transferts entre générations

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122 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 97–132 d’acteurs pertinents. Présentés dans la deuxième partie, les types de la « marginalisation/retrait », de « l’intégration/réintégration sur le marché du travail », du « maintien sur le marché du travail » et du « rejet/maintien » sont respectivement illustrés à l’aide de quatre agencements nationaux de politiques publiques : la France, la Suède, le Japon et le Royaume-Uni. Toutefois, ces cadres normatifs ne sont en rien des structures formatant uniformément et indéfiniment les trajectoires professionnelles. D’une part, l’auteur montre que l’entreprise dispose d’une certaine autonomie stratégique pour « détourner » les outils vers d’autres finalités. D’autre part, les cas de la Finlande et des Pays-Bas illustrent combien une culture des âges favorisant la sortie précoce des travailleurs âgés peut être transformée vers une norme favorisant le vieillissement actif. La troisième partie se consacre davantage aux conséquences de la mutation du sens de la retraite sur l’organisation des temps sociaux. Cette organisation ternaire (étude, travail et retraite) est déstabilisée à la fois par la multiplication des voies alternatives de sortie du marché du travail mais aussi par la croissance du chômage. Si bien que les repères chronologiques initialement sociaux deviennent fonctionnels : le retraité est celui qui est « inemployable » et non celui qui a atteint une limite d’âge. Tirant les conséquences de cette désinstitutionalisation des temps sociaux qu’elle a objectivée, l’auteur plaide pour une reconfiguration des dispositifs de protection sociale sécurisant des parcours aujourd’hui diversifiés, et non des risques standards. C’est également l’occasion d’analyser la situation franc ¸aise à la lumière de celle des pays ayant modifié leur paradigme et favorisé l’activité des seniors. L’auteur constate alors que la réforme des retraites promue en France en 2010 s’inscrivait dans la « culture de la sortie précoce » et déconnectait la question de l’emploi des seniors des problèmes de la retraite. On pourra engager la discussion de ce livre stimulant dans deux directions. D’une part, si l’on comprend de quelles manières les entreprises, les seniors et les syndicats participent à construire une certaine culture de l’âge, on pourra également s’interroger sur le rôle des acteurs politiques et administratifs dans ce processus. Quelles sont les caractéristiques professionnelles et les stra- tégies de ces acteurs perpétuant depuis plusieurs dizaines d’années cette vision spécifique du monde ? D’autre part, on peut interroger l’inscription de cette dynamique cognitive à l’intérieur de l’orientation libérale de certaines politiques sociales (santé, emploi, etc.). Notamment, la lecture très instrumentale par le Conseil d’orientation des retraites de la réforme des retraites s’inscrit- elle dans une perspective valorisant les comportements calculateurs individuels ? En quoi ces nouveaux espaces d’expertise modifient-ils le sentier normatif des politiques de retraite ? Ces interrogations n’entament en rien la force démonstrative de cet ouvrage qui montre en définitive combien une analyse fonctionnelle et décontextualisée des politiques publiques empêche d’en comprendre les transformations et le sens. Fabrice Colomb Centre Pierre-Naville, université d’Évry-Val-d’Essone, UFR de sciences sociales et de gestion, 2, rue du Facteur-Cheval, 91000 Évry, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 20 décembre 2012 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.12.026 Des liens et des transferts entre générations, A. Masson. Éditions de l’EHESS, Paris (2009). 462 pp. L’ouvrage d’André Masson se présente comme une exploration des rapports entre généra- tions, à la fois en tant que rapports entre successeurs au sein d’une famille, entre classes d’âge contemporaines et entre cohortes historiques. Cette analyse commune est permise par l’objet

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Page 1: Transferts Entre Générations

122 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 97–132

d’acteurs pertinents. Présentés dans la deuxième partie, les types de la « marginalisation/retrait »,de « l’intégration/réintégration sur le marché du travail », du « maintien sur le marché du travail »et du « rejet/maintien » sont respectivement illustrés à l’aide de quatre agencements nationauxde politiques publiques : la France, la Suède, le Japon et le Royaume-Uni. Toutefois, ces cadresnormatifs ne sont en rien des structures formatant uniformément et indéfiniment les trajectoiresprofessionnelles. D’une part, l’auteur montre que l’entreprise dispose d’une certaine autonomiestratégique pour « détourner » les outils vers d’autres finalités. D’autre part, les cas de la Finlandeet des Pays-Bas illustrent combien une culture des âges favorisant la sortie précoce des travailleursâgés peut être transformée vers une norme favorisant le vieillissement actif.

La troisième partie se consacre davantage aux conséquences de la mutation du sens de laretraite sur l’organisation des temps sociaux. Cette organisation ternaire (étude, travail et retraite)est déstabilisée à la fois par la multiplication des voies alternatives de sortie du marché du travailmais aussi par la croissance du chômage. Si bien que les repères chronologiques initialementsociaux deviennent fonctionnels : le retraité est celui qui est « inemployable » et non celui qui aatteint une limite d’âge. Tirant les conséquences de cette désinstitutionalisation des temps sociauxqu’elle a objectivée, l’auteur plaide pour une reconfiguration des dispositifs de protection socialesécurisant des parcours aujourd’hui diversifiés, et non des risques standards. C’est égalementl’occasion d’analyser la situation francaise à la lumière de celle des pays ayant modifié leurparadigme et favorisé l’activité des seniors. L’auteur constate alors que la réforme des retraitespromue en France en 2010 s’inscrivait dans la « culture de la sortie précoce » et déconnectait laquestion de l’emploi des seniors des problèmes de la retraite.

On pourra engager la discussion de ce livre stimulant dans deux directions. D’une part, si l’oncomprend de quelles manières les entreprises, les seniors et les syndicats participent à construireune certaine culture de l’âge, on pourra également s’interroger sur le rôle des acteurs politiqueset administratifs dans ce processus. Quelles sont les caractéristiques professionnelles et les stra-tégies de ces acteurs perpétuant depuis plusieurs dizaines d’années cette vision spécifique dumonde ? D’autre part, on peut interroger l’inscription de cette dynamique cognitive à l’intérieurde l’orientation libérale de certaines politiques sociales (santé, emploi, etc.). Notamment, la lecturetrès instrumentale par le Conseil d’orientation des retraites de la réforme des retraites s’inscrit-elle dans une perspective valorisant les comportements calculateurs individuels ? En quoi cesnouveaux espaces d’expertise modifient-ils le sentier normatif des politiques de retraite ? Cesinterrogations n’entament en rien la force démonstrative de cet ouvrage qui montre en définitivecombien une analyse fonctionnelle et décontextualisée des politiques publiques empêche d’encomprendre les transformations et le sens.

Fabrice ColombCentre Pierre-Naville, université d’Évry-Val-d’Essone, UFR de sciences sociales et de gestion,

2, rue du Facteur-Cheval, 91000 Évry, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 20 décembre 2012http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.12.026

Des liens et des transferts entre générations, A. Masson. Éditions de l’EHESS,Paris (2009). 462 pp.

L’ouvrage d’André Masson se présente comme une exploration des rapports entre généra-tions, à la fois en tant que rapports entre successeurs au sein d’une famille, entre classes d’âgecontemporaines et entre cohortes historiques. Cette analyse commune est permise par l’objet

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économique au travers duquel ces différentes dimensions des rapports intergénérationnels sontsaisies : les transferts de biens et de services. L’auteur étudie ainsi dans un même mouvement laquestion du legs et de la dette laissés par les contemporains aux générations futures (par exempleen matière d’environnement), les problèmes posés par la redistribution entre les âges organiséepar l’État (notamment entre actifs et retraités) et les ressorts des transferts privés entre ascen-dants et descendants au sein des familles (aides informelles financières et matérielles, héritageset donations).

Il revendique une approche économique orthodoxe de ces questions, dont le but est unemeilleure modélisation formelle des relations intergénérationnelles. Son analyse repose sur unesynthèse de travaux d’économistes (notamment de l’auteur lui-même) mais aussi d’autres disci-plines, qui confronte différentes approches des liens intergénérationnels avec un nombre restreintde questions et de faits empiriques.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur montre comment la prise en compte de l’intérêtdes générations futures, qui ne peut être représenté sur le marché, induit la question de la nécessitéde l’intervention de l’État et la considération de l’imbrication des générations, dont le destin setrouve ainsi lié à des degrés divers. Dans la seconde partie, A. Masson pose la question de la moti-vation des transferts privés entre générations de successeurs. Au-delà des motifs généralementconsidérés par les économistes (legs accidentels, legs intéressés ayant pour but de s’assurer l’aidede ses descendants pendant les vieux jours, legs altruistes, etc.), il propose une modélisation deces transferts en termes de réciprocité indirecte : l’homo reciprocans reproduit le long de la chaîneintergénérationnelle les types de transferts ascendants et descendants dont il a bénéficié et dont ilespère bénéficier. Ce modèle, contrairement aux précédents, rend compte de la forte héritabilitédes pratiques de transmission (du point de vue du montant, mais aussi de la forme des trans-ferts : legs avec ou sans testament, donation, aide informelle, etc.) et d’aide aux personnes âgées.Dans la troisième partie, l’auteur montre que cette appréhension des transmissions familialespermet de mieux saisir comment transferts publics et privés s’articulent : sont-ils substituables oucomplémentaires ? Est-il indifférent que la redistribution des générations les plus âgées aux géné-rations les plus jeunes soit organisée par l’État ou se fasse au sein des familles ? Dans la quatrièmepartie du livre, A. Masson montre comment la place accordée au marché, à la famille et à l’État parles différents penseurs du monde social (« libéraux », « conservateurs » et « sociaux-démocrates »)peut être mise en relation avec la facon dont ils abordent les rapports intergénérationnels : à laquellede ces institutions faut-il faire confiance pour assurer une juste distribution des richesses entregénérations et comment l’action de ces institutions peut-elle se compléter ?

Le tableau que dresse ainsi A. Masson des différentes approches des rapports entre générationsest impressionnant par son ampleur et son caractère interdisciplinaire. Mais il tend à mettre surle même plan des analyses descriptives et normatives. On touche ici aux difficultés inhérentesau dialogue entre disciplines. Le lecteur sociologue empiriste peine parfois à savoir si les modé-lisations convoquées ont valeur prescriptive ou descriptive. L’auteur économiste, de son côté,voit dans la sociologie de la parenté, qui a montré l’importance des transferts économiques dansles relations familiales, une apologie de ces transferts. Il les lit comme une démonstration des« externalités positives » des transferts intrafamiliaux en termes de qualité des liens de parenté,ciment parmi d’autres de la société, tandis qu’il convoque l’anthropologie maussienne du don etles lectures qu’en ont proposé Pierre Bourdieu, Maurice Godelier ou Florence Weber, pour en dis-cuter les « externalités négatives » : il insiste à juste titre sur l’ambivalence du don, qui crée du lienmais contribue également à l’affirmation de relations de domination. Des auteurs comme GostaEsping-Andersen ou, d’une autre facon, Louis Chauvel mettraient unilatéralement l’accent sur les« externalités négatives » : la construction d’un système de retraites généreuses et l’absence d’une

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politique redistributive efficace en faveur des jeunes en difficulté augmenteraient la puissanceéconomique des vieux, qui assiéraient ainsi leur pouvoir au sein de la société et de leurs familles.Un sociologue comme Martin Kohli percevrait, lui, plus positivement ce système, permettant auxplus âgés d’aider efficacement leurs descendants tout en conservant un statut social valorisé.

Ici, A. Masson prend exclusivement en considération les « externalités négatives » liées auxrelations de pouvoir entre vieux et jeunes, défavorables aux seconds. C’est que, partant du soucide construire une modélisation efficace des transferts entre générations, il laisse explicitement decôté les relations d’alliance et de germanité. Or l’anthropologie, notamment bourdieusienne maisaussi féministe (songeons aux travaux d’Annette Weiner), a bien montré que les transferts d’unegénération à l’autre sont indissociables des relations entre maris et femmes ou entre frères et sœurs.Dans les sociétés occidentales contemporaines, une grande partie des transferts s’organisent aumoment de la mise en couple puis – ou dans la perspective – du veuvage ; les transferts recus par lesfrères et sœurs ne sont jamais strictement équivalents, en valeur comme en nature, et dépendent dela place qui leur est assignée dans les stratégies de reproduction ou d’ascension sociale des groupesfamiliaux. Au niveau des transferts publics, la sociologie des politiques familiales, comme cellede Jacques Commaille ou de Claude Martin, a mis en évidence la facon dont les redistributionsentre générations organisées par l’État (système de retraite, politiques de prise en charge desjeunes enfants et des personnes âgées) s’articulaient par exemple à l’organisation juridique desrapports entre époux (régimes matrimoniaux, législation du divorce) et contribuait ainsi à unedivision sexuée du travail marchand et domestique. Si la perspective proposée par A. Massontient bien compte des problèmes posés par les transferts familiaux en termes de reproduction desinégalités interfamiliales, elle est – par construction – aveugle aux inégalités intrafamiliales ausein d’une même génération. Ce faisant, elle laisse largement ouverte la question cruciale de laplace des transferts intergénérationnels, privés et publics, dans la reproduction et la transformationdes inégalités entre femmes et hommes dans la famille et sur le marché du travail.

Sibylle GollacCentre Maurice-Halbwachs, CNRS-EHESS-ENS, UMR 8097,

48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 7 janvier 2012http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.12.006

Le Métier de mère, S. Gojard. La Dispute, Paris (2010). 222 pp.

À quelles sources d’informations puisent les parents, et notamment les mères, pour élaborerleurs choix éducatifs et en matière de soins auprès de très jeunes enfants ? Et qu’est-ce qui les rend« plus ou moins dociles face aux arguments d’autorité émanant de certains prescripteurs » (p. 8) ?Comment composent-ils leurs préférences entre conseils provenant des familles, des profession-nels de la petite enfance et des sources écrites ? Telles sont les principales questions auxquelles celivre tente de répondre, en accordant une place prépondérante aux mères, en tant que principalesresponsables des tâches domestiques et des soins aux enfants, et principales destinataires des inter-ventions des professionnels. La notion de métier renvoie ici « aux différentes expériences socialesde la maternité » (p. 13). Les tâches en matière d’alimentation retiennent en particulier l’attentionde l’auteur qui s’intéresse à la constitution de compétences maternelles et de savoir-faire, au gréde modèles et contre-modèles expliqués en rapport avec la classe sociale d’appartenance, celled’origine et en fonction de la trajectoire sociale.