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SUITE …
… suite de la soirée de présentation de Jacques-Marie Lacan 1901-
1932, Bildungsroman1 de Jorge Baños Orellana, organisée par Marie
Claude Thomas
SUITE … VI mercredi 13 mai 2020 réunion annulée... reportée en octobre 2020
Vous constatez que le pari que j'avais fait : présenter un chapitre du livre par mois pendant neuf mois, n'a pu être tenu ! Les grèves de décembre et janvier, puis l'épidémie du Coronavirus l'ont mis à mal et ... font durer le désir. Malgré l'absence de réunion ces mois de mai et juin, voici quelques réflexions et un début d'introduction à celle d'octobre .
Réflexions
« Ce que dans L’expérience intérieure j’essayai de décrire est ce mouvement qui, perdant toute possibilité d’arrêt, tombe facilement sous le coup d’une critique qui croit l’arrêter du dehors puisque la critique, elle, n’est pas prise dans le mouvement. »
Georges Bataille, Réponse à J.-P. Sartre (Défense de « L'expérience intérieure », O. C. VI, Gallimard, p. 199
Quelle a été la méthode de Jorge Baños pour, non pas faire une nouvelle biographie de
Jacques Lacan, mais écrire sa transformation de psychiatre en psychanalyste ?
Nous avons déjà mis l'accent sur une construction de cette métamorphose qui exclue la
chronologie. Comment, dés alors, Jorge Baños procède-t-il quand, au cours d'un même
chapitre, nous passons de l'évocation de la petite enfance de Jacques-Marie à un article
1 Jorge Baños Orellana, Jacques-Marie Lacan, 1901-1932, Bildungsroman, traduit de l'espagnol (Argentine) par Annick Allaigre de La novela de Lacan, De neuropsiquiatra a psicoanalista, Buenos Aires, El cuenco de plata, 2013 ; notes établies par Viviane Dubol, Paris, Epel, 2018. La présentation du livre eut lieu le 23 janvier 2019 à Paris,
d'encyclopédie sur la famille daté de 1938, ou bien du sein qui l'a nourri aux objets
surréalistes et à son amitié avec André Masson ?
Par affinités électives ?
Les références à Goethe, à sa Métamorphose des plantes, pour faire valoir un choix
épistémologique – comment concevoir la folie : ça survient, ou bien c'est une évolution
de la personne ? les manières de classement, selon la botanique de Linnée, ou
autrement ? – peuvent le laisser supposer. Références de la psychanalyse à Goethe que
l'on retrouve ici ou là dans les séminaires de Lacan : par exemple, courant mars et mai
1960 pendant le séminaire L'éthique de la psychanalyse, Lacan lisait probablement
Goethe : à la séance du 25 mai, il y est question des conversations entre Goethe et
Eckermann ; ou, le 9 mars (« Discours aux catholiques », Seuil, p. 32) de l'emprunt de la
méthode goethéenne par Freud à propos de « la loi primordiale »(cf l'Urpfanze) : « Sans
doute, l'origine de cette loi primordiale, Freud prétend la retrouver, selon une méthode
goethéeenne, d'après les traces qui restent sensibles d'événements critiques. »
Par associations ?
Plus érudites, dans l'ouvrage de Baños, que « libres », ce qui n'empêche pas une liberté
propre à l'imagination.
Par attraction ?
Les références à la physique présentes dans l'opposition de Goethe aux théories de
Newton à propos de la théorie des couleurs; présentes aussi dans les propos des
surréalistes (Dali ou Masson avec la remise en question de l'espace euclidien) que nous
avons rencontrées au cours des premiers chapitre du livre.
Bref, quoiqu'il en soit, il s'agit de la part de Baños, d'une lecture de la vie de Lacan
« papillonnante ».
Papillonnante ?
Comme la méthode d'Aby Warburg ? Celle qui a innové en histoire de l'art,
son « iconologie critique » ? Et d'ailleurs les nombreuses photos du Bildungsroman
pourraient bien avoir cette fonction, a minima, de « mémoire comme matière
organisée ».
C'est en lisant la préface que Georges Didi-Huberman, « Savoir-Mouvement (L'homme
qui parlait aux papillons ) » a faite pour le livre de Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg
et l'image en mouvement (Editions Macula, Paris, 1998), qu'une animation autre que
celle d'Alice aux pays des merveilles, et en superposition, s'est mise à fonctionner dans
mon esprit…
Vous vous souvenez ? Au chapitre III (p. 83) nous avions rencontré Aby Warburg chez le
docteur Ludwig Binswanger, enfermé dans sa belle clinique de Bellevue à Kreuzlingen.
Un enfermé et une confinée pouvant faire bon ménage, me suis-je dit, je me mis à relire
La guérison infinie, Histoire clinique d'Aby Warburg (Éditions Rivages, Paris, 2011) que je
recommande, puis le livre de P.-A. Michaud, puis la conférence qu'Aby Warburg fit en
1923 à Kreuzlingen sur « le rituel du serpent » – conférence faite aux médecins et
patients de la clinique comme gage de sa « guérison » et donc de sa sortie, mais on a
appris aussi que l'expertise de Kraepelin y eut son rôle –, éditée maintenant sous ce
titre Le rituel du serpent : Art et anthropologie (Introduction de Joseph L. Koerner.
Macula, Paris, 2003), récit du voyage en pays pueblo que Aby Warburg avait fait 27 ans
auparavant. Puis bientôt, une visite aux nymphes de la Renaissance italienne (Essais
florentins, Hazan, Paris, 2015)
… donc, une lecture du temps d'une vie, d'un moment de vie : 1901-1932, en mouvement
et non plus une bio-graphie, d'où dans un même chapitre, les nombreux flash-back et les
nombreux flash-forward – si jamais le mot existe ; d'où les photos, la première par
exemple page 10 qui ne renvoie plus seulement, comme une fenêtre, à la scène Jacques-
Marie/grand père qu'elle représente, mais communique latéralement par des effets
d'enchaînement avec les images qui lui sont juxtaposées (p. 13 et suivantes) ; d'où,
encore, par une image re(ssus)citée, celle de l'ornithorynque, faisant en sorte que
l'image en photo-montage de la page 24 efface la limite entre la représentation – un
Lacan devant le tableau – et son interprétation : la censure opérée dans la version
officielle du séminaire.
Ce « montage des attractions », cette nouvelle « allure » du savoir, voilà ce que la lecture
de la préface de Georges Didi-Huberman me permet d'articuler aujourd'hui quant au
livre de Baños qui est sur notre bureau, en attente d'une réunion dans l'atelier SUITE ...
Début d'introduction à la réunion d'octobre
Pourquoi évoquer la science moderne, les mathématiques, la topologie, la physique
quantique, la géométrie de Riemann, etc (cf. toujours au chapitre III, p. 61, p. 95-100) ?
Pourquoi Lacan insiste-t-il si souvent sur le fait que la psychanalyse opère sur le sujet de
la science ? Une citation entre des dizaines d'autres :
« Dire que le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science, peut passer pour paradoxe. C'est pourtant là que doit être prise une démarcation, faute de quoi tout se mêle et commence une malhonnêteté qu'on appelle ailleurs objective : mais c'est manque d'audace et manque d'avoir repéré l'objet qui foire. » (« La science et la vérité », 1965, in Écrits, p. 858).
Qu'est-ce que ce sujet de la science ? Produit de la science moderne, du Cogito ?
Produisant la science, la connaissance des objets ? Car dès lors quand apparaît « sujet »,
apparaît « objet »... Dans la citation de Lacan, « l'objet qui foire » profile l'objet petit a, ce
qui est encore autre chose (qui remet justement cette séparation en cause)...
Comment débrouillé ces différents plans ?
Je propose de revenir à un moment initial, avec mes souvenirs d'un séminaire que j'ai
fait il y a longtemps, le moment où Descartes puise dans la science de son époque, dont
l'Optique de Kepler, optique qui marque la scission entre « sujet » et « objet », ce qui
n'était pas le cas auparavant. Entre parenthèses, voici ce que Descartes écrivit au Père
Mersenne – qui était une sorte de plaque-tournante de la correspondance des savants
du XVII ème siècle – en 1638 : « … que Kepler a été mon premier maître en optique, et
qu'il est celui de tous les hommes qui en a su le plus d'entre ceux qui l'avaient devancé. »
( à propos de sa Dioptryque, 1636).
De quoi s'agit-il avec Kepler ? Il s'agit de l'établissement scientifique, quant à la vision,
du primat de la lumière sur le voyant.
Je vais être très schématique mais, si ce point vous intéresse, vous pouvez lire les travaux,
passionnants sur la question, de Gérard Simon dont je vous donne tout de suite les
références :
– Kepler, astronome et astrologue, 1979, Gallimard
– Le regard, l'être et l'apparence dans l'optique de l'Antiquité, 1988, Des
Travaux/Seuil
– Archéologie de la vision, L'optique, le corps, la peinture, 2003, Des Travaux/Seuil
– « Derrière le miroir » in Le temps de la réflexion 1981, II, Gallimard.
Jusqu'à Kepler régnait la conception , avec beaucoup de différences entre les auteurs,
selon les pays et les époques, d'une vision qui consistait en des rayons lumineux émis par
le voyant. Ces rayons atteignaient, entouraient les objets, ce que nous appelons objet,
disons entouraient ce qui était perçu, ce perçu faisant alors partie du percevant,
microcosme et macrocosme s'enroulant...
Je trace rapidement la conception de l'Optique géométrique des anciens :
– Elle s'est construite sur l'hypothèse pythagoricienne du rayon visuel, donc : rayon
émanant de l’œil et allant frappé en droite ligne ce qu'atteint le regard ; à partir
de cela, il était possible de tracer un cône visuel ayant comme sommet le centre
de l’œil et comme base la pupille, pour déterminer le champ du visible, et de
dessiner l'angle sous lequel on voit l'objet. L'important commun avec d'autres
théories un peu différentes, d'Aristote, ou celle des simulacres de Démocrite, est
le sens du rayon : de l’œil à ce qui est perçu. Ce sens inversé donc par rapport à
l'optique moderne où c'est réfraction de la lumière sur l'objet qui percute l’œil
(sens inversé par rapport à ce que Kepler démontra), ne compromet pas la
géométrie à venir dite euclidienne.
– On a affaire à une projection venant du voyant à la fois matérielle et psychique –
différenciation du physique et du mental qui n'existe pas dans l'Antiquité –,
notamment avec l'idée de flux visuel (Ptolémée) qui s'imprègne de la couleur des
choses qu'il touche ou s'imbibe d'une lumière. L'optique antique était à la fois
science de la lumière et science de la vision : le voyant et le visible étaient pensés
solidairement. C'est donc le regard et non la lumière qui a été l'objet de l'optique,
la lumière n'ayant qu'une fonction d'éclairement.
– Puis complexification de l'optique médiévale, dans la mesure où la lumière devient
en elle-même un objet d'investigations, par le savant arabe Alhazen (identifié au
XIX ème comme étant Ibn al-Haytham (965-1040), une figure majeure de
l'histoire des sciences. Ce sont ses traités réunis au XVI ème siècle que Kepler et
Descartes liront.
L'Optique dans la science moderne
– Kepler et sa chambre noire va inverser le sens du rayon lumineux : c'est la lumière
qui butte sur l'objet et se réfracte dans le récepteur qu'est l’œil et le nerf optique
pour former une image (de nombreuses hypothèses sont produites). C'est cela
seulement qui sera connu de l'objet : son image, d'où la séparation de l'objet et du
sujet, et rejet du sujet regardant (du sujet désirant et de l’œil en tant qu'organe de
la sensibilité visuelle). Et pour ce qui est de l'objet, la distinction entre ce qui en
est connu par l'observation, l'apparence (die Sache) et ce qui reste inconnu (das
Ding) derrière l'apparence.
– Ce renversement a eu des effets scientifiques, épistémologiques et artistiques
immenses sur tous les plans , notamment du rapport de l'homme au monde.
Voilà où l'on en est avec Descartes et la science dite moderne.
Et voilà, entre l'objet et le sujet de la science, s'insère la psychanalyse.
C'est un peu rapide, j'en conviens, mais c'est la base minimale à poser pour saisir les
nombreux débats, scientifiques et philosophiques très intriqués, qui feront suite dont
les controverses, notamment puisqu'il en est question dans le livre de Jorge Baños, sur
la théorie des couleurs entre Goethe et Newton, théorie des couleurs encore en débat
aujourd'hui.
Goethe déniait la nature abstraite, le caractère primaire de la lumière blanche qui était
le support des théories de Newton et leur opposait son intérêt pour une physiologie de
la vision qui passe par une subjectivité participante de celui qui perçoit ; on soupçonne là
qu'il put avoir un intérêt pour Freud, pour sa position face à la science moderne. Et ce
que Lacan en fait.
Après la découverte de la polarisation de la lumière, l'inconsistance des hypothèses
scientifiques de Goethe se révélera peu à peu (Voir Goethe, Science et philosophie de Jean
Lacoste, 1997, puf)
C'est aussi la base minimale pour commencer à situer ce qui s'est passé au XX ème siècle :
une mise en question de la géométrie euclidienne, dont j'ai dit qu'elle s'est élaborée sur
des conceptions antique et classique de l'optique. Venues des physiques mathématiques
de Gauss et Weber, des « géométries nouvelles » avec Riemann, de ses surfaces non
prises dans l'espace euclidien – cadre mathématique nécessaire à la théorie de la
relativité générale d'Einstein et de la nouvelle physique ; bref, de la topologie dont se
servira Lacan.
Mais déjà Aby Warburg dans ses « Images du territoires des Indiens pueblos en
Amérique du Nord » avait brouillé la distinction entre le sujet de la connaissance,
l'observateur et l'objet soumis à l'étude anthropologique, en fusionnant l'observateur et
le sujet observé : sa conférence de 1923 à Kreuzlingen accomplit en fait une sorte de rite
de passage à la faveur duquel c'est l'objet d'étude qui devient le sujet observant. Savoir
savant et savoir subjectif n'y sont pas dissociés – ironie de quelqu'un qui se disait
« schizoïde » – mais accomplit une sorte de catharsis, de performance au sens propre du
terme.
Mais déjà les surréalistes, mais déjà Georges Bataille avec L'expérience intérieure...
Que s'est-il passé au début du XXème, dans les années de formation du jeune psychiatre
Jacques Lacan ?
MCl Thomas
13 mai-20 mai 2020