zamân - n°3, printemps 2010

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NORTH Scale of Miles WEST EAST E Q UINOX E Q UINOX ZENITH ZENITH LONGITUDE LONGITUDE LATITUDE SOUTHPOLE SOUTHPOLE E Q UATOR •• •• ••• •• TEXTES, IMAGES & DOCUMENTS PRINTEMPS 2O1O – NUMÉRO 3

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Cet extrait de Zamân n°3 - printemps comprend la première page de la plupart des articles du sommaire et l'intégralité de l'article : L'ornement à horreur de l'horreur du vide écrit par Thomas Golsenne.

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Page 1: Zamân - n°3, Printemps 2010

N O R T H

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T E X T E S , I M A G E S & D O C U M E N T S

PR INTEMPS 2O1O – NUMÉRO 3

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T E X T E S , I M A G E S & D O C U M E N T S

P R I N T E M P S 2 O 1 O

n ° 3

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T E X T E S , I M A G E S & D O C U M E N T S

P R I N T E M P S 2 O 1 O

n ° 3

S O M M A I R E

Anahita B. Hors je ..................................................................................2-3

Morad Montazami Le printemps cycle du jour nouveau ............................................. 7

Yassaman Montazami Mon père naquit ...........................................................................25

Rosa Montazami Recettes ..................................................................................31

Behrouz Montazami La connaissance de la mort ........................................................35

Arnaud Crassat Memory Writings .....................................................................40

Julien Audebert Le Septième sceau ......................................................................50 Echo/Narcisse ....................................................................... 148

Olivier Cochet le rôle de la mort dans la biologie moderne ................................51

Tao Delhaye Les chiens ................................................................................69

Ziad Antar Beirut Bereft avec Rasha Salti .......................................................81 New York expiré ..........................................................96/132/217

Vartivar Jaklian Beyrouth, ville de guerre .........................................................97

Thomas Golsenne L’ornement a horreur de l’horreur du vide .............................. 107

Monia Abdallah enquête sur une construction identitaire : “Art islamique contemporain” .................................................. 133

Barbad Golshiri Car ils connaissent ce qu’ils connaissent ................................... 149

Martin Widmer Ghost Objects ........................................................................ 172

Eric Laurrent Journal américain (14 mars-14 avril 1998) .................................. 183

12 euros

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l’ornement a horreur de l’horreur du vide

Thomas Golsenne

Un lieu commun court depuis longtemps en histoire de l’art, comme un impensé : l’horreur du vide. Il s’at-tache le plus souvent à ces formes artistiques dites ornementales. Il est temps de débarrasser l’histoire de l’art de ce lieu commun. Quand un historien de l’art écrit que telle œuvre « témoigne d’une certaine

horreur du vide », il se livre en fait à une triple opération. D’abord il fait allusion à la théorie aristotélicienne de la nature, qui aurait

– selon une formule apocryphe – horreur du vide, de sorte que le vide ap-paraît toujours comme une absence non naturelle et le plein comme une perfection 1. En effet, on lit notamment dans la Physique d’Aristote l’idée que la nature est constituée de matière, qui est elle-même un contenant en attente de sa forme (le grain, par exemple, est en attente de la germe de blé). La matière ayant tendance à être remplie par sa forme, elle ne peut pas être inoccupée ou vide. Un lieu vide serait ainsi un lieu défini par l’absence de la forme qui l’accueillerait idéalement : c’est encore une détermination négative, un non-être. La matière ou le lieu ne peuvent désirer le vide puisque le vide serait le manque ; la matière tend à se remplir, c’est-à-dire qu’elle aspire à la perfection, à l’être. Un lieu vide est donc impossible à

1. Yvon Belaval, « L’horreur du vide », in Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, printemps 1975, p. 181-193.

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l’ornement a horreur de l’horreur du vide

Thomas Golsenne

Un lieu commun court depuis longtemps en histoire de l’art, comme un impensé : l’horreur du vide. Il s’at-tache le plus souvent à ces formes artistiques dites ornementales. Il est temps de débarrasser l’histoire de l’art de ce lieu commun. Quand un historien de l’art écrit que telle œuvre « témoigne d’une certaine

horreur du vide », il se livre en fait à une triple opération. D’abord il fait allusion à la théorie aristotélicienne de la nature, qui aurait

– selon une formule apocryphe – horreur du vide, de sorte que le vide ap-paraît toujours comme une absence non naturelle et le plein comme une perfection 1. En effet, on lit notamment dans la Physique d’Aristote l’idée que la nature est constituée de matière, qui est elle-même un contenant en attente de sa forme (le grain, par exemple, est en attente de la germe de blé). La matière ayant tendance à être remplie par sa forme, elle ne peut pas être inoccupée ou vide. Un lieu vide serait ainsi un lieu défini par l’absence de la forme qui l’accueillerait idéalement : c’est encore une détermination négative, un non-être. La matière ou le lieu ne peuvent désirer le vide puisque le vide serait le manque ; la matière tend à se remplir, c’est-à-dire qu’elle aspire à la perfection, à l’être. Un lieu vide est donc impossible à

1. Yvon Belaval, « L’horreur du vide », in Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, printemps 1975, p. 181-193.

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108 zamân 109l’ornement a horreur de l’horreur du vide

du vide serait en réalité trop remplie ; son effet serait trop ornemental, elle manquerait de sens ou de profondeur. Ainsi Nicole Dacos peut-elle trouver trop chargée la peinture du Florentin Andrea di Cosimo, pour sa décoration de la Villa Salviati à San Domenico (1514-1516), qui « accuse une soudaine lassitude, qui se trahit par une certaine paralysie des formes et par l’horror vacui 7 ». Dans le même sens, l’éclectisme « fin de siècle » du xixe siècle se manifesterait aussi, selon Mario Praz, par l’horreur du vide, qui hante les intérieurs bourgeois des demeures européennes 8. L’horror vacui en art témoignerait d’un (mauvais) goût qui ne connait pas le juste équilibre entre le vide et le plein, qui ne laisse pas assez de place aux figu-res et au sens – caractéristiques, dans l’histoire de l’art, de l’art classique. Comme le dit Ernst Gombrich dans son grand livre sur l’ornement, The Sense of Order, « l’impulsion qui conduit le décorateur à remplir tout vide existant est généralement décrite comme horror vacui, qu’on suppose être la caractéristique de beaucoup de styles non classiques 9 ». Par « styles non classiques » Gombrich entend les styles gothique, maniériste, baroque… mais aussi les styles non occidentaux, et en particulier orientaux. En e ffet, c’est une longue tradition d’associer l’Orient et le luxe, le luxe et le surplus d’ornementation. Edgar de Bruyne l’illustre bien quand il écrit : « La variété à l’infini, le jeu pour lui-même, le clinquant, le surprenant, le luxueux, le prodigieux semblent caractériser les créations de Sumer, de la Mésopotamie, de l’Asie antérieure. L’art décoratif de l’Iran et de ses contreforts rayonne jusqu’en Chine, influence le goût des Scythes et des “barbares” européens et contamine en Asie Mineure par la Phrygie et

7. Nicole Dacos, La découverte de la Domus Aurea et la formation des grotesques à la Renaissance, Londres, Warburg Institute/Leyde, E. J. Brill, 1969, p. 93.

8. Mario Praz, La filosofia dell’arredamento. I mutamenti nel gusto della decorazione interna attraverso i secoli dall’antica Roma ai nostri tempi, Milan, Tea Arte, 1993 [1re éd. 1964], p. 371.

9. Ernst H. Gombrich, The Sense of Order. A study in the psychology of décorative art, Londres, Phaidon, 1984 (2nde éd.), p. 80. Mais l’auteur ajoute, de façon plus positive : « Peut-être le terme amor infiniti, l’amour de l’infini, serait une description plus appropriée. »

penser pour Aristote 2. D’où la formule lapidaire d’un Léonard de Vinci qui dit « la nature a horreur du vide 3 », ou d’un Rabelais qui la reprend paro-diquement dans Gargantua, afin que les convives de Grandgousier ne voient pas leur verre rester vide : « Natura abohorret vacuum 4 ».

En second lieu, l’historien de l’art se livre à une psychologie de la création artistique. Le remplissage ornemental serait une façon de pallier un manque, une peur instinctive du vide. L’horreur du vide serait comme une névrose, nous rappelant aux mots de Maurice Blanchot sur Antonin Artaud et a la création poétique comme vertige phobique, comme peur d’une absence : ce serait le complexe de la castration 5. A contrario, l’hor-reur du vide permettrait d’expliquer l’abondance et la richesse visuelles de certaines œuvres, qui se développeraient selon la logique de la nature naturante. Ainsi la création artistique suivrait-elle un processus naturel. Cela explique que, lors du Salon de 1846, Baudelaire puisse apprécier l’horreur du vide dans la peinture de Delacroix : « Dans presque tous les peintres qui ne sont pas coloristes, on remarque toujours des vides, c’est-à-dire de grands trous produits par des tons qui ne sont pas de ni-veau, pour ainsi dire ; la peinture de Delacroix est comme la nature, elle a horreur du vide 6. » Delacroix, peintre coloriste, s’inspirerait mieux de la nature que les dessinateurs ou académiciens au style plus abstrait, plus artificiel.

Bien souvent, cette description s’accompagne en fait d’un jugement dépréciatif, dont l’horreur du vide est l’expression. Une œuvre qui a peur

2. Aristote, Physique, livre iv, 213 a-217b.3. Léonard de Vinci, Les Carnets, trad. L. Servicen, Paris, Gallimard, 1987 [1re éd. 1942], t. i, p. 77.4. François Rabelais, Gargantua, in Œuvres complètes, éd. M. Buchon, F. Moreau, Paris, Gallimard (« La

Pléiade »), 2007 [1re éd. 1994], ch. v, p. 21.5. Roger Laporte, « Au-delà de l’“horror vacui” », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, printemps 1975,

p. 121.6. Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 113. Ce texte de 1846 est

le premier, d’après les sondages que j’ai menés, où l’horror vacui est métaphoriquement appliquée au domaine artistique.

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108 zamân 109l’ornement a horreur de l’horreur du vide

du vide serait en réalité trop remplie ; son effet serait trop ornemental, elle manquerait de sens ou de profondeur. Ainsi Nicole Dacos peut-elle trouver trop chargée la peinture du Florentin Andrea di Cosimo, pour sa décoration de la Villa Salviati à San Domenico (1514-1516), qui « accuse une soudaine lassitude, qui se trahit par une certaine paralysie des formes et par l’horror vacui 7 ». Dans le même sens, l’éclectisme « fin de siècle » du xixe siècle se manifesterait aussi, selon Mario Praz, par l’horreur du vide, qui hante les intérieurs bourgeois des demeures européennes 8. L’horror vacui en art témoignerait d’un (mauvais) goût qui ne connait pas le juste équilibre entre le vide et le plein, qui ne laisse pas assez de place aux figu-res et au sens – caractéristiques, dans l’histoire de l’art, de l’art classique. Comme le dit Ernst Gombrich dans son grand livre sur l’ornement, The Sense of Order, « l’impulsion qui conduit le décorateur à remplir tout vide existant est généralement décrite comme horror vacui, qu’on suppose être la caractéristique de beaucoup de styles non classiques 9 ». Par « styles non classiques » Gombrich entend les styles gothique, maniériste, baroque… mais aussi les styles non occidentaux, et en particulier orientaux. En e ffet, c’est une longue tradition d’associer l’Orient et le luxe, le luxe et le surplus d’ornementation. Edgar de Bruyne l’illustre bien quand il écrit : « La variété à l’infini, le jeu pour lui-même, le clinquant, le surprenant, le luxueux, le prodigieux semblent caractériser les créations de Sumer, de la Mésopotamie, de l’Asie antérieure. L’art décoratif de l’Iran et de ses contreforts rayonne jusqu’en Chine, influence le goût des Scythes et des “barbares” européens et contamine en Asie Mineure par la Phrygie et

7. Nicole Dacos, La découverte de la Domus Aurea et la formation des grotesques à la Renaissance, Londres, Warburg Institute/Leyde, E. J. Brill, 1969, p. 93.

8. Mario Praz, La filosofia dell’arredamento. I mutamenti nel gusto della decorazione interna attraverso i secoli dall’antica Roma ai nostri tempi, Milan, Tea Arte, 1993 [1re éd. 1964], p. 371.

9. Ernst H. Gombrich, The Sense of Order. A study in the psychology of décorative art, Londres, Phaidon, 1984 (2nde éd.), p. 80. Mais l’auteur ajoute, de façon plus positive : « Peut-être le terme amor infiniti, l’amour de l’infini, serait une description plus appropriée. »

penser pour Aristote 2. D’où la formule lapidaire d’un Léonard de Vinci qui dit « la nature a horreur du vide 3 », ou d’un Rabelais qui la reprend paro-diquement dans Gargantua, afin que les convives de Grandgousier ne voient pas leur verre rester vide : « Natura abohorret vacuum 4 ».

En second lieu, l’historien de l’art se livre à une psychologie de la création artistique. Le remplissage ornemental serait une façon de pallier un manque, une peur instinctive du vide. L’horreur du vide serait comme une névrose, nous rappelant aux mots de Maurice Blanchot sur Antonin Artaud et a la création poétique comme vertige phobique, comme peur d’une absence : ce serait le complexe de la castration 5. A contrario, l’hor-reur du vide permettrait d’expliquer l’abondance et la richesse visuelles de certaines œuvres, qui se développeraient selon la logique de la nature naturante. Ainsi la création artistique suivrait-elle un processus naturel. Cela explique que, lors du Salon de 1846, Baudelaire puisse apprécier l’horreur du vide dans la peinture de Delacroix : « Dans presque tous les peintres qui ne sont pas coloristes, on remarque toujours des vides, c’est-à-dire de grands trous produits par des tons qui ne sont pas de ni-veau, pour ainsi dire ; la peinture de Delacroix est comme la nature, elle a horreur du vide 6. » Delacroix, peintre coloriste, s’inspirerait mieux de la nature que les dessinateurs ou académiciens au style plus abstrait, plus artificiel.

Bien souvent, cette description s’accompagne en fait d’un jugement dépréciatif, dont l’horreur du vide est l’expression. Une œuvre qui a peur

2. Aristote, Physique, livre iv, 213 a-217b.3. Léonard de Vinci, Les Carnets, trad. L. Servicen, Paris, Gallimard, 1987 [1re éd. 1942], t. i, p. 77.4. François Rabelais, Gargantua, in Œuvres complètes, éd. M. Buchon, F. Moreau, Paris, Gallimard (« La

Pléiade »), 2007 [1re éd. 1994], ch. v, p. 21.5. Roger Laporte, « Au-delà de l’“horror vacui” », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, printemps 1975,

p. 121.6. Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 113. Ce texte de 1846 est

le premier, d’après les sondages que j’ai menés, où l’horror vacui est métaphoriquement appliquée au domaine artistique.

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110 zamân 111l’ornement a horreur de l’horreur du vide

d’autre part, de l’Antiquité classique, art de clarté, de raison, volontiers monochrome, art du relief, de la figure, art humaniste 12 ».

L’ O R N E M E N T : P U I S S A N C E M É TO N Y M I QU E

Nous qui ne voulons plus opposer « eux » et « nous », la culture occidentale « moderne » et « civilisée » et les autres cultures, « pri-

mitives » ou « barbares », mais qui voulons enrichir les relations entre les cultures, les pays et les peuples par un dialogue comparatiste, nous ne pou-vons plus tenir le discours d’un Duby ou d’un Riegl. Nous devons donc abandonner la notion d’horror vacui pour expliquer la surcharge ornemen-tale qui affecte autant certaines manifestations artistiques non occidentales que des mouvements artistiques de l’histoire de l’art européen aussi peu négligeables que le baroque ou l’Art nouveau. Car cette notion est trop imprégnée de classicisme et d’ethnocentrisme pour offrir un critère de comparaison valable. L’utiliser, c’est adhérer implicitement à un discours qui sent la France de Louis XIV, la philosophie hégélienne et le mauvais parfum des colonies.

Soit donc le problème suivant : comment expliquer les phénomènes de remplissage ornemental de lieux et d’espaces autrement que par l’horreur du vide, c’est-à-dire comme une production simplement palliative, comme le signe d’un art peu évolué et qui n’a pas atteint encore les normes civilisées de l’équilibre entre le vide et le plein, la profondeur signifiante que seule permettrait l’expression figurative ? Comment donc penser l’œuvre orne-mentale de façon positive, le remplissage non c omme un excès ni un proces-sus naturel, mais comme une puissance expressive et, par là, signifiante ?

Précisons un point important. Expression et signification ne sont pas équivalentes. Il est possible en effet de penser un « ordre ornemental »

12. Georges Duby, Saint Bernard. L’art cistercien, Paris, 1976, republié dans L’Art et la Société. Moyen Âge -XXe siècle, Paris, Quarto Gallimard, 2002, p. 248.

la Lydie l’art plus sobre des Ioniens 10. » Se dessine en creux une opposi-tion binaire entre l’art classique – celui qui est vraiment caractéristique de la société occidentale dans ce qu’elle a de plus civilisé, celui qui est le marqueur de l’identité occidentale – et l’art non classique – soit tout ce qui est exclu de cette identité. On pourrait faire remonter plus loin cette opposition jusqu’au contraste que les théoriciens antiques de la rhéto-rique établissaient entre le style « attique », sobre et familier, et le style « asiatique », boursouflé et « barbare ».

Mais les styles non classiques ne souffrent pas seulement d’un dérègle-ment ornemental, d’un excès d’humeur décorative : l’horreur du vide qui les affecte indique un dérèglement plus profond, social et moral. Elle ne peut véhiculer d’autre signification qu’une réaction négative de l’ar-tiste – d’une société – au sentiment instinctif d’un manque intérieur (de s agesse, de raison). Ou bien elle serait le symptôme d’un art trop primitif, un art instinctif seulement régi par le besoin de remplir et par les formes ornementales. Ainsi, écrit Aloïs Riegl, les marques imprimées sur les os de renne du magdalénien sont-elles seulement des « groupements purement ornementaux destinés à une surface donnée, dont la présence était dictée par le même besoin de parure ou horror vacui que les images d’animaux 11 ». L’horreur du vide ornementale serait le style de l’art primitif ou de l’art non occidental, de l’art non civilisé, non raisonnable. Quand Georges Duby décrit les tendances majoritaires qui caractérisent l’orfèvrerie médiévale, il oppose ainsi « deux esthétiques. Celle des tribus de la steppe et de la forêt, des boucles de ceinture, des fibules – un art du cabochon, de la cise-lure, de l’arabesque qui réduit progressivement à l’abstraction les formes vivantes –, art de l’irréel, où l’animal se mêle au végétal dans les entrelacs de l’imaginaire et d’où les traits de l’homme sont presque absents. Celle,

10. Edgar De Bruyne, Esthétique médiévale, Paris, A. Michel, 1998 [1re éd. 1946], t. i, p. 108.11. Aloïs Riegl, Stilfragen, 1893, trad. fr. H.-A. Baatsch et F. Rolland sous le titre Questions de style. Fondements

d’une histoire de l’ornementation, Paris, Hazan, 2002, p. 30.

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110 zamân 111l’ornement a horreur de l’horreur du vide

d’autre part, de l’Antiquité classique, art de clarté, de raison, volontiers monochrome, art du relief, de la figure, art humaniste 12 ».

L’ O R N E M E N T : P U I S S A N C E M É TO N Y M I QU E

Nous qui ne voulons plus opposer « eux » et « nous », la culture occidentale « moderne » et « civilisée » et les autres cultures, « pri-

mitives » ou « barbares », mais qui voulons enrichir les relations entre les cultures, les pays et les peuples par un dialogue comparatiste, nous ne pou-vons plus tenir le discours d’un Duby ou d’un Riegl. Nous devons donc abandonner la notion d’horror vacui pour expliquer la surcharge ornemen-tale qui affecte autant certaines manifestations artistiques non occidentales que des mouvements artistiques de l’histoire de l’art européen aussi peu négligeables que le baroque ou l’Art nouveau. Car cette notion est trop imprégnée de classicisme et d’ethnocentrisme pour offrir un critère de comparaison valable. L’utiliser, c’est adhérer implicitement à un discours qui sent la France de Louis XIV, la philosophie hégélienne et le mauvais parfum des colonies.

Soit donc le problème suivant : comment expliquer les phénomènes de remplissage ornemental de lieux et d’espaces autrement que par l’horreur du vide, c’est-à-dire comme une production simplement palliative, comme le signe d’un art peu évolué et qui n’a pas atteint encore les normes civilisées de l’équilibre entre le vide et le plein, la profondeur signifiante que seule permettrait l’expression figurative ? Comment donc penser l’œuvre orne-mentale de façon positive, le remplissage non c omme un excès ni un proces-sus naturel, mais comme une puissance expressive et, par là, signifiante ?

Précisons un point important. Expression et signification ne sont pas équivalentes. Il est possible en effet de penser un « ordre ornemental »

12. Georges Duby, Saint Bernard. L’art cistercien, Paris, 1976, republié dans L’Art et la Société. Moyen Âge -XXe siècle, Paris, Quarto Gallimard, 2002, p. 248.

la Lydie l’art plus sobre des Ioniens 10. » Se dessine en creux une opposi-tion binaire entre l’art classique – celui qui est vraiment caractéristique de la société occidentale dans ce qu’elle a de plus civilisé, celui qui est le marqueur de l’identité occidentale – et l’art non classique – soit tout ce qui est exclu de cette identité. On pourrait faire remonter plus loin cette opposition jusqu’au contraste que les théoriciens antiques de la rhéto-rique établissaient entre le style « attique », sobre et familier, et le style « asiatique », boursouflé et « barbare ».

Mais les styles non classiques ne souffrent pas seulement d’un dérègle-ment ornemental, d’un excès d’humeur décorative : l’horreur du vide qui les affecte indique un dérèglement plus profond, social et moral. Elle ne peut véhiculer d’autre signification qu’une réaction négative de l’ar-tiste – d’une société – au sentiment instinctif d’un manque intérieur (de s agesse, de raison). Ou bien elle serait le symptôme d’un art trop primitif, un art instinctif seulement régi par le besoin de remplir et par les formes ornementales. Ainsi, écrit Aloïs Riegl, les marques imprimées sur les os de renne du magdalénien sont-elles seulement des « groupements purement ornementaux destinés à une surface donnée, dont la présence était dictée par le même besoin de parure ou horror vacui que les images d’animaux 11 ». L’horreur du vide ornementale serait le style de l’art primitif ou de l’art non occidental, de l’art non civilisé, non raisonnable. Quand Georges Duby décrit les tendances majoritaires qui caractérisent l’orfèvrerie médiévale, il oppose ainsi « deux esthétiques. Celle des tribus de la steppe et de la forêt, des boucles de ceinture, des fibules – un art du cabochon, de la cise-lure, de l’arabesque qui réduit progressivement à l’abstraction les formes vivantes –, art de l’irréel, où l’animal se mêle au végétal dans les entrelacs de l’imaginaire et d’où les traits de l’homme sont presque absents. Celle,

10. Edgar De Bruyne, Esthétique médiévale, Paris, A. Michel, 1998 [1re éd. 1946], t. i, p. 108.11. Aloïs Riegl, Stilfragen, 1893, trad. fr. H.-A. Baatsch et F. Rolland sous le titre Questions de style. Fondements

d’une histoire de l’ornementation, Paris, Hazan, 2002, p. 30.

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pas à distance, comme la métaphore) 14. En bref, grâce à l’ornementation, il y aurait création d’un lien entre la figure et son lieu : lien à la fois spatial (la figure touche le lieu) et ontologique (la figure est le lieu).

Dans les cas que je vais étudier, l’ornementation possède un rôle dy-namique, au sens où elle crée une impression de force, de puissance et de mouvement, de transformation 15. L’ornementation « intensifie le lieu », comme dit justement Jérôme Baschet à propos de la décoration des églises médiévales 16. Mais cette intensification est, dans la logique qui commande le décor du lieu, le fruit d’une puissance qui se dégage. Puissance qui semble émaner de la figure ou du lieu ornés ; transformation de la figure par le lieu et du lieu par la figure. L’ornementation relie la figure et le lieu et convertit leur relation binaire (contenant/contenu) en relation continue (le devenir-lieu de la figure, le devenir-figure du lieu). L’ornementation est déjà, en soi, l’expression de la puissance du maître d’art : sa virtuosité. Mais, quand elle entre dans une dialectique du lieu et de la figure, l’ornementation met la puissance de l’artisan au service de la mise en relation des deux termes. Très souvent, il s’agit d’exprimer la puissance de la figure, qui semble émaner comme une aura. C’est ainsi que Georg Simmel analysait le rôle de la pa-rure – tatouages, vêtements et surtout bijoux : faire rayonner la personne, la rendre attractive, lui conférer un supplément d’être 17.

14. Gérard Genette, « La rhétorique restreinte : Métaphore et Métonymie », in Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 21-40.

15. Une interprétation assez proche avait été fournie par Louis Marin au sujet du cadre classique : « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », in De la représentation, Paris, Hautes Études/Gallimard-Le Seuil, 2004, p. 342-363.

16. Jérôme Baschet, « Images en acte et agir social », dans Gil Bartholeyns, Alain Dierkens et Thomas Golsenne (dir.), La Performance des images, éd. de l’Université de Bruxelles, 2010, p. 9-14. Voir aussi, pour les décors de la Renaissance italienne, Philippe Morel, « Fonction des systèmes décoratifs et de l’ornement dans l’invenzione maniériste : réflexions autour de Francesco Salviati », M. Hochmann, J. Kliemann, J. Koering et P. Morel (dir.), in Programme et invention dans l’Italie de la Renaissance, Actes du colloque, Villa Médicis, Rome, 20-23 avril 2005, Rome-Paris, Académie de France à Rome et Somogy, 2008, p. 301.

17. Georg Simmel, « Psychologie des Schmuckes », trad. fr. dans La Parure et autres essais, éd. M. Collomb, P. Marty et F. Vinas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1992 [1908], p. 79-89.

qui se structure sur un plan expressif pur, en amont de toute signification ; car l’ornement semble proliférer de lui-même, sur les surfaces à remplir, c omme mû par une force autonome 13. Une fois le principe d’orner un support adopté, l’ornement, comme doué d’une vie propre, se propage comme un virus. De là provient l’impression que l’ornement est toujours excessif : il échappe à la maîtrise du décorateur, il transgresse les limites de la raison. Cependant, cette transgression ou cette impression de vitalité surabondante ne s’observe jamais à l’état brut ; on ne peut jamais faire ab-straction du support, des matériaux, des limites spatiales et des conditions culturelles qui encadrent l’ornementation. Autrement dit, c’est toujours en fonction de ce cadre, de ces coordonnées locales, que l’ornement semble être excessif. Si le cadre détermine en quoi l’ornement peut répondre à une fonction – être signifiant – son excès découle de son expressivité. Celle-ci peut être jugée négativement, comme on l’a vu précédemment. Elle peut aussi l’être positivement. On le constatera à travers des exemples où l’ex-pressivité de l’ornement (c’est-à-dire sa force d’expansion) est interprétée, utilisée dans un système culturel où elle acquiert une signification. Il en ressort la mise en relation de l’ornement et de son support : l’expressivité de l’un sera interprétée comme l’expression de l’autre.

On postulera que l’ornementation permet d’établir une relation méto-nymique entre le lieu orné et la personne qui l’habite. Quand je parle de « lieu » et de « personne », j’entends aussi bien le propriétaire d’un palais (on verra un exemple avec la Chambre des Époux ou l’Alhambra) que la figure qui occupe le centre d’une image dont le reste est orné. Par méto-nymie, j’entends la figure de style qui dit le contenu par le contenant ou le contraire, mais je fais référence aussi à la précision qu’y apporte Gérard Genette comme la création d’une relation signifiante par contiguïté (et non

13. Thomas Golsenne, « De l’ornementalité. Une théorie et un exemple », in Ad limina II, Institut suisse de Rome, Villa Maraini, fév.-avril 2003, dir. R. Burri, A. Delacrétaz, J. Monnier, M. Nobili, Alessandria, éd. dell’Orso, 2004, p. 343-351.

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112 zamân 113l’ornement a horreur de l’horreur du vide

pas à distance, comme la métaphore) 14. En bref, grâce à l’ornementation, il y aurait création d’un lien entre la figure et son lieu : lien à la fois spatial (la figure touche le lieu) et ontologique (la figure est le lieu).

Dans les cas que je vais étudier, l’ornementation possède un rôle dy-namique, au sens où elle crée une impression de force, de puissance et de mouvement, de transformation 15. L’ornementation « intensifie le lieu », comme dit justement Jérôme Baschet à propos de la décoration des églises médiévales 16. Mais cette intensification est, dans la logique qui commande le décor du lieu, le fruit d’une puissance qui se dégage. Puissance qui semble émaner de la figure ou du lieu ornés ; transformation de la figure par le lieu et du lieu par la figure. L’ornementation relie la figure et le lieu et convertit leur relation binaire (contenant/contenu) en relation continue (le devenir-lieu de la figure, le devenir-figure du lieu). L’ornementation est déjà, en soi, l’expression de la puissance du maître d’art : sa virtuosité. Mais, quand elle entre dans une dialectique du lieu et de la figure, l’ornementation met la puissance de l’artisan au service de la mise en relation des deux termes. Très souvent, il s’agit d’exprimer la puissance de la figure, qui semble émaner comme une aura. C’est ainsi que Georg Simmel analysait le rôle de la pa-rure – tatouages, vêtements et surtout bijoux : faire rayonner la personne, la rendre attractive, lui conférer un supplément d’être 17.

14. Gérard Genette, « La rhétorique restreinte : Métaphore et Métonymie », in Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 21-40.

15. Une interprétation assez proche avait été fournie par Louis Marin au sujet du cadre classique : « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », in De la représentation, Paris, Hautes Études/Gallimard-Le Seuil, 2004, p. 342-363.

16. Jérôme Baschet, « Images en acte et agir social », dans Gil Bartholeyns, Alain Dierkens et Thomas Golsenne (dir.), La Performance des images, éd. de l’Université de Bruxelles, 2010, p. 9-14. Voir aussi, pour les décors de la Renaissance italienne, Philippe Morel, « Fonction des systèmes décoratifs et de l’ornement dans l’invenzione maniériste : réflexions autour de Francesco Salviati », M. Hochmann, J. Kliemann, J. Koering et P. Morel (dir.), in Programme et invention dans l’Italie de la Renaissance, Actes du colloque, Villa Médicis, Rome, 20-23 avril 2005, Rome-Paris, Académie de France à Rome et Somogy, 2008, p. 301.

17. Georg Simmel, « Psychologie des Schmuckes », trad. fr. dans La Parure et autres essais, éd. M. Collomb, P. Marty et F. Vinas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1992 [1908], p. 79-89.

qui se structure sur un plan expressif pur, en amont de toute signification ; car l’ornement semble proliférer de lui-même, sur les surfaces à remplir, c omme mû par une force autonome 13. Une fois le principe d’orner un support adopté, l’ornement, comme doué d’une vie propre, se propage comme un virus. De là provient l’impression que l’ornement est toujours excessif : il échappe à la maîtrise du décorateur, il transgresse les limites de la raison. Cependant, cette transgression ou cette impression de vitalité surabondante ne s’observe jamais à l’état brut ; on ne peut jamais faire ab-straction du support, des matériaux, des limites spatiales et des conditions culturelles qui encadrent l’ornementation. Autrement dit, c’est toujours en fonction de ce cadre, de ces coordonnées locales, que l’ornement semble être excessif. Si le cadre détermine en quoi l’ornement peut répondre à une fonction – être signifiant – son excès découle de son expressivité. Celle-ci peut être jugée négativement, comme on l’a vu précédemment. Elle peut aussi l’être positivement. On le constatera à travers des exemples où l’ex-pressivité de l’ornement (c’est-à-dire sa force d’expansion) est interprétée, utilisée dans un système culturel où elle acquiert une signification. Il en ressort la mise en relation de l’ornement et de son support : l’expressivité de l’un sera interprétée comme l’expression de l’autre.

On postulera que l’ornementation permet d’établir une relation méto-nymique entre le lieu orné et la personne qui l’habite. Quand je parle de « lieu » et de « personne », j’entends aussi bien le propriétaire d’un palais (on verra un exemple avec la Chambre des Époux ou l’Alhambra) que la figure qui occupe le centre d’une image dont le reste est orné. Par méto-nymie, j’entends la figure de style qui dit le contenu par le contenant ou le contraire, mais je fais référence aussi à la précision qu’y apporte Gérard Genette comme la création d’une relation signifiante par contiguïté (et non

13. Thomas Golsenne, « De l’ornementalité. Une théorie et un exemple », in Ad limina II, Institut suisse de Rome, Villa Maraini, fév.-avril 2003, dir. R. Burri, A. Delacrétaz, J. Monnier, M. Nobili, Alessandria, éd. dell’Orso, 2004, p. 343-351.

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114 zamân 115l’ornement a horreur de l’horreur du vide

de brocart, au-dessus desquels on a retrouvé dans le plafond des crochets qui devaient probablement servir à accrocher les rideaux du baldaquin entourant le lit (fig. 2). Mais la chambre, qui servait de jonction entre les appartements du marquis et ceux de la marquise, n’était que partiellement occupée et servait aussi à des fonctions plus diplomatiques. C’est ainsi qu’elle pouvait servir de chambre pour les hôtes de marque de passage à Mantoue, ou qu’on pouvait y signer des documents officiels. Dotée d’une cheminée réelle, la pièce est conçue comme un nid confortable et intime ; dans le même temps, les fresques de Mantegna qui décorent le plafond et les murs ouest et nord s’ouvrent de manière illusionniste sur un paysage, transformant la chambre en loggia. Toute la camera picta est donc parcourue de cette dialectique entre le dedans et le dehors, l’intime et le public, le privé et le social, qui découpe la personne du prince en deux existences – sa présence physique réelle, dans le lit, et sa représentation feinte, en situation officielle, sur les fresques –, comme elle l’oppose à l’autre personnage im-portant dont la présence se fait sentir dans la pièce : le peintre 18.

La Chambre des Époux est un bon exemple d’horror vacui : à part le sol, toutes les surfaces sont recouvertes de fresques. Mais les historiens de l’art, le plus souvent, ne sélectionnent dans cet ensemble très riche qu’une fraction limitée : celle où des personnages sont représentés, celle qui est la moins ornementale, c’est-à-dire qu’ils écartent environ la moitié de la pièce de leurs analyses. La question posée par Steffi Roettgen dans son étu-de sur les grandes décorations du Quattrocento est à ce titre révélatrice : « Les fresques font-elles de cette pièce le cadre officiel d’une représenta-tion permanente, une scène de théâtre, ou bien visent-elles à immortali-ser pour la postérité certains événements de la cour des Gonzague 19 ? »

18. Sur cette dialectique entre le prince et le peintre, voir Daniel Arasse, « Le programme politique de la Chambre des Époux, ou le secret de l’immortalité », in Décors italiens de la Renaissance, Paris, Hazan, 2009, p. 90-131.

19. Steffi Roettgen, Wandmalerei der Frührenaissance in Italien, trad. fr. D.-A. Canal sous le titre Fresques italien-nes de la Renaissance, t. II : 1470-1510, Paris, Citadelles & Mazenod, 1997, p. 20.

L E V I RT U O S E :

M A N T E G N A E T L A « C H A M B R E D E S É P O U X »

L’ornementation d’un lieu tient souvent le rôle de parure. Les exem-ples ne manquent pas. Prenons le cas pour commencer des décorations

à fresque des palais italiens, notamment celles qui présentent les gloires, les fastes de la famille du propriétaire des lieux. La virtuosité ornementale se conjugue à l’iconographie panégyrique. En visitant ces salles, en même temps qu’on admire le talent du peintre, on salue la puissance de son com-manditaire. Je ne citerai qu’un seul cas : la Camera picta décorée par Andrea Mantegna entre 1465 et 1474 au Palais ducal de Mantoue (fig. 1). Cette pe-tite pièce cubique d’une des tours les plus anciennes de l’ancien Castel San Giorgio est située à l’étage principal. Elle servait apparemment de chambre à coucher officielle au marquis Ludovico Gonzaga et à son épouse – d’où son surnom, la « Chambre des Époux » – comme certains détails de l’amé-nagement et certaines lettres du marquis (qui parle de « camera nostra » à propos de cette pièce) le laissent à penser. En effet, les murs est et sud de la pièce sont décorés d’une tapisserie peinte dorée, recouverte de motifs

fig. 1 fig. 2

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114 zamân 115l’ornement a horreur de l’horreur du vide

de brocart, au-dessus desquels on a retrouvé dans le plafond des crochets qui devaient probablement servir à accrocher les rideaux du baldaquin entourant le lit (fig. 2). Mais la chambre, qui servait de jonction entre les appartements du marquis et ceux de la marquise, n’était que partiellement occupée et servait aussi à des fonctions plus diplomatiques. C’est ainsi qu’elle pouvait servir de chambre pour les hôtes de marque de passage à Mantoue, ou qu’on pouvait y signer des documents officiels. Dotée d’une cheminée réelle, la pièce est conçue comme un nid confortable et intime ; dans le même temps, les fresques de Mantegna qui décorent le plafond et les murs ouest et nord s’ouvrent de manière illusionniste sur un paysage, transformant la chambre en loggia. Toute la camera picta est donc parcourue de cette dialectique entre le dedans et le dehors, l’intime et le public, le privé et le social, qui découpe la personne du prince en deux existences – sa présence physique réelle, dans le lit, et sa représentation feinte, en situation officielle, sur les fresques –, comme elle l’oppose à l’autre personnage im-portant dont la présence se fait sentir dans la pièce : le peintre 18.

La Chambre des Époux est un bon exemple d’horror vacui : à part le sol, toutes les surfaces sont recouvertes de fresques. Mais les historiens de l’art, le plus souvent, ne sélectionnent dans cet ensemble très riche qu’une fraction limitée : celle où des personnages sont représentés, celle qui est la moins ornementale, c’est-à-dire qu’ils écartent environ la moitié de la pièce de leurs analyses. La question posée par Steffi Roettgen dans son étu-de sur les grandes décorations du Quattrocento est à ce titre révélatrice : « Les fresques font-elles de cette pièce le cadre officiel d’une représenta-tion permanente, une scène de théâtre, ou bien visent-elles à immortali-ser pour la postérité certains événements de la cour des Gonzague 19 ? »

18. Sur cette dialectique entre le prince et le peintre, voir Daniel Arasse, « Le programme politique de la Chambre des Époux, ou le secret de l’immortalité », in Décors italiens de la Renaissance, Paris, Hazan, 2009, p. 90-131.

19. Steffi Roettgen, Wandmalerei der Frührenaissance in Italien, trad. fr. D.-A. Canal sous le titre Fresques italien-nes de la Renaissance, t. II : 1470-1510, Paris, Citadelles & Mazenod, 1997, p. 20.

L E V I RT U O S E :

M A N T E G N A E T L A « C H A M B R E D E S É P O U X »

L’ornementation d’un lieu tient souvent le rôle de parure. Les exem-ples ne manquent pas. Prenons le cas pour commencer des décorations

à fresque des palais italiens, notamment celles qui présentent les gloires, les fastes de la famille du propriétaire des lieux. La virtuosité ornementale se conjugue à l’iconographie panégyrique. En visitant ces salles, en même temps qu’on admire le talent du peintre, on salue la puissance de son com-manditaire. Je ne citerai qu’un seul cas : la Camera picta décorée par Andrea Mantegna entre 1465 et 1474 au Palais ducal de Mantoue (fig. 1). Cette pe-tite pièce cubique d’une des tours les plus anciennes de l’ancien Castel San Giorgio est située à l’étage principal. Elle servait apparemment de chambre à coucher officielle au marquis Ludovico Gonzaga et à son épouse – d’où son surnom, la « Chambre des Époux » – comme certains détails de l’amé-nagement et certaines lettres du marquis (qui parle de « camera nostra » à propos de cette pièce) le laissent à penser. En effet, les murs est et sud de la pièce sont décorés d’une tapisserie peinte dorée, recouverte de motifs

fig. 1 fig. 2

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116 zamân 117l’ornement a horreur de l’horreur du vide

En second lieu, les rideaux, comme le fond des pilastres qui scandent les murs, comme les mosaïques peintes qui recouvrent le plafond, comme la robe de la marquise et autres familiers du prince, sont recouverts d’or. Dans cette ambiance aristocratique des cours italiennes du xve siècle, l’or évoquait deux références culturelles distinctes mais complémentaires. D’une part, la culture gothique, son goût du clinquant et de l’orfèvrerie, qui associait la puissance sociale à la richesse matérielle et visible. D’autre part, la culture byzantine, celle des icônes et des mosaïques chrétiennes, où le fond d’or visait à exprimer la gloire incirconscriptible émanant des figures sacrées. L’or véhiculait donc à la fois l’idée de puissance comme matériau riche et comme figure abstraite du sacré. De ce point de vue, c’est où l’or est le plus utilisé que la puissance du prince se manifeste : à l’endroit où les rideaux sont tirés. Il est saisissant alors de remarquer une double correspondance : quand le marquis est représenté, les rideaux sont à peine visibles et l’or est peu présent. Quand le marquis n’est pas représenté, mais éventuellement présent (dans son lit), l’or s’étale tout autour. Le corps propre du prince fonctionne avec les rideaux peints comme une icône mi-vivante, mi-artifi-cielle, comme une installation qui ne fonctionnerait vraiment qu’en présence du propriétaire du lieu. Enfin, l’ornementation de la camera picta ne glorifie pas seulement la puissance de son commanditaire : elle célèbre la puissance du peintre lui-même. Dans plusieurs études, Louis Marin avait montré que l’ornementation, en peinture, est le lieu où la peinture se réfléchit, ne se contente plus de transmettre une information, de représenter une histoire ou des personnes, mais se présente elle-même 20 ; cela, les peintres intel-ligents comme Mantegna le prouvent, qui laissent dans l’ornementation fastueuse des traces de leur présence, soit signature, soit même autoportrait. La stratégie de Mantegna est particulièrement habile, dans la « Chambre des Époux ». Officiellement, il dédie dans le grand titulus porté par des putti

20. Louis Marin, « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Rivista di estetica, n° 12, 1982, p. 16-35.

Ce sont é videmment les deux scènes narratives qui font l’objet d’une telle interrogation (fig. 1) : la scène du mur ouest baptisée « La rencontre », où l’on voit le marquis en compagnie de son fils le cardinal Francesco Gonzaga, et la scène du mur nord, « La cour des Gonzague », où le mar-quis sur son trône, entouré de son épouse et de ses enfants, écoute les avis d’un conseiller qui vient peut-être de lui remettre cette lettre qu’on le voit tenir à la main. Les figures du plafond rejouent l’alternative énoncée par Roettgen d’une autre façon : des médaillons portant les profils des empereurs romains manifestent l’importance du thème dynastique et de la culture humaniste, de même que les scènes des exploits d’Hercule et autres héros mythologiques qui servent de figures tutélaires au marquis de Gonzague. Pour le reste – c’est-à-dire les rinceaux qui entourent les figures, les guirlandes, les rubans, les tapisseries feintes sur les murs –, il s’agirait simplement de remplissage. L’ornementation n’aurait pas pour fonction de véhiculer du sens ; on en verrait la démonstration dans la coïn-cidence qui unit l’emplacement du lit et des tapisseries ornées : l’espace caché par le baldaquin est aussi l’espace où il n’y a rien à voir, rien à dire (fig. 2).

Dénué de figures, cet espace – qui occupe la moitié des murs de la pièce – n’en est pas pour autant « vide ». Il s’intègre d’abord parfaitement à l’ensemble de la décoration. En effet, le motif du rideau doré parcourt les quatre murs ; seulement, les rideaux sont tirés du côté du lit et ouverts du côté opposé. On s’aperçoit alors que la surface des rideaux peints coïncide avec la surface des murs réels ; que la scène de « La rencontre » se déroule derrière les rideaux, juste à la limite entre la bordure grise qui délimite la fausse architecture et le paysage peint ; et que la scène de « La cour » se situe devant (sur une estrade par-dessus la cheminée). Les rideaux tirés du côté du lit ne sont donc pas de simples surfaces de remplissage, mais par-ticipent au système illusionniste qui fait des scènes de la vie courtisane un véritable dévoilement.

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116 zamân 117l’ornement a horreur de l’horreur du vide

En second lieu, les rideaux, comme le fond des pilastres qui scandent les murs, comme les mosaïques peintes qui recouvrent le plafond, comme la robe de la marquise et autres familiers du prince, sont recouverts d’or. Dans cette ambiance aristocratique des cours italiennes du xve siècle, l’or évoquait deux références culturelles distinctes mais complémentaires. D’une part, la culture gothique, son goût du clinquant et de l’orfèvrerie, qui associait la puissance sociale à la richesse matérielle et visible. D’autre part, la culture byzantine, celle des icônes et des mosaïques chrétiennes, où le fond d’or visait à exprimer la gloire incirconscriptible émanant des figures sacrées. L’or véhiculait donc à la fois l’idée de puissance comme matériau riche et comme figure abstraite du sacré. De ce point de vue, c’est où l’or est le plus utilisé que la puissance du prince se manifeste : à l’endroit où les rideaux sont tirés. Il est saisissant alors de remarquer une double correspondance : quand le marquis est représenté, les rideaux sont à peine visibles et l’or est peu présent. Quand le marquis n’est pas représenté, mais éventuellement présent (dans son lit), l’or s’étale tout autour. Le corps propre du prince fonctionne avec les rideaux peints comme une icône mi-vivante, mi-artifi-cielle, comme une installation qui ne fonctionnerait vraiment qu’en présence du propriétaire du lieu. Enfin, l’ornementation de la camera picta ne glorifie pas seulement la puissance de son commanditaire : elle célèbre la puissance du peintre lui-même. Dans plusieurs études, Louis Marin avait montré que l’ornementation, en peinture, est le lieu où la peinture se réfléchit, ne se contente plus de transmettre une information, de représenter une histoire ou des personnes, mais se présente elle-même 20 ; cela, les peintres intel-ligents comme Mantegna le prouvent, qui laissent dans l’ornementation fastueuse des traces de leur présence, soit signature, soit même autoportrait. La stratégie de Mantegna est particulièrement habile, dans la « Chambre des Époux ». Officiellement, il dédie dans le grand titulus porté par des putti

20. Louis Marin, « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Rivista di estetica, n° 12, 1982, p. 16-35.

Ce sont é videmment les deux scènes narratives qui font l’objet d’une telle interrogation (fig. 1) : la scène du mur ouest baptisée « La rencontre », où l’on voit le marquis en compagnie de son fils le cardinal Francesco Gonzaga, et la scène du mur nord, « La cour des Gonzague », où le mar-quis sur son trône, entouré de son épouse et de ses enfants, écoute les avis d’un conseiller qui vient peut-être de lui remettre cette lettre qu’on le voit tenir à la main. Les figures du plafond rejouent l’alternative énoncée par Roettgen d’une autre façon : des médaillons portant les profils des empereurs romains manifestent l’importance du thème dynastique et de la culture humaniste, de même que les scènes des exploits d’Hercule et autres héros mythologiques qui servent de figures tutélaires au marquis de Gonzague. Pour le reste – c’est-à-dire les rinceaux qui entourent les figures, les guirlandes, les rubans, les tapisseries feintes sur les murs –, il s’agirait simplement de remplissage. L’ornementation n’aurait pas pour fonction de véhiculer du sens ; on en verrait la démonstration dans la coïn-cidence qui unit l’emplacement du lit et des tapisseries ornées : l’espace caché par le baldaquin est aussi l’espace où il n’y a rien à voir, rien à dire (fig. 2).

Dénué de figures, cet espace – qui occupe la moitié des murs de la pièce – n’en est pas pour autant « vide ». Il s’intègre d’abord parfaitement à l’ensemble de la décoration. En effet, le motif du rideau doré parcourt les quatre murs ; seulement, les rideaux sont tirés du côté du lit et ouverts du côté opposé. On s’aperçoit alors que la surface des rideaux peints coïncide avec la surface des murs réels ; que la scène de « La rencontre » se déroule derrière les rideaux, juste à la limite entre la bordure grise qui délimite la fausse architecture et le paysage peint ; et que la scène de « La cour » se situe devant (sur une estrade par-dessus la cheminée). Les rideaux tirés du côté du lit ne sont donc pas de simples surfaces de remplissage, mais par-ticipent au système illusionniste qui fait des scènes de la vie courtisane un véritable dévoilement.

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118 zamân 119l’ornement a horreur de l’horreur du vide

Mais prenons un autre exemple de tombeau qui n’était pas destiné à être vu, qui devait même être caché de tous les yeux mortels pendant l’éternité : un tombeau de l’Égypte pharaonique, et par exemple celui de Toutankhamon 23. Sa renommée provient du fait qu’il n’a quasiment pas été profané par d’inopportuns visiteurs avant les fouilles d’Howard Carter en 1922 : c’est un exemple de sépulture pharaonique du Nouvel Empire à la fois unique et qui devait pourtant être banal. Or, s’il y a bien un cas où on peut parler de remplissage, c’est ici : dès l’antichambre, les archéologues ont découvert des empilements d’objets, meubles et instruments divers, qui obstruaient presque l’entrée de la pièce. C’étaient les objets qui ac-compagnaient le défunt dans son voyage au pays d’Osiris. Évidemment, plus le défunt était de haut rang, plus la quantité et la qualité des objets l’accompagnant augmentaient. L’effet de saturation ne provient donc pas seulement de l’exiguïté des lieux, mais de la volonté de suggérer la puis-sance débordante du pharaon.

Cet effet est plus saisissant dans la chambre mortuaire : quand Carter fit un trou dans le mur qu’on avait bouché pour y interdire l’accès, il fut incapable de pénétrer dans la chambre funéraire, car elle était pres-que entièrement occupée par un gigantesque tombeau, une « chapelle », s elon le terme employé par les égyptologues, qui ne laissait aucun espace pour circuler. Cette chapelle avait été assemblée sur place, puis on avait créé le mur de cloison. Il fallut suivre le même procédé à l’envers, mais Carter découvrit une seconde chapelle, puis une troisième, et enfin une quatrième (fig. 3,voir p. suiv.). Chaque chapelle intermédiaire était recou-verte d’une toile de lin parfumée. Les trois premières chapelles n’étaient qu’en bois stuqué ; la quatrième était en pierre, le tombeau en quartzite et le couvercle en granit rose. Ainsi, plus on se rapproche du corps du

23. Iorwerth Eiddon Stephen Edwards, Toutankhamon. Sa tombe et ses trésors, New York-Paris, The Metropolitan Museum of Art et éditions Seghers, 1978. Et aussi Nicholas Reeves, The complete Tutankhamun : The King, The Tomb, The Royal Treasure, Londres, Thames & Hudson, 1990.

sur le mur nord au couple précieux son « modeste/subtil (tenue) ouvrage », désireux de mettre en retrait son art de peintre pour laisser apparaître les personnages importants de la cour tels qu’au naturel. Officieusement, il af-fiche sa présence et son rôle dans la production du spectacle de la cour non comme un simple protagoniste, mais comme son metteur en scène : c’est son visage qu’on voit inséré dans les décorations feuillues d’un pilastre doré, juste à droite du titulus. L’ornementation fastueuse de la pièce joue donc un double rôle ; elle est d’abord l’indice de la puissance du marquis, manifes-tation glorieuse de son corps propre ; et l’indice de la virtuosité – de virtù, dans l’italien du xve siècle, qui signifie puissance ou excellence – du « prince des peintres 21 », comme on appelait Mantegna de son vivant.

L E TO M B E AU :

L A V I E O R N E M E N TA L E A P R È S L A M O RT

Beaucoup de tombeaux fonctionnent selon la même logique du conte-nant ornemental et du contenu orné, valorisé, honoré par le tombeau.

Soit l’exemple du reliquaire médiéval. Voici un contenant magnifiquement orné, qui abrite un contenu à la fois sacré et informe : les reliques du saint. Dans la croyance, le corps du saint pouvait guérir les fidèles qui le tou-chaient. Le reliquaire empêche ce contact direct ; mais, ce faisant, il trans-forme une efficacité tactile en efficacité visuelle, si bien que les fidèles sont attirés par le splendide reliquaire. La vue du reliquaire déclenche le désir du toucher, c’est-à-dire participe à la construction de la réputation de l’ef-ficacité des reliques du saint. Si bien qu’on peut aller jusqu’à dire, comme Jean-Claude Schmitt, que « c’est le reliquaire qui fait la relique 22 ».

21. Alberta De Nicolò Salmazo, Mantegna, trad. fr. F. M. Lantieri et O. Ménégaux, Paris, Citadelles & Mazenod, 2004, p. 178.

22. Jean-Claude Schmitt, « Les reliques et les images », in Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002, p. 284-285.

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118 zamân 119l’ornement a horreur de l’horreur du vide

Mais prenons un autre exemple de tombeau qui n’était pas destiné à être vu, qui devait même être caché de tous les yeux mortels pendant l’éternité : un tombeau de l’Égypte pharaonique, et par exemple celui de Toutankhamon 23. Sa renommée provient du fait qu’il n’a quasiment pas été profané par d’inopportuns visiteurs avant les fouilles d’Howard Carter en 1922 : c’est un exemple de sépulture pharaonique du Nouvel Empire à la fois unique et qui devait pourtant être banal. Or, s’il y a bien un cas où on peut parler de remplissage, c’est ici : dès l’antichambre, les archéologues ont découvert des empilements d’objets, meubles et instruments divers, qui obstruaient presque l’entrée de la pièce. C’étaient les objets qui ac-compagnaient le défunt dans son voyage au pays d’Osiris. Évidemment, plus le défunt était de haut rang, plus la quantité et la qualité des objets l’accompagnant augmentaient. L’effet de saturation ne provient donc pas seulement de l’exiguïté des lieux, mais de la volonté de suggérer la puis-sance débordante du pharaon.

Cet effet est plus saisissant dans la chambre mortuaire : quand Carter fit un trou dans le mur qu’on avait bouché pour y interdire l’accès, il fut incapable de pénétrer dans la chambre funéraire, car elle était pres-que entièrement occupée par un gigantesque tombeau, une « chapelle », s elon le terme employé par les égyptologues, qui ne laissait aucun espace pour circuler. Cette chapelle avait été assemblée sur place, puis on avait créé le mur de cloison. Il fallut suivre le même procédé à l’envers, mais Carter découvrit une seconde chapelle, puis une troisième, et enfin une quatrième (fig. 3,voir p. suiv.). Chaque chapelle intermédiaire était recou-verte d’une toile de lin parfumée. Les trois premières chapelles n’étaient qu’en bois stuqué ; la quatrième était en pierre, le tombeau en quartzite et le couvercle en granit rose. Ainsi, plus on se rapproche du corps du

23. Iorwerth Eiddon Stephen Edwards, Toutankhamon. Sa tombe et ses trésors, New York-Paris, The Metropolitan Museum of Art et éditions Seghers, 1978. Et aussi Nicholas Reeves, The complete Tutankhamun : The King, The Tomb, The Royal Treasure, Londres, Thames & Hudson, 1990.

sur le mur nord au couple précieux son « modeste/subtil (tenue) ouvrage », désireux de mettre en retrait son art de peintre pour laisser apparaître les personnages importants de la cour tels qu’au naturel. Officieusement, il af-fiche sa présence et son rôle dans la production du spectacle de la cour non comme un simple protagoniste, mais comme son metteur en scène : c’est son visage qu’on voit inséré dans les décorations feuillues d’un pilastre doré, juste à droite du titulus. L’ornementation fastueuse de la pièce joue donc un double rôle ; elle est d’abord l’indice de la puissance du marquis, manifes-tation glorieuse de son corps propre ; et l’indice de la virtuosité – de virtù, dans l’italien du xve siècle, qui signifie puissance ou excellence – du « prince des peintres 21 », comme on appelait Mantegna de son vivant.

L E TO M B E AU :

L A V I E O R N E M E N TA L E A P R È S L A M O RT

Beaucoup de tombeaux fonctionnent selon la même logique du conte-nant ornemental et du contenu orné, valorisé, honoré par le tombeau.

Soit l’exemple du reliquaire médiéval. Voici un contenant magnifiquement orné, qui abrite un contenu à la fois sacré et informe : les reliques du saint. Dans la croyance, le corps du saint pouvait guérir les fidèles qui le tou-chaient. Le reliquaire empêche ce contact direct ; mais, ce faisant, il trans-forme une efficacité tactile en efficacité visuelle, si bien que les fidèles sont attirés par le splendide reliquaire. La vue du reliquaire déclenche le désir du toucher, c’est-à-dire participe à la construction de la réputation de l’ef-ficacité des reliques du saint. Si bien qu’on peut aller jusqu’à dire, comme Jean-Claude Schmitt, que « c’est le reliquaire qui fait la relique 22 ».

21. Alberta De Nicolò Salmazo, Mantegna, trad. fr. F. M. Lantieri et O. Ménégaux, Paris, Citadelles & Mazenod, 2004, p. 178.

22. Jean-Claude Schmitt, « Les reliques et les images », in Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002, p. 284-285.

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120 zamân 121l’ornement a horreur de l’horreur du vide

artificielles. Les pharaons du Moyen et du Nouvel Empire choisissent plutôt des sépultures souterraines et secrètes, afin d’éviter les pillages peut-être ; mais, surtout, pour que les morts, d’une certaine façon, fécondent la terre.

Dans la « salle du trésor » derrière la chambre funé-raire, Carter trouva une étrange sculpture creuse, au contour anthropomorphe (fig. 5) : un « lit d’Osiris », que les prêtres remplissaient de terre qu’ils ensemen-çaient ; et une fois que les plantes avaient poussé, ils em-maillotaient le tout. La germination était à la fois la preuve de la puissance d’Osiris et une façon de suggérer la vie de l’image. D’une certaine manière, on peut concevoir l’em-pilement des sarcophages et des chapelles autour du corps du pharaon comme une façon de l’inscrire dans le lieu : par contagion de son aura, le pharaon fait corps avec la chambre funéraire et ensemence, par extension, toute la montagne où il est caché.

L E PA L A I S :

L’ A L H A M B R A E T L A D É C O R AT I O N I S L A M I QU E

Dans l’exemple de la tombe de Toutankhamon, c’est par l’étroitesse du lieu, qui peine à contenir l’ornementation qui entoure le pharaon,

qu’est suggérée la puissance débordante de ce dernier. Mais il est des cas où l’ornementation permet au contraire de suggérer à l’œil un lieu plus grand qu’en réalité. Cette fois, c’est en démultipliant le lieu sans en changer les limites que l’ornementation exprime la puissance de celui qui l’habite. Puissance toute virile dans le cas que je vais présenter maintenant : le palais de l’Alhambra à Grenade.

L’art islamique en général et l’Alhambra en particulier sont des can-didats parfaits pour témoigner de l’horreur du vide : l’idée revient sans

fig. 5

pharaon, plus son enveloppe est précieuse. Ce n’est pas fini. En ouvrant la quatrième chapelle, l’archéologue dé-

couvre un sarcophage, puis un autre à l’intérieur du premier. Comme les chapelles, les sarcophages étaient enveloppés d’une toile de lin re-couverte de résine parfumée, qui les scellait en même temps qu’elle cachait leur beauté. Le pharaon y apparaît avec les attributs d’Osiris, qui, rap pelons-le, fut ressuscité par son épouse Isis. Enfin, un troisième sarcophage apparaît, d’or massif, qui cache la momie du pharaon, et sur-tout son fameux masque fait d’or et de lapis-lazuli, qui l’assimile au dieu solaire Rê (fig. 4).

Quel est le sens de cet empilement qui, encore une fois, était fait pour n’être vu de personne, en pure perte ? D’abord, selon le culte égyptien des morts prestigieux, il s’agissait de préparer la résurrection du pharaon dans l’au-delà, à la manière d’Osiris ou de Rê qui reparaît chaque matin. Mais il y a autre chose. Les anciens Égyptiens établissaient un rapport très puissant entre les morts et le territoire. Les pharaons de l’Ancien Empire se faisaient construire en guise de tombeau des pyramides, c’est-à-dire des montagnes

fig. 3 fig. 4

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120 zamân 121l’ornement a horreur de l’horreur du vide

artificielles. Les pharaons du Moyen et du Nouvel Empire choisissent plutôt des sépultures souterraines et secrètes, afin d’éviter les pillages peut-être ; mais, surtout, pour que les morts, d’une certaine façon, fécondent la terre.

Dans la « salle du trésor » derrière la chambre funé-raire, Carter trouva une étrange sculpture creuse, au contour anthropomorphe (fig. 5) : un « lit d’Osiris », que les prêtres remplissaient de terre qu’ils ensemen-çaient ; et une fois que les plantes avaient poussé, ils em-maillotaient le tout. La germination était à la fois la preuve de la puissance d’Osiris et une façon de suggérer la vie de l’image. D’une certaine manière, on peut concevoir l’em-pilement des sarcophages et des chapelles autour du corps du pharaon comme une façon de l’inscrire dans le lieu : par contagion de son aura, le pharaon fait corps avec la chambre funéraire et ensemence, par extension, toute la montagne où il est caché.

L E PA L A I S :

L’ A L H A M B R A E T L A D É C O R AT I O N I S L A M I QU E

Dans l’exemple de la tombe de Toutankhamon, c’est par l’étroitesse du lieu, qui peine à contenir l’ornementation qui entoure le pharaon,

qu’est suggérée la puissance débordante de ce dernier. Mais il est des cas où l’ornementation permet au contraire de suggérer à l’œil un lieu plus grand qu’en réalité. Cette fois, c’est en démultipliant le lieu sans en changer les limites que l’ornementation exprime la puissance de celui qui l’habite. Puissance toute virile dans le cas que je vais présenter maintenant : le palais de l’Alhambra à Grenade.

L’art islamique en général et l’Alhambra en particulier sont des can-didats parfaits pour témoigner de l’horreur du vide : l’idée revient sans

fig. 5

pharaon, plus son enveloppe est précieuse. Ce n’est pas fini. En ouvrant la quatrième chapelle, l’archéologue dé-

couvre un sarcophage, puis un autre à l’intérieur du premier. Comme les chapelles, les sarcophages étaient enveloppés d’une toile de lin re-couverte de résine parfumée, qui les scellait en même temps qu’elle cachait leur beauté. Le pharaon y apparaît avec les attributs d’Osiris, qui, rap pelons-le, fut ressuscité par son épouse Isis. Enfin, un troisième sarcophage apparaît, d’or massif, qui cache la momie du pharaon, et sur-tout son fameux masque fait d’or et de lapis-lazuli, qui l’assimile au dieu solaire Rê (fig. 4).

Quel est le sens de cet empilement qui, encore une fois, était fait pour n’être vu de personne, en pure perte ? D’abord, selon le culte égyptien des morts prestigieux, il s’agissait de préparer la résurrection du pharaon dans l’au-delà, à la manière d’Osiris ou de Rê qui reparaît chaque matin. Mais il y a autre chose. Les anciens Égyptiens établissaient un rapport très puissant entre les morts et le territoire. Les pharaons de l’Ancien Empire se faisaient construire en guise de tombeau des pyramides, c’est-à-dire des montagnes

fig. 3 fig. 4

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122 zamân 123l’ornement a horreur de l’horreur du vide

d’abord Yusuf Ier (1333-54), puis son fils Mohammed V, qui a fait embellir la majeure partie du palais entre 1362 et 1369 28. On pense qu’il a conti-nué le projet de son père sans changer l’organisation du palais. C’est donc pour nous un exemple unique de palais musulman médiéval qui n’a qua-siment reçu aucune modification depuis sa réalisation. Disons pour com-mencer que le palais est organisé selon une suite de trois cours, d’ouest en est, qui distribuent les salles selon une progression que la plupart des historiens estiment aller des espaces les plus ouverts au public aux espaces les plus intimes. L’ornementation augmente à mesure qu’on avance vers l’intimité du sultan.

À l’extérieur, le palais ressemble à une forteresse à l’aspect rébarbatif : c’est ce que tout le monde voit. Admettons à présent que nous soyons un ambassadeur et que le sultan nous reçoive dans la salle des audiences pu-bliques : on découvre alors une salle qui impressionne plus par ses vastes proportions que par son ornementation. Au plafond, une voûte de bois peinte rappelant les sphères célestes fait allusion à la protection astro-logique dont bénéficie le sul-tan 29. Si nous sommes à pré sent quelque grand personnage de la cour, à l’instar d’Ibn Zamrak, le vizir du sultan Mohammed V, nous pouvons pénétrer dans la salle des rois ou des audiences privées. Il faut pour cela passer par la cour des Lions, vérita-ble cœur du p alais (fig. 6). Tout autour, les salles sont plus or-nées. Leur plafond est couvert

28. Oleg Grabar, The Alhambra, Londres, Penguin books, 1976.29. Henri et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 144-162.

fig. 6

cesse à leur propos 24. Il est pourtant facile de montrer qu’il n’y a aucune horreur du vide dans l’art islamique.

Soit l’exemple du mihrab, c’est-à-dire la niche de la taille d’un hom-me toujours creusée dans le mur de la mosquée et orientée vers La Mecque. Cette niche, selon l’interprétation qui me paraît la plus inté-ressante, est un hommage au Prophète : elle lui est réservée, mais elle reste vide, forcément, et elle ne peut pas non plus être remplie par une image, comme cela se passerait chez les chrétiens 25. Le vide est donc ici essentiel à la signification du mihrab. Celui-ci est par ailleurs toujours extrêmement orné : l’ornementation exprime ainsi la sacralité de la n iche, de son vide même.

Quant à l’Alhambra, le palais n’est pas partout décoré avec la même abondance. Un ordre ornemental régit le dispositif décoratif du palais grenadin, comme l’art islamique en général, même si celui-ci semble échapper à nos repères classiques européens 26. C’est dans le principe métonymique de relation entre le lieu et son décor que réside le sens de cet ordre, et l’examen poussé de l’ordre ornemental qui parcourt l’Alhambra en donnera un exemple éclairant. L’Alhambra a en effet ceci d’extraordinaire qu’il est souvent considéré comme le modèle abouti de l’art décoratif islamique, son essence pour ainsi dire 27.

Le palais de l’Alhambra a été édifié en deux temps par les sultans nasri-des du royaume de Grenade, le dernier royaume musulman d’Espagne,

24. Ainsi Richart Ettinghausen, « The Taming of the Horror Vacui in Islamic Art »,in Proceedings of the American Philosophical Society 123, no 1, 1979, p. 16-23 (p. 18 : « Pourquoi les artistes de la tradition islamique étaient-ils obsédés par l’horror vacui » – ma traduction) ; Henri et Anne Stierlen, Alhambra, Paris, Imprimerie nationale, 2001 (p. 36 : « Tout le décor du patio des Lions relève d’un fourmillement ordonné et d’une sorte d’horreur du vide »)

25. Alexandre Papadopoulo, L’Islam et l’Art musulman, Paris, Citadelles & Mazenod, 2002, p. 229-231.26. Il n’a rien à voir par exemple avec un quelconque « sens de l’ordre » qui régirait notre perception et ex-

pliquerait les principes de répétition et de symétrie qui semblent régir l’ornementation : Ernst H. Gombrich, The Sense of Order, op. cit.

27. Ainsi Owen Jones, La Grammaire de l’ornement, trad. fr. Bernard Quaritch Paris, L’Aventurine, 2001 [1856] (p. 96 : l’Alhambra est « une œuvre dans laquelle leur [les Mauresques] merveilleux système de décoration a atteint le point culminant. »)

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d’abord Yusuf Ier (1333-54), puis son fils Mohammed V, qui a fait embellir la majeure partie du palais entre 1362 et 1369 28. On pense qu’il a conti-nué le projet de son père sans changer l’organisation du palais. C’est donc pour nous un exemple unique de palais musulman médiéval qui n’a qua-siment reçu aucune modification depuis sa réalisation. Disons pour com-mencer que le palais est organisé selon une suite de trois cours, d’ouest en est, qui distribuent les salles selon une progression que la plupart des historiens estiment aller des espaces les plus ouverts au public aux espaces les plus intimes. L’ornementation augmente à mesure qu’on avance vers l’intimité du sultan.

À l’extérieur, le palais ressemble à une forteresse à l’aspect rébarbatif : c’est ce que tout le monde voit. Admettons à présent que nous soyons un ambassadeur et que le sultan nous reçoive dans la salle des audiences pu-bliques : on découvre alors une salle qui impressionne plus par ses vastes proportions que par son ornementation. Au plafond, une voûte de bois peinte rappelant les sphères célestes fait allusion à la protection astro-logique dont bénéficie le sul-tan 29. Si nous sommes à pré sent quelque grand personnage de la cour, à l’instar d’Ibn Zamrak, le vizir du sultan Mohammed V, nous pouvons pénétrer dans la salle des rois ou des audiences privées. Il faut pour cela passer par la cour des Lions, vérita-ble cœur du p alais (fig. 6). Tout autour, les salles sont plus or-nées. Leur plafond est couvert

28. Oleg Grabar, The Alhambra, Londres, Penguin books, 1976.29. Henri et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 144-162.

fig. 6

cesse à leur propos 24. Il est pourtant facile de montrer qu’il n’y a aucune horreur du vide dans l’art islamique.

Soit l’exemple du mihrab, c’est-à-dire la niche de la taille d’un hom-me toujours creusée dans le mur de la mosquée et orientée vers La Mecque. Cette niche, selon l’interprétation qui me paraît la plus inté-ressante, est un hommage au Prophète : elle lui est réservée, mais elle reste vide, forcément, et elle ne peut pas non plus être remplie par une image, comme cela se passerait chez les chrétiens 25. Le vide est donc ici essentiel à la signification du mihrab. Celui-ci est par ailleurs toujours extrêmement orné : l’ornementation exprime ainsi la sacralité de la n iche, de son vide même.

Quant à l’Alhambra, le palais n’est pas partout décoré avec la même abondance. Un ordre ornemental régit le dispositif décoratif du palais grenadin, comme l’art islamique en général, même si celui-ci semble échapper à nos repères classiques européens 26. C’est dans le principe métonymique de relation entre le lieu et son décor que réside le sens de cet ordre, et l’examen poussé de l’ordre ornemental qui parcourt l’Alhambra en donnera un exemple éclairant. L’Alhambra a en effet ceci d’extraordinaire qu’il est souvent considéré comme le modèle abouti de l’art décoratif islamique, son essence pour ainsi dire 27.

Le palais de l’Alhambra a été édifié en deux temps par les sultans nasri-des du royaume de Grenade, le dernier royaume musulman d’Espagne,

24. Ainsi Richart Ettinghausen, « The Taming of the Horror Vacui in Islamic Art »,in Proceedings of the American Philosophical Society 123, no 1, 1979, p. 16-23 (p. 18 : « Pourquoi les artistes de la tradition islamique étaient-ils obsédés par l’horror vacui » – ma traduction) ; Henri et Anne Stierlen, Alhambra, Paris, Imprimerie nationale, 2001 (p. 36 : « Tout le décor du patio des Lions relève d’un fourmillement ordonné et d’une sorte d’horreur du vide »)

25. Alexandre Papadopoulo, L’Islam et l’Art musulman, Paris, Citadelles & Mazenod, 2002, p. 229-231.26. Il n’a rien à voir par exemple avec un quelconque « sens de l’ordre » qui régirait notre perception et ex-

pliquerait les principes de répétition et de symétrie qui semblent régir l’ornementation : Ernst H. Gombrich, The Sense of Order, op. cit.

27. Ainsi Owen Jones, La Grammaire de l’ornement, trad. fr. Bernard Quaritch Paris, L’Aventurine, 2001 [1856] (p. 96 : l’Alhambra est « une œuvre dans laquelle leur [les Mauresques] merveilleux système de décoration a atteint le point culminant. »)

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125l’ornement a horreur de l’horreur du vide

de muqarnas, ces prismes étonnants qui sont souvent comparés à des stalactites artificielles (fig. 7) 30.

Avant d’entrer dans les détails, il faut chercher à comprendre pourquoi les salles les plus retirées du palais sont les plus ornées.

J’ai dit que la cour des Lions était le cœur du palais. On trouve en son centre une fontaine, une vasque posée sur des lions de style ancien, peut-être héritage d’un ancien palais édifié au xie siècle sur le même site par un vizir juif. En effet, le poète Ibn Gabirol décrivait alors une fontaine très semblable en la comparant à la « mer de Salomon », c’est-à-dire une fontaine de bronze décrite au centre du palais de Salomon dans le Livre des Rois (i Rois, vii, 23) et dans le Coran (34, 11) 31. Dans ces pays chauds, celui qui maîtrise l’eau maîtrise l’essentiel, et l’eau des fontaines est souvent considérée comme une pluie artificielle. La fontaine de l’Alhambra porte un poème gravé d’Ibn Zamrak : il compare son eau qui se répand par quatre canaux à des perles données par le souverain. Par cette métaphore ornementale est suggéré le lien entre le pouvoir quasi divin du sultan de provoquer la pluie, sa libéra-lité et la richesse de son palais. La fontaine est donc l’image de la source du pouvoir bénéfique du sultan, qui se répand, par émanation, aux autres pièces du palais (et, par-delà, aux habitants du royaume) 32.

Dans la salle de la Barque, qui précède la salle des audiences publiques, un autre poème file une autre métaphore : cette fois, le palais est personnifié comme une épouse parée en l’attente de son mari, seigneur et maître, et comme la lune éclairée par le sultan-soleil 33. Ainsi, le poète suggère que la beauté du palais est destinée au plaisir du sultan, mais aussi que c’est lui qui

30. « Cette superposition de prismes verticaux qui se projettent en saillie, et qui, pour plus de légèreté, se creusent en alvéoles, ou s’évident en niches, brise la lumière comme ferait une cristallisation, et produit à l’œil l’effet de stalactites naturelles. La voûte arabe, prenant alors l’aspect d’une grotte, procure à l’esprit l’idée de fraicheur. » Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, Paris, J. Renard, 1867, p. 298

31. Henri et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 84-90, 128-129.32. Ibid., p. 133.33. Oleg Grabar, The Alhambra, op. cit., p. 141.

fig. 7

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125l’ornement a horreur de l’horreur du vide

de muqarnas, ces prismes étonnants qui sont souvent comparés à des stalactites artificielles (fig. 7) 30.

Avant d’entrer dans les détails, il faut chercher à comprendre pourquoi les salles les plus retirées du palais sont les plus ornées.

J’ai dit que la cour des Lions était le cœur du palais. On trouve en son centre une fontaine, une vasque posée sur des lions de style ancien, peut-être héritage d’un ancien palais édifié au xie siècle sur le même site par un vizir juif. En effet, le poète Ibn Gabirol décrivait alors une fontaine très semblable en la comparant à la « mer de Salomon », c’est-à-dire une fontaine de bronze décrite au centre du palais de Salomon dans le Livre des Rois (i Rois, vii, 23) et dans le Coran (34, 11) 31. Dans ces pays chauds, celui qui maîtrise l’eau maîtrise l’essentiel, et l’eau des fontaines est souvent considérée comme une pluie artificielle. La fontaine de l’Alhambra porte un poème gravé d’Ibn Zamrak : il compare son eau qui se répand par quatre canaux à des perles données par le souverain. Par cette métaphore ornementale est suggéré le lien entre le pouvoir quasi divin du sultan de provoquer la pluie, sa libéra-lité et la richesse de son palais. La fontaine est donc l’image de la source du pouvoir bénéfique du sultan, qui se répand, par émanation, aux autres pièces du palais (et, par-delà, aux habitants du royaume) 32.

Dans la salle de la Barque, qui précède la salle des audiences publiques, un autre poème file une autre métaphore : cette fois, le palais est personnifié comme une épouse parée en l’attente de son mari, seigneur et maître, et comme la lune éclairée par le sultan-soleil 33. Ainsi, le poète suggère que la beauté du palais est destinée au plaisir du sultan, mais aussi que c’est lui qui

30. « Cette superposition de prismes verticaux qui se projettent en saillie, et qui, pour plus de légèreté, se creusent en alvéoles, ou s’évident en niches, brise la lumière comme ferait une cristallisation, et produit à l’œil l’effet de stalactites naturelles. La voûte arabe, prenant alors l’aspect d’une grotte, procure à l’esprit l’idée de fraicheur. » Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, Paris, J. Renard, 1867, p. 298

31. Henri et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 84-90, 128-129.32. Ibid., p. 133.33. Oleg Grabar, The Alhambra, op. cit., p. 141.

fig. 7

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126 zamân 127l’ornement a horreur de l’horreur du vide

les édifices musulmans. Un grand poème sur un mur de la salle des Deux Sœurs utilise pour le décrire la métaphore de la voûte étoilée : leurs fa-cettes semblent scintiller suivant la direction de la lumière du soleil ou des lumières artificielles qui les éclairent la nuit 35. On reste dans un re-gistre métaphorique et politique : le sultan gouverne sous les étoiles, son siège est l’univers lui-même.

Tout se passe donc comme si l’écriture ne pouvait interpréter l’orne-mentation que dans un sens métaphorique. Il faut se demander maintenant si, dans l’ornementation de l’Alhambra, il n’existe pas des procédés qui remplissent les conditions de la métonymie : équivalence du contenu et du contenant et mise en contiguïté des éléments reliés. Or ces deux caracté-ristiques de la métonymie ont leur équivalent ornemental à l’Alhambra : c’est la fractalisation et le plissage. Un objet fractal se décompose à volonté en parties plus petites qui reprennent ses caractéristiques d’ensemble ; mais la somme de ces parties excède les limites du tout 36.

À l’Alhambra, les muqarnas font de très bons exemples d’objets fractals. On dit qu’ils ressemblent à des stalactites, mais c’est une erreur : s’ils re-tombent dans le vide par endroits, c’est parce qu’il s’agit d’autant de p etites niches ou coupoles accumulées, agglutinées à l’intérieur d’une grande cou-pole. Bref, le contenant est rempli de petits lui-même ou, pour le dire en termes architectoniques, la structure et la couverture s’équivalent ; en termes mathématiques, il y a homothétie interne. Mais l’effet produit dans ces voûtes est exactement celui de l’objet fractal : une démultiplication de l’espace qui ne semble plus avoir de limites bien définies. Les voûtes à muqarnas sont des formes ouvertes, qui ne sont pas délimitées par les seuls contours des murs porteurs, mais pénètrent dans l’espace vide. Ainsi, dit

35. Henri et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 133-134.36. Benoit Mandelbrot, Les objets fractals. Forme, hasard et dimension, Paris, Flammarion, 1995, (4e éd.). Henri

et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 102, citent déjà Mandelbrot et sa théorie des objets fractals à propos des muqarnas, mais sans en tirer toutes les conséquences.

est à l’origine de sa beauté. Allons plus loin : la métaphore sexuelle sous-entendue du corps féminin de l’édifice pénétré par le sultan suggère que la puissance de ce dernier se révèle dans toute son expansion par le désir que suscite le palais. En bref, le sultan a donné au palais sa splendeur, mais celle-ci donne au sultan sa force.

Le contexte historique permet de comprendre pourquoi Mohammed V est le dernier sultan puissant d’Espagne ; l’Alhambra comporte plusieurs allusions à ses victoires militaires. Son royaume est déjà vassal, mais il réussit à le maintenir dans un état de prospérité pacifique pendant une di-zaine d’années. L’Alhambra est comme une démonstration symbolique de force, la dernière affirmation et la plus aboutie de ce dont les musulmans d’Espagne étaient capables sur le plan artistique. Par ses comparaisons avec le palais de Salomon, par les nombreux versets du Coran qui sont inscrits sur les murs, le palais nasride se veut un modèle pour affirmer la gloire d’une culture authentiquement islamique.

On peut dès lors expliquer historiquement le caractère paradigmatique de l’Alhambra pour tout l’art ornemental islamique : il s’agit de recueillir le meilleur d’une tradition glorieuse, d’en fournir la plus éclatante vitrine. Oleg Grabar a souligné que la structure et l’ornementation de l’Alhambra étaient exemplaires, recueillant les grands modèles du passé et inspirant tous les édifices musulmans postérieurs dans les zones adjacentes, notam-ment au Maroc 34. En contre-partie, il note le peu d’inventivité des motifs ornementaux, comme si leur raffinement et leur abondance étaient corol-laires de leur aspect conservateur.

Il en va ainsi des muqarnas, dont on ne connaît pas d’exemple où elles soient si abondantes (fig. 7). Avant de chercher à savoir si elles possèdent une signification précise, il suffit qu’elles affirment l’islamité du décor du palais : ce type d’ornementation n’apparaît effectivement que dans

34. Ibid., p. 196-201.

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126 zamân 127l’ornement a horreur de l’horreur du vide

les édifices musulmans. Un grand poème sur un mur de la salle des Deux Sœurs utilise pour le décrire la métaphore de la voûte étoilée : leurs fa-cettes semblent scintiller suivant la direction de la lumière du soleil ou des lumières artificielles qui les éclairent la nuit 35. On reste dans un re-gistre métaphorique et politique : le sultan gouverne sous les étoiles, son siège est l’univers lui-même.

Tout se passe donc comme si l’écriture ne pouvait interpréter l’orne-mentation que dans un sens métaphorique. Il faut se demander maintenant si, dans l’ornementation de l’Alhambra, il n’existe pas des procédés qui remplissent les conditions de la métonymie : équivalence du contenu et du contenant et mise en contiguïté des éléments reliés. Or ces deux caracté-ristiques de la métonymie ont leur équivalent ornemental à l’Alhambra : c’est la fractalisation et le plissage. Un objet fractal se décompose à volonté en parties plus petites qui reprennent ses caractéristiques d’ensemble ; mais la somme de ces parties excède les limites du tout 36.

À l’Alhambra, les muqarnas font de très bons exemples d’objets fractals. On dit qu’ils ressemblent à des stalactites, mais c’est une erreur : s’ils re-tombent dans le vide par endroits, c’est parce qu’il s’agit d’autant de p etites niches ou coupoles accumulées, agglutinées à l’intérieur d’une grande cou-pole. Bref, le contenant est rempli de petits lui-même ou, pour le dire en termes architectoniques, la structure et la couverture s’équivalent ; en termes mathématiques, il y a homothétie interne. Mais l’effet produit dans ces voûtes est exactement celui de l’objet fractal : une démultiplication de l’espace qui ne semble plus avoir de limites bien définies. Les voûtes à muqarnas sont des formes ouvertes, qui ne sont pas délimitées par les seuls contours des murs porteurs, mais pénètrent dans l’espace vide. Ainsi, dit

35. Henri et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 133-134.36. Benoit Mandelbrot, Les objets fractals. Forme, hasard et dimension, Paris, Flammarion, 1995, (4e éd.). Henri

et Anne Stierlen, Alhambra, op. cit., p. 102, citent déjà Mandelbrot et sa théorie des objets fractals à propos des muqarnas, mais sans en tirer toutes les conséquences.

est à l’origine de sa beauté. Allons plus loin : la métaphore sexuelle sous-entendue du corps féminin de l’édifice pénétré par le sultan suggère que la puissance de ce dernier se révèle dans toute son expansion par le désir que suscite le palais. En bref, le sultan a donné au palais sa splendeur, mais celle-ci donne au sultan sa force.

Le contexte historique permet de comprendre pourquoi Mohammed V est le dernier sultan puissant d’Espagne ; l’Alhambra comporte plusieurs allusions à ses victoires militaires. Son royaume est déjà vassal, mais il réussit à le maintenir dans un état de prospérité pacifique pendant une di-zaine d’années. L’Alhambra est comme une démonstration symbolique de force, la dernière affirmation et la plus aboutie de ce dont les musulmans d’Espagne étaient capables sur le plan artistique. Par ses comparaisons avec le palais de Salomon, par les nombreux versets du Coran qui sont inscrits sur les murs, le palais nasride se veut un modèle pour affirmer la gloire d’une culture authentiquement islamique.

On peut dès lors expliquer historiquement le caractère paradigmatique de l’Alhambra pour tout l’art ornemental islamique : il s’agit de recueillir le meilleur d’une tradition glorieuse, d’en fournir la plus éclatante vitrine. Oleg Grabar a souligné que la structure et l’ornementation de l’Alhambra étaient exemplaires, recueillant les grands modèles du passé et inspirant tous les édifices musulmans postérieurs dans les zones adjacentes, notam-ment au Maroc 34. En contre-partie, il note le peu d’inventivité des motifs ornementaux, comme si leur raffinement et leur abondance étaient corol-laires de leur aspect conservateur.

Il en va ainsi des muqarnas, dont on ne connaît pas d’exemple où elles soient si abondantes (fig. 7). Avant de chercher à savoir si elles possèdent une signification précise, il suffit qu’elles affirment l’islamité du décor du palais : ce type d’ornementation n’apparaît effectivement que dans

34. Ibid., p. 196-201.

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128 zamân 129l’ornement a horreur de l’horreur du vide

presque subliminalement chez le spectateur l’impression que l’espace est plus grand que ce qu’il en voit, ou qu’il est doué d’une force d’expansion qui le pousserait à se répandre au-delà de ses limites actuelles.

Dans la cour des Lions, le même effet est provoqué par les colonnades qui entourent la cour. À première vue, les colonnes sont espacées de façon identique, mais, en y regardant mieux, on s’aperçoit qu’il existe des dif-férences d’espacement à peu près partout, si bien qu’on en vient à douter de la régularité même de la colonnade. En réalité, il y a bien un ordre, mais celui-ci est subtilement camouflé par sa complexité même : les colonnes sont organisées en segments de nombres différents et suivant des échelles différentes, si bien que ces segments organisés se chevauchent les uns les autres (fig. 8) 37.

On retrouve ici à la fois le plissage des motifs, sous la forme du chevau-chement des séquences régulières, et la fractalisation des structures, sous la forme des diverses échelles de régularité. Cette organisation a un double avantage : non seulement elle donne au visiteur le sentiment d’un ordre qui lui échappe (et donc au propriétaire des lieux la supériorité de celui qui connaît l’ordre en question), mais elle lui donne aussi l’impression, de nouveau, d’un espace contraint et qui pourrait s’étendre bien plus loin si les conditions matérielles le lui permettaient (ce qui est une façon de suggérer la puissance toujours en expansion du sultan).

Récapitulons. Que ce soit dans la camera picta, la tombe de Toutankhamon ou le palais de l’Alhambra, l’ornementation abondante n’est pas excessive mais expressive. Comme le dit très justement Oleg Grabar, « il s’agit moins d’un cas d’horror vacui comme on l’a souvent dit que, beaucoup plus, une tentative positive de rendre signifiante chaque partie de la surface 38 ». La signification reposant chaque fois sur la capacité du lieu orné d’exprimer

37. Oleg Grabar, The Alhambra, op. cit., p. 182.38. Ibid., p. 194.

le poète à propos de la salle des Deux Sœurs, on voit moins que ce qu’on croit voir, et il y a autant de visible que d’invisible. Façon de suggérer une certaine transcendance de la décoration, et donc du principe – du prince qui en est l’origine.

Dans le cas des muqarnas en frise, ce n’est pas tant l’effet de fractalisa-tion qui fonctionne que celui de plissage : en effet, les muqarnas peuvent être vus comme une suite de motifs géométriques identiques qui aurait été pliée, de façon à prendre du relief. Il est possible d’ailleurs d’interpréter les muqarnas des voûtes de la même façon, sauf que cette fois le plissage se ferait de façon circulaire. De ce fait, si l’on dépliait les plis des muqarnas, on outrepasserait largement les limites des murs. Cette impossibilité produit

fig. 8 Cour des Lions, analyse du quart nord-est

Salle des muqarnas

Salle des Rois

Cour des Lions

Salle des Deux Sœurs

axeaxe

coin 1 coin 2 coin 3

axe

axe axe

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128 zamân 129l’ornement a horreur de l’horreur du vide

presque subliminalement chez le spectateur l’impression que l’espace est plus grand que ce qu’il en voit, ou qu’il est doué d’une force d’expansion qui le pousserait à se répandre au-delà de ses limites actuelles.

Dans la cour des Lions, le même effet est provoqué par les colonnades qui entourent la cour. À première vue, les colonnes sont espacées de façon identique, mais, en y regardant mieux, on s’aperçoit qu’il existe des dif-férences d’espacement à peu près partout, si bien qu’on en vient à douter de la régularité même de la colonnade. En réalité, il y a bien un ordre, mais celui-ci est subtilement camouflé par sa complexité même : les colonnes sont organisées en segments de nombres différents et suivant des échelles différentes, si bien que ces segments organisés se chevauchent les uns les autres (fig. 8) 37.

On retrouve ici à la fois le plissage des motifs, sous la forme du chevau-chement des séquences régulières, et la fractalisation des structures, sous la forme des diverses échelles de régularité. Cette organisation a un double avantage : non seulement elle donne au visiteur le sentiment d’un ordre qui lui échappe (et donc au propriétaire des lieux la supériorité de celui qui connaît l’ordre en question), mais elle lui donne aussi l’impression, de nouveau, d’un espace contraint et qui pourrait s’étendre bien plus loin si les conditions matérielles le lui permettaient (ce qui est une façon de suggérer la puissance toujours en expansion du sultan).

Récapitulons. Que ce soit dans la camera picta, la tombe de Toutankhamon ou le palais de l’Alhambra, l’ornementation abondante n’est pas excessive mais expressive. Comme le dit très justement Oleg Grabar, « il s’agit moins d’un cas d’horror vacui comme on l’a souvent dit que, beaucoup plus, une tentative positive de rendre signifiante chaque partie de la surface 38 ». La signification reposant chaque fois sur la capacité du lieu orné d’exprimer

37. Oleg Grabar, The Alhambra, op. cit., p. 182.38. Ibid., p. 194.

le poète à propos de la salle des Deux Sœurs, on voit moins que ce qu’on croit voir, et il y a autant de visible que d’invisible. Façon de suggérer une certaine transcendance de la décoration, et donc du principe – du prince qui en est l’origine.

Dans le cas des muqarnas en frise, ce n’est pas tant l’effet de fractalisa-tion qui fonctionne que celui de plissage : en effet, les muqarnas peuvent être vus comme une suite de motifs géométriques identiques qui aurait été pliée, de façon à prendre du relief. Il est possible d’ailleurs d’interpréter les muqarnas des voûtes de la même façon, sauf que cette fois le plissage se ferait de façon circulaire. De ce fait, si l’on dépliait les plis des muqarnas, on outrepasserait largement les limites des murs. Cette impossibilité produit

fig. 8 Cour des Lions, analyse du quart nord-est

Salle des muqarnas

Salle des Rois

Cour des Lions

Salle des Deux Sœurs

axeaxe

coin 1 coin 2 coin 3

axe

axe axe

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table des figures

1. Andrea Mantegna, Camera picta, murs nord et ouest, Castel San Giorgio, Mantoue. Photo www.wga.hu.

2. Andrea Mantegna, Camera picta, murs sud et est, Castel San Giorgio, Mantoue. Photo Antonio Quattrone.

3. Chambre funéraire de Toutankhamon, la superposition des chapelles. D’après Nicholas Reeves, The complete Tutankhamun : The King, The Tomb, The Royal Treasure, Londres, Thames & Hudson, 1990.

4. Les sarcophages de Toutankhamon. D’après Nicholas Reeves, The complete Tutankhamun : The King, The Tomb, The Royal Treasure, Londres, Thames & Hudson, 1990.

5. Tombe de Toutankhamon, le lit d’Osiris. Photo Harry Burton n. p. 1054. Courtesy The Griffith Institute, Oxford.

6. Alhambra, cour des Lions. Photo ¡arturii!.7. Alhambra, salle des Deux Sœurs, voûte. Photo Gruban.8. Alhambra, cour des Lions, colonnade. D’après Oleg Gabar, The Alhambra, Londres,

Penguin Books, 1976.

par métonymie la puissance de son contenu, prince, pharaon ou sultan. La saturation de l’espace, la fractalisation ou le plissage sont trois procédés (parmi bien d’autres) qui font fonctionner ce lien métonymique.

C’est à la construction d’un espace dynamique que vise l’ornementation, et sur une psychologie de l’espace culturel que repose son analyse.

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130 zamân 131l’ornement a horreur de l’horreur du vide

table des figures

1. Andrea Mantegna, Camera picta, murs nord et ouest, Castel San Giorgio, Mantoue. Photo www.wga.hu.

2. Andrea Mantegna, Camera picta, murs sud et est, Castel San Giorgio, Mantoue. Photo Antonio Quattrone.

3. Chambre funéraire de Toutankhamon, la superposition des chapelles. D’après Nicholas Reeves, The complete Tutankhamun : The King, The Tomb, The Royal Treasure, Londres, Thames & Hudson, 1990.

4. Les sarcophages de Toutankhamon. D’après Nicholas Reeves, The complete Tutankhamun : The King, The Tomb, The Royal Treasure, Londres, Thames & Hudson, 1990.

5. Tombe de Toutankhamon, le lit d’Osiris. Photo Harry Burton n. p. 1054. Courtesy The Griffith Institute, Oxford.

6. Alhambra, cour des Lions. Photo ¡arturii!.7. Alhambra, salle des Deux Sœurs, voûte. Photo Gruban.8. Alhambra, cour des Lions, colonnade. D’après Oleg Gabar, The Alhambra, Londres,

Penguin Books, 1976.

par métonymie la puissance de son contenu, prince, pharaon ou sultan. La saturation de l’espace, la fractalisation ou le plissage sont trois procédés (parmi bien d’autres) qui font fonctionner ce lien métonymique.

C’est à la construction d’un espace dynamique que vise l’ornementation, et sur une psychologie de l’espace culturel que repose son analyse.

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Ont participé à ce numéro :Monia Abdallah

Historienne de l’art. Après une thèse à l’École des hautes études en science sociales, elle p oursuit aujourd’hui des recherches à l’Université de Toronto et au Royal Ontario Museum (ROM) au Canada. Elle a publié plusieurs articles, notamment dans Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor (dir.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se r encontrent, Paris, Musée du quai Branly-INHA, 2009.

Ziad AntarArtiste, vit et travaille entre Saida au Liban et Paris. Il a été résident au Pavillon du Palais de

Tokyo, à Paris en 2003, ainsi qu’au programme La Seine (ENSBA). Il a participé à de nombreuses expositions, notamment au Centre Pompidou (2007), au New Museum of Contemporary Art de New York (2009), à la Biennale de Sharjah aux Émirats arabes unis (2009), à la Biennale de Taipei à Taiwan (2009) et au Witt de With de Rotterdam (2010).

Julien AudebertArtiste, vit et travaille à Paris. Son travail a fait l’objet d’expositions, notamment à la g alerie

Kamm de Berlin (2008), à la galerie Art Concept de Paris (2008) et la galerie InExtenso de Clermont-Ferrand (2009) mais aussi à Art Basel en Suisse ou Santa Barbara Contemporary Art Forum aux Etats-Unis. Ses oeuvres sont entrées dans de nombreuses collections publiques.

Anahita B.Artiste, vit et travaille à Paris. Son travail, à la croisée des arts plastiques et des arts de la per-

formance, a été exposé à de nombreuses occasions, notamment à la galerie Premier regard (Paris, 2006), à la galerie The Heder (Tel-Aviv, 2006), au musée Bererdo (Lisbonne, 2008), au centre d’art Le Lait (Castres, 2009), au Centre Pompidou et à la galerie ColletPark (Paris, 2010).

Olivier CochetChercheur en physico-chimie et biologie, vit et travaille à Paris. Il a travaillé au sein des

universités de Paris I Panthéon-Sorbonne (2008) et Vrije Universiteit à Amsterdam (2007). Après des recherches sur les phénomènes collectifs dans les systèmes quantiques, il prépare actuellement une thèse à l’Institut Curie (Université Paris VI) sur la physique des comportements cellulaires collectifs et leur rôle dans la morphogénèse vivante.

Arnaud Crassat Artiste, vit et travaille à Paris. C’est principalement comme peintre et pochoiriste qu’il officie

et s’est fait connaître. Outre de nombreuses expositions notamment à Paris, il est notamment l’auteur de projets urbains décoratifs ou architecturaux (fresques, scénographies…), éphémères ou pérennes, notamment dans les villes d’Ivry-sur-Seine, Paris et Londres.

Tao Delhaye Interprète et écrivain, vit et travaille à Paris. Il a publié les nouvelles Océan Indien (2007),

Bébé Warren 1 & 2 (2007), Les Chiens (2008), Le Hollandais volant 1 & 2, (2008-2009), Ronald Duck (2009) et De Crook (2010) aux éditions Kalos.

Thomas Golsenne Historien de l’art, vit et travaille à Paris. Enseigne l’histoire de l’art à l’Université de Paris I.

Il a publié une nouvelle traduction en français du De Pictura de Leon Battista Alberti (Paris, Seuil, 2004), dirigé La Performance des images (Editions de l’Université de Bruxelles, 2010). Il prépare actuellement Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento et une anthologie de textes sur la grâce.

Vartivar Jaklian Architecte, vit et travaille entre Venise et Beyrouth. Membre fondateur de « Latcol », bureau

international d’architecture, de planification et de design. Il a gagné plusieurs prix d’architecture, notamment en Sicile (« Terrazze », 2004) et à Erevan en Arménie (« Agrobiz », 2008). Ce dernier projet a été présenté en 2009, à la Cambre de commerce de Venise, comme modèle de planification urbaine basée sur le développement durable.

Éric LaurrentEcrivain, vit et travaille à Paris. Il a publié neuf romans aux éditions de Minuit, dont le dernier,

Renaissance italienne, est paru en 2008.

Behrouz Montazami (1944-2006)Économiste et philosophe iranien, il était un des fondateurs de la revue Zamân

(Paris, éd. Le Sycomore, 1979-1980).

Rosa Montazami (1922-2009)Cuisinière iranienne, elle a enseigné à Téhéran, et publié en deux tomes l’ouvrage de référence

sur la cuisine iranienne, Honare âshpazi (L’art culinaire), Téhéran, éditions Ketâbe Iran, t.i, 1966, t. ii, 1992.

Yassaman MontazamiPsychologue, vit et travaille à Paris (thèse sur La mélancolie traumatique chez les survivants de

torture politique à l’Université Paris VII Denis Diderot).

Rasha SaltiCommissaire d’exposition indépendant et écrivain, vit et travaille à Beyrouth. Elle a co-

édité I Would Have Smiled; Photographing the Palestinian Refugee Experience (hommage à Myrtle Winter-Chaumeny), Elle a été la directrice artistique de la Biennale « CinemaEast » (New York, 2005-2007). Elle a fondé « ArtEast », une association pour la promotion d’artistes contemporains du Moyen-Orient.

Martin WidmerSculpteur et photographe, vit et travaille à Genève. Il participe actuellement à l’exposition

Marcel Duchamp and the Forestay Waterfall, à la « Kunsthalle Marcel Duchamp » de Cully (http://www.bxb.ch/kunsthalle/). Un ouvrage monographique sur son travail a été publié récemment, Martin Widmer, Phénoménologie de l’irrationnel, Arles, éditions Analogues (Les Presses du réel), 2009. www. martinwidmer.com

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Ont participé à ce numéro :Monia Abdallah

Historienne de l’art. Après une thèse à l’École des hautes études en science sociales, elle p oursuit aujourd’hui des recherches à l’Université de Toronto et au Royal Ontario Museum (ROM) au Canada. Elle a publié plusieurs articles, notamment dans Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor (dir.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se r encontrent, Paris, Musée du quai Branly-INHA, 2009.

Ziad AntarArtiste, vit et travaille entre Saida au Liban et Paris. Il a été résident au Pavillon du Palais de

Tokyo, à Paris en 2003, ainsi qu’au programme La Seine (ENSBA). Il a participé à de nombreuses expositions, notamment au Centre Pompidou (2007), au New Museum of Contemporary Art de New York (2009), à la Biennale de Sharjah aux Émirats arabes unis (2009), à la Biennale de Taipei à Taiwan (2009) et au Witt de With de Rotterdam (2010).

Julien AudebertArtiste, vit et travaille à Paris. Son travail a fait l’objet d’expositions, notamment à la g alerie

Kamm de Berlin (2008), à la galerie Art Concept de Paris (2008) et la galerie InExtenso de Clermont-Ferrand (2009) mais aussi à Art Basel en Suisse ou Santa Barbara Contemporary Art Forum aux Etats-Unis. Ses oeuvres sont entrées dans de nombreuses collections publiques.

Anahita B.Artiste, vit et travaille à Paris. Son travail, à la croisée des arts plastiques et des arts de la per-

formance, a été exposé à de nombreuses occasions, notamment à la galerie Premier regard (Paris, 2006), à la galerie The Heder (Tel-Aviv, 2006), au musée Bererdo (Lisbonne, 2008), au centre d’art Le Lait (Castres, 2009), au Centre Pompidou et à la galerie ColletPark (Paris, 2010).

Olivier CochetChercheur en physico-chimie et biologie, vit et travaille à Paris. Il a travaillé au sein des

universités de Paris I Panthéon-Sorbonne (2008) et Vrije Universiteit à Amsterdam (2007). Après des recherches sur les phénomènes collectifs dans les systèmes quantiques, il prépare actuellement une thèse à l’Institut Curie (Université Paris VI) sur la physique des comportements cellulaires collectifs et leur rôle dans la morphogénèse vivante.

Arnaud Crassat Artiste, vit et travaille à Paris. C’est principalement comme peintre et pochoiriste qu’il officie

et s’est fait connaître. Outre de nombreuses expositions notamment à Paris, il est notamment l’auteur de projets urbains décoratifs ou architecturaux (fresques, scénographies…), éphémères ou pérennes, notamment dans les villes d’Ivry-sur-Seine, Paris et Londres.

Tao Delhaye Interprète et écrivain, vit et travaille à Paris. Il a publié les nouvelles Océan Indien (2007),

Bébé Warren 1 & 2 (2007), Les Chiens (2008), Le Hollandais volant 1 & 2, (2008-2009), Ronald Duck (2009) et De Crook (2010) aux éditions Kalos.

Thomas Golsenne Historien de l’art, vit et travaille à Paris. Enseigne l’histoire de l’art à l’Université de Paris I.

Il a publié une nouvelle traduction en français du De Pictura de Leon Battista Alberti (Paris, Seuil, 2004), dirigé La Performance des images (Editions de l’Université de Bruxelles, 2010). Il prépare actuellement Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento et une anthologie de textes sur la grâce.

Vartivar Jaklian Architecte, vit et travaille entre Venise et Beyrouth. Membre fondateur de « Latcol », bureau

international d’architecture, de planification et de design. Il a gagné plusieurs prix d’architecture, notamment en Sicile (« Terrazze », 2004) et à Erevan en Arménie (« Agrobiz », 2008). Ce dernier projet a été présenté en 2009, à la Cambre de commerce de Venise, comme modèle de planification urbaine basée sur le développement durable.

Éric LaurrentEcrivain, vit et travaille à Paris. Il a publié neuf romans aux éditions de Minuit, dont le dernier,

Renaissance italienne, est paru en 2008.

Behrouz Montazami (1944-2006)Économiste et philosophe iranien, il était un des fondateurs de la revue Zamân

(Paris, éd. Le Sycomore, 1979-1980).

Rosa Montazami (1922-2009)Cuisinière iranienne, elle a enseigné à Téhéran, et publié en deux tomes l’ouvrage de référence

sur la cuisine iranienne, Honare âshpazi (L’art culinaire), Téhéran, éditions Ketâbe Iran, t.i, 1966, t. ii, 1992.

Yassaman MontazamiPsychologue, vit et travaille à Paris (thèse sur La mélancolie traumatique chez les survivants de

torture politique à l’Université Paris VII Denis Diderot).

Rasha SaltiCommissaire d’exposition indépendant et écrivain, vit et travaille à Beyrouth. Elle a co-

édité I Would Have Smiled; Photographing the Palestinian Refugee Experience (hommage à Myrtle Winter-Chaumeny), Elle a été la directrice artistique de la Biennale « CinemaEast » (New York, 2005-2007). Elle a fondé « ArtEast », une association pour la promotion d’artistes contemporains du Moyen-Orient.

Martin WidmerSculpteur et photographe, vit et travaille à Genève. Il participe actuellement à l’exposition

Marcel Duchamp and the Forestay Waterfall, à la « Kunsthalle Marcel Duchamp » de Cully (http://www.bxb.ch/kunsthalle/). Un ouvrage monographique sur son travail a été publié récemment, Martin Widmer, Phénoménologie de l’irrationnel, Arles, éditions Analogues (Les Presses du réel), 2009. www. martinwidmer.com