et le slogan nous enferme dans un agir mort, sans visage ni dessein. Un premier chemin que nous pouvons emprunter est celui qui part de la mécompréhension de la nature de notre interlocuteur, soit le Gouvernement du Québec. Certains d’entre nous lui ont attribué une rationalité qui ne se réduit pas à l’alignement ef!cace de moyens sans !n et, voire même, une sensibilité qu’il n’a pas. De cette façon nous avons pu interpréter ses actes à la lumières de normes que nous tirons de l’idée d’un gouvernement-institution, d’un gouvernement qui s’enracine dans la société et qui n’a pas de légitimité sans l’appui de cette dernière 23. Voilà pourquoi nous ne le croyions pas capa-ble de produire une loi spéciale à l’encontre des étudiants qui se sont mobilisés pour des principes justes. On a pu croire, qu’avec le temps, nous pourrions le convaincre et qu’à un moment, il ne pourrait plus se détourner de la justesse de nos arguments. Or, nous voyons qu’il n’en est rien. Le gouvernement Charest, bien loin de l’ignorance, choisit lui-même de reconnaître certaines normes et non d’autres. En tant qu’organisation, il ne se trouve plus dans l’obligation d’œuvrer pour la société québécoise et ainsi de parvenir à l’accomplissement des !nalités et valeurs dont elle voudrait se doter. Il ne la représente plus au sens pur du terme, car il en est presque totalement dissocié. Tragiquement, un tel gouvernement est bien plutôt l’exempli!cation même de la fragmentation

Ibid. pp. 34-35.23.

Ibid. p. 57.Ibid. p.35.

21.22.

Ibid. pp. 60-61.20.

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sociale, laquelle facilite vicieusement, dans le cadre d’une logique organisa-tionnelle – dont l’aboutissement n’a de valeur que dans l’ef!cacité – la mise en avant d’intérêts particuliers et l’oubli de la société civile. Cela ne tient pas, comme nous l’avons laissé entendre, à sa constitution particulière. Nous voulons parvenir à une réalité plus générale dans laquelle baignent aussi ceux qui l’ont précédés et ceux qui sont à venir. Fragmenté dans les sphères particulières de la société, gestionnaire de premier ordre, l’État québécois transcendant a pour unique vocation la planification ef!cace et la résolution de problèmes de plus en plus complexes. Seul garant de son existence, il se !xe des objectifs particuliers en vue desquels il se donne tous les moyens. Mais il n’est pas sans imposer ses visées particu-lières à toute la société civile, comme s’il s’agissait de projets dans lesquels tous pourraient se reconnaître. Le gouvernement, organisation-mère, en est ainsi venu à être libéré de toute norme qui lui serait extérieure. En d’autres termes, il tourne à vide sur lui-même et, s’autojusti!ant, il repousse toujours mieux la possibilité que l’on puisse s’opposer à son autorité. Sur ce terrain, nous sommes dépossédés de critères rendant possible sa critique, car il exclut d’emblée l’existence d’un espace public au sein duquel ces normes peuvent voir le jour. En effet, dénué de principes tels que nous les entendons, le gouvernement pervertit cette notion en la réduisant à la préférence individu-elle, ce que plusieurs nomment les droits et libertés. Ces deux termes, mots-paquebots, ont le dos large, mais que signi-!ent-ils aujourd’hui ? Quand un étudiant en appelle à la cour pour régler un con"it entre lui et son association à grands coups d’injonctions, que se passe-t-il ? Le droit individuel « d’assister à ses cours » remplace et recouvre dans certains discours le droit universel à l’éducation et c’est dans cette mesure qu’il entre en con"it avec le droit collectif d’une association étudiante à l’expression et à l’association. Mais quand on martèle le « droit d’assister aux cours », on refuse d’admettre que les associations étudiantes sont un garde-fou du droit à l’éducation qui est lui-même une condition sine qua non du « droit d’assister à ses cours ». Pourquoi tait-on certains droits au pro!t d’autres ? Le jugement de sursis du juge François Rolland, par ex-emple, peut soulever la question de la neutralité axiologique du Droit et de sa potentielle instrumentalisation par la classe dirigeante qui acquerrait par là un droit sur le Droit 24. À travers la narration objective de « simples faits » 25, le juge Rolland pose le droit « de recevoir l’enseignement dispensé par les

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établissements postsecondaires qu’ils [les étudiants] fréquentent » comme résultant des tensions qui ont vu le jour au cours de la grève et de l’urgence qu’appellent ces tensions. Ainsi, comme l’écrit Michel Freitag, le Droit perd lui aussi sa vocation institutionnelle s’il est incapable d’appliquer les principes universels qui devraient le fonder et devient, dans un mouvement contraire, dépendant des différents rapports de forces à l’œuvre dans une société : « alors que “le droit” classique était posé comme un a priori de tous les rapports sociaux concrets (le moment politique de son institutionnalisation étant transcendantalisé par l’idéologie de légitimation), il tend maintenant à n’être plus que la résultante empirique de ces mêmes rapports 26 ». Le Droit ainsi fractionné est toujours à produire, ce qui explique comment il peut facile-ment être instrumentalisé. Mais de qui le droit peut-il être l’instrument ? De la classe politique ? Sans doute, ce qui se trame sous la loi 12 et le jugement Rolland est beaucoup plus ancré que l’on ne le pense. Prenons exemple de ce jugement et de sa narration si inoffensive des « faits » justi!ant l’adoption de la loi. Ce document est un produit et, ici, il est nécessaire de mettre l’accent sur le travail du maître Rolland l’artisan. Car ce qu’il effectue à travers ces pages, outres les vulgaires et si peu cachées réitérations du discours libéral – illustré par le mésusage de termes tels que boycott –, est la fabrication d’histoires, presque d’un métarécit, qui, à travers la narration de la grève, contribue à renforcer l’autolégitimation légale et l’autojusti!cation morale du gouvernement. Alors qu’un jugement de Droit doit nécessairement être l’avis professionnel d’un juriste, cette histoire-jugement est beaucoup plus un coloriage de la grève perçue à travers les lentilles d’un citoyen dont les opinions politiques ne sont que trop claires. Ainsi, le Droit est beaucoup plus qu’un simple instrument, il devient presque le matériau plastique de l’idéologie dominante, médium sur lequel s’inscrit si allègrement ce métarécit dont on nous gave de force. Voici un exemple de « faits » qui sont mis en lumière dans le jugement et qui contribue à créer de toute pièce une réalité, à cristalliser les légendes de la démagogie gouvernementale : « Lors de certaines manifestations, la sécurité des citoyens a été compromise et certains con"its parfois violents sont survenus entre manifestants et citoyens 27 ». Ce qui cloche n’est pas tant la mise en avant de possibles affrontements entre citoyens et manifestants que l’absence si palpable de la reconnaissance des affrontements réels entre policiers et manifestants/citoyens. Cette narration témoigne donc d’un amal-

Michel Freitag. Dialectique et société, Tome 2 : Culture, pouvoir, contrôle; Les modes de reproduction formels de la société, Éditions Saint-Martin, 2007, Montréal, p. 327.

24. Jugement sur requête en sursis de la Loi 12 (projet de loi 78) par l’Honorable Juge François Rolland. Cour supérieure du Québec. 500-17-072160-123. 27 juin 2012. §7 à 36.

25.

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game de création et de destruction, à un point tel que le métarécit justi!ant l’organisation n’a plus besoin de la réalité pour fonctionner, mais bien plutôt du Droit, coquille vide d’une institution qui autrefois, avait au moins la grâce de vouloir être indépendante de la politique. À la lumière de ce que nous avons pu découvrir de cet ordre global qui nous abrite, nous surveille et, nous le soupçonnons, voudrait circonscrire jusqu’à la dernière larme les choix qui nous guideraient magiquement à la « réussite » avec un grand « R », nous voyons bien que la critique doit s’étendre sur tout l’horizon des possibles, c’est-à-dire NOUS. En effet, si le slogan représente bien un embâcle à la compréhension, c’est qu’il rend notre regard si malhabile à nous saisir. Prêtons-nous à l’exercice : que voyons-nous dans « Le capital nous fait la guerre, guerre au capital ! » ? Si douce soit cette ca-resse belliqueuse qui insuf"e tant de courage à la masse pompée et prête à bondir, il faut y déceler ce que signi!e et entraîne réellement une telle velléité de résistance. Car il faut bien comprendre que la résistance peut s’établir en plusieurs lieux. Et ici, nous ne parlons pas simplement de la rue ou du Salon bleu. La résistance résiste et subsiste dans la !nalité que nous plaçons au-dessus de nous et non celle que nous plaquons à nos devant, contre le visage affaissé de l’ennemi Charest. En d’autres termes, il convient de ré"échir nos propres stratégies, dans quelle optique elles s’inscrivent et pourquoi elles peuvent parfois nous nuire en nous enchaînant au modèle que nous tentons de critiquer. En effet, que se passe-t-il lorsque nous parlons de rapports de force, expression récurrente et hypnotisante du con"it ? Ce que cela révèle avant tout est l’af!rmation d’une « collectivité » d’étudiants dont les objectifs tendent vers l’abolition du pouvoir, volonté, certes légitime en un sens, mais dont la pratique s’immerge dans le même bassin d’action que le gouvernement. Sur ce terrain où tout semble permis, les dangers sont redoutables. En effet, voulons-nous lutter pour un principe juste, ou combattre pour combattre ? Il nous semble maintenant plus clair qu’une partie de cette « collectivité », de ce mouvement étudiant, s’est transformée en organisation par-ticulière, oubliant sa vocation (institutionnelle) première. Ce qui en découle est le naufrage de cette frange du mouvement au sein d’un environnement dont les impératifs la piègent et l’obligent à user de stratégies !elleuses à l’égard du PLQ, lesquelles ne contribuent qu’à renforcer la logique organisationnelle d’un gouvernement capable de contrer ces stratégies qu’il ne connaît que trop bien. Ainsi, en restant sur ce terrain qu’il trouve si confortable, la défaite

Jugement sur requête en sursis..., p. 427. Michel Freitag. Op cit., p. 325.26.

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est inévitable. Les seules stratégies possibles s’y voient réduites à l’effort de trouver des moyens ef!caces contre, par exemple, la réélection du parti. En ce sens, le mouvement étudiant ne devient qu’un particularisme parfaite-ment intégré à l’environnement social morcelé, il devient moyen et non !n, une autre ressource récupérable. Cette lutte sociale aspire pourtant à un tout autre possible : sortir le droit universel à l’autodétermination de l’abstraction dans laquelle l’histoire l’a relégué, et ce, a!n d’en faire un universel concret, qui s’incarnerait, par exemple, dans le droit de tous à l’éducation. Ce qu’il nous reste, maintenant, est la vue désolante de deux grandes in-stitutions historiques dont la vacuité nous désarme; le sentiment rappelle l’atterrement que provoque la vue d’une église laissée à elle-même, croulant sous les décombres et dont les contours laissent deviner une splendeur passée. Droit et Politique, illustres organisations ou décadentes institutions – le sens en est le même – se détachent de plus en plus du corps social et, ce faisant, requièrent de moins en moins la participation citoyenne pour survivre. À l’instar de l’église, au regard de ce déracinement social, il devient si dif!cile de s’imaginer ces deux institutions prendre en charge le destin d’une collec-tivité, l’emplir d’une foi en elle-même, en travaillant à ses côtés à constru-ire un modèle social à sa mesure. Il nous semble pourtant que c’est ce qui orienta sa conception; la réalisation que le devenir de la société, les modalités de ses rapports, résident entre nos mains, que les lois sont création humaine et en ce sens peuvent concrétiser nos idéaux. C’est justement cet esprit qui nous semble si riche et que nous ne voulons pas oublier, ne pas recouvrir sous diverses critiques qui nous apparaissent pourtant si naturelles; il ne faut pas que la dif!culté de le penser détourne le regard de sa possible réactu-alisation. Nous voulons, tout autant nous délivrer du modèle organisationnel que de l’idée répandue qui réduit l’institution à un cartel d’intérêts bourgeois que l’on hypostase en « valeurs et droits universels ». Pour sortir de cette fausse distinction et nous orienter vers une ré"exion féconde, nous devons oser pren-dre d’assaut l’espace public et nous approprier la tâche de débusquer ce qu’il nous reste des institutions, ce qu’il nous reste d’un devenir réellement collectif, la solution ne se cachant pas dans l’abstraction d’un monde à créer de toute pièces.

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Introduction

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Ce slogan résonne habituellement une fois par année parmi les sections les plus sombres de la marche du 1er mai. Or au printemps 2012, il est apparu prématurément; comme si l’exercice de la démocratie directe, introduit par la grève, avait en!n permis à cette dernière de percer l’indifférence qu’entretient d’ordinaire la société à son égard. La démocratie directe n’étant plus une simple idée en l’air, sa pratique s’étant répandue, enracinée, le slogan a non seulement jailli plus tôt, mais s’est répercuté; ce qui d’ordinaire est taxé « d’anarchiste » dans son sens vulgaire est devenu quelque chose de noble et de puissant pour celles et ceux qui ont pu y goûter. L’autocritique que nous nous permettons de faire au nom des possibles nous laisse croire que si la démocratie directe se bloque parfois elle-même, plus souvent qu’autrement elle agit comme libératrice des possibles, comme le draveur déplace la bûche maîtresse à l’origine de l’embâcle. Entendons-nous, notre grève a fait plus que simplement durer. Elle a imposé, parfois de manière cavalière, une série de ré"exions d’ordre politique et social qu’en général les Québécois n’osent pas confronter. En effet, le modèle de coalition qui fut créé par l’Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante (ASSÉ) pendant la période de mobilisation qui a précédé la grève a fait jaser par son fonctionnement. Souvent incom-prise, parfois adulée, beaucoup haïe – et ce, autant de ses adversaires de la droite que de la gauche – la Coalition Large de l’ASSÉ (CLASSE) n’a laissé personne indifférent. Quand Gilbert Rozon, continuant de rire au nez des Québécois, invite la coalition à se doter de leaders avec un réel pouvoir a!n qu’une fois une entente signée elle ne puisse pas être rejetée par les mem-bres, il exige d’elle qu’elle se soumette à l’impératif de la représentation, alors qu’elle le rejette en principe. Quand les ténors libéraux hurlent l’urgence de condamner la violence sur toutes les tribunes, sans quoi la CLASSE ne pourra participer aux négociations, c’est la capacité de composer avec l’urgence - au détriment de la souveraineté du peuple – qu’ils érigent comme critère fondamental de légitimité. Les chroniqueurs n’en reviennent pas de cette latence, de cette insultante temporisation. La dissociation ne leur suf!t pas, ni au gouvernement d’ailleurs. À aucun ne vient la ré"exion qu’il y a,

« Ni dieu, ni maître, ni État, ni patron. Démocratie directe, Au-to-ges-tion! »

Démocratie directe : le besoin d’un temps politique

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dans la pratique de la délibération, une posture de résistance à l’impératif idéologique de l’urgence. Tous ont été gavés de l’idée que non seulement la condamnation de la violence est urgente, mais qu’elle serait aussi performa-tive qu’un traitement de cortisone. Malheur, la condamnation ne peut venir avant le prochain congrès. On doit attendre. À l’hôpital de la CLASSE, l’urgence de la condamnation, une fois enreg-istrée par l’in!rmier au triage, passe plusieurs jours dans les salles d’attente des assemblées locales. La seule réussite de cette urgence a été de bousculer l’ordre du jour du congrès qui s’est tenu lors de la !n de semaine suivante. Si l’épisode nous apparaît à tous comme une énième façon de dévier le débat, cette déviation n’a pas que du mauvais. Une fois la question de la violence « réglée », c’est le fonctionnement de la CLASSE qui attire ultimement le crayon des chroniqueurs. Et le temps de quelques articles, on se met à discuter démocratie directe au Québec. Nous pouvons se foutre de la « grève-séduction », de notre image médiatique, des journalistes et de l’opinion publique, mais dès lors que nous défendons une plus grande participation de la base citoyenne dans la prise de position, nous devons prendre en compte toutes les opinions concer-nant la démocratie directe, même celles qui nous sont hostiles. Ainsi, deux mois après le début de la grève, alors que certains appréhendent le scénario 2005, nous avançons toujours dans les rues. Plusieurs de nos sympathisants, plume à la main, essaient tant bien que mal d’attirer l’attention sur les enjeux réels de notre lutte, tandis que Charest nous souhaite un job dans le nord et que Victoriaville est encore à venir. Malgré tout, les tentatives de dis-crédit n’ont pas fonctionné, notre boycott (!) tient toujours. Tour à tour, les offres du gouvernement sont refusées par les assemblées; le gouvernement opte donc pour le dénigrement : « on ne peut négocier avec des étudiants violents ! » Les manifestations nocturnes se sont multipliées, les appels à la démocratie directe et à l’autogestion se sont ampli!és, nos rangs ont grossi : « Crions, plus fort, pour que personne ne nous ignore ! »… …« Ni dieu, ni maître, ni État, ni patron. Démocratie directe, Au-to-ges-tion ! » Le slogan a certes des référents forts à la tradition révolutionnaire du XIXe siècle, mais nous étions et sommes encore loin de l’insurrection et du blanquisme. Voyons-y plutôt un clin d’œil à nos parents nostalgiques de Ferré. Et encore! Par contre, son appel à la démocratie directe relève d’un possible qui s’est his-toriquement actualisé ici avec la formation de la CLASSE et qui continue à

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faire partie du discours lorsque nous entendons que la coalition fait « encore une fois les choses à sa façon ». Mais à sa façon, ne veut pas toujours dire de bonne façon; une critique immanente de la démocratie directe se doit de nommer les blocages dont elle est elle-même responsable, les bâtons qu’elle met dans ses propres roues et qui nuisent potentiellement au mouvement. La démocratie directe se targue de libérer les individus, mais telle qu’elle se pratique dans le contexte global actuel, elle en menotte aussi. La Coalition s’est dotée d’un comité médias qui doit rendre compte des mandats pris en congrès. Mais le mandat n’est pas argument. Bien qu’il ait été ré"échi, proposé, débattu, amendé pour !nalement être adopté, rien de tout cela n’apparaît lorsque, confrontée à un commentateur, la porte-parole transmet la position. Ainsi réduite au rôle de ventriloque, elle résume au journaliste un débat complet de manière succincte à l’aide de formules préfabriquées. Et si le journaliste propulse le débat dans un horizon un peu plus éloigné, la porte-parole se retirera, soit en af!rmant devoir consulter les membres, soit parce qu’elle ne pourra cheminer dans une explication profonde des enjeux; les deux cas impliquant inexorablement une mise en forme et en parole subjective s’écartant de l’interligne des mandats. La tension entre le rôle de porte-parole et l’individu qui l’endosse doit être relevée. Cette tension a été soulignée par un porte-parole de la CLASSE lorsqu’il a regretté la personnalisation du débat. On attaque l’individu – l’école privée qu’il a fréquentée, les activités syndicales de son noyau familial – sans questionner à proprement parler ce qu’il a à défendre. Si la distinction entre le rôle de porte-parole et l’individu s’effectue en ce sens, nous comprenons qu’il est désirable d’effacer l’individu au pro!t du porte-parole. La pensée qui pourrait s’exprimer à travers le porte-parole se trouve donc inscrite dans une double contrainte qui nous apparaît problématique. Or, cette problématique de-mande minutie et distinction. Mais la distinction demande du temps. Le temps médiatique – l’urgence à laquelle se rattache le clip d’une minute, le spin, l’éditorial, l’établissement des priorités politiques par les grands médias et les commentaires d’invités qui sont de farouches opposants – n’est pas prompt aux nuances. Bien que les assemblées générales semblent offrir un rapport au temps qui se dresse en rempart contre cette temporalité médiatique, ces dernières sont encarcanées dans la contrainte sociale de la succession

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ininterrompue du temps de travail et du temps libre. 28 La durée exigée par l’exercice démocratique est souvent vécue par l’individu comme un sacri!ce personnel et non pas comme la réponse à un devoir normatif, social, poli-tique. Lors de l’organisation d’une assemblée générale, les associations, qui comptent parfois quelques milliers de membres, misent sur le taux im-portant d’absentéisme pour s’assurer d’un espace suf!sant. La taille de l’assemblée ne re"ète en rien la participation au débat trop souvent encadré par l’exécutif. Si nous ressentons les affects, les beaux discours nous clouent à nos chaises. Pourquoi donc tenons-nous tellement à cette mesure du corps, à la présence physique ? « Question préalable », en!n, on va voter! Et après, j’pars-tu ou j’reste? Voilà chaque participant alors prisonnier de l’arbitrage des plus rationnels de l’allocation du temps comptable. Si la démocratie di-recte fait l’objet de critiques, si les assemblées se vident après le vote de grève, c’est parce qu’y allouer son temps ne serait pas Pareto-ef!cace. L’hégémonie de ce critère nous fait pencher pour un départ hâtif, le temps comptable de la délibération étant gaspillé dans une entreprise qui ne fait que grossir la dette. C’est précisément parce qu’elles se déroulent encore dans un monde où l’urgence est dieu que les quorums sont parfois justes et que les décisions de l’assemblée s’exposent à une critique fondée de leur légitimité. La pertinence de cette critique tient au fait qu’elle démontre que nous ne répondons pas des mêmes critères organisationnels que nos interlocuteurs et opposants : État et patrons. Ainsi, si nos assemblées peu nombreuses ne sont pas « légitimes » ce n’est pas parce qu’elles sont inef!caces, mais parce que la démocratie directe y est bloquée, étant toujours confrontée aux im-pératifs de l’urgence et de l’ef!cacité qui lui sont extérieures. La seule façon de débloquer la possibilité de la démocratie directe est de se libérer du con-tinuum temps-de-travail/temps-libre 29. Cela n’ira jamais sans davantage de démocratie directe; seule apte à revendiquer les modalités de son exercice qui sont captives dans l’organisation sociale actuelle. La légitimité de cette dernière souffre d’ailleurs d’un large dé!cit au regard de nos critères : que faire du !nancement occulte, de la corruption, de la tricherie et des bas taux de participations électorales ? Tout cela qui est un non-dit dans l’opposition entre les logiques gestion-naire et délibérative est compréhensible en tant que « propagande par le fait ».

Entre le temps-de-travail et le temps-libre, il faudrait se donner les moyens de faire vivre un troisième terme, le temps-politique.

29.

Paradoxalement, le temps libre n’est pas libre puisqu’il est subordonné au temps de travail, il est la condition de possibilité de sa reproduction. Le temps libre, temps de la consommation, est majori-tairement occupé par un affairement : les « divertissements » que sont les produits de l’industrie culturelle n’offrent que très peu de liberté. Le temps libre est socialement meublé par une série d’activités qui légitiment la division actuelle du travail social. cf. Theodor W. Adorno. « Temps libre » in Modèle critiques, Payot, 2003, Paris, pp. 205-215.

28.

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Il n’y a pas d’urgence réelle. Les assemblées délibérantes sont en capacité de détourner, de refuser l’idéologie. Contrairement à la logique organisationnelle où les problèmes doivent être résolus dans l’urgence sans questionnement sur la logique même du problème, la démocratie directe fonctionne par délibéra-tion où les problèmes sont travaillés, nommés, compris selon leurs tenants et aboutissants, compris selon leur logique propre et non par une logique qui lui est plaquée de l’extérieur. Durant la plénière, on cherche à mettre le doigt sur le problème, à nommer le mal. On constate, on analyse, on propose une solution. En délibérante, les considérants rendent compte du diagnostic : telle chose cause tel mal. Les considérants décrivent les principes de notre agir à venir à partir desquelles les choses peuvent s’améliorer. La proposition, quant à elle, témoigne des mesures que l’on prend pour faire face au blocage : tract, dialogue, grève, etc. La solution, pas toujours la meilleure en soi, est, par contre, toujours soumise à la remise en question, prête à être rediscutée. Si elle s’avère vraiment mauvaise, la motion de blâme reste toujours une option. Là se joue une relation honnête avec les possibles. Là aussi se trouve la discussion avec l’idéologie qui bloque, comme avec l’idéologie qui hiérarchise. Voilà en quoi la démocratie directe est un véhicule pour dénoncer, répondre de manière critique et combattre l’urgence idéologique. La démocratie directe n’est donc pas une entrée douteuse d’encyclopédie dans laquelle l’espace alloué ne cesse de décroître, à mesure que se succèdent les éditions; illustration d’un possible réglé. Elle est une possibilité réelle qui s’est historiquement actualisée autant en Espagne qu’aux États-Unis 30. Son expérience a montré qu’elle permet à la fois subjectivisation des enjeux et le dépassement subjectif des enjeux : en assemblée, ce sont les « je » qui s’expriment et tous les « je » sont égaux, mais au !nal c’est un « nous » concret qui se découvre et qui s’expose. À l’opposé d’une démocratie représentative où les médiations politiques sont abstraites et inaccessibles pour le sujet poli-tique, car il en est séparé par le fonctionnement cloisonné des institutions, la démocratie directe permet d’aborder de vive voix, à bras-le-corps et à bras le sort la question des médiations. Parce qu’elle libère la capacité des sujets de donner voix à leurs affects; la démocratie directe s’engage dans un dialogue où sont discutées l’augmentation et la diminution des puissances d’agir. Cheminant du singulier de la puissance d’agir vers l’universel des médiations de ces puissances, l’exercice de l’assemblée délibérative emprunte le chemin

Durant la guerre d’Espagne (1936-1939) et pendant la période révolutionnaire, dans les Town Hall Meetings en Nouvelle-Angleterre.

30.

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d’une régulation normative de la communauté sur elle-même. L’autonomie du sujet et de la collectivité ne trouvent nulle part ailleurs la possibilité de s’inscrire dans une telle unité. Mais unité ne signi!e pas consensus. Parce que nous sommes encore prisonniers des pratiques politiques qui nous musèlent, le dissensus, loin d’être un libérateur, est perçu comme un affrontement programmé et inconfortable. La totalité de la responsabilité politique se résumant à un vote tout les quatre ans, vote que l’on dit informé pour ceux qui se sont farcis le désormais traditionnel débat télévisuel, nous comprenons facilement la volonté de voir substituer au débat en assemblée un vote électronique. La fuite du dissensus, par le ré"exe de l’isoloir, est la victoire de tous les dispositifs qui camou"ent les enjeux; leur victoire est celle de laisser dans l’ombre toutes discussions sur ce qui fonde la souver-aineté du peuple. C’est cette question qui est ici sous-jacente : le vote exprimé dans le cadre des élections traditionnelles est conçu comme le principe de l’expression de la souveraineté du peuple. Elle débouche sur l’élection d’un gouvernement qui exprime un résultat unique et consensuel. La souveraineté défendue par la démocratie directe est celle de la prise de parole qui ne se laisse masquer par aucun consensus de façade : dans sa souveraineté, le peuple expérimente les limites de sa cohésion, son unité est toujours en question, le peuple respire. N’oublions pas qu’au-delà des questions de souveraineté et de légitimité se cache un autre principe. « Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage 31 », disait Montaigne. Au-delà du besoin d’accroître la légitimité des décisions politiques, les défenseurs de la démocratie directe aspirent aussi à cette sagesse à travers la délibération. Et dans cette quête de la sagesse nous nous donnons la chance de devenir autonomes, sans Dieu, sans maîtres, sans État et sans patrons. Habituellement, ce slogan a une espérance de vie qui ne dépasse guère le temps que met notre planète pour faire sa rotation. En faisant durer l’assemblée, il pourra vivre sa première révolution.

Michel Eyquem de Montaigne, Essais I, XXVI, in « De l’institution des enfants », Gallimard, 2009, Paris, p. 322.

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Introduction

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Si, en !ligrane, nous avons ici élaboré une ré"exion sur les possibles, c’est pour défaire le penser de certains ré"exes qui pourraient le bloquer. Notre pétition de principe s’exprimerait comme suit : si un autre monde est possible, ce monde gît déjà dans le nôtre, dans le même tissu, comme une possibilité qui semble abstraite. Cette abstraction résulte du fait que l’on pense com-munément que les choses qui existent doivent forcément être en actes. Entre la possibilité purement formelle (que le Pape devienne Sultan) et l’actualité (ce qui existe) nous n’envisageons généralement pas d’autres modalités d’être. Or, nous désirons changer l’accent de la pensée a!n de trouver un espace mitoyen. Penser les possibles et leur potentielle actualité demande la justesse du diagnostic. Seule une pensée qui s’immerge dans le contenu des relations et dans la matière des objets est apte à relever ce monde possible qui existe dans une non-présence, une spectralité. Être apte à faire un bon diagnostic, voilà ce à quoi nous aspirons.

ConclusionCAPTATIO BENEVOLENTIÆ

CLARIFICATION SUR LES POSSIBLES

Le slogan comme prétexte, comme porte d’entrée dans un univers noué, a été, pour notre travail, une manière de s’immiscer dans notre objet, in media res. Au milieu de la chose, des choses, dans leurs relations, de l’intérieur de la matière de ce con"it. Nous avons voulu écrire une histoire au présent, un récit particulier de ce qui nous pèse, de ce qui nous soulève, individuellement, collectivement. Nous constatons que nous avons été travaillés par nos objets plus que nous avons réussi à travailler sur eux. Cela peut donner l’impression que nous avançons à tâtons sans grands arguments; nous ne démentirons pas ce sentiment car nous ne le regrettons pas, au contraire. Beaucoup de travail nous interpelle encore et nous espérons corriger nos travers. Mais ce qui a été déblayé ici, à défaut d’être rigoureusement étayé, donne accès à un autre registre de ré"exion et propose des perspectives qui pourraient s’insérer dans le dialogue. Et c’est précisément parce que ce dialogue, entamé/rouvert avec la grève, risque de se poursuivre que nous avons décidé de présenter ces textes dès maintenant. Nous les considérons comme notre maigre contribution aux événements en cours; peu de solutions s’y trouvent, la prise de parole et de décision politique dans le cadre d’assemblées générales ayant pour nous plus d’importance que n’importe quelles prescriptions d’auteurs.

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Dans ce premier exercice, nous nous sommes d’abord posés la question de ce qui existait entre nous et la capacité au diagnostic : nous avons tenté de penser les conditions de possibilité du diagnostic. Le chantier n’en est qu’à ses humbles débuts et il reste résolument vaste. La question des pos-sibles nous permettait un exercice d’autocritique éclaircissant la manière avec laquelle nous sommes nous-mêmes bloqués par les possibilités déjà à notre disposition : la possibilité de l’urgence bloque la possibilité d’avoir le temps nécessaire à l’expérience de la pensée; la possibilité du slogan ad hominem bloque la possibilité de saisir les rapports qui se jouent derrière les acteurs spéci!ques; la possibilité d’un éthos fonctionnalisé, mécanisé et autoréférentiel (policier, révolutionnaire, paci"icateur) bloque la possibilité d’une expérience éthique autonome; la possibilité de l’organisation bloque la possibilité d’une institution préservant la justice sociale et le bien com-mun; la possibilité du continuum temps de travail / temps libre bloque la possibilité d’un temps politique qui pourrait s’incarner dans la pratique de la démocratie directe. Si nous disons « possibilité de… » même lorsqu’il s’agit d’une chose déjà existante, c’est que nous désirons travailler sur un plan d’équivalence entre l’actualité et la possibilité. Nous refusons la distinction ontologique tradi-tionnelle selon laquelle l’actualité a systématiquement préséance sur la possibilité. Ce qui est discriminant pour un possible n’est pas sa « position hiérarchique » par rapport à ce qui a lieu, mais bien plutôt la capacité que ce possible possède de mettre en œuvre un monde meilleur; voilà ce que nous entendons par diagnostic. D’un point de vue éthique, la question des possibilités émerge de la néces-sité de poser un diagnostic. Une réponse à la question « que dois-je faire ? » en dépend. Or, le contenu des relations et rapports sociaux nécessaires à la pensée a!n de poser ledit diagnostic n’est pas immédiatement accessible. C’est pourquoi nous proposons aussi une pharmacologie32 en acte, à l’aide de laquelle le monde peut encore laisser les espoirs poindre là où les morbidités fondent le diktat du bonheur apathique. Le pharmakôn ne permet pas une ré"exion en termes absolus (bien ou mal), il faudrait plutôt l’entendre dans le cadre d’un penser toxicologique (entre bon et mauvais pour le corps social). Cette entreprise de pharmacologie des possibles tente de répondre au fait que trop souvent la pensée, de par ses ré"exes, fétichise l’acte, le donné, le réel, le comptabilisable, etc. Changer l’accent de la pensée, c’est travailler

C.f. Jacques Derrida. « La pharmacie de Platon » in La dissémination, Éditions du Seuil, 1972, Paris, pp. 77-213.

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à trouver un accès hors de ce blocage en désirant atteindre le contenu, la matérialité du tissu social; c’est-à-dire emprunter le chemin des possibilités mitoyennes. Un tel blocage est entre autres attribuable à une sorte de temporalité de l’urgence que les maîtres du con"it ont tout intérêt à préserver, car dans le feu de l’action et de l’autodéfense, devant l’urgence d’agir, la pensée se !ge. Les slogans ad hominem, de manière paradigmatique, incarnent un camou"age, résultat de cette crispation des rapports par une identi!cation réductrice. Au !l de la lutte, dans l’urgence, le mouvement oublie ses vraies cause; vic-times nous aussi de la frénésie médiatique, nous nous empêtrons dans la confusion entre les moyens (légitimer le recours à une certaine violence, attaquer Charest pour dénoncer la tromperie de ses discours) et les !ns de la lutte (reprendre le contrôle des institutions assurant une justice sociale). Cette même identi!cation réductrice est elle-même à l’oeuvre lorsque dans la rue des manifestants croient n’avoir le choix qu’entre un éthos révolutionnaire ou paci!icateur. La possibilité d’un éthos fonctionnalisé, mécanisé et autoréférentiel (policier, révolutionnaire, paci!cateur) bloque la possibilité d’une expérience éthique autonome. Et ces blocages se cristallisent entre autres parce que notre adversaire est dans une logique organisationnelle et que nous désirons un interlocuteur rationnel visant l’établissement d’un monde meilleur guidé par des idéaux. C’est ce hiatus de notre analyse, le manque de sérieux dans notre compréhension du monde contemporain – nos critiques ne trouvent-elles pas naissances dans la philosophie politique du XVIIIe et du XIXe siècle ? – qui peuvent nous mettre des bâtons dans les roues. Comme nous l’avons abordé, s’il ne s’agit ni de faire la promotion des institutions dans leur forme actuelle ni de les abandonner, c’est parce que nous avons des raisons de croire que l’autodétermination collective, un des possibles de l’institution que nous voulons réactualiser, doit passer par le principe de la démocratie directe. Loin de s’en tenir au registre analytique et descriptif, cette publicaction voudrait être un chant de re-capacitation des individus que nous sommes. Nous désirons nous aussi contribuer à dégager les possibilités d’en arriver en!n à ce qui commence. Recommencer par le milieu, c’est-à-dire avec les moyens du bord et les contraintes de tous bords. Poursuivre ensemble sans plus attendre et malgré tout. À bras-le-corps, la chair des mots, la chair des gens, nous en appelons aux alliances et au décloisonnement; incarner d’autres modes, d’autres postures, ré"échir à même la puissance du dissensus.

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C’est-à-dire prendre le temps d’être en désaccord, faire vivre la parole d’autrui en soi. Notre publication vise à trouver, par glissements successifs et peut-être imperceptibles, une autre langue, un autre rapport au penser et donc au monde. C’est quelque chose comme la fougue d’une pensée sauvage qui permet d’évacuer le champ sclérosé de la communication médiatique et de la production incessante de bruit. De manière performative, il est aussi question de vivre dans une autre temporalité, avec d’autres principes de réalité que ceux de la compétition, de la rentabilité et de l’urgence. Il en va de notre voix citoyenne, de notre dis-cernement et de notre capacité à ne pas céder, en supposé temps de crise, les questions politiques aux experts et technocrates sous prétexte qu’eux veil-lent au bien de tous. Se pourrait-il qu’en ses délicatesses les plus miri!ques, notre intimité soit autre chose qu’un pipeline de cochonneries jetables ? Nous commencerions déjà à vivre ailleurs, dans un monde s’extirpant à lui-même, un monde se tirant hors de lui, un monde attaché à ce qui l’enferme si brutale-ment sur lui-même. La performance est alors celle de négocier ce passage, celle de peupler cette transition. Cela est bien plus qu’un enjeu personnel. Finalement, nous pensons qu’il faut réclamer l’espace public; mieux, encore et toujours. Il faudra donner une réponse sans !n, une réplique in!nie. Même étranger à nous, ce monde est notre monde et rien d’autre. La violence de la contradiction entre les possibles !nalités de nos existences et la !nalité de l’organisation socio-économique présente doit devenir autre chose qu’un petit secret crapuleux. Réinvestir ce monde en montrant jusqu’où et comment il nous dépossède en nous servant de la brèche que nous ouvrons. Se réapproprier soi-même en tant que carrefour, en tant que conjoncture, en tant que ligne de fuite de ce qui n’a pas encore voix au chapitre dans cette histoire. Faire de grands trous dans l’enclos de l’ici et du maintenant pour écouter, dans la distance, tout ce qui demande encore à être possible. Voilà peut-être un espace naissant parmi l’oligarchie des lieux communs, voilà une proposition de pharmacologie des possibles, voilà une aspiration viscérale : un gage d’émulation et de puissance.

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Theodor W. Adorno. Dialectique Négative. Payot. Paris. 2003, pp. 75-76.

« Dans la dialectique, le moment rhétorique prend et ce contre la conception vulgaire, le parti du contenu. En médiatisant le moment rhétorique avec celui qui est formel, logique, la dialectique tente de maîtriser le dilemme entre l’opinion arbitraire et ce qui est correct mais inessentiel. Mais elle se penche sur le contenu comme sur ce qui est ouvert et non pas fixé à l’avance par la structure : elle est opposition au mythe. Ce qui est mythique c’est l’éternellement sem-blable, tel qu’à la fin il se rétrécit en légalité formelle du penser. Une connaissance qui veut le contenu veut l’utopie. Celle-ci, la conscience de la possibilité, est attaché au concret comme à ce qui n’est pas défiguré. Il est le possible et n’est jamais l’immédiatement réel qui fait obstruction à l’utopie; c’est pourquoi, au milieu de ce qui est établi, il apparaît comme abstrait. La couleur indissoluble provient du non-étant. Ce qui le sert, c’est le penser, une part d’existence qui toujours négative confine au non-étant. C’est seulement d’abord une extrême distance qui serait la proximité, la philosophie est le prisme qui capte ses couleurs.32 »

32.

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Introduction