alexandre dumas - ebooks-bnr.com · 2020. 11. 20. · alexandre dumas le pÈre la ruine (tome 2)...

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  • Alexandre Dumas

    LE PÈRE LA RUINE

    (tome 2)

    1860

    bibliothèque numérique romande

  • ebooks-bnr.comLe Père la Ruine (tome 2) 3/296

    https://ebooks-bnr.com/

  • I

    Où M. Batifol se trouve justiciable du Code pé-nal de la marine française.

    M. Batifol marchait derrière Huberte et serapprochait de plus en plus de la jeune fille.

    Elle traversa l’île dans toute sa longueur,descendit la berge, et, comme une bergeron-nette, sauta de pierre en pierre pour franchirun petit bras de la rivière qui séparait cette îlede deux îlots parallèles qui la suivent.

    C’était entre ces deux îlots que Guichardcachait le bateau qui servait à son braconnagenocturne et dans lequel il recélait les produitsde sa pêche contrebandière.

    Ce bachot était là parfaitement en sûreté,on ne pouvait l’apercevoir d’aucun des côtésde la rive, et le courant est si rapide au-dessus

  • du trou Javiot que la crainte d’avoir à le re-monter suffisait pour empêcher des bateliersamateurs, tels que ceux que le père la Ruineavait à redouter, de le descendre, et, parconséquent, de débarquer dans l’île.

    M. Batifol se cacha une seconde fois dansles broussailles.

    Son impatience était grande, son cœur bat-tait avec tant de violence, que parfois il luisemblait que la respiration allait lui manquer.Cependant son émotion ne lui avait pas faitperdre le souvenir de la scène qui avait signaléson premier entretien avec la fille du père laRuine, et le plancher d’un bateau lui paraissaitun théâtre un peu dangereux avec une fille aus-si vigoureuse que l’était Huberte.

    Celle-ci sortit une puisette et un panier dedessous la levée du bateau, ouvrit la boutiqueet remplit le panier de poissons de toutes es-pèces, puis elle chargea son fardeau sur une de

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  • ses épaules et reprit le chemin par lequel elleétait venue pour retourner dans la grande île.

    M. Batifol pensa que l’heure était favorablepour se montrer. Il sortit de sa cachette et seredressa de toute sa hauteur au moment oùHuberte, s’accrochant des mains aux brancheset aux racines, achevait d’escalader la berge.

    Cette brusque apparition épouvanta telle-ment la jeune fille, qu’elle laissa tomber le pa-nier qu’elle venait de reprendre ; il se renversaet épancha un flot de poissons de toutes cou-leurs et de toutes espèces, lesquels se mirentà sautiller sur l’herbe, tandis que quelques-uns,servis par leur bonne étoile et par la disposi-tion du terrain, descendaient la déclivité de larive et rentraient dans leur élément.

    — Ah ! ah ! dit M. Batifol en faisant un ef-fort surhumain pour faire mentir sa physiono-mie qui, malgré lui, restait tendre et souriantepour cette fois, vous voilà bien prise, la bellesauvage.

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  • Huberte, surprise en flagrant délit, restamuette, tremblante, ses genoux se dérobaientsous le poids de son corps, et de grosseslarmes jaillissaient de ses yeux.

    M. Batifol éclata d’un gros rire joyeux ; cerire signifiait : je crois qu’aujourd’hui l’accueilque vous me ferez ne ressemblera pas à celuique j’ai reçu de vous la dernière fois que nousavons eu affaire ensemble.

    — Ah ! vous ravagez nos outils, continua-t-il en reprenant sa voix formidable, ah ! vousvolez nos poissons et vous croyez que celapassera ainsi ! C’est bien, ce ne sera pasl’amende qui, cette fois, punira votre père, cesera la prison.

    — Pardonnez-lui, monsieur, pardonnez-lui,je vous en conjure, s’écria Huberte dontchaque parole était entrecoupée de sanglots, jevous ferai serment qu’il ne retournera pas surla rivière et qu’il ne voudra pas démentir ce

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  • que j’aurai juré, mais pardonnez-lui, je vous enprie.

    M. Batifol savourait ces larmes de la jeunefille comme autant de promesses ; cependant,par tactique, il voulait prolonger sa résistance,mais Huberte saisit une de ses mains, la serradans les siennes, et le contact de cette peaufraîche et moite tout à la fois, fit circuler plusrapide le sang dans les artères du ciseleur.

    — Et si l’on te pardonne, seras-tu gentilleau moins ? lui demanda-t-il avec un sourire defausset.

    Il fallait toute l’innocence d’Huberte pourse méprendre au sens de ces paroles, tant lavoix étranglée de M. Batifol en caractérisaitl’expression, tant le seul de ses yeux qui sem-blait vivant, sautillait dans son orbite tout enjetant des flammes.

    — Dame ! monsieur, répondit la Blondesurprise et rassurée, on est gentille avec les

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  • gens qui sont gentils : avec vous, n’est-ce pasnaturel ?

    Le visage de M. Batifol s’épanouit, et, de li-vide qu’il était ordinairement, passa au ton dela brique.

    — Bon, bon, dit-il en se frottant les mains,alors ne pleure plus, la belle, fais-moi une ri-sette, et non seulement je ne déclare pas deprocès, mais j’empêcherai que les autres ne tetourmentent.

    — Ah ! monsieur ! si vous êtes assez bonpour faire cela…

    — Oui, continua M. Batifol dont les narinesse dilataient comme celles d’un loup à l’odeurdu carnage, et s’ils ne sont pas contents lesautres, ils prendront des mitaines, et ton pèrepêchera à leur nez et à leur barbe, quand ce de-vrait être moi qui tienne les avirons.

    Le regard de M. Batifol devenait tellementembrasé, qu’Huberte rougit et baissa les yeux.

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  • La pauvre enfant commençait à com-prendre.

    — Le bail est à mon nom, vois-tu, continuale ciseleur, on est plus malin que Berlingard.Ah ! mais oui, si je veux, bon gré mal gré, il fau-dra bien qu’il fasse le mort, et le père la Ruinepourra racler la rivière tant qu’il lui plaira ; detemps en temps il me donnera quelque pois-son un peu chouette, il garnira ma boutique,nous partagerons ce qu’il prendra ; et, quant àtoi, mignonne, avant huit jours tu feras creverd’envie les plus jolies filles du faubourg.

    — Mignonne ! dit Huberte avec un com-mencement visible de crainte.

    Dans son enthousiasme, Batifol ne prit pasgarde à ce mouvement physionomique de lajeune fille.

    — Demande-moi des robes, tout ce qu’il ya de plus chenu, demande-moi un châle, de-mande-moi une montre, demande-moi tout ceque tu voudras, foi de Batifol, je te le donne-

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  • rai… Hein ! vois-tu, méchante, si tu m’avaisécouté l’autre jour, que d’ennuis tu te seraisépargnés.

    Huberte avait enfin deviné le prix queM. Batifol voulait mettre à ce que lui-même ilappelait sa gentillesse, elle s’occupait active-ment à ramasser les poissons épars au milieudes herbes et des ronces et à les réintégrerdans le panier.

    — Laisse donc ta marchandise, s’écria l’im-patient ciseleur en envoyant d’un coup de piedun gardon de fort belle venue dans le fourré, tugagneras plus gras aujourd’hui à ne pas quitterl’île que tu eusses gagné en allant vendre tonpoisson à la halle.

    — Eh ! eh ! fit la Blonde avec un sourirerailleur, soupesez-moi donc cela, M. Batifol, ily en a bien pour trois pistoles, savez-vous ?

    — Quand il y en aurait pour cent, est-ceque tu crois que je ne suis pas assez bon pourte les payer ?

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  • — Et tout le monde sait bien le contraire ;mais dites-moi, est-ce que vous êtes venu seulcomme ça pour me prendre, et n’y a-t-il per-sonne dans l’île avec vous ?

    — Mais sois donc tranquille, personne nepeut nous voir, personne ne peut nous en-tendre, allons, ne fais pas l’enfant.

    M. Batifol étendit les bras pour saisir Hu-berte, mais celle-ci, qui avait repris son panier,courba la tête, par un brusque mouvementéchappa à cette étreinte et s’élança entre lessaules.

    M. Batifol se croyait si certain du triomphe,qu’il prit cette fuite pour une agacerie.

    S’il avait su ce que c’était que Virgile, il eûtcomparé Huberte à Galatée.

    — Si tu te sauves, prends garde au procès,s’écria-t-il en homme qui veut prouver qu’ilcomprend le badinage.

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  • — Ah ! ouiche, le procès, répliqua Huberte,pour le faire il vous fallait des témoins, mon belami, si vous êtes garde, montrez votre plaque,qui ferait un honnête homme d’un coquin telque vous, comme dirait grand-père, vous nel’avez pas, Dieu merci.

    Cette phrase fut la douche d’eau glacée quitomba sur les illusions de M. Batifol, mais, loind’éteindre les ardeurs qui le dévoraient, elle enredoubla l’effervescence ; il s’élança à la pour-suite d’Huberte, dont le poids du panier qu’elleportait, les branches qu’elle était forcée d’écar-ter pour se frayer un passage, ralentissaient lamarche.

    Cependant, la jeune fille était si souple etsi légère, que M. Batifol ne l’eût pas atteinte sielle n’eût pas trébuché contre une souche et nefût tombée à la renverse. Avant qu’elle eût letemps de se reconnaître, le ciseleur s’était pré-cipité sur elle et l’avait saisie entre ses bras.

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  • Pendant quelques instants, ce fut une véri-table lutte. Huberte frappait ce visage odieuxqui cherchait à s’approcher du sien. Elle lemeurtrissait du poing et des ongles, maisM. Batifol, fou de rage, paraissait aussi insen-sible aux coups qu’aux supplications que luiadressait la jeune fille en le repoussant. Sa res-piration était devenue sifflante comme celled’un soufflet de forge, son œil flamboyait, etles forces de la Blonde commençaient des’épuiser.

    — Mon Dieu ! mon Dieu ! personne neviendra-t-il à mon secours.

    Peu à peu ses bras engourdis perdirent leurpuissance, ses muscles se paralysèrent par ins-tant, un nuage sanglant passait devant sesyeux, et des bruissements étranges traver-saient son cerveau : elle croyait qu’elle allaitmourir.

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  • Au milieu de ce désordre de tous ses sens,il lui sembla distinguer, sur la rivière, le clapo-tement cadencé de plusieurs avirons.

    M. Batifol profitait de la prostration de lapauvre enfant, et déjà ses lèvres avaient effleu-ré les lèvres d’Huberte.

    — Au secours ! cria celle-ci retrouvant dansce contact toute l’énergie du désespoir, au se-cours !

    M. Batifol lui comprima la bouche avec tantde violence, qu’elle sentit qu’elle était perdue.

    Les forces lui manquèrent, elle s’évanouit.

    Mais au même instant une main d’Herculesaisit le ciseleur au collet, l’enleva de terre,comme un chasseur fait de la pièce de gibierqu’il ramasse, le tint quelque temps suspenduà deux pieds du sol et le lança au milieu d’unépais roncier.

    Celui qui venait de donner une preuve nonéquivoque d’une force musculaire peu com-

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  • mune, était un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans.

    Il était vêtu d’un costume bien populariséaujourd’hui, mais qui, en l’an de grâce 1833,devait paraître étrange.

    Ce costume se composait d’un gilet tricoté,dont les bandes étaient alternativement rougeset noires, d’un large pantalon de toile bise, ap-pelé colte, qui était retenu à la taille par uneceinture de cuir à laquelle pendait un couteauà manche de buis, enfermé dans une gaine. Cevêtement maritime se complétait par un cha-peau de paille, bas de forme, sur le ruban du-quel on lisait écrit en majuscules : La Mouette.

    Le nez aquilin de ce jeune homme, ses yeuxhardis, couronnés d’épais sourcils, lui don-naient un air rébarbatif qui s’alliait merveilleu-sement avec sa tenue de loup de mer ; mais sabouche, fortement retroussée aux deux extré-mités, stéréotypait sur sa physionomie le ca-ractère goguenard et un peu vulgaire de ce

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  • qu’on appelle un bon enfant, et surtout sescheveux qu’il portait long flottants et un tantsoit peu en désordre, indiquaient suffisammentque, quoi que prétendît son costume, c’était unmarin de contrebande.

    Lorsqu’il se fut débarrassé de M. Batifol parle procédé que nous avons indiqué, il se re-tourna et, pendant quelques instants, considé-ra Huberte avec autant de flegme que si l’étatde la pauvre enfant n’eût pas réclamé tous sessoins.

    — Mille sabords, s’écria-t-il, une vraie Psy-ché ! la pose, le galbe, la pureté des lignes, lesentiment, tout y est, voilà un modèle commeil m’en faudrait un pour exposition. Fichtre !ajouta-t-il en se tournant du côté où gisaitM. Batifol, tu n’étais pas dégoûté, mon gaillard.

    Au même instant un second jeune hommerejoignit le premier, celui-là ne portait pas lecostume des marins, il était vêtu d’une redin-gote et coiffé d’une casquette.

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  • — Richard, Richard ! mais à quoi songes-tudonc ? s’écria le nouveau venu ; ne vois-tu pasque cette femme est évanouie ?

    — Mon cher Valentin, reprit le marin ar-tiste, la femme a été mise sur la terre pour ré-créer les yeux de l’homme par sa beauté ; cettejeune fille est remarquablement belle dans sonévanouissement ; je crois que c’est servir sesintérêts et la volonté de la Providence que deprolonger cet état autant que possible.

    — Tu me feras damner avec tes sottises !Emmanuel, Courte-Botte, apportez de l’eau.

    — Pas un ne bougera avant le signal ducapitaine. Ah ! c’est une merveilleuse goéletteque la goélette la Mouette, c’est un équipagebien discipliné que l’équipage.

    — Au nom du ciel, appelle-les donc, Ri-chard !

    Richard prit un sifflet de métal, suspendu àson cou, et tira un son aigu et prolongé.

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  • Deux nouveaux individus, exactement cos-tumés comme celui qui, le premier, était venuau secours d’Huberte, accoururent.

    — De l’eau, mes amis, de l’eau ! répéta Va-lentin.

    — Que personne ne remue s’il tient à la vie,dit Richard d’une voix de mélodrame ; tout est-il en ordre à bord ?

    — Oui, capitaine, dirent simultanément lesdeux subordonnés.

    — Richard, si tu ne fais pas trêve à ton ab-surde comédie, prends garde à toi, tout monami que tu es.

    Richard ne parut pas avoir entendu cettemenace.

    — Bien, fit-il ; toi, Emmanuel, cours à l’em-barcation, prends une fiole de spiritueux dansla soute aux vivres.

    — Mais non, de l’eau, insista Valentin.

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  • — Apporte de l’eau en même temps, si cetteinfortunée dédaigne le fil en quatre ; j’accor-derai à l’équipage la part qu’elle eût absorbée.Toi, Courte-Botte, je te réserve le commande-ment dans la prise que je viens de faire.

    — Une prise, capitaine, répondit Courte-Botte en manière d’écho.

    — Oui, elle est là, dans ce buisson, conti-nua le capitaine en désignant M. Batifol qui,tout meurtri de la chute et ne sachant trop àqui il avait affaire, n’avait pas osé se permettreun mouvement ; regarde cet orang-outang, et,s’il essaye de s’enfuir, souviens-toi du braveBisson, cette gloire de la marine française, etabîme-toi dans les flots avec ta conquête aprèslui avoir ouvert le ventre.

    Courte-Botte, jeune garçon de dix-sept oudix-huit ans, porteur d’une de ces physiono-mies intelligentes et malicieuses que l’on nerencontre que dans les ateliers parisiens, té-moigna de la satisfaction que lui causait la mis-

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  • sion qu’il venait de recevoir, en adressant àM. Batifol une effroyable grimace ; mais, aumilieu de la grimace, il s’arrêta.

    — Tiens ! je le connais, s’écria-t-il, il est dema partie, c’est le père Batifol, le plus âgé desgilets de flanelle. Ah ! il n’y a plus besoin de mele recommander, je vais joliment revenger lescamarades.

    Pendant ce colloque, celui des deux mate-lots qui répondait au nom d’Emmanuel était re-venu, Valentin avait jeté de l’eau sur le visageet sur les mains de la jeune fille, lui avait in-troduit quelques gouttes d’eau-de-vie dans labouche et elle avait repris ses sens.

    En ouvrant les yeux, en se voyant au milieude gens qui lui étaient inconnus, aux costumesbizarres, en se rappelant le danger auquel elleavait échappé, elle se mit à fondre en larmes ;mais en ce moment elle aperçut Batifol, pâle,terrifié, l’œil hagard, les cheveux horripilés, etautour duquel Courte-Botte animait la danse

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  • du scalpe qu’il agrémentait de fioritures de safaçon, et ce tableau grotesque lui arracha unéclat de rire. Ce que voyant, le digne capitaine,qui depuis quelques instants tenait probable-ment à contribuer pour quelque chose au réta-blissement de la jeune fille, alla, au risque decompromettre sa dignité, faire sa partie dans laterrible pantomime.

    Valentin demeura près d’Huberte et l’inter-rogea sur ce qui s’était passé entre elle et celuides mains duquel son ami l’avait arrachée.

    De temps en temps les trois danseurs – carEmmanuel s’était joint à ses deux camarades –interrompaient leurs gestes forcenés pourécouter la jeune fille. M. Batifol profitait de cerépit pour essayer de se défendre, pour tenterde se justifier ; mais, au premier mot qui sortaitde sa bouche, le capitaine se précipitait surlui, le saisissait par une mèche de ses cheveuxroux, promenait la lame de son couteau circu-lairement autour du crâne du malheureux et luihurlait plutôt qu’il ne criait :

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  • — Elle est belle, et tu es laid !… tu es laid !et tu es idiot ! Chante ta chanson de mort, carla Mouette soupera de ta carcasse.

    Valentin s’approcha du farouche capitaine.

    — Ah ! çà, voyons, dit-il, il s’agit de trouverun grain de raison dans la maudite cervelle : tucomprends qu’il faut prendre un parti sérieux àl’égard de cet homme.

    — Il est tout pris, et nous allons l’exécuter,dit Richard, subitement redevenu grave.

    — Assez de folies, nous n’avons qu’unechose à faire, c’est de conduire cette enfant àCharenton, chez le commissaire de police oùelle déposera sa plainte, que nous appuieronsde notre témoignage.

    M. Batifol blêmit.

    — Le commissaire de police ! s’écria le ca-pitaine avec indignation, apprenez, M. Valen-tin, que je suis roi à mon bord, et, par consé-quent, de cette île que je pourrais avoir décou-

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  • verte, et que tous les délits qui s’y commettentsont justiciables de ma personne.

    — Quand tu as mis le pied sur ton mauvaisbateau, d’heure en heure tu deviens de plus enplus fou. Cet homme a commis un attentat queles lois prévoient et punissent, il faut le livrer àceux qui représentent la loi, insista Valentin.

    — Messieurs, messieurs, hasarda M. Bati-fol, que la perspective qui venait d’être évo-quée épouvantait plus encore que ne l’avaienteffrayé les contorsions de l’équipage de laMouette.

    — Silence ! fit Richard d’une voix terrible.

    — Mais enfin, messieurs.

    — On te dit silence ! s’écria Courte-Botte enaccompagnant cette injonction d’un geste quin’admettait pas de réplique.

    — Prends garde, Richard, dit Valentin, avecles violences tu vas mettre les torts de notrecôté.

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  • — M. Valentin, reprit le capitaine de laMouette, vous êtes passager à mon bord, et,comme tel, vous êtes invité à laisser le maîtredu bâtiment arranger ses petites affairescomme bon lui semble. Puis, baissant la voixd’un demi-ton : animal, laisse-moi donc faire,dit-il. Est-ce que les requins mangent les cro-codiles ! Le commissaire renverrait ce gaillard-là avec une remontrance, et tout sera dit. Jeveux, moi, qu’il paye les pots qu’il n’a pu cas-ser.

    Valentin se tut, soit qu’il fût convaincu, soitqu’il connût assez son camarade pour com-prendre qu’il ne gagnerait rien à lui parler lavoix de la raison.

    — Je convoque l’équipage de la Mouette enconseil de guerre, reprit le capitaine.

    Les équipiers poussèrent deux hurlementsde jubilation et Courte-Botte figura le cavalierseul en face de M. Batifol, toujours retenu dans

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  • son roncier, en dansant sur ses mains, lesjambes en l’air.

    Richard avait choisi son siège présidentielsur un tronc d’arbre qu’il avait enfourché, ilétait déjà assis, son couteau fiché dans le bois,entre ses jambes, et, pour conserver l’impas-sibilité qui doit distinguer même la magistra-ture militaire, il avait allumé un épouvantablebrûle-gueule qu’il portait d’ordinaire passédans les rubans de son chapeau.

    — Qu’on amène le prisonnier ! dit-il.

    Les deux canotiers bousculèrent le ciseleurjusqu’à ce qu’ils l’eussent placé à peu près enface de celui qui devait être son juge.

    Valentin et Huberte se rapprochèrent égale-ment, celle-ci inquiète et surprise de ces ma-nières et de ce langage si nouveau pour elle,fort intriguée d’ailleurs de ce qui allait se pas-ser. Quant au jeune homme, tout en haussantles épaules, il ne paraissait aucunement devoir

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  • s’opposer à l’entretien de l’arrêt, quel qu’il fût,qu’allait prononcer le tribunal.

    — D’après ce que j’ai entendu dire à un demes équipiers, vous êtes bourgeois, commençale capitaine Richard.

    — Sans doute, répondit M. Batifol, quicommençait à comprendre qu’il s’agissaitd’une comédie.

    — Et vous ne rougissez pas de l’avouer ?

    — Ah ! çà, mais vous vous moquez de moi,je présume.

    — Vous êtes bourgeois, vous êtes laid etvous êtes idiot, je vous l’ai déjà dit, reprit le ca-pitaine ; – comment pouvez-vous ignorer quelorsqu’on réunit ces trois vices, il est interditd’embrasser les jolies filles ?

    — Monsieur, répondit M. Batifol, auquell’exagération de la charge rendait le courage,je vous demanderai, moi, pourquoi, aprèsm’avoir maltraité, vous vous faites mon juge ?

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  • — Je me fais votre juge parce que vousêtes coupable, répliqua l’impassible capitaine,parce que vous avez jeté le grappin d’abordagesur cette jeune fille, autrement dit, bourgeois,parce que vous avez cherché à attenter à sapudeur avec violence, malheureux, quand il yen a tant qui ne demandent qu’à amener pa-villon !… Votre crime mérite la mort.

    M. Batifol haussa les épaules, il était certainmaintenant que le dénouement de cette scènene serait pas pour lui aussi désagréable qu’ill’avait redouté ; mais, à ce mot de mort, Hu-berte, qui avait pris la chose au sérieux, se pré-cipita vers le capitaine président.

    — Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, ne parlezpas ainsi, vous m’effrayez, voyez-vous ; vousavez l’air si drôle et si féroce tout à la foisque je ne sais pas, moi, si vous riez ou si c’estpour de bon. Ah ! monsieur, je vous en prie,laissez-le aller, je lui pardonne, je vous assure.D’ailleurs, c’est mon père qui avait eu les pre-miers torts vis-à-vis de lui. Ah ! je ne me conso-

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  • lerais de ma vie si jamais il arrivait à quel-qu’un, même à lui, un malheur à cause de moi.

    — Écoutez et profitez de cette générosité, sivous êtes capable de la comprendre, vil Lascar.En considération de cette gracieuse enfant, jeveux bien commuer votre peine. Tombez à nosgenoux, je vais vous fournir l’occasion de vousmontrer aussi généreux qu’un grand seigneurou qu’un matelot qui a reçu sa paye. Donnez-lui dix mille francs de dot à cette jeune fille, etallons tous manger une matelote chez Jambon,de Créteil. Ça va-t-il ?

    — Dix mille francs à la fille de ce vieux vo-leur de poissons ! vous me prenez donc pourun imbécile, mon beau canotier ?

    Valentin vit bien que le capitaine de laMouette ne se tirerait pas avec honneur de lanégociation qu’il avait entreprise, il intervint.

    — Écoutez, dit-il, à M. Batifol, je ne vousdemanderai pas de donner dix mille francs àcette pauvre enfant pour deux raisons : la pre-

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  • mière, c’est qu’elle me semble honnête, et,comme telle, ne les accepterait pas ; la se-conde, qui est la meilleure, c’est que tout imbé-cile que je vous crois, vous ne consentiriez pas,pour réparer des torts si grands qu’ils fussent, àvous dessaisir de votre argent ; mais vous allezsur-le-champ remettre à celle dont vous avezvoulu faire votre victime un permis de pêchepour son grand-père, ou, sinon, je vous juresur l’honneur, qu’à son défaut, ce sera moi quivous dénoncerai, non pas au commissaire depolice, mais au procureur du roi.

    Les excentricités du maître de la Mouetteavaient inspiré une telle confiance à M. Batifol,que, bien que la voix brève et sévère de Va-lentin et l’expression énergique de ses yeuxd’un bleu métallique indiquassent que celui-làne jouait pas une comédie, le ciseleur répon-dit :

    — À d’autres, je ne donnerai pas plus depermission que d’argent, et si vous vous per-mettez encore de porter la main sur moi, ce se-

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  • ra moi-même qui irai trouver le procureur duroi, entendez-vous ?

    Le capitaine avait paru vivement contrariéde voir son ami prendre la parole.

    — Bien que l’intervention d’un passagerdans une affaire judiciaire, dit-il, soit tout àfait en dehors des usages maritimes, j’adhère àla modification que mon ami a apportée à maproposition, avec cette différence qu’au lieu duprocureur du roi, c’est de la cale humide dontje vous laisse l’alternative.

    — Oui, oui, la cale humide ! s’écrièrent lesdeux canotiers qui ne demandaient que plaieset bosses.

    — Allez au diable, fit le ciseleur pour lequelces deux mots étaient de l’hébreu. Je vous re-quiers de me laisser mon libre arbitre. Si vousne me lâchez pas tout de suite, je vous jure,moi, de porter plainte contre vous et contrecette petite mijaurée dont je ferai constater ledélit.

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  • Et sur ces mots qu’il avait prononcés desa voix la plus majestueuse, M. Batifol vouluts’éloigner, mais la main toute-puissante dumaître de la Mouette s’abattit de nouveau surl’épaule du ciseleur et le renversa à ses pieds.En même temps Courte-Botte tirait de sapoche un bout de corde dont il lui lia les mains,tandis qu’Emmanuel courait au bateau et enrapportait un grelin dont les canotiers se ser-vaient pour remonter les courants rapides.

    — La permission ! répéta Richard.

    — Jamais ! vous êtes des lâches, vous abu-sez de votre force ; mais nous verrons la figureque vous ferez tous devant la vraie justice…

    M. Batifol n’acheva pas.

    Courte-Botte avait passé le grelin sous lesdeux bras du ciseleur, avait lancé l’extrémitéde ce petit câble par-dessus une branche desaule qui dominait la rivière, son camarade etlui avaient fortement halé le grelin, et M. Bati-

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  • fol se trouvait suspendu à six pieds au-dessusde la surface de l’eau.

    — Attention au commandement, dit le pa-tron de la Mouette, tandis que Valentin s’adres-sait au patient et cherchait à le convaincre qu’ilétait dans son intérêt de donner la permissiondemandée.

    Ce dernier eût réussi sans doute, car la ter-reur commençait à agir fortement sur le ci-seleur, mais le capitaine Richard, qui tenait àne point laisser inutiles des préparatifs si ré-glementaires, fit entendre un formidable coupde sifflet. Les deux hommes lâchèrent le grelinen même temps, et des hauteurs où il planaitM. Batifol se trouva tout à coup descendu aufond d’un gouffre qui se referma sur lui.

    Aussitôt que M. Batifol eut disparu sous lebouillonnement qui seul révélait sa présenceau fond de la Marne, le patron de la Mouette,formaliste jusqu’au bout, tira sa montre pourcompter les secondes pendant lesquelles le

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  • supplice du patient devait se prolonger ; heu-reusement pour celui-ci que Valentin se jetasur le grelin, le tira avec force malgré les in-jonctions de son ami et l’opposition des deuxmatelots et parvint à ramener le ciseleur à lasurface de l’eau.

    — Je consens disait celui-ci en fouettantl’air de ses mains et en crachant l’eau qu’ilavait avalée, je consens la permission, les dixmille francs, ce que vous voudrez ; mais, jevous en prie, sortez-moi de là. Au secours ! àmon secours ! au secours !

    Valentin lui tendit la main et le ramena àbord.

    M. Batifol était si fortement impressionné,il avait une telle peur de subir une secondeépreuve de la cale humide avec laquelle il ve-nait de faire connaissance, qu’il fut le premierà demander du papier pour se débarrasser auplus vite de l’exigence de ses persécuteurs.

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  • On lui remit un morceau de ce que le patronde la Mouette appelait pompeusement le livrede bord et qui servait beaucoup plus à allumerles pipes qu’à enregistrer l’itinéraire de la fa-meuse goélette.

    Valentin lut et relut ce que M. Batifol avaitécrit d’une main tremblante, il voulait s’assurerque la permission était rédigée en bons termeset n’oublia pas de faire observer à ce dernierque s’il manquait à l’engagement qu’il venaitde prendre, il serait toujours temps de déposerla plainte dont on l’avait menacé.

    Puis les équipiers de la Mouette se rembar-quèrent, emmenant Huberte, à laquelle Ri-chard apprenant qu’elle allait à Paris avait ga-lamment offert le passage à bord de son ba-teau.

    Avant de regagner la rive, M. Batifol les re-garda s’éloigner.

    Courte-Botte et Emmanuel tenaient les avi-rons, le capitaine était à la barre, commandant

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  • la manœuvre d’une voix plus retentissante quejamais, Valentin et Huberte étaient assis côte àcôte, devant le patron de l’embarcation. Le ca-pitaine et son passager semblaient déjà rivali-ser d’amabilité avec la jeune fille.

    Tous les jeunes gens riaient et chantaient,et la voix pure et fraîche de la jeune fille, sonrire argentin s’entendaient au milieu de cejoyeux concert.

    Sous l’influence de cette gaieté bruyante,la Blonde s’épanouissait comme une fleur auxrayons du soleil.

    M. Batifol les vit disparaître derrière lapointe de l’île au trou Javiot ; alors il secoual’eau qui imbibait ses vêtements et souriant,malgré la rage qui le dévorait :

    — Allons, allons, dit-il, je crois bien que cecanot porte mon vengeur.

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  • II

    Oreste et Pylade.

    L’amitié qui unissait les deux personnagesqui viennent de se présenter aux yeux de noslecteurs, c’est-à-dire le passager et le capitainedu bateau qui emmenait Huberte à Paris, étaitassez étrange pour que nous nous y arrêtionspendant quelques instants.

    Si consciencieusement qu’il pratiquât lecommandement du bateau que nous lui avonsentendu nommer avec une présomption toutepaternelle la goélette la Mouette, ce comman-dement ne constituait pas l’unique professionde Richard Lhuillier, il était sculpteur de tempsen temps, à ses moments perdus ou lorsqu’illui était impossible de faire autrement.

  • Ce n’est pas qu’il manquât de talent ; aucontraire, ses débuts avaient même eu un cer-tain éclat ; nous le raconterons tout à l’heure.

    La nature, peut-être pour faire sentir davan-tage toute la valeur des exceptions, se plaîtparfois à prodiguer les promesses et les appa-rences du génie ; les futurs grands hommes onttoujours pullulé, et si les vrais grands hommessont si peu communs, c’est qu’elle ajoute bienrarement aux aptitudes dont elle est si peuavare, cette bonne mère, la puissance, l’amouret la foi qui, l’un ou l’autre serait nécessairepour sortir des embryons des limbes où ils vé-gètent.

    La Providence avait refusé jusqu’à l’appa-rence de ces derniers dons à Richard Lhuillier ;il avait de l’imagination, du sentiment, du goût,une certaine faculté créatrice, mais il étaitmou, sceptique, indifférent à tout ce qui n’étaitpas une satisfaction immédiate de ses sens,et comme cela arrive si souvent, les premiersévénements d’une partie de son existence

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  • avaient contribué à développer ces défauts queles épreuves vivifiantes de la souffrance et dela lutte eussent peut-être amoindris.

    Mais tout sembla sourire lors de ses débutsdans ce monde de l’art. Il avait exposé en 1822un groupe qui représentait Prométhée enchaî-né sur un rocher avec le vautour qui lui déchi-rait le flanc.

    Ceci se produisait un an après la mort deNapoléon.

    Le martyr de Saint-Hélène avait encoregrandi le héros d’Austerlitz, son ombre planaitsur toute la France et la remplissait d’une an-goisse admirative ; son nom était dans toutesles bouches, son souvenir dans tous les cœurs ;les uns maudissaient ses bourreaux, les autresse refusaient à croire que l’on eût pu enfermerdans les six pieds de terre du vallon de Long-wood celui pour lequel le monde avait été tropétroit.

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  • L’allégorie devait frapper tous ceux qui laverraient ; elle était d’autant plus facile à saisirque l’artiste avait donné à son Prométhée lestraits du grand empereur.

    L’effet fut énorme, l’affluence prodigieuse ;le public se ruait dans la salle ordinairementdéserte où l’on reléguait les œuvres de la sta-tuaire ; le gouvernement s’en émut et, avec lamaladresse pleine de bonne foi qui caractéri-sait les Bourbons de la branche aînée, il jugeale groupe de Richard Lhuillier digne des hon-neurs de l’ostracisme et le fit enlever pendantla nuit.

    Cet acte arbitraire fut loin de nuire au jeunesculpteur ; l’opposition s’en empara et, pourl’exploiter avec plus de fruit, exalta encorel’œuvre qui avait été l’objet de ces rigueurs ;les journaux lui décernèrent à l’envi les uns desautres le double brevet de Phidias français etde grand citoyen ; il dîna chez Laffitte, chezCasimir Périer, le duc d’Orléans lui serra la

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  • main, et un Anglais, ennemi particulier de Cas-telreag, paya le marbre trente mille francs.

    Il eût fallu une autre cervelle que celle quele ciel avait départie à Richard Lhuillier pourrésister à ces enivrements sur la foi du Constitu-tionnel et du Courrier ; sûr de passer désormaisà la postérité, il se crut parfaitement quitte en-vers l’avenir et s’occupa de manger les guinéesde l’Angleterre…

    Au train royal dont le jeune artiste les me-na, ce fut bientôt fait, mais son père mourantavec cet à-propos qu’ont quelquefois les pères,il hérita de quatre-vingts mille francs environet put prolonger pendant quatre années sa viede luxe et de débauche.

    Il va sans dire que pendant ces quatre an-nées, l’ébauchoir demeura parfaitement en re-pos.

    Lorsque le sculpteur entrevit la fin de sonopulence, un jour d’ennui bien plutôt que desagesse, il essaya de le reprendre ; mais sa

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  • main s’était alourdie dans l’oisiveté, elle avaitperdu sa vigueur et sa dextérité, et ce qui étaitbien pis, l’engourdissement si prolongé de lapensée avait paralysé son cerveau ; quoi qu’ilfît, il ne put en tirer un de ces éclairs qui au-trefois auraient donné le mouvement et la vieà son œuvre.

    Richard jeta son outil avec humeur ; mais ilvint un moment où il lui fallut bien essayer des’en servir encore.

    Ce fut celui où il se trouva dénué de toutesressources.

    Après un an d’un travail inconstant, centfois interrompu et cent fois maussadement re-pris, il arriva à produire une nouvelle statue.

    Elle fut refusée au salon.

    Richard attribua cet échec aux rancunes po-litiques qu’avait laissées son début ; il cria àl’iniquité ; il ne douta pas que, comme la pre-mière fois, les journaux de l’opposition ne seconstituassent les champions de sa cause.

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  • Il alla les visiter, mais il les trouva bienchangés.

    L’opposition commençait à croire qu’ellepouvait se passer des langes napoléoniensdans lesquels elle avait grandi ; elle devenaitingrate pour celui dont l’immense popularitéavait soutenu ses premiers pas.

    Elle se montra froide et dédaigneuse enversl’auteur du Prométhée.

    Les journalistes n’osèrent refuser à l’artistede visiter son œuvre nouvelle ; mais, au lieudes éloges enthousiastes et officiels qu’il en at-tendait, ils se contentèrent de lui offrir, dans letête-à-tête, des consolations et des encourage-ments qu’avec la perspicacité qui ne lui man-quait pas, il devait prendre pour des compli-ments de condoléance.

    De colère, il brisa sa statue.

    Il lui restait à essayer une suprême res-source, celle de travailler pour le commerce,de modeler des dessus de pendule, des can-

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  • délabres, des ornements pour les marchandsde bronze ; mais, pour être productif, ce labeurveut une activité qui compense la modicité duprix dont on paye ces ouvrages ; sa paresses’en épouvanta, et son orgueil lui en vint enaide ; il se déclara à lui-même qu’il ne pouvaitpas prostituer ainsi un talent que la France en-tière avait acclamé ; il préféra se jeter dans l’oi-siveté et dans l’indigence absolue, mangeantquand sa chance au billard et aux dominos levoulait bien ; d’ailleurs, fort aimé et malheu-reusement apprécié dans le café dont il ne sor-tait que pour dormir, et ayant assez raccour-ci son amour-propre pour qu’il se contentâtdes grossières jouissances que lui valait sa po-sition d’homme de génie incompris et de pa-triote persécuté.

    Ce fut vers ce moment qu’il fit la connais-sance de Valentin.

    En habitant tous les étages d’une maisontour à tour et selon les vicissitudes de sa for-

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  • tune, Richard Lhuillier avait fini par faire élec-tion de domicile sous les toits.

    Il avait pour voisin de mansarde un jeuneouvrier bijoutier.

    Chaque fois que le sculpteur rencontrait cetouvrier sur l’escalier, celui-ci lui faisait place,et se rangeait avec une respectueuse déférencepour le laisser passer.

    Ce témoignage d’une considération dont ilavait perdu l’habitude, frappa Richard, qui re-marqua que ce jeune homme le suivait desyeux avec une curiosité admirative très sin-gulière ; il en fut nécessairement touché et, lepremier, il lui adressa la parole.

    À l’émotion qui se peignit alors sur la phy-sionomie de son voisin, l’artiste reconnut qu’ilne s’était pas trompé sur la nature des senti-ments qu’il lui avait supposés ; il l’engagea àentrer chez lui et l’exubérance de sans-façonsqui caractérisait Richard, venant en aide à la ti-

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  • midité de l’ouvrier, la connaissance fut bientôtcomplète.

    Valentin avait alors vingt ans, c’était un en-fant trouvé, élevé par la charité publique ; ilétait petit, mince, fluet, presque malingre, et nerachetait ces imperfections physiques que parle charme de sa figure à la fois ouverte et mo-deste, intelligente et résolue.

    Du reste, la nature l’avait amplement dé-dommagé en lui donnant une âme d’une éléva-tion peu commune.

    À un âge où de décevants mirages dérobentd’ordinaire la vue de l’avenir, il avait comprisque dans son humble sphère, le travail était leseul but vers lequel il dût tendre ; véritable laTour d’Auvergne des ouvriers, ce but il l’avaitembrassé, non pas avec l’espérance de s’enri-chir, mais pour obéir à un devoir. Au lieu deconsacrer les rares moments de loisir que luilaissait son atelier aux plaisirs de son âge, il lesemployait et il prenait sur ses nuits pour éle-

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  • ver son intelligence, pour agrandir ses connais-sances, pour développer ce qui devait satis-faire cet amour de tout ce qui était beau, detout ce qui était grand, de tout ce qui étaitnoble et que Dieu avait mis en lui.

    Comme tous ceux qui n’ont pas été initiésaux tristes réalités du métier, il avaitd’étranges illusions par rapport à l’art ; il leconsidérait comme la plus sublime expressionde l’intelligence ; les artistes, pour lui, étaientdes espèces de demi-dieux chargés de mettrele commun des hommes en communicationavec les régions célestes.

    Lorsqu’il apprit qu’un de ces demi-dieuxdemeurait à côté de lui, qu’il habitait une man-sarde aussi misérable que la sienne, qu’il étaitplus pauvre, plus dénué que le pauvre orphelinlui-même, celui-ci fut saisi d’un attendrisse-ment douloureux, et le malheureux voisin de-vint l’objet de ses pensées constantes et de saprofonde sympathie.

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  • Quand il considérait le sculpteur, pâle ethâve, avec ses yeux injectés de sang, sa barbeet ses cheveux en désordre, ses vêtements sor-dides, loin de reconnaître à ces stigmates lesravages de la paresse et de la débauche, il gé-missait comme c’est le faible des âmes jeunes,bonnes et naïves, sur les vices de l’organisationsociale ; il accusait l’égoïsme et l’ingratitude deses contemporains.

    En entrant pour la première fois dans lachambre de l’artiste, à la vue de ce désordreplus effroyable que la misère, de ce taudis,deux grosses larmes coulèrent le long desjoues de Valentin, il alla silencieusement à Ri-chard, il lui prit la main et la baisa comme eûtfait le serviteur d’un roi, qui trouve son maîtredans l’indigence et dans l’exil.

    Le jeune homme avait mis tant de simpli-cité et de grandeur dans ce geste si humble,que le sculpteur, qui riait de tout et ne croyaitmême plus à lui-même que lorsqu’il avait be-soin de poser devant son prochain, se sentit

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  • ému et n’osa blaguer, comme il eût dit dans sonstyle d’atelier.

    Cependant, après quelques jours de rela-tions intimes, Valentin s’aperçut que son idoleavait des pieds d’argile ; mais déjà l’affectionétait venue et son cœur lui fournissait mille rai-sons pour légitimer une liaison qui répugnait àsa sagesse précoce.

    Il se demandait si la Providence ne l’avaitpas choisi pour venir en aide à la défaillance dece génie. La communauté de convictions po-litiques, le charme tout nouveau pour lui queValentin trouvait dans la conversation de Ri-chard, tout plaidait en faveur de ce dernier.L’ouvrier se voua corps et âme à la tâche decette rénovation.

    Elle n’était pas facile.

    Il semble que les chutes morales aient leurslois comme la gravitation des corps. Elles vontcroissant de force et de vitesse en raison del’espace précédemment parcouru. Arrivé à un

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  • certain degré d’abaissement, rien n’est plus dif-ficile à opérer qu’un mouvement de retraite ouqu’un temps d’arrêt, si faible qu’il soit.

    Le sculpteur touchait à ce degré-là.

    Lorsque les confidences que se faisaient ré-ciproquement les deux amis autorisèrent Va-lentin à s’immiscer dans la vie de Richard, ilessaya de lui faire quelques remontrances surson oisiveté et son inconduite ; mais celui-ci,mis à l’aise, de son côté, par quelques mois deconfraternité, osa ce qu’il n’avait pas osé enface de la commisération sympathique de l’ou-vrier. Il plaisanta le jeune homme sur le rôle deMentor que ce dernier prétendait s’arroger.

    Valentin essaya d’amollir ce cœur endurci,à force de prévenance, de sollicitude et de ten-dresse.

    Ouvrier habile dans sa partie, il gagnait unsalaire considérable ; il avait réalisé quelqueséconomies. Un jour que Richard se trouvait

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  • dans le plus grand dénuement, il lui offrit de lespartager avec lui.

    Le sculpteur rougit ; dans ce grand nau-frage, il avait conservé un reste de sa fierténative ; il empruntait sans vergogne à ses ca-marades d’estaminet ; mais prendre cet argentdont chaque pièce représentait une heure detravail de ce pauvre orphelin, le priver des res-sources qu’une maladie, un chômage pou-vaient dès le lendemain lui rendre indispen-sable, cela répugnait singulièrement à Richard.

    Valentin mit son ami à son aise en lui pro-posant d’attribuer ce prêt au prix d’une sta-tuette que l’artiste lui ferait plus tard, et il le dé-cida à accepter.

    Mais les remords de Richard s’envolèrentavec le dernier écu de l’argent qu’il avait reçude son jeune camarade, et, un mois après, il nepensait pas plus à la statuette que si jamais iln’en eût été question.

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  • Valentin vainquit les susceptibilitésqu’éprouvait sa délicatesse et lui en reparlale premier ; Richard, un peu honteux, allégual’impossibilité matérielle qu’il y avait pour luide travailler dans l’étroite mansarde.

    C’était là que l’attendait Valentin.

    Il lui demanda s’il éprouverait quelque ré-pugnance à quitter son logement et, sur la ré-ponse négative du sculpteur, quelques joursaprès il le conduisit rue Sedaine, où, sans rienlui communiquer de ses projets, il avait loué etpréparé un petit appartement qu’ils pouvaienthabiter tous les deux.

    Cet appartement, situé au rez-de-chaussée,se composait de deux petites chambres à cou-cher et d’un atelier.

    Il était simplement mais proprement meu-blé.

    Avec une délicatesse que n’eût pas désa-vouée une femme, Valentin n’avait pas voulucontraindre son ami à avoir une seconde fois

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  • recours à son obligeance pour se procurer lesinstruments de travail qui allaient lui devenirnécessaires.

    Tous les outils de la sculpture étaient à leurplace : les selles attendaient leurs maguettes,les pains de glaise étaient empilés dans un coinde l’atelier.

    En entrant dans cette pièce, en recevantcette nouvelle preuve de l’affection de l’ou-vrier, malgré le scepticisme que Richard af-fectait, son cœur se fondit, ses yeux semouillèrent à leur tour ; il tomba dans les brasde Valentin et l’embrassa avec expansion.

    Dès le lendemain matin il était à l’œuvre,et, bien que ses vieilles habitudes, avec les-quelles il était loin d’avoir rompu, eussent biensouvent interrompu son travail, au bout d’unmois la statuette qu’il destinait à Valentin étaitachevée et il se disposait à la donner à fondre.

    On était au mois de septembre 1830 ; lesdeux jeunes gens avaient chaudement embras-

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  • sé la cause d’une révolution dont ils parta-geaient les principes. Encore sous l’impressiondes combats de juillet, Richard avait modeléun groupe qui représentait deux ouvriers plan-tant le drapeau tricolore sur une barricade.

    Le matin du jour où il devait terminer sonœuvre, en s’éveillant le matin, Richard voulutjeter un coup d’œil sur son œuvre, qui se trou-vait placée en face de la porte qui communi-quait de sa chambre à l’atelier.

    Il ne l’aperçut pas sur la selle.

    Au même instant Valentin entra, portant unsac assez volumineux sous son bras.

    Il alla, sans mot dire, au lit où était couchéson ami, dénoua le sac et fit tomber sur celui-cila pluie de Danaé en pièces de cinq francs.

    Richard lui demanda ce que cela signifiait.

    — Cela signifie, s’écria Valentin, que je n’aipas voulu attendre que tu m’eusses donné tonbronze, car alors je n’aurais pas eu le droit

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  • de m’en défaire. J’ai le temps d’attendre mastatuette ; tu n’en as pas à perdre si tu veuxte décider à vivre honorablement. Aussi, j’aivoulu que ton premier ouvrage fût consacré àte raccommoder avec le commerce, qui seulpeut t’empêcher aujourd’hui de finir comme unvaurien, au coin d’une borne ; j’ai vendu tongroupe cinq cents francs.

    — À un bronzier ?

    — À un bronzier.

    — Pour mettre sur une pendule peut-être ?

    — Probablement.

    Une des mains de Richard serra la main deson ami, l’autre entreprit ce geste dramatiqueque fait, au théâtre, un gentilhomme qui voitson blason déshonoré.

    Cette mimique ne l’empêcha pas de ramas-ser le vil métal jusqu’à la dernière pièce de cinqfrancs.

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  • Valentin, en dressant ses batteries, avaitbien jugé l’artiste ; il prit goût non pas au tra-vail, mais à cette rosée argentine.

    Il était devenu incapable de passion ; ilavait perdu le sentiment de l’art ; à peine s’illui en restait le jargon, lui qui avait si super-bement méprisé les bourgeois pendant la pre-mière partie de sa carrière. Il en était réduit àchiffrer comme eux, il avait calculé que le to-tal des ennuis du labeur était loin d’atteindre lasomme de dégoûts qu’il avait trouvés dans lamisère, et lorsque le besoin l’aiguillonnait, il sedécidait à pétrir la glaise.

    Ce résultat était loin de ressembler à celuique Valentin s’était proposé. Il avait cru rendreune étoile au ciel, un nom à la gloire, et il avaitsimplement grossi les étalages des fabricantsde quelques motifs un peu moins vulgaires, unpeu moins informes que leurs voisins.

    C’était tomber de haut.

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  • Mais l’amour-propre jouait un si médiocrerôle dans les sentiments du bijoutier, son cœurétait si pur de toutes préoccupations person-nelles, que son affection pour Richard ne setrouva pas amoindrie par cette désillusion ab-solue.

    Les vérités ne vieillissent pas ; l’assimila-tion de l’homme au lierre, qui ne peut vivresans un appui, date de loin, et elle n’en est queplus parfaite. Sans famille, sans liens d’aucunesorte, isolé au milieu de quinze cent mille êtreshumains qui grouillaient autour de lui, Valen-tin avait fini par faire corps avec l’artiste au-quel il s’était attaché ; il avait fini par lui re-connaître certaines qualités que celui-ci n’avaitpas ; il trouvait un charme à ses défauts eux-mêmes.

    Il avait été pour son ami, tendre commeune mère ; il fut indulgent comme elle, et, pen-dant les trois années qui suivirent leur entréedans la rue Sedaine, la constance de sa sol-licitude pour Richard ne se démentit point. Il

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  • l’encourageait au travail ; il prenait en mainses intérêts avec les fabricants ; il le réconfor-tait dans ses prostrations fréquentes ; il gour-mandait doucement sa paresse ou ses folies ; ilsouriait à ses caprices ; il se prêtait à ses fan-taisies, et Dieu seul sait si le nombre en étaitgrand, et jamais, quelle qu’eût été jusqu’alorsl’inutilité de ses tentatives, il ne cessa d’es-sayer d’élever l’âme de son ami vers des butsplus élevés que ceux qu’il poursuivait.

    C’est bien plus une réalité qu’une figure.Tout ce qui est grand possède un rayonnementqui se reflète sur ce qui l’entoure. Quelle quefût la différence d’âge, d’éducation et de posi-tion qui existait entre Richard et Valentin, ce-lui-là subit jusqu’à un certain point l’influencede son camarade ; ses habitudes étaient tropprofondément enracinées pour qu’il en chan-geât : il ne devint pas meilleur, il fut moinsmauvais ; il se montra capable d’amitié et dereconnaissance ; il arriva à aimer sincèrementValentin ; il eût tué sans miséricorde celui qui

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  • eût attaqué le jeune ouvrier ; il se fût fait ha-cher en morceaux pour le défendre. C’étaitbien quelque chose ; mais ce qui était davan-tage, c’est que pendant tout le temps de leurliaison il sut si bien tenir en bride ses instinctsgouailleurs, ses velléités insolentes, que jamaisil ne parla à Valentin qu’avec une sorte de fa-miliarité respectueuse.

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  • III

    La statuette de la Fraternité.

    Le vœu que nous avons entendu formuler àM. Batifol semblait devoir se réaliser.

    À la suite de la scène que nous avons ra-contée dans le précédent chapitre, la Varenneétait devenue le port de relâche habituel du ba-teau de Richard Lhuillier, et Valentin, que lesculpteur avait jadis quelque peine à décider àprendre part à ses exploits nautiques, était de-venu le passager permanent de la Mouette.

    Un dimanche matin, un mois environ aprèsle jour où les deux jeunes gens avaient pourla première fois rencontré Huberte, Valentin sepromenait, pâle, agité, dans la petite chambremeublée avec une modestie presque monacalequ’il habitait dans l’appartement commun.

  • Comme tous les gens que ne tourmententni les remords, ni l’ambition, ni les passions,Valentin avait une physionomie extraordinai-rement calme et sereine ; la mélancolie qui s’ypeignait ce jour-là était d’autant plus appa-rente qu’elle n’était pas habituelle.

    Il demeura longtemps accoudé sur la che-minée, en face de la fameuse statuette de sonami qui en était le seul ornement ; il considé-rait cette statuette qui représentait la Fraterni-té, avec une émotion attendrie, comme si elleeût eu la puissance de le ramener en arrière, autemps plus heureux où elle avait été modelée.

    Enfin il sembla prendre un parti, il poussaun soupir, passa la main sur son front qui, toutjeune qu’était Valentin, commençait déjà à sedégarnir de cheveux et il entra dans l’atelier.

    Tout au contraire de son ami, le sculpteurétait fort joyeux et ne paraissait point en peinede dissimuler sa joie ; il chantait d’une voix

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  • beaucoup plus forte qu’harmonieuse la barca-rolle de la Mouette.

    Cette gaieté, comme le choix de la chanson,qui servait à la moduler, avait ses prétextesétalés sur trois chaises, sous la formule de troiscostumes neufs de matelot napolitain, toutflambants.

    Les équipiers de la Mouette, comme celaarrive fréquemment aujourd’hui encore dansle canotage, étaient de braves ouvriers qui, ledimanche, par passion, devenaient marins ens’associant pour satisfaire ce goût de sport à unautre amateur plus favorisé du ciel et auquelses ressources avaient permis l’acquisition duprincipal instrument de leur plaisir.

    Ils contribuaient de leurs bras, comme ce-lui-ci de son canot ; ils lui abandonnaient leprivilège de s’asseoir au banc du gouvernail,ils lui concédaient le droit de les appeler Las-cars, faillis-chiens, terriens finis, et autres épi-thètes en usage dans le vocabulaire de l’eau sa-

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  • lée. En revanche, celui qui prenait le titre decapitaine ne pouvait faire moins, dans cette as-sociation toute fraternelle, que de se chargerdes dépenses de luxe et de fantaisie.

    Or, le domaine de la fantaisie n’avait pointde bornes pour Richard Lhuillier.

    Il avait tour à tour affublé ses équipiers detous les costumes maritimes qu’il avait su seprocurer ; mais, depuis quelque temps, il étaittourmenté par l’idée d’une modification nou-velle qui devait, selon lui, produire un effetprodigieux sur le port de Bercy et dans tout leparcours du tour de Marne.

    On appelle le tour de Marne la promenadequi consiste à entrer dans cette rivière par lecanal Saint-Maur et à la descendre jusqu’à sonembouchure dans la Seine, en passant devantla Varenne.

    Richard avait flotté quelque temps, tiraillé,d’un côté, par sa paresse et, de l’autre, parson désir ; mais, quelques jours auparavant, ce

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  • désir avait paru recevoir une impulsion nou-velle ; il avait travaillé sans désemparer pen-dant toute une semaine ; les bonshommes deplâtre étaient entre les mains du fabricant, etle sculpteur, de son côté, était entré en posses-sion de trois superbes costumes de matelot na-politain.

    Rien n’y manquait, ni les espadrilles, ni lescaleçons à raies longitudinales, rouges etblanches, qui devaient laisser la jambe à moitiénue, ni les capes à capuchon avec leurs agré-ments aussi diaprés que l’habit d’Arlequin.

    Celle que le capitaine s’était destinée avaitété ornée, en raison de son grade, d’un légerpassepoil d’or, il ne pouvait se lasser de l’ad-mirer, il le plaçait sur ses épaules, il se balan-çait pour en faire jouer les manches flottantesavec toutes les grâces dont elles étaient sus-ceptibles ; il essayait la tournure que le capu-chon, baissé, donnerait à sa physionomie ; il lereposait et le reprenait encore.

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  • À la vue de ces préparatifs, Valentin fronçale sourcil ; il devint plus pâle qu’il ne l’était dé-jà.

    Richard était trop préoccupé de ses beauxvêtements pour prêter la moindre attention àce qui se passait sur le visage de son ami.

    — Ah ! dit-il, si tu avais consenti à te laissercoucher sur le rôle de l’équipage de la Mouette,rien ne manquerait à sa gloire aujourd’hui. Quedis-tu de cette tenue, hein ? Allons-nous êtreassez bien ficelés ?

    — Je dis, répondit Valentin, que ces habitsseraient bien plus à leur place à la descente dela Courtille que sur les bancs de ton canot.

    — Allons, voilà que tu mécanises mes équi-piers. Voyons, as-tu des regrets ? Il me restesoixante francs, je fais l’officier d’habillementet, dans une heure, tu n’auras rien à nous en-vier.

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  • — Non, tu sais que les mascarades ne sontpas de mon goût. Et pourrait-on savoir pour-quoi tu fais tous ces frais ?

    Valentin regarda si finement Richard enparlant ainsi, que celui-ci éprouva un léger mo-ment d’embarras.

    — Pour quoi ? pour quoi ? mille sabords !mais pour vexer les Lascars de la Doris, qui fai-saient tant leurs gabiers avec leurs méchantesvareuses de futaine rouge, pour épater lesbourgeois, et puis…

    — Non, répondit fermement Valentin, je teconnais assez pour ne pas croire que tu te soisrésigné à huit jours de travail avec cette seuleperspective.

    — Eh bien, s’il faut te l’avouer, j’ai encoreune autre idée.

    — Laquelle ?

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  • — Je compte sur les séductions de monuniforme pour trouver ce qui me manque de-puis si longtemps.

    — Et que te manque-t-il ?

    — Un mousse, parbleu ! Il n’y a pas de ba-teau si mince que soit son gabarit, qui n’ait lesien. L’ordonnance l’exige pour les pêcheurs.Et puis, ça a toutes sortes d’avantages ; c’estcommode dans sa vie privée et c’est flatteurquand on navigue. Ça va chercher le tabac, çaverse à boire aux gabiers, ça chante pendantque l’on court sa bordée. J’en veux un ; seule-ment, le mien ne sera ni une gourgandinecomme Clara de la Doris, ni une maritornecomme Carabine de la Sorcière des eaux.

    — Et à qui destines-tu cet emploi ?

    — Parbleu ! je ne sais pas pourquoi je le ca-cherais. À la petite de là-bas, dit Richard avecune affectation de légèreté et d’indifférence.

    — À la petite fille du pêcheur de la Varenne,à Huberte ?

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  • — Ne trouves-tu pas qu’elle sera char-mante ? Elle est souple comme un mât de per-roquet, elle manie l’aviron comme un vieuxloup de mer, elle vous fait une épissure plusproprement que pas un dans la haute Seine ;et, avec cela, gentille, avenante, gaie commeun pinson. Nom d’une carène ! je chercheraislongtemps avant de trouver aussi bien mon af-faire.

    — Mais, répliqua Valentin qui demeurait in-terdit, tant ce qu’il entendait lui paraissaitétrange ; mais, avant de lui faire une pareilleproposition, il faut que tu te sois assuré qu’elleéprouverait pour toi quelque inclination…qu’elle t’aimait ou t’aimerait.

    — Tu me connais assez, répliqua Richarden rougissant, pour savoir que la fatuité n’estpas mon vice. Je ne suis pas assez sot pour agirainsi, si je ne me croyais parfaitement autoriséà le faire.

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  • Valentin demeura muet pendant quelquesinstants ; la respiration lui manquait ; on eûtdit qu’il étouffait, et sa main qu’il avait ap-puyée sur le dossier d’une chaise tremblait,agitée par un tremblement nerveux.

    — Richard, dit-il enfin, as-tu bien songé àce que tu vas entreprendre ?

    — Bon ! répliqua le capitaine de la Mouette,tu vas faire un feu croisé de morale par tribordet par bâbord ! et la morale, je suis toujourstenté de dire d’elle ce que cet autre disait desépinards : « Je suis enchanté de ne pas l’ai-mer ; car si je l’aimais, j’en mangerais et je nepeux pas la souffrir. » Donc, si tu fais de la mo-rale, je prends chasse.

    — Tu ne t’en iras pas.

    — Eh bien, serait-elle bien à plaindre pouravoir fait une croisière sous mon pavillon ? Jel’aime tout plein, cette petite.

    — Non, tu ne l’aimes pas ; si tu l’aimais, tune songerais pas à lui demander, comme pre-

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  • mière preuve de son amour pour toi, le sacri-fice de sa dignité de femme ; si tu l’aimais, tula respecterais, et à la pensée de l’abaisser auniveau de celles dont tu parlais tout à l’heure,ton cœur se soulevait d’horreur et de dégoût.

    — Enfin, elle me plaît, reprit le sculpteurd’un ton bourru jusqu’à la menace.

    — Oui, et comme elle te plaît, il faut laperdre ?

    — La perdre ! Ne dirait-on pas qu’il s’agit dela reine des îles Marquises ?

    — Est-ce bien toi qui parles, Richard ? Toi,que tant de fois j’ai entendu réclamer ta placedans le prolétariat comme un titre ! Qu’ungrand seigneur, qu’un riche séduise une fille dupeuple, rien de plus logique ; il fait son mé-tier, après tout. Mais nous, nous attaquer à nossœurs en pauvreté, en abandon ! Allons donc,il me semble que c’est commettre un viol.

    — En sorte que voici les équipiers de laMouette condamnés aux duchesses pour ordi-

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  • naire et à perpétuité. Eh bien, merci, ils sortentd’en prendre !

    — Richard, Richard ! ne te fais pas plus mé-chant que tu ne l’es réellement. Par un hasardprovidentiel, tu as sauvé Huberte du déshon-neur, et tu voudrais reprendre et continuer lamauvaise action que tu as empêché un autrede commettre, que je t’ai entendu flétrir, que tuas punie devant mes yeux, je ne te crois pas,Richard.

    — Mais, répliqua le sculpteur dont la mé-fiance était éveillée et qui, en parlant, regardafixement son ami comme s’il eût voulu liredans son âme, je ne t’ai jamais vu t’intéresseraussi vivement à aucune femme.

    — Est-ce bien à toi, Richard, répondit Va-lentin en dominant assez son agitation pourparaître calme ; est-ce bien à toi de t’étonner sije m’intéresse à ceux qui souffrent ?

    — Non, reprit le sculpteur comme s’il separlait à lui-même ; non, ce n’est pas toi qui

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  • voudrais faire poser un ami ; d’ailleurs, je teconnais, tu es blindé, ta carapace est àl’épreuve du petit drôle de carquois, jamais jene t’ai connu de maîtresse…

    — Et tu ne m’en connaîtras jamais.

    — Jure-le, ajouta le maître de la Mouettecomme s’il eût eu besoin de ce serment pourdissiper un dernier soupçon qui lui était venu.

    — Je te le jure, répondit Valentin avec unecertaine solennité comme s’il eût lu dans l’âmede son ami.

    Richard semblait en proie à une vive agita-tion.

    La vivacité, la joyeuse humeur, les grâcesnaïves autant que la beauté d’Huberte avaientséduit le sculpteur. Ses caprices prenaient as-sez facilement le caractère de la passion. De-puis un mois, il caressait l’idée d’en faire à lafois la souveraine de son cœur et le mousse deson embarcation, et, quelle que fût l’influence

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  • que Valentin eût sur lui, il ne pouvait se déciderà renoncer à d’aussi riantes perspectives.

    — Mille millions de sabords ! s’écria-t-il enmultipliant plus que jamais ses emprunts auvocabulaire de la marine, quelle folie à moi det’avoir découvert mes pavois avant que l’enfantfût amarinée ! Faut-il que j’aie été assez idiotpour te parler de mes projets !

    — Ce sont des remords que je t’épargne, Ri-chard, répliqua Valentin ; voyons, je ne t’ai ja-mais rien demandé. Eh bien, je t’en prie, fais cesacrifice à notre amitié.

    — On tâchera, dit brutalement le maître dela Mouette. Oui, c’est aujourd’hui la fête d’Ar-genteuil ; il y a des courses pour les canots, magoélette ira promener sa quille de ce côté-là,au lieu de faire son tour de Marne. Je boirai, jeferai du train, je m’affalerai sous les tables, etgare à ceux qui me montreront le travers. Ah !que je bisque, que je bisque !

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  • En parlant ainsi, le sculpteur avait rassem-blé les trois défroques de matelot napolitain et,lorsqu’il eut achevé sa phrase, il mit le ballotsous son bras et sortit sans dire adieu à sonami et avec la physionomie boudeuse et maus-sade d’un écolier qui vient de subir une remon-trance.

    Lorsque le bruit des pas de Richard se futéteint sous la voûte de la porte cochère, Valen-tin ne chercha plus à dompter la douleur quiétreignait son âme. Il se laissa tomber sur unechaise en s’écriant avec un sanglot :

    — Mon Dieu ! mon Dieu ! elle aime Ri-chard !

    Il demeura longtemps dans la même posi-tion, son front reposant sur sa main, tandis quedes larmes, qui glissaient le long de ses joues,traçaient de capricieux dessins sur le plancher.

    Enfin, il releva la tête, et, souriant d’un sou-rire mélancolique :

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  • — Au moins, dit-il, à présent je puis la re-voir sans danger et pour elle et pour moi, j’aifait serment !

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  • IV

    Comment le capitaine de la Mouette fut décidéde tenter un abordage.

    Nous avons vu Richard sortir de chez lui, defort méchante humeur.

    Il suivait les bords du canal pour gagner laSeine, et plus il avançait, plus il sentait grandirsa colère.

    Il n’avait jamais supporté ce qui contrariaitses fantaisies, mais celle-là lui tenait probable-ment au cœur plus que toutes les autres, carson dépit touchait à la frénésie.

    En marchant, il se livrait à un monologueaccentué de pantomime, il accusait Valentin decette pruderie, il lui donnait les épithètes lesmoins parlementaires ; il ne s’épargnait pas lui-même, du reste, lorsqu’il se reprochait la fai-

  • blesse avec laquelle il subissait la supérioritémorale de son ami, et il corroborerait ses inter-jections par de nombreux coups de poing qu’iladressait au paquet qu’il portait sous son bras.

    Il arriva enfin au pont Marie où stationnaitsa chère goélette.

    Le sculpteur était si dépité d’avoir tacite-ment accédé à la prière de Valentin, qu’à lagrande surprise du blanchisseur qui avait lagarde de l’embarcation, il ne se livra point à laminutieuse inspection de la coque, de la mâ-ture et des agrès de son bateau, comme il avaitl’habitude de le faire, avec une sollicitude pa-ternelle, chaque fois qu’il le revoyait.

    Il demanda d’un air maussade si Courte-Botte et son camarade étaient arrivés, et, surla réponse négative du blanchisseur, loin d’en-gager une conversation avec cet homme, il luitourna le dos et s’assit sur un des bancs du ca-not.

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  • Il est des jours marqués d’une croix noire,dans lesquels rien ne réussit ; tout se réunissaitpour augmenter la colère du sculpteur : leséquipiers, ordinairement si exacts, ne venaientpas.

    Les maîtres absolus, qu’ils soient rois oucapitaines, même capitaine de la Mouette, seressemblent tous ; ils détestent d’attendre. Ri-chard, mis à une trop cruelle épreuve, ne mé-ditait rien moins, pour éviter cet inconvénientà l’avenir, que d’introduire l’usage des coupsde garcette dans la marine séquannaise. Enfin,il aperçut ses deux flâneurs ; ils descendaientl’escalier du quai, en bayant aux corneilles,comme des gens que rien ne presse.

    — Cré mille noms d’un chien, arriverez-vous, clampins ? hurla le sculpteur.

    Les deux jeunes gens tournèrent la tête et,apercevant leur chef, ils accélérèrent le pas.

    — Mille sabords ! est-ce que vous vous fi-chez de moi, vous aussi ? dit Richard lorsque

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  • ses deux subordonnés furent près de lui, lamain droite à la hauteur de leur chapeau.

    — Capitaine, vrai, ce n’est pas notre faute,interrompit Courte-Botte.

    — Tâche de tenir la soute aux blagues fer-mée, toi ; je vois d’ici les belles fichues raisonsque tu vas me dévider, et j’en ai des nauséesavant de les entendre ; le service avant tout.

    — Capitaine, reprit l’entêté Courte-Botte,c’est que Chalamet, que vous ne questionnezpas, m’avait communiqué une idée que j’avaistrouvée pleine de sens et de probabilité.

    — Chalamet est un imbécile.

    — Je ne prétends pas le contraire, capi-taine ; cependant, ayant aperçu Valentin dansle coucou qui va à la Varenne, il a pu croire quevous l’accompagniez et que vous vous étiez dé-cidé à brûler, pour un jour, la politesse à laMouette… de sorte que…

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  • — Tu as vu Valentin dans la voiture de laVarenne ? s’écria Richard en saisissant Chala-met à la cravate et en le secouant comme unjeune mai dont on veut faire tomber les hanne-tons.

    — Sans doute, capitaine ; mais vousm’étranglez !

    — Et quand l’as-tu vu ?

    — Tout à l’heure, en traversant la place dela Bastille.

    — Ce n’est pas vrai.

    — Mais je vous jure que si, capitaine, àpreuve que le berlingot était attelé d’un chevalblanc et d’un pie, et qu’il avait la tête à lalucarne, dame, je me suis dit : Le canot faittoutes les semaines la même route, je com-prends que cela ennuie le capitaine.

    Richard avait lâché Chalamet et s’était lais-sé tomber sur un banc, comme accablé par cequ’il venait d’entendre.

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  • — Se jouer de moi de la sorte ! murmurait-il, oh ! le lâche ! abuser de mon amitié pourlui, spéculer sur ma loyauté ! oh ! j’aurais dûme méfier de toutes ces simagrées de sensi-blerie et de beaux sentiments… Comment ai-jeété assez sot pour ne pas m’apercevoir qu’il enétait amoureux, pour donner dans le piège qu’ilme tendait afin d’avoir ses coudées franchesauprès d’elle !

    — Capitaine, il faut vous venger, ditCourte-Botte.

    — Qui est-ce qui te parle à toi ? répliquadurement le sculpteur.

    — Vos yeux, vos gestes, votre physiono-mie ; il n’y a pas besoin de compas d’épaisseurpour voir qu’il retourne de la bisque dans votrecoque et pour en deviner la cause. Vous et Va-lentin vous faisiez une pige à qui aurait la pe-tite pêcheuse ; nous en avions assez jasé, Cha-lamet et moi ; cette sainte N’y-touche de Va-lentin a voulu vous faire au même, puisque de

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  • savoir qu’il est à la Varenne, ça vous fait l’effetd’un vrai branle. Eh bien, il ne faut pas qu’unterrien comme lui enfonce le plus flambard dela haute Seine. L’honneur de toute la marine yest intéressé ; vous devez lui souffler sa petitemère aux goujons, et si vous avez besoin d’uncoup de main pour l’amariner, nous sommeslà, capitaine ; pas vrai, Chalamet ?

    — Aux avirons, enfants, aux avirons !s’écria Richard comme s’il eût pris un parti.

    Les deux équipiers avaient à prouver labonne volonté qu’ils venaient d’engager à leurchef ; en moins de deux minutes, le canot futparé, et les deux jeunes gens, qui étaient assisà leurs bancs, prêts à border leurs rames.

    — Mouille, nage ! commanda le capitaine.

    Les avirons tombèrent dans l’eau avec unseul bruit, et la Mouette, légère et rapidecomme l’oiseau dont elle portait le nom, com-mença de remonter le courant.

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  • Ils allèrent jusqu’à Champigny, nageantavec cette vigueur et cette précipitation queles canotiers réservent ordinairement pour lescourses, ne s’arrêtant que lorsque Richard,pour accélérer la marche du bateau autant quepour soulager un de ses camarades, le rempla-çait aux avirons.

    Au moment où ils dépassèrent le mur duparc de Saint-Maur, Richard avait cédé le gou-vernail à Courte-Botte, il manœuvrait sa rameavec tant de fureur qu’elle pliait comme un ro-seau sous la puissante impulsion qu’elle rece-vait.

    — Pas si fort, pas si fort, capitaine, ditCourte-Botte, ce pauvre Chalamet n’est pas depoids, je suis forcé de mettre la barre sur vous,et ces embardées gênent l’allure de la Mouette ;soyez tranquille, nous aviserons, voyez, letaille-mer coupe l’eau sans y faire une ride, laMouette marche comme un vrai poisson, quandon ne lui fait pas une nageoire plus longue que

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  • l’autre. Stoppez, stoppez, continua tout à coupCourte-Botte.

    Les deux rameurs levèrent leurs avirons si-multanément ; mais le bateau, obéissant à sonélan et secondé par les rapides de Tire-Vi-naigre dans lesquelles il était entré, filait avecla rapidité d’une flèche.

    — Non, non, reprit Courte-Botte s’aperce-vant sans doute que la manœuvre qu’il avaitordonnée ne remplissait pas le but qu’il s’étaitproposé ; mouille et nage, tribord, scie bâbord,c’est ça, c’est ça, allons à la côte !

    — Qu’y a-t-il donc ? demanda Richard.

    — Il y a que vous allez avoir la preuve queChalamet ne vous a pas trompé ; il y a que lediable est pour nous et veut nous épargner unbout de chemin ; il y a que ceux que nous al-lons chercher sont dans nos eaux.

    Le sculpteur se leva avec vivacité et se mitdebout sur son banc tandis que Chalamet arrê-

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  • tait le canot en saisissant une branche d’un desbuissons de la berge.

    Il aperçut à cinq cents pas d’eux, en aval,le bachot du père la Ruine, qui remontait pai-siblement et lourdement la rivière, Valentin leconduisait et Huberte était assise à l’arrière.

    Les deux jeunes gens étaient seuls ; levieillard ne les avait pas accompagnés.

    En recevant ce témoignage, non équivoquede ce qu’il appelait la trahison de son ami, Ri-chard devint livide, il serra le poing et le tenditavec un geste menaçant dans la direction desdeux jeunes gens.

    — Merci, Chalamet, merci, Courte-Botte,dit-il d’une voix saccadée par la colère, je vaisdescendre à terre, remontez la Mouette àChampigny. Garez-la derrière les saules, et al-lez vous rafraîchir chez le père Fristeau, vousen avez besoin, garçons ; avant une heure, jevous aurai rejoints.

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  • — Capitaine, répondit Courte-Botte, nousne sommes plus hommes à faire danser le petitbleu quand un camarade peut avoir besoin denous ; nous allons garer l’embarcation et nousreviendrons vous rejoindre.

    — Non pas, j’ai besoin d’être seul, mes en-fants, lorsque vous pourrez m’être utiles, soyeztranquilles, je n’oublierai pas que vous êtes desamis, vous, et des vrais.

    Le bateau s’éloigna, et Richard renouvela lamanœuvre qui avait eu un dénouement si dé-sastreux pour M. Batifol ; il se cacha derrièreles saules et il épia les deux jeunes gens.

    Ceux-ci s’occupaient à relever les outils deFrançois Guichard ; ils visitaient les nasses, lesverveux, ils filaient les lignes de fond, tous lesdeux semblaient fort gais, et le vent apportaitau sculpteur les éclats de rire d’Huberte, queles maladresses que Valentin, fort novice dansle métier de pêcheur, commettait sans doute,paraissait beaucoup divertir.

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  • Comme tous les jaloux, Richard, qui nepouvait entendre la conversation des deuxjeunes gens, se figura que ceux-ci s’amusaientà ses dépens ; il ne douta pas que son amin’égayât la Blonde en lui racontant comment ilavait fait pour empêcher l’importun capitainede la Mouette, de venir se mettre en tiers dansleurs plaisirs.

    Il fut pris d’un désir violent d’entendre cequ’ils pouvaient dire.

    Ce n’était que la moitié de la tâche qued’avoir retiré les lignes, il fallait les mettre enordre, les débarrasser des hameçons, nettoyercelles-ci des débris d’appât qui y restaient at-tachés, tordre, enlever celles-là. Huberte exi-gea sans doute de Valentin qu’il l’aidât dansces soins de sa profession, car ils amarrèrent lebachot et se mirent à y procéder.

    Ils se trouvaient alors à l’extrémité infé-rieure de l’île de Tire-Vinaigre, à un endroitoù, grâce au remous et malgré la profondeur,

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  • les sagittaires et les nénuphars avaient pu atta-cher leurs racines et couvrir la surface de l’eaude leurs feuilles lancéolées et de leurs largesdisques d’un vert si tendre.

    Richard n’eût pas plus tôt reconnu la posi-tion, qu’il se débarrassa de ses vêtements, seglissa dans la rivière et fit, en nageant, le tourde l’île, du côté opposé à celui d’où il était par-ti.

    Lorsqu’il se trouva à quelque distance desdeux jeunes gens, il plongea résolument etsans s’effrayer des tiges de nénuphar, quis’élançaient autour de ses jambes comme au-tant de serpents, il se tint entre deux eaux jus-qu’à ce qu’il eût aperçu au-dessus de sa têtel’ombre noire que faisait le bachot dans le mi-lieu jaunâtre où il se trouvait.

    Alors il remonta doucement à la surface, et,tâtonnant avec ses mains, il gagna l’avant dubachot où il se tint suspendu à un bout de cor-dage.

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  • Cet avant, qui, dans les bateaux de cette es-pèce, se relève sur une longueur de plusieurspieds, formait un abri suffisant pour que ceuxqui se trouvaient dans l’intérieur ne pussentl’apercevoir ; il ne devait pas perdre un mot deleur conversation de ce poste où nous le laisse-rons.

    — Pauvre père, disait Huberte, il est tou-jours si aise quand il manie ses outils, que celame rend toute triste de vous demander votreaide, monsieur Valentin, et que cela m’em-pêche de vous remercier comme je le devrais.

    — Son indisposition n’aura pas de suite, jel’espère si bien, Huberte, que j’oserai vous direque je ne la regrette pas autant que vous pa-raissez le faire.

    — Vraiment, monsieur Valentin, commentvous pour qui grand-père a tant d’amitié, vousle payez de cette ingratitude ? Eh bien, c’est dujoli ; et pourquoi, s’il vous plaît, ne regrettez-vous pas qu’il soit malade ?

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  • — Parce que cela m’a procuré une occasionque je n’aurais osé ni espérer, ni rechercher,celle de me trouver seul avec vous.

    — Bon ! vous allez me faire une déclarationd’amour, juste comme M. Richard, quand ilpeut m’attirer dans un coin. Ah ! je vous enprie, monsieur Valentin, tâchez d’être aussidrôle que lui !… Voyons, commencez : « Foi deflambard, petite, je t’adore… » ou bien : « Parmon poignard de Tolède, mademoiselle, vosjolis yeux m’ont fait tourner la cervelle, fixez-la si vous ne voulez pas que je la perce à vospieds. »

    En prononçant ces phrases, Huberte avaitimité l’accent théâtral, les gestes et jusqu’auxregards dont se servait le capitaine de laMouette pour prononcer les deux tendres pé-riodes qu’il empruntait à la phraséologie mari-time et à l’argot moyen âge, en ce moment aus-si fort à la mode. Le contraste de cette physio-nomie enfantine et de la fantasmagorie drama-

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  • tique qu’elle évoquait était si bouffonne, queValentin ne put retenir un sourire.

    — Ah ! si vous saviez combien je regrettequ’il ne soit pas venu avec vous, M. Richard !

    — Vous le regrettez, Huberte ?

    — Certainement, ma vie est bien changée,allez, depuis que je vous ai si heureusementrencontrés. Le grand-père, qui ne pouvait souf-frir les nouvelles connaissances, s’est mis toutde suite à vous aimer parce que vous m’aviezrendu un grand service, et puis… parce quevous étiez d’accord avec lui pour haïr les bour-geois. Alors et comme naturellement il avaitconfiance en vous deux, il vous a reçus dansnotre maison, et les dimanches, qui étaient sitristes autrefois, sont devenus des jours defête, passés comme cela entre nous trois…Aussi, si vous saviez avec quelle impatienceje les attends ! Comme la semaine me semblelongue, comme, en descendant le coteau aprèsla messe, je regarde au loin sur la rivière pour

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  • voir si je n’apercevrai pas votre bateau, jeconnais si bien son pavillon noir à étoilesrouges. Vous le gronderez bien fort de ma part,votre ami, vous lui direz que c’est fort mal denous avoir gâté notre journée à vous et à moi,le tout pour la fête d’Argenteuil, une belle af-faire.

    Pendant qu’Huberte parlait ainsi, Valentinpâlissait visiblement et ses yeux devenaienthumides.

    — Que faites-vous donc, continua Huberte,c’est ainsi que vous démêlez une ligne ? mais ilva me falloir plus d’une heure pour débrouillerle peloton que vous venez de tisser là ! Ah !M. Richard est bien plus adroit que vous.

    Valentin jeta la ligne avec impatience.

    — Qu’est-ce qui vous prend donc ? Oh !comme vous êtes violent ! une autre fois jeprendrai des mitaines pour vous adresser laparole.

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  • — Vous l’aimez donc bien ? dit le bijoutieravec une certaine amertume.

    — Qui ? M. Richard ? oh ! tout plein… Ah !çà, mais qu’est-ce qui grouille donc sous le ba-teau ?

    — Un rat d’eau, qu’importe ? repartit Va-lentin sans prendre la peine de regarder. Hu-berte, continua-t-il d’une voix émue, mon en-fant, avez-vous quelquefois réfléchi qu’unehonnête fille ne disposait de son amour quelorsqu’elle était certaine que son amant nevoulait pas séparer cet amour du don de samain ?

    — Mon amour ? ma main ? Ah ! çà, maisque voulez-vous donc dire, monsieur Valen-tin ?

    — Pensez à mes paroles, Huberte, ce sontles seules que ma délicatesse me permette devous adresser, et cependant je donnerais monsang pour vous.

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  • — Ah ! mon amour, j’y suis, s’écria laBlonde, vous croyez que je partage la flammeque tous les dimanches M. Richard me de-mande la permission de me peindre, en deuxmots, que je suis amoureux de votre ami ?

    — Mais ne venez-vous pas de me dire ?…

    — Ah ! c’est trop drôle, en vérité.

    Huberte ne continua pas ; elle paraissait de-voir suffoquer dans un accès de gaieté.

    Rien n’avait plus bougé sous l’avant du ba-teau.

    — Mais, reprit Huberte, pourvu que M. Ri-chard, qui a l’air pas mal avantageux, n’aillepas se figurer, comme vous l’avez pensé, vous,que j’étais folle de sa personne. J’ai pour luiune grosse dose d’amitié, parce qu’il m’a renduun service que je n’oublierai jamais, parce qu’ilest bon, pas fier, et surtout parce que, qu’ille veuille ou qu’il ne le veuille pas, il me faittoujours rire, et que c’est bien bon de rire.Mais pour m’avoir rendue amoureuse de lui,

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  • oh ! non ! je n’y ai jamais songé, mais il mesemble que cela sera plus difficile que cela.

    — Ce que vous dites est-il bien vrai, Hu-berte ?

    — Sont-ils habitués aux mensonges, cesgens de Paris ! Il leur faut plus que la paroled’une brave fille. Ah çà, mais à propos, qu’est-ce que cela vous fait ? Voudriez-vous aller dé-cidément sur les brisées de votre ami ?

    La question d’Huberte avait produit sur Va-lentin l’effet d’une secousse électrique ; ellecalma soudain les transports de joie que faisaitnaître dans son âme l’assurance que le cœur dela jeune fille était encore libre, elle le fit ren-trer en lui-même ; il eut honte d’y avoir cédé ;il comprenait combien son rôle était odieux s’ilse rendait coupable de ce qu’il avait condamnédans Richard, combien celui-ci pourrait juste-ment l’accuser de déloyauté s’il cherchait à sesubstituer à lui dans le cœur de sa maîtresse.

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  • — Non, dit-il, non, Huberte, j’ai pour vousune affection toute fraternelle, mais pointd’amour.

    — Ce que vous me dites là n’est peut-êtrepas très galant ; mais j’aime mieux cela. C’est sibon d’être une paire d’amis, de pouvoir causer,rire, chanter, se promener sans songer à mal,sans se méfier l’un de l’autre, faisant la niqueaux propos de par la pureté de sa conscience !Et danser donc ! c’est si amusant la danse. Unsoir, le jour où grand-père m’a tant grondée, jem’étais échappée, j’ai été rejoindre les autres,que deux violons faisaient sauter devant le bal.En commençant, j’imitais les autres sans yprendre grand plaisir, mais après cinq minutes,c’était bien différent. La musique, qui m’avaitparu si aigre, si discordante, était devenue en-traînante ; elle avait pris possession de moi-même, et me faisait bondir à son gré. Monsang semblait s’être mêlé de flamme, une cha-leur étrange circulait dans mes veines, et enmême temps tout tourbillonnait autour de moi,

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  • les arbres, les maisons, les nuages eux-mêmes,il me semblait qu’ils formaient une immensechaîne dont j’étais un anneau et que mes piedsavaient la puissance de quitter la terre pour lessuivre ; je croyais que j’allais devenir folle, etcette folie était si douce, que je souhaitais demourir dans un de ces accès ! Ah ! vous me fe-rez danser à la fête de la Varenne, n’est-ce pas,monsieur Valentin ?

    — C’est que je ne sais pas danser, Huberte.

    — Vous ne savez pas danser ?

    — Non, mon enfant.

    — Mais comment ferez-vous pour faire lacour à celle que vous aimerez et dont vousvoudrez faire votre compagne, alors ?

    — Je lui offrirai un bras sur lequel elle pour-ra s’appuyer avec confiance, un cœur qui n’au-ra jamais battu que pour elle et dans lequel,lors des épreuves qu’elle rencontrera dans lavie, elle pourra se réfugier sans souci du passé,sans inquiétudes pour l’avenir.

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  • — Ah ! c’est ainsi que vous espérez la sé-duire ?

    — Car, ce sera, je l’espère, une âme nobleet droite qui saura apprécier le charme desamou