communio - 19763

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communio

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  • N 3 janvier 1976 Problmatique __________ Peter SCHMIDT page 2

    la cration

    ............................................... La pauvret du monde

    Pierre GIBERT page 21 ........................ Isral et la cration : le Psaume 136 Gustave MARTELET page 30 .............. Le Premier-n de toute crature Intgration

    Jean LADRIERE page 53 ................................... Penser la cration

    Pierre TEILHARD de CHARDIN .................... L e t t r e i n d i t e s u r H u m a n i Generis page 49

    Stanislas FUMET page 64 ............................... Conversations avec Paul Claudel

    Attestations Achille DEGEEST

    .......................... Saint Franois : Il vit que cela tait bon Frre EPHREM

    ............................... Liturgie sur le monde : la vie monastique

    .............................................................. Qui t'a fait homme ?

    Marie-Hlne CONGOURDEAU

    page 89 A Patrice la Tour du Pin La convergence fondamentale de ces articles, de style et de difficults trs varis, permet au lecteur d'aborder l'ensemble sous l'angle qui lui convient le mieux.

    r`

    L

    page 69

    page 75

    Maurice CLAVEL page 81

    Signet

    Ferdinand ULRICH page 15 ....................................... L'humble autorit du Pre

    Comit de rdaction en franais Jean-Robert Armogathe, Guy Be-douelle, o.p., Franoise et Rmi Brague, Claude Bruaire, Georges Chantraine, s.j., Olivier Costa de Beau-regard, Michel Costantini, Georges Cottier, o.p., Claude Dagens, Marie-Jos et Jean Duchesne, Nicole et Loc Gauttier, Gilles Gauttier, Jean Ladrire, Marie-Joseph Le Guillou, o.p., Henri de Lubac, s.j., Corinne et Jean-Luc Marion, Jean Mesnard, Jean Mouton, Philippe Nemo, Marie-Thrse Nou-vellon, Michel Sales, s.j., Robert Tous-saint, Jacqueline d'Ussel, s.f.x.

    En collaboration avec :

    ALLEMAND : Internationale katholische Zeitschrift : Communio (D 5038 Roden-kirchen, Moselstrasse 34) Hans Urs von Balthasar, Albert Grres, Franz Greiner, Hans Maier, Karl Lehmann, Joseph Rat-zinger, Otto B. Roegele.

    ITALIEN : Strumento internazionale per un lavoro teologico : Communio (Coope-rativa Edizioni Jaca Book, Sante Bagnoli; v ia Aurel io Saff i , 19, 120123 Milano) Giuseppe Colombo, Eugen io Corecco, Vi rg i l io Melchiorre, Giuseppe Ruggier i , Costante Portatadino, Angelo Scola.

    SERBO-CROATE : Svesci Communio (Krscanska Sadasnjost, Zagreb, Marulicev trg. 14 ) Stipe Bagaric, Vjekoslav Bajsic, Tomislav Ivancic, Adalbert Rebic, Tomis-lav Sagi-Bunic, Josip Turcinovic.

    AMERICAIN : Communio, International catholic review (Gonzaga University, Spo-kane, W ash. 99202) Kenneth Baker, Andree Emery , James H i t chcock , G l i f -fo rd G. K osse l , Va l J . Pe te r , Dav id L . Schindler, Kenneth L. Schmitz, John R. Sheets , Gera ld Van Ackeren , John H. Wright.

    La Revue catholique internationale : Communio est publie par Communio , association dclare (loi de 1901), prsident : Jean Duchesne.

    Rdaction au sige de l'associa-tion : 28, rue d'Auteuil, F 75016 Paris, tl.:288.76.30 et 647 76 24.

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    Conditions d'abonnement : voir p. 96.

    Conformment ses pr incipes, la Revue catholique internationale : Communio est prte envisager de publier tout texte de recherche (individuelle ou communautaire) en thologie catholique. La rdaction ne garant i t pas le re tour des manuscrits.

    Une revue n'est vivante que si elle mcontente chaque

    fois un bon cinquime de ses abonns. La justice

    consiste seulement ce que ce ne soient pas toujours

    les mmes qui soient dans le cinquime. Autrement,

    je veux dire quand on s'applique ne mcontenter

    personne, on tombe dans le systme de ces normes

    revues qui perdent des millions, ou en gagnent

    pour ne rien dire, ou plutt ne rien dire.

    Charles PEGUY, L'Argent, Pliade, p. 1136-1137.

  • La pauvret du monde

    Peter- SCHMIDT :

    La pauvret du monde

    L'appel vanglique la pauvret nous apprend que nous sommes pauvres, de fait : tout nous a t donn, nous som-mes crs ; c'est la source de notre joie.

    LORSQUE la tradition synoptique rapporte la rponse de Jsus au scribe qui lui demande quel est le premier commandement, elle ajoute la citation du fameux prcepte deutronomique une petite variante remarquable. Ecoute, Isral, le Seigneur notre Dieu est l'uni-que Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton me, de toute ta pense et de toute ta force (1). Tu aimeras ton Dieu de toute ta pense. Admirable devise pour le chrtien qui veut penser sa Foi ! L'audacieux paradoxe me semble en effet caractriser merveille la tche primordiale de toute rflexion croyante. Celle-ci n'est pas un mauvais roman thse. Son premier objectif n'est pas de prouver son objet contre les rfutations possibles. Il s'agit bien plutt d'intgrer l'homme pensant dans l'acquiescement au message de ce Dieu qui, en Jsus-Christ, s'est rvl comme salut du monde. Car la raison humaine partage, au niveau qui lui est propre, l'aspiration profonde de l'homme total au salut. Elle n'acceptera en dfinitive pour vraies que les vrits qui lui permettent de mieux pntrer le sens de la vie vcue. Ce qui a valeur de Salut pour l'homme est vrai (2). Ainsi, parler de la cration, ce n'est pas essentiellement faire de l'apologtique, ni laborer une thodi-ce ou une preuve de l'existence de Dieu, ni fournir une rponse aux questions concernant l'origine du monde ou l'volution. Non que ces questions soient trangres au problme de la cration. Au contraire,

    (1) Cf. Marc 12,30 ; Matthieu 22,37 ; Luc 10,27. Le verset original, Deutronome 6,5, cit d'aprs la traduction grecque de la Septante, ne contient pas l'expression ... de toute ta pense . Les termes dianoia , et encore plus sunesis (employ dans la rptition du prcepte, Marc 12,33) portent sur l'intelligence au sens gnral, l'action de comprendre, l'entendement. (2) Nous employons le vocable salut pour rsumer tout ce qui contribue la ralisation finale du sens de la vie.

    elles sont ncessaires comme prambule et d'ailleurs invitables , mais elles ne sont que le vestibule de l'difice. Pour accder la vrit intrieure du message de la cration, il importe de scruter la dimension salvifique qui s'y exprime. Qu'est-ce que la notion de cration apporte notre perspective de vie ? Qu' est-ce que le message d'un Dieu crateur et d'un univers cr change au sens ultime de notre existence ? Voil le niveau de vrit auquel la raison croyante cherche une rponse ses questions. La Foi veut penser Celui qu'elle aime.

    Dans la pauvret, nous retrouvons notre existence comme un don de Dieu.

    Le Christ parle de la cration d'une faon plutt singulire. Que Dieu soit le crateur et l'homme sa crature, il n'en discute jamais, mais l'ide est constamment prsente dans son vangile et constitue en quelque sorte la toile de fond de son message de pauvret. Jsus ne cherche pas d'arguments pour prouver la cration, il en enseigne simplement les consquences pour celui qui veut entrer dans le Royaume des Cieux.

    A une poque o les idologies sociales et les systmes conomiques s'entrechoquent et chancellent, nous nous rendons compte, nos d-pens, de l'injustice qui s'est accumule dans le monde en mme temps que les richesses, et qui se retourne contre nous. Le bonheur de l'huma-nit n'est manifestement pas assur par certains idaux que l'homme moderne s'est acharn atteindre durant les dernires dcennies. En occident, un dicton banal comme l'argent ne fait pas le bonheur nous montre aujourd'hui un visage quasi cynique. Dans un tel contexte, le message vanglique de pauvret retentit avec une force nouvelle. Alors que des continents entiers en dtresse nous crachent la figure la faillite d'un matrialisme effrn, une inspiration renouvele jaillit du conseil toujours vivant du Christ. Heureux les pauvres en esprit ! proclame Jsus (3), condamnant l'adoration des fausses valeurs et invitant tout homme choisir la voie du dtachement au service de la justice et de la charit.

    Nanmoins, on aurait tort de ramener la parole du Seigneur au niveau exclusif d'un conseil thique, voire psychologique. Le Christ ne fait pas que prner une attitude, ft-elle ncessaire pour entrer dans le Royaume. Certes, il appelle tous ceux qui veulent tre ses disciples s'engager dans une perspective de vie nouvelle, mais l'exigence conte-nue dans l'exclamation Heureux les pauvres ! n'est que la cons-quence d'une affirmation plus profonde. Si Jsus proclame que la pau-vret est un idal auquel il faut aspirer et il le proclame sans aucun

    (3) Matthieu 5,3. Ou les pauvres de coeur , comme traduit la TOB.

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  • Peter Schmidt La pauvret du monde

    doute , ce n'est toutefois pas l que nous trouvons l'aspect le plus essentiel ou le plus vital de la premire batitude. On comprendrait malle texte si on le lisait comme suit : En ralit nous sommes riches, et le Christ nous demande de nous dfaire de ce que nous sommes, afin de devenir pauvres. Cela voudrait dire : sortons de notre situation relle, forons-nous nous dtacher de nous-mmes, faisons un effort de k-nose pour tre admis au Royaume des Cieux. Le point de vue sous lequel on a abord l'idal de pauvret vanglique a parfois t d'une ascse mal comprise (comme fin en soi !), et donc pseudo-chrtienne. Vue sous cet angle, la pauvret apparat comme un acte forc, une sorte d'autodes-truction, o l'homme se dfait d'une valeur positive afin de plaire Dieu. En fait, on se trouverait l devant la vieille image paenne du Dieu jaloux, vindicatif, qui ne supporte pas le bien-tre ni la grandeur des humains, qui exige une sorte d'automutilation spirituelle en offrande sa gloire. C'est bien l le Dieu concurrent de l'homme et il le sera toujours, si l'idal de pauvret reste interprt comme la descente d'un palier sup-rieur un palier infrieur. Car, dans ce cas, la pauvret consiste tout simplement diminuer notre autoralisation pour augmenter la gloire de Dieu. Gloire douteuse, et qui ne risque pas d'augmenter les chances de survie du sermon sur la montagne !

    Pour comprendre la profondeur du message vanglique de la pau-vret, il faut retourner radicalement le point de vue. L'idal de pauvret chrtienne ne consiste pas nous dfaire de ce que nous sommes, pour aboutir ce que nous ne sommes pas encore. Il s'agit au contraire de nous dtourner d'une situation irrelle, pour revenir ce que nous sommes en ralit. Avant d'tre un impratif, les paroles et l'exemple du Christ sont un indicatif. La pauvret n'a pas de valeur en soi. Pour tre un idal vanglique, il faut que l'esprit de pauvret nous rapproche, plus que le reste, de ce que l'homme doit tre pour tre pleinement homme. De notre ralit d'homme. Dans le sermon sur la montagne, Jsus nous parle de cette ralit. Son message porte sur le fond mme de notre tre. En disant : Soyez pauvres , il dit en premier lieu : Vous tespauvres . C' est l l raison foncire de son prcepte. Ce que nous devons faire n' est que la consquence de ce que nous sommes.

    La premire batitude rejoint d'ailleurs la tradition des Pauvres de Jahweeh , que l'on retrouve dans les psaumes et les prophtes (4) ces pauvres qui ne mettent pas leur espoir en eux-mmes, ni dans leur position puissante au sein du monde. La vie, le salut, le bonheur, ils les attendent de Dieu seul. C'est pourquoi l'Ecriture les loue, et Jsus nous est prsent comme le pauvre de Jahweh par excellence. En effet, l'attitude du pauvre met en lumire la vrit de l'homme. tre pauvre de

    (4) Les anewey Jhwh , qui sont les pauvres, les dshrits, les opprims, les affligs. P. ex. Isale 10,2 ; 32,7 ; Jrmie 22,16 ; Psaume 40,18 ; 69,33. Les pauvres sont aussi les humbles et justes. Cf. Psaume 18,28 ; Sophonie 3,12.

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    coeur, cela veut dire avant tout : avoir conscience de sa pauvret effec-tive. Pauvres devant Dieu, nous le sommes. L'attitude de possesseur est une attitude fausse, et mensonger l'esprit de richesse. Vivre en riche, c'est ne pas voir la ralit. Le message de pauvret touche le noyau de la vie, parce qu'il nous rvle notre situation relle. Par l, il creuse beau-coup plus en profondeur qu'aucune approche psychologique ou mme thique du dtachement. Il s'agit du niveau ontologique de notre exis-tence : l'homme est pauvre devant Dieu. Pauvre, c'est--dire ayant reu et ayant recevoir. La vie, le sens ultime de l'existence, le salut, tout cela est don. Nous sommes radicalement indigents. Notre tre mme est reu dans ce qui le constitue comme tre. Voil le roc sur lequel s'rige l'vangile de la pauvret.

    Une vision semblable se trouve la base de l'esprit d'enfance. Si vous ne devenez comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux (Matthieu 18,3). L non plus, il ne s'agit pas en premier lieu d'adopter l'attitude psychologique de l'enfant. (D'ailleurs, la psychologie moderne nous rvle que les perversions de l'ge adulte sont pour la plupart dj prsentes dans la psych de l'enfant.) Non, le Christ nous rappelle notre situation objective devant Dieu et son Royaume. L'enfant est l'tre par excellence qui vit de ce qu'il reoit. Devenir comme les petits enfants signifie donc : vivre dans la conscience que notre situation par rapport au Royaume de Dieu est analogue celle des enfants par rapport leurs parents et tout ce qui leur permet de vivre. Pour entrer au Royaume des cieux, il faut avoir l'humilit de le recevoir des mains de Dieu.

    Si le Christ prche la pauvret et la vit, c'est qu'il veut rappeler, pour le traduire sur le plan existentiel, le premier nonc de la Bible : Au commencement, Dieu cra le ciel et la terre . Cet exorde grandiose grave d'emble dans la mmoire et dans le coeur la premire de toutes les vrits : Dieu est Dieu tout le reste est Sa cration. Est don. Mais n'est-ce pas le propre du don de se rvler prcisment comme don ? C'est--dire : de renvoyer celui qui donne ? N'est-ce pas le fait d'tre donn par quelqu'un qui fait que le don est don ? C'est bien la relation un autre qui fait du don ce qu'il est. Un simple exemple suffit pour l'illustrer. Lorsqu'un homme offre un bouquet sa femme, le jour de son anniversaire, pourquoi est-elle heureuse ? Pour le bouquet ? Certaine-ment, mais dans la mesure o celui-ci est signe de l'amour que lui porte son mari. C'est lui-mme qui se donne dans les fleurs. Les roses ne sont vraiment ce qu'elles doivent tre que dans la mesure o elles renvoient celui qui les donne. Plus il est signe de l'affection rciproque, plus le cadeau est cadeau. Plus donc le don dirige le regard vers celui qui le donne, plus il ralise sa propre essence.

    Bien que souffrant un peu de la claudication traditionnelle des compa-raisons, notre exemple fournit une certaine analogie avec la relation des tres crs au Crateur. Plus en effet un tre cr renvoie au Crateur,

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  • Peter Schmidt La pauvret du monde

    plus il rvle sa propre essence : celle d'tre crature. Mais l'inverse est vrai aussi : il faut que la crature se ralise pleinement comme crature, pour dcouvrir sa relation avec celui qui est son auteur. Le premier verset de la Gense nous l'apprend : le monde ne tient pas sa valeur ni son sens de lui-mme, mais de Celui de qui il tient son existence. Dieu est l'alpha et l'omga du monde. Plus le monde se rvle monde, plus Dieu se rvle Dieu.

    Les batitudes se prsentent en quelque sorte comme une explicitation de cette profonde vrit. Heureux celui qui se sait pauvre. Heureux donc celui qui ne btit pas sa vie sur ce qui n'est pas l'essentiel. Heureux celui qui n'attend pas son bonheur de ce qui n'est pas en mesure de le lui procurer : la violence, la puissance, les richesses, le plaisir... Si la vie est don de Dieu, c'est Dieu qui donne la vie et ceci n'est pas une tautolo-gie ! Si notre tre mme est un cadeau de sa main, c'est bien lui qui en est le sens et le bonheur. C'est lui enfin, notre unique richesse. L'attitude de pauvret est la seule bonne attitude, parce qu'elle est la seule vraie. Elle seule rend l'univers son visage authentique.

    Le pch n'est rien d'autre que le refus radical de la vrit ontologique de l'univers et de l'homme. Dans le pch, l'homme, crature de Dieu, se fait lui-mme Dieu. Ce qui est second la cration devient primor-dial. Ce qui n'est pas Dieu monte sur le trne, s'installe au Saint des Saints, et l'homme se prosterne devant des idoles (5). Le sermon sur la montagne, la suite des prophtes, proclame : il n'y a qu'un tre absolu, il n'y a qu'une valeur absolue. Il n'y a que Dieu qui soit Dieu. Et Jsus d'en tirer les consquences : aucune valeur cre n'est telle qu'on ne puisse la perdre pour Dieu . Car celui qui donne a plus de valeur que le don. De l les attitudes du Christ, et ses paroles. Pour tre son disciple, il faut savoir quitter tout. Le Seigneur veut nous rendre la signification plnire de notre existence. Mais le refus qu'est le pch tant incrust dans la situation historique de chaque homme, les batitudes nous exhor-tent un engagement pratique. Il faut faire le pas ! Pour redcouvrir sa vrit ontologique, donne dans le plan initial de la cration, il faut que l'homme passe par le dchirement de la pauvret. Esclave, par le pch, de valeurs illusoires, il doit se librer de ses chanes en les brisant. Passer par des moments de pauvret effective est une condition sine qua non pour rtablir la relation originelle de l'enfant au Pre. Lorsque l'homme se dtournera dlibrment de ses idoles (et notre plus grande idole, c'est nous-mmes), il pourra recevoir nouveau, et avec une joie toute neuve, la cration entire comme don des mains de Dieu. Passer par ce dpouil-lement pnible, s'engager dans le sentier troit, voil ce qu'implique

    (5) Cf. Romains 1,25 : Ils ont chang la vrit de Dieu contre le mensonge, ador et servi la crature au lieu du Crateur. La colre des prophtes contre l'idoltrie des Isralites se nourrit de la mme ide constante : l'homme adore comme son Dieu ce qui ne l'est pas. C'est le seul, mais suprme blasphme.

    l'appel de Jsus quand il nous invite le suivre. Marcher dans les pas du Seigneur revient perdre la vie pour la gagner, se charger de sa croix. Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n'est pas digne de moi. Qui aura assur sa vie la perdra et qui perdra sa vie cause de moi l'assurera (6). La croix est le message de pauvret par excellence. En elle clate le scandale des valeurs humaines dtruites, scandale qui paradoxalement nous ramne l'unique valeur absolue : Dieu. La croix du Christ est tout jamais la plus terrible critique de l' absoluit du monde (7)

    En crivant cela, nous rptons simplement ce que l'on nous avait toujours appris : que le Christ, nouvel Adam, a restitu ce que le pre-mier Adam avait dtruit. Ce que le pch refuse, le Christ en croix l'accepte. Ce que l'homme adorateur de soi-mme et du monde nie, les batitudes le proclament : Dieu est Dieu, et nous sommes sa cration. Parole de pauvret, parole de Gense (8). Soyons pauvres, car nous le sommes. Soyons enfants, car nous le sommes. Le reste n'est que men-songe, gosme radical du pch, qui ne conduit nulle part. En effet, si le Crateur est la seule valeur absolue, si la ralisation la plus haute de la crature consiste se vivre comme don, quoi sert-il de se dmener pour des idaux qui restent en dessous de la ralit ? Le Christ ne dprcie nullement les valeurs cres. Au contraire, il leur rend leur prix rel, en enseignant ce qu'elles sont : don de Dieu, et non pas fin en soi. C'est comme don de Dieu que l'univers se ralisera non pas comme tre absolu. Si la recherche de l'Absolu engage l'homme dans un chemin qui l'en dtourne, ne poursuivra-t-il pas le vide ? La Bible n' a pas tort, en ce sens, de lier le pch et la mort. Le renversement de l'ordre rel des valeurs, fausse rvolution copernicienne, ne mne nulle part. L'homme cherche la Vrit et la Vie l o il ne peut les trouver. Il ne les trouvera pas.

    (6) Matthieu 10,38-39. Voir galement Luc 14, 25-33. (7) Sur la croix, Jsus a connu la pauvret dans sa chair jusqu' la torture et l'ignominie, et dans son esprit jusqu' l' exprience de l'abandon, de l'absence de tout appui. Le cri Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonn ? est le cri de quelqu'un qui se jette dans les bras de Dieu dans un acte de confiance totale. Vide de tout ce qui n' est pas Dieu, n'ayant plus rien sur quoi s'appuyer pour percevoir la porte de son acte, Jsus s'abandonne son Pre, dont il ne sent mme plus la prsence, uniquement parce que Dieu est Dieu. L'univers entier est incapable de remplir de sens l'anantissement de cet homme sur la croix. C'est par sa critique exhaustive (au sens tymologique du mot) du monde que la croix exige la prsence de Dieu. Saint Paul a trs bien compris le point critique du scandale : si le Christ n'est pas ressuscit c'est--dire si Dieu n'est pas prsent au-del de cette vie humaine anantie , si la knose du Christ aboutit au nant, quelle horrible farce que le message de la croix ! (Cf. I Corinthiens 1, 18-25 et 15, 12-20). (8) Ainsi s'avrent profondment vraies les paroles de Matthieu 5, 17 : N'allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les prophtes. Je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. L'vangile accomplit l ' intention de base de l 'ancienne Thora : tablir l'homme en sa vrit devant Dieu.

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  • Peter Schmidt

    La pauvret vanglique touche le fond de notre tre. Le Christ perdant la vie sur la croix nous l'apprend : ce n'est qu'en reconnaissant Dieu seul comme Dieu que l'homme, cessant de poursuivre de vaines idoles, trouvera la Vie. La pauvret n'est pas une autodestruction, mais au contraire la ralisation totale de soi. L'homme accomplit sa destine humaine l o il se donne Dieu. Plus Dieu est Dieu, plus l'homme est homme. C'est l'ide mme de la cration.

    La Cration est relation

    En langage plus acadmique, l'attitude du Christ implique donc une ngation de l'asit du monde. Nous nous trouvons l devant une des voies par o le christianisme entend rejoindre la recherch philosophique de la vrit. L'conomie rvle du salut a son mot dire au sujet du problme de la relation du monde l'tre. L'ide biblique et chrtienne de la cration comporte un choix de la raison humaine pour la contin-gence du monde. Le monde n'est pas l'tre Absolu, il n'est pas nces-saire, ni par soi. La rflexion chrtienne n'accepte pas que la thse de la ncessit et de l'absoluit de l'univers en gnral soit une solution adquate au problme de la contingence des tres distincts. Certes, le monde est, et il est rellement, mais il n' est pas l'tre en totalit. Il est par un Autre. Cet Autre, tre-par-soi, lui, est cause de l'existence et par consquent du sens des tres contingents. Nous ne voulons pas trancher ici cette grave question mtaphysique, ni en dvelopper la problmati-que. Nous tchons simplement de circonscrire ce que la pense croyante comprend par la cration, et surtout d'en dgager le sens vital (9). La notion fondamentale de la cration est donc la notion d'une relation. Le monde existe comme relatif un Autre. On ne pensera donc pas la cration en termes de production ni de fabrication. C'est l une reprsen-tation trop simpliste de l'Acte divin qui cause notre existence. En disant

    (9) Ceci n'est pas une fuite devant les difficults. Seulement, le problme de la contingence et de la ncessit de l'univers demanderait un dveloppement qui dborderait le cadre de cet article. Il suffit de rappeler que la Foi, en affirmant que le monde dpend de Dieu, fait une option philosophique. La contingence et l'historicit des tres distincts peut tre constate, mais il est difficile d'en tirer, avec certitude, une conclusion en ce qui concerne la contingence ou ncessit de l'univers. Les systmes panthistes optent pour un univers absolu et ncessaire (ce qui fait dire un Cl. Tresmontant que le systme cosmologique de l'athisme marxiste est en fait panthiste), tandis qu'existe aussi la vision d'un monde contingent, mais sans Dieu crateur (Cf. p. ex. L'Etre et le Nant de J.-P. Sartre). La science jusqu'ici n'est pas capable de fournir la rponse. D'ailleurs, le sera-t-elle jamais ? Pntrer la structure du monde n'est pas la mme chose que rendre compte de l'tre du monde ! Ce le serait peut-tre dans un monisme idaliste, mais l aussi nous nous trouvons devant une interprtation de l 'tre qui ne pourrait se vrifier qu' la fin du devenir historique. La Foi par contre affirme que la fin de l'histoire est dj ralise par anticipation dans la Rsurrection du Christ et c'est prcisment la Rsurrection qui fonde dfinitive-ment le choix de l'Eglise pour l'ide d'un monde cr et d'un Dieu crateur.

    La pauvret du monde

    Dieu a cr le monde , nous imaginons trop aisment un Dieu qui est l, conoit le plan d'une cration, puis l'excute. L'on ne peut en ralit sparer l'agir de Dieu de son tre. Il est Acte Pur. Dieu n'est pas l avant de passer l' action . L' acte crateur est libre, mais il n' est pas le fruit d'une initiative ou d'une dcision que Dieu aurait prise un moment donn de son existence. De pareilles reprsentations prsupposent toute une image trop anthropomorphique de Dieu, image qui impliquerait un changement au sein de son tre. Le dessein de crer n'est pas sparer de l'tre divin. Dieu n'a jamais exist sans tre crateur. En tant qu'tre, Dieu est crateur. Vue pour ainsi dire du ct de Dieu, la cration n'est pas un advenir , un surgir . Elle est, comme dit saint Thomas d'Aquin, la dpendance mme de l'tre cr vis--vis de son Principe.

    Strictement parlant, Dieu n'a donc pas exist avant la cration. La temporalit est mode d'existence de l'univers, mais sa relation Dieu est intemporelle (10). L'on ne peut indiquer un moment dans le temps de Dieu pour l'Acte crateur. Si le monde existe temporellement et spatialement par l'Acte crateur, cet Acte, par contre, insparable de l'tre divin, n'est pas temporel. L'on ne peut pas dire que la cration, en tant qu'Acte divin, ait commenc, pas plus qu'on ne peut situer Dieu dans l'espace cause de la spatialit de l'univers. Nous n'entendons pas affirmer par l que la cration, en tant qu'tre distinct de Dieu, n'a pas commenc. Considrant l'historicit de l'univers y compris de la matire , il est trs possible que le monde, vu de son ct, ait com-menc. Si le monde en effet est devenir linaire et volutif, et si ce devenir est toujours en cours, comment affirmer alors qu'il n'y a pas eu de commencement, et expliquer en mme temps que ce devenir ne soit pas encore termin ? C'est l un problme qui touche et les sciences et la mtaphysique. Dans notre contexte, pareil aspect de la rflexion sur la cration ne fait qu'illustrer la distinction radicale entre le mode d'exister de la crature et celui du Crateur. En mme temps, il nous montre que le point cardinal de l'ide de cration n' est pas chercher dans le quand ou le comment , mais dans le genre de relation. Saint Thomas par exemple ne postule pas le commencement du monde pour tablir qu'il est cr. Dieu est ; le monde existe ; le monde est relation de dpendance vis--vis de Dieu. Relation qui ne doit pas tre conue comme acciden-telle, s'ajoutant l'tre dj existant du monde. Non, le monde dpend pour tre ; il dpend quant son tre en ce qu'il a de plus fondamental, tellement que cette dpendance et son tre ne se distinguent pas... La cration, c'est l'tre mme des cratures en tant que dpendant de Dieu (11).

    (10) Dieu ne prcde ni ne suit rien, et cet ordre du temps n'a rien voir avec sa causalit, qui pose le temps mme. (A. Sertillanges, L'ide de cration et ses retentissements en philosophie, Paris, 1945, p. 27). (11) Ibid., p. 56.

    8 9

  • Peter Schmidt La pauvret du monde

    Donc, Dieu Crateur du ciel et de la terre est le Dieu infiniment distinct du monde, sans qui le monde ne serait pas. La cration, c'est le monde en sa totalit en tant que dpendant intgralement de Dieu pour tre. Cette relation reste mystre, car Dieu est mystre. N'oublions pas les paroles de K. Barth : Le premier article du Symbole n'est pas une sorte de parvis des gentils , une sorte de terrain d'entente pralable o chrtiens, juifs et paens, croyants et incroyants, pourraient se ren-contrer et reconnatre, avec une certaine unanimit, l'existence d'un Dieu crateur. La signification de cette dernire expression, comme d'ailleurs celle de la cration elle-mme, nous reste aussi mystrieuse, nous autres hommes, que toutes les affirmations du Credo (12). Oui, mystre, mais mystre qui, dans sa densit de vie, claire la foi pensante aussi bien que la foi pratique. Thologie spculative et vie mystique s'embrassent dans la conscience de la pauvret ontologique de l'univers. En somme, la thologie de la cration proclame que le sens final de la vie vcue concide avec son enracinement dans l'tre. Si la ralit du monde se laisse dfinir comme existence a Deo, c'est l aussi la base de son salut.

    Dieu ou l'homme. Une alternative ?

    Mais voil que l'ide de dpendance vis--vis de Dieu semble heurter la conception moderne de l'homme et du monde. Celle-ci n'est pas seulement foncirement humaniste , c'est--dire, au sens large, qu'elle affirme la valeur et la dignit de l'homme. Sous l'influence des philosophies de l'histoire, et plus particulirement du marxisme, valeur et dignit humaine en viennent tre considres surtout sous l'angle de la praxis. L'agir de l'homme dans le monde forme la base de sa valeur. Cette valeur gt dans la construction d'un monde humain au cours de l'histoire. La ralit humaine , c'est--dire l'tre ralis de l'homme, se trouve au terme d'un devenir qui est produit du travail dmiurgique de l'homme. D'o une conception axiologique de la ralit. e On n'affirme pas les valeurs partir d'une conception de la ralit, mais au contraire on procde de l'affirmation des valeurs une conception de la ralit qui les rend ralisables (13).

    La valeur par excellence raliser, c'est la libert de l'homme, libert qui, au sens gnral du terme, signifie tout ce qui concourt procurer l'homme la possibilit d'tre soi-mme : l'autonomie dans toute sa plnitude. L'homme atteindra le sens final de son humanit l o il ne sera plus soumis aucune forme d'alination (terme qui rsume toutes les formes

    (12) K. Barth, Esquisse d'une Dogmatique, Coll. Foi Vivante 80, pp. 73-74.

    (13) J. Girardi, Marxisme et Christianisme, Paris, 1968, p. 29.

    d'asservissement, tout ce qui s'oppose l'autoralisation de l'homme). Or, si la valeur raliser est la libert de l'homme, l'ide de la cration rend, dit-on, cette valeur irralisable, car, dans ce cas, le sens du monde est dj donn, et la libert, cratrice d'humanit, devient un leurre. La philosophie humaniste refuse tout asservissement, qu'il soit d'ordre social ou politique, conomique, culturel ou psychologique. L'homme tant la fin de l'agir humain dans l'histoire, il ne peut tre asservi comme moyen au service de valeurs suprieures lui. La cration signifierait, dans cette perspective, l'asservissement suprme : dpendance d'un Autre dans le noyau mme de son tre. Si on dpend de quelqu'un pour tre, on n'est jamais soi-mme, quoi qu'on fasse. L'autonomie que l'on croit conqurir n'est qu'imaginaire. La valeur de l'homme disparat devant l'tre de Celui dont il dpend. Voil pourquoi l'humanisme athe refuse Dieu. Il s'agit d'un choix : ou Dieu, ou l'homme. Si le sens du monde est donn dans la cration, l'homme n'a plus rien faire. Ou bien il est artisan de son histoire, ou bien sa libert cratrice n'est plus qu'illusion. La collision des valeurs entrane la collision sur le plan de l'tre. L'adage est depuis longtemps classique : il faut que Dieu meure pour que l'homme vive (14).

    Toutefois, cette rivalit mortelle entre Dieu et l'homme est-elle bien certaine ? L'limination de Dieu par les champions de la dignit humaine ne rsout pas automatiquement le problme de l'tre. L'humaniste athe le sait bien : l aussi il s'agit d'une option. Mais cette option libre-t-elle vraiment l'homme ? Il faut bien en convenir : dans aucune des deux perspectives, l'homme n'est libert absolue. Il n'est pas l'auteur libre de son existence, ni a fortiori de l'tre universel. Si la constatation de la contingence ne le fait pas conclure l'absurdit des valeurs ou des idaux, il lui faudra bien reconnatre que la valeur humaine de libert se construit toujours partir d'un donn. Sa libert est toujours plus ou moins inscrite dans le cadre de la structure du monde. L'axiologie, l'idal, la construction de l'humanit ne vont pas sans ce pralable . Ds lors, que signifie cette libert ? L'agir dmiurgique de l'homme, par lequel il la forge, est lui-mme rendu possible par quelque chose que l'homme n'a pas choisi en libert ! Par l'existence du monde et par sa propre existence, existences situes toutes deux ! L'homme, pour tout dire, n'est pas la cause absolue de l'tre qu'il construit. Il transforme. Sa libert, c'est de construire un sens dans l'tre qu'il trouve l.

    Il y a donc un pralable qui rend possible le travail libre dans le monde. Le ressentons-nous comme alinant ? L'homme n'a pas choisi d'tre ou de ne pas tre. Il y a un reu d'existence qui est condition de possibilit de sa libert. Cela aussi, c'est une relation de dpendance.

    (14) L'exemple le plus frappant de cette vision du monde et de l'homme, nous le trouvons dans l'athisme marxiste ; mais l'on peut affirmer que le souci de la dignit humaine est le rhizome reliant la plupart des philosophies humanistes et athes de notre poque.

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  • Peter Schmidt La pauvret du monde

    Pourtant, elle n'est pas ressentie comme alinante, car elle ne constitue pas une entrave la libert humaine au contraire, elle la rend possible (15).

    Toute relation de dpendance n'est donc pas ncessairement un asser-vissement. En fait, la notion chrtienne de cration conteste vigoureu-sement une image de Dieu qui en ferait le destructeur de l'homme. Le Dieu concurrent de l'homme n'est qu'un vestige de l'antique image paenne. L'affirmation d'un Dieu crateur fait au contraire de la condi-tion d'existence de l'homme la vritable garantie de sa libert. Si en ralit la libert de l'homme est conditionne par une relation l'tre, quel conditionnement pourra lui laisser plus de libert : celui de la marche dialectique de l'histoire, celui des lois de la nature, ou celui d'un tre personnel Dieu qui appelle le monde l'existence ?

    Dieu est Amour

    La critique humaniste l'adresse de l'ide de cration serait justifie si toute relation de dpendance tait oppressive. Est-ce le cas ? Est-ce qu'il n'existe pas de relation qui, au lieu de dtruire l'tre plus faible, lui permet au contraire de se raliser, et que nous appelons l'amour ? Enfin le mot est lch ! Si la relation qui nous lie Dieu est relation d'amour, pourquoi nous anantirait-elle ? Puisque la cration est la relation qui constitue l'tre mme des choses et des hommes, elle est minemment constructrice. Elle permet l'homme de se raliser en libert. Elle ne le dtruit pas, puisque sans elle il ne serait pas ! Qu'y a-t-il de destructeur enfin une relation qui prcisment ne fait que fonder la possibilit d'une ralisation ultime de l'tre cr ? Si l'amour de Dieu est cause de notre existence, en quoi ce Dieu nous craserait-il ? A vrai dire, il y a dans le refus de la cration comme une rvolte promthenne contre une fausse image de Dieu. L'homme, en ralit, s'insurge contre sa propre non- asit. Cependant cette rvolte ne rsout pas le problme de la non-asit !

    Puisque la contingence est relle, la vritable joie de l'homme peut se trouver dans la conscience d'avoir reu l'existence. Avoir conscience de ne pas tre ncessaire, de ne pas tre par soi, et d'tre quand mme, ce n'est pas forcment une cause de rvolte ou de dsespoir. Cette conscience peut devenir l'occasion d'une joie inextinguible, l o notre

    (15) Au problme de la libert situe et donc finie de l'homme s'ajoute celui de l'eschatologie intramondaine, sur lequel on a dj tant glos. Une eschatologie intramondaine serait-elle capable de donner un sens la vie de chaque homme (donc aussi de ceux qui ont vcu jusqu'ici, et qui vivront avant la ralisation finale de l'idal humain), et un sens dfinitif (donnant une rponse au problme ternel de l'alination suprme de la mort) ?

    tre est ramen un acte de l'Amour Absolu. Car cet acte, sans lequel nous ne serions pas, nous fait tre ce que nous sommes : capables de libert, capables de construire un monde.

    La signification dernire du monde ne se laisse-t-elle pas dcouvrir dans ce que le monde est, c'est--dire la ralit donne comme terrain de construction de la libert humaine ? Dans la certitude de l'amour cra-teur, notre sentiment de dpendance se transforme en attachement. Et l'homme, cr libre, se ralise pleinement l o il consent de plein gr ' tre ce qu'il est : don de l'amour de Dieu. La valeur de Dieu ne noie nullement la valeur du cr, elle la fonde.

    L'Amour, dit saint Jean, c'est d'abord Dieu qui nous a aims, car Dieu est amour (1 Jean 4,7-10). Pour la Bible et pour le Christ, la dpendance de la cration vis--vis de Dieu est par consquent un message de joie. Elle appartient la Bonne Nouvelle. Car en somme, cette dpendance n'exprime rien d'autre que ceci : nous existons cause d'un amour. Si dj l'amour humain apparat comme la seule relation o l'homme ne tend pas dvorer son frre, mais lui crer la possibilit d'atteindre l'panouissement de sa personnalit dans la libert la plus parfaite, combien plus l'amour absolu et infini de Dieu est-il garant de l'panouis-sement de l'univers entier ! Il lui permet tout simplement d'tre. Pour l'homme, l'amour de Dieu est tout. Sans lui, encore une fois, le monde ne serait pas. Quand la Foi chrtienne affirme que la cration est image de la Trinit, que dit-elle sinon que l'tre de Dieu est amour, et que seul cet amour est la raison de l'existence du monde ? Le Dieu trine veut qu'il y ait des tres en dehors de Lui pour participer l'amour. Le dialogue intratrinitaire, qui n'est autre que l'tre-amour de Dieu, veut se reflter dans des tres autres que Lui-mme. C'est l le seul motif de la cration, motif absolument libre, car l'amour infini n'est soumis aucune contrainte. Si la cration tait ncessaire pour parfaire l'amour de Dieu, cet amour ne serait pas absolu. Constituant l'Essence de Dieu, il se suffit et se ralise pleinement dans le dialogue trinitaire de son tre unique. Lorsqu'il se communique, il est don absolu (16). Seul l'amour qui nous appelle l'existence peut nous donner galement la certitude que la vie, que chaque vie a un sens. C'est bien l'identit de l'tre et de l'amour en Dieu qui est, en fin de compte, le fondement de tout vritable humanis-me. Dieu dsire notre relation avec lui et voil que l'univers existe. Mais cette relation d'amour n'est pas moins la ralisation finale de notre salut : l'panouissement de notre capacit d'amour dans un acquiesce-ment total l'Amour Divin. Voil donc que la cration constitue le dbut de l'histoire du salut.

    (16) L'ide de la libert absolue de Dieu nous amne conclure que la cration ne peut tre dduite de son amour. Certes, si la cration est ce qu'elle est, c'est parce que Dieu est Amour. Mais de l'amour de Dieu l'on ne peut dduire des tres. L'existence des tres qui ne sont pas Dieu est pure gratuit, et c'est exactement la totale inutilit de la cration qui rend si merveilleux le fait que nous existons.

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  • Peter Schmidt

    Oui, notre existence est don, et nous sommes pauvres. C'est ce que proclame l'vangile de la croix. Mais que cette pauvret soit notre plus grande joie et base du salut, voil l'vangile de la rsurrection. Christ est ressuscit ! L'amour de Dieu ne peut donc tre dtruit. La mort ne peut venir bout de Sa volont de relation qui nous a crs. Dans la rsurrec-tion du Christ, Dieu s'est rvl rellement comme la valeur suprme. Il est, au sens intgral du terme, notre Vie. Quand l'homme a tout perdu, il lui reste tout gagner. La vie, le sens de la vie ne peuvent lui chapper ds qu'il les accepte de la main de son Auteur. Le message eschatologi-que de la rsurrection fondement de l'esprance chrtienne enfonce ses racines dernires dans celui de la cration. L'amour crateur n'est autre que l'amour qui nous sauve. Rien ne peut nous en sparer. Saint Paul a raison de s'exclamer avec allgresse : Oui, j'en ai l'assurance : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le prsent ni l'avenir, ni les puissances, ni les forces des hauteurs ni celles des profon-deurs, ni aucune autre crature, rien ne pourra nous sparer de l'amour de Dieu manifest en Jsus-Christ notre Seigneur (Romains 8, 38-39).

    Dans la rsurrection du Christ, la cration trouve sa ralisation dfini-tive. La rsurrection du Fils rvle le sens de la cration. Elle en est le motif interne. Dieu a cr le monde par amour et son amour. Nous existons, car il y a un Dieu qui est amour. Nous sommes sauvs en Jsus-Christ, car il est l'amour de Dieu. Tout est donc grce. C'est l notre joie.

    Peter SCHMIDT

    Ferdinand ULRICH :

    L'humble autorit du Pre

    Le monde cr dpend de Dieu qui lui donne sa libert, car la cration reproduit le don de Dieu lui-mme, de Pre Fils.

    JE crois en Dieu le Pre... , ainsi commence le symbole des aptres, par lequel les chrtiens confessent leur foi. Dieu est notre Pre, le Pre du Fils, celui de toute crature. Mais le mot de pre a mauvaise presse : la paternit est en crise au niveau de la famille comme de la socit, la notion de pre subit les assauts des psychologues et des sociologues. Si ce Pre est crateur du ciel et de la terre , la cration ne sera-t-elle pas rduite l'tat de mineure sans espoir d'mancipation, de devenir priv de son innocence, de production aline un divin capital ? Or, nous n'avons pas d'autre mot mettre la place de pre . Mais savons-nous au juste, avant de proclamer le meurtre du pre , ce que c'est qu'un pre ?

    1. L'autorit de l'amour

    Peter Schmidt, n Gand en 1945 ; tudes de philologie classique Louvain, de thologie Gand et Rome ; prtre en 1971 ; professeur de dogmatique et de langues bibliques au sminaire diocsain de Gand. Le P. Schmidt appartient l'quipe de rdaction de l'dition en langue nerlandaise de Communio (qui doit commencer paratre en fvrier 1976), et a rdig cet article en franais.

    Pour dtruire le mythe moderne de la mort du pre , il faut se remettre l'coute du mot pre . La racine indo-europenne pitar renvoie l'ide de nourrir, de faire crotre. Le latin auctoritas vient de augere, multiplier. L'auctoritas donne consistance, promeut, favorise, autorise. L'autorit du pre consiste faire se dvelopper et s'panouir l'existence qu'il a produite. Plus celle-ci reconnat cette promotion d'elle-mme, plus elle en est reconnaissante, plus profonde est la libra-tion qui l'engage en soi-mme.

    On tire ainsi au clair, pour la dissiper, la fausse interprtation de la libert, qui l'oppose au fait de devoir son tre d'un autre que soi, comme si ce qui me fait vivre tait l'inaccessible proprit d'un autre qui m'em-pche d' tre moi-mme . Non, le fils ne devient pas soi-mme en

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  • Ferdinand Ulrich L'humble autorit du Pre

    excluant cet Autre qui n'est pas lui (donc par ngation de la ngation), mais par l'obissance l'Autre qui le suscite et lui donne puissance d'tre lui-mme.

    L'autorit de l'amour qui promeut l'tre et non les choses est don soi-mme, richesse pauvre , vie dispense. C'est le sens du mystre fondamental de la Trinit : Dieu n'a pas besoin du monde pour devenir soi-mme. L'autorit de l'amour qui s'offre existe originellement dans l'amour lui-mme : Dieu est en Lui-mme vie qui se partage ; les person-nes trinitaires sont relation, renvoi et don l'une l'autre. Et ceci ne vient pas s'ajouter en un second temps la puissance divine, mais coexiste ds le dbut avec l'essence de Dieu. L'autorit absolue du Pre n'est donc pas fonction du monde cr et libr par Lui. On peut mesurer la puis-sance d'une autorit au degr de libert de celui qui l'accepte, mais ici l'homme n'a pas s'en assurer en se librant de Dieu ; l'autorit du Pre s'est dj assure d'elle-mme l'intrieur de la Trinit.

    Dans l'intimit divine, le Pre communique au Fils toute la richesse de son amour infini. Engendrant le Fils , le Pre se donne lui, qui reoit tout de lui dans une obissance absolue. Obissance dans la rception et la reconnaissance qui reprend en soi tout ce qui n'est pas Dieu et l'ouvre son origine divine, le librant ainsi la fois pour la parfaite pauvret de ce qui reoit tout, et pour la gloire d'une libert cratrice illimite. Le Fils, dont la nourriture est la volont du Pre, et qui en accepte le don absolu de la nature divine, se fonde en lui et fonde l'absolue libert en soi-mme. Son obissance se recevoir reste l'ternelle manifestation de l'autorit absolue qui promeut l'infini celui qui reoit et qui lui donne le chemin de sa libert. La pauvret du Pre est sa dlicate retenue devant le Fils, son silence tout ouvert sur l'action du Fils, son esprance en un Fils dont le spare la distance infinie du dialogue. Le Fils auprs du Pre, un avec lui, est pourtant dj l'Autre, 1'Etranger. C'est pourquoi, dans le monde, l'tranger , il sera toujours aussi chez soi. C'est parce que l'autorit du Pre est celle du don trinitaire que le Fils peut, tout en tant de la mme substance que le Pre, qui peut ainsi lui confier le jugement et en faire, comme on a pu le dire le Pre de l'avenir , tre radicalement obissant, totalement disponible envers lui. Il n'y a pas entre la puissance et l'obissance, entre tre soi-mme et recevoir cet cart que prsuppose sans cesse la critique moderne du pre.

    La rponse du Fils l'autorit du Pre est toute simple : tre soi-mme, c'est se recevoir soi-mme du Pre, dire oui au Pre, c'est dire oui au pouvoir de donner sa vie et de la reprendre , c'est ressusciter des morts en laissant le Pre faire ce qu'il veut. C'est parce que le Fils est engendr par l'auctoritas du Pre dans une parfaite galit avec lui qu'il acquiert la libert sans condition de passer de la mort la vie et de s' augmenter l'infini conformment l'autorit promouvante du Pre. C'est ce qu'atteste l'eucharistie. La fcondit du Pre est sa fcon-dit filiale.

    2. La cration comme prsence de l'autorit du Pre

    La vie trinitaire de l'auctoritas divine rend possible une cration dans laquelle recevoir et tre soi-mme se confondent. Car tout a t cr dans le Fils et rien n' a t fait sans la parole de l'autorit absolue. Si l'on parle de l'obissance de la nature, il ne faut pas (comme Marx, Nietzsche, et Freud) qualifier de passif l'espace dans lequel agit le pouvoir dispen-sateur et multiplicateur de Dieu. Il se rend disponible par l'acte d'une libert qui se fonde, et c'est seulement ainsi qu'il se place face au Crateur dans l'obissance. Plus on est libre, plus le genou est flchi, plus le coeur et les mains sont ouverts. Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis... Nous ne nous appelons pas seulement enfants de Dieu, nous le sommes . L'autorit du Pre veut des tres libres pour leur dispenser tout ce qu'il a donner, essentiellement lui-mme. Et celui qui a reu est devenu plus pauvre, plus rempli par le don. Il est plus ouvert pour tout ce qui viendra du Pre qui se donne en tout don excellent . Plus ouvert aussi que celui qui, dans une obissance perverse, est ouvert seulement pour ce Dieu qui est Tout , et le rejette ainsi dans un au-del qui n'engage rien. C'est pourquoi celui qui a, on lui donnera . Plus la libert est grande, plus elle ouvre le coeur l'autorit du Pre, moins elle se referme sous prtexte qu'elle serait devenue riche aprs avoir reu. Plus on est riche, plus on est pauvre ! Celui qui n'est qu'ouvert, qui est avide de Dieu ( sola gratia ), qui ne laisse pas agir en lui le don du Pre, celui-l rejette le Pre dans l'au-del, et par son obissance d'esclave, veut disposer soi-mme de son existence. Dans le Roi Lear, Regan et Goneril disent au Pre qu'il est tout pour elles. Cordelia se tait, elle sait ce que cache ce oui et ce non. Mais Oui, et non en mme temps, ce n'est pas de bonne thologie (IV, 6).

    Dans la mesure o la libert est sans prsuppos, qu' elle ose dire un oui gratuit, elle se soumet l'absolu du Pre, elle obit dans l'obissance du Fils qui est en mme temps sa libert absolue. Le oui au don du Pre est le oui l' absolue fcondit de la libert dans le monde et dans l'histoire, la naissance de Dieu dans la chair du monde. Inversement, celui qui vit dans l'amour cette initiative absolue du Pre sans origine, de celui qui engendre sans tre engendr, dvoile le fait que la communication de soi-mme du Pre n'est pas un oui et non la fois , parce qu'il nous a tout donn dans le Fils. On ne participe pas en partie seulement au Verbe qui tait au commencement et en qui tout subsiste , mme et surtout l o il entre dans notre finitude, o il se partage dans la pluralit : comme dans l'eucharistie, il reste toujours un, le seul oui de l'amour indivis. Le don absolu du Pre, le oui total, c'est notre Amen la gloire de Dieu (2 Corinthiens 1, 20-21) dans le Christ. L'homme peut dire le oui sans rserve de l'autorit du Pre, auquel le Christ nous unit. La fcondit divine ne reste pas au ciel comme un idal, elle entre dans le champ des possibilits humaines : vous devez vous aimer les uns les

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  • Ferdinand Ulrich L'humble autorit du Pre

    autres comme le Pre m'aime et comme j'aime le Pre, car vous le pouvez. Seulement vous ne voulez pas devenir aussi pauvres que le surgissement du oui absolu l'exige, vous ne voulez pas tre parfaits comme votre Pre cleste.

    L'autorit du Pre justifie donc la naissance de la libert absolue dans le monde par l'homme. La plus haute autorit est dtenue par celui qui peut promouvoir infiniment celui qui lui obit ce qui se passe quand Dieu se fait homme. Admettre la possibilit, la positivit d'une initiative sans prsuppos de la libert, c'est dire en priant Notre Pre .

    3. La majest cache du Pre

    Ce n'est donc pas la mort du Pre qui libre les fils, mais l'obissance au Pre dans la pauvret du Fils unique, qui est notre libert absolue. Ii ne suffit pas que le Pre se retire (le dfaut de Dieu de Hlderlin) pour que s'panouisse celui qu'il engendre. C'est la prsence cache, voile, pauvre du Pre qui est l'lment de la glorification du Fils et de ce que nous pouvons en lui. Il faut ici bien distinguer deux choses :

    a. l'absence du Pre au sens d'un retrait , d'un loignement total pour permettre l'autre d'tre prsent. Ce serait une impuissance du Pre que sa prsence touffe le Fils, une vrit bien faible qui doit se cacher pour qu'autre chose puisse se dvoiler ;

    b. le Dieu cach mais prsent sous la forme de la richesse qui donne jusqu' tre pauvre. Le silence du Pre est acte, discrtion qui ouvre l'espace dans lequel l'autre peut se raliser, tre lui-mme. Si nous dplorons aujourd'hui la dpossession du Pre, nous ne devrions pas oublier la chance offerte ici aux instances paternelles, le positif cach dans le ngatif, l'autorit par le service.

    Dans la parabole des talents, le matre distribue toute sa fortune ses serviteurs, puis part l'tranger. Il s'efface, se cache par pauvret paternelle pour laisser l'initiative aux dpositaires de son don, pour que celui-ci, l'abandon de sa fortune, puisse, comme il l'espre, devenir acte chez eux aussi. Au chapitre suivant, vient la scne du jugement : Ce que vous avez fait au plus petit de mes frres, c'est moi que vous l'avez fait . C'tait donc cela sa faon de se cacher, partir pour l'tranger et rester prsent dans toute sa fortune (le Fils) abandonne aux serviteurs (les hommes). Pas de place dans tout cela pour un amour entre hommes seulement. Dieu le matre participe au jeu . Sa majest ne se rsout pas dans les relations humaines qui le laissent au contraire transparatre et qui sont soumises son jugement.

    C'est lui, le matre, qui est l'tranger, le tout autre dans chaque autrui , que nous laissons si souvent devant notre porte. C'est lui qui

    y frappe travers cet tranger. La mise en jeu des talents ne doit pas se limiter aux prochains que l'on choisit soi-mme, elle reste, une mise absolue qui exige que l'amour agisse et se dispense partout dans le monde. C'est lui qui dans la personne de l'autre rend notre fcondit possible, il la cautionne par son enjeu initial; sans la prsence du Pre, toute interaction humaine n'est qu'une entreprise de reproduction goste de soi par soi.

    4. Le oui sans condition du Pre, nostalgie de l'homme

    L'absence lourde de prsence du Pre s'est rvle la raison de l'enga-gement de l'amour dans le monde. L o l'homme veut devenir son propre pre par ses propres forces (dans le oui sans condition de la volont de puissance donnant sens dans l'instant prsent - Nietzsche ou dans l'auto-engendrement de l'homme par le travail humain Marx ), il retombe sur soi dans l'acte mme de la naissance de son oui absolu dans le monde. Il devient l'esclave de son identification au pre, il ne peut pas se donner, puisqu'il ne s'admet pas comme donn. Il lui faut se lgitimer sans cesse comme le commencement sans commence-ment . Il ne peut se dbarrasser du je veux , car il ne peut s'en remettre aucun autre ; inversement il est forc, pour sortir de-nette prison o, enferm sur lui-mme, il tente de se gagner soi-mme; d'en finir avec soi-mme. A vouloir absorber en soi le Pre et son autorit absolue, il doit s'puiser suivre des directions qui se contredisent.

    La lutte pour le oui absolu de la libert cratrice se ralisant dans le. monde fini comme tel reste malgr tout un des thmes centraux de la pense contemporaine, bien au-del de Marx et de Nietzsche. On rve de faire natre Dieu du monde du pur fini.

    Le oui originaire dans l'engagement absolu doit, comme oui paternel, tre sans condition. Le nihilisme et l'athisme actuels croient avoir obtenu cette absence de prsuppos. En eux, plus de sens transcendant auquel se rfrer. Alors on exige tout de l'homme, pour l'homme : le oui absolu, le oui gratuit, sans but et sans achvement , qui relativise-raient, croit-on, l'absence d'origine du commencement.

    On demande, on attend l'avnement d'un oui qui est lui-mme son but. Mais ce oui le chemin comme but, la vrit, la vie , ne se rvle que dans le Verbe incarn du Pre, le Fils sur terre remplissant totale-ment la volont du Pre, comme le Pre est ouvert totalement en Lui pour le monde. Dans le Fils, oui absolu de la libert dans la chair de l'histoire, le but est prsent : Qui me voit, voit le Pre . Il n'y a pas chercher plus loin : Chemin et but ne font qu'un. Le rve de Nietzsche, l'unit de l'tre et du devenir, est ralis et dpass. Et pas moins le rve de Marx d'un commencement inconditionn dans le monde conditionn, l' hu-

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  • Ferdinand Ulrich

    manisme positif . Le crateur s'est fait homme, pour que l'homme devienne crateur, parfait comme le Pre .

    Mais le oui absolu dans le monde ne cherche pas, comme la volont de puissance, sa propre volont, sa propre gloire, mais la gloire de celui qui l'a envoy. Le Fils, le Oui du Pre fait homme, ne se recroqueville pas dans une tentative promthenne pour se promouvoir soi-mme et le monde, ne s'puise pas dans la production, mais agit en se dpassant. Il connat le e bonheur de celui qui reoit , qui manque Zarathoustra.

    Le oui est le but, parce qu'il obit, qu'il s'en remet au Pre et qu'il acquiert ainsi la plnitude absolue de ce qu'il est. Sa solitude n'est pas une prison, mais le lieu o il sort totalement de soi-mme. Parce qu'il obit, il devient fcond dans l'autre, il ne suscite pas le dsert autour de soi , un pays sans pluie , mais devient promoteur d'existence. Le principe qui le fait vivre n'est pas le Je veux , mais le comme tu le veux, Pre . Parce que ce oui est vcu comme un don reu dans l'obissance trinitaire, il peut se dispenser, se mettre du ct de l'autre, intgrer l'tranger, y clater et vaincre la mort par la. mort.

    Ce que Nietzsche visa dans la figure du Surhomme sans but, et Marx dans l' humanisme positif des frres, devenus leurs propres pres, le chrtien le croit, comme pure finitude de la libert libre : il croit l'Eglise. Il y a une initiative absolue de la libert finie en tant qu'initiative du Pre. La Mre de Dieu est la prsence cre du Pre crateur, le lieu du dbut absolu sans origine , c'est--dire paternel, du oui absolu dans le monde. Elle ralise ce que veut le Pre, en tant que libert finie, en tant que Mre du Fils. Le Fils cependant ne la monopolise pas contre le Pre, mais la rend fconde en se soumettant au Pre. La nostalgie de l'Homo-Natura est totalement ralise voire dpasse. Elle fait natre le dbut absolu en tant que fille du Pre, par son acceptation infiniment ouverte, son flat. Elle porte et extriorise l'initiative du Pre sous forme d'action de grce, l'Eucharistie, l'acte qui la fait vivre. Comme Mre elle laisse Dieu sa propre libert, elle se met la disposi-tion du oui absolu qui germe en elle pour le monde. En ceci elle rvle la fcondit, son autorit, et le lieu o la fraternit agit dans le monde de faon inaltre et toujours nouvelle depuis sa source mme.

    Car elle ne s'approprie pas l'initiative du Pre. Elle ne tient pas forcer son action. Voil l'Eglise, en elle seulement nous pouvons dire : e Notre Pre...

    Ferdinand ULRICH

    (traduit et adapt de l'allemand par Jean-Pierre Fels)

    Ferdinand Ulrich, n en 1931 Odrau (Moravie) ; professeur de Philosophie l'universit de Ratisbonne ; publications : Homo Ahyssus (1961), Atheismus und Menschwerdung (1966), Der Mensch als Anfang (1970), Gehet als Geschopflicher Grundakt (1973), Gegen-wart der Freiheit (1974), le tout chez Johannes Verlag, Einsiedeln.

    Pierre GIBERT :

    Isral et la cration :

    le Psaume 136

    Dans un texte prcis, on voit comment Isral tend une exprience historique de dpendance la conscience d'une dpendance de l'univers entier.

    IL est difficile de se faire une ide de la faon dont les Juifs de l'Ancien Testament se reprsentaient la cration, et cela, pour deux raisons : d'une part, prendre l'Ancien Testament dans l'ensemble de ses livres, ce sont plusieurs conceptions de la cration que nous trouverions, et non pas quelque chose d'tabli une fois pour toutes et uniformment rpt ; d'autre part, l'Ancien Testament a lui-mme hrit de traditions, de civilisations et donc de religions qui ont eu chacune leur conception propre, mme si un fond culturel reste commun toutes. Il est donc illusoire de vouloir saisir une ide prcise et unique de la cration selon l'Ancien Testament. Pour s'en convaincre, ne ft-ce que superficiellement, qu'on relise les deux premiers chapitres de la Gense : rcits de cration par excellence, ils sont si diffrents que sur tel ou tel point ils sont mme en contradiction ; ainsi, pour Gense 1, 1' eau prcde la cration, alors qu'en Gense 2, c'est... le sec du dsert !

    Faut-il pour autant renoncer demander une ide de la cration un Ancien Testament qui s'ouvre justement sur une srie de rcits de cration (1), qui en traite plusieurs reprises, ne serait-ce que par allusion, dans les psaumes, chez les prophtes, dans les livres de sagesse, autrement dit, d'une faon ou d'une autre, dans presque tous ses livres ? N'est-on pas en droit d'esprer que, sous la diversit des rcits, des reprsentations et des images, voire sous les contradic-tions apparentes d'un texte l'autre, il y ait une unit plus ou moins cache, mais profonde, laquelle nous pourrions, aujourd'hui encore, nous rfrer ? C'est ce que nous voudrions proposer dans ces pages.

    (1) En fait la suite des 11 premiers chapitres. Typique en ce sens est l'histoire de No dans laquelle le Dluge prsente une vritable d-cration et la sortie de l'Arche, une re-cration . Cf. l'excellent n 4 des Cahiers Evangile, sign P. Grelot, Homme, qui es-tu ? Les onze premiers chapitres de la Gense (Le Cerf, 62 p.).

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  • Pierre Gibert Isral et la cration

    Pour rduire les difficults et concilier des conditions aussi divergentes, nous avons choisi un texte relativement bref, le Psaume 136. Aprs avoir brivement justifi notre choix et prsent ce psaume, notre tude rappellera quelles conditions on peut parler des origines en gnral, et donc de la cration de l'univers. Ainsi serons-nous conduits voir ce que signifie la relation tablie dans ce psaume entre la cration de l'univers et le rappel de l'histoire d'Isral. Nous pourrons alors regrouper les ides qui commandent la notion de cration dans l'Ancien Testament, ides qui, d'une faon ou d'une autre, croyons-nous, uni-fient les diffrents textes o il en est question.

    Le Psaume 136

    A premire lecture, le choix d'un tel psaume pourra tonner. En effet, si les premiers versets clbrent la cration, prs des deux tiers du psaume sont occups parla louange d'Isral clbrant son Dieu pour les oeuvres accomplies en sa faveur. On sait, en outre, qu'il existe dans le psautier des psaumes uniquement consacrs la cration et donc sans allusion Isral, telle Psaume 104. Pourquoi avoir fait choix de celui-l plutt que de celui-ci ?

    La raison principale tient justement au rapprochement que fait le Psaume 136 dans une mme clbration de ces deux grands vnements, la dlivrance d'Isral et la cration de l'univers. Il nous a sembl qu'un tel rapprochement impliquait une conception prcise de l'histoire d'Isral sans doute, mais du mme coup de la cration de l'univers.

    Il se prsente avec une structure simple. Aprs une louange Yahv, Dieu des dieux et Seigneur des seigneurs (vv. 1-3), il clbre le Dieu crateur (vv. 4-9) puis son action en faveur d'Isral (vv. 10-24). Ainsi, Isral commence 'par clbrer la cration de l'univers pour nous conduire, en gardant le mme refrain, dans sa propre histoire : Dieu a cr l'univers et a guid Isral de la mme faon et pour la mme raison : Car ternel est son amour !

    Le passage sans transition de la cration de la lune et les toiles pour gouverner la nuit (v. 9) au fait que Dieu frappa l'Egypte en ses premiers-ns (y. 10) n'est pas d au hasard (2). A partir de la cration de l'univers, l'histoire d'Isral est rappele dans ses grands traits, depuis la sortie d'Egypte, l'anantissement des ennemis et le passage de la Mer Rouge, jusqu' la traverse du dsert et l'entre en Terre promise.

    La premire consquence est qu'au terme de la lecture du psaume une ide s'impose : chanter l'histoire d'Isral dans ses origines et chanter la cration du monde, c'est tout un. Certes, fera-t-on remarquer, c'est parce qu'Isral a foi en Yahv qui est, pour lui, la fois le crateur de l'univers et le matre de l'histoire d'Isral. Il est donc normal qu'Isral ait pu, une fois ou l'autre, rassembler dans une mme reconnaissance ce qui tait impliqu par sa foi au Dieu unique.

    (2) Mme si on peut supposer qu' l'origine il y ait eu deux psaumes distincts, dont l'un clbrait la cration et l'autre la dlivrance d'Isral, ce qui subsiste encore dans le psautier avec les psaumes 104 et 105.

    Une telle constatation est valable et mme de bon sens ; elle reste cependant superficielle. Car la foi en Yahv qui relie la cration de l'univers et la naissance d'Isral labore en ralit une conception assez particulire de la cration, qu'un tel psaume nous force retrouver. Mais pour cela, quitte paratre mettre la charrue avant les boeufs, il nous faut partir de l'histoire d'Isral et non de la cration de l'univers, afin de saisir le sens profond du psaume.

    Exister pour rflchir

    En effet, quoi qu'il en soit de la construction logique du psaume qui commence justement par clbrer la cration de l'univers, une rflexion assez simple doit nous permettre de comprendre que l'ordre de la rflexion ne concide pas nces-sairement avec l'ordre du temps. Autrement dit, mme s'il parat naturel qu'Isral commence par rappeler la cration avant sa propre histoire, nous allons voir que cet ordre n'est pas naturel l'intelligence humaine.

    Pour Isral, comme pour toute nation et comme pour tout individu, rflchir sur le monde et sur les origines du monde, c'est avoir d'abord conscience de sa propre existence, et partir del, remonter ses origines. Si j'existe aujourd'hui, c'est sans doute parce que j'ai un jour commenc d'exister ; et c'est aussi parce que d'autres ont exist avant moi qui m'ont permis de voir le jour, et parce qu'existe un univers dans lequel j'ai pu apparatre. Mais je ne puis comprendre cela que si j'ai d'abord pris conscience de ma propre existence dans sa dure, c'est--dire de ma propre histoire, lesquelles se sont ncessairement droules dans un univers que je peux alors. et donc tardivement, regarder et comprendre.

    C' est pourquoi, comme il en va pour tout individu et pour toute nation, Isral a d prendre conscience de son existence avant de rflchir ses origines et enfin aux origines de l'univers. Aussi, nous ne nous tonnerons pas en apprenant que le rcit de Gense 2-3 est postrieur aux plus anciennes traditions traitant des Patriarches et de la sortie d' Egypte, et donc contemporain de la premire histo-riographie d'Isral (3). Or, il n'y a pas l seulement constatation de donnes historiques fournies par les spcialistes des traditions et de la composition de la Bible ; il y aune donne humaine universelle, celle mme de la recherche, sinon de l'obsession, des commencements, l'humanit voulant saisir l'origine absolue du monde comme chaque individu cherche se souvenir de sa petite enfance.

    En effet, mme s'il faut distinguer entre commencements relatifs, lorsqu'il s'agit de l'individu ou d'une nation, et commencements absolus, lorsqu'il s'agit de l'humanit, une double exprience se constate pour les uns et les autres : une curiosit universelle et la difficult quasi irrductible d'atteindre ces origines par ses propres moyens. Et cette curiosit s'alimente la conscience plus ou moins claire qu' au commencement , aux origines 0, s'est jou le destin de chacun comme de chaque nation et, par consquent, de toute l'humanit. Il s'agit ainsi d'atteindre des instants et des vnements qui constitueraient en quelque sorte le germe de tout ce qui est advenu dans le droulement du temps et qu'on veut lire comme l'explication de tout ce qui a suivi.

    (3) Gn. 1 est d'poque encore plus tardive ; il concide mme avec la disparition d'Isral comme nation, aprs l'Exil de Babylone, c'est--dire au 5e sicle. Cf. P. Grelot, op. cit.

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  • Pierre Gibert

    A la source du mythe et de la lgende

    Pour rpondre cette curiosit et tenter de dpasser la difficult, nations et peuples ont projet aux origines, soit de leur histoire soit de l'humanit, l'exp-rience saisissable de leur histoire ou de leur vie quotidienne. Ainsi peut-on reconnatre dans le mythe surtout, mais aussi dans tel conte ou lgende (4), la nation, le peuple ou la tribu, incarn ou symbolis dans un hros extraordinaire dans lequel cette nation, ce peuple ou cette tribu pourra se reconnatre. Qu'on pense la Suisse et son hros national, Guillaume Tell, dont il est bien difficile d'affirmer l'existence ou du moins, de dmler ce qui appartient l'histoire et l'imagination d'un peuple se reconnaissant et s'exprimant dans les exagrations propres ce genre de rcit. Semblablement pour Isral, Jacob a jou ce rle : son nom fut mme un jour chang en Isral prcisment (cf. Gense 32, 29) ; ainsi les aventures de Jacob faites de roublardise, d'habilet et de courage, mais aussi de relations privilgies avec Dieu, scellaient-elles le destin d'un peuple qui porte le nom de son hros national.

    Pourtant, il faut se garder de rduire tous les rcits de commencements ces lgendes plus ou moins piques ; la distinction demeure entre commencement absolu, celui de l'univers et de l'humanit, et commencement relatif, celui d'une nation ou d'un groupement humain quelconque (clan, tribu, etc.). Dans le pre-mier cas, il n'est pas question de tmoignages extrieurs qui permettraient de reconstituer les vnements originels, tandis que pour les commencements d'une nation qui a surgi au milieu d'autres nations et donc aprs elles, le souvenir et surtout les tmoignages externes peuvent toujours tre invoqus. Il n'est donc pas impossible aux historiens de se rfrer aux donnes gyptiennes pour tenter de saisir ou du moins de prciser les commencements d'Isral, c'est--dire tout ce qui entoure la captivit en Egypte et la fuite travers la Mer Rouge et le dsert (5).

    Cependant, mesure que les commencements seront plus anciens, les souve-nirs plus incertains, la trace historique, mme dans des documents trangers, sera moins perceptible. Ainsi retrouvons-nous pour les commencements relatifs de l'histoire nationale, la difficult fondamentale propre aux commencements absolus, ceux de l'univers et de [humanit, celle de les rejoindre par les voies de la mmoire humaine ou tmoignage.

    Traditionnellement, les peuples rpondent cette difficult et comblent la frustration qui en dcoule en crant des mythes, comme ils crent des lgendes d'anctres. Reprenant l'exprience quotidienne pour les grandes questions sur la mort, la diffrence des sexes, la souffrance, etc., ces mythes raconteront ce qui s'est pass aux origines de l'humanit et expliqueront ce qui se passe aujourd'hui. Pareillement, pour l'histoire des peuples, des potes et des conteurs, utilisant les traditions et les caractres qu'ils leur reconnaissent, concentreront sur l'anctre (ou hros ponyme, c'est--dire qui donne son nom

    (4) Sur ces notions de mythe et de lgende, pour une premire introduction, cf. P. Gibert, Mythes et lgendes dans la Bible, coll. Croire aujourd'hui , d. du Snev, 66 p. (5) Cf. R. de Vaux, Histoire ancienne d'Isral, coll. Etudes bibliques , Gabalda d., Paris, 1971, spcialement pp. 339-368.

    Isral et la cration

    au peuple concern) des actes qui tmoigneront de ces peuples, de leur vie comme de leurs vertus.

    Nous avons vu qu'Isral avait agi de mme en se reconnaissant dans Jacob. Pourtant sa position est originale par rapport au cercle vicieux que reprsente plus ou moins le mythe qui explique ce qui est expliquer par lui-mme. C'est ce que le Psaume 136 nous permet prcisment de saisir.

    La cration d'Isral

    Or ce psaume met en relation la double origine, celle de l'univers et celle d'Isral. Nous avons ainsi, dans un seul et mme texte, le rcit des commen-cements de l'univers et celui des commencements d'Isral avec, pour ainsi dire, comme dnominateur commun une mme louange de Dieu, auteur la fois de l'univers et d'Isral.

    Il est clair que les deux commencements en question ne sont pas du mme ordre. Entre la cration de l'univers partir de rien ou, plus exactement dans ce contexte, partir du chaos, et la naissance d'Isral sauv d'Egypte un moment bien dtermin de l'histoire, il y a un abme. On ne peut, en effet, confondre les lois d'une volution tendue sur des millions d'annes (pour l'humanit) et sur des milliards (pour l'univers) avec la connaissance historique qui nous rvle quelques millnaires, et en ce qui concerne Isral et les vnements de l'Exode, peine plus de trois mille ans. C'est nanmoins dans le rapprochement de ces deux ordres de choses que se situe l'intelligence particulire d'Isral sur ses origines propres et, par voie de consquence, sur la cration.

    Il est bien vident qu'un peuple comme Isral n'a pu faire sienne la louange contenue dans le Psaume 136 qu' une poque o lui-mme pouvait avoir conscience la fois de sa dlivrance d'Egypte et de la cration de l'univers. Autrement dit, une poque assez tardive pour pouvoir saisir dans un mme mouvement de rflexion sa captivit en Egypte, sa dlivrance, sa traverse de la Mer Rouge et du dsert et son installation en Canaan. Or une telle intelligence des vnements dans leur ensemble provenait d'une conviction de foi : si nous avons pu vivre tout cela, si non seulement nous ne sommes pas morts, mais si, surtout, nous avons pu chapper aux forces de destruction pour parvenir jusqu' notre terre, c'est que Dieu lui-mme agissait : il nous dlivrait de la main des Egyptiens et nous conduisait, travers le dsert, jusqu'en Terre promise.

    Que serait-il advenu si Dieu n'avait pas agi ? La rponse est vidente : Isral n'aurait jamais exist. Par consquent, si Isral vit aujourd'hui, c'est qu'il doit son existence Yahv. Et s'il lui doit aujourd'hui cette existence, c'est qu'il la lui doit depuis toujours, c'est--dire depuis les origines, dans des instants et des vnements qui ne peuvent tre considrs que comme fondateurs. En bref, Isral a t cr par Dieu, comme...

    On voit le mouvement de la pense. Louer Dieu pour un vnement dont on va rappeler les principaux pisodes ne peut se faire que si cet vnement en vaut la peine. Or qu'est-ce qui en vaut davantage la peine qu'un vnement o on peut reconnatre sa naissance ou son salut aprs un grand pril auquel on a chapp de justesse ? Justement, tel qu'il est rapport dans le psaume, l'vnement prsente les deux choses la fois : le salut d'un danger et la naissance l'existence.

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  • Pierre Gibert

    Salut et existence, tel est le fruit de la conscience dont Isral tmoigne travers ce psaume dans la relecture de ses origines.

    La cration de l'univers

    Nous sommes ainsi naturellement renvoys la premire partie du psaume. Dans ces premiers versets (vv. 4-9), la louange s'adresse au Dieu crateur des principaux lments de l'univers, cieux, terre et lumire. S'il a cr tout cela selon sa sagesse , il est une ralit qui n'est pas prsente comme telle, les eaux : leur sujet, on indique simplement que c'est sur elles qu' Il affermit la terre .

    Il y a l l'image, sous-jacente une conception mythique assez courante dans le Proche-Orient ancien. selon laquelle les eaux constituent l'lment absolument originel, antrieur tout le cr, et un lment dangereux. Par rapport elles, crer implique de les matriser, pour assurer la solidit des autres lments, commencer par la terre porteuse de toute vie, destine tre couverte par les cieux et claire de grands luminaires. Ainsi, affermir la terre sur les eaux , c'est d'abord ne pas la laisser engloutir ; c'est donc la sauver pour ensuite lui permettre d'exister et permettre d'exister tout ce qu'elle portera. Que Dieu affermisse la terre sur les eaux ou qu'il fabrique cieux et grands luminaires, il accomplit donc une seule et mme oeuvre qui est la cration.

    On saisit ainsi ce que signifie le rapprochement de la cration de l'univers avec la naissance d'Isral dans la composition de ce psaume. Pour l'univers, Isral condense en quelques formules une conception des choses qui voit dans toute oeuvre de cration un salut. Mais cette uvre est divine ; elle est donc extraordi-naire, et digne d'tre clbre. Peu importe qu'elle relve d'imageries mythiques, c'est--dire d'une vue qui n'a rien de scientifique : cela correspondait au stade culturel qui tait celui du Proche-Orient ancien dans lequel vivait et pensait Isral. L'essentiel et l'originalit de la pense d'Isral tiennent ce que les images, l'ordre des choses, les convictions fondamentales comme les connais-sances issues de l'observation des apparences sont uniquement rfres Yahv.

    Dans ces conditions, clbrer dignement ses propres origines, transposer sur les rcits les plus anciens le caractre exceptionnel, pique ou potique, propre tous les rcits de naissance des nations, c'tait pour Isral utiliser le langage le plus significatif de ce caractre exceptionnel, le langage quasi mythique li la plus grande des oeuvres de Yahv, la cration du monde (6). Et c'est l que la

    (6) Le texte le plus typique de cette transposition d'un vocabulaire mythique de cration sur le rcit de la sortie d'Isral d'Egypte est le chapitre 14 de l'Exode. La sparation des eaux , le souffle (ou vent) qui les retient, le surgissement de la terre ferme entre les eaux et enfin la marche des Hbreux vers Dieu renvoient naturellement l'imagerie sous-jacente au premier chapitre de la Gense. Pour s'en rendre compte, aprs avoir distingu les deux traditions qui composent Ex. 14, on se reportera la nouvelle dition de la Bible de Jrusalem (1973), note a. Cf. aussi E. Charpentier et P. Gibert, La cration comme libration , Cahiers Evangile n 6, Le Cerf, p. 12ss ; et P. Gibert, Libration humaine et salut en Jsus-Christ : un clairage biblique, l'Exode dans Cahiers d'actualit religieuse et sociale, 15 octobre 1973, pp. 563-73.

    Isral et la cration

    forme psalmique, avec sa nature de clbration et ses implications potiques (7), remplit parfaitement son rle.

    Il est bien vident qu'il ne faut pas chercher dans ce psaume une vue scientifi-que des origines. Son but, comme sa nature de psaume l'indique, c'est de clbrer Dieu pour ce qu'il a fait de plus grand. Et peu importe la faon dont cela a t fait ! L'essentiel est de reconnatre et de clbrer Celui qui se trouve l'origine de tout, de l'univers comme d'Isral, car , pour l'un comme pour l'autre, ternel est son amour !

    Mythe et dmythisation biblique

    Est-ce dire qu'Isral a totalement ignor l'apport mythique et qu'on ne trouve pas dans la Bible des lments qui en relvent ? Si le psaume 136 semble peine s'en souvenir, il n'en est pas tout fait de mme dans des rcits aussi importants que Gense et surtout Gense 2-3. L'homme ptri de la glaise du sol, la femme arrache son ct, le dialogue avec le serpent, les arbres de la connaissance et de la vie sont autant d'lments mythiques qu'on retrouve dans les grands rcits assyro-babyloniens mais aussi gyptiens entre le 3e et le ler millnaires avant Jsus-Christ. Si le Psaume 136 nous remet devant l'essentiel de la foi d'Isral, il ne peut le faire que parce qu'auparavant Isral s'est dgag de conceptions du monde inconciliables avec cette foi. Ainsi notre psaume peut-il tre compris comme un point d'aboutissement, une expression assez pure de la foi d'Isral qui a eu besoin de se dgager de la fatalit mythique.

    On peut juger diversement de ces grands rcits o l'imagination la plus dbri-de semble se donner libre cours. Mais quelle que soit la thorie que l'on adopte sur leur origine et les conditions de leur rdaction, une chose est claire : sous leurs couleurs brillantes, dans le fourmillement des dtails pittoresques, les rcits mythiques s'avrent tre de puissantes rationalisations sur l'homme et son destin. Que Gilgamesh, hros mythique babylonien, dcide d'aller cueillir la plante de vie pour l'humanit, ne relve pas seulement de la belle histoire ou du conte merveilleux : il est le tmoin d'une aspiration universelle. Lorsqu'au retour de ses aventures, ayant russi emporter cette plante, il se la verra drober par le serpent, la leon est sans dtour : malgr tous ses efforts l'homme mourra, irrmdiablement.

    Les rcits mythiques sont nombreux, leur tude est la mesure de leur intrt, c'est--dire inpuisable ! Malgr cela, de leur foisonnante varit, on peut tirer quelques caractres communs.

    (7) Par implications potiques du psaume, nous entendons d'abord que ce genre littraire appartient la posie et par l il s'oppose d'autres genres littraires comme le rcit lgendaire ou historique. Dans le cas du rcit, il s'agit de progresser dans l'ordre de la connaissance, d'aller de ce qui est inconnu du lecteur ou de l'auditeur vers ce qui devra lui tre dsormais acquis. On respecte le droulement de la pense et des faits, autrement dit, on tient compte du droulement dans le temps. Un genre potique, au contraire, prtend faire saisir une ralit dans son ensemble ou dans son unit, et donc, d'une faon ou d'une autre, tout dire chaque instant, essayant ainsi de dpasser la contrainte chronologique et donc le temps.

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  • Pierre Gibert Isral et la cration

    De faon gnrale, ils se situent aux origines , c'est--dire en un temps hors du temps humain. Et si le paysage dans lequel ils se droulent est reconnais-sable, il est souvent dfini comme un lieu intermdiaire entre la demeure des dieux et le futur monde des hommes.

    La consquence vidente de cette situation est de lier le sort des humains un temps et un espace qui ne sont pas les leurs, autrement dit de jouer leur destin en dehors du temps et de l'espace. Aussi, lorsque l'homme surgira la vie, en ce temps et sur cette terre que nous connaissons, il est trop tard : tout a t jou avant lui et sans lui et donc contre lui.

    C'est ce fatalisme qui, notre sens, constitue l'essence du mythe. Et c'est contre lui que se dresse la pense biblique et donc sa conception de la cration. Ds Gense 2, Adam et Eve sont placs dans un temps et un espace o ils pourront exercer leur libert et jouer leur destin en fonction de leur responsabi-lit. Ils choisiront mal sans doute, mais ils choisiront : ce dont il n'est pas question pour le hros mythique, victime de la vindicte des dieux ou de la fatalit (8).

    On voit ainsi non seulement le fond culturel sur lequel se situe la Bible et l'oeuvre qu'elle a accomplie une vritable dmythisation ! , mais ce qu'est le Psaume 136: le point d'aboutissement d'une trs longue et trs profonde r-flexion.

    Nous avons suffisamment insist sur le caractre insaisissable des commen-cements absolus comme sur la grande difficult retrouver les commencements relatifs d'une nation pour n'avoir pas y revenir. On voit assez maintenant quelles questions on peut poser aux rcits bibliques traitant de la cration et surtout quelles questions on ne doit pas leur poser. Ils visent sans doute rpondre aux grandes questions qui surgissent en tout homme devant les ralits de la vie et du monde, questions dont la rponse est pour lui vitale : d'o venons-nous ? pourquoi l'homme et la femme connaissent-ils attirance et souffrance ? pourquoi la mort ?... A leur faon, ces textes ont prtendu donner des rponses. Au-del de leurs images et de leurs symboles, au-del surtout de leurs emprunts mythiques aux civilisations voisines, c'est leur sens et leur enseignement profonds qu'il s'agit de saisir : dans la constitution de l'univers et l'apparition de l'homme comme dans la naissance d'Isral et quelles que soient nos possibilits de connaissance, la seule certitude est que Dieu a agi, partir d'une situation o les forces de mort risquaient d'empcher la vie de surgir.

    Car l'oeuvre de Dieu, son oeuvre cratrice comme son oeuvre historique, est une oeuvre de salut, et c'est en cela prcisment et indissociablement qu'elle est cratrice.

    Certes, la Bible n'ignore pas le mal ni les prils continuels auxquels la cration demeure soumise. De mme, elle voit dans l'homme une crature libre de choisir

    (8) Nous avons conscience, dans ces derniers paragraphes, d'tre particulirement sch-matique, pour ne pas dire caricatural ; car nous avons galement conscience de la com-plexit de cette notion comme des ambiguts qui la troublent d'une spcialit l'autre, de l'histoire des religions la psychanalyse, de l'ethnologie la sociologie. Qu'on veuille le comprendre l'intrieur des limites de cet article et sur un sujet, la notion de cration en Isral, qui pour nous se situe au-del du mythe.

    entre le bien et le mal, avec toutes les consquences qui peuvent s'ensuivre pour lui comme pour le monde. Mais elle est aussi persuade que si ses actes peuvent le prcipiter hors de l'Eden, l'avenir ne lui est pas livr comme le gouffre de sa dchance ce qui est le cas dans nombre de rcits mythiques mais comme le lieu d'une histoire o Dieu agira, comme il a agi aux origines, c'est--dire en continuant de le sauver des grandes eaux , des prils de toutes sortes, pour le faire exister sur sa terre. Par l, nous rejoignons l'histoire d'Isral, origine de toute la rflexion biblique et de toute son intelligence de l'oeuvre de Dieu.

    Pour conclure, nous voudrions dire un mot de la place des rcits de cration dans la Bible. Elle est infime. Sur ce fait encore, le Psaume 136 est significatif. En effet, si l'Ancien Testament s'ouvre par une srie de rcits de cration, il est non moins vident que l'histoire d'Isral en occupe la quasi-totalit. Il y a donc, dans l'organisation gnrale de l'Ancien Testament, une division en rcits de cration et histoire d'Isral dont le Psaume 136, tel un microcosme, reproduit la disposi-tion jusque dans le jeu des proportions, puisqu'aprs une premire louange de Dieu, nous l'avons vu, quelques versets seulement, six, sont consacrs la cration, contre quinze l'histoire d'Isral.

    Est-ce dire qu'Isral s'est peu proccup des origines ? Gure plus que les autres civilisations du Proche-Orient ancien, dont la majeure partie des crits concerne l'administration, les grands rcits mythiques y tenant trs peu de place. Mais , en donnant la priorit son histoire et donc sa relation avec Dieu, il s'y est intress dans cette mesure mme, celle de ses certitudes acquises dans l'exp-rience : un Dieu d'amour ternel l'a sauv comme il a sauv la cration, et ce mme Dieu continue de le faire vivre comme il assure l'existence de l'univers.

    Dans cette perspective, que l'origine ft saisissable ou non, le savoir s'en trouvait relativis, puisqu'on tenait l'essentiel de la connaissance avec la connaissance de Dieu. Que l'on compare les deux rcits de la cration qui ouvrent la Gense : nous avons fait remarquer que sur un point important, ils taient en dsaccord, l'un voyant l'origine de tout l'eau dangereuse, et l'autre le dsert strile ; de mme, en Gense 1, l'homme est cr l'image de Dieu , sans risque de choix faire devant l'arbre de la connaissance, alors que Gense 2 nous prsente un homme model avec la glaise du sol et soumis l'preuve... C'est que tout est vrai sans doute, pourvu qu'on soit convaincu de la bont de Dieu qui a cr une oeuvre bonne et l'homme libre.

    Pour le reste, c'est--dire pour ce qui relve du savoir scientifique et de la connaissance de l'insaisissable commencement, libre chacun de voir l'origine les eaux primordiales ou le dsert strile. Une seule chose est sre : Dieu a tout fait, car ternel est son amour .

    Pierre GIBERT, s.j.

    Pierre Gibert, n en 1936. Entr dans la Compagnie de Jsus en 1959, ordonn prtre en 1968. Thses ( paratre) en 1974 : Hermann Gunkel (1862-1932) et les lgendes de la Bible, et Bible et lgende (textes choisis et traduits de l'allemand). Actuellement professeur d'Ecriture Sainte Aix-en-Provence. Publications : Croire aujourd'hui au pch originel, Ed. du Snev, 1971. La Rsurrection du Christ, coll. Croire aujourd'hui, DDB, 1975. Collaborations Christus, Cahiers de l'actualit religieuse et sociale, etc.

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  • Le Premier n de toute crature

    Gustave MARTELET :

    Le Premier n de toute crature

    Esquisse d'une vision christologique de la cration

    Le salut qu'accomplit le Christ en croix renvoie la rv-lation de l'Homme tel que Dieu le l'eut. Le Ressuscit achve la cration du inonde parce qu'il est le principe de sa gense.

    Une trange lacune La cration comme donne premire de la foi a presque disparu de l'horizon

    actuel du dogme. Sur elle, Barth except, c'est peu prs le silence. Comment ce fait trange s'est-il produit ? Le rigorisme d'une mtaphysique refusant toute rciprocit entre Dieu et son oeuvre n'y est pas tranger (1). A force de puret abstraite, le Crateur devient le plus pur des absents. Certes, le concordisme entre la science et la foi attribuait Dieu un type de prsence qui respectait mal le savoir rel du monde, en situant la Bible dans un ordre qui n'tait pas le sien. Ayant renonc confondre science et foi, la thologie a ds lors baiss pavillon devant l'astro-physique, seule dsormais parler de gense du monde ; elle s'est dsintresse d'une aventure cosmique qui s'tend sur un gouffre de quinze milliards dannes, cependant qu'elle confesse un Dieu matre de tout abme (Psaume 134, 6). L'volution des vivants, que l'on n'oppose plus, Dieu merci, l'acte crateur, semble dcourager aussi la rflexion thologique, qui n'en traite parfois encore que pour y chercher les traces empiriques d'un Adam introu-vable... Barth a su parler de la cration sans la sparer de l'Alliance qui est sa raison d'tre, mais sa tendance considrer celle-ci sous le seul aspect de rdemption du pch lui faisait ngliger la filiation primordiale de l'homme (2). Qui donc, hormis Neher et quelques penseurs juifs, ose parler de la cration

    (1) A.D. Sertillanges, L'ide de cration et ses retentissements en philosophie, Aubier, Paris, 1945.

    (2) H. Bouillard, Karl Barth, Gense et volution de la thologie dialectique, Aubier, Paris, 1957, t. 2, pp. 188-206.

    comme d'un engendrement, et voir le Dieu crateur comme un Pre (3) ? Marx est pass par l, dcrtant qu'admettre la cration, c'est se renier en tant qu'homme (4) ! Si, pour les exigences de l'action, on propose une thologie des ralits temporelles, on y rduit la part del' acte crateur jusqu' ne plus voir que l'homme s'annexant le monde. En ce temps o l'on mne grand bruit autour du meurtre du pre , les thologiens vont-ils prsenter une vision de Dieu qui implique une paternit si dcrie ? Pas plus que la thologie gnrale, la christologie, dont le renouveau est plus

    d'un gard manifeste, n'aborde la cration. C'est l une anomalie. Le renouveau christologique, en effet, ne vient pas seulement de ce qu'on utilise une philoso-phie plus fine pour sonder, par exemple, le mystre de la conscience de Jsus ; il rsulte plus encore de l'attention porte au tmoignage scripturaire. Or ce tmoi-gnage prsente la cration la lumire de l'Alliance consomme dans le Christ. On ne s