these_thomas_guignard.pdf
TRANSCRIPT
ECOLE DOCTORALE "SCIENCES DE L'HOMME ET DE LA SOCIETE"
Doctorat
Thomas GUIGNARD
l’Information et de la Communication
Membres du jury :
Jacques Noyer Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication
Tristan Mattelart Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication
Annie ChéneauLoquay Directrice de recherche CNRS – Géographie
3
Résumé
Afin de nous extraire du prisme technique dans lequel tendent à nous enfermer les travaux et discours liés au
développement d’internet en Afrique, nous avons retenu la sociologie des médias comme un champ théorique
particulièrement pertinent pour nos travaux. Suivant cette logique, nous avons fait l’hypothèse que les théories de
l’internationalisation des médias dans le Tiers Monde, de la globalisation culturelle et de l’espace public constituaient un
cadre d’analyse opératoire pour problématiser et sociologiser la relation entre médias et identité qui structure nos travaux.
La confrontation des controverses théoriques qui animent ces courants avec l’espace public sénégalais nous est apparue
comme une étape nécessaire pour cerner les recompositions nouvelles apportées par internet autour de la relation médias
et identité. Fort de ce cadre d’analyse, nous avons ainsi pu mettre en lumière, en analysant les « nondits » des discours sur
la fracture numérique, la rémanence d’une vision ethnocentrique, messianique et industrielle qui caractérisait la sociologie
de la modernisation. Les travaux de l’économie politique critique apparaissent également comme un prisme pertinent pour
décrire les logiques de domination et de pouvoir qui traversent le web sénégalais. En retravaillant les concepts d’« échange
inégal » et de « violence symbolique », nos analyses tendent à montrer que le web favorise l’intégration des internautes
sénégalais dans un « système symbolique occidental » saturé par le marketing. Néanmoins, ces regards critiques soulignant
le danger d’aliénation et la domination nécessitent d’être nuancés, faute d’en rester à une vision unilatéralement négative
et alarmiste. L’analyse du « contexte de connexion » montre que l’influence d’internet sur la société sénégalaise demeure
encore très limitée et conditionnelle. Les obstacles structurels et socioculturels sont autant de facteurs « immunisant » le
Sénégal contre la « colonisation » des esprits évoquée par certains chercheurs. Enfin, à travers l’étude des « migrants
connectés », c’est toute une autre dimension alternative à la domination, transcendant l’espace physique et les
représentations classiques de la relation entre médias et identité que nous envisageons. Détachée des espaces nationaux,
l’information sénégalaise en ligne est caractérisée par une multipolarisation de la réception et de la production, redessinant
ainsi les « frontières » de l’espace médiatique sénégalais. L’explosion et la fragmentation de l’offre observées nous
conduisent aussi vers d’autres problématiques : l’individualisation des usages et la segmentation de l’espace public.
Motsclés : internet, Sénégalais, médias, identité, migrants
Abstract
For our purpose, we adopted media sociology as a particularly pertinent theoretical field in order to avoid the
technical prism which tends to ensnare works and discourses related to the development of the internet in Africa. Following
this logic, we made the assumption that the theories of media internalization in developing countries, of the globalization
of culture and of the public space constitute a convenient analytical framework to study the link between media and
identity under a sociological light, which constitutes the base of this work. The confrontation between those theoretical
controversies which drive these currents with the Senegalese public space appeared as a necessary step to identify the new
recompositions brought forward by the internet within the relationship between media and identity. Once this analytical
framework set, we were able to bring out the persistence of an ethnocentric, messianic and industrial vision which is
characteristic of the sociology of modernisation through the analysis of what is unvoiced in discourses on the digital divide.
Critical and political works on economics also appear to constitute a pertinent tool to describe the logics of domination and
power which circulate throughout the Senegalese web. By rethinking the concepts of ‘unfair exchange’ and of ‘symbolical
violence’, our analyses tend to show that the web encourages the integration of Senegalese internet users within a
‘symbolical Western system’ that is saturated by marketing. However, it is necessary to qualify the critical approaches
which underline the risk of alienation and domination to avoid stagnating in a unilaterally negative and alarmist scope. A
close analysis of the reception context demonstrates that the influence of the internet on the Senegalese society still
remains limited and conditional. Structural and sociocultural obstacles ‘immunize’ Senegal against the ‘mindcolonisation’
described by some researchers. Finally, by studying the ‘online migrants’, we can envisage a whole new alternative
dimension which transcends physical space and the classical representations of the link between media and identity. Online
Senegalese information, escaping national limits, is characterised by a multipolarisation of reception and production, thus
redrawing the ‘borders’ of the Senegalese media territory. The boom and the fragmentation of supply also lead us to other
questions: the individualization of practices and the segmentation of public space.
Key words : internet, Senegalese, media, identity, migrants
PARTIE 1 – Parcours théorique et conceptuel
CHAPITRE 1 – L’identité à travers le prisme des théories de l’internationalisation de l’audiovisuel
dans le Tiers Monde
1.1 LE « DEVELOPPEMENT » ET LE TIERS MONDE : UNE VISION ETHNOCENTRIQUE DU MONDE ................................. 18
1.1.1 TIERS MONDE ET DEVELOPPEMENT : UNE APPROCHE MONOLITHIQUE ET LINEAIRE .......................................................... 19
1.1.2 OCCIDENTALISATION DU TIERS MONDE : UNE VISION MESSIANIQUE DU ROLE DES MEDIAS SUR LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE .. 26
1.2 L’ « IMPERIALISME CULTUREL », UNE VISION ALIENANTE DES MEDIAS OCCIDENTAUX SUR LA CONSTRUCTION
IDENTITAIRE .......................................................................................................................................................... 35
1.3 L’IDENTITE NATIONALE : L’ETAT COMME REMPART IDENTITAIRE .......................................................................... 44
1.3.1 RESISTANCES ET IDENTITES AU MACRONIVEAU DES ETATS ....................................................................................... 45
1.3.2 L’AMBIGUÏTE DE L’IDENTITE NATIONALE .............................................................................................................. 48
1.4 RESISTANCES AU NIVEAU DE LA RECEPTION : « NEGOCIATIONS IDENTITAIRES » .................................................... 51
1.4.1 LA QUESTION DES SUJETS ET LA RECEPTION : APPROCHE MICROSOCIOLOGIQUE .............................................................. 52
1.4.2 CRITIQUES DES ETUDES MICROSOCIOLOGIQUES ..................................................................................................... 54
CHAPITRE 2 – Médias et territoire : l’identité à l’épreuve de la globalisation
2.1 UNE GLOBALISATION APATRIDE ............................................................................................................................ 61
2.1.1 UNE GLOBALISATION LIBERALE ......................................................................................................................... 61
2.1.2 DISCONTINUITE GEOGRAPHIQUE ET IDENTITE ....................................................................................................... 68
2.1.3 LES THEORIES DE L’HYBRIDATION ...................................................................................................................... 72
2.2 LE MIGRANT, ARCHETYPE DES NOUVELLES MODALITES DE LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE ................................. 76
2.2.1 « DIASPORA » ............................................................................................................................................ 77
2.2.2 MEDIAS TRANSNATIONAUX ET MIGRANTS TURCS EN EUROPE : UN EXEMPLE RICHE D’ENSEIGNEMENTS ................................. 80
CHAPITRE 3 – Identité, médias et espace public
3.1 ESPACE PUBLIC ET MEDIAS .................................................................................................................................... 87
3.1.1 DEFINITION DES CONCEPTS : DE L’OPINION PUBLIQUE A L’ESPACE PUBLIC ..................................................................... 87
3.1.2 UN ESPACE PUBLIC ELARGI : NOUVELLES CONFIGURATIONS ET NOUVELLES MODALITES DE L’EXPRESSION DE L’OPINION PUBLIQUE 90
3.2 LE ROLE DES MEDIAS SUR L’OPINION PUBLIQUE ET DANS L’ESPACE PUBLIC ........................................................... 91
3.2.1 LE ROLE DES MEDIAS SUR L’OPINION PUBLIQUE ..................................................................................................... 92
3.2.2 MEDIAS, ESPACE PUBLIC, TERRITOIRE ET IDENTITE ................................................................................................. 98
5
PARTIE 2 – Les médias au Sénégal et en Afrique: un cadre d’analyse
Chapitre 4 – L’espace médiatique sénégalais et africain : impérialisme et dépendance
4.1 L’OCCIDENT ET LES MEDIAS EN AFRIQUE .............................................................................................................. 106
4.1.1 LES MEDIAS EN AFRIQUE ET AU SENEGAL : L’ADMINISTRATION COLONIALE AU CŒUR DU DISPOSITIF .................................. 106
4.1.2 INTRODUCTION ET ANCRAGE DES MEDIAS AUDIOVISUELS : GEOPOLITIQUE ET NEOCOLONIALISME ..................................... 112
4.2 LES MEDIAS INTERNATIONAUX : LES ROUAGES DE LA DOMINATION ................................................................... 117
4.2.1 RADIO FRANCE INTERNATIONALE, UNE STRATEGIE OFFENSIVE EN AFRIQUE ................................................................. 117
4.2.2 LA FOURNITURE DE CONTENUS ET LA MAITRISE DE L’INFRASTRUCTURE DE DIFFUSION AU CŒUR DE
L’ECHANGE INEGAL ..................................................................................................................................... 122
4.3 LES CRITIQUES SUSCITEES PAR LES MEDIAS INTERNATIONAUX ............................................................................ 126
4.3.1 LES MEDIAS ETRANGERS VUS COMME PROCESSUS D’OCCIDENTALISATION DE L’AFRIQUE ................................................. 127
4.3.2 DES REGARDS ALTERNATIFS SUR LA DOMINATION ................................................................................................ 131
CHAPITRE 5 – Espace public et médias au Sénégal
5.1 L’EMPRISE DU POUVOIR SUR LES MEDIAS AU SENEGAL : LA DEFENSE DE L’UNITE NATIONALE ............................. 136
5.1.1 MEDIAS, POUVOIR ET TERRITOIRE : LA SOUVERAINETE NATIONALE EN QUESTION .......................................................... 136
5.1.2 L’ESPACE MEDIATIQUE SENEGALAIS, UNE LENTE EVOLUTION VERS LE PLURALISME......................................................... 140
5.1.3 LES MEDIAS PRIVES SENEGALAIS, UNE INTRODUCTION ATTENDUE ............................................................................. 143
5.2 MEDIAS ET DEMOCRATIE AU SENEGAL : UNE NOUVELLE CONFIGURATION DE L’ESPACE PUBLIC .......................... 149
5.2.1 SOCIETE CIVILE, « PAROLE ORDINAIRE » ET OPINION PUBLIQUE AU SENEGAL ............................................................... 150
5.2.2 LA POLITIQUE AU CŒUR DE L’AGENDA MEDIATIQUE SENEGALAIS .............................................................................. 153
5.3 UN CONTEXTE DE RECEPTION ATYPIQUE : UNE EXPOSITION MEDIATIQUE SELECTIVE .......................................... 155
5.3.1 LE SENEGAL, UN TERRITOIRE MARQUE PAR DES EXTREMES .................................................................................... 156
5.3.2 USAGES ET RECEPTION : UNE COUVERTURE MEDIATIQUE SELECTIVE .......................................................................... 160
5.3.3 RECEPTION ET MEDIAS INTERNATIONAUX : UNE PENETRATION LIMITEE ...................................................................... 165
PARTIE 3 – Internet, le Sénégal et les Sénégalais
CHAPITRE 6 – Réduction de la « fracture numérique » et développement : une vision
ethnocentrique, messianique et industrielle
6.1 FRACTURE NUMERIQUE ET IDEOLOGIE TECHNIQUE : LA FASCINATION AU PERIL DE LA CRITIQUE ........................ 176
6.1.1 INTERNET, UNE « REVOLUTION TOTALE » .......................................................................................................... 176
6.1.2 INTERNET AU SENEGAL, UNE « REVOLUTION » DANS L’ESPACE MEDIATIQUE SENEGALAIS ............................................... 182
6.1.3 L’EMERGENCE D’UNE « ECIVILISATION » ......................................................................................................... 188
6.2 LA « REDUCTION DE LA FRACTURE NUMERIQUE », UN NOUVEAU VECTEUR DE L’IMPERIALISME OCCIDENTAL .... 191
6.2.1 « LA FRACTURE NUMERIQUE », UNE COURSE A L’EQUIPEMENT ............................................................................... 191
6.2.2 LA REDUCTION DE LA « FRACTURE NUMERIQUE » : UN PROJET INDUSTRIEL AU BENEFICE DES MULTINATIONALES OCCIDENTALES 197
6
CHAPITRE 7 Le web sénégalais : échange inégal et emprise du marketing
7.1 LES SITES AFRICAINS ET SENEGALAIS EN LIGNE : UNE PRODUCTION INEGALE ET PARADOXALE ............................ 212
7.1.1 UNE PRESENCE MARGINALE DE L’AFRIQUE ET DU SENEGAL SUR LE RESEAU MONDIAL ..................................................... 212
7.1.2 LA PRODUCTION « SENEGALAISE » EN LIGNE : COMMERCE ET TOURISME ................................................................... 218
7.1.3 REPRESENTATION DU SENEGAL SUR LES MOTEURS DE RECHERCHE : UNE VISION PRATIQUE ET TOURISTIQUE ......................... 226
7.2 L’EMPRISE DU MARKETING ET DE LA PUBLICITE SUR LE WEB SENEGALAIS ........................................................... 233
7.2.1 LE WEB SENEGALAIS, UNE « VITRINE » DU « TEMPLE MARCHAND » OCCIDENTAL ......................................................... 234
7.2.2 UN « ENVIRONNEMENT TOTAL » SATURE PAR LE MARKETING ................................................................................. 241
7.2.3 INTERNET ET LA PREPARATION AU DEPART « REVE » ............................................................................................ 245
Chapitre 8 – Les médias sénégalais et internet : « déclassement » et « nouveaux entrants »
8.1 UN PAYSAGE MEDIATIQUE EN LIGNE CONTRASTE ET INEGALITAIRE ..................................................................... 254
8.1.1 UNE REPRESENTATION MARGINALE ET SELECTIVE DES MEDIAS EN LIGNE ..................................................................... 254
8.1.2 « DECLASSEMENT » DES SITES MEDIATIQUES SENEGALAIS ET AFRICAINS .................................................................... 259
8.2 INTERNET, UN NOUVEL ESPACE DE DISTINCTION POUR LES MEDIAS INTERNATIONAUX ...................................... 266
8.2.1 LA « PUISSANCE » DES SITES DES MEDIAS INTERNATIONAUX ................................................................................... 266
8.2.2 LES INTERNAUTES AFRICAINS COMME CŒUR DE CIBLE ........................................................................................... 270
8.3 LES « NOUVEAUX ENTRANTS » SUR LE FRONT DE L’INFORMATION SENEGALAISE EN LIGNE ................................. 276
8.3.1 SENTOO, UNE REUSSITE SOUS INFLUENCE OCCIDENTALE ......................................................................................... 276
8.3.2 D’AUTRES « NOUVEAUX ENTRANTS » .............................................................................................................. 279
Chapitre 9 Le « contexte de connexion » sénégalais : les limites du prisme de l’impérialisme
culturel
9.1 L’IMMUNITE STRUCTURELLE ................................................................................................................................ 284
9.1.1 DU TELEPHONE A INTERNET, DES INEGALITES SOCIOTERRITORIALES PROFONDES .......................................................... 284
9.1.2 UNE CONNEXION SELECTIVE .......................................................................................................................... 291
9.2 L’ IMMUNITE CONTRAINTE ET SOCIOCULTURELLE ............................................................................................... 297
9.2.1 « IMMUNITE » CONTRAINTE ET « CONTEXTE D’USAGE »....................................................................................... 297
9.2.2 LES OBSTACLES SOCIOCULTURELS ................................................................................................................... 299
9.3 LES LIMITES D’UN MODELE COMPARATIF : DU CONTEXTE DE RECEPTION AU CONTEXTE D’USAGE ...................... 303
9.3.1 SOCIOLOGIE DES USAGES ET APPROPRIATION ..................................................................................................... 303
9.3.2 LE « POUVOIR » DES INTERNAUTES ................................................................................................................. 306
9.3.3 UNE ARTICULATION NECESSAIRE ENTRE LA (MICRO)SOCIOLOGIE DES USAGES ET LA (MACRO)SOCIOLOGIE
DES MEDIAS .............................................................................................................................................. 308
7
Chapitre 10 L’internet des Sénégalais : l’âge du « migrant connecté »
10.1 LES MIGRANTS ET INTERNET : UNE ALTERNATIVE A LA DOMINATION DES ACTEURS OCCIDENTAUX ? .................. 312
10.1.1 LES MIGRANTS SENEGALAIS ET INTERNET : UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE TRANSNATIONALE ........................................ 313
10.1.2 LES MIGRANTS ET INTERNET : UNE OFFRE DE CONTENUS ALTERNATIVE ....................................................................... 318
10.2 LE WEB SENEGALAIS, DES SEGMENTATIONS MULTIPLES ...................................................................................... 327
10.2.1 UNE SEGMENTATION GEOGRAPHIQUE : LES MIGRANTS ET LES AUTOCHTONES .............................................................. 327
10.2.2 LES « MIGRANTS CONNECTES » UNE POPULATION SPECIFIQUE AU SEIN DE LA DIASPORA ................................................. 330
10.3 THEMATISATION DE L’OFFRE ET FRAGMENTATION DES AUDIENCES SUR LE WEB SENEGALAIS............................. 335
10.3.1 VERS UNE « HYPERSEGMENTATION » DES CONTENUS ET DES VISITEURS ..................................................................... 335
10.3.2 INDIVIDUALISATION DES PARCOURS ET NOUVELLE CONFIGURATION MEDIATIQUE .......................................................... 344
10.4 LES MIGRANTS SENEGALAIS ET INTERNET : L’IDENTITE SOUS L’EMPRISE DU COMMERCE ET DU MARKETING ...... 351
10.4.1 DES FORMATS SOUS L’INFLUENCE DU MARKETING ............................................................................................... 352
10.4.2 IDENTITE ET COMMERCE ............................................................................................................................... 358
10.5 ECHANGES INTERPERSONNELS ET RESEAUX SOCIAUX EN LIGNE : D’AUTRES « ESPACES » DE CONSTRUCTION
IDENTITAIRE ........................................................................................................................................................ 361
10.5.1 L’INFLUENCE DES ESPACES D’EXPRESSION SUR LES REPRESENTATIONS DES INTERNAUTES SENEGALAIS ................................. 362
10.5.2 LA DIMENSION COMMUNICATIONNELLE AU CŒUR DE LA RELATION AVEC LE PAYS D’ORIGINE ............................................ 365
10.5.3 L’AGE DU « MIGRANT CONNECTE » ET LA CULTURE DE LA MOBILITE .......................................................................... 371
CONCLUSION…………………………………………………………………………………………………………………………………………… 375
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………………………………………………………………………….. 386
8
Initialement nous comptions baser nos travaux sur l’internet au Sénégal, mais
rapidement nous nous sommes aperçu que l’on ne pouvait circonscrire l’internet sénégalais
aux frontières du Sénégal tant les interactions entre les niveaux local et global sont
omniprésentes. Nous étudions ici un espace extraterritorial caractérisé par une forte
implication des migrants sénégalais. Omniprésents sur le réseau à la fois comme
consommateurs, producteurs et intermédiaires, ils sont, nous le verrons, des acteurs
incontournables du web. Ainsi, l’étude d’internet au Sénégal, si elle s’avère nécessaire, nous
est rapidement apparue trop limitée. C’est pourquoi nous avons entrepris d’élargir notre
champ de recherche à l’internet des Sénégalais (ou les Sénégalais et internet).
Afin d’étudier l’internet des Sénégalais, nous nous sommes dans un premier temps
légitimement tourné vers les travaux autour du développement d’internet en Afrique. Mais
ces derniers, essentiellement abordés sous le prisme de la « fracture numérique », restent
enfermés dans des approches descriptives marquées par la fascination technique,
aboutissant bien souvent à des analyses quantitatives sans fondements théoriques stables.
Aussi, en parcourant l’abondante littérature relative à internet en Afrique, en avonsnous
rapidement conclu à l’impossibilité de trouver un cadre conceptuel nous permettant de nous
inscrire pleinement dans notre champ de recherche, les Sciences de l’information et de la
communication et de mettre en perspective la relation entre médias et identités, l’angle
sous lequel nous avons choisi de structurer nos travaux.
Parallèlement, en nous tournant vers les travaux autour d’internet en France, nous
n’avons pas davantage pu trouver de cadre conceptuel en phase nos objectifs de recherche.
Certes l’approche sociopolitique du courant critique français fédéré autour de la
dénonciation de l’idéologie technique apparaît pertinent pour démystifier la « logorrhée
révolutionnaire » qui caractérise les travaux et discours autour d’internet au Sénégal, mais
elle ne permet pas de mettre en perspective la problématique identité et médias qui fait
pour nous l’originalité de ce qui se joue sur l’internet des Sénégalais. Quant aux autres
travaux se situant au macroniveau d’internet, ils s’organisent souvent de manière
sectorielle : « la politique et internet » ou encore « la musique et internet », l’ « éducation
et internet »… et, s’ils mettent en perspective des éléments intéressants, ils demeurent bien
trop éloignés du contexte sénégalais ou de la problématique médias et identité.
Au microniveau de l’usage, la sociologie des usages apparaît en France comme un
champ disciplinaire incontournable. Ce courant apparaît particulièrement adéquat pour
analyser la dimension communicationnelle (la « socialisation électronique » ou encore la
communication médiatisée par ordinateur), mais il n’est pas pertinent pour appréhender la
dimension symbolique et politique du web et donc pour saisir l’ensemble des enjeux qui se
jouent sur l’internet des Sénégalais. En se focalisant exclusivement sur le microniveau des
Introduction
9
usagers, ce champ théorique ne permet pas de mettre en lumière les logiques de
domination qui traversent le web et influencent les usages des Sénégalais. Nous nous
sommes ainsi aperçu qu’il nous fallait construire notre propre cadre de référence théorique
pour étudier l’internet des Sénégalais dans une problématique identitaire intégrant les
niveaux micro et macro et l’hétérogénéité du web.
Face à la conceptualisation encore peu transversale d’internet, nous nous sommes
aussi heurté à la tâche complexe de circonscrire et définir notre objet de recherche. Aussi,
envisageons une définition de l’internet des Sénégalais qui l’appréhende à la fois dans son
macroniveau de fonctionnement et dans ses usages.
La première dimension, celle du macroenvironnement d’internet au Sénégal intègre
notamment le « contexte de connexion », lequel renvoie à la question de l’accessibilité
physique (les modes de connexion, la répartition spatiale des points d’accès à internet …),
économique (le prix d’accès à internet…) et socioculturelle (les obstacles socioculturels
pour l’accès à internet et l’environnement socioéconomique qui génère de l’exclusion). Elle
renvoie également à la stratégie des différents acteurs qui gravitent autour d’internet au
Sénégal (la position du Président sénégalais et de l’Etat, les multinationales, la coopération
internationale, les opérateurs de télécommunication…).
La prise en compte de cette dimension n’est cependant pas suffisante pour décrire
notre objet de recherche. Et si, comme nous l’avons signalé, bon nombre de travaux relatif à
internet en Afrique se focalisent sur les infrastructures et les accès, c’est l’autre dimension,
relative aux contenus et aux usages qui constitue le cœur de notre étude et qui nous
intéresse donc particulièrement. Or, en prenant ceuxci en considération, on s’aperçoit
aisément que se pose un problème de territorialisation. C’est pourquoi notre objet de
recherche, l’Internet des Sénégalais, désigne un espace détaché du territoire sénégalais et
animé par de multiples flux d’information et de communication au sein duquel la
« proximité » géographique n’a que peu de signification. Nous verrons en effet que
l’ubiquité de l’offre engendre de nouveaux rapports au territoire : la production de contenus
est marquée par une forte implication des migrants et des multinationales occidentales ce
qui fait que les échelles géographiques s’entrecroisent, comme les pôles de réception et de
diffusion, d’autant plus qu’internet rend possible une grande proximité entre ces deux pôles
(l’usager peut facilement devenir producteur). Notons que par facilité de langage, nous
recourrons à l’internet sénégalais ou au web sénégalais pour désigner l’internet des
Sénégalais.
Nous avons retenu la sociologie des médias comme domaine de référence pour
affiner la définition du concept de « média », central dans notre thèse avec celui d’identité.
10
médias : « Toutes les techniques et tous les supports permettant aux hommes de
communiquer entre eux, de transmettre des messages aux contenus les plus variés1. »
Une vaste définition qui permet de contenir l’hétérogénéité d’internet. Cependant
nous serons amené à sérier notre étude en deux dimensions constitutives fondamentales
(même si elles ne sont pas étanches) : la dimension communicationnelle et la dimension
informationnelle (internet comme système de diffusion d’information).
Dans nos travaux, nous accorderons une attention particulière à la dimension
politique, culturelle et symbolique du web. Aussi avonsnous fait l’hypothèse que la
conceptualisation de notre objet de recherche passait par la relecture des controverses
conceptuelles autour de la communication de masse nous référant ainsi à la définition de
Dominique Wolton, pour lequel « l’existence d’un média renvoie toujours à l’existence d’une
communauté, à une vision des rapports entre l’échelle individuelle et collective et à une
certaine représentation des publics2 ». Les médias, entendus comme moyens de diffusion
d'information vers un grand nombre d'individus sans possibilité de personnalisation du
message, sont, nous le verrons dans notre parcours conceptuel et théorique, perçus comme
des « agents » influençant la construction des opinions et de l’identité des individus et des
« lieux » d’identification collective jouant dans certains travaux un rôle névralgique dans la
cohésion nationale. Cet angle d’analyse vise à nous permettre d’étudier en quoi internet
apporte des recompositions nouvelles par rapport aux médias « classiques », à savoir la
presse, la radio et la télévision, et d’évaluer le rôle d’internet en tant que média s’intégrant
dans un paysage médiatique existant et sa place dans l’espace public. Des questionnements
concomitants à notre problématique centrée sur la relation médias et identité.
L’identité est en effet un autre concept fondamental dans note étude. Nous ferons
essentiellement référence à deux niveaux de l’identité : l’identité individuelle et l’identité
collective. Pour Dominique Wolton, « l’identité collective est ce qui réunit les individus d’une
communauté, audelà de leurs inégalités sociales, et qui, au travers du partage de la langue,
de l’histoire, des symboles, des valeurs leur donne le sentiment et l’envie de défendre cette
communauté [et] dans l’histoire contemporaine l’identité collective regroupe le plus souvent
l’identité nationale, plus ou moins liée, selon les contextes, si ce n’est à l’État, du moins à des
institutions3 ».
L'identité individuelle, quant à elle, est aujourd'hui conçue comme résultat de
constructions et de stratégies, en perpétuelle recomposition tout au long de la vie du sujet.
L'identité individuelle (ou personnelle) est subjective, et renvoie le sujet à ce qu'il a d'unique,
à son individualité. Elle englobe des notions comme la conscience de soi et la représentation
1 Rieffel Rémy, Sociologie des médias, Ellipses, 2ème
édition, Paris, 2005, p. 45. 2 Wolton Dominique, L’autre mondialisation, Flammarion, Paris, 2003, p. 59.
11
de soi. JeanPaul Codol estime qu'il ne s'agit en fait que d'une « appréhension cognitive de
soi4 ».
Partant de ces définitions, nous avons décidé de retravailler les théories de
l’internationalisation des médias dans le Tiers Monde, de la globalisation culturelle et de
l’espace public, qui nous sont apparues comme les champs dans lesquels nos
questionnements pouvaient s’élaborer en vue de la construction d’un cadre conceptuel
opératoire pour problématiser la relation entre médias et identité dans le contexte
d’Internet.
Notre travail s’articulera autour de trois grandes parties. La première (chapitre 1 à 3)
renvoie à notre parcours conceptuel et théorique, la seconde (chapitre 4 et 5) concerne
l’espace médiatique sénégalais et africain et enfin dans notre dernière partie (chapitre 6 à
10) nous confronterons notre parcours conceptuel et notre cadre d’analyse avec notre objet
de recherche.
PARTIE 1 – Parcours théorique et conceptuel
Dans la première partie de la thèse, nous explorerons ainsi les développements
théoriques relatifs à l’internationalisation de l’audiovisuel dans le Tiers Monde (chapitre 1)
et à la globalisation culturelle (chapitre 2), tentant de dégager au fil des analyses les notions
fortes de ces champs conceptuels que nous jugeons intéressantes pour l’étude de l’internet
sénégalais. Nous nous demanderons par exemple en quoi les concepts d’ « échange
inégal », d’ « impérialisme culturel », d’ « audience active », de « dépendance culturelle »,
d’ « identité nationale », d’ « hybridation »… et les controverses théoriques qui les animent
peuvent être opératoires pour l’étude de notre objet de recherche.
Tout d’abord, nous opterons pour une approche sociohistorique du développement
et étudierons les travaux de la sociologie de la modernisation et les stratégies de
communication/développement qui proposent une vision occidentale et messianique du
rôle des médias sur la construction identitaire. En contrepoint de l’approche ethnocentrique
et diffusionniste des théories de communication/développement, nous verrons par la suite
que l’économie politique critique insiste sur les dangers d’aliénation des médias occidentaux
sur la construction des identités individuelles et collectives du Tiers Monde. L’ « échange
inégal » et la « violence symbolique », qui apparaissent comme des concepts forts
structurant ce champ théorique, conduisent au final à un regard alarmiste :
l’homogénéisation culturelle du monde.
12
A l’opposé des théories de la modernisation et de l’économie politique critique,
toutes deux positionnées au macroniveau du système transnational des médias, et toutes
deux consacrant, dans des registres opposés, le pouvoir des médias sur la construction
identitaire, l’Ecole britannique des Cultural Studies, en analysant les modalités de la
réception de la fiction télévisuelle transnationale et en se focalisant au microniveau des
audiences, va impulser un changement de paradigme dans l’analyse des flux médiatiques
transnationaux. Ce champ théorique insiste sur la multiplicité des décodages, conditionnés
par l’univers de réception et le quotidien des audiences. En insistant sur le caractère actif
des audiences et le contexte de réception qui conditionne l’interprétation des messages, la
montée des études microsociologiques accompagne le discrédit de l’économie politique
critique et le pouvoir d’ « irradiation idéologique » des médias.
Face à la complexification de l’ « espace monde », caractérisé par une intensification
des brassages transnationaux, de nouvelles interrogations s’imposent sur les relations entre
médias, identité et territoire. Les théories de la globalisation culturelle s’imposeront pour
décrire le système médiatique mondial. Dans la lignée des Cultural Studies, leur montée en
puissance se fait au détriment du courant critique jugé obsolète pour décrire les mutations
en cours. La rencontre de la philosophie postmoderne et des Cultural Studies accompagnera
le démantèlement du concept d’identité nationale en soulignant le caractère mouvant des
identités. La perspective d’une identité ancrée dans un territoire et reliée à des
organisations stables laisse la place à la vision d’une identité volatile, fragmentée,
déterritorialisée, hybride et en recomposition permanente. Dans un contexte saturé de flux
transnationaux, la diaspora, nous le verrons, apparaîtra comme un terreau privilégié pour
illustrer la complexité des identités modernes. Les conclusions des travaux autour des
migrants seront extrapolées pour désigner les identités contemporaines, fruits de brassages
transnationaux croissants. Nous verrons cependant que ce champ théorique, en prenant
comme une unité d’analyse l’individu libre de ses choix, piochant dans de multiples registres
lui fournissant autant de ressources culturelles pour « bricoler » son identité, aboutit à
l’éviction de toute posture critique.
Nous avons également décidé d’explorer le champ théorique Médias et Espace public
(chapitre 3) qui propose un autre regard concernant les modalités de l’influence des médias
sur la construction identitaire. Car, si les théories de l’internationalisation de l’audiovisuel et
de la globalisation culturelle mettent en lumière des tensions intéressantes entre médias et
identité, elles abordent les médias comme des objets « obscurs » aux contours flous, dont
les contenus ne sont que trop partiellement abordés. En se basant essentiellement sur
l’audiovisuel et plus particulièrement le divertissement, les analyses négligent la dimension
politique que nous jugeons pourtant incontournable. La sociologie du journalisme nous est
alors apparue comme un angle pertinent pour mieux cerner l’influence des médias sur la
construction identitaire. S’intéresser à l’opinion publique, et plus généralement à l’espace
public, c’est également s’atteler à l’étude de la construction des identités individuelles et
13
appréhender les tensions entre l’identité individuelle et collective. Et cette orientation
renforce la dimension sociologique de nos travaux en inscrivant pleinement les médias dans
le social.
PARTIE 2 – Les médias au Sénégal et en Afrique: un cadre d’analyse
Après avoir ainsi construit notre cadre théorique propre, nous avons jugé utile de
nous attarder sur l’analyse de l’espace médiatique sénégalais (chapitres 4 et 5). Certes
l’exploration de développements théoriques sur l’internationalisation des médias dans le
Tiers Monde, la globalisation culturelle et l’Espace public nous ont permis de dégager un
cadre d’analyse intéressant, mais comment observer si le web sénégalais apporte des
recompositions nouvelles autour de la dialectique médias et identité sans contextualiser
celleci dans l’espace public sénégalais ?.
Dans le chapitre 4, nous insisterons principalement, en écho aux travaux de
l’économie politique critique, à la mise en perspective des logiques de pouvoir qui traversent
l’espace médiatique sénégalais. Les rouages de la domination et de la dépendance seront
analysés à travers l’étude de l’implantation et des stratégies des médias internationaux
comme RFI. Nous verrons ainsi que les travaux de l’économie politique critique trouvent un
écho favorable dans l’espace médiatique africain, au sein duquel les risques de disparition
des identités africaines face au « rouleau compresseur » occidental sont mis en avant.
Parallèlement, nous mettrons en perspective des regards alternatifs qui décrivent avec plus
de nuances l’influence des médias internationaux.
Dans le chapitre 5, nous verrons que les travaux insistant sur la dépendance et la
domination ne reflètent pas la réalité de l’espace public et médiatique sénégalais qui
s’articule largement autour des acteurs locaux. Une analyse plus en profondeur de l’espace
médiatique sénégalais permet en effet de mieux cerner la complexité et l’hétérogénéité de
la société sénégalaise. Les disparités socioterritoriales et socioculturelles sont autant
d’obstacles qui relativisent le prisme de l’impérialisme culturel et soulignent l’importance de
contextualiser la réception. L’exposition aux médias internationaux apparaît très sélective, le
contexte de réception étant caractérisé par de multiples filtres structurels mais surtout
PARTIE 3 – Internet, le Sénégal et les Sénégalais
Après avoir élaboré notre cadre conceptuel et contextualisé la place des médias sur
le terrain sénégalais, nous consacrerons le chapitre 6 à l’analyse des discours et travaux
autour de la « fracture numérique » et d’internet au Sénégal. L’exploration sociohistorique
des thèses développementalistes réalisée dans le premier chapitre nous a permis de mettre
en lumière, dans les « nondits » des discours autour de la fracture numérique, la rémanence
d’une vision ethnocentrique, messianique et industrielle qui caractérisait la sociologie de la
modernisation. Derrière la réduction de la fracture numérique et la fascination technique se
dessine une vision occidentale du monde qui insiste lourdement sur le décalage, pire la
« fracture » avec les pays développés « hyperconnectés ». La rhétorique autour de la
fracture numérique entretient l’illusion d’un monde sans histoire et débarrassé de ses
aspérités socioculturelles, un monde engagé dans une seule et même course à sens unique
et menant à une seule forme de progrès, à une destination finale : la « société de
l’information ». Dans la lignée des approches quantitatives des thèses développementalistes,
ces travaux soutiennent, plus ou moins sciemment, un projet industriel et libéral qui rejoint
la doctrine américaine du Free flow of information. La course à l’équipement favorise en
effet de nouvelles formes de dépendances visàvis des acteurs occidentaux et
accompagnent le recul de l’Etat prôné par les institutions internationales.
Dans les chapitres 7 et 8, nous verrons que les travaux de l’économie politique
critique constituent un cadre d’analyse intéressant pour mettre en perspective les rapports
de force inégaux et les logiques de domination qui traversent le web sénégalais.
Contrairement à sa présentation unilatérale en termes de progrès décrits et acceptés par les
analyses fonctionnelles, nous avons fait l’hypothèse qu’internet méritait d’être « suspecté »
de « violence symbolique » et interrogé quant à son pouvoir d’aliénation. En retravaillant
les concepts d’« échange inégal » et de « violence symbolique », nos analyses tendent à
montrer que le web favorise l’intégration des internautes sénégalais dans un « système
symbolique occidental » imprégné par le marketing et la culture commerciale de l’Occident.
Dans le chapitre 8, dédié à l’information sénégalaise et africaine en ligne, nous que
verrons que, loin de refléter la diversité de l’espace médiatique traditionnel, internet
apparaît comme un prisme sélectif largement favorable aux acteurs internationaux. Non
seulement, les médias sénégalais en ligne sont peu nombreux mais leur présence est
« précaire ». Sur internet la forme prend une dimension particulière : la qualité graphique et
les fonctionnalités techniques apparaissent comme des nouveaux éléments de distinction
entre les acteurs et sur ce terrain, les médias internationaux, en développant une panoplie
de services et en densifiant leur offre de contenu, tendent à « déclasser » les sites
médiatiques sénégalais. De plus, internet favorise l’apparition de « nouveaux entrants »,
absents de l’espace médiatique traditionnel sénégalais et africain, qui ont investi le
15
pour se positionner sur le front de l’actualité, concurrençant les sites des médias locaux et
atténuant un peu plus leur visibilité.
Néanmoins, ces regards critiques soulignant le danger d’aliénation et la domination
nécessitent d’être nuancés, faute d’en rester à une vision dominatrice, unilatéralement
négative et pessimiste, marquée des relents de l’impérialisme culturel que nous avons
relativisé dans notre cadre théorique. C’est à quoi nous nous emploierons dans les deux
chapitres suivants. Le chapitre 9, dédié au « contexte de connexion » sénégalais, montre
que l’accès à internet est sélectif et se heurte à de multiples obstacles endogènes,
structurels mais aussi socioculturels, limitant et conditionnant fortement l’influence
d’internet sur la société sénégalaise.
Et, dans notre dernier chapitre intitulé « L’internet des Sénégalais – l’âge du
migrant connecté », c’est toute une autre dimension alternative à la domination,
transcendant l’espace physique et les représentations classiques de la relation entre médias
et identité que nous envisageons. Internet bouleverse en effet la géographie traditionnelle
de la réception des flux médiatiques sénégalais. Détachés des espaces nationaux, les médias
sénégalais présents sur le web semblent fournir aux migrants des ressources culturelles
favorisant une construction identitaire en lien avec le pays d’origine. Mais cette seule
approche s’avère insuffisante pour décrire et comprendre la complexité de la géographie du
« nouvel espace médiatique » qui se dessine autour du web sénégalais. En effet, internet
n’est pas qu’un nouveau moyen de diffusion des médias classiques et nous verrons que les
migrants sénégalais sont particulièrement actifs sur le front des contenus. Les multiples
« sites diasporiques » apparaissent comme des productions alternatives permettant
d’assurer une meilleure visibilité au Sénégal sur le web. Les sites de références ne sont plus
l’apanage des occidentaux car les migrants, en proposant des sites « hybrides » de qualité
qui empruntent des formats occidentaux acclimatés, réussissent à toucher massivement les
internautes sénégalais, principalement les migrants mais aussi de plus en plus les
autochtones.
Mais si les migrants participent incontestablement à améliorer la représentation du
Sénégal sur internet, cette tendance n’est pas neutre et conduit vers d’autres
problématiques. En effet, la densification de l’offre assurée par les migrants s’accompagne
d’une multiplication des espaces d’informations et d’une thématisation de l’offre favorisant
la segmentation des audiences. Cette fragmentation de l’offre semble nourrir et refléter
l’hétérogénéité des internautes sénégalais qui paraissent se retrouver de plus en plus autour
de communautés plus restreintes. Nous constaterons enfin que la dimension
communicationnelle du web apparaît comme une composante majeure. Une approche
médiacentrée ne permet pas en effet de refléter l’hétérogénéité des usages et notamment
l’importance des relations interpersonnelles et des réseaux sociaux en ligne qui apparaissent
17
En recherchant la littérature relative à internet en Afrique nous nous sommes
rapidement heurté à une carence théorique dans notre champ de recherche, les Sciences de
l’Information et de la Communication. En effet, les travaux autour du web africain,
essentiellement menés par des géographes et des économistes, ne mettent pas en lumière
les relations complexes entre médias et identité que nous jugeons essentielles pour l’étude
de notre objet de recherche. Sous l’emprise du déterminisme technique, ils se basent
essentiellement sur les infrastructures, occultant la question des contenus et des usages, les
processus de construction identitaire et les logiques de domination qui traversent le web
africain. De même, les nombreux développements théoriques dans la recherche française,
même s’ils suscitent de riches et denses réflexions autour d’internet, demeurent
relativement éloignés du contexte particulier de notre terrain sénégalais.
Face à ces difficultés, nous avons donc choisi de retravailler les théorisations de
l’internationalisation de l’audiovisuel dans le Tiers Monde (chapitre 1) et de la globalisation
culturelle (chapitre 2) qui nous permettront, nous en faisons l’hypothèse, de problématiser
les notionsclefs qui vont structurer nos travaux centrés sur la problématique médias et
identité. Ainsi, pensonsnous que l’exploration de cinquante années de controverses
théoriques sur l’internationalisation des médias peut être prise comme cadre de référence
pour l’analyse de notre objet de recherche. En effet, alors que ce champ théorique a suscité
une littérature dense, l’histoire est trop souvent occultée dans les analyses qui préfèrent
succomber à la tentation de la nouveauté et de la modernité. Mais plus on parle de rupture
radicale plus il faut se méfier et
Doctorat
Thomas GUIGNARD
l’Information et de la Communication
Membres du jury :
Jacques Noyer Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication
Tristan Mattelart Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication
Annie ChéneauLoquay Directrice de recherche CNRS – Géographie
3
Résumé
Afin de nous extraire du prisme technique dans lequel tendent à nous enfermer les travaux et discours liés au
développement d’internet en Afrique, nous avons retenu la sociologie des médias comme un champ théorique
particulièrement pertinent pour nos travaux. Suivant cette logique, nous avons fait l’hypothèse que les théories de
l’internationalisation des médias dans le Tiers Monde, de la globalisation culturelle et de l’espace public constituaient un
cadre d’analyse opératoire pour problématiser et sociologiser la relation entre médias et identité qui structure nos travaux.
La confrontation des controverses théoriques qui animent ces courants avec l’espace public sénégalais nous est apparue
comme une étape nécessaire pour cerner les recompositions nouvelles apportées par internet autour de la relation médias
et identité. Fort de ce cadre d’analyse, nous avons ainsi pu mettre en lumière, en analysant les « nondits » des discours sur
la fracture numérique, la rémanence d’une vision ethnocentrique, messianique et industrielle qui caractérisait la sociologie
de la modernisation. Les travaux de l’économie politique critique apparaissent également comme un prisme pertinent pour
décrire les logiques de domination et de pouvoir qui traversent le web sénégalais. En retravaillant les concepts d’« échange
inégal » et de « violence symbolique », nos analyses tendent à montrer que le web favorise l’intégration des internautes
sénégalais dans un « système symbolique occidental » saturé par le marketing. Néanmoins, ces regards critiques soulignant
le danger d’aliénation et la domination nécessitent d’être nuancés, faute d’en rester à une vision unilatéralement négative
et alarmiste. L’analyse du « contexte de connexion » montre que l’influence d’internet sur la société sénégalaise demeure
encore très limitée et conditionnelle. Les obstacles structurels et socioculturels sont autant de facteurs « immunisant » le
Sénégal contre la « colonisation » des esprits évoquée par certains chercheurs. Enfin, à travers l’étude des « migrants
connectés », c’est toute une autre dimension alternative à la domination, transcendant l’espace physique et les
représentations classiques de la relation entre médias et identité que nous envisageons. Détachée des espaces nationaux,
l’information sénégalaise en ligne est caractérisée par une multipolarisation de la réception et de la production, redessinant
ainsi les « frontières » de l’espace médiatique sénégalais. L’explosion et la fragmentation de l’offre observées nous
conduisent aussi vers d’autres problématiques : l’individualisation des usages et la segmentation de l’espace public.
Motsclés : internet, Sénégalais, médias, identité, migrants
Abstract
For our purpose, we adopted media sociology as a particularly pertinent theoretical field in order to avoid the
technical prism which tends to ensnare works and discourses related to the development of the internet in Africa. Following
this logic, we made the assumption that the theories of media internalization in developing countries, of the globalization
of culture and of the public space constitute a convenient analytical framework to study the link between media and
identity under a sociological light, which constitutes the base of this work. The confrontation between those theoretical
controversies which drive these currents with the Senegalese public space appeared as a necessary step to identify the new
recompositions brought forward by the internet within the relationship between media and identity. Once this analytical
framework set, we were able to bring out the persistence of an ethnocentric, messianic and industrial vision which is
characteristic of the sociology of modernisation through the analysis of what is unvoiced in discourses on the digital divide.
Critical and political works on economics also appear to constitute a pertinent tool to describe the logics of domination and
power which circulate throughout the Senegalese web. By rethinking the concepts of ‘unfair exchange’ and of ‘symbolical
violence’, our analyses tend to show that the web encourages the integration of Senegalese internet users within a
‘symbolical Western system’ that is saturated by marketing. However, it is necessary to qualify the critical approaches
which underline the risk of alienation and domination to avoid stagnating in a unilaterally negative and alarmist scope. A
close analysis of the reception context demonstrates that the influence of the internet on the Senegalese society still
remains limited and conditional. Structural and sociocultural obstacles ‘immunize’ Senegal against the ‘mindcolonisation’
described by some researchers. Finally, by studying the ‘online migrants’, we can envisage a whole new alternative
dimension which transcends physical space and the classical representations of the link between media and identity. Online
Senegalese information, escaping national limits, is characterised by a multipolarisation of reception and production, thus
redrawing the ‘borders’ of the Senegalese media territory. The boom and the fragmentation of supply also lead us to other
questions: the individualization of practices and the segmentation of public space.
Key words : internet, Senegalese, media, identity, migrants
PARTIE 1 – Parcours théorique et conceptuel
CHAPITRE 1 – L’identité à travers le prisme des théories de l’internationalisation de l’audiovisuel
dans le Tiers Monde
1.1 LE « DEVELOPPEMENT » ET LE TIERS MONDE : UNE VISION ETHNOCENTRIQUE DU MONDE ................................. 18
1.1.1 TIERS MONDE ET DEVELOPPEMENT : UNE APPROCHE MONOLITHIQUE ET LINEAIRE .......................................................... 19
1.1.2 OCCIDENTALISATION DU TIERS MONDE : UNE VISION MESSIANIQUE DU ROLE DES MEDIAS SUR LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE .. 26
1.2 L’ « IMPERIALISME CULTUREL », UNE VISION ALIENANTE DES MEDIAS OCCIDENTAUX SUR LA CONSTRUCTION
IDENTITAIRE .......................................................................................................................................................... 35
1.3 L’IDENTITE NATIONALE : L’ETAT COMME REMPART IDENTITAIRE .......................................................................... 44
1.3.1 RESISTANCES ET IDENTITES AU MACRONIVEAU DES ETATS ....................................................................................... 45
1.3.2 L’AMBIGUÏTE DE L’IDENTITE NATIONALE .............................................................................................................. 48
1.4 RESISTANCES AU NIVEAU DE LA RECEPTION : « NEGOCIATIONS IDENTITAIRES » .................................................... 51
1.4.1 LA QUESTION DES SUJETS ET LA RECEPTION : APPROCHE MICROSOCIOLOGIQUE .............................................................. 52
1.4.2 CRITIQUES DES ETUDES MICROSOCIOLOGIQUES ..................................................................................................... 54
CHAPITRE 2 – Médias et territoire : l’identité à l’épreuve de la globalisation
2.1 UNE GLOBALISATION APATRIDE ............................................................................................................................ 61
2.1.1 UNE GLOBALISATION LIBERALE ......................................................................................................................... 61
2.1.2 DISCONTINUITE GEOGRAPHIQUE ET IDENTITE ....................................................................................................... 68
2.1.3 LES THEORIES DE L’HYBRIDATION ...................................................................................................................... 72
2.2 LE MIGRANT, ARCHETYPE DES NOUVELLES MODALITES DE LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE ................................. 76
2.2.1 « DIASPORA » ............................................................................................................................................ 77
2.2.2 MEDIAS TRANSNATIONAUX ET MIGRANTS TURCS EN EUROPE : UN EXEMPLE RICHE D’ENSEIGNEMENTS ................................. 80
CHAPITRE 3 – Identité, médias et espace public
3.1 ESPACE PUBLIC ET MEDIAS .................................................................................................................................... 87
3.1.1 DEFINITION DES CONCEPTS : DE L’OPINION PUBLIQUE A L’ESPACE PUBLIC ..................................................................... 87
3.1.2 UN ESPACE PUBLIC ELARGI : NOUVELLES CONFIGURATIONS ET NOUVELLES MODALITES DE L’EXPRESSION DE L’OPINION PUBLIQUE 90
3.2 LE ROLE DES MEDIAS SUR L’OPINION PUBLIQUE ET DANS L’ESPACE PUBLIC ........................................................... 91
3.2.1 LE ROLE DES MEDIAS SUR L’OPINION PUBLIQUE ..................................................................................................... 92
3.2.2 MEDIAS, ESPACE PUBLIC, TERRITOIRE ET IDENTITE ................................................................................................. 98
5
PARTIE 2 – Les médias au Sénégal et en Afrique: un cadre d’analyse
Chapitre 4 – L’espace médiatique sénégalais et africain : impérialisme et dépendance
4.1 L’OCCIDENT ET LES MEDIAS EN AFRIQUE .............................................................................................................. 106
4.1.1 LES MEDIAS EN AFRIQUE ET AU SENEGAL : L’ADMINISTRATION COLONIALE AU CŒUR DU DISPOSITIF .................................. 106
4.1.2 INTRODUCTION ET ANCRAGE DES MEDIAS AUDIOVISUELS : GEOPOLITIQUE ET NEOCOLONIALISME ..................................... 112
4.2 LES MEDIAS INTERNATIONAUX : LES ROUAGES DE LA DOMINATION ................................................................... 117
4.2.1 RADIO FRANCE INTERNATIONALE, UNE STRATEGIE OFFENSIVE EN AFRIQUE ................................................................. 117
4.2.2 LA FOURNITURE DE CONTENUS ET LA MAITRISE DE L’INFRASTRUCTURE DE DIFFUSION AU CŒUR DE
L’ECHANGE INEGAL ..................................................................................................................................... 122
4.3 LES CRITIQUES SUSCITEES PAR LES MEDIAS INTERNATIONAUX ............................................................................ 126
4.3.1 LES MEDIAS ETRANGERS VUS COMME PROCESSUS D’OCCIDENTALISATION DE L’AFRIQUE ................................................. 127
4.3.2 DES REGARDS ALTERNATIFS SUR LA DOMINATION ................................................................................................ 131
CHAPITRE 5 – Espace public et médias au Sénégal
5.1 L’EMPRISE DU POUVOIR SUR LES MEDIAS AU SENEGAL : LA DEFENSE DE L’UNITE NATIONALE ............................. 136
5.1.1 MEDIAS, POUVOIR ET TERRITOIRE : LA SOUVERAINETE NATIONALE EN QUESTION .......................................................... 136
5.1.2 L’ESPACE MEDIATIQUE SENEGALAIS, UNE LENTE EVOLUTION VERS LE PLURALISME......................................................... 140
5.1.3 LES MEDIAS PRIVES SENEGALAIS, UNE INTRODUCTION ATTENDUE ............................................................................. 143
5.2 MEDIAS ET DEMOCRATIE AU SENEGAL : UNE NOUVELLE CONFIGURATION DE L’ESPACE PUBLIC .......................... 149
5.2.1 SOCIETE CIVILE, « PAROLE ORDINAIRE » ET OPINION PUBLIQUE AU SENEGAL ............................................................... 150
5.2.2 LA POLITIQUE AU CŒUR DE L’AGENDA MEDIATIQUE SENEGALAIS .............................................................................. 153
5.3 UN CONTEXTE DE RECEPTION ATYPIQUE : UNE EXPOSITION MEDIATIQUE SELECTIVE .......................................... 155
5.3.1 LE SENEGAL, UN TERRITOIRE MARQUE PAR DES EXTREMES .................................................................................... 156
5.3.2 USAGES ET RECEPTION : UNE COUVERTURE MEDIATIQUE SELECTIVE .......................................................................... 160
5.3.3 RECEPTION ET MEDIAS INTERNATIONAUX : UNE PENETRATION LIMITEE ...................................................................... 165
PARTIE 3 – Internet, le Sénégal et les Sénégalais
CHAPITRE 6 – Réduction de la « fracture numérique » et développement : une vision
ethnocentrique, messianique et industrielle
6.1 FRACTURE NUMERIQUE ET IDEOLOGIE TECHNIQUE : LA FASCINATION AU PERIL DE LA CRITIQUE ........................ 176
6.1.1 INTERNET, UNE « REVOLUTION TOTALE » .......................................................................................................... 176
6.1.2 INTERNET AU SENEGAL, UNE « REVOLUTION » DANS L’ESPACE MEDIATIQUE SENEGALAIS ............................................... 182
6.1.3 L’EMERGENCE D’UNE « ECIVILISATION » ......................................................................................................... 188
6.2 LA « REDUCTION DE LA FRACTURE NUMERIQUE », UN NOUVEAU VECTEUR DE L’IMPERIALISME OCCIDENTAL .... 191
6.2.1 « LA FRACTURE NUMERIQUE », UNE COURSE A L’EQUIPEMENT ............................................................................... 191
6.2.2 LA REDUCTION DE LA « FRACTURE NUMERIQUE » : UN PROJET INDUSTRIEL AU BENEFICE DES MULTINATIONALES OCCIDENTALES 197
6
CHAPITRE 7 Le web sénégalais : échange inégal et emprise du marketing
7.1 LES SITES AFRICAINS ET SENEGALAIS EN LIGNE : UNE PRODUCTION INEGALE ET PARADOXALE ............................ 212
7.1.1 UNE PRESENCE MARGINALE DE L’AFRIQUE ET DU SENEGAL SUR LE RESEAU MONDIAL ..................................................... 212
7.1.2 LA PRODUCTION « SENEGALAISE » EN LIGNE : COMMERCE ET TOURISME ................................................................... 218
7.1.3 REPRESENTATION DU SENEGAL SUR LES MOTEURS DE RECHERCHE : UNE VISION PRATIQUE ET TOURISTIQUE ......................... 226
7.2 L’EMPRISE DU MARKETING ET DE LA PUBLICITE SUR LE WEB SENEGALAIS ........................................................... 233
7.2.1 LE WEB SENEGALAIS, UNE « VITRINE » DU « TEMPLE MARCHAND » OCCIDENTAL ......................................................... 234
7.2.2 UN « ENVIRONNEMENT TOTAL » SATURE PAR LE MARKETING ................................................................................. 241
7.2.3 INTERNET ET LA PREPARATION AU DEPART « REVE » ............................................................................................ 245
Chapitre 8 – Les médias sénégalais et internet : « déclassement » et « nouveaux entrants »
8.1 UN PAYSAGE MEDIATIQUE EN LIGNE CONTRASTE ET INEGALITAIRE ..................................................................... 254
8.1.1 UNE REPRESENTATION MARGINALE ET SELECTIVE DES MEDIAS EN LIGNE ..................................................................... 254
8.1.2 « DECLASSEMENT » DES SITES MEDIATIQUES SENEGALAIS ET AFRICAINS .................................................................... 259
8.2 INTERNET, UN NOUVEL ESPACE DE DISTINCTION POUR LES MEDIAS INTERNATIONAUX ...................................... 266
8.2.1 LA « PUISSANCE » DES SITES DES MEDIAS INTERNATIONAUX ................................................................................... 266
8.2.2 LES INTERNAUTES AFRICAINS COMME CŒUR DE CIBLE ........................................................................................... 270
8.3 LES « NOUVEAUX ENTRANTS » SUR LE FRONT DE L’INFORMATION SENEGALAISE EN LIGNE ................................. 276
8.3.1 SENTOO, UNE REUSSITE SOUS INFLUENCE OCCIDENTALE ......................................................................................... 276
8.3.2 D’AUTRES « NOUVEAUX ENTRANTS » .............................................................................................................. 279
Chapitre 9 Le « contexte de connexion » sénégalais : les limites du prisme de l’impérialisme
culturel
9.1 L’IMMUNITE STRUCTURELLE ................................................................................................................................ 284
9.1.1 DU TELEPHONE A INTERNET, DES INEGALITES SOCIOTERRITORIALES PROFONDES .......................................................... 284
9.1.2 UNE CONNEXION SELECTIVE .......................................................................................................................... 291
9.2 L’ IMMUNITE CONTRAINTE ET SOCIOCULTURELLE ............................................................................................... 297
9.2.1 « IMMUNITE » CONTRAINTE ET « CONTEXTE D’USAGE »....................................................................................... 297
9.2.2 LES OBSTACLES SOCIOCULTURELS ................................................................................................................... 299
9.3 LES LIMITES D’UN MODELE COMPARATIF : DU CONTEXTE DE RECEPTION AU CONTEXTE D’USAGE ...................... 303
9.3.1 SOCIOLOGIE DES USAGES ET APPROPRIATION ..................................................................................................... 303
9.3.2 LE « POUVOIR » DES INTERNAUTES ................................................................................................................. 306
9.3.3 UNE ARTICULATION NECESSAIRE ENTRE LA (MICRO)SOCIOLOGIE DES USAGES ET LA (MACRO)SOCIOLOGIE
DES MEDIAS .............................................................................................................................................. 308
7
Chapitre 10 L’internet des Sénégalais : l’âge du « migrant connecté »
10.1 LES MIGRANTS ET INTERNET : UNE ALTERNATIVE A LA DOMINATION DES ACTEURS OCCIDENTAUX ? .................. 312
10.1.1 LES MIGRANTS SENEGALAIS ET INTERNET : UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE TRANSNATIONALE ........................................ 313
10.1.2 LES MIGRANTS ET INTERNET : UNE OFFRE DE CONTENUS ALTERNATIVE ....................................................................... 318
10.2 LE WEB SENEGALAIS, DES SEGMENTATIONS MULTIPLES ...................................................................................... 327
10.2.1 UNE SEGMENTATION GEOGRAPHIQUE : LES MIGRANTS ET LES AUTOCHTONES .............................................................. 327
10.2.2 LES « MIGRANTS CONNECTES » UNE POPULATION SPECIFIQUE AU SEIN DE LA DIASPORA ................................................. 330
10.3 THEMATISATION DE L’OFFRE ET FRAGMENTATION DES AUDIENCES SUR LE WEB SENEGALAIS............................. 335
10.3.1 VERS UNE « HYPERSEGMENTATION » DES CONTENUS ET DES VISITEURS ..................................................................... 335
10.3.2 INDIVIDUALISATION DES PARCOURS ET NOUVELLE CONFIGURATION MEDIATIQUE .......................................................... 344
10.4 LES MIGRANTS SENEGALAIS ET INTERNET : L’IDENTITE SOUS L’EMPRISE DU COMMERCE ET DU MARKETING ...... 351
10.4.1 DES FORMATS SOUS L’INFLUENCE DU MARKETING ............................................................................................... 352
10.4.2 IDENTITE ET COMMERCE ............................................................................................................................... 358
10.5 ECHANGES INTERPERSONNELS ET RESEAUX SOCIAUX EN LIGNE : D’AUTRES « ESPACES » DE CONSTRUCTION
IDENTITAIRE ........................................................................................................................................................ 361
10.5.1 L’INFLUENCE DES ESPACES D’EXPRESSION SUR LES REPRESENTATIONS DES INTERNAUTES SENEGALAIS ................................. 362
10.5.2 LA DIMENSION COMMUNICATIONNELLE AU CŒUR DE LA RELATION AVEC LE PAYS D’ORIGINE ............................................ 365
10.5.3 L’AGE DU « MIGRANT CONNECTE » ET LA CULTURE DE LA MOBILITE .......................................................................... 371
CONCLUSION…………………………………………………………………………………………………………………………………………… 375
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………………………………………………………………………….. 386
8
Initialement nous comptions baser nos travaux sur l’internet au Sénégal, mais
rapidement nous nous sommes aperçu que l’on ne pouvait circonscrire l’internet sénégalais
aux frontières du Sénégal tant les interactions entre les niveaux local et global sont
omniprésentes. Nous étudions ici un espace extraterritorial caractérisé par une forte
implication des migrants sénégalais. Omniprésents sur le réseau à la fois comme
consommateurs, producteurs et intermédiaires, ils sont, nous le verrons, des acteurs
incontournables du web. Ainsi, l’étude d’internet au Sénégal, si elle s’avère nécessaire, nous
est rapidement apparue trop limitée. C’est pourquoi nous avons entrepris d’élargir notre
champ de recherche à l’internet des Sénégalais (ou les Sénégalais et internet).
Afin d’étudier l’internet des Sénégalais, nous nous sommes dans un premier temps
légitimement tourné vers les travaux autour du développement d’internet en Afrique. Mais
ces derniers, essentiellement abordés sous le prisme de la « fracture numérique », restent
enfermés dans des approches descriptives marquées par la fascination technique,
aboutissant bien souvent à des analyses quantitatives sans fondements théoriques stables.
Aussi, en parcourant l’abondante littérature relative à internet en Afrique, en avonsnous
rapidement conclu à l’impossibilité de trouver un cadre conceptuel nous permettant de nous
inscrire pleinement dans notre champ de recherche, les Sciences de l’information et de la
communication et de mettre en perspective la relation entre médias et identités, l’angle
sous lequel nous avons choisi de structurer nos travaux.
Parallèlement, en nous tournant vers les travaux autour d’internet en France, nous
n’avons pas davantage pu trouver de cadre conceptuel en phase nos objectifs de recherche.
Certes l’approche sociopolitique du courant critique français fédéré autour de la
dénonciation de l’idéologie technique apparaît pertinent pour démystifier la « logorrhée
révolutionnaire » qui caractérise les travaux et discours autour d’internet au Sénégal, mais
elle ne permet pas de mettre en perspective la problématique identité et médias qui fait
pour nous l’originalité de ce qui se joue sur l’internet des Sénégalais. Quant aux autres
travaux se situant au macroniveau d’internet, ils s’organisent souvent de manière
sectorielle : « la politique et internet » ou encore « la musique et internet », l’ « éducation
et internet »… et, s’ils mettent en perspective des éléments intéressants, ils demeurent bien
trop éloignés du contexte sénégalais ou de la problématique médias et identité.
Au microniveau de l’usage, la sociologie des usages apparaît en France comme un
champ disciplinaire incontournable. Ce courant apparaît particulièrement adéquat pour
analyser la dimension communicationnelle (la « socialisation électronique » ou encore la
communication médiatisée par ordinateur), mais il n’est pas pertinent pour appréhender la
dimension symbolique et politique du web et donc pour saisir l’ensemble des enjeux qui se
jouent sur l’internet des Sénégalais. En se focalisant exclusivement sur le microniveau des
Introduction
9
usagers, ce champ théorique ne permet pas de mettre en lumière les logiques de
domination qui traversent le web et influencent les usages des Sénégalais. Nous nous
sommes ainsi aperçu qu’il nous fallait construire notre propre cadre de référence théorique
pour étudier l’internet des Sénégalais dans une problématique identitaire intégrant les
niveaux micro et macro et l’hétérogénéité du web.
Face à la conceptualisation encore peu transversale d’internet, nous nous sommes
aussi heurté à la tâche complexe de circonscrire et définir notre objet de recherche. Aussi,
envisageons une définition de l’internet des Sénégalais qui l’appréhende à la fois dans son
macroniveau de fonctionnement et dans ses usages.
La première dimension, celle du macroenvironnement d’internet au Sénégal intègre
notamment le « contexte de connexion », lequel renvoie à la question de l’accessibilité
physique (les modes de connexion, la répartition spatiale des points d’accès à internet …),
économique (le prix d’accès à internet…) et socioculturelle (les obstacles socioculturels
pour l’accès à internet et l’environnement socioéconomique qui génère de l’exclusion). Elle
renvoie également à la stratégie des différents acteurs qui gravitent autour d’internet au
Sénégal (la position du Président sénégalais et de l’Etat, les multinationales, la coopération
internationale, les opérateurs de télécommunication…).
La prise en compte de cette dimension n’est cependant pas suffisante pour décrire
notre objet de recherche. Et si, comme nous l’avons signalé, bon nombre de travaux relatif à
internet en Afrique se focalisent sur les infrastructures et les accès, c’est l’autre dimension,
relative aux contenus et aux usages qui constitue le cœur de notre étude et qui nous
intéresse donc particulièrement. Or, en prenant ceuxci en considération, on s’aperçoit
aisément que se pose un problème de territorialisation. C’est pourquoi notre objet de
recherche, l’Internet des Sénégalais, désigne un espace détaché du territoire sénégalais et
animé par de multiples flux d’information et de communication au sein duquel la
« proximité » géographique n’a que peu de signification. Nous verrons en effet que
l’ubiquité de l’offre engendre de nouveaux rapports au territoire : la production de contenus
est marquée par une forte implication des migrants et des multinationales occidentales ce
qui fait que les échelles géographiques s’entrecroisent, comme les pôles de réception et de
diffusion, d’autant plus qu’internet rend possible une grande proximité entre ces deux pôles
(l’usager peut facilement devenir producteur). Notons que par facilité de langage, nous
recourrons à l’internet sénégalais ou au web sénégalais pour désigner l’internet des
Sénégalais.
Nous avons retenu la sociologie des médias comme domaine de référence pour
affiner la définition du concept de « média », central dans notre thèse avec celui d’identité.
10
médias : « Toutes les techniques et tous les supports permettant aux hommes de
communiquer entre eux, de transmettre des messages aux contenus les plus variés1. »
Une vaste définition qui permet de contenir l’hétérogénéité d’internet. Cependant
nous serons amené à sérier notre étude en deux dimensions constitutives fondamentales
(même si elles ne sont pas étanches) : la dimension communicationnelle et la dimension
informationnelle (internet comme système de diffusion d’information).
Dans nos travaux, nous accorderons une attention particulière à la dimension
politique, culturelle et symbolique du web. Aussi avonsnous fait l’hypothèse que la
conceptualisation de notre objet de recherche passait par la relecture des controverses
conceptuelles autour de la communication de masse nous référant ainsi à la définition de
Dominique Wolton, pour lequel « l’existence d’un média renvoie toujours à l’existence d’une
communauté, à une vision des rapports entre l’échelle individuelle et collective et à une
certaine représentation des publics2 ». Les médias, entendus comme moyens de diffusion
d'information vers un grand nombre d'individus sans possibilité de personnalisation du
message, sont, nous le verrons dans notre parcours conceptuel et théorique, perçus comme
des « agents » influençant la construction des opinions et de l’identité des individus et des
« lieux » d’identification collective jouant dans certains travaux un rôle névralgique dans la
cohésion nationale. Cet angle d’analyse vise à nous permettre d’étudier en quoi internet
apporte des recompositions nouvelles par rapport aux médias « classiques », à savoir la
presse, la radio et la télévision, et d’évaluer le rôle d’internet en tant que média s’intégrant
dans un paysage médiatique existant et sa place dans l’espace public. Des questionnements
concomitants à notre problématique centrée sur la relation médias et identité.
L’identité est en effet un autre concept fondamental dans note étude. Nous ferons
essentiellement référence à deux niveaux de l’identité : l’identité individuelle et l’identité
collective. Pour Dominique Wolton, « l’identité collective est ce qui réunit les individus d’une
communauté, audelà de leurs inégalités sociales, et qui, au travers du partage de la langue,
de l’histoire, des symboles, des valeurs leur donne le sentiment et l’envie de défendre cette
communauté [et] dans l’histoire contemporaine l’identité collective regroupe le plus souvent
l’identité nationale, plus ou moins liée, selon les contextes, si ce n’est à l’État, du moins à des
institutions3 ».
L'identité individuelle, quant à elle, est aujourd'hui conçue comme résultat de
constructions et de stratégies, en perpétuelle recomposition tout au long de la vie du sujet.
L'identité individuelle (ou personnelle) est subjective, et renvoie le sujet à ce qu'il a d'unique,
à son individualité. Elle englobe des notions comme la conscience de soi et la représentation
1 Rieffel Rémy, Sociologie des médias, Ellipses, 2ème
édition, Paris, 2005, p. 45. 2 Wolton Dominique, L’autre mondialisation, Flammarion, Paris, 2003, p. 59.
11
de soi. JeanPaul Codol estime qu'il ne s'agit en fait que d'une « appréhension cognitive de
soi4 ».
Partant de ces définitions, nous avons décidé de retravailler les théories de
l’internationalisation des médias dans le Tiers Monde, de la globalisation culturelle et de
l’espace public, qui nous sont apparues comme les champs dans lesquels nos
questionnements pouvaient s’élaborer en vue de la construction d’un cadre conceptuel
opératoire pour problématiser la relation entre médias et identité dans le contexte
d’Internet.
Notre travail s’articulera autour de trois grandes parties. La première (chapitre 1 à 3)
renvoie à notre parcours conceptuel et théorique, la seconde (chapitre 4 et 5) concerne
l’espace médiatique sénégalais et africain et enfin dans notre dernière partie (chapitre 6 à
10) nous confronterons notre parcours conceptuel et notre cadre d’analyse avec notre objet
de recherche.
PARTIE 1 – Parcours théorique et conceptuel
Dans la première partie de la thèse, nous explorerons ainsi les développements
théoriques relatifs à l’internationalisation de l’audiovisuel dans le Tiers Monde (chapitre 1)
et à la globalisation culturelle (chapitre 2), tentant de dégager au fil des analyses les notions
fortes de ces champs conceptuels que nous jugeons intéressantes pour l’étude de l’internet
sénégalais. Nous nous demanderons par exemple en quoi les concepts d’ « échange
inégal », d’ « impérialisme culturel », d’ « audience active », de « dépendance culturelle »,
d’ « identité nationale », d’ « hybridation »… et les controverses théoriques qui les animent
peuvent être opératoires pour l’étude de notre objet de recherche.
Tout d’abord, nous opterons pour une approche sociohistorique du développement
et étudierons les travaux de la sociologie de la modernisation et les stratégies de
communication/développement qui proposent une vision occidentale et messianique du
rôle des médias sur la construction identitaire. En contrepoint de l’approche ethnocentrique
et diffusionniste des théories de communication/développement, nous verrons par la suite
que l’économie politique critique insiste sur les dangers d’aliénation des médias occidentaux
sur la construction des identités individuelles et collectives du Tiers Monde. L’ « échange
inégal » et la « violence symbolique », qui apparaissent comme des concepts forts
structurant ce champ théorique, conduisent au final à un regard alarmiste :
l’homogénéisation culturelle du monde.
12
A l’opposé des théories de la modernisation et de l’économie politique critique,
toutes deux positionnées au macroniveau du système transnational des médias, et toutes
deux consacrant, dans des registres opposés, le pouvoir des médias sur la construction
identitaire, l’Ecole britannique des Cultural Studies, en analysant les modalités de la
réception de la fiction télévisuelle transnationale et en se focalisant au microniveau des
audiences, va impulser un changement de paradigme dans l’analyse des flux médiatiques
transnationaux. Ce champ théorique insiste sur la multiplicité des décodages, conditionnés
par l’univers de réception et le quotidien des audiences. En insistant sur le caractère actif
des audiences et le contexte de réception qui conditionne l’interprétation des messages, la
montée des études microsociologiques accompagne le discrédit de l’économie politique
critique et le pouvoir d’ « irradiation idéologique » des médias.
Face à la complexification de l’ « espace monde », caractérisé par une intensification
des brassages transnationaux, de nouvelles interrogations s’imposent sur les relations entre
médias, identité et territoire. Les théories de la globalisation culturelle s’imposeront pour
décrire le système médiatique mondial. Dans la lignée des Cultural Studies, leur montée en
puissance se fait au détriment du courant critique jugé obsolète pour décrire les mutations
en cours. La rencontre de la philosophie postmoderne et des Cultural Studies accompagnera
le démantèlement du concept d’identité nationale en soulignant le caractère mouvant des
identités. La perspective d’une identité ancrée dans un territoire et reliée à des
organisations stables laisse la place à la vision d’une identité volatile, fragmentée,
déterritorialisée, hybride et en recomposition permanente. Dans un contexte saturé de flux
transnationaux, la diaspora, nous le verrons, apparaîtra comme un terreau privilégié pour
illustrer la complexité des identités modernes. Les conclusions des travaux autour des
migrants seront extrapolées pour désigner les identités contemporaines, fruits de brassages
transnationaux croissants. Nous verrons cependant que ce champ théorique, en prenant
comme une unité d’analyse l’individu libre de ses choix, piochant dans de multiples registres
lui fournissant autant de ressources culturelles pour « bricoler » son identité, aboutit à
l’éviction de toute posture critique.
Nous avons également décidé d’explorer le champ théorique Médias et Espace public
(chapitre 3) qui propose un autre regard concernant les modalités de l’influence des médias
sur la construction identitaire. Car, si les théories de l’internationalisation de l’audiovisuel et
de la globalisation culturelle mettent en lumière des tensions intéressantes entre médias et
identité, elles abordent les médias comme des objets « obscurs » aux contours flous, dont
les contenus ne sont que trop partiellement abordés. En se basant essentiellement sur
l’audiovisuel et plus particulièrement le divertissement, les analyses négligent la dimension
politique que nous jugeons pourtant incontournable. La sociologie du journalisme nous est
alors apparue comme un angle pertinent pour mieux cerner l’influence des médias sur la
construction identitaire. S’intéresser à l’opinion publique, et plus généralement à l’espace
public, c’est également s’atteler à l’étude de la construction des identités individuelles et
13
appréhender les tensions entre l’identité individuelle et collective. Et cette orientation
renforce la dimension sociologique de nos travaux en inscrivant pleinement les médias dans
le social.
PARTIE 2 – Les médias au Sénégal et en Afrique: un cadre d’analyse
Après avoir ainsi construit notre cadre théorique propre, nous avons jugé utile de
nous attarder sur l’analyse de l’espace médiatique sénégalais (chapitres 4 et 5). Certes
l’exploration de développements théoriques sur l’internationalisation des médias dans le
Tiers Monde, la globalisation culturelle et l’Espace public nous ont permis de dégager un
cadre d’analyse intéressant, mais comment observer si le web sénégalais apporte des
recompositions nouvelles autour de la dialectique médias et identité sans contextualiser
celleci dans l’espace public sénégalais ?.
Dans le chapitre 4, nous insisterons principalement, en écho aux travaux de
l’économie politique critique, à la mise en perspective des logiques de pouvoir qui traversent
l’espace médiatique sénégalais. Les rouages de la domination et de la dépendance seront
analysés à travers l’étude de l’implantation et des stratégies des médias internationaux
comme RFI. Nous verrons ainsi que les travaux de l’économie politique critique trouvent un
écho favorable dans l’espace médiatique africain, au sein duquel les risques de disparition
des identités africaines face au « rouleau compresseur » occidental sont mis en avant.
Parallèlement, nous mettrons en perspective des regards alternatifs qui décrivent avec plus
de nuances l’influence des médias internationaux.
Dans le chapitre 5, nous verrons que les travaux insistant sur la dépendance et la
domination ne reflètent pas la réalité de l’espace public et médiatique sénégalais qui
s’articule largement autour des acteurs locaux. Une analyse plus en profondeur de l’espace
médiatique sénégalais permet en effet de mieux cerner la complexité et l’hétérogénéité de
la société sénégalaise. Les disparités socioterritoriales et socioculturelles sont autant
d’obstacles qui relativisent le prisme de l’impérialisme culturel et soulignent l’importance de
contextualiser la réception. L’exposition aux médias internationaux apparaît très sélective, le
contexte de réception étant caractérisé par de multiples filtres structurels mais surtout
PARTIE 3 – Internet, le Sénégal et les Sénégalais
Après avoir élaboré notre cadre conceptuel et contextualisé la place des médias sur
le terrain sénégalais, nous consacrerons le chapitre 6 à l’analyse des discours et travaux
autour de la « fracture numérique » et d’internet au Sénégal. L’exploration sociohistorique
des thèses développementalistes réalisée dans le premier chapitre nous a permis de mettre
en lumière, dans les « nondits » des discours autour de la fracture numérique, la rémanence
d’une vision ethnocentrique, messianique et industrielle qui caractérisait la sociologie de la
modernisation. Derrière la réduction de la fracture numérique et la fascination technique se
dessine une vision occidentale du monde qui insiste lourdement sur le décalage, pire la
« fracture » avec les pays développés « hyperconnectés ». La rhétorique autour de la
fracture numérique entretient l’illusion d’un monde sans histoire et débarrassé de ses
aspérités socioculturelles, un monde engagé dans une seule et même course à sens unique
et menant à une seule forme de progrès, à une destination finale : la « société de
l’information ». Dans la lignée des approches quantitatives des thèses développementalistes,
ces travaux soutiennent, plus ou moins sciemment, un projet industriel et libéral qui rejoint
la doctrine américaine du Free flow of information. La course à l’équipement favorise en
effet de nouvelles formes de dépendances visàvis des acteurs occidentaux et
accompagnent le recul de l’Etat prôné par les institutions internationales.
Dans les chapitres 7 et 8, nous verrons que les travaux de l’économie politique
critique constituent un cadre d’analyse intéressant pour mettre en perspective les rapports
de force inégaux et les logiques de domination qui traversent le web sénégalais.
Contrairement à sa présentation unilatérale en termes de progrès décrits et acceptés par les
analyses fonctionnelles, nous avons fait l’hypothèse qu’internet méritait d’être « suspecté »
de « violence symbolique » et interrogé quant à son pouvoir d’aliénation. En retravaillant
les concepts d’« échange inégal » et de « violence symbolique », nos analyses tendent à
montrer que le web favorise l’intégration des internautes sénégalais dans un « système
symbolique occidental » imprégné par le marketing et la culture commerciale de l’Occident.
Dans le chapitre 8, dédié à l’information sénégalaise et africaine en ligne, nous que
verrons que, loin de refléter la diversité de l’espace médiatique traditionnel, internet
apparaît comme un prisme sélectif largement favorable aux acteurs internationaux. Non
seulement, les médias sénégalais en ligne sont peu nombreux mais leur présence est
« précaire ». Sur internet la forme prend une dimension particulière : la qualité graphique et
les fonctionnalités techniques apparaissent comme des nouveaux éléments de distinction
entre les acteurs et sur ce terrain, les médias internationaux, en développant une panoplie
de services et en densifiant leur offre de contenu, tendent à « déclasser » les sites
médiatiques sénégalais. De plus, internet favorise l’apparition de « nouveaux entrants »,
absents de l’espace médiatique traditionnel sénégalais et africain, qui ont investi le
15
pour se positionner sur le front de l’actualité, concurrençant les sites des médias locaux et
atténuant un peu plus leur visibilité.
Néanmoins, ces regards critiques soulignant le danger d’aliénation et la domination
nécessitent d’être nuancés, faute d’en rester à une vision dominatrice, unilatéralement
négative et pessimiste, marquée des relents de l’impérialisme culturel que nous avons
relativisé dans notre cadre théorique. C’est à quoi nous nous emploierons dans les deux
chapitres suivants. Le chapitre 9, dédié au « contexte de connexion » sénégalais, montre
que l’accès à internet est sélectif et se heurte à de multiples obstacles endogènes,
structurels mais aussi socioculturels, limitant et conditionnant fortement l’influence
d’internet sur la société sénégalaise.
Et, dans notre dernier chapitre intitulé « L’internet des Sénégalais – l’âge du
migrant connecté », c’est toute une autre dimension alternative à la domination,
transcendant l’espace physique et les représentations classiques de la relation entre médias
et identité que nous envisageons. Internet bouleverse en effet la géographie traditionnelle
de la réception des flux médiatiques sénégalais. Détachés des espaces nationaux, les médias
sénégalais présents sur le web semblent fournir aux migrants des ressources culturelles
favorisant une construction identitaire en lien avec le pays d’origine. Mais cette seule
approche s’avère insuffisante pour décrire et comprendre la complexité de la géographie du
« nouvel espace médiatique » qui se dessine autour du web sénégalais. En effet, internet
n’est pas qu’un nouveau moyen de diffusion des médias classiques et nous verrons que les
migrants sénégalais sont particulièrement actifs sur le front des contenus. Les multiples
« sites diasporiques » apparaissent comme des productions alternatives permettant
d’assurer une meilleure visibilité au Sénégal sur le web. Les sites de références ne sont plus
l’apanage des occidentaux car les migrants, en proposant des sites « hybrides » de qualité
qui empruntent des formats occidentaux acclimatés, réussissent à toucher massivement les
internautes sénégalais, principalement les migrants mais aussi de plus en plus les
autochtones.
Mais si les migrants participent incontestablement à améliorer la représentation du
Sénégal sur internet, cette tendance n’est pas neutre et conduit vers d’autres
problématiques. En effet, la densification de l’offre assurée par les migrants s’accompagne
d’une multiplication des espaces d’informations et d’une thématisation de l’offre favorisant
la segmentation des audiences. Cette fragmentation de l’offre semble nourrir et refléter
l’hétérogénéité des internautes sénégalais qui paraissent se retrouver de plus en plus autour
de communautés plus restreintes. Nous constaterons enfin que la dimension
communicationnelle du web apparaît comme une composante majeure. Une approche
médiacentrée ne permet pas en effet de refléter l’hétérogénéité des usages et notamment
l’importance des relations interpersonnelles et des réseaux sociaux en ligne qui apparaissent
17
En recherchant la littérature relative à internet en Afrique nous nous sommes
rapidement heurté à une carence théorique dans notre champ de recherche, les Sciences de
l’Information et de la Communication. En effet, les travaux autour du web africain,
essentiellement menés par des géographes et des économistes, ne mettent pas en lumière
les relations complexes entre médias et identité que nous jugeons essentielles pour l’étude
de notre objet de recherche. Sous l’emprise du déterminisme technique, ils se basent
essentiellement sur les infrastructures, occultant la question des contenus et des usages, les
processus de construction identitaire et les logiques de domination qui traversent le web
africain. De même, les nombreux développements théoriques dans la recherche française,
même s’ils suscitent de riches et denses réflexions autour d’internet, demeurent
relativement éloignés du contexte particulier de notre terrain sénégalais.
Face à ces difficultés, nous avons donc choisi de retravailler les théorisations de
l’internationalisation de l’audiovisuel dans le Tiers Monde (chapitre 1) et de la globalisation
culturelle (chapitre 2) qui nous permettront, nous en faisons l’hypothèse, de problématiser
les notionsclefs qui vont structurer nos travaux centrés sur la problématique médias et
identité. Ainsi, pensonsnous que l’exploration de cinquante années de controverses
théoriques sur l’internationalisation des médias peut être prise comme cadre de référence
pour l’analyse de notre objet de recherche. En effet, alors que ce champ théorique a suscité
une littérature dense, l’histoire est trop souvent occultée dans les analyses qui préfèrent
succomber à la tentation de la nouveauté et de la modernité. Mais plus on parle de rupture
radicale plus il faut se méfier et