weill sans livrets
TRANSCRIPT
KURT WEILL
LE VOL DE LINDBERGH
LE VOL AU-DESSUS DE L’ O C É A N
Cantate pour ténor, baryton & basse, chœur & orchestre
1930
—
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAU XBallet chanté en un prologue & sept tableaux
1933
Textes de Bertolt Brecht
OPERA de LYON
LIVRET I
9 Fiche technique
12 Argument
15 Personnages
18 Préambule
LE VOL DE LINDBERGH
22 DER LINDBERGHFLUGLE VOL AU-DESSUS DE L’OCÉAN
DER OZEANFLUG
LIVRET II
49 Fiche technique
52 Argument
55 Personnages
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX
58 DIE SIEBEN TODSÜNDEN
3
CAHIER de LECTURES
89 Bertolt Brecht
Du pauvre B.B.
91 Marie Noël Rio
Bertolt Brecht / Kurt Weill,
un mariage de six ans
103 Geneviève Lièvre
Kurt Weill & la marge
108 Bertolt Brecht
Combattre l’anachronique
111 Bertolt Brecht
Le chant des machines
113 Bernard Dort
Le Vol de Lindbergh,
un théâtre didactique
117 Bertolt Brecht
Chanson d’une famille de la savane
119 Michel Bataillon
Les Sept Péchés capitaux
Anna-Anna dans la jungle des villes
129 Bertold Brecht
La légende de la putain Evlyn Roe
CARNET de NOTES
Kurt Weill
134 Repères biographiques
146 & Notice bibliographique
Bertolt Brecht
147 Repères biographiques
150 & Notice bibliographique
Le Vol de Lindbergh
152 Discographie sélective
Les Sept Péchés capitaux
153 Discographie sélective
5
LIVRET
On a peu d’informations sur les dates d’écriture du livret.
Brecht l’écrit vraisemblablement en quelques semaines, fin
1928 début 1929. Il reprend dans son texte des passages du
livre publié par Lindbergh après sa traversée, publié en fran-
çais par Flammarion dès 1927 sous le titre Mon avion et moi.
Le texte de Brecht est publié dans le numéro d’avril 1929 du
magazine berlinois Uhu.
PARTITION
Pendant les premiers mois de l’année 1929, Kurt Weill et
Paul Hindemith travaillent ensemble sur le texte de Brecht,
et se partagent les différents numéros du texte. (Des extraits
enregistrés en 1930 sous la direction de Hermann Scherchen
permettent d’entendre les compositions de Hindemith.)
A l’automne de la même année, la pièce est retravaillée et
présentée en concert à Berlin avec une musique de Ku r t
Weill uniquement.
La partition est éditée par les éditions Universal.
6
PERSONNAGES
LINDBERGH Ténor
BARYTON SOLO
BASSE SOLO
CHŒUR
Sopranos, altos, ténors, basses
Les parties de soprano et d’alto
peuvent être distribuées à des voix d’enfants.
ORCHESTRE
2 flûtes
1 clarinette
1 clarinette basse
2 bassons
2 trompettes
2 trombones
1 piano
1 banjo
Percussions
Timbales
Cordes
DURÉE MOYENNE
40 minutes
CRÉATION
27 juillet 1929. Festival de Baden-Baden.
Version composée en partie par Paul Hindemith,
en partie par Kurt Weill.
Direction musicale. Hermann Scherchen
Mise en scène.Ernst Hardt
AvecJosef Witt (Lindbergh)
5 décembre 1929. Staatsoper am Platz der Republik (Kroll
Oper), Berlin.
Version composée par Kurt Weill uniquement. En concert.
Direction musicale. Otto Klemperer
AvecErik Wirl (Lindbergh), Fritz Krenn, Martin Abendroth
CRÉATION en FRANCE
6 mai 1977 à Colmar.
Production de l’Atelier lyrique du Rhin, réunissant 3000 per-
sonnes, essentiellement des chanteurs de chorales – scolaires
ou non – de Colmar et des ses environs.
L’œuvre de Brecht et Weill était accompagnée de trois opéras-
commentaires de Yves Prin (Le Voyage des émigrés), Jean-
Claude Pennetier (La Dispute de Picasso) et Guy Reibel (Le
Procès de Galilée), écrits avec neuf classes d’écoles primaires
de Colmar.
Direction musicale. Yves Prin avec Jean-Claude Pennetier
& Guy Reibel
Conception & régie. Pierre Barrat
Scénographie. William Underdown
Lumière. Alain Banville
AvecMichel Chaineaud, Mireille Courrèges, Pierre Danais,
Christian Davesnes, Régine Fruchout, Roger Leroy,
Louis Mathieu, Muriel Streisfeld
8
1. Appel aux aviateurs américains à survoler l’océan.Le chœur encourage l’aviateur à monter dans sa ma-
chine : l’Europe l’attend.
2. Présentation de l’aviateur Charles Lindbergh. L’aviateur se présente, lui, son avion le “Spirit of Saint-
Louis” et son plan pour la traversée de l’Atlantique. Le
temps est mauvais mais il va « risquer le coup ».
3. Charles Lindbergh quitte New Yorkpour s’envoler vers l’Europe.
L’aviateur détaille la liste du matériel et des vivres qu’il em-
barque. Il évoque Blériot et sa traversée de la Manche : lui,
il va franchir l’Océan.
4. La ville de New York interroge les navires.La radio de New York demande aux navires voguant sur
l ’ Atlantique de lui signaler le passage de l’avion. C’est le
navire “Empress of Scotland” qui répond : on a entendu
dans le ciel un bruit de moteur. Mais, à cause du brouillard,
on n’a rien vu.
5. L’aviateur doit lutter contre le brouillardpendant presque toute la durée de son vol.
Le brouillard, étonné et offensé de voir un homme voler
dans les airs, tente de faire peur à l’aviateur pour lui faire
rebrousser chemin. Ne parvenant pas à abattre le pilote, il
s’adresse à la tempête de neige : « Je te le passe. »
9
6. Dans la nuit se leva une tempête de neige.Malgré ses efforts, la tempête de neige constate qu’elle ne
peut abattre l’aviateur. Pourtant l’avion est couvert de
glace et menace de s’abîmer en mer. L’aviateur doute de
pouvoir continuer et pense qu’il va mourir. Il pense à ces
deux hommes qui ont survolé l’eau comme lui et que
l’eau a engloutis. (Nungesser et Coli, à bord de “L’Oiseau
blanc”, se sont perdus pendant leur tentative de traverser
l’Atlantique le 8 ou le 9 mai 1927.)
7. Sommeil.Le sommeil berce l’aviateur doucement, insidieusement :
« Dors Charlie. » L’aviateur résiste à la tentation du repos
et garde les yeux ouverts.
8. Pendant toute la durée du vol,tous les journaux américains n’ont cessé d’évoquerles chances de succès de Lindbergh.
L’Amérique entière croit au succès de la folle entreprise
de cet homme « à qui tout réussit ».
9. Les pensées des hommes à qui tout réussit.Pour l’aviateur, il est nécessaire d’arriver : « en Europe on
m’attend et on dit : il arrivera, alors il me faut arriver. »
10. « Il poursuit son vol » écrivaient les journauxfrançais « avec sur sa tête les tempêtes,tout autour les flots, et sous eux l’ombre de Nungesser ».
La foule attend l’aviateur avec fièvre mais craint qu’ i l
n’arrive pas.
11. Le dialogue de Lindbergh avec son moteur.L’aviateur s’inquiète de l’endurance de son moteur, il
l’encourage : on survole l’Irlande, le but est proche.
12. Enfin, à proximité de l’Ecosse,Lindbergh aperçoit des pêcheurs.
Les pêcheurs écossais sont partagés : l’un entend un bruit
de moteur. L’autre, doutant qu’un avion puisse survoler la
mer, ne veut rien entendre : « Ce ne peut être. »
10
13. Sur l’aérodrome du Bourget près de Paris,dans la nuit du 21 mai 1927 vers 10 heures,une foule innombrable attend l’aviateur américain.
La foule observe avec enthousiasme l’arrivée au-d e s s u s
du Bourget de l’aviateur qui, avec son avion, a su trouver
sa route jusqu’à elle.
14. Arrivée de l’aviateur Charles Lindberghsur l’aérodrome du Bourget près de Paris.
L’orchestre seul évoque l’événement.
15. Rapport sur ce qui n’a pas encore été atteint.Le chœur et les solistes célèbrent la « naïveté d’acier »
qui a permis à l’homme de voler dans les airs, « montrant
ce qu’il est possible de faire » sans laisser oublier « ce
qui n’est pas encore atteint ».
10
11
L’œuvre n’est pas un opéra ; « pièce didactique radiopho-
n i q u e » dans l’œuvre éditée de Brecht, elle est répertoriée au
catalogue des œuvres de Kurt Weill, comme « cantate pour
t é n o r, baryton, basse, chœur mixte et orchestre. » Les person-
nages du Vol de Lindbergh / Vol au-dessus de l’Océanr e p r é s e n-
tent plus qu’ils n’incarnent, commentent plus qu’ils ne jouent.
Dans les passions de Jean-Sébastien Bach, un seul person-
nage – Jésus-Christ – est nommé. De la même façon, dans la
partition du Vol de Lindbergh / Vol au-dessus de l’océan, un seul
personnage est nommé : LI N D B E R G H l u i - m ê m e ; du moins jus-
q u’à ce que Brecht, en 1950, élimine ce nom du titre et du tex t e
de l’œuvre : lire à ce sujet le préambule au livret, page 18.
LINDBERGH est le personnage central de ces quarante
minutes de musique scénique. Mais il s’agit bien d’un héros
ordinaire – ni mythologique, ni mythique – sa quête se base sur
le concret. Il peut faire sien l’axiome marxiste et brechtien s e l o n
lequel « la vérité est concrète ». Il fait son travail d’aviateur.
Les solistes – BARYTON et BASSE – représentent tour à tour
la radio de New York (no
4), la presse américaine (no8), le
sommeil (no7), des pêcheurs écossais (n
o12). Le chœur mixte
représente la collectivité : celle qui invite LI N D B E R G H à
prendre les airs (no
1), celle qui voyage sur le paquebot
“Empress of Scotland”, celle qui attend l’aviateur au Bourget
(no13) ; mais elle représente aussi le brouillard (n
o5) et la
tempête de neige (no6).
1212
L’orchestre aussi joue son rôle : un personnage essentiel
de l’aventure est le moteur de l’avion et LINDBERGH dialogue
avec lui, qui lui répond par son ronflement où l’on distingue
la clarinette basse et le basson.
La conclusion de l’œuvre évoque le premier vol transatlantique :
Mille ans durant rien qui ne chût
Du haut vers le bas hormis l’oiseau.
Aucune pierre, si antique soit-elle
Ne porte témoignage d’un homme
Qui ait volé à travers l’espace.
Mais nous nous sommes élevés.
Vers la fin du deuxième millénaire
De notre ère
S’est élevée notre naïveté d’acier,
Montrant ce qu’il est possible de faire
Sans nous laisser oublier
Ce qui n’est pas encore atteint :
C’est ce à quoi ce rapport est dédié.
Le mot « rapport », autant que les termes de la fin du Vo l
de Lindbergh / Vol au-dessus de l’océansemble montrer, avec la
clarté de l’objectivité, que l’exploit, avant d’être celui de l’indi-
vidu, est le fruit d’un « n o u s » collectif, de « notre naïveté
d ’ a c i e r » : expression contradictoire pour définir la force de la
fragilité des hommes, dès lors qu’ils font preuve de lucidité.
KURT WEILL
LE VOL DE LINDBERGHDER LINDBERGHFLUG
LE VOL AU-DESSUSDE L’OCÉANDER OZEANFLUG
LIVRET
Exilé à Paris depuis mars 1933, Kurt Weill aurait voulu tra-
vailler avec Jean Cocteau pour ce projet de ballet. Devant son
refus, il fait appel à Brecht qui arrive à Paris courant avril
1933 et se met rapidement au travail.
PARTITION
Comme le livret, la partition est écrite très rapidement, envi-
ron un mois. (Sur la genèse des Sept Péchés capitaux,lire le
texte de Michel Bataillon, page 119.)
PERSONNAGES
ANNA 1 Soprano
ANNA 2 Danseuse
LA FAMILLE Ténor I
Ténor II
Baryton
Basse (La mère)
15
ORCHESTRE
2 flûtes (dont 1 piccolo)
1 hautbois
2 clarinettes
1 basson
2 cors
2 trompettes
1 trombone
1 tuba
Timbales
Percussions
Harpe
Piano
Banjo
Guitare
Cordes
DURÉE MOYENNE
40 minutes
CRÉATION
7 juin 1933. Théâtre des Champs-Élysées, Paris.
Orchestre symphonique de Paris
Direction musicale. Maurice de Abravanel
Ballets 1933
Chorégraphie. Georges Balanchine
Décors & costumes. Caspar Neher
AvecLotte Lenya (Anna I), Tilly Losch (Anna II),
Otto von Pasetti et Eric Fuchs (ténors), Henri Gretler
(baryton) Albert Peters (basse)
16
L’ŒUVRE à LYON
1972
Chorégraphie. Vittorio Biagi
Direction musicale. Jean-Pierre Jacquillat
Décors & costumes.Jacques Rapp
1987
Chorégraphie & mise en scène. Maguy Marin
Direction musicale. Jacek Kasprzyk
Décors & costumes. Montserrat Casanova
Avec Cathy Polo (Anna I), Maguy Marin (Anna II),
Pierre Yves Le Maigat, René Schirrer, Michel Fockenoy,
Frédéric Plantak
ProloguePrésentation d’AN N A I et d’AN N A I I : « Ma sœur a du char-
me, moi j’ai le sens pratique [...]. Au fond, nous ne
sommes pas deux personnes, / Mais une seule et unique. »
Elles vont chercher fortune dans les grandes cités des
Etats-Unis pour aider la famille (les parents, deux frères)
à construire un petit pavillon.
I. La Paresse (dans l’exercice de l’injustice).Première étape. Pour gagner de l’argent, les deux sœurs
emploient une ruse : elles repèrent les couples mariés,
Anna II se jette sur l’homme en faisant semblant de le
reconnaître – baisers, reproches... – tandis qu’AN N A I ,
contre promesse de faire cesser le scandale, soutire
quelques billets. Ce manège se répète plusieurs fois jus-
q u’à ce que, soudain, AN N A I se retrouve toute seule.
Anna II s’est endormie sur un banc. AN N A II doit la
réveiller et la pousser au travail.
LA FA M I L L E qui connaît la paresse de AN N A prie pour
qu’elle fasse tous les efforts nécessaires.
II. L’Orgueil (de montrer le meilleur de soi-même.Refus de se vendre).
Dans un cabaret mal famé, AN N A II danse. Elle y met tout
son art. Mais les clients s’ennuient. Le patron fait alors
monter sur scène une « grosse vieille putain » dont la danse
18
vulgaire plaît davantage. AN N A II refuse d’en faire autant.
Mais, AN N A I la force à remonter sur scène, la vieille lui
montre comment faire. AN N A II s’exécute, effondrée.
LA FAMILLE prie pour que leurs enfants soient victorieuses
d’elles-mêmes.
III. La Colère (contre la vilenie).A Los Angeles, ANNA II est figurante sur un tournage. La
vedette – un acteur du genre de Douglas Fairbanks –
s’acharne à taper sur un cheval maladroit. AN N A l u i
arrache le fouet des mains et le frappe lui. On la renvoie
immédiatement. Mais ANNA I la convainc de s’excuser, de
s’humilier devant la vedette qui la fera réintégrer.
« Je l’ai guérie de flétrir en public l’injustice », dit AN N A I .
LA FA M I L L E se plaint de ne recevoir que peu d’arg e n t :
« Elles bouffent tout ce qu’elles gagnent. / Va falloir leur
passer un savon. »
IV. La Gourmandise. (Manger selon sa faim les produits de son travail.)
ANNA II est devenue elle-même une vedette. A Philadel-
phie, elle a signé un contrat de danseuse lui interdisant
de grossir. Elle n’a plus le droit de manger. Un jour, elle
vole et mange une pomme, et prend un gramme. Son
agent est furieux. Désormais, A table, AN N A II est sur-
veillée par sa sœur et par deux hommes armés
LA FAMILLE est ravie de ce contrat lucratif, le pavillon en
Louisiane commence à sortir de terre. Mais elle craint
que la goinfrerie – « qui est haïssable » – de leur fille ne
compromette tout.
V. La Luxure. (L’amour désintéressé.)A Boston, ANNA II a trouvé un riche protecteur, Edouard,
et un amant pauvre, Fernando. Anna I parvient a obtenir
de sa sœur qu’elle rompe avec son amant : « Infidèle / Tu
ne vaux pas la moitié de ton prix. » Mais quand elle la
surprend à nouveau en compagnie de Fernando, les sœurs
se battent en pleine rue. Après quoi AN N A I renvoie sa
sœur auprès d’Edouard.
LA FA M I L L E demande au Seigneur que leurs filles « n e
pèchent point contre les lois / Qui rendent riche et heureux. »
19
VI. L’ Avarice (dans la pratique du vol et de la tr o m p e r i e ) .A Baltimore. La réputation d’AN N A II est telle que beau-
coup se ruinent pour elle et se suicident, ce qui est contre-
productif : « Qui montre sa cupidité / Fait le vide autour
de soi. » ANNA I essaye de rattraper les choses.
LA FA M I L L E est heureuse qu’AN N A gagne beaucoup d’ar-
gent, mais craint néanmoins que sa cupidité ne gâte tout.
VII. L’Envie (envers les gens heureux).Dernière étape : San Francisco. Anna II, lasse, regarde avec
envie d’autres AN N A, respectables, heureuses, et qui s’adon-
nent sans crainte à tous les péchés qui lui sont interdits.
LA FA M I L L E c o m m e n t e : « Qui gagne la victoire sur lui-
même / Gagne aussi sa récompense. »
ÉpilogueSept ans ont passé. Les deux sœurs sont de retour en
Louisiane, au bord du Mississipi où, désormais, se dresse
la petite maison. Elles l’auront bien gagné, au cœur des
grandes cités. « Pas vrai, Anna ? / Oui, Anna. »
21
ANNA I , ANNA II, deux femmes... Une seule femme ?
« Au fond nous ne sommes pas deux personnes / Mais une
seule et unique », chante ANNA I.
Les Sept Péchés capitauxreposent sur le thème de la
gémellité et de la dualité que Brecht a beaucoup ex p l o r é
dans son œuvre théâtrale et poétique : entre le bien et le mal,
la bonté et la méchanceté, le vice et la vertu. (Voir le texte de
Michel Bataillon, page 119.)
Dans leur itinéraire, parcourant sept villes américaines,
AN N A I et AN N A II gagnent l’argent qui leur permettra de
construire une maison pour elles et leur famille. L’une est la
marchandise, l’autre la vendeuse. Elles sont complémen-
taires : « Ma sœur a du charme, moi j’ai le sens pratique. /
Elle est un peu toquée, j’ai les deux pieds sur terre. »
Par son comportement, ANNA II, la danseuse, subvertit et
inverse la signification des sept péchés. Elle est paresseuses,
certes, mais « dans l’exercice de l’injustice », org u e i l l e u s e
mais « pour montrer le meilleur de soi-même », coléreuse
mais contre la méchanceté, etc. Ainsi est mise en lumière
toute l’ambiguïté des péchés et des vertus chrétiennes, en
fonction du contexte où on les commet, des objectifs pour les-
quels elles s’exercent.
LA FA M I L L E illustre également ce retournement des
valeurs. L’écriture vocale de ce quatuor (deux ténors, un
baryton, une basse) est marquée par la musique religieuse –
médiévale, orthodoxe, choral luthérien, etc. Le personnage de
la Mère y est chanté par une voix de basse. Ce qu’exprime LA
FAMILLE montre une religiosité très terre-à-terre :
Que le Seigneur éclaire nos enfants,
Afin qu’elles reconnaissent la voie qui conduit au bonheur
Qu’il leur donne force et joie,
Qu’elles ne pèchent point contre les lois
Qui rendent riche et heureux.
Et leurs sentiments familiaux, même chantés sur le mode
religieux, sont marqués essentiellement par la cupidité.
ANNA I, ANNA II... L’une chante, l’autre pas.
La première danse, pas la seconde.
« La parole occupe, dans Les Sept Péchés capitaux, une
place minime, toujours en surimpression de la musique, elle
est le seul mode d’existence sonore d’ANNA II, dérisoire face
au discours chanté d’AN N A I. Elle intervient dans quatre
numéros sur neuf, parole presque jamais autonome, coincée
dans le temps entre deux vocalités, reflet du discours
d’ANNA I. [...] De pauvres petits mots. »
– Pas vrai Anna ?
– Oui Anna.
KURT WEILL
LES SEPT PÉCHÉSCAPITAUX
DIE SIEBEN TODSÜNDEN
CAHIER de LECTURES
Bertolt Brecht
Du pauvre B.B.
Marie Noël Rio
Bertolt Brecht / Kurt Weill,
un mariage de six ans
Geneviève Lièvre
Kurt Weill & la marge
Bertolt Brecht
Combattre l’anachronique
Bertolt Brecht
Le chant des machines
Bernard Dort
Le Vol de Lindbergh, un théâtre didactique
—
Bertolt Brecht
Chanson d’une famille de la savane
Michel Bataillon
Les Sept Péchés capitaux
Anna-Anna dans la jungle des villes
Bertolt Brecht
La légende de la putain Evlyn Roe
89
BERTOLT BRECHT
DU PAUVRE B.B.
1
Moi, Bertolt Brecht, je suis des forêts noires.
Ma mère m’a porté dans les villes
Quand j’étais dans son ventre. Et le froid des forêts
En moi restera jusqu’à ma mort
2
Je suis chez moi dans la ville d’asphalte
Depuis toujours muni des sacrements des morts ;
De journaux, de tabac, d’eau-de-vie
Méfiant, flâneur et finalement satisfait.
3
Je suis gentil avec les gens
Je fais comme eux, je mets un chapeau dur.
Je dis : ce sont des animaux à l’odeur très particulière,
Puis je dis : ça ne fait rien, je suis l’un d’eux.
4
Sur mes chaises à bascule parfois
J’assieds avant midi deux ou trois femmes.
Je les regarde sans souci, et je leur dis :
Je suis quelqu’un sur qui vous ne pouvez pas compter.
5
Le soir j’assemble chez moi quelques hommes
Et nous causons, nous disant « gentleman ».
Ils posent les pieds sur ma table et déclarent :
Pour nous bientôt, ça ira mieux. Jamais je ne demande : Quand ?
6
Le matin les sapins pissent dans l’aube grise
Et leur vermine, les oiseaux, commencent à crier.
C’est l’heure où dans la ville, je siffle mon verre, je jette
Mon mégot, je m’endors plein d’inquiétude.
7
Nous nous sommes assis, espèce légère
Dans des maisons qu’on disait indestructibles.
(Ainsi nous avons élevé les longs buildings de l’île Manhattan,
Et ces minces antennes dont s’amuse la mer Atlantique.)
8
De ces villes restera celui qui passait à travers elles : le vent !
La maison réjouit le mangeur : il la vide.
Nous le savons, nous sommes des gens de passage ;
Et qui nous suivra ? Rien qui vaille qu’on le nomme.
9
Dans les cataclysmes qui vont venir, je ne laisserai pas, j’espère,
Mon cigare de Virginie s’éteindre par amertume,
Moi, Bertolt Brecht, jeté des forêts noires
Dans les villes d’asphalte, quand j’étais dans ma mère, autrefois.
Appendice de Bertolt Brechts Hauspostille, 1927
(Sermons domestiquesde Bertolt Brecht) © Suhrkamp Verlag, 1960
Traduction française de Gilbert Badia & Claude Duchet. © L’Arche éditeur, 1 9 6 5
BERTOLT BRECHT
29
MARIE-NOËL RIO
BERTOLT BRECHT / KURT WEILL
UN MARIAGE DE SIX ANS
Dans le Berlin de la République de Weimar Bertolt Brecht, né en 1898 à Au g s b o u rg, mort à Berlin-
Est en 1956, et Kurt Weill, né en 1900 à Dessau, mort à New
York en 1950, se rencontrent en 1927. Ils ont moins de trente
ans, vivent tous les deux dans le bouillonnement de Berlin et
sont déjà des figures de proue des avant-gardes artistiques.
Leur collaboration, extraordinairement féconde, ne dure que
six ans, entre cette rencontre de 1927 et leur dernière œuvre
commune en 1933 à Paris, au début de leurs années d’exil.
Ensuite, même s’ils se retrouvent quelquefois en Amérique
entre 1941 et 1948, même s’ils ont encore quelques projets,
ils ne travailleront plus ensemble.
L’adolescence et les années d’apprentissage de ces deux
jeunes gens s’étaient déroulées pendant la grandiose boucherie
de la guerre de 1914-1918. Ils étaient encore des hommes
jeunes quand ils durent quitter l’Allemagne en 1933 : Brecht le
28 février, le lendemain de l’incendie du Reichstag, pour une
odyssée de 15 ans ; Weill le 21 mars, pour toujours. Il était
temps ! Le 10 mai, on brûlait les livres dans la plupart des
grandes villes allemandes. Brecht et Weill, acteurs majeurs de
ce que les nazis rangeaient sous le titre d’« art dégénéré » ,
étaient tous deux artistiquement révolutionnaires et socialement
progressistes – Brecht poète provocateur, anarchiste puis
marxiste, Weill enfant terrible de la musique nouvelle et ancien
membre du N o v e m b e rg r u p p e, proche du mouvement spartakiste,
avec le tort supplémentaire et impardonnable d’être juif.
30
Les deux hommes auront donc eu des vies assez courtes
(Brecht meurt à 58 ans, Weill à 50) et plutôt difficiles. Ils
auront connu les deux guerres mondiales, entre lesquelles la
République de Weimar, de 1918 à 1933, est souvent évoquée
comme une sorte de paradis des avant-gardes (ex p r e s s i o n -
nisme, Dada, nouvelle objectivité, Bauhaus...). Ce qui n’ e s t
pas exactement vrai : Weimar fut aussi la période de l’irrésis-
tible montée du nazisme. Rappelons les faits : fin 1918, c’est
un soulèvement socialiste du peuple allemand qui destitue
l’empereur Guillaume II et les princes, demande l’armistice
et achève la guerre la plus sanglante de l’histoire. La consti-
tution de la République allemande est rédigée à Weimar :
elle institue la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le plura-
lisme des partis politiques, la liberté d’opinion et la liberté de
la presse, la journée de huit heures, une loi sur l’assurance-
chômage, le droit de vote pour les femmes et les soldats, la
reconnaissance des syndicats, etc. Cependant, dès janvier
1919, la répression féroce de l’insurrection spartakiste et
l’assassinat à Berlin des leaders du mouvement, Rosa Luxe m -
bourg et Karl Liebknecht, marquent la fin de l’espoir socia-
liste, trahi par l’alliance de la social-démocratie et de l’armée.
Puis ce sont quatorze ans de désordres, de luttes internes, de
censures brutales, de misère, d’inflation, qui culminent en
1923 et en 1930, avec une courte accalmie entre 1924 et
1929, c’est-à-dire entre l’aide financière américaine du Plan
Dawes et le krach boursier de New York, qui entraîne dans le
chaos la trop fragile République.
Dans la fièvre de We i m a r, tout est possible, le meilleur
(l’effervescence idéologique et intellectuelle, où les avant-
gardes artistiques rencontrent les avant-gardes sociales) et le
pire (l’ascension de Hitler). Au loin, il y a deux modèles :
l’Amérique et la Russie soviétique. Dans la réalité, il y a une
Allemagne humiliée qui ne peut pas payer l’énorme dette
imposée par le Traité de Versailles. En juillet 1932, dans un
pays qui compte plus de six millions de chômeurs, le parti
national-socialiste obtient 37,8 % des voix, ce qui en fait le
plus fort parti siégeant au Reichstag, et le 30 janvier 1933 le
maréchal von Hindenburg, président du Reich, nomme Hitler
c h a n c e l i e r. C’est la fin de tous les espoirs et la plongée de
l’Allemagne dans une nuit de plus de douze ans.
MARIE-NOËL RIO
31
1927 : la rencontre Brecht-WeillEn 1922, à 24 ans, Brecht a reçu le prestigieux prix Kleist
pour trois pièces de ses débuts d’auteur dramatique : Ta m b o u r s
dans la nuit (créé en septembre 1922 aux Kammerspiele de
Munich grâce à l’appui de Lion Fe u c h t w a n g e r, romancier et
auteur dramatique célèbre qui règne alors sur la scène muni-
choise, repris en décembre à Berlin), Dans la jungle – rebapti-
sé plus tard Dans la jungle des villes – (créé en 1923 à Munich
dans le scandale, arrêté après six représentations) et B a a l
(créé en décembre 1923 à Leipzig, interdit par la censure
municipale après la première représentation). Depuis sep-
tembre 1924 il vit à Berlin, plus ou moins avec Hélène We i g e l ,
une jeune actrice qui lui a demandé de lui faire un enfant et
accouchera en effet d’un fils en novembre. Des enfants, Brecht
en a déjà deux : le premier à 19 ans d’une lycéenne d’Au g s-
b o u rg, Paula Banholzer (un garçon qui sera tué au front en
1943), le second à 25 ans d’une chanteuse d’opéra, Marianne
Z o f f, qu’il a épousée en 1922 (une fille, Hanne). C’est un grand
amateur de femmes. En 1925, il rencontre la première de ses
« c o l l a b o r a t r i c e s », secrétaire, maîtresse et bonne à tout faire,
Elisabeth Hauptmann, qui sera suivie en 1932 de Marg a r e t e
Steffin, à laquelle s’ajoute Ruth Berlau dès 1933. Hélène
Weigel est coriace : elle sera la veuve du grand homme. Dans
un poème de 1922 des Sermons domestiques, Du pauvre B.B.,
qui commence par le célèbre : « Moi, Bertolt Brecht, je suis
des forêts noires », il avait prévenu : « Je suis quelqu’un sur
qui vous ne pouvez pas compter. » Il déploie une activité fréné-
tique : en octobre 1924 c’est la reprise à Berlin de Dans la
j u n g l e ; en décembre, après sa création à Munich en mars,
c’est le tour de Vie d’Edouard II d’Angleterre ; en septembre
1926 c’est la création d’Homme pour homme à Darmstadt. Et
puis il travaille aux poèmes des Sermons domestiques, multiplie
les articles polémiques, les projets et les esquisses dont beau-
coup n’aboutissent pas, lit Marx et l’histoire des grandes for-
tunes américaines, s’intéresse à la radio et au cinéma. Auteur à
scandale, poète génial pour les uns, provocateur cynique pour
les autres, Brecht est de ceux dont les magazines illustrés
publient les photographies, et que l’on peut rencontrer dans les
cafés à la mode, chez Schlichter par exemple. Elias Canetti,
alors tout jeune étudiant, écrit dans son autobiographie L e
Flambeau dans l’oreille : « La seule personne qui me frappât
BRECHT / WEILL : UN MARIAGE DE SIX ANS
32
parmi tous ces gens, ce fut Brecht, par son déguisement prolé-
tarien. Il était très maigre, il avait un visage famélique auquel
sa casquette donnait un air penché ; ses mots étaient de bois,
hachés ; sous son regard, on se sentait comme un objet de
valeur qui n’en a pas et lui, le prêteur sur gages, évaluait cha-
cun de ses yeux noirs perçants. Il parlait peu et l’on n’ a p p r e-
nait rien du résultat de l’expertise. On avait du mal à croire
q u’il n’eût que trente ans, il semblait non pas avoir vieilli pré-
maturément, mais avoir toujours été vieux. »
Kurt Weill, à 27 ans, a déjà été joué dans des grandes
villes allemandes comme Berlin, Francfort ou Dresde et des
institutions aussi prestigieuses que la Philharmonie et le
Staatsoper de Berlin, mais aussi à Salzbourg et Paris. Grâce à
la recommandation de Busoni, son professeur à l’Académie des
Arts de Berlin, il est depuis 1924 sous contrat exclusif avec
Universal Edition, le célèbre éditeur de musique viennois. Ce
n’est ni un loup affamé ni un extrémiste comme Brecht, mais il
est fermement engagé dans le combat pour la rénovation de la
musique et de la politique culturelle. Membre dès 1920 du
fugace N o v e m b e rg r u p p e, fondé en 1918 pour être la cheville
ouvrière d’un art moderne, humaniste et révolutionnaire, We i l l
n’en oublie pas les principes. C’est ainsi qu’il écrit en 1929,
volant au secours d’Otto Klemperer violemment attaqué pour
son choix et son interprétation de l’Œdipus rex de Stravinsky
au Kroll Oper, « l’Opéra rouge » fondé en 1927 et qu’il diri-
geait : « Un bouleversement s’accomplit aujourd’hui dans tous
les domaines de l’art : il vise à l’élimination de son caractère
mondain pour souligner la force de sa vocation sociale. Le
combat des Anciens et des Modernes, de rigueur lors de tout
changement de cap décisif, connaît actuellement une violence
particulière dans le domaine musical : on jongle ici, plus
q u’ailleurs, avec les concepts de tradition, de piété et de sain-
teté de l’œuvre d’art, qui ont toujours été préjudiciables au
renouveau artistique. » Il est passionné par l’opéra : à 16 ans il
écrit Z r i n y d’après Fritz Körner; son ballet-pantomime D i e
Z a u b e r n a c h t est créé à Berlin en 1922 par une troupe russe ;
en 1924 il rencontre Georg Kaiser, célèbre auteur dramatique
de la scène expressionniste (à qui Brecht, ayant toujours pro-
clamé son « laxisme de principe en matière de propriété intel-
lectuelle », est redevable sans le dire de bien des traits de son
style). Weill compose trois opéras sur des textes de Kaiser : L e
MARIE-NOËL RIO
33
Pr o t a g o n i s t e créé en 1926 à Dresde, Le Tsar se fait photogra -
p h i e r créé en 1928 à Leipzig, et Le Lac d’arg e n t créé simulta-
nément à Leipzig, Erfurt et Magdebourg en 1933. A l’opéra tra-
ditionnel, art « mondain » par excellence, Weill veut substituer
un opéra de son temps, pour son temps, dont les sujets sont
l’homme et le monde réels ; au public bourgeois, guindé et
conventionnel de l’opéra, il veut substituer un public popu-
laire. Il s’intéresse vivement au jazz, aux chansons de variété, à
la radio : à partir de novembre 1924 il tient une chronique
régulière dans l’hebdomadaire Der Deutsche Ru n d f u n k, et com-
mence peu après à composer des essais radiophoniques.
Ajoutons qu’il est marié depuis 1926 à l’actrice Lotte Lenya,
rencontrée deux ans plus tôt chez Georg Kaiser.
Le 18 mars 1927, Kurt Weill écoute à la radio Homme pour
h o m m e de Bertolt Brecht, avec une musique d’Edmund Meisel
– qui avait notamment composé un accompagnement pour Le
Cuirassé Po t e m k i n e d’Eisenstein. Il écrit un compte rendu
enthousiaste dans Der Deutsche Ru n d f u n k. Au début du prin-
temps, le festival de Baden-Baden, « Musique de chambre
allemande », passe commande à Weill d’un opéra de courte
durée, ou opéra-minute, pour le même été. Weill hésite sur le
sujet (il pense un moment à Antigone, au roi Lear) et va jus-
q u’à douter du projet lui-même. En avril, il lit les S e r m o n s
d o m e s t i q u e s de Brecht dès leur parution et s’enthousiasme
pour les Chants de Mahagonny . Il rencontre Brecht au café
S c h l i c h t e r. C’est en mai 1923 à Munich, lors de la création
tumultueuse de sa pièce Dans la jungle, que le mot de « M a h a -
gonny » était venu à Brecht devant les masses de petits- b o u r-
geois en chemises brunes qui déferlaient dans la ville ravagée
par l’antisémitisme et le séparatisme, six mois avant le putsch
avorté de Hitler. Il avait déclaré : « Mahagonny arrive, je pars.
» C’est du moins ce que raconte son ami d’alors Arnolt
Bronnen. Ce qui est sûr, c’est qu’en juillet 1924, dans son
Journal, Brecht note le projet d’un opéra sur « Mahagonny ».
Dès les premières conversations de Brecht et Weill, l’idée
d’une grande forme est déjà présente derrière le projet immé-
diat de l’opéra-minute. Weill raconte : « Afin de faire avancer
cette idée, qui me captiva tout de suite, et d’appliquer le style
musical que j’avais en tête, je composai tout d’abord les cinq
Chants de Mahagonny et les résumai en une petite forme dra-
matique, un Songspiel (ou pièce de poèmes chantés). » En
BRECHT / WEILL : UN MARIAGE DE SIX ANS
34
avril-mai, il avait écrit l’essentiel de la musique de
Mahagonny Songspiel, travaillant, comme toujours ensuite, en
étroite collaboration avec Brecht. Le 17 juillet, ce fut la créa-
tion au festival de Baden-Baden, dans un programme qui com-
portait aussi un conte musical de Toch et deux opéras- m i n u t e
de Milhaud et Hindemith. C’est à cette occasion que Lotte
Lenya, qui ne savait pas lire la musique, inaugura sa carrière
d’interprète des songs de Brecht et de son mari. Notons que la
mélodie d’A l a b a m a s o n g, le plus célèbre des Chants de Maha-
g o n n y, était de Brecht lui-même, transcrite à partir de ses sté-
nogrammes musicaux par le jeune pianiste et compositeur
Franz S. Bruinier pour l’édition des Sermons domestiques, et
orchestrée par Weill. Le public mondain du festival fut très
choqué, la critique très divisée. Weill précise : « Le M a h a -
g o n n y de Baden-Baden n’est rien d’autre qu’une étude de style
pour un opéra qui, déjà commencé, fut poursuivi après que le
style eût été mis à l’épreuve. » En réalité, cette « étude de
style » jetait les bases de toutes les œuvres futures du brillant
tandem, qui allait influencer durablement l’histoire du théâtre
musical. Quant à la grande forme projetée, Grandeur et déca -
dence de la ville de Mahagonny, opéra en trois actes commencé
au printemps 1927, elle ne sera créée qu’en mars 1930 à
Leipzig. Entre-temps, Brecht et Weill auront mené à leur terme
la presque totalité de leurs œuvres communes.
Un succès international : L’Opéra de quat’sous
C’est d’abord L’Opéra de quat’sous. Elisabeth Hauptmann,
impressionnée par l’immense succès qu’obtenait la reprise du
Beggar’s Opera depuis 1920 au Lyric Theatre de Londres, en
avait entamé la traduction en 1927. L’œuvre de John Gay et
Christopher Pepusch, créée deux siècles auparavant, mettait
en scène des mendiants, des bandits et des prostituées sin-
geant le grand monde dans un Londres corrompu, et ridiculi-
sait les opéras de Haendel, avec dieux, héros et nobles dames,
qui régnaient alors sur la scène anglaise. On comprend l’inté-
rêt que Brecht et sa bande pouvaient y trouver.
En décembre 1927, le jeune acteur Ernst Josef Au f r i c h t
avait pris la gérance du théâtre berlinois Am Schiffbauerdamm
et cherchait une pièce pour l’inauguration. Brecht lui envoie
une partie de la traduction d’Elisabeth Hauptmann, Au f r i c h t
commande l’adaptation, Brecht et Weill se mettent au travail
MARIE-NOËL RIO
35
en mai 1928 et achèvent en quelques semaines, au Lavandou
dans le Midi de la France, la première version complète de ce
q u’ils nomment alors L’Opéra des crapules.Brecht est resté très
près de l’original, tentant de montrer que « l’univers mental et
la vie sentimentale des brigands ont énormément de ressem-
blance avec l’univers mental et la vie sentimentale des bour-
geois rangés », et cherchant à trouver dans l’agencement du
spectacle « cette réalité fascinante qu’a le Palais des Sports
quand on y boxe. » Les répétitions sont un chaos : certains
acteurs trouvent la musique de Weill trop difficile, d’autres les
t extes de Brecht obscènes... Coupures, ajouts et remaniements
se succèdent jusqu’au soir même de la première, le 31 août
1928. C’est un triomphe : un an après, 4000 représentations
ont déjà eu lieu dans 50 théâtres. En 1931, 9900 exe m p l a i r e s
de la partition ont été vendus et Pabst a réalisé un film (con-
testé par Brecht et Weill, qui font un procès). En 1932, l’œuvre
est déjà traduite en 18 langues. Des débits de boisson et des
marques de papier peint sont baptisés du titre de la pièce, les
songs deviennent des tubes. Pour Brecht et Weill, c’est soudain
beaucoup d’argent et une reconnaissance internationale.
Cependant, le travail sur Grandeur et décadence de la ville
de Mahagonny se poursuit. En même temps, toujours dans la
perspective de s’adresser au plus large public populaire,
Brecht et Weill écrivent en novembre-décembre 1928 une can-
tate pour la radio de Francfort, destinée à célébrer le 10e
a n n i-
versaire de la révolution spartakiste et de la fin de la guerre :
Das Berliner Re q u i e mne sera exécuté qu’en mai 1929, amputé
d’un poème dédié à Rosa Luxe m b o u rg, Die Rote Ro s a. Au c u n e
autre station ne voudra retransmettre l’œuvre.
Les pièces didactiques : Le Vol de Lindbergh et Celui qui dit oui
Au printemps 1929, alors que Grandeur et décadence de
la ville de Mahagonny est achevé après un travail acharné
des deux auteurs, Weill et Hindemith travaillent ensemble à
une pièce radiophonique pour le prochain Festival de Baden-
Baden, dont Brecht a écrit le texte fin 1928-début 1929 : Le
Vol de Lindbergh. La pièce, qui pose la question du progrès et
de sa réception historique à travers le premier vol transatlan-
tique, est diffusée à la radio le 26 juillet et créée sur scène le
lendemain. C’est le premier des quatre L e h r s t ü c ke ( p i è c e s
BRECHT / WEILL : UN MARIAGE DE SIX ANS
36
didactiques) de Brecht, courts opéras pour chanteurs solistes,
orchestre et chœur, qui sont parmi ses œuvres les plus radi-
calement politiques. La pièce est remise en chantier entre
septembre et novembre de la même année, et reprise le 5
décembre avec une musique de Weill seul. En 1950, Brecht
remplacera le nom de Lindbergh, qui s’était engagé aux côtés
des nazis, par « les aviateurs » et le titre de la pièce par Le
Vol au-dessus de l’Océan.
En 1929 toujours, la lecture d’une nouvelle parue dans un
magazine américain pousse l’infatigable Elisabeth Hauptmann
à se lancer dans le genre dramatique. Elle écrit la comédie en
trois actes Happy End sous le pseudonyme de Dorothy Lane,
Brecht se contentant de lui donner des textes de chansons tels
que Bilbao Song, La chanson de Mandelay, Sourabaya Johnny ,
qui sont au nombre des chansons de Brecht et Weill les plus
universellement connues jusqu’à aujourd’hui. Weill s’attelle à
Happy End en mai, et la première a lieu le 2 septembre 1929
au Schiffbauerdam Theater, qui avait vu juste un an auparavant
le triomphe de L’Opéra de quat’sous, avec la même éblouis-
sante distribution. C’est un flop : le spectacle est retiré de
l’affiche après sept représentations. Les miracles n’ont jamais
lieu deux fois. Brecht recyclera plusieurs des poèmes de
Happy End dans des pièces ultérieures : par exemple, « L e
Lieutenant du bon Dieu », « Allez à la bataille », « H o s a n n a h
Ro c k f e l l e r » referont surface en 1932 dans Sainte Jeanne des
a b a t t o i r s, dont on peut considérer Happy End comme un vague
brouillon. Quant à Weill, il est très déçu. Il écrit à son éditeur :
« La musique, sur le plan formel, instrumental et mélodique,
est un tel progrès par rapport à L’Opéra de quat’sousq u’il n’y a
que les critiques allemands pour ne pas l’avoir vu. »
En janvier 1930, Brecht et Weill commencent Celui qui dit
o u i, opéra pour les écoles, troisième des pièces didactiques
(entre Le Vol de Lindberg h et Celui qui dit oui, il y a eu
L’importance d’être d’accord, créé en juillet 1929 au festival de
Baden-Baden avec des éléments musicaux de Hindemith et
Carl Orff, qui pose la question de l’usage démocratique du pro-
grès.) Celui qui dit oui est basé sur la traduction, par Elisabeth
Hauptmann (toujours elle !), du nô japonais Ta n i ko. Il s’agit
d’un enfant qui accepte d’être tué parce qu’il reconnaît une
ancienne coutume de sa communauté comme plus légitime que
son intérêt personnel et supérieure à sa propre existence (ce qui
MARIE-NOËL RIO
37
peut être interprété comme un trouble écho de l’idéologie nazie
du sacrifice). L’œuvre est créée le 23 juin 1930 à la K a r l - M a r x
S c h u l eà Berlin (Institut central d’enseignement et d’éducation.)
Le Vol de Lindberg h avait été conçu pour un petit groupe
d’interprètes professionnels et des chorales d’amateurs, dont les
enfants des écoles. Cette fois, il s’agit d’une pièce destinée à être
entièrement interprétée par des enfants dans le cadre scolaire, et
d’un opéra sans le moindre texte parlé. Weill précise : « Il est
particulièrement recommandé qu’une pièce scolaire offre la pos-
sibilité à l’enfant d’apprendre quelque chose, en plus de la
simple joie de faire de la musique. » Il rejoint exactement les
positions de Brecht sur le L e h r s t ü c k, qui déclarait à propos du Vo l
de Lindberg h : il n’a « aucune valeur si on ne s’y instruit pas. Il
ne possède pas de qualité artistique qui en justifierait une repré-
sentation ne visant pas à instruire. Il est un instrument d’ensei-
gnement. » Mais si la question philosophique est pour Brecht
l’enjeu essentiel de la pièce didactique, la musique représentant
un moyen par excellence de distanciation et permettant l’ex p r e s-
sion collective, Weill, lui, met au premier plan l’enjeu purement
musical. Il ne s’intéresse pas à Celui qui dit non, que Brecht écrit
à l’automne 1930 pour répondre aux nombreuses objections que
rencontre Celui qui dit oui chez les enfants et une partie de la
critique progressiste. Celui qui dit nonépouse exactement la par-
tition de Celui qui dit oui, mais le texte est modifié : ici l’enfant
refuse l’ancienne coutume. L’ exécution des deux pièces dans le
même spectacle, qui aura lieu pour la première fois en 1951 à
New York, ouvre un espace de réflexion et constitue une sorte de
leçon de dialectique invitant le spectateur à la discussion. Outre
ses qualités artistiques exceptionnelles, Celui qui dit oui a l’inté-
rêt de montrer la différence qui se creuse de plus en plus nette-
ment entre Brecht et Weill : là où le premier veut changer le
théâtre, mais aussi l’homme et le monde, le second ne veut plus
changer que la musique et son public.
1930 : Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
Entre la composition et l’exécution de Celui qui dit oui a
lieu, le 9 mars 1930 à Leipzig, la création tant attendue de
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, l’opéra en
projet depuis la rencontre de 1927. En décembre 1931, cet
éternel work in progresssera repris à Berlin avec des change-
ments d’importance.
BRECHT / WEILL : UN MARIAGE DE SIX ANS
38
Comme il l’avait déjà fait dans Mahagonny Songspiel et
dans L’Opéra de quat’sous, Weill associe, selon le principe du
collage, des matériaux conventionnels, procédés ou citations
d’opéras qui renvoient à leur contexte d’origine, à des formes
familières, chansons à succès ou airs de jazz, perturbant ainsi
l’harmonie associée au genre de l’opéra et exhibant les
ficelles de l’art bourgeois illusionniste. Il déclare : « Ce sont
des tableaux de mœurs de notre époque, transposés à un plan
de plus grande ampleur (que dans Mahagonny Songspiel ) .
Conformément à ce contenu, la forme la plus pure du théâtre
épique pouvait être choisie ici ; c’est aussi la forme la plus
pure du théâtre musical, une suite de vingt et une formes
musicales séparées dont chacune est une scène fermée, intro-
duite par un titre narratif. La musique n’est donc pas un élé-
ment qui fait avancer l’action, elle intervient lorsque les
situations se stabilisent. Aussi le livret est-il agencé de telle
manière qu’il représente une succession de situations ; et
c e l l e s-ci ne produisent une forme dramatique que par la
dynamique musicale de leur développement. »
Fin 1930, Brecht écrit ses Remarques sur l’opéra Gran-
deur et décadence de la ville de Mahagonny, qui constituent
la première synthèse de son projet de « théâtre épique »
développé systématiquement depuis 1926. Il décrit son idée
de l’œuvre scénique comme construction d’éléments narratifs
– texte, musique et image – indépendants l’un de l’autre mais
agissant l’un sur l’autre, se complétant ou se perturbant
sciemment grâce à la mise en scène, empêchant dans tous les
cas une action fluide, homogène, et donc un effet d’illusion
sur le spectateur.
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonnyc o u r o n n e
et clôt un cycle, constitué par Mahagonny Songspiel , L’ O p é r a
de quat’sous et, dans une mesure différente, Happy End. Ces
pièces, qui sont une déclaration de guerre au théâtre senti-
mental et à l’opéra conventionnel, dit « opéra culinaire », font
avancer les débats, très vifs dans les années 20, sur l’avenir
du théâtre musical. Mais elles échouent à provoquer chez le
spectateur une véritable distance critique et à produire, par
les moyens du théâtre et de la musique, une critique sociale
affinée : elles sont d’excellents divertissements, et sans doute
davantage des comédies musicales ou des opérettes popu-
laires que de nouveaux opéras, dont elles n’ébranleront nulle-
MARIE-NOËL RIO
39
ment les puissantes institutions comme elles l’ambitionnaient.
Elles alimenteront par la suite deux courants antagonistes :
celui du théâtre musical européen de recherche, presque tou-
jours condamné à la marginalité ; et celui de la comédie musi-
cale de l’industrie culturelle, où Weill connaîtra à Broadway
un succès honorable – ce qui lui vaudra la sévérité définitive
d’Otto Klemperer et de Theodor Adorno, ses anciens parti-
sans. Quant aux ambitions du théâtre épique, elles ne seront
pleinement réalisées par Brecht qu’après la guerre, au
Berliner Ensemble, dans ses pièces de maturité.
1933 : exilés ll y aura encore, en janvier-février 1931, la musique de
scène que Weill écrit pour une représentation d’Homme pour
homme au Schauspielhaus de Berlin – la partition en est per-
due. Et puis ce sera l’exil. Brecht et Weill se retrouvent à
Paris en mai 1933. L’Opéra de quat’sous, mis en scène par
Gaston Baty au Théâtre Montparnasse en 1930, avait été un
succès, et Mahagonny Songspiel , donné en concert avec
Celui qui dit oui, avait été accueilli avec enthousiasme six
mois auparavant à la salle Gaveau. Weill reçoit la commande
d’un ballet chanté. Le tandem se met au travail avec beau-
coup d’espoir. Le 7 juin, au Théâtre des Champs Elysées, a
lieu la création des Sept Péchés capitaux (nommé par la suite
Les Sept Péchés capitaux des petits- b o u rg e o i s.) L’accueil est
tiède et déçoit les deux auteurs.
L’AmériqueDe 1933 à 1941, Brecht et sa famille s’installent succes-
sivement au Danemark, en Suède et en Finlande, fuyant
chaque fois devant la peste brune qui s’étend. Ils finissent
par émigrer aux Etats-Unis et débarquent le 21 juillet 1941 à
Los Angeles, où les attend Lion Fe u c h t w a n g e r. Brecht a les
plus grandes difficultés et ne parvient pas à s’adapter, malgré
ses efforts désespérés, à la machine américaine du divertisse-
ment, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Weill, lui, vit à
New York avec Lotte Lenya depuis le 10 septembre 1935 et
s’est remarquablement intégré. Il travaille pour Broadway, le
Manhattan Opera, la radio, Hollywood et devient dès 1939
membre de l’association des compositeurs américains. Il
obtient en 1943, avec sa femme, la nationalité américaine. Il
BRECHT / WEILL : UN MARIAGE DE SIX ANS
ne cherche pas à entretenir de contacts avec ses anciens
compatriotes émigrés et va jusqu’à refuser de parler alle-
m a n d : Lotte Lenya raconte qu’il entre dans de violentes
colères lorsqu’elle s’y oublie. Il a tiré un trait.
Après l’arrivée de Brecht aux Etats-Unis, les deux
hommes se voient à plusieurs reprises, la première fois en
1942 à Hollywood. Ils parlent de projets : un opéra sur
Schweyk, la musique de La Bonne Ame de Se-Tchouan, mais
rien n’aboutit. Cela n’empêchera pas Weill de protester publi-
quement contre la commission d’activités anti-américaines,
plus connue sous le nom de commission McCarthy, destinée à
épurer l’industrie cinématographique de « l’infiltration com-
muniste », devant laquelle Brecht doit comparaître le 30
octobre 1947, lui qui n’a jamais appartenu à aucun parti. Le
lendemain Brecht regagne l’Europe, la Suisse d’abord via
Paris, puis, sous passeport autrichien, l’Allemagne où il
œuvrera au Berliner Ensemble, avec le succès que l’on sait et
des ennuis de censure que l’on sait moins, jusqu’à sa mort.
Quelques jours plus tôt, il avait déclaré : « Ecrivez que
je n’étais pas commode. » En 1932, il avait écrit dans S a i n t e
Jeanne des abattoirs : « Tâchez, à l’heure où vous-même par-
tirez, non d’avoir été bon, mais que le monde que vous quit-
tez soit bon. »
Quant à Kurt Weill, il ne cesse de produire, jusqu’à sa mort
en 1950, des œuvres basées sur les principes mêmes qu’il avait
proclamés en Allemagne avec tant de pugnacité : l’homme réel
et le monde réel comme sujets, un théâtre musical de son temps
pour son temps, le public populaire comme destinataire, la
recherche de formes simples, « originelles », de mélodies
faciles à retenir. On serait tenté de dire : comme à Berlin, dans
sa grande aventure avec Brecht. La férocité et l’idée en moins,
les bons sentiments et l’A m e r i c a n D r e a m en plus. Ou l’avant-
garde mise au service de l’industrie du divertissement.
MARIE-NOËL RIO
41
GENEVIÈVE LIÈVRE
KURT WEILL & LA MARGE
En 1920, lors de sa création, la revue allemande de
musique contemporaine M e l o s expose ainsi les problèmes
q u’elle se propose d’aborder : 1. comment dépasser la
t o n a l i t é ; 2. rapports musique / langage (et leur jonction dans
l ’ o p é r a ) ; 3. rapports musique / autres arts ; 4. mise à nu de
l’infrastructure sociologique de la musique.
Kurt Weill se situe très exactement dans cette perspec-
tive. Né en 1900, il appartient naturellement aux générations
qui ont fait le passage du XXe
siècle, époque d’une remise en
cause – rupture plus qu’évolution – telle que la musique
occidentale n’en n’avait pas connue depuis plusieurs siècles.
Dans ce grand brassage, en focalisant son attention sur le
rapport entre le compositeur et le public (la praxis musicale)
plutôt que sur le rapport entre le compositeur et le matériau
(la sémantique musicale), Weill a choisi la marge – cette
marge féconde qui, selon une réflexion de Boulez à propos de
Varèse, « justifie la page ».
Aujourd’hui encore peu joué par les institutions parce que
hors cadres, peu estimé par le monde musical « s é r i e u x » ,
Weill, « juif atonal », a bien été « chassé à juste titre » par les
nazis pour crimes dans le domaine musical – déstabilisation
de l’ordre, insolence à l’égard des valeurs, métissage des cul-
tures, entre autres péchés.
42
DéstabilisationDepuis à peu près l’époque de Bach, le sentiment d’ap-
partenance au système d’organisation de la musique occiden-
tale (le système tonal) était donné par le retour récurrent de
pôles d’attraction – certains des sept degrés hiérarchisés de
l’échelle sonore à intervalles inégaux servant de référence –,
que ce soit dans le déroulement mélodique (un son après
l’autre) ou dans l’enchaînement harmonique des accords
(superposition des sons). Les accommodements vont amener
la bascule du système au tournant du siècle, en particulier
via l’utilisation de plus en plus fréquente, de Chopin et Liszt
à Wagner et Mahler, du chromatisme (emploi des demi-tons,
degrés intermédiaires de l’échelle de référence, dont la proli-
fération brouille les repères). Chromatisme, polytonalité
(confrontation simultanée des pôles d’attraction de plusieurs
échelles de référence), atonalité (suppression de toute réfé-
rence à une hiérarchie des sons), utilisation de l’accord pour
sa sonorité en tant que telle et non plus en fonction de l’arti-
culation tonale : autant de remises en cause de l’Ordre tonal
radicalisées par la « deuxième école de Vi e n n e »
(Schoenberg, Berg, Webern) qui initie, sous l’appellation do-
décaphonisme, une réorganisation de l’échelle de référence
(l’octave) en intervalles égaux – les douze (d o d é c a -) demi-
tons du « total chromatique ».
Weill considère Schoenberg, « celui qui apporte la corrup-
t i o n », comme « l a plus forte conscience musicale » d’alors. [...]
IntégrationWeill – la « marge » – ne fait pas de l’atonalité la base de
son travail ; il n’en parle d’ailleurs jamais directement dans
ses écrits. Il l’intègre à son langage, ce qui lui sera reproché
( « du Donizetti camouflé sous des dissonances qui arrivent
toujours au bon moment » aurait dit Diaghilev), tout comme il
intègre d’autres syntaxes musicales, par exemple les modes
ecclésiastiques juifs ou chrétiens. Certaines de ses premières
œuvres, destinées au concert, relèvent de l’atonalité ; mais à
partir du moment où son but, écrire pour le théâtre, est clai-
rement exprimé – « faire que ma musique s’adresse directe -
m e n t au public, trouve la voie la plus i m m é d i a t e et la plus
rectiligne pour dire ce que j’ai à dire, et le dire le plus sim-
plement possible » –, il en tire les conséquences. Si, dans le
GENEVIÈVE LIÈVRE
43
premier M a h a g o n n y (1927), on trouve encore la séparation
entre s o n g tonal et interlude instrumental atonal, dans ses
œuvres ultérieures, dont Les Sept Péchés capitaux, Weill joue
dialectiquement de la tension tonalité/atonalité et entretient
l’ambiguïté, par exemple en maintenant une ligne mélodique
tonale – plus facile à mémoriser parce que gravitant autour
des pôles d’attraction – sur une harmonie instable, dramatur-
giquement plus souple, par exemple en superposant ou juxta-
posant plusieurs tonalités. [...]
MétissageL’abandon de la tonalité et la libération de toute l’org a n i-
sation qui en découle – celle de la forme, de la rythmique, de
l’instrumentation – entraîne la reconsidération de matériaux
exogènes jusqu’alors incompatibles avec l’unité d’un certain
univers esthétique : en toute logique, si la simultanéité de
deux tonalités devient possible, pourquoi pas celle de deux
univers esthétiques ? Ces matériaux : les musiques ex t r a -
européennes (Debussy découvrant le gamelan indonésien en
avait tiré les conséquences dans l’évolution de son langage) ;
les musiques « non savantes » (intégration du patrimoine folk-
lorique par Bartók ou Janácek, non comme nuance pittoresque
mais substance transmuée d’une nouvelle construction, rémi-
niscences de Stravinsky) – les musiques dites vulgaires ; le
jazz qui a exercé une véritable fascination sur les musiciens
comme sur les auditeurs, tant cette musique, semblant ne se
rattacher à aucune tradition quoique de structure ô combien
tonale, était détente et laisser- a l l e r, brisant les inhibitions. [...]
EmpruntsWeill a utilisé le jazz dès avant sa collaboration avec
Brecht, par exemple dans Der Zar lässt sich photographieren
sur un texte de Georg Kaiser ; il considérait que le jazz avait
pris la place qu’occupait la valse au siècle précédent. Or
pour Weill « toute musique de danse, [même dégradée] par la
crasse de l’esprit mercantile, peut avoir une influence
bénéfique sur la musique sérieuse». C’est une option fonda-
mentale chez lui et la notion de Gebrauchsmusik[« musique
u t i l i t a i r e »] acquiert alors un sens élarg i : la musique doit
être utile au public, elle doit donc utiliser tous les matériaux
qui lui permettront de se faire entendre, à commencer par
KURT WEILL & LA MARGE
44
ceux qu’on dit u t i l i t a i r e s. Toute musique qui peut avoir pour
l’auditeur un sens immédiat, par référence ou réminiscence,
est licite : complainte ou rengaine (dont la toute première,
celle de Mackie Messer dans L’Opéra de quat’sous), S c h l a g e r-
m u s i k [ « musique à succès »], U n t e r h a l t u n g s m u s i k [ « m u s i q u e
r é c r é a t i v e »] – « de la musique d’ameublement » selon Erik
Satie – ; en somme les musiques « t r i v i a l e s » au même titre
que des formes ennoblies par l’âge tels menuet, choral luthé-
rien (le mode d’expression du quatuor familial dans L e s S e p t
Péchés capitaux), fugue (utilisée dans Le Vol de Lindberg h) . . .
Mais Kurt Weill n’assemble pas un patchwork, ce qui ne ferait
que souligner le disparate des pièces accolées ; de toutes ces
sources il fabrique un tissu : en chaîne, les nuances chan-
geantes d’époques et de genres multiples ; en trame, la pensée
unificatrice d’une écriture contemporaine. [...]
DétournementAutant Weill a été vilipendé pour sa complaisance à
l’égard de la « musique utilitaire » (Schoenberg : « des ana-
logies avec Franz Lehár [...] ; il nous a rendu la musique à
trois temps »), autant l’unanimité s’est faite sur le « caractère
i n s u r e c t i o n n e l » (Adorno à propos de L’Opéra de quat’sous)
de son travail avec Brecht. La fréquentation en soi du trivial
est pardonnable, mais introduire dans la tradition d’opéra la
trivialité, par exemple, du cabaret (fût-il littéraire berlinois,
c’est-à-dire mêlant Karl Kraus au music-hall), c’est là provo-
cation, perversion ; et toute la démarche de Weill est fondée
sur la perversion des matériaux existants : faire éclater la res-
pectabilité du genre musical A et le dévoyer en y introduisant
le peu respectable genre B, appliquer à B le traitement musi-
cal propre à A. Le but est de dénoncer : « Je pose à terre la
balance de leur justice et j’en montre les faux poids. »
(Brecht) ; il est aussi de faire du public lui-même le dénon-
ciateur, en maintenant son esprit en alerte.
Brecht et Weill ont pris pour cible et pour vecteur l’opéra qui
était alors pour le public le genre théâtral et musical le plus
m y s t i fi c a t e u r, et pour le monde musical un genre moribond, épui-
sé par la démesure wagnérienne et le pathos expressionniste. [...]
Cette tolérance aux musiques ressenties comme exogènes
par l’orthodoxie musicale – qu’elle soit d’arrière- ou d’avant-
garde –, revendiquée comme une exigence par le compositeur
GENEVIÈVE LIÈVRE
témoin et acteur du bouillonnement créatif allemand des
années 1920, Weill la conservera, révélant alors l’un de ses
traits fondamentaux : la capacité d’adaptation. Fuyant le
nazisme, en transit en France et ne souhaitant pas s’y instal-
ler, il tirera immédiatement les leçons de l’insuccès des Sept
Péchés capitaux : sa Marie-Galante est digne d’un vieux rou-
tier de la romance. Devenu citoyen américain, il sera l’un des
moteurs d’un genre typiquement (et quasi exc l u s i v e m e n t )
a n g l o-s a xo n : la comédie musicale. Si l’exil l’avait mené,
comme Brecht, en Finlande, aurait-il jalonné la voie entre
Sibelius et Lindberg (Magnus de son prénom) ou Saariaho ?
Certes Weill hors d’Allemagne a plus été caméléon – adop-
tant les couleurs de son environnement – que trublion – tein-
tant de ses couleurs l’environnement. Nécessité de transiger
pour survivre ou absence de partenaire du niveau de Brecht ?
car c’est bien à deux, dans une collaboration qui a multiplié
les mérites de chacun que, selon l’expression de Boulez,
« Weill et Brecht ont secoué le cocotier de la respectabilité. »
Extraits d’un texte paru dans Les Sept Péchés capitaux,
ouvrage réalisé par les éditions de l’Arche en collaboration avec l’Opéra de Ly o n ,
à l’occasion du spectacle de Maguy Marin en 1987
Texte revu par l’auteur, 2006
KURT WEILL & LA MARGE
46
BERTOLT BRECHT
COMBATTRE L’ANACHRONIQUE
1
Bien des gens disent : le monde est vieux
Mais moi, j’ai toujours su que nous vivons un âge neuf.
Je vous le dis : ces maisons qui depuis vingt ans sortent
de terre comme des massifs d’acier
N’ont pas surgi toutes seules.
Bien des gens viennent chaque année s’installer
à la ville remplis d’attente
Et les continents sont pris d’un grand rire, car
Un bruit se répand : l’immense océan dont on avait si peur
N’est qu’une flaque d’eau.
Déjà j’ai franchi, le premier, l’Atlantique
Mais je suis bien convaincu que dès demain
Mon exploit vous fera sourire.
2
Pourtant tout cela est une bataille contre l’anachronique
Un effort constant pour refaire la planète
Tout comme l’économie dialectique
Grâce à quoi le monde sera transformé de fond en comble.
Par conséquent
Luttons contre la nature
47
Et façonnons par là notre nature.
Car notre technique ne nous est pas encore naturelle
Nous et notre technique nous sommes
Anachroniques.
Les bateaux à vapeur se sont attaqués aux voiliers
Qui avaient laissé loin derrière eux les bateaux à rames.
Mon avion surclasse
Les bateaux à vapeur ; ainsi je lutte
Contre l’anachronique.
Mon avion, fragile et secoué de tremblements
Mes appareils imparfaits
Sont meilleurs que tout ce qu’on a connu jusqu’ici, mais
Pilotant mon avion
Je me bats contre mon avion
Et contre l’anachronique.
3
Ce faisant je me bats contre la nature
Et contre moi-même.
Peu importe la foi que je confesse, les sottises que je crois :
En vol, je suis
Effectivement athée.
Pendant dix millénaires
Dès que les flots s’assombrissaient,
Entre lumière et crépuscule, apparaissait au firmament,
inexorablement
Dieu. Et de même
Au-dessus des montagnes couvertes de glace
Incorrigibles, les hommes ignorants recherchaient
Dieu : et de même au désert
Il était dans les tempêtes de sable
Et dans les villes il naissait de l’ordre incohérent
Constituant les hommes en classes :
car l’humanité se divise en deux :
Exploitation et ignorance ; mais
La révolution le supprimera. Tracez
Des routes à travers la montagne, et il s’évanouira
L’eau le chassera du désert. La lumière
Révélera le vide et
Il disparaîtra aussitôt.
COMBATTRE L’ANACHRONIQUE
Donc prenez votre part du combat contre l’anachronique
Aidez, vous aussi, à supprimer l’au-delà
Et à éliminer tout Dieu, quel qu’il soit,
Où qu’il paraisse.
Un microscope plus puissant
Lui sera fatal.
Le perfectionnement des appareils
Le chassera des airs.
L’assainissement des villes
L’anéantissement de la misère
Le feront disparaître et le renverront
Au premier millénaire.
4
Même dans les cités modernes
Subsiste encore le désordre,
Lequel provient de l’ignorance et est à la ressemblance de Dieu.
Mais les machines et les travailleurs
Le combattront ; alors vous aussi
Prenez votre part
Du combat contre l’anachronique.
Extrait de Gedichte und Lieder aus Stücken
[Poèmes et chansons extraits des pièces] © Suhrkamp Verlag, 1960
Traduction française de Edouard Pfrimmer © L’Arche Editeur, 1965
BERTOLT BRECHT
49
BERTOLT BRECHT
CHANT DES MACHINES
1
Allo allo, nous voulons
Parler avec l’Amérique
Par-dessus la mer Atlantique, avec les cités gigantesques
De l’Amérique, allo allo !
Et nous nous sommes demandés quel langage
Parler, afin qu’on nous comprenne.
Mais à présent nous avons rassemblé tous nos chanteurs,
Des chanteurs que l’on comprend chez nous comme en Amérique
Et partout dans le monde entier.
Allo, écoutez ce qu’ils chantent, nos chanteurs,
nos grands ténors nègres,
Allo, regardez ceux qui chantent pour nous…
Les machines chantent.
2
Allo, les voilà nos chanteurs, les voilà nos grands ténors nègres
Leur chanson n’est pas gracieuse, mais c’est le chant de leur travail.
En fabriquant pour vous de la lumière, ils chantent
En fabriquant des vêtements, des journaux, des tubulures,
Et des voies ferrées et des lampes, et des disques et des fourneaux,
Ils chantent.
Allo, chantez une fois encore, puisque aussi bien vous êtes là,
Chantez votre petite chanson par-dessus la mer Atlantique
Avec cette voix à vous, que tous comprennent.
Les machines répètent leur chant.
Ce n’est pas une brise dans les tilleuls, fiston,
Ni une romance à l’étoile solitaire
C’est le grand hurlement fauve de notre travail de chaque jour
Nous le maudissons et l’aimons bien tout de même
Car c’est lui la voix de nos cités
C’est lui la romance qui nous plaît.
C’est le langage que nous comprenons tous
Et bientôt ce sera lui, le langage maternel du monde.
Traduction : Armand Jacob
© L’Arche Editeur, Paris
BERTOLT BRECHT
51
BERNARD DORT
LE VOL DE LINDBERGHUN THÉÂTRE DIDACTIQUE
Brecht en est conscient : la transformation du théâtre ne
saurait se faire progressivement, à l’intérieur du système éta-
bli. Celui-ci est bloqué par ce que Brecht nomme « le primat
de l’appareil » – entendons de l’infrastructure théâtrale, éco-
nomique et sociale. [...]
Une ruptureIl faut donc échapper à cet « a p p a r e i l » : adopter d’autres
moyens dramaturgiques, d’autres matériaux pour la représenta-
tion, d’autres modes de distribution. Ainsi seulement, la fonction
du théâtre pourra être changée. Cette fois, la rupture est totale :
Brecht renonce au « c u l i n a i r e », il choisit le « d i d a c t i q u e» .
Il rompt avec l’organisation théâtrale établie. [...] Il est
d’autres moyens de représentation et de diffusion de l’œuvre
théâtrale, d’autres publics que le public habituel des théâtres,
que ce public bourg e o i s : par exemple, les enfants des écoles,
les membres des unions de jeunes, des unions laïques, des
associations prolétariennes, et, au premier rang, ceux des
chorales de travailleurs, fort nombreuses en Allemagne alors.
La Fédération des chorales de travailleurs (d’orientation
52
social-démocrate) rassemblait ainsi, en 1930, plus de 14.000
chorales, soit un ensemble de 56.0000 participants, dont plus
de 70% étaient des ouvriers. Certaines de ces chorales, telles
que le Chœur mixte de Berlin, qui fut longtemps dirigé par
Hermann Scherchen, avaient l’ambition de promouvoir un art
« révolutionnaire ».
Ces chorales, ces associations et ces écoles ne disposaient
j u s q u’alors que d’un répertoire fort limité, ou du répertoire
traditionnel qui ne leur convenait pas. Elles demandaient
donc des œuvres, mi-théâtrales mi-musicales, qui leur fussent
spécialement destinées. Brecht résolut de répondre à cette
demande et de créer un théâtre qui leur appartînt en propre.
[ . . . ]
Après avoir constaté que « les chorales ouvrières comptent
en Allemagne un demi-million de membres », Brecht notait
que « la question de savoir ce qui se passe dans la tête de celui
qui chante est au moins aussi importante que celle de savoir ce
qui se passe chez celui qui écoute ». C’était dire que l’accent
devait être mis non plus sur le résultat de ce nouveau travail
théâtral, sur le spectacle même, mais sur la façon d’atteindre le
résultat, sur l’exécution. Au lieu de viser à divertir, il fallait
chercher à instruire, à éduquer. L’art n’était plus d’abord des-
tiné à la consommation : il devait se pratiquer. Il s’agissait lit-
téralement de faire, de re-faire collectivement, le théâtre.
D’où la conception qui fut celle de Brecht d’un théâtre
didactique, [...] d’un théâtre qui soit lui-même pédagogie et
où les exécutants (chanteurs et acteurs) aient pour tâche
d’enseigner en s’instruisant. A la limite toute différence entre
acteurs et spectateurs y disparaît : par le seul fait de partici-
per aux chœurs, le public s’engage déjà dans l’action. Or
« faire est mieux que sentir ».
Ainsi l’homme, le travailleur, pourrait se produire lui-
même, en produisant son propre théâtre.
Des spectateurs actifsLa première tentative de Brecht dans ce sens est son
L e h r s t ü c k1
: Le Vol de Lindberg h2. Brecht le commentait
ainsi : « Le Vol de Lindbergh n’a aucune valeur si on ne s’y
instruit pas. Il ne possède pas de qualité artistique qui en
justifierait une représentation ne visant pas à instruire. Il est
un instrument d’enseignement. »
BERNARD DORT
53
Au vrai, c’est le récit d’un combat : le combat de Lindberg h
au cours de son premier vol au-dessus de l’Atlantique. « U n
combat contre la nature » et aussi le combat de Lindberg h
contre soi-même. Le récit d’une conquête : celle de l’espace
aérien, mais surtout celle d’un nouveau savoir arraché au
domaine de l’ignorance qui est aussi celui de Dieu.
L’enseignement de ce Vol de Lindbergh n’est pas seulement
dans la glorification du comportement rationnel, scientifique,
de Lindbergh, opposé à toutes les mystifications du sentiment
et de la mystique : il est dans la participation du spectateur (ou
de l’auditeur) à cette glorification, dans la conquête du ration-
nel par celui-ci. Car Le Vol de Lindberg h, qui fut joué pour la
première fois lors de la Semaine musicale de Baden-Baden en
1929, est un Ra d i o- L e h r s t ü c k (une pièce didactique pour la
radio) conçu afin que le plus grand nombre de personnes puis-
sent y prendre part. Il suppose d’un côté un ensemble d’instru-
mentistes, de choristes, d’éléments de bruitage, susceptibles
d’être remplacés par un enregistrement radiophonique ou par
un disque, et de l’autre, des récitants [...] et des choristes
parmi lesquels tous les spectateurs ou auditeurs pouvaient à
volonté prendre place. Entre ces deux groupes, il y avait tantôt
unisson, tantôt succession, tantôt collaboration, mais toujours
d’une manière très simple, de façon que l’exécution de l’œuvre
soit accessible à tous. Brecht l’indique en effet à plusieurs
r e p r i s e s : « Le texte doit être lu, être chanté mécaniquement,
avec des interruptions à la fin de chaque vers. »
Cette forme est proche de celle de l’oratorio ou de la can-
tate, avec cette différence que Le Vol de Lindberg h est fait
moins pour être écouté que pour fournir l’occasion d’une
action collective, d’une célébration commune de la raison :
A la fin du deuxième millénaire de notre calendrier
Notre simplicité acérée
Prit son vol
Nous prouvant ce qui était possible
Sans nous faire oublier
L’inaccessible.
Ce récit lui est dédié.
LE VOL... UN THÉÂTRE DIDACTIQUE
1. Lehrstück: pièce qui enseigne, pièce didactique.
2. Brecht a transformé ce titre en Le Vol au-dessus de l’océanet supprimé le
nom de Lindbergh (remplacé par aviateur) en raison de la participation ulté-
rieure de celui-ci à des mouvements fascistes.
Brecht veut provoquer « une sorte de réveil de l’auditeur,
sa réactivation afin que, à nouveau, il devienne celui qui
p r o d u i t . » Aussi, son intention était-elle d’assurer à son
Lehrstück la plus large diffusion à la radio et dans les écoles.
Bien vite, il dut y renoncer : là aussi, il se heurta au « p r i-
mat de l’appareil ». Le contenu du Vol de Lindbergh a v e c
son rationalisme abstrait et abrupt, son athéisme déclaré [...]
ne pouvait que susciter le veto des autorités de la
République de We i m a r. [...]
La substitution aux mécanismes traditionnels de la distri-
bution théâtrale d’autres formes de diffusion, la transforma-
tion des spectateurs passifs en spectateurs actifs, voire en
acteurs, l’implantation du théâtre dans les milieux ouvriers,
bref, cet essai d’un art prolétarien [...] ne pouvait être toléré
par la société allemande, déjà sensibilisée par la Crise,
minée par le fascisme.
Extrait de Lecture de Brecht,
Editions du Seuil, 1960
BERNARD DORT
55
BERTOLT BRECHT
C H A N S O N
D’UNE FAMILLE DE LA SAVA N E
1
Dans la savane on avait une ferme
Des champs de blé, des chevaux et une auto.
On n’est pas bien, dit Billy
A Frisco on sera mieux qu’ici.
Pourtant on avait son pain, dans la savane
Et le samedi soir, du grand air et de la lune.
Mais c’était pas assez beau pour nous dans la savane.
2
A San Francisco on avait une maison
Un garage et des beaux vestons.
On n’est pas bien, dit Billy
Au Massachussets on sera mieux qu’ici.
Pourtant on gagnait bien sa croûte à San Francisco
Et le samedi soir, c’était le jazz et de quoi faire le beau.
Mais c’était pas assez beau pour nous à San Fr a n c i s c o .
3
Au Massachussets on avait une tente
Une foreuse et un champ de pétrole.
On n’est pas bien, dit Billy
A Chicago on sera mieux qu’ici.
Pourtant on avait un toit au Massachussets
Et le samedi soir la Bible au coin du feu
Mais c’était pas assez beau pour nous au Massachussets.
4
A Chicago on n’a pas où se loger,
Pas un dollar en poche ni même, Seigneur, à espérer.
On n’est pas bien, dit Billy
Mais où qu’on aille, on sera jamais mieux qu’ici.
Dans le temps nous avions de l’argent, des espoirs,
En semaine du travail, la liberté le samedi soir.
Mais c’était pas assez beau pour nous partout où on est passé.
Extrait de Unveröffentlichte und nicht in Sammlungen enthaltene Gedichte
[Poèmes inédits et ne figurant pas dans les recueils] © Suhrkamp Verlag, 1960
Traduction française de Michel Habart © L’Arche Editeur, 1965
BERTOLT BRECHT
57
MICHEL BATAILLON
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUXA N N A-ANNA DANS LA JUNGLE DES VILLES
Sur les routes de l’exil, ParisPrévenu d’un danger imminent d’arrestation par la Ges-
tapo, le 21 mars 1933, le « juif atonal » Kurt Weill – trente-
trois ans – quitte Berlin dans l’automobile de ses amis Caspar
et Erika Neher qui le cachaient depuis plusieurs jours déjà, et
qui le convoient jusqu’à Paris puis, malgré son insistance et
leur envie d’émigrer, regagnent Berlin.
Kurt Weill n’est pas un quelconque exilé anonyme. Les 10 et
11 décembre 1932, dans les salons de la vicomtesse de Noailles,
née Bischoffsheim, puis à la salle Gaveau, son ami Maurice de
Abravanel – trente ans – auquel il enseigna jadis l’harmonie et le
contrepoint, a dirigé en sa présence une nouvelle version s o n g -
s p i e lde l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
et Celui qui dit oui, un « opéra pour les écoles » .
Dans ses mémoires, Darius Milhaud décrit l’accueil enthou-
siaste que l’intelligentsia parisienne au grand complet fit à
ces deux œuvres, qui rassemblaient les noms de Weill et de
Brecht. Stravinsky lui-même proposa son Histoire du soldat
pour accompagner désormais le Mahagonny Songspiel : selon
lui, un « programme idéal ».
A son arrivée à Paris, le fugitif ne tarde pas à trouver du
travail, une commande pour les Ballets 1933 de Georg e s
Balanchine et Boris Kochno.
58
G e o rgi Melinovitch Balanchivadzé – vingt-neuf ans – a
quitté l’Union Soviétique à l’occasion de la première tournée
internationale des Ballets de Léningrad pour débuter à Paris
en 1924 chez Serge Diaghilev qui allégea son nom géorgien
et fit de lui une star du ballet moderne.
La mort de Diaghilev en août 1929 l’ébranla pour près de
cinq années. Rescapé d’une grave tuberculose, évincé de
l’Opéra de Paris par son élève et rival Serge Lifar, il se mit en
quête d’un lieu et d’un cadre de travail adaptés à son art,
Copenhague, Londres, Monte-Carlo dont il quitte le Ballet
russe avec Boris Kochno – vingt-neuf ans – pour fonder et
animer avec lui à Paris une nouvelle compagnie, les Ballets
1933, sa dernière tentative européenne avant sa rencontre et
son alliance avec Lincoln Kirstein qui l’entraîna aux Etats-
Unis pour y créer le New York City Ballet.
En s’appuyant sur un cercle d’une dizaine de mécènes –
dont Coco Chanel – et sur quelques amis proches et fidèles,
Darius Milhaud, Henri Sauguet, Christian Bérard, André
Derain..., Kochno, directeur artistique et Balanchine, direc-
teur chorégraphique, composent en hâte un programme : trois
pièces « plus classiques », Valses de Beethoven, S o n g e s e t
Fastes et des œuvres de « recherche », Errante, Mozartiana ...
Un projet de balletMais il s’avère bientôt que l’administrateur de la compa-
gnie, Wladimir Dimitriev, n’est pas en mesure de payer la
location d’un théâtre où se produire et, sur les conseils de
M a r i e-Laure de Noailles, intervient alors un Anglais fort
riche et bien né – Edward James – « un touche-à-tout futile
et très fortuné » se souvient Boris Kochno –, qui prend en
c h a rge la vie de la compagnie dont il devient en quelque
sorte le « patron » et où il impose la présence de sa femme,
Tilly Losch, une danseuse et mime viennoise. Pour plus d’un
million de francs de l’époque, il lui offre ainsi un choré-
graphe et un théâtre.
Ensuite, il lui cherche un compositeur et un librettiste.
Dès les premiers jours d’avril, il s’adresse à Kurt Weill qui,
pour participer à la première saison des Ballets 1933, for-
mule deux exigences : un cachet de 30 000 francs et l’inter-
vention d’un véritable poète pour la rédaction du livret – il
aimerait, pour sa part, travailler avec Cocteau.
MICHEL BATAILLON
59
A l’issue des négociations, le cachet est ramené à 25 000
francs, assortis de la promesse, tenue et exécutée, de reprendre
à Londres en juillet le concert de décembre 1932 à Pa r i s .
Mais Jean Cocteau n’accepte pas la proposition qui lui est
faite et Kurt Weill, bon gré mal gré, doit céder aux pressions
d’Edward James et s’adresser à Brecht. Depuis décembre
1931, leur relations ne sont guère cordiales mais cette colla-
boration – la sixième en six ans – pourra seule assurer un tra-
vail très rapide, suivi d’un succès public et financier dont
tous ont grand besoin.
Weill sait aussi que, dans l’esprit des Parisiens, leurs noms
sont associés, moins d’ailleurs par la médiocre mise en scène
de L’Opéra de quat’sousqui le 13 octobre 1930 inaugura le
Théâtre Montparnasse de Gaston Baty, que par le film de Pa b s t ,
dont la version française connut un immense succès en 1932.
Bertolt Brecht – trente-cinq ans – a précédé Kurt We i l l
sur les chemins de l’exil. Le lendemain même de l’incendie
du Reichstag, le 28 février 1933, il a pris le premier train
pour Prague d’où il a gagné Vienne puis Zurich et enfin le
Tessin. C’est là que lui parvient la proposition de Kurt Weill
q u’il rejoint aussitôt à Paris – peut-être au début de la
deuxième semaine d’avril – où il s’installe dans un petit hôtel
de la rive gauche pour une durée imprécise, sans doute
jusque vers la fin du mois d’avril ou Hanns Eisler, étranger
au projet, débarque à Paris.
Une étrange équipeA l’invitation de Kurt Weill, Caspar Neher, l’ami fidèle, le
complice de tous les projets, arrive aussitôt pour concevoir et
peindre le décor. Et Maurice de Abravanel accepte la respon-
sabilité de l’orchestre.
Lotte Lenya, à son tour, est associée à l’entreprise. Elle
avait passé une grande partie de l’année 1932 en Union
Soviétique pour y tourner, avec Erwin Piscator, La Révolte des
p ê c h e u r s, d’après une nouvelle d’Anna Seghers. Mais, pour
les deux concerts de décembre à Paris, elle avait repris dans
le Mahagonny Songspiel les airs de Jenny Smith qu’elle avait
créés le 17 juillet 1927 à Baden-Baden. Ses relations avec
Kurt Weill – sur ce point, les biographes s’accordent –
étaient plutôt chaotiques. Elles aboutirent d’ailleurs à un
divorce à l’automne 1933, suivi d’un remariage en 1937.
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX
60
Edward James l’avait appréciée lors du concert de décembre
1932 ; il avait noté sa ressemblance avec Tilly Losch qu’elle
avait d’ailleurs connue à ses débuts à Vienne. Brecht tenait
beaucoup à son concours. La voilà donc de nouveau à Paris.
L’équipe constituée était à vrai dire un peu étrange. « Je
vivais alors, raconte Georges Balanchine, dans un univers
esthétique qui n’avait guère encore pris de distance avec
S a i n t - Pe t e r s b o u rg, un Pe t e r s b o u rg artistique et progressiste,
certes, où l’on vivait de borchtch et rêvait de caviar. Brecht et
Weill, en revanche, étaient des communistes peu généreux,
tranchants et inconfortables. Mais ce qu’ils disaient et écri-
vaient était terriblement réel, c’était une confrontation avec
les faits de l’époque... ».
Les deux « communistes », en fait, divergent sur bien des
points. Tous deux sont également pourchassés, mais pas exac-
tement au même titre.
Kurt Weill est l’enfant renommé d’une grande famille de
musiciens juifs de Dessau. Sa formation et ses goûts font de
lui un « artiste dégénéré » par excellence ; la presse et les
militants nazis le lui rappellent à chaque occasion. Les visi-
teurs du « Musée de l’art dégénéré » peuvent y entendre des
airs de L’Opéra de quat’sous, archétype de la musique déca-
dente. Et Weill lui-même – l’anecdote sinistre est racontée
par l’un de ses biographes – aurait entendu Hitler, dans un
meeting à Au g s b o u rg en 1930, le citer ainsi que Thomas
Mann et Albert Einstein, comme exemples d’étrangers exer-
çant en Allemagne une influence rampante et sournoise.
Bertolt Brecht, certes, est aryen, mais traître à sa race et à
sa classe. Marié à une Juive viennoise, antimilitariste dès son
adolescence, il est maintenant sans doute l’écrivain le plus
conséquent dans son engagement dans la pensée marxiste et
le mouvement communiste allemand, comme l’est aussi son
ami, le compositeur Hanns Eisler, son véritable partenaire
dans le domaine musical depuis près de quatre ans.
Kurt Weill le sait et prend ses distances. Il cherche à dis-
socier son succès musical des œuvres littéraires qui en sont
le support. Lors des concerts de décembre 1932, il tait le
nom de Brecht dont on connaît la réaction par des passages
soulignés dans les coupures de la presse parisienne conser-
vées aux Archives Brecht.
MICHEL BATAILLON
61
Les Etats-Unis d’Amérique sont entre eux un sujet de dis-
corde. Dès M a h a g o n n y , mais surtout maintenant que Ku r t
Weill espère y trouver un asile. Et c’est précisément l’Amé-
rique que Brecht choisit pour leur nouveau projet.
De cette équipe divisée, et rassemblée pour exécuter en
un mois une commande, un ouvrage de circonstance, naît en
quelques jours de printemps un poème dramatique et musical
– 213 vers libres – épuré et dense, allègre, drôle, caustique,
intelligent et sensible.
La putain et son doubleDepuis toujours le commerce de la chair et des sens a exc i t é
l’imagination et la curiosité de Brecht. Les personnages de
prostituées jalonnent son œuvre poétique et dramatique.
Dès 1927, dans les quelques lignes intitulées Fanny Kress,
ou l’unique ami des putains, c’est la putain, puis vers 1930,
sous le titre La Marchandise d’amour , il a esquissé l’histoire
d’une jeune femme qui constate son impuissance à être à la
fois marchande et marchandise. Elle décide de se scinder en
deux personnalités indépendantes et complémentaires. En
vêtement d’homme, elle ouvre un bureau de tabac où elle joue
au marchand de cigare, tandis qu’en femme, elle exerce son
métier de prostituée. Ainsi devenue son propre souteneur, elle
tient pour ainsi dire en main une marchandise de tout premier
choix qu’elle débite en fonction des lois du marché.
En réunissant à Paris Tilly Losch et Lotte Lenya, le projet
du printemps 1933 réalise le rêve de ce personnage dédou-
blé. L’une chante, l’autre danse. Elles ont quitté Vienne pour
conquérir les scènes européennes à la recherche de l’art, de
l’argent et de l’amour.
Les différents partenaires, Weill, James, Kochno, Balan-
chine, imaginent déjà un « ballet chanté » pour « sœurs sia-
m o i s e s » sur le thème psychologique de la double nature de
la femme. Brecht, semble-t-il, ne se laisse pas facilement
convaincre. Certes, le motif des jumelles l’intéresse et il a
même récemment examiné de près l’opéra bouffe de Lecocq,
G i r o fl é -G i r o fl a. Mais il n’est pas prêt à se laisser dicter un
thème. Il tarde à donner son accord, envisage la rupture.
Puis il saisit l’anecdote, la transforme en parabole et le fait
du hasard devient ressort dramaturgique. Ainsi naissent
Anna I et Anna II, un couple siamois emblématique surg i
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX
62
d’un conte cruel, dont la gémellité conflictuelle dit l’écartè-
lement douloureux des êtres dans l’univers aliénant des
contradictions. Six ans plus tard, ce seront Shen-Té et Shui-
Ta, incarnations diurne et nocturne de La Bonne Ame de Se-
Tc h o u a n, partagée entre le bien et le mal mais interprétée
par une unique comédienne.
La division des éléments, la confrontation sur scène des
genres lyrique et chorégraphique contribuent en outre au
style épique du récit théâtral que recherche Brecht – au
demeurant peu soucieux de l’art chorégraphique – en adop-
tant de nouveau la structure narrative de la complainte bio-
graphique, si fréquente dans sa production poétique des
années 20.
Amérique, séductrice mythiqueEt de nouveau, comme dans M a h a g o n n y , dans H a p p y
E n d, dans Sainte Jeanne des abattoirs, dans A r t u r o U i..., il
situe sa fable dans une Amérique, séductrice mythique, qu’il
fréquente en imagination depuis 1920.
Dès les premières esquisses de Dans la jungle des villes,
1920, Maria Garga exprime sa nostalgie de la savane inno-
cente et sa crainte de plonger avec les siens dans la froide
Chicago. Ici, Anna-Anna parcourt seule les Etats de l’Union,
Memphis, Los Angeles, Boston, Baltimore, San Fr a n c i s c o ,
une irrésistible ascension sociale dans la jungle des villes, en
sept étapes et sept années, tandis que parents et frères, sur
les rives idylliques du Mississipi attendent son argent, tout
comme jadis le père Garga empochait les gains de sa fille. Le
quatuor familial, exclusivement masculin puisque la partie de
la mère est écrite pour une voix de basse, tient à la fois du
conseil d’administration, du cercle de clergymen et de la
tablée de souteneurs. Car ils vendent Anna et vivent de la
sueur de sa peau.
Toutefois Anna n’est pas exactement une putain de métier,
ce que sont les Jenny de M a h a g o n n y et de L’Opéra de
quat’sous. Anna est danseuse : pour nourrir elle-même et les
siens, elle prostitue sa personne et son art. Anna l’artiste
cède aux bonnes raisons d’Anna l’imprésario. Le marchand
décide du sort de la marchandise. Brecht lui-même, pour ce
contrat parisien, n’a-t-il pas abandonné pendant quelques
semaines d’autres travaux plus urgents, directement liés à la
MICHEL BATAILLON
63
lutte des intellectuels antifascistes, tels Têtes rondes et têtes
pointues où Nanna Callas chante, elle aussi : « Au marché de
l’amour, messieurs / A seize ans je fus menée. / Et j’ai ouvert
de grands yeux ! / C’était dur, ma foi/ Mais c’était la loi... ».
Inversions de valeursDepuis longtemps Boris Kochno songeait à traiter en bal-
let les sept péchés capitaux qu’il aurait volontiers vus dans
un cabinet de figures de cire, incarnés par Harpagon, par
Othello..., sous forme de tableaux classiques traversés par
des visiteurs contemporains.
Il n’en sera rien. Brecht saisit la suggestion qui lui est
faite de traiter ce motif encore étranger à son œuvre mais
bienvenu à double titre. D’abord il lui permet une structure
en tableaux qui deviennent aisément les étapes du parcours
initiatique des « f a u s s e s » jumelles. Mais surtout, ce lieu
commun des moralités médiévales et baroques – comme l’est
aussi le récit des vierges sages et des vierges folles implicite-
ment présent dans l’histoire d’Anna-Anna – répond à l’une
de ses préoccupations majeures : sonder la contradiction
entre les principes et les pratiques de la petite-bourgeoisie ;
dénoncer l’hypocrisie du discours moralisateur ; désigner
l’usage pervers des valeurs chrétiennes comme l’une des
armes de l’exploitation de l’homme par l’homme et donc l’une
des sources du profit capitaliste.
Cas par cas, et, dans un ordre qui lui appartient, il met au
point un mécanisme d’inversion des valeurs en fonction de
deux étalons contradictoires : d’une part la réussite sociale et
d’autre part le plein épanouissement de la personnalité.
La paresse change ainsi par trois fois de signe. Mère de
tous les vices et première station du poème dramatique, elle
est dans l’absolu une manifestation du mal. Anna II est dé-
clarée paresseuse par nature et ce trait constitutif est réprimé
comme vice ; toutefois, il est mis en scène dans des circons-
tances qui le transforment en vertu : Brecht nous montre Anna
paresseuse à commettre une mauvaise action. Elle aborde des
couples sur la voie publique, feint d’avoir une liaison avec
l’homme, insulte la femme tandis qu’Anna I fait chanter
l’homme. Puis elle s’endort sur un banc. Mais dans la lutte
concrète pour la survie, cette indolence est un péché mortel,
et le zèle à commettre l’injustice une vertu petite- b o u rg e o i s e .
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX
64
La seconde station illustre mieux encore cette mobilité
des valeurs entre le bien et le mal. Pour désigner l’orgueil –
superbia – Brecht ne retient pas le terme classique Hochmut,
à la coloration franchement négative, mais préfère Stolz, qui
certes signifie l’orgueil, mais aussi la fierté dont il fait une
vertu humaine essentielle. Anna II, danseuse débutante, est
fière du meilleur d’elle-même, de son talent artistique inalié-
nable. Mais ce faisant, elle commet dans la société marchan-
de un péché « mortel ». Et pour survivre et prospérer, il lui
faudra faire violence à sa nature, extirper ce fatal orgueil et
se plier aux lois du marché.
Le catalogue placé en tête de l’édition définitive transfor-
me ainsi le vice en vertu et la vertu en péché mortel pour le
petit-bourgeois aux prises avec l’exploitation capitaliste. (Voir
pages 52-54.)
C’est vraisemblablement chez Bernard de Mandeville,
plusieurs fois cité par Karl Marx, que Brecht emprunte l’idée
d’un profit social né de la pratique des vices. On sait qu’un an
plus tard il se procure la réédition de The Fable of the Bees,o r
Private Vices, Publics Benefits[La Fable des abeilles ou Vi c e s
privés, bienfaits publics], l’œuvre majeure de ce penseur
anglais de la fin du X V I Ie
s i è c l e .
La créationLe 7 juin 1933, au Théâtre des Champs-Élysées, la soirée
inaugurale des Ballets 1933, la plus éclatante manifestation
parisienne depuis Le Sacre du printempspar Diaghilev en 1913,
se compose d’un prologue de Vittorio Rieti sur des thèmes de
Mozart devant un rideau de Christian Bérard et de trois pièces
chorégraphiées par Georges Balanchine : M o z a r t i a n a , musique
de Mozart instrumentée par Tc h a ï kovski, décors et costumes de
Christian Bérard ; Les Sept Péchés capitaux, spectacle sur des
poèmes de Bert Brecht, musique de Kurt Weill, décors et cos-
tumes de C. Rudolph Neher ; et Les Songes, livret de André
Derain, musique de Darius Milhaud, décor et costumes de
André Derain. L’Orchestre symphonique de Paris est placé sous
la direction de Maurice de Abravanel.
Du décor de Caspar Neher, Boris Kochno garde le souve-
nir d’un ouvrage « c o n s t r u c t i v i s t e », surprenant sur une
scène française où régnaient d’ordinaire les toiles peintes. Il
en possède une esquisse où l’on distingue, à l’avant-s c è n e
MICHEL BATAILLON
65
côté jardin, un petit praticable avec une mansarde où se tient
Anna I et, côté cour, une estrade pour le chœur de la famille ;
au centre, une construction en hémicycle percée de sept
portes désignées selon les sept péchés et une aire de jeu
éclairée par sept lanternes ; de part et d’autre de la scène,
une trace de petit rideau brechtien ; au fond, un jeu de châs-
sis peints. Ce sont vraisemblablement les sept éléments
peints sur le thème des sept péchés capitaux, de grande taille
– 609 x 243,8 cm – conservés aujourd’hui au Museum and
Art Gallery de Brighton. La Nationalbibliothek de Vienne a
rassemblé, dans le Fonds Caspar Neher, de nombreuses
esquisses, encres et aquarelles du décor, des personnages et
des scènes des Sept péchés capitaux.
Applaudissements et sifflets partagés, une dizaine de rap-
pels pour Tilly Losch et Lotte Lenya... « le Ballet s’est genti-
ment passé mais ce n’est certes pas une chose importante »,
commente Brecht revenu pour la première, qu’à peine un
journaliste sur cinq juge bon de mentionner et dont le poème
chanté en allemand laisse sans réaction un public tout à fait
parisien. Kurt Weill s’en tire mieux mais tout juste. Le plus
doux des critiques, Paul de Stoecklin dans Re m p a r t, parle
d’une « production type du courant esthétique symbolico-réa-
liste d’inspiration germano-s l a v e »... et André Schaeffner,
dans Beaux-Arts, rend hommage à la technique d’écriture de
Weill mais regrette le délicat mélange des genres de Maha-
gonny et de L’Opéra de quat’sous.
Le comte Harry Ke s s l e r, gazette de l’émigration à Pa r i s ,
note dans son journal à la date du samedi 7 juin 1933 : « L e
soir avec Jacques au Théâtre des Champs-Élysées pour les
Ballets 1933 qui donnent la pantomime de Kurt Weill, L e s
Sept Péchés capitaux. Malgré la popularité dont jouit ici We i l l ,
elle fut mal accueillie par la presse et par le public. J’ai trou-
vé la musique jolie et originale ; certes tout autre que L’ O p é r a
de quat’sous. Lotte Lenya, de sa petite voix sympathique, a
chanté en allemand les ballades de Brecht et Tilly Losch a
dansé et mimé avec une grâce attachante. Manifestement on a
ici trop attendu de Weill en le situant d’emblée dans le sillage
de Wagner et de Richard Strauss. Snobisme. »
Seul Walter Mehring, dans le Neue Ta g e b u c h du 1e r
j u i l l e t
1933, souligne avec clairvoyance l’insolence radicale de cette com-
position et ouvre la voie aux évaluations critiques contemporaines.
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX
Fin d’une aventure artistiqueBrecht ne s’attarde à Paris où il aimerait pourtant se fixer
mais où tout espoir de fonder un théâtre de langue allemande
semble alors exclu. Son aventure artistique avec Kurt We i l l
est close. Elle a duré six années, elle a contribué à ébranler
le vieux théâtre, elle a donné au monde quelques chefs-
d’œuvre absolus de la poésie et de la chanson, elle se ter-
mine sur un petit échec qui masque pour un temps la force
du poème et l’intelligence de la « cantate ».
Le 27 novembre 1933, à la salle Pleyel, un groupe de spec-
tateurs interrompt Madeleine Grey, interprète de trois chansons
de Bert Brecht et Kurt Weill aux cris de « Vive Hitler. » Dans
Comoedia, le journaliste Paul Achard affirme qu’il s’agit du
compositeur français Florent Schmitt et qu’il a perçu distincte-
m e n t : « Nous avons assez de mauvais musicien en France sans
q u’on nous envoie tous les Juifs d’Allemagne ! »
Kurt Weill et Lotte Lenya quittent la France deux ans plus
tard et gagnent New York.
Extraits d’un texte paru dans Les Sept Péchés capitaux,
ouvrage réalisé par les éditions de l’Arche en collaboration avec l’Opéra de Ly o n ,
à l’occasion du spectacle de Maguy Marin en 1987
Texte revu par l’auteur, 2006
MICHEL BATAILLON
67
BERTOLT BRECHT
LA LÉGENDE DE LA PUTAIN EVLYN ROE
Quand vint le printemps et la mer étant bleue
Elle ne put trouver le repos…
Alors elle vint à bord, par le dernier canot
La jeune Evlyn Roe
Sur ce corps si beau qu’on n’en croyait ses yeux
Elle jeta un châle pisseux
Et n’avait d’autre trésor, d’autres joyaux
Que le flot d’or de ses cheveux.
« Monsieur le Capitaine, emmène-moi jusqu’en Terre Sainte,
Je dois aller chez Jésus-Christ.
– Oui, vient avec nous, la fille, on est gaillards à faire des folies
Et tu es si jolie.
– Le Bon Dieu vous le rendra, ne suis que pauvre fille,
Et mon âme est à Jésus-Christ.
– Alors donne-nous ce corps si doux !
Jamais le Seigneur que tu aimes ne pourrait te le payer
Puisqu’il est mort crucifié. »
68
Ils allaient dans le soleil, dans le vent
Et leur amour allait à Evlyn Roe.
Elle mangeait leur pain, buvait leur vin
Pour en pleurer le lendemain.
Ils dansaient la nuit. Ils dansaient le jour.
En oubliaient le gouvernail.
Evlyn Roe était si timide et si douce :
Mais eux étaient plus durs que la pierre.
Le printemps passa. L’été déclina,
De vergue en vergue elle courait la nuit
Souliers en lambeaux,
Scrutant la brume, cherchant un havre de repos,
La pauvre Evlyn Roe.
Elle dansait la nuit. Elle dansait le jour.
Et son visage fut visage de vieille.
« Monsieur le Capitaine, quand arriverons-nous
A la sainte ville du Seigneur ? »
Le capitaine se vautrait sur ces genoux,
L’embrassait puis en riant répondait :
« A qui la faute si nous n’arrivons jamais ?
A Evlyn Roe ».
Elle dansait la nuit. Elle dansait le jour.
Et son visage fut visage de cadavre.
Et du capitaine au mousse
Ils en eurent tous assez.
Elle enveloppait d’une robe de soie
Son pauvre corps livide, variqueux,
Et sur son front défait tombait une broussaille
De crasse et de cheveux.
« Jamais, Seigneur Jésus, ne te verrai
Avec ce corps plein de péché.
Toi, te pencher sur une putain !
Pauvre fille que je suis ! »
BERTOLT BRECHT
De vergue à vergue longtemps elle courut.
Et le cœur et le pied lui faisaient mal.
Une nuit elle plongea, et personne ne la vit.
Dans cette mer elle plongea, la nuit.
C’était une nuit glaciale de janvier.
Elle nagea longtemps et loin.
Mais ce n’est qu’en mars ou en avril
Que les fleurs s’épanouissent.
Elle s’abandonna aux vagues dans la nuit
Blanche et pure la vague la rendit.
Elle sera en Terre Sainte, en vérité je vous le dis,
Avant le capitaine.
Quand avec le printemps, elle arriva au paradis,
Saint Pierre lui claqua la porte au nez : « Dieu m’a dit :
Au ciel je ne veux point
D’Evlyn Roe la putain. »
Mais quand elle arriva au seuil de l’enfer,
Devant elle les portes se verrouillèrent.
Et le diable lui cria : « De l’enfer est exclue
Evlyn Roe la vertu. »
Alors par les champs d’étoiles et par le vent
Elle s’en est allée pour la nuit des temps.
Dans le soir obscur, par la campagne, oui, je l’ai vue aller :
Souvent elle vacillait, jamais ne s’arrêtait,
La pauvre Evlyn Roe.
Extrait de Unveröffentlichte und nicht in Sammlungen enthaltene Gedichte
[Poèmes inédits et ne figurant pas dans les recueils] © Suhrkamp Verlag, 1960
Traduction française de Michel Habart © L’Arche Editeur, 1965
LE CHANT DE LA PUTAIN EVLYN ROE
CARNET de NOTES
Kurt Weill
Repères biographiques
& Notice bibliographique
—
Bertolt Brecht
Repères biographiques
& Notice bibliographiqu
—
Le Vol de Lindbergh
Les Sept Péchés capitaux
Discographies sélectives
KURT WEILL REPÈRES BIOGRAPHIQUES
72
H I S T O I R E KU RT WEILL
1904.
Entente cordiale entre la
France et l’Angleterre.
1905.
France : Séparation de l’Eglise
et de l’Etat.
Visite de Guillaume II à Tanger
et discours d’Algésiras :
crise du Maroc.
Première Révolution russe.
1911.
Crise d’Agadir.
Accord entre la France et
l’Allemagne sur les colonies.
1912.
Le SPD remporte 1/3 des sièges
au Reichstag.
Protectorat français
sur le Maroc.
1900.
2 mars, naissance à Dessau.
1909-1918.
Etudes primaires et secondaires
dans sa ville natale.
1913.
Premières compositions
(un psaume juif, un fragment
de lied).
KURT WEILL & SON TEMPS
73
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCES & ART S
1900.
Naissance d’Aaron Copland
1901.
Mort de Verdi.
1902.
Mahler, Symphonie no5.
Debussy, Pelléas et Mélisande.
1906.
Schoenberg, Symphonie
de chambre.
Ives, Central Park in the dark
(L’œuvre ne sera créée
qu’en 1954.)
1908.
Mahler, Le Chant de la terre.
Naissance d’Herbert
von Karajan.
1909.
Schoenberg, Traité d’harmonie.
1911.
Mort de Mahler.
1912.
Schoenberg, Pierrot lunaire.
1913.
S t r a v i n s ky, Le Sacre du printemps.
Naissance de Benjamin Britten.
1900.
Mort de Nietzsche.
Freud, L’Interprétation des rêves.
1905.
Einstein, Théorie
de la relativité restreinte.
1907.
Picasso, Les Demoiselles
d’Avignon.
1910.
Kandinsky, Du spirituel
dans l’art.
Marinetti, Manifeste futuriste.
1911.
Hofmannsthal, Jedermann.
1913.
Proust, Du côté de chez Swann.
KURT WEILL REPÈRES BIOGRAPHIQUES
74
H I S T O I R E KU RT WEILL
1914.
Début de la Première Guerre
mondiale.
1917.
Révolution d’octobre en Russie.
1918.
Fin de la Première Guerre mon-
diale.
Création du Parti communiste
allemand.
Proclamation de la république
en Autriche.
1919.
Traité de Versailles.
Ecrasement de la révolte
spartakiste à Berlin et naissance
de la république de Weimar.
1920.
Naissance du Parti
national-socialiste à Munich.
1921.
NEP de Lénine.
1916.
Première composition d’opéra :
Zriny (d’après une tragédie de
Theodor Körner). La partition a
été perdue.
1920 .
Chef d’orchestre pendant
cinq mois au théâtre de
Lüdenscheid.
1921-1923.
Suit les cours de composition
de Ferrucio Busoni à Berlin.
A la même époque, pour gagner
sa vie, il tient l’orgue dans des
synagogues, dirige des chorales
et enseigne lui-même :
parmi ses élèves, le pianiste
Claudio Arrau, le compositeur
Nikolaos Skalkottas, le chef
Maurice de Abravanel.
KURT WEILL & SON TEMPS
75
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCES & ART S
1915.
Pfitzner, Palestrina.
1917.
Erik Satie, Parade .
1918.
Stravinsky, Histoire du soldat.
Naissance de Leonard Bernstein.
1919.
Ravel, La Valse.
1920.
Korngold, La Ville morte.
Premier festival de Salzbourg.
1921.
Prokofiev, L’Amour des trois
oranges.
1915.
Kafka, La Métamorphose.
1916.
Freud, Introduction
à la psychanalyse.
1918.
Manifeste Dada.
1919.
Fondation du Bauhaus à We i m a r.
Première traversée de la
Manche en avion par
Louis Blériot.
1920.
Spengler, Le Déclin
de l’Occident.
1921.
Einstein prix Nobel.
Chaplin, Le Kid.
KURT WEILL REPÈRES BIOGRAPHIQUES
76
H I S T O I R E KU RT WEILL
1922.
Mussolini marche sur Rome.
1923.
A Munich, putsch manqué de
Hitler et Ludendorff.
1924.
Allemagne : poussée
nationaliste aux élections.
Staline succède à Lénine.
Dictature de Mussolini.
1925.
Conférence de Locarno :
l’Allemagne refuse
l’intangibilité de ses frontières
orientales.
1927.
USA : exécution de Sacco
et Vanzetti.
1928.
Pacte Briand-Kellog.
1929.
24 octobre : krach boursier,
« jeudi noir » à Wall Street.
1922.
Création à Berlin de
Die Zaubernacht [La Nuit
enchantée], ballet-pantomime.
1924-1928.
Chroniqueur de l’hebdomadaire
publiant les programmes de la
radio allemande.
1925.
Le Protagoniste, opus 14, en
collaboration avec Georg Kaiser.
C’est le premier opéra de Weill
dont la partition ait été conservée.
11 juin, création du Concerto
pour violon à Paris.
1926.
Mariage avec Lotte Lenya.
1927.
Der Zar lässt sich
photographieren [Le tsar se fait
photographier], opus 21, opéra
écrit avec Georg Kaiser.
Rencontre avec Bertolt Brecht.
Mahagonny Songspiel.
1928.
31 août : création à Berlin de
L’Opéra de quat’ sous.
1929.
22 mai, création de Das Berliner
Requiem, cantate radiophonique,
texte de Brecht.
KURT WEILL & SON TEMPS
77
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCES & ART S
1922.
Schoenberg aboutit
à la composition à douze sons.
Stravinsky, Renard.
1923.
Naissance de Ligeti.
1924.
Gershwin, Rhapsody in Blue.
Puccini, Turandot.
1925.
Naissance de Pierre Boulez.
Busoni, Doktor Faust.
Berg, Wozzeck.
1926.
Hindemith, Cardillac.
Tapiola, dernière œuvre compo-
sée par Sibelius.
Naissance de Henze.
1928.
Ravel, Boléro.
Mort de Janácek.
1922.
Joyce, Ulysse.
Murnau, Nosferatu.
1924.
Thomas Mann, La Montagne
magique.
Mort de Kafka.
1925.
Fritz Lang, Metropolis.
1927.
1er
film parlant : Le Chanteur
de jazz.
Mai : Nungesser et Coli
disparaissent en tentant la
traversée de l’Atlantique en avion
sans escale d’est en ouest.
L i n d b e rgh réussit, d’ouest en est.
1928.
Fleming : la pénicilline.
1929.
Claudel, Le Soulier de satin.
KURT WEILL REPÈRES BIOGRAPHIQUES
78
H I S T O I R E KU RT WEILL
1932.
F. D. Roosevelt, président
des Etats-Unis.
1933.
Hitler, chancelier d’Allemagne.
Mise à l’index des écrivains
juifs, autodafé des ouvrages
« non conformes ».
1935.
Rétablissement du service
militaire en Allemagne.
1936.
Guerre d’Espagne.
Das Lindberghflug à Baden-
Baden (juillet avec des parties
composées par Hindemith)
puis à Berlin (décembre avec
la partition intégralement
composée par Weill).
1930.
Création de Mahagonny
à Leipzig.
23 juin, création de
Der Jasager [Celui qui dit oui],
pièce didactique,
texte de Bertolt Brecht.
Création américaine de
Das Lindberghflug par Leopold
Stokowski avec l’Orchestre
de Philadelphie.
1932.
Création de Die Bürgschaft
[La Caution ], opéra en 3 actes,
texte de Caspar Neher.
1933.
18 février, à Leipzig, Erfurt et
Magdebourg : création de
Der Silbersee[Le Lac d’argent],
un conte d’hiver en 3 actes,
texte de Georg Kaiser.
21 mars : menacé par les nazis,
Weill quitte Berlin et
se rend à Paris.
Création des Sept Péchés capitaux.
1935.
Arrive à New York avec Lotte
Lenya. Rencontre George
et Ira Gershwin.
1936.
Création de Johnny Johnson, mise
en scène de Lee Strasberg .
KURT WEILL & SON TEMPS
79
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCES & ART S
1930.
Création à Berlin de Christophe
Colomb de Darius Milhaud
1931.
Varèse, Ionisation.
1935.
Berg, Concerto pour violon
« A la mémoire d’un ange ».
Gershwin, Porgy and Bess.
1936.
Bartók, Musique pour cordes,
percussions et célesta.
1930.
Von Sternberg, Marlène
Dietrich, L’Ange bleu.
Musil, L’homme sans qualités.
1931.
Fritz Lang, M le Maudit.
1932.
Céline, Voyage au bout
de la nuit.
1933.
Les Sept Péchés capitaux,
du peintre Otto Dix.
Première rétrospective du
peintre Hopper au MOMA
de New York.
1936.
Charlie Chaplin,
Les Temps modernes.
KURT WEILL REPÈRES BIOGRAPHIQUES
80
H I S T O I R E KU RT WEILL
1938.
Annexion de l’Autriche
par l’Allemagne.
Accords de Munich.
1939.
Début de la Deuxième Guerre
mondiale.
1941.
Pearl Harbor et entrée
en guerre des Etats-Unis.
1942.
Contre-offensive soviétique
à Stalingrad.
1937.
Création à New York de
The Eternal Road, drame
biblique en 4 parties, mise
en scène de Max Reinhardt.
Séjour à Hollywood. Rencontre
avec Fritz Lang.
1939.
Devient membre de
l’Association des compositeurs
américains.
1941.
Création de Lady in the dark
à New York.
1943.
Création à New York de One
Touch of Venus, mise en scène
d’Elia Kazan, direction
de Maurice de Abravanel.
Projet d’un opéra sur Schweyk
avec Brecht qu’il a revu à
Hollywood. Des négociations
auront également lieu sur
La Bonne Ame de Se-Tchouan.
Ces projets resteront sans suite.
Obtient la nationalité américaine.
KURT WEILL & SON TEMPS
81
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCES & ART S
1937.
Orff, Carmina Burana.
1942.
Chostakovitch, Symphonie no 7,
“Leningrad”.
1936.
Jeux olympiques de Berlin.
1937.
Walt Disney, Blanche-Neige
et les sept nains.
1939.
Steinbeck, Les Raisins
de
la colère.
Lubitsch, Ninotchka avec
Greta Garbo.
1940.
Charlie Chaplin, Le Dictateur.
1941.
Claude Levi-Strauss s’exile
à New York.
1942.
Suicide de Stefan Zweig.
Lubitsch, To be or not to be.
1943.
Saint-Exupéry, Le Petit Prince.
KURT WEILL REPÈRES BIOGRAPHIQUES
82
H I S T O I R E KU RT WEILL
1945.
Fin de la Deuxième Guerre
mondiale.
1947.
Plan Marshall en Europe.
1948.
Création de l’Etat d’Israël.
1949.
Traité de l’Atlantique nord.
Proclamation de la République
populaire de Chine par
Mao Tse Toung.
Création de la République
fédérale d’Allemagne.
1950.
Début de la guerre de Corée.
1945.
Rencontre Jean Renoir
et René Clair.
1947.
Création à Broadway de
Street Scene.
Voyage en Europe et en
Palestine. Il retrouve ses
parents qu’il n’avait pas vus
depuis 1933.
Prend par à un comité de
protestation contre la
commission McCarthy.
1948.
Création de Down in the valley,
variation américaine de Celui
qui dit oui, à Bloomington.
1949.
Création à New York de Lost in
the stars, tragédie musicale
en 2 actes, mise en scène
de Rouben Mamoulian.
1950.
Commence Huckleberry Finn
d’après Mark Twain en
collaboration avec
Maxwell Anderson.
Il est victime d’un infarctus
le 15 mars et meurt à New York
le 3 avril.
KURT WEILL & SON TEMPS
83
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCES & ART S
1947.
Naissance de John Adams
1948.
Messiaen,
Turangalîla-Symphonie.
1949.
Mort de Richard Strauss.
Naissance de Michaël Lévinas.
1945.
Première bombe atomique.
Simenon s’installe aux Etats- U n i s
où il résidera dix ans.
1947.
Thomas Mann, Doktor Faustus.
A New York, création de
l’Actor’s Studio dont Lee
Strasberg prendra la direction.
1949.
Stanley Donen, Un jour à New
York avec Gene Kelly.
William Faulkner, prix Nobel
de littérature.
1950.
Mort de Georges Orwell
et de Nijinsky.
84
Du compositeur
Kurt Weill, de Berlin à Broadway. Ecrits et propos du compositeur
traduits et présentés par Pascal Huynh, Editions Plume, 1993.
Sur le compositeur
PASCAL HUYNH. Kurt Weill ou la conquête des masses,
Actes Sud, 2000.
Un site internet : www.kwf.org.
Site de la Fondation Kurt Weill (en anglais)
KURT WEILL NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
85
1898.
Naissance à Augsbourg. Son père est directeur d’une fabrique
de papier. Sa mère est originaire de la Forêt-Noire.
1904-1916.
Etudes primaires et secondaires dans sa ville natale.
1913-1914.
Publication de ses premiers textes – poèmes, récits – dans
La Moisson, revue de son lycée ainsi que dans la presse locale.
1917.
Etudes de philosophie et littérature à Munich.
1918.
S’inscrit en faculté de médecine.
Mobilisé comme infirmier à l’hôpital d’Augsbourg.
1919.
A Munich, suit avec intérêt les mouvements spartakistes
et aide certains révolutionnaires.
Naissance de son fils Frank dont la mère est Paula Banholzer.
1920.
Mort de sa mère.
1922.
Création à Munich de Tambours dans la nuit.
Il reçoit le prestigieux prix Kleist. Il épouse Marianne Zoff.
1923.
Naissance de sa fille Hanne. Rencontre Helene Weigel.
Création à Munich de Dans la jungle des villeset à Leipzig de Baal.
1924.
S’installe à Berlin. Devient dramaturge au Théâtre Max Re i n h a r d t .
Naissance de Stefan, fils qu’il a avec Helene Weigel.
1927.
Rencontre avec Kurt Weill. Création du Petit Mahagonny à
Baden-Baden. Divorce avec Marianne Zoff.
1928.
Création de L’Opéra de quat’sous.
BERTOLT BRECHT REPÈRES BIOGRAPHIQUES
1929.
Se marie avec Helene Weigel.
Création à Baden-Baden des pièces didactiques :
Le Vol de Lindberghet De l’importance d’être d’accord.
1930.
Création d’œuvres écrites avec Kurt Weill : Grandeur et
décadence de la ville de Mahagonny(Leipzig) ; Celui qui dit
oui (Institut central d’enseignement et d’éducation de Berlin).
Ecrit Celui qui dit non.
1932.
Les Trois Soldats, livre pour enfants illustré par Georg Grosz.
1933.
Départ en exil avec sa famille. Séjourne en Suisse avant
de s’installer au Danemark.
Création à Paris des Sept Péchés capitaux.
1935.
Brecht est déchu de sa nationalité allemande.
Ecrit Grand’ Peur et Misère du IIIeReich.
1936.
La représentation des Sept Péchés capitauxà Copenhague
est interdite par le roi du Danemark.
1937.
Paris : il participe au congrès international des écrivains sur
le thème de la guerre d’Espagne ; création des Fusils de la
mère Carrar avec Helene Weigel.
1939.
S’installe en Suède.
L’Achat du cuivre, texte théorique sur le théâtre.
1940.
Quitte la Suède pour la Finlande.
Ecrit les Dialogues d’exilés.
1941.
Passe en URSS d’où il s’embarque pour la Californie.
Il s’installe à Santa Monica.
Création à Zurich de Mère Courage et ses enfants.
BERTOLT BRECHT REPÈRES BIOGRAPHIQUES
86
1942.
Rencontre Adorno et Schoenberg.
Plusieurs travaux cinématographiques, notamment avec
Fritz Lang pour Les bourreaux meurent aussi.
1943.
Mort de son fils Frank sur le front russe.
Création à Zurich de La Bonne Ame de Se-Tchouan
et de La Vie de Galilée.
1945.
Travaille avec Charles Laughton sur la version américaine
de La Vie de Galilée.
1947.
Création à Los Angeles de la version américaine
de La Vie de Galiléedans une mise en scène de Joseph Losey.
A Washington, Brecht passe devant la commission McCarthy
des activités antiaméricaines.
Quitte les Etats-Unis et s’installe en Suisse.
1948.
Création à Zurich de Maître Puntila et son valet Matti.
S’installe à Berlin-Est.
Parution des Histoires d’almanach (recueil de récits).
1949.
Il fonde avec Helene Weigel le Berliner Ensemble.
1951.
Staastoper de Berlin : création du Procès de Lucullus,
musique de Paul Dessau.
1953.
Début de la publication du théâtre complet chez Suhrkamp.
Commence à travailler sur ce qui sera sa dernière œuvre
théâtrale : Turandot ou le congrès des blanchisseurs.
1956.
Assiste à Milan à L’Opéra de quat’sous, mis en scène
par Giorgio Strehler.
Le 10 août, il dirige sa dernière répétition de La Vie de Galilée.
Il meurt le 14 août à Berlin d’un infarctus. Il est enterré
au Dorotheenfriedhof, non loin de la tombe de Hegel.
BERTOLT BRECHT REPÈRES BIOGRAPHIQUES
87
Œuvres de Bertolt Brecht
Le Vol au-dessus de l’océan(dans le Théâtre complet, vol. 2).
Texte français de Gilbert Badia, L’Arche éditeur, 1968.
Les Sept Péchés capitaux.
Version bilingue réalisée « en étroite collaboration avec
l’Opéra de Lyon ». Avec des textes de Michel Bataillon,
Geneviève Lièvre, et un entretien avec Maguy Marin
réalisé par Jean-Jacques Lerrant, L’Arche éditeur, 1987.
Les œuvres de BERTOLT BRECHT en traduction française
sont disponibles aux Editions de l’Arche :
Poèmes – 9 volumes.
Théâtre complet– 8 volumes.
Prose (sélection) dont :
Les Affaires de monsieur Jules César,
traduction de Gilbert Badia, 1959.
Histoires de monsieur Keuner,
traduction de Maurice Regnaut, 1980.
Histoires d’almanach,
traduction de Ruth Ballangé & Maurice Regnaut, 1983.
La Vieille Dame indigne & autres histoires,
traduction de Ruth Ballangé & Maurice Regnaut, 1988.
Les Crabes de la mer du Nord & autres histoires,
traduction de Bernard Lortholary, 1988.
Journal de travail 1938-1954 , traduction de Philippe Ivernel, 1976.
Journaux 1920-1922 / Notes autobiographiques 1920-1954,
traduction de Michel Cadiot, 1978.
Ecrits sur le théâtre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000.
Les œuvres complètes de Bertolt Brecht en allemand,
en quarante volumes, sont éditées par Suhrkamp.
BERTOLT BRECHT NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
88
Sur l’écrivain
WALTER BENJAMIN. Essais sur Bertolt Brecht,
François Maspero éditeur, 1969.
BERNARD DORT. Lecture de Brecht, Points-Seuil, 1972.
HANS MAYER. Brecht et la tradition, L’Arche éditeur, 1977.
KLAUS VÖLKER. Brecht : une biographie, Stock, 1978.
GEORGES BANU. Bertolt Brecht, ou le petit contre le grand, Aubier,
collection Homme de Théâtre, 1981.
GÜNTER BERG & WOLFGANG JESKE. Bertolt Brecht,
L’Arche éditeur, 1999.
COLLECTIF. Brecht après la chute : confessions, mémoires, analyses,
L’Arche éditeur, 1993.
Bertolt Brecht (2 volumes, nos
35/1 & 35/2),
Cahiers de L’Herne, 1982.
Bertolt Brecht, revue Europe, no 856-857, 2000.
BERTOLT BRECHT NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
89
JAN LATHAM-KOENIG
Orchestre de la radio de Cologne. Chœur Pro Musica de Cologne
Wolfgang Schmidt (Lindbergh). Herbert Feckler,
Lorenz Minth, Christop Scheeben
(Enregistré en 1987)
Avec des extraits de la première version (Kurt Weill et Hindemith) :
HERMANN SCHERCHEN, Orchestre & chœur de la radio de Berlin
Ernst Ginsberg, Betty Mergler, Erik Wirl, Gerhard Pechner
(Enregistré en 1930)
1990 – Capriccio
LE VOL DE LINDBERGH DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE
90
WILHELM BRÜCKNER-RÜGGEBERG, Orchestre symphonique
Lotte Lenya
1956 – Sony
JOHN ELIOT GARDINER, Orchestre symphonique de la NDR
Anne Sofie von Otter
1993 – DG
KURT MASUR, Orchestre philharmonique de New York
Angelina Reaux
1994 – Teldec
KENT NAGANO, Orchestre de l’Opéra de Lyon
Teresa Stratas
(Enregistré en 1993)
1997 – Erato
En vidéoKENT NAGANO, Orchestre de l’Opéra de Lyon
Teresa Stratas – Nora Kimball (danse)
Mise en scène.Peter Sellars
1995 – Decca
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE
91
Chargé d’édition
Jean Spenlehauer
Remerciements
Michel Bataillon
Geneviève Lièvre
Martine Mattler, Atelier du Rhin de Colmar
Conception & Réalisation
Brigitte Rax / Clémence Hiver
Impression
Horizon
Opéra national de Lyon
Saison 2005/06
Directeur général
Serge Dorny
OPÉRA NATIONAL DE LYON
Place de la Comédie
69001 Lyon
Renseignements & Réservation
0.826.305.325 (0,15 e/ m n )
www.opera-lyon.com
L’Opéra national de Lyon est conventionné par le ministère de la Culture et
de la Communication, la Ville de Lyon, le conseil régional Rhône-Alpes
et le conseil général du Rhône.
Pour la présente édition
© Opéra national de Lyon, 2006
ACHEVÉ d’IMPRIMER
le 21 juin 2006 pour les représentations
du Vol de Lindbergh / Vol au-dessus de l’Océan
& des Sept Péchés capitauxde Kurt Weill
à l’Opéra national de Lyon
Mise en scène, François Girard
Direction musicale, Roberto Minczuk