communio - 19771

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communio

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  • tome II, n 1 - JANVIER 1977 JSUS, n du Pre

    avant tous les sicles

    .............................................................. Par Lui et pour Lui, tout a t fait

    ......................................................................... Simples regards sur le Christ

    Gerhard SCHNEIDER

    ........................................................................ Les affirmations du Nouveau Testament

    Impasses et chemins de la christologie d'aujourd'hui

    La prexistence dans la thologie contemporaine

    Jean DUCHESNE page 2

    Problmatique

    Louis BOUMER page 11

    page 21

    Klaus REINHARDT page 29 ..................

    Werner LOSER page 44 ...........

    Hans Urs von BALTHASAR

    page 56.................................. ...Trois critres

    page 82

    Hlne ZAMOYSKA page 90

    Jean MOUTON page 93 ..............

    Josef PIEPER page 95 ...B.A. =B.A. (II)

    Intgration

    Attestation

    Christiane FOULLON - Marie-Franoise MADELIN page 71 .................................................... Quand des enfants rencontrent Jsus-Christ

    Signets

    Andr FROSSARD Lettre ouverte aux chrtiens qui ont bien raison de l'tre

    Une voix d'esprance en U.R.S.S.

    Porte entrouverte sur Jean de Menasce

    Guy BEDOUELLE page 61 ......................................................................................... Images du Christ

    C om i t d e r d a c t i o n e n f r a n a i s

    Jean-Robert Armogathe, Guy Be-douelle, o.p.*, Franoise et Rmi Brague*, Claude Bruaire*, Georges Chantraine, s.j.*, Olivier Costa de Beauregard, Michel Costantini, Georges Cottier, o.p., Claude Dagens, Marie-Jos et Jean Duchesne*, Nicole et Loc Gauttier, Gilles Gauttier, Jean Ladrire, Marie-Joseph Le Guillou, o.p., Henri de Lubac, s.j.*, Corinne et Jean-Luc Marion*, Jean Mesnard, Jean Mouton, Philippe Nemo, Marie-Thrse Nouvellon, Michel Sales, s.j., Robert Toussaint*, Jacqueline d'Ussel, s.f.x.*. (*) Membres du Bureau.

    En collaboration. avec :

    ALLEMAND : Internationale Katholische Zeitschrift - Communio (0 5050 Kln, Moselstrasse 34) - Hans Urs von Balthasar, Albert Gtirres, Franz Greiner, Hans Maier, Karl Lehmann, Joseph Ratzinger, Otto B. Roegele. AMERICAIN : International Catholic Review Com-munio (Gonzaga University, Spokane, Wash. 99202) - Kenneth Baker, Andree Emery, James Hitchcock, Clif-ford G. Kossel, Val J. Peter, David L Schindler, Kenneth L Schmitz, John R. Sheets, Gerald Van Ackeren, John H. Wright

    ITALIEN : Strumento internazionale per un lavera teologico - Communio (Cooperativa Edizioni Jaca Book, Sante Bagnoli; via Aurelio'Saffi 19, 120123 Mila-no) - Giuseppe Colombo, Eugenio.'Corecco, Giuseppe Grampa, Elio Guerriero, Virgilio Melchiorre, Giuseppe Ruggieri, Angelo Scola. NEERLANDAIS : International Katholiek Tijdsdirift Communio (Hoogstraat 41, B 9000 Gent) - J. Ambaum, J. de Kok, G. de Schrijver, K. Rogiers, J. Schepens, P. Schmidt, J.-H. Walgrave, V. Walgrave, A. van der Does de Willebois, P. Westerman, G. Wilkens. SERBO-CROATE : Siesci Communio (Krscanska Sadasnjost, YU 41000 Zagreb, Marulicev trg. 14) - Stipe Bagaric, Tomislav Ivancic, Adalbert Rebic, 'Tomislav

    Sagi-Bunic, Josip Turcinovic.

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    consiste seulement ce que ce ne soient pas toujours

    les mmes qui soient dans le cinquime. Autrement,

    je veux dire quand on s'applique ne mcontenter

    personne, on tombe dans le systme de ces normes

    revues qui perdent des millions, ou en gagnent,

    pour ne rien dire, ou plutt ne rien dire.

    Charles PEGUY, L'Argent, Pliade, p.'1136-1137.

  • Par Lui et pour Lui, tout a t fait

    Jean DUCHESNE :

    Par Lui et pour Lui, tout a t fait

    En Jsus-Christ, Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu.

    ON reconnat les non-chrtiens ce qu'ils s'intressent au chris- t ianisme (comme tous les grands courants soc io-cul ture ls) . Les chrtiens, eux, s'intressent moins eux-mmes qu'au Christ, qu'ils trouvent en effet beaucoup plus intressant. Et qui ne leur donnerait raison ? C'est le tableau qu'il faut regarder, et non les visiteurs qui s'attroupent devant lui. Le chef-d'oeuvre permet d'expliquer le regard tendu, la joie discrte ; on ne comprendra pas grand-chose, en revanche, si on tourne le dos pour regarder ceux qui regardent : on pourra les trouver vaguement ridicules avec leur air un peu absent, et pas toujours trs beaux. Sauf dans les rares cas o l'image est contemple avec tant d'attention et d'amour qu'elle irradie quelque chose de sa beaut sur celui qui la regarde. Il en est ainsi de l'Eglise chrtienne : on n'y comprend rien tant qu'on la regarde ailleurs que dans ses saints, dans tous ceux, clbres ou obscurs, qui refltent en leur vie la bont, la justice, la beaut qu'ils lisent sur le visage du Christ. C'est ce Christ9d'o l'Eglise tire jusqu' son nom, qu'ils invitent contempler.

    S'occuper de savoir qui est le Christ est donc bien plus radical que de se demander quel est, sur tel ou tel problme, mme religieux, l'avis des chrtiens. Car nous ne savons pas toujours si c'est parce qu'ils sont chrtiens qu'ils se prononcent comme ils le font, ou s'ils ne parlent pas simplement en tant que dtenteurs d'une comptence ou d'une fonction particulire dans la socit. En revanche, c'est ce qu'ils savent, croient, confessent du Christ qui les fait ce qu'ils sont. On est chrtien parce que l'on confesse que Jsus est le Christ, et uniquement pour cela. Et donc pas d'abord par sa rigueur morale, par son attitude politique, par son appartenance une culture. Tout cela vient par surcrot. De mme, se demander qui est le Christ nous apprendra, par surcrot, ce que t'est qu'tre chrtien.

    Jsus, ou le Christ ?

    Chacun reconnat, pour l'accepter ou pour le regretter, que notre monde est, ou a t, marqu par le christianisme. Ceux qui prennent l'Eglise pour une ralit politique ou culturelle savent tenir compte de son influence plus ou moins diffuse. En revanche, il n'est pas sr que ce soit toujours au Christ que l'on pense alors, comme s'il n'avait servi que de prtexte au dveloppement d'une Eglise que l'histoire expliquerait bien mieux que lui.

    Quand on veut y revenir plus directement, on parle volontiers de Jsus. Certains vont jusqu' distinguer nettement entre Jsus de Nazareth et le Christ, et disent croire au premier, non au second. Le Jsus-tout-court qui reste ainsi est lui-mme interprt de fort diverses faons : du rvolutionnaire au non-violent, l'ventail est largement ouvert. Un seul point commun entre toutes ces figures : elles sont toutes l'image agrandie de ceux qui les rigent. Chacun se fabrique le Jsus qui lui convient. Le pluralisme est certes lgitime en matire de politique ou de culture ; mais il ne l'est plus quand ce sont des fois et des Christs qui s'oppo-sent, sous le couvert d'un mme pavillon. Que faire alors ? Certainement pas appeler l'affrontement entre des camps opposs. Mais inviter la conversion, engager regarder en soi-mme si la foi s'adresse bien au Christ, tel qu'il est. Certainement pas se plaindre de l'intrt, mme maladroit, que suscite la personne de Jsus, pour le rserver une lite de purs. Non pas rendre la foi difficile afin de la garder pour soi. Mais lui garder sa plnitude afin de pouvoir la donner toute entire, et tous.

    Il nous faut donc raffirmer la foi au Christ, une foi qui n'est la ntre qu'en tant celle de l'Eglise qui, depuis ses origines, a confess que le Jsus historique et le Seigneur ressuscit ne faisaient qu'un. Telle fut la fonction des aptres : attester que c'tait bien ce mme Jsus qu'ils avaient accompagn qui tait ressuscit. La foi de l'Eglise tient, implicitement, mais en entier, dans le nom mme de Jsus-Christ : Jsus est le Messie.

    Qu'en dit l'Evangile ?

    Distinguer Jsus du Christ, c'est vouloir distinguer Celui que confesse l'Eglise et celui dont parle l'Evangile. L'Eglise en aurait recouvert le message primitif d'une croate dogmatique. Lisons donc les vangiles. Que disent-ils de Jsus ?

    Une rponse peut s'imposer quand ces textes sont lus hors de la lumire qu'apporte l'Eglise : trois vangiles en font un homme. Saint Jean le fait successivement l'gal de Dieu (par exemple 10, 30 ; 17, 22) et son infrieur (par exemple 5, 19 ; 12, 49). Bien des gens en restent cette lecture nave.

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  • Duchesne Lui Lui, t

    Une lecture plus approfondie montre qu'il n'en est rien, que chaque ligne des vangiles affirme la divinit du Christ. Et celui de Marc autant que les autres. Les passages les plus anodins en apparence recouvrent une affirmation trs nette. Contentons-nous de quelques exemples. Les premiers mots de l'vangile de Marc : Commencement de la bonne nouvelle de Jsus-Christ , sont en fait l'annonce de l'intronisation royale de Jsus (1). Quand Jsus affirme tre prsent parmi ceux, si peu nombreux qu'ils soient, qui se seront runis en son nom (Matthieu 18, 20), il s'attribue le privilge que les rabbins rservaient la prsence mme de Dieu. Le simple fait de dire Je suis est, chez Jean (8, 22-58), redire le nom divin. Ce qui est vrai des textes pris part l'est encore plus de l'image d'ensemble qui s'en dgage. Un texte isol peut sembler dissonant. Mais l'image du Christ qui mane de l'accord de tout le Nouveau Testament est bien celle de la foi de l'Eglise. Mais n'est-ce pas l, justement, ce qui est suspect ? L'Eglise n'aurait-elle pas dform son avantage les souvenirs sur le Jsus rel ? C'est aprs tout en son sein que les vangiles ont t rdigs et sont conservs. Dans le doute, on essaie de remonter des vangiles au Jsus historique. On se dtache ainsi encore plus dcidment de la foi de l'Eglise dont les vangiles sont les tmoins.

    L'historien cherche distinguer dans les textes un noyau rsistant, rtablir avec un maximum de certitude une vrit indpendante de la mythologie (2) religieuse qui aurait brod sur elle. Un tel noyau, souli-gnons-le, n'existe que du point de vue de celui qui met entre parenth-ses (pour la nier ou par souci de mthode) la foi en la Rsurrection. Non que cette foi ajoute au fait historique ce qui lui serait tranger. C'est au contraire elle seule qui permet de rendre compte de la totalit du fait. De mme, pour la foi chrtienne, l'ensemble des textes du Nouveau Tes-tament peut tre considr comme parole du Christ ressuscit ses aptres (3). Comme dans un fruit, le noyau, mme s'il contient le germe, n'est justement pas le plus important.

    En effet, pour l'historien, ce qu'on ne peut pas ne pas admettre, parce que tous les tmoins le reconnaissent en commun, c'est que Jsus a exist. On ne peut le nier sans se rendre ridicule. Mais on n'est gure avanc par l, mme si ce noyau offre un point de dpart, une base non ngligeable : l'historien admet un personnage qui a jadis donn sur Dieu un enseignement avec autorit, sans se rclamer d'aucun rabbin dont il aurait t l'lve ; en son nom propre, il a prtendu interprter les inten-

    (1) Cf. Paul Lamarche, Rvlation de Dieu chez Marc, Paris, Beauchesne, 1976, p. 29-46.

    (2) Ce terme est devenu d'usage courant depuis Bultmann.

    (3) Cf. Hans Urs von Balthasar, Exgse et dogmatique , dans Communio I - 7, septembre 1976, p. 18-25.

    tions de Dieu. Il s'est permis d'opposer sa parole celle de Mose (4). Tous ces traits sont uniques.

    Jsus s'est-il dit Dieu ?

    Mais, ce faisant, s'est-il dit Dieu ? C'est la question qui revient tou-jours, et laquelle l'historien ne peut rpondre s'il veut rester objectif . Il faut reconnatre qu' aucun moment des vangiles on ne trouve la phrase : Je suis Dieu , dans la bouche de Jsus. Tout au plus, il n'a pas ni certaines formules de ses interlocuteurs (5).

    Mais regardons de plus prs la question pose. Qu'aurait signifi, pour Jsus, le fait de se dire Dieu ? Quand on nous demande notre mtier, nous rpondons, par exemple, je suis mdecin . Notre inter-locuteur s'estime satisfait de notre rponse, car il sait ce que c'est qu'un mdecin, ou il croit le savoir, mme s'il se trompe du tout au tout. En tout cas, le fait que je sois mdecin ne lui apprend rien sur la mdecine. Appliquons ceci au Christ : son but n'tait pas de se faire reconnatre comme Dieu en montrant qu'il correspondait bien l'ide que chacun se fait de Dieu, mais de faire connatre qui est Dieu. Dire, sans autre forme de procs : Je suis Dieu , aurait t au contraire supposer que chacun savait dj trs bien qui Dieu tait, et ratifier ainsi l'ide que chacun en possdait.

    D'autre part, il lui fallait pourtant supposer que cette ide existait en chacun. Sans quoi, nul n'aurait compris ce que signifiaient les ges-tes pour lesquels il voulait faire comprendre qui Dieu est. (Pour reprendre notre image, il faut dj savoir ce que c'est qu'tre malade et soign pour comprendre que celui qui fait certains gestes est mdecin). Cette ide de Dieu n'est pas dans le cas de Jsus n'importe laquelle. C'est celle que Dieu a donne de lui-mme dans l'Ancienne Alliance, et qui est incom-parable.

    Jsus ne pouvait donc montrer qui est Dieu que dans un rapport de tension avec l'Ancienne Alliance. Tension qui libre d'ailleurs ce que celle-ci contenait d'encore implicite, et aboutit ainsi retrouver avec une Ancienne Alliance approfondie un accord lui aussi plus profond. Jsus devait ainsi commencer par jouer sur terre le rle du Dieu de l'An-cienne Alliance, qui pardonne les pchs et donne la loi son peuple. Et c'est bien pour cela qu'il a t condamn la croix : non pas tant pour s'tre explicitement prtendu Dieu que pour avoir agi d'une manire

    (4) Cf. Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix, vol. III (Thologie), 2 (Nouvelle Alliance), Paris, Aubier, 1975, p. 101-113.

    (5) Cf. Jacques Guillet, Jsus devant sa vie et sa mort, Paris. Aubier. I Q71. p. 17 ss.

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  • Jean Duchesne Par Lui et pour Lui, tout a t fait

    que Dieu seul pouvait se permettre, en pardonnant les pchs et en corri-geant la loi de Mose : On vous a dit..., mais moi je vous dis... . C'est l l'affirmation centrale des vangiles. Aucune des paroles qu'ils rapportent, et que l'on peut considrer comme plus ou moins textuellement reproduites, n'est elle seule le centre de leur message. Remarquons d'ailleurs que ce sont les paroles les mieux attestes (par exemple, le propre terme aramen dont Jsus, seul, osait nommer Dieu : abba) qui sont les plus rvlatrices. On aurait tort d'ergoter indfiniment, et en refusant la foi de l'Eglise, sur tel ou tel passage des vangiles. On n'en tirerait rien qu'une confirmation de l'ide qu'on se faisait de Dieu au dpart.

    Aucun passage de l'Evangile ne contient lui seul toute la vrit sur Jsus, que les autres diraient moins bien, ou ne diraient pas du tout. Mais tout l'Evangile, pourvu qu'on se laisse clairer par l'Esprit prsent dans l'Eglise qui nous le transmet, ne sert qu' rendre plus explicite l'attitude unique du Christ, sa manire unique d'agir, qui seule est le centre du message vanglique : Jsus a agi comme Dieu, mieux mme : en tant que Dieu. De sa naissance sa mort et sa glorification, Jsus incarne Dieu.

    Le Fils de Dieu fait homme Jouer sur terre le rle de Dieu est faire preuve dans son action d'une libert souveraine par rapport au monde. Rien dans le monde ne retient Jsus, pas mme la Loi qui rfracte selon l'tat prsent de ce monde la lumire divine. Les miracles sont une manifestation de cette libert, de cette autorit reue d'ailleurs que du monde, du Pre. La mort, la suprme puissance dans ce monde, celle qui finit toujours par triompher de tout, par asservir toute libert, ne peut rien contre la libert de Jsus, capable de donner sa vie et de la recevoir de nouveau (Jean 10, 18).

    Pourquoi a-t-il cette libert ? Parce que la libert est la. condition de l'amour : on ne peut accorder ou refuser de donner son amour, accepter ou refuser le don qui en est fait, que dans la libert. Cette affirmation donne tout son sens la doctrine traditionnelle de la filiation divine : Jsus n'est pas seulement un homme comme nous, il est le Fils de Dieu fait homme. Cette affirmation signifie que la libert du Christ n'est pas seulement celle d'un homme, mais aussi celle d'tre homme. Seul Dieu peut tre absolument libre dans le monde, car seul il peut librement d-cider d'tre dans le monde. Aussi Jsus est-il le Fils prexistant. Le Nouveau Testament le dit sa manire, quand il nous rapporte les paroles de Jsus o celui-ci s'identifie au personnage mystrieux que l'Ancien Testament, en particulier le Livre de Daniel, nomme le Fils de l'homme . Il est facile de faire un contre-sens sur cette formule et de croire qu'elle ferait de Jsus un simple homme, s'opposant ainsi Fils

    de Dieu . C'est le contraire qui est vrai : dans le Livre de Daniel, le mot dsigne un personnage cleste qui vient avec les nues du ciel (7, 13), de chez Dieu et non de la terre.

    Dans le Nouveau Testament, ce terme ne se rencontre que dans les vangiles et, deux exceptions prs sur une soixantaine, dans la seule bouche de Jsus. Il est donc plus que vraisemblable qu'il remonte Jsus (6). Si Jsus s'est nomm Fils de l'Homme , il a affirm par l son origine divine, ou plus exactement, qu'au lieu de venir du monde, il venait d'ailleurs que du monde, de Dieu. Mais il a affirm galement, pour ainsi dire, sa manire d'tre Dieu : non pour taler sa puissance, mais pour montrer la libert de son don : Le Fils de l'Homme va tre livr aux mains des hommes (Matthieu 17, 22 et par.) ; il est venu non pour tre servi, mais pour servir (Matthieu 20, 28 et parallles). C'est parce qu'il n'est pas du monde, qu'il vient d'ailleurs (7), qu'il peut tre dans le monde avec une libert absolue. Rien dans le monde ne le contraint, parce que rien au monde ne le contraint tre dans le monde.

    C'est pourquoi le don que le Fils fait au monde de sa prsence est abso-lument libre, et n'est dtermin que par ce don lui-mme. Ce don est par suite total, et c'est pourquoi il est unique. Une seule incarnation suffit, dans le christianisme, parce qu'elle est totale. Rciproquement, l o plusieurs interventions divines sont ncessaires, elles sont toujours plus ou moins dtermines par un mcanisme intrieur au monde, par exemple quand l'ordre intrieur celui-ci est menac (8). La prexistence du Christ On voit alors pourquoi la prexistence du Christ, que confesse l'Eglise, ne vaut pas seulement par rapport l'Incarnation, mais aussi par rapport la Cration : celui qui ne porta pas toujours le nom de Jsus fut toujours le Fils de Dieu, avant que le monde ne ft (Colossiens 1,- 15-20 ; Jean 17, 24 et prologue) (9). C'est bien ce qu'enseigne aussi la doctrine de la Trinit. Un pre n'est pre que parce qu'il a des enfants. Pour que Dieu soit vraiment le Pre, il faut que de toute ternit il ait un Fils.

    Si le Christ n'a pas toujours t le Fils, le Pre dont nous sommes les enfants n'est pre que par image. Nous ne sommes ses enfants que par manire de parler. Dire tous les hommes sont frres , et les traiter comme tels, est une pense belle, voire pieuse et qui aide vivre, seule-

    (6) Cf. Louis Bouyer, Le Fils ternel, Paris, Cerf, 1974, p. 204 ss. (7) C. M.-J. Le Guillou, L'Innocent, Celui qui vient d'ailleurs, Paris, Cerf, 1971. (8) Qu'on songe au mythe du Politique de Platon, o le dieu reprend la barre du monde sur le point de sombrer, ou la Bhagavad-Cita, selon laquelle Krishnah s'incarne pour rtablir le droit priodiquement menac (IV, 7). C'est peut-tre l ce qui distingue l'incar-

    nation chrtienne de l'avatar hindou.

    (9) Cf., dans ce numro, l'article de Gerhard Schneider.

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  • ment, voil, ce n'est pas vrai... Le salut est alors aplati en un vague espoir que tout finira par s'arranger. Les chrtiens, eux, confessent que le Fils s'est fait homme pour notre salut .

    Pour que ce salut ait toutes ses dimensions, il faut que l'Incarnation elle aussi les ait toutes. Il faut que ce soit bien une personne divine qui soit morte sur la Croix et qui soit ressuscite. Parce que seule une personne divine peut le faire avec une libert vraiment totale. Seule la pr-existence donne toute sa ralit la Croix. Et ce que les thologiens appellent la knose (le Fils de Dieu se vidant littralement de sa gloire, s'humiliant jusqu' la mort, cf. Philippiens 2, 6-11), n'a de sens que si l'on confesse la prexistence. Il faut que l'abaissement soit consenti par une volont absolument libre pour qu'il soit le plus haut tmoignage de l'amour.

    Si Jsus n'tait qu'un homme, comme nous, sa mort serait un drame absurde. Comme celle de tout homme, d'ailleurs. Ce qui n'aurait rien de grave, si du mme coup Dieu ne se trouvait rejet dans l'inaccessible lvation de son ciel, n'ayant alors, dans le meilleur des cas, pour se disculper du mal, que l'excuse de ne pas exister. Affirmer la prexistence du Christ, sa libert d'tre homme, c'est affirmer que Dieu s'est librement engag, qu'il a choisi de partager le sort de l'homme. Pour Dieu, s'engager, c'est se donner. Car il n'a rien d'autre offrir que lui-mme. Il n'a rien, il est. Il est donc le Pauvre absolu. Il n'est pas distributeur de puissance et de richesse pour ceux qui lui rendent un culte. Le recevoir, accepter le don du Pauvre par excellence, ce ne peut tre pour l'homme que se faire pauvre comme Dieu ; ce ne peut tre que devenir Dieu.

    Le salut qu'apporte le Christ, c'est la divinisation. On a par l la r-ponse la question, parfois nave, parfois narquoise, qui demande ce que le Christ faisait avant d'tre homme. Cette question suppose que, une fois homme, il ne faisait plus la mme chose. Or, il s'est incarn prcisment pour pouvoir faire la mme chose qu'avant, pour faire comme homme ce qu'il fait comme Fils ternel : rendre grces au Pre. Il a fait de sa vie humaine une action de grces (en grec : une eucharistie), et il nous sauve en nous entranant faire de mme sa suite. Ne demandons donc pas non plus, alors, si le Christ est sorti de la Trinit en s'incarnant. Il y a au contraire fait entrer l'humanit.

    L'enjeu

    Mais, parler de devenir Dieu, n'est-ce pas un peu violent ? Quoi de commun entre Dieu et l'homme ? Comment cela serait-il possible ? Et que savons-nous de Dieu pour pouvoir ainsi parler ? La vie du Christ nous montre que Dieu, c'est justement la libert souveraine de l'amour absolu, capable d'aller jusqu'au bout, jusqu' la mort sur la

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    Croix, pour aller chercher celui qui se dtourne de Lui. Devant cette libert, c'est notre libert qui est sollicite, non notre savoir, lequel ne fait que justifier aprs coup le oui ou le non du coeur.

    Si l'on veut faire un diagnostic exact, il faut en effet bien comprendre ici que l'exgse n'est jamais un obstacle premier. Parce qu'elle n'appa-rat comme dcisive qu'en un second temps. La foi de l'Eglise ne peut risquer d'tre dtruite par elle, car elle ne s'attaque qu' des textes, et la foi de l'Eglise n'est pas fonde sur des textes. On ne cherche la vrit sur le Christ dans l'exgse qu'une fois qu'on a oubli que seule la tradition de l'Eglise, dans les sacrements en particulier, nous prsente le visage du Christ. Il faut dj connatre ce visage pour le reconnatre dans les textes. Sans quoi, on ressemblera ces carreleurs dont parle sarcastiquement saint Irne et qui, faute de connatre le visage d'un roi, ne peuvent en reconstituer les traits de leurs tessons multicolores. Encore faut-il prfrer au jeu avec les clats brillants le spectacle du visage de Dieu. Et mme si nous ne pouvons pas supprimer le dsir qu'a notre cur de voir Dieu, nous ne lui disons pas toujours oui.

    On voit maintenant pourquoi l'Eglise tient si fort, si essentiellement la divinit de Jsus-Christ qu'elle disparatrait si elle venait la nier. Ce n'est pas parce qu'tre homme seulement, ce ne serait pas assez reluisant pour le fondateur du christianisme (10). C'est parce que ce n'est pas assez pour nous que de n'tre que des hommes. Et savons-nous bien d'ailleurs ce que c'est que d'tre homme ? Seule l'Eglise a de l'homme une ide assez haute. Seule elle a pour lui une ambition assez vaste : suivre le chemin du Christ crucifi jusqu' vivre de faon divine. Et seule elle lui propose de s'assimiler par les sacrements son corps mort et ressuscit. Refuser la divinit du Christ, c'est avouer qu'on se dsintresse de la divinisation. Dsintrt qu'il faut nommer, trs prcisment, dmoniaque, condition bien sr de voir derrire ce mot plus que des ricanements fourchus la Gounod. Un court trait d'une science oublie, la dmonologie (11), serait ici opportun, puisque le Christ nous a, suivant la foi la plus ancienne de l'Eglise, dlivrs du dmon.

    Le dmon n'est pas quelqu'un qui aurait pour nous de grandes ambi-tions. Il n'est pas un Promthe prometteur et promoteur de spectacu-laires escalades du ciel. Tout 'au contraire, il cherche persuader l'homme qu'aprs tout il lui faut se contenter du peu qu'il est : mme s'il lui faut amnager sa condition, c'est pour pouvoir s'y installer. Et mme quand le dmon nous propose de devenir des dieux, il commence

    (10) Le Fondateur du Christianisme est justement le titre du livre de C.H. Dodd, Paris, Seuil, 1973.

    (10) Signalons cependant la Tactique du diable, de C.S. Lewis, Paris, coll. Foi vivante , 1976.

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  • Jean Duchesne

    par ramener le modle galer aux dimensions, en fait risibles, d'un tyranneau cosmique. L'homme serait de toute faon trop vil pour que Dieu s'intresse lui. Le pch que le dmon nous propose est d'abord le pch de tristesse et de dcouragement : le manque d'ambition. Paral-llement, le dmon n'a nullement pour but de dtrner Dieu. Il voudrait au contraire le maintenir dans une hauteur inaccessible, d'o il ne pour-rait se pencher sur l'homme.

    C'est bien pourtant ce que Dieu a fait, s'abaissant plus bas mme que l'homme, ver et non pas homme (Psaume 22, 7). Il a ainsi bris le rapport habituel du Haut et du Bas : le Trs-Haut, le Tout-Puissant, montre sa hauteur et dploie sa puissance non en nous crasant, mais en allant jusqu'au plus profond, rvlant du mme coup la grandeur de son amour et l'abme de la libert capable de le refuser jusqu'au bout.

    La foi chrtienne nous prsente ainsi un tableau d'un relief autrement plus saisissant que le plat dsespoir qui prtend parfois au nom d'hu-manisme. Seule la foi au Christ, Dieu fait homme, donne l'homme sa dignit de passer infiniment l'homme.

    Jean DUCHESNE

    Jean Duchesne, n en 1944. E.N.S. Saint-Cloud, 1966 ; agrgation d'anglais, 1970. Enseigne

    dans un lyce Paris. Publications : Jsus-rvolution, made in U.S.A., Paris, Cerf, 1972 ; articles dans Etudes, Concilium, Axes, Rsurrection. Prsident de l'Association Commu-nio . Mari, trois enfants.

    10

    Louis BOUYER :

    Simples regards

    sur le Christ

    Un thologien rpond aux questions d'un lac.

    Je voudrais que vous expliquiez les paroles que nous disons dans le Credo : Je crois en un seul Seigneur Jsus-Christ, le Fils unique de Dieu, n du Pre avant tous les sicles . Qu'est-ce que cela veut dire ?

    C'est quelque chose qui est certainement trs primitif dans la convic-tion des chrtiens partir de la Rsurrection et de l'Illumination de son sens que l'Esprit leur a donne la Pentecte : le sentiment que Jsus ne pouvait pas s'expliquer simplement par sa vie humaine limite, par sa naissance comme celle de tous les autres hommes, mais qu'il y avait en Lui la prsence de Quelqu'un qui domine les sicles, de Quelqu'un qui est si parfaitement un avec Dieu qu'il a exist en Lui de toute ternit. Ce Quelqu'un est son Fils. Et il ne l'est pas devenu par une adoption comme nous, mais il l'est depuis toujours depuis, si l'on peut dire, que Dieu lui-mme existe. Dieu n'a pas pu tre sans celui qui s'est manifest comme Jsus de Nazareth dans l'histoire, mais dborde cette histoire. Voyez-vous, c'est a, le sens de cette conviction de la divinit et donc de l'ternit de Jsus, cet homme comme nous, qui a vcu dans les mmes conditions que nous avec toutes sortes de faiblesses, mais sans pch. Il tait vraiement le rayonnement d'une Prsence qui dpasse, qui dborde notre monde et qui vraiment rejoint l'ternit de Dieu. Comment peut-on distinguer les deux problmes : divinit du Christ et prexistence du Christ ?

    En fait, les deux ne sont qu'un seul et mme problme. Si le Christ prexiste, il ne prexiste pas simplement parce qu'il aurait dj vcu auparavant, mais parce qu'il est Dieu. La divinit du Christ suppose son ternit et non seulement sa prexistence. Il est avec le Pre, et il n'y a pas eu de Pre sans Fils. Donc comme Dieu est essentiellement Pre, Il a ternellement le Fils.

    11

  • Louis Bouyer

    Ne pourrait-on pas dire que la relation Pre-Fils est une structure

    parentale culturellement dtermine, qu'elle correspond la hirarchie de la socit juive de l'poque ? Cette relation Pre-Fils let par l, la relation trinitaire) a-t-elle une porte universelle ?

    Il y a, d'une part, dans cette relation Pre-Fils un lment humain

    fondamental qui se trouve partout. Et, d'autre part, ce qui est particulier

    Isral, c'est d'avoir dcouvert, par la prsence mme du Dieu rencon-tr, un approfondissement de la relation pre-fils au plan humain. Comme le disait saint Athanase, ce n'est plus du tout notre exprience de la paternit qui dfinit vraiment la paternit divine ; mais au contraire, la vision d'une paternit qui dpasse tout ce que nous pouvons simplement esquisser vient colorier, purifier et lever elle la paternit humaine. C'est une espce de transfiguration de l'exprience humaine de la paternit, qui lui a donn des prolongements et des transpositions qui la purifient et qui l'largissent immensment. Il y a l un double pro-cessus de transformation de la paternit humaine en quelque chose de nouveau qui dpasse absolument toute vision simplement humaine de la paternit, et qui ensuite ragit sur la paternit humaine pour la trans-former.

    N'est-ce donc pas grce la filiation divine que nous pouvons dpasser des not ions de cultures dtermines par le temps et l'espace ?

    Nous trouvons en effet ici quelque chose qui nous fait la fois rcapi-tuler toute l'histoire et la conduire vers le point d'achvement o nous sortons de l'histoire pour entrer dans l'ternit. D'o l'aberration de christologies qui veulent rduire le Christ une mesure humaine, qui proviennent d'une analyse de l'histoire, qui veulent simplement replacer le Christ dans une histoire o se droule un temps cyclique qui revient perptuellement de lui-mme. Alors qu'ici, nous avons le dpassement, l'ouverture dfinitive : ce qui est accompli une fois pour toutes ne l'est pas seulement dans le pass, mais se saisit de nous maintenant pour nous amener vers quelque chose qui n'est plus sujet ddit, et est au contraire une ouverture l'ternit.

    Dans la relation du Pre et du Fils, au moment de sa mort, Jsus crie son Pre : Pourquoi m'as-tu abandonn ? . Il semble qu'il y ait eu un vritable abandon et donc ce moment-l Jsus est seul ?

    Il faut bien voir qu'il s'agit ici du Psaume 22, dont le Christ fait sa dernire prire. Ce psaume exprime toute la profondeur de la dtresse humaine au dbut, mais pour remonter la certitude qu'au fond mme de cette dtresse, l'homme trouve Dieu. Dieu ne l'abandonne pas, et se manifeste comme tant avec lui dans la dtresse, et comme plus fort que la dtresse. Si vous lisez tout ce psaume, vous verrez qu' la fin, il y a l'une des plus belles entrevisions dans l'Ancien Testament de cette rsur-gence de Dieu qui se manifeste par excellence au moment o il peut

    paratre l'homme qu'il est abandonn, si l'homme lui garde sa

    Simples regards sur le Christ

    confiance jusque-l, mme dans l'obscurit. Alors la victoire est attendue, et non seulement compense, mais ralise au-del de tout ce qu'on pou-vait imaginer, comme dira saint Paul.

    Mais n'est-ce pas apparemment par la relation humaine que l'on arrive expliquer la relation de Jsus son Pre ?

    C'est trs vrai. Ce qu'il y a d'lment de vrit dans la volont de rduire le Christ son humanit, c'est qu' travers son humanit, tra-vers la puret, la profondeur exceptionnelle de son humanit, les hommes ont saisi qu'il y avait en lui une piphanie c'est--dire une manifestation, une prsence, et non seulement une prsence, mais une rvlation de Dieu mme. Alors, il n'y a pas lieu d'opposer, comme

    le font certains modernes, une christologie partant d'en-bas , partant de l'homme, et une christologie partant d'en-haut , partant de Dieu, de Dieu se faisant homme. L'approfondissement mme de l'exprience de la vie humaine avec Jsus par ceux qui l'ont connu, qui se sont ouverts cette exprience dans un esprit de foi, qui se sont laisss saisir, leur a montr que ce n'tait pas en partant de l'homme qu'on pouvait com-prendre Jsus, mais en voyant en Lui une irruption dans notre monde de la Prsence de Dieu. Ainsi, la christologie qui part d'en-bas , de l'exprience simplement humaine de Jsus, amne la christologie qui part d'en-haut et reconnat en Jsus Dieu venant nous, Dieu se manifestant nous, Dieu se donnant nous et nous tablissant dans une relation que l'homme n'avait pas connue jusque-l avec Lui.

    Et dans le mystre de la Rdemption, pourquoi Dieu a-t-il eu besoin d'envoyer son Fils, est-ce qu'il ne pouvait pas sauver lui-mme, tout seul ?

    Dieu voulait nous amener participer la vie de son Fils, tre nous-mmes des fils par adoption, mais une adoption qui ne soit pas seule-ment juridique, qui ne soit pas une fiction, qui soit une ralit toute pntre de cette vie au-del de toutes les possibilits humaines qu'est la vie du propre Fils de Dieu, au sein du Pre. Le pch nous avait fait perdre la possibilit d'accder cela, la possibilit de ne pas tre seule-ment des oeuvres de Dieu, des images de Dieu, mais vraiment des enfants de Dieu ; le Fils qui, lui, ne peut pas faillir, ne peut pas pcher, a pris sur lui de s'unir nous dans notre misre, pour nous unir lui dans toute sa gloire et toute sa proximit du Pre. Le sens de la Rdemption par le Fils, c'est de recrer en nous ce quoi nous tions destins et que nous avions perdu par le pch, c'est--dire cette association intime la vie de Dieu, en sorte qu'Il ne soit pas seulement notre Crateur, celui qui nous a faits, mais le Pre, celui avec qui nous avons une seule vie.

    Et qu'est-ce que cela aurait chang si Jsus n'avait t qu'un homme ?

    C'est qu'un homme n'aurait pu nous donner que ce qu'un homme a.

    Il aurait pu nous donner l'exemple d'une vie particulirement pure,

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  • Louis Bouyer Simples regards sur le Christ

    honnte, etc. Mais ce que Dieu voulait nous donner, c'tait bien plus que cela ! C'tait une vie en union filiale avec Lui, une filiation qui ne soit pas simplement, comme dit saint Jean, un mot, mais la ralit. Or cette filia-tion, c'est celle d'un Fils qui a la vie du Pre, qui comprend le Pre, qui est un avec Lui. Elle n'existait que dans son Fils ternel ; et donc son Fils ternel devait lui-mme se charger de notre humanit dans toute son obscurit, dans toute sa faiblesse, pour la pntrer, la transfigurer par la prsence en elle de cette vie du Fils qui se manifeste avant tout dans cette gnrosit mme de l'amour par lequel, justement, le Fils a consenti souffrir avec ceux qui n'avaient pas compris, mourir pour ceux qui n'avaient pas apprci l'appel qui leur tait fait de devenir les fils de Dieu.

    Et la Vierge Marie, avait-elle compris tout cela ?

    La Vierge est prcisment, dans toute l'histoire de l'humanit dchue qui n'a pas eu foi en la Parole de Dieu, qui a voulu ne s'attacher qu'aux biens qui se voient, qui se touchent, la premire en qui la foi en la Parole devint si complte et si transparente qu'elle fut prte accueillir en elle le Fils de Dieu, et qu'elle est vraiment celle en qui se fait l'ouverture libre car Dieu ne pouvait pas nous contraindre, Il ne pouvait nous sauver qu'avec nous l'ouverture libre de l'humanit cette prsence, cette association si intime de la vie de Dieu la vie de l'homme. On peut reprendre cet gard ce qu'a dit un thologien byzantin du XIVe sicle, Grgoire Palamas : comme il y a toute une hrdit du pch des enfants d'Adam, qui fait qu'ils s'enfoncent de plus en plus dans l'ou-bli de Dieu, il y a aussi une hrdit de ceux en qui une premire tin-celle de la foi est apparue, partir d'Abraham, et en qui cette foi grandit progressivement, s'illustrant de l'exemple conserv et imit des anc-tres fidles. Cette hrdit arrive sa plnitude de conscience et de matu-rit dans la Vierge. A ce moment, il y a vraiment ouverture du cur, livraison ce que Dieu veut faire de nous, qui fait que la Vierge peut tre vraiment le rceptacle de cette prsence du Dieu fait homme.

    Mais est-ce que Jsus se serait incarn de toute manire ?

    Il s'agit l d'une de ces questions auxquelles on ne peut pas rpondre, parce que la Bible, la Parole de Dieu en gnral, ne nous est pas donne pour satisfaire notre curiosit, mais pour nous conduire au salut dans les conditions o nous sommes. Nous voyons ce que Dieu a fait en fonction de la situation relle. On peut certes imaginer tout ce qu'on veut. C'est alors un pur amusement de l'esprit. Ce que l'on peut dire, c'est que de toute faon, Dieu voulait nous associer son Fils, nous faire un avec Lui, mais est-ce qu'il aurait fallu pour cela que le Fils se fit homme, si l'homme avait t fidle ds le dbut ? La Parole de Dieu ne nous dit rien dans ce sens-l.

    Mais la Parole de Dieu montre que lorsque nous, qui tions destins 14

    nous en sommes devenus incapables. C'est le Fils lui-mme qui est venu nous pour nous ramener ce qu'il ne cessait pas d'tre. C'est toujours dans cette perspective de salut d'une humanit pcheresse qu'apparat l'Incarnation. Il n'y a pas dans la Bible, dans toute la Parole de Dieu, une seule page, une seule phrase qui envisage les choses autrement que dans la situation relle de l'homme... Le reste, c'est de l'imagination et justement, c'est l'erreur qui a souvent t celle des thologiens que de croire qu'on pouvait se servir de la Parole de Dieu pour rpondre n'im-porte quelle question. La Parole de Dieu est faite pour rpondre aux questions relles, aux questions vitales. Et quand on lui pose de fausses questions, elle ne rpond pas.

    Quand on parle du Verbe, qu'est-ce qu'on entend exactement ?

    A travers tout l'Ancien Testament, nous avons cette espce de rencon-tre prophtique qui suppose un contact direct de Dieu nous. Il prend l'initiative : c'est cela qu'on appelle la Parole de Dieu. Et cette vision de la Parole adresse Isral est particulire ; c'est la promesse qui, pour nous chrtiens, a prpar la rvlation chrtienne.

    On y apprend que Dieu ne parle pas d'une faon sporadique de ci, de l, mais que progressivement, l o il a t accueilli, il a dvelopp une intimit mutuelle, une ducation de l'homme, pour se rapprocher de lui comme Il se rapprochait de nous. Ainsi est apparue toute cette vision de Dieu qui s'adressait nous. Et le Christ apparat alors comme tant la perfection mme de cette communication.

    Dieu nous parle non seulement dans ce que le Christ a dit, non seule-ment dans ce qu'il a fait, mais tout simplement dans ce qu'il est. Toute sa personne est vraiment une transparence de l'humanit la prsence immdiate de Dieu, la livraison de Dieu nous, la communication de Dieu nous. C'est pourquoi, justement parce qu'Il est le Fils en qui le Pre se retrouve tout entier, Il est aussi la Parole dans laquelle Dieu non seulement se fait connatre, mais se communique, se livre.

    Un Dieu trinitaire est-il concevable sans l'Incarnation du Fils

    ternel ?

    C'est une grande question, qui s'est pose aux Anciens et qui a t vraiment claircie au Concile de Nice, le premier grand concile chr-tien. De toute ternit, indpendamment de la cration, indpendam-ment du salut, Dieu a un Fils. Et entre Lui et son Fils, il y a un change d'amour qui se concrtise, se personnalise dans l'Esprit. Cette multiplicit qu'il y a, l'intrieur mme de cette unit parfaite de la vie de Dieu, est, si l'on peut dire, comme la racine de la possibilit pour Dieu de se communiquer, d'appeler d'autres tres l'existence et de les appeler aussi entrer en communication avec cette vie qui est la sienne, sa vie ternelle. Comme le dit saint Athanase, le premier thologien qui ait trs bien formul cela, la Trinit existerait, mme s'il n'y avait jamais eu de cration. Mais d'un autre ct, c'est parce qu'il y a en Dieu cette multi-

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  • sur

    plicit dans l'unit qu'on peut concevoir que Dieu puisse tre Crateur, puisse aussi ne pas se contenter d'avoir fait des cratures qui soient ses oeuvres, et puisse les associer sa vie.

    Au niveau de l'exprience religieuse de chacun de nous dans la

    prire, quand je prie, quelle importance y a-t-il ce que je prie plus le Pre, le Fils ou l'Esprit-Saint ou les trois ? Ou si je l'appelle Dieu, en fait, qu'est-ce que cela veut dire ?

    Ce qui est essentiel, c'est de voir que la rvlation de la Trinit est une rvlation de la vie divine o nous devons tre associs. Nous som-mes associs la vie divine en tant unis au Christ, conforms Lui. Et c'est en tant conforms au Christ que nous sommes remplis de l'Es-prit Saint. Inversement, c'est le don de l'Esprit qui fait que notre union au Christ n'est pas simplement une adhsion extrieure, mais une adh-sion qui nous fait comme entrer dans son Coeur, une adhsion qui nous fait entrer l'intrieur de Lui-mme, et ainsi tre entrans par Lui vers le Pre.

    Toute la vie du Christ est rponse dans l'action de grces au don de soi-mme que lui fait le Pre. Cette rponse mme ne fait qu'un avec le don, parce qu'il y a l'Esprit qui est le lien vivant entre le Pre et le Fils. Et notre exprience chrtienne, c'est justement l'exprience de cette assimilation la vie de la Trinit, qui suppose que nous vivions par l'Esprit Saint dans le Christ en rfrence au Pre, dans cette rfrence de reconnaissance au sens le plus riche, le plus beau du mot, du don qui nous est fait et qui se manifeste dans le don rciproque. Donc la vie chrtienne, la prire chrtienne, mme si elle ne l'explicite pas toujours d'une faon consciente, formelle, est essentiellement trinitaire : union au Christ par l'Esprit qui nous renvoie au Pre, dans cette remonte vers le Pre de l'Amour que lui rend le Fils, qui ne fait qu'un avec l'Amour que le Pre lui donne et qui-est justement l'Esprit.

    La Trinit, ce n'est pas une abstraction, c'est la vision, si l'on peut dire, de la faon organique dont la vie mme de Dieu se dploie et de la faon par consquent dont cette vie peut devenir la ntre.

    Sur un autre plan, quand le Christ dit : Qui me voit, voit le

    Pre... ?

    C'est justement l que l'on voit la divinit du Christ, que l'on voit cette filiation ternelle qui appartient la vie mme de Dieu. Il est le Fils parce qu'il est celui qui est l'expression mme du Pre, le Fils dans lequel il y a tout ce qu'il y avait dans le Pre, et qui est par consquent, en mme temps que le Fils, la Parole o Dieu nous rvle non seulement son des-sein pour nous, ce qu'il veut faire de nous, mais son tre, ce qu'il est. Les deux aspects sont toujours insparables dans la Bible. Il veut faire de nous des tres semblables Lui. Non seulement semblables Lui,

    mais associs sa vie. Et donc la mme parole qu'il exprime est la Parole qui mettra en nous cette vie qui est en Lui. Cette parole ne peut tre que la Parole vivante qui est son Fils, son Fils dans la perfection de la filia-tion. Peut-on dire que Jsus est rellement un homme comme nous ?

    L'homme tant fait l'image de Dieu, il y a en lui une espce de capa-cit de recevoir Dieu, d'tre conform Dieu, d'tre uni la vie de Dieu. Et cette capacit est ralise au maximum en Jsus, par l'identification volontaire de Dieu avec l'homme. Ainsi, on a Dieu-fait-homme , qui est non pas Dieu changeant, mais Dieu se saisissant de l'homme, le pn-trant de lui-mme d'une faon parfaite et faisant de son image le lieu de sa prsence, le sanctuaire mme de la communication de sa vie. Jsus est-il vraiment le Fils de Dieu ? Que veut-il dire quand il dit : Je suis le Fils de l'Homme ?

    Le Fils de l'homme est une expression qui, pour les Juifs, avait un sens trs particulier, inspir par le chapitre 7 du Livre de Daniel, o il est question de voir la fin des temps venir un tre qui apparat comme humain, et qui est Fils d'homme dans ce sens-l. Fils d'homme , a veut dire, dans la formule de la langue hbraque ou aramenne, un homme n de l'humanit, appartenant l'humanit. Il apparat donc un homme, mais un homme qui vient d'en-haut, qui vient d'auprs de Dieu sur les nues du ciel. Nous avons l la premire amorce dans l'An-cien Testament de cette ide (qui ne prendra vraiment possession des esprits qu'avec l'exprience de la vie avec Jsus) d'un homme qui n'est pas un homme comme les autres, qui prcisment est un homme qui vient de Dieu, en qui Dieu se manifeste, en qui Dieu est prsent, mais qui est vraiment un avec Dieu et qui cause de cela ouvre son humanit, si on peut dire, d'une faon parfaite au rayonnement de la gloire de la prsence divine. Comme l'a trs bien montr un grand exgte alle-mand contemporain, Martin Hengel, le Fils de l'homme des Apo-calypses de Daniel est un homme parfait (un homme cleste , selon l'expression de saint Paul au chapitre 15 de la Premire ptre aux Corinthiens), comme Jsus est modle d'une humanit nouvelle, un homme en qui Dieu est prsent, un homme saisi par Dieu, un homme qui est Dieu-fait-homme ; et ceci sans dtriment pour la ralit de son humanit, puisque l'humanit a t l'origine faite l'image de Dieu, une image gche par le pch et qui maintenant se trouve non seule-ment restaure, mais comme remplie d'une communication de. la vie humaine de son modle divin par l'Incarnation. Quand on dit que le Christ est la fois homme et Dieu, est-ce qu'on peut dire qu' certains moments, il est plus homme que Dieu ou plus Dieu qu'homme ?

    Voyez-vous, il y a quelque chose qui est trs remarquable. C'est que saint Jean, celui qui a le plus insist sur la vritable humanit de Jsus,

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  • Louis Bouyer Simples regards sur le Christ

    qui nous donne toutes sortes de dtails concrets et intimes sur Jsus fati-gu du voyage s'asseyant au bord du puits de Jacob, ou sur Jsus qui pleure au tombeau de Lazare, est en mme temps celui qui nous montre le mieux et le plus directement la divinit du Christ. Et il nous le montre par la puret et par la plnitude ingalables et insurpassables de son humanit. Il y a en Jsus une humanit tellement riche et tellement pro-fonde qu'on trouve en elle non seulement l'image non dfigure de Dieu comme l'humanit aurait de la donner, mais une image o vraiment vit et o est prsent le modle. C'est donc travers mme la faon qu'a Jsus d'tre humain qu'apparaissent en lui les traits divins : une faon d'tre humain qu'aucun homme n'avait jamais rve et qu'aucun homme ne pourrait jamais raliser, mais o il n'y a rien qui dfigure, qui dforme l'homme, mais o la profondeur des racines de l'homme se rvle, et o d'autre part, tout est envahi par le courant de la vie divine qui se com-

    munique.

    Est-ce qu'on n'a pas intrt s'en tenir cette humanit du Christ, plus proche de nous et plus aisment saisissable ?

    Ceci est certainement une tentation de bien de nos contemporains, qui voudraient garder le Christ sans garder la foi en Dieu se rvlant en Lui, et faire du Christ simplement l'homme parfait, l'homme modle. Mais ce qui a saisi les disciples, et aussi bien ceux qui n'ont pas voulu tre disciples mais avaient rencontr le Christ, c'est de voir qu'on ne pou-vait pas le faire entrer dans des cadres limits notre humanit. Il est un homme certainement, mais un homme en qui il y a quelque chose qui dpasse (et dpasse l'infini) tout ce qu'aucun homme a jamais ralis et pouvait esprer raliser. Voyez tous les missaires envoys par les Pharisiens et les membres du sanhdrin pour arrter Jsus. Lorsqu'ils reviennent, on leur dit : Pourquoi ne l'avez-vous pas arrt ? . Et ils rpondent eux-mmes : Jamais aucun homme n'a parl comme cet homme non seulement n'a parl, mais n'a agi, mais n'a paru. Les gens qui rencontraient Jsus, mme quand ils se rebellaient contre Lui, sentaient en Lui la prsence de quelque chose d'unique ; on ne peut pas s'arrter l'humanit en Jsus. Il reprsente l'humanit certainement, mais pas l'humanit telle qu'elle est, avec son pch et aussi avec ses limitations de crature. Jsus reprsente une humanit maintenant toute

    envahie par Dieu, toute pntre de Dieu et sur laquelle s'est mise l'em-preinte mme du visage divin. Vouloir ne voir dans Jsus que l'homme, mme l'homme parfait, c'est ne pas voir d'abord que l'homme ne peut retrouver la perfection que par cette communication de Dieu aprs le pch qui l'a dfigur, et qu'en Jsus, il n'y a pas simplement un homme sans pch, mais un homme qui remet l'humanit dans une communi-cation de vie avec Dieu, de telle sorte que l'homme apprend devenir

    enfant de Dieu dans ce Fils unique.

    Dans le Credo, nous disons : Engendr non pas cr, de mme nature que le Pre . Qu'est-ce que cela signifie ? La diffrence entre engendr et cr, c'est que cr veut dire fait de

    rien, limit, tandis qu'tre engendr par Dieu, c'est vraiment procder de sa propre vie, n'tre qu'un avec Lui. Dans sa divinit, le Christ est une personne divine autre que le Pre ; mais il est un seul Dieu avec Lui, comme un fils est vraiment la nature de son pre se prolongeant, se com-muniquant. Mais, dans ce cas unique, la gnration du Fils est ternelle, et elle n'implique aucune sparation. Car Dieu tant Pre de par sa na-ture mme, Il a toujours eu avec Lui son Fils, lequel est insparable de Lui.

    Nous, au contraire, nous avons commenc d'tre, car notre tre n'a en soi rien de ncessaire. Et mme une fois crs, tirs du nant, nous sommes spars de Dieu par un infini. Par nature, nous sommes ses oeuvres ; certes, faits l'image de son propre Fils, mais pas ses fils, car il n'y a, il n'y aura jamais qu'un Fils de Dieu dans toute la force du terme.

    Cependant, a dans le Christ , comme dit saint Paul, nous serons faits fils dans le Fils, c'est--dire associs sa filiation unique. Ou, comme saint Jean dit plutt, bien que Jsus soit et demeure le Fils unique du Pre, tant insrs en Lui comme les sacrements le sont sur le cep de

    vigne, nous serons non seulement appels enfants de Dieu, mais nous le serons vraiment, car la propre vie de son Fils deviendra la ntre. C'est ce que nous appelons la grce, le don de l'Esprit.

    Nous disons au Credo : Il reviendra dans la Gloire... . Comment comprendre ce retour du Christ ? Il est trs certain que, dans la vision qu'en ont eu les aptres et les

    premiers chrtiens, l'oeuvre qu'a faite le Christ a un double aspect. Il a fait maintenant ce qui tait ncessaire pour que nous puissions vivre par la foi, pour que nous puissions entrer dans la voie qu'Il nous a lui-mme ouverte du retour Dieu, de la rconciliation avec Lui, de l'adoption par Lui, qui est la voie de la croix conduisant la Rsurrection. Cette possibilit nous est offerte maintenant, et c'est maintenant qu'il s'agit de la saisir librement en nous livrant Lui. Et c'est en fonction de cette possibilit nouvelle pour l'humanit d'un nouveau dpart abolissant le pch et ralisant le dessein de Dieu sur nous, le dessein de faire de nous tous ses enfants, que se produira le jugement que le Christ accomplira quand il reviendra. Il est venu pour nous sauver de la condamnation, et maintenant c'est le temps de la dcision. Cette dcision apportera son fruit dfinitif quand II reviendra pour nous prendre avec Lui si nous sommes dcids Le suivre vraiment librement. Aprs la premire venue du Christ dans l'humiliation pour descendre jusqu' notre niveau, vien-dra sa venue dans la gloire pour nous lever cette vie ternelle. Nous devons vivre perptuellement comme si ceci pouvait arriver d'un moment l'autre, car K nous ne savons ni l'heure ni le moment . Nous devons

    toujours nous tenir prts cette rencontre avec Dieu. C'est cela qui don-

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  • Louis Bouyer

    nera son sens toute l'histoire des hommes, toute l'histoire du monde quand cela se produira. Mais c'est cela que nous ne pouvons pas, si on peut dire, escompter, en disant : On a le temps . Cette attente contri-bue nous faire vivre dans une tension permanente, pour tre toujours dans une disponibilit totale ce retour. C'est cela qui est vraiment l'esprance chrtienne, le moteur mme de toute la vie chrtienne. Est-ce qu'on peut dire que Jsus est la dmonstration que l'homme porte en lui de quoi devenir Dieu ?

    C'est--dire qu'il a une vocation le devenir condition qu'il s'y prte, parce que Dieu veut lui communiquer tout ce qu'il a en Lui. Il a fait de lui un tre qui est tout entier capacit de Dieu , capable de recevoir le don total de lui-mme.

    (Propos recueillis par Armelle GAUTTIER)

    Gerhard SCHNEIDER :

    Les affirmations du Nouveau Testament

    Quels textes permettent d'affirmer la prexistence du Christ ? Essentiellement de grands hymnes liturgiques, qui remontent aux plus anciennes confessions de foi et attestent ainsi une conviction originaire de la premire communaut.

    Louis Bouyer, n en 1913 ; ordonn prtre de l'Oratoire en 1944 ; professeur la facult

    de thologie de l'Institut Catholique de Paris (1945-1960) ; nomm en 1968 et 1974 mem-bre de la commission thologique internationale ; professeur associ aux universits Notre-

    Dame (Indiana), Brown (Rhode Island), Washington, D.C., Salamanque, etc. Dernires

    publications : Religieux et clercs contre Dieu, Aubier, Paris, 1975 ; Mystre et ministres de la femme, Aubier, Paris, 1976 ; Le Fils ternel, Cerf, Paris, 1974 ; Le Pre invisible, Cerf, Paris, 1976.

    1. Les exgtes ne sont pas les seuls s'efforcer d'interprter les affirmations du Nouveau Testament sur la prexistence du Christ. On comprend bien pourquoi les spcialistes de thologie systmatique s'y essaient aussi. Mais on a parfois l'impression que ces tentatives butent sur le terme technique de prexistence , qu'on retrouve partout aujour-d'hui. Dans ces conditions, on fait trop souvent abstraction du contexte de ces affirmations, pourtant trs diffrentes de forme et de contenu, pour pouvoir leur faire dire la mme chose toutes.

    Ainsi, Walter Kasper estime que le thme de la prexistence et de l'envoi du Christ doit signifier que l'origine de sa personne et de son destin n'est pas lie un vnement inhrent au monde, mais... que c'est au contraire Dieu lui-mme qui a agi d'une manire que l'on ne peut

    dduire de rien d'inhrent au monde . Les affirmations du Nouveau Testament sur la prexistence seraient une manire nouvelle et appro-fondie d'exprimer le caractre eschatologique de la personne et de

    l'oeuvre de Jsus de Nazareth . Celui qui a en mmoire les formulations de R. Bultmann remarque aisment que ces thses reprennent mot pour mot l'interprtation donne par celui-ci des affirmations sur la prexis-tence (1). (1) Sur la prexistence du Christ, cf., parmi les ouvrages accessibles en franais, O. Cull-

    mann, Christologie du Nouveau Testament (Delachaux et Niestl, Paris, 1958) ; E. Schwei-zer, La foi en Jsus-Christ (Paris, Seuil, 1975), p. 87-115 ; P. Benot, Prexistence et in-carnation , dans Revue Biblique 77 (1970), p. 5-29. La citation de W. Kasper est tire de Jsus le Christ (Paris, Cerf, 1976), p. 205 de l'dition originale.

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  • Gerhard Schneider Les affirmations du Nouveau Testament

    2 Il est incontestable qu'une telle explication fait bien ressortir certains aspects essentiels de la notion de prexistence. On dispose depuis longtemps d'interprtations semblables de cette notion, partir de la clbre phrase rabbinique : Dieu cra sept choses avant de crer le monde : la loi, l'expiation, le jardin d'Eden, la Ghenne, le trne de gloire, le temple et le nom du Messie (2). Mais il y a l autre chose que dans les affirmations du Nouveau Testament sur le Christ : en effet, ces dernires ne mentionnent la prexistence que pour la mettre au service d'une notion suprieure. Au contraire, la formule rabbinique sur la pr-existence est une affirmation isole et indpendante. Commentant la phrase des docteurs de la Loi sur le nom du Messie, P. Billerbeck a crit qu'elle faisait du Messie une partie essentielle du plan ternel et donc immuable de Dieu et qu'elle devait renforcer la confiance d'Isral en ses espoirs messianiques . Selon P. Volz, si les rabbins disent que ces sept biens ont t crs avant le monde, c'est pour assurer, en les faisant antrieurs au temps, qu'ils sont ternels et ne passeront pas . Les textes du Nouveau Testament sur la prexistence du Christ sont, l'oppos, trop divers de forme et de contenu pour qu'on puisse les expliquer comme si leur seule fonction tait d'assurer que l'histoire du Christ ne peut tre dduite de rien d'inhrent au monde.

    La prexistence du Christ est mentionne surtout dans des textes en forme d'hymne (Philippiens 2, 6-11 ; Colossiens 1, 15-20 ; 1 Timothe 3, 16 ; Jean 1, 1-16). La plupart du temps, elle est rapporte non au moment de la cration du monde (3), mais celui de l'incarnation (4). Les affirmations du Nouveau Testament sur la prexistence du Christ sont toujours au service d'une autre ide et ne constituent nulle part le centre du texte.

    3 Les plus anciens tmoignages se trouvent dans les ptres de saint Paul. Cependant, pour presque tous, leur origine remonte une tradition sans doute plus ancienne. Dj l, il apparat que la prexis-tence du Christ est comprise partir des prmisses diffrentes et qu'elle a plusieurs racines. A) Paul comprend dans chaque texte l'affirmation traditionnelle de l'envoi du Fils (Galates 4, 4 ss. ; Romains 8, 3 ss.), en prsupposant qu'avant mme son incarnation, le Fils de Dieu existait (Romains 1,

    (2) Cf. b Pes 54 a Baraita et al.

    (3) La prexistence se rapporte la cration surtout quand il est question du rle du Christ

    comme mdiateur de la cration : I Corinthiens 8, 6 ; Colossiens 1, 15 ss. ; Hbreux 1, 2 ss. ; Jean 1, 1-3. (4) Paul parle le plus souvent de l'existence du Christ avant l'incarnation : Romains 1, 3 ss."; I Corinthiens 2, 7 ; 10, 4 ; 2 Corinthiens 8, 9 ; Galates 4, 4 ; Philippiens 2, 6-11. 22

    3 ss.). Cette affirmation suit un schma de prdication antrieur Paul, qui se trouve aussi en Jean 3, 16 ss. et 1 Jean 4, 9.

    Avant Paul, ce schma n'impliquait probablement pas encore une notion de prexistence ; mais il est srement employ dans ce sens en Galates 4, 4. Il n'est pas exclu que ce schma se rattache des affirma-tions sur l'envoi eschatologique du Fils (cf. Marc 12, 6). Chez Paul, la fonction hermneutique des affirmations sur l'envoi est, semble-t-il, x de permettre d'inclure aussi la signification du Jsus terrestre dans les

    vastes affirmations christologiques et sotriologiques .

    B) Jsus-Christ est compris comme la Sagesse de Dieu qui, avant l'incar-nation, oprait dj dans l'histoire du salut (5). Le rocher auquel ont bu les Isralites lors de la marche au dsert est identifi au Christ pr-existant (1 Corinthiens 10, 4), alors que la tradition juive l'entendait de la Sagesse prexistante de Dieu (6). 1 Corinthiens 1, 2-7, parle de la Sagesse de Dieu demeure cache, mais que ds avant les sicles, Dieu a par avance destine pour notre gloire , et qui est manifestement iden-tique au Seigneur de la gloire . Mme dans la tradition dite de la source des Logia (paroles antrieures la rdaction des vangiles), le Christ n'est pas uniquement dsign comme le reprsentant et le porte-parole de la Sagesse divine, mais comme la Sagesse elle-mme (7). Il est possible que dj Jsus lui-mme se soit compris comme Sophia (Sa-gesse). Si selon 1 Corinthiens 1, 30, le Christ Jsus est devenu pour nous Sagesse , c'est alors lui, et non plus la Sagesse-Thora (loi), qui est le moyen d'acqurir la justice, la sanctification, la rdemption . Il remplit toutes les fonctions de salut que le Juif pieux assignait la Sagesse-Thora . Aprs cette rupture avec la croyance juive en la Loi

    considre comme moyen de salut , la Sagesse de Dieu ne se commu-nique plus par la loi du Sina, mais par Jsus crucifi.

    C) La prexistence est aussi prsuppose l o la vie de Jsus est dcrite selon le schma de descente sur terre et remonte au ciel (Philippiens 2, 6-11). L'hymne repris par Paul n'est nullement fond, comme le pensait Bultmann, sur le prtendu mythe gnostique du Rdempteur , et pro-vient plutt d'un texte qui exposait une christologie primitive, fonde sur l'ide de glorification. Ce texte parlait de l'abaissement de Jsus au-quel Dieu a rpondu en l'levant au titre de Kyrios (Seigneur) (2, 8-11). Paul aura tendu la porte de l'ide d'abaissement (2, 8), en la rappor-tant la knose du Fils prexistant (2, 6 ss.) (8). (5) Cf. L. Cerfaux, Le Christ dans la thologie de saint Paul (Lectio Divina, Cerf, Paris, 1954, p. 189-208 ; A. Feuillet, Le Christ Sagesse de Dieu d'aprs les ptres pauliniennes, Gabalda, Paris, 1966.

    (6) Philon, Allgorie des Lois II, 86 ; cf. Sagesse 10, 17. (7) Cf. Luc 7,31-35 ; 10, 21 ss. ; 11, 49-51 ; 13, 34 ss. (8) 2 Corinthiens 8, 9 contient la mme ide et en montre l'horizon dans la doctrine du salut : le Seigneur Jsus Christ x bien qu'il ait t riche, est devenu pauvre pour vous, afin que vous deveniez riche par sa pauvret .

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  • Gerhard Schneider Les affirmations du Nouveau Testament

    Les affirmations sur la glorification visent la puissance cosmique du Kyrios, puissance qui ( la diffrence de Colossiens 1, 15-20) n'est pas fonde sur la prexistence. En insrant le mot croix dans l'hymne originel, Paul montre que la raison dernire de l'obissance de Jsus jusqu' la mort sur la Croix est l'abaissement volontaire du Fils pr-existant. D) Enfin, Paul prsuppose aussi la prexistence du Christ l o il reprend la formule d'un Credo primitif pour parler du rle de mdiateur dans la cration d'un seul Seigneur Jsus-Christ (1 Corinthiens 8, 6). La for-mule dit du Christ : par qui tout existe et par qui nous sommes . Le second par qui se rapporte la mdiation salvatrice du Christ, qui la communaut doit son existence. La communaut est comprise comme le rsultat d'un nouvel ordre crateur. Le premier par qui attribue au rle mdiateur du Christ la cration de l'univers, la premire cra-tion. De mme, le judasme avait parl du rle mdiateur dans la cra-tion de la Sagesse divine prexistante (9). Mais comme la prposition par (dia) ne se rencontre jamais dans ce contexte, on peut admettre que le rle mdiateur du Christ dans la cration a t dduit de l'acte de rdemption compris comme cration nouvelle. Car dans des passages semblables, l'expression par lui a trs frquemment une porte sot-riologique. La formule montre dans toute la cration l'oeuvre d'un seul Dieu ; cette oeuvre trouve aussi en lut son but. En mme temps, elle sou-ligne l'unique rle mdiateur du seul Christ pour le salut, rle fond dans celui que le Christ prexistant a jou dans la cration. Les affirmations christologiques du rle de mdiateur dans la cration veulent faire res-sortir le caractre eschatologique du salut opr par le Christ en mme temps que sa porte cosmique. Dans les textes plus tardifs qui se rap-portent au Christ mdiateur dans la cration, la prexistence est expres-sment formule, montrant clairement que le Christ lui-mme n'a pas t cr, mais qu'il existait avant toute cration (10).

    4. Les textes qui proviennent des Epitres de Paul ne tmoignent d'aucun intrt spculatif pour la prexistence du Christ et, la plupart du temps, ce n'est qu'implicitement qu'ils en font tat. En revan-che, le Quatrime Evangile, dont les affirmations sur la prexistence constituent un sommet l'intrieur du Nouveau Testament, parle expres-sment, et plusieurs reprises, de l'existence du Verbe-Christ avant son incarnation. L mme o il n'est pas question de la prexistence ant-

    (9) Cf. Job 28, 1-27 ; Proverbes 8, 22-31 ; Ecclsiastique 1, 1-9 ; 24, 3-9 ; Baruch 3, 15-38 ; Sagesse 7, 17. 21-26. (10) Colossiens 1, 15 ss. ; Hbreux 1, 2 ss. ; Jean 1, 1-3. Cf. aussi Apocalypse 3, 14, le Christ est principe des oeuvres de Dieu .

    rieure la cration (Jean 1, 30 ; 3, 16 ; 6, 62 ; 8, 14-58), celle-ci n'en demeure pas moins prsuppose, ainsi qu'en tmoignent Jean 1, 1-3 et 17, 5-24. L'vangile de Jean n'ignore naturellement pas le schma descente-monte (3, 13 ; 6, 62). Jean reprend aussi les affirmations sur la prexistence qui appartiennent la tradition christologique. On peut d'ailleurs mettre au compte de sa thologie un bon nombre de ces phrases. Au fondement de la christologie de Jean et de son affirmation de la prexistence, se trouve l'hymne au Verbe (Jean 1, 1-18), dont la prhistoire est encore controverse (11).

    Sous sa forme actuelle, l'hymne parle de l'incarnation du Verbe divin en Jsus-Christ. Vraisemblablement, l'hymne au Verbe repris par Jean comportait dj cette ide principale. Dans cette mesure, on peut parler d'un hymne sur l'incarnation . Les affirmations sur la glorification de Philippiens 2, 6-11, et 1 Timothe 3, 16, sont ici absentes. C'est bien pourquoi le cantique convient au prologue de l'vangile, qui veut racon-ter l'action terrestre du Verbe incarn et la voit acheve dans sa glori-fication. Nul n'est mont au ciel hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est au ciel (Jean 3, 13). Le Fils de l'homme est mont l o il tait auparavant (6, 62). D'aprs la premire strophe de l'hymne au Verbe (1, 1-3), le Logos (Parole, Verbe) tait au commence-ment auprs de Dieu. Il a pris une part active la cration. L'accent est mis sur le fait que toutes les cratures sans exception lui doivent leur tre. Les versets 1, 17 et suivants, sans doute ajouts par l'vangliste, soulignent aussi que le Verbe est l'unique mdiateur ; ils se rapportent l'unique rvlation de Dieu dans l'histoire, celle du Verbe-Fils de Dieu. L'attestation de son origine divine fait ressortir que Jsus-Christ est le seul apporter la rvlation. Dans son livre, l'vangliste veut montrer le Christ comme celui qui rvle la Vrit et la Vie (Jean 14, 6). L'hymne reoit ainsi sa fonction de prologue. Il est probable qu' l'origine, l'hymne au Verbe considrait l 'action du Verbe divin et celle de la Sagesse divine ou de la Loi de Mose comme des tapes prparant l'in-carnation ralise en Jsus. L'vangliste, par contraste, rend manifeste que Jsus-Christ n'est pas simplement le point culminant d'une action du Verbe antrieure l'incarnation. Car la loi fut donne par Mose ; la grce et la vrit nous sont venues par Jsus-Christ (1, 17) (12). Le Christ est le seul rvler Dieu (1, 18).

    (11) Cf. A. Feuillet, Le prologue du quatrime vangile, Bruges, DDB, 1968. (12) On remarquera que le parallle par Mose - par Jsus Christ rpond, au verset 17, au rle de mdiateur de la cration du verset 3 par lui tout a t fait . Cf. aussi le ver-

    set 10. Ephsiens 4, 8-10 dveloppe la mme argumentation que Jean 1, 17 ss. La mention de la descente qui y est faite montre peut-tre que Jsus-Christ transcende Mose et tout

    mdiateur : Mose a d'abord d monter sur le Sina, pour y recevoir la loi. Jsus au contraire est venu d'en haut.

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  • Gerhard Schneider Les affirmations du Nouveau Testament

    5. A ct de l'hymne christologique prpaulinien (Philippiens 2, 6-11) et de l'hymne prjohannique au Verbe, il reste trois hymnes ou fragments qui attestent la prexistence du Christ. Il s'agit du petit hymne de 1 Timothe 3, 16, dont la structure est proche du texte de Philippiens 2, 6-11, puis de Colossiens 1, 15-20, et enfin de Hbreux 1, 2 et suivants. L'hymne de l'ptre aux Colossiens, compos de deux strophes, et le frag-ment d'hymne de l'ptre aux Hbreux sont, de mme que Jean 1, 1-13, essentiellement marqus par le thme du mdiateur dans la cration. A) L'hymne de la Premire ptre Timothe (3, 16) encadre l'vne-ment christique de deux phrases : Il a t manifest dans la chair , et il a t enlev dans la gloire . On sous-entend ainsi la prexistence de celui qui a t manifest dans l'incarnation. Les actes du Christ ter-restre ne sont mentionns par aucun mot. Ds la seconde ligne, c'est l'vnement pascal qui est lou : justifi dans l'Esprit, vu des anges..., enlev dans la gloire . Mais entre ces deux phrases, on dit : proclam chez les paens, cru dans le monde . La mission parmi les paens est ainsi interprte comme faisant partie du triomphe du Christ glorifi. Si, en l'absence d'indications sur l'action terrestre du Christ, le danger d'une comprhension mythologique est prsent, ces deux lignes sur la mission et la foi montrent que l'vnement christique ne doit pas tre compris dans le sens d'une rvlation de Dieu dont la ralisation se re-nouvellerait sans cesse. Le texte, dans son tat actuel, part bien du Christ prexistant ; mais c'est pour fonder implicitement la souverainet du Christ sur le monde 'entier. Celle-ci n'a pas seulement son fondement dans l'intronisation du Christ par Dieu : elle tait dj tablie dans sa prexistence. La toute-puissance du Christ sur le monde n'est pas seule-ment proclame chez les paens , mais crue dans l'univers .

    B) L'hymne au Christ de l'ptre aux Colossiens (1, 15-20) (13), comme la brve formule de 1 Corinthiens 8, 6, mdite les rapports de la cration et de la rdemption. Ils s'expriment en deux strophes qui se correspon-dent. La premire (versets 15-18a) parle du Christ, Fils de Dieu, comme du premier-n de toute crature . La seconde strophe lui rpond par le premier-n d'entre les morts (versets 18b-20). Alors que, dans le premier cas, il est fait mention du rle mdiateur du Christ dans la cra-tion et que sa prexistence y est atteste, la seconde strophe voque le Christ comme le commencement de-la cration nouvelle. En lui com-mence la rsurrection eschatologique des morts. En lui, Dieu s'est rcon-cili avec l'univers et par lui il a fait la paix. L'oeuvre du Christ a une porte cosmique. Elle rconcilie l'univers et lui donne la paix (verset 20). Mais l'univers, grce l'action mdiatrice du Fils de Dieu, n'a t depuis toujours tabli qu'en vue de la nouvelle cration, qui a t faite dans le Christ, par lui et pour lui, et qui subsiste en lui (verset 16).

    Si l'hymne applique au Christ des titres que le judasme hellnistique attribuait la Sagesse divine, il ne le fait pas ici dans un sens polmique. La mention premier-n d'entre les morts rattache l'hymne au Jsus de l'histoire. A l'oppos, les autres lments qui intgrent l'hymne les vnements de la vie de Jsus ont plutt t interpols par le rdacteur de l'ptre : il s'agit du commentaire au verset 18a, o il est prcis que le corps est celui de l'Eglise et de l'addition du verset 20b, o il est dit que la paix a t faite par le sang de sa croix . La prexistence du Christ, son rle comme mdiateur dans la cration, sont mis au service d'une doctrine cosmique du salut. Unique mdiateur de la cration, le Christ pouvait seul tre le mdiateur de la rconciliation de l'univers. La toute-puissance du Kyrios cleste sur toutes les principauts et les puissances n'est pas fonde seulement dans la mort et la rsurrection du Christ, mais aussi dans sa participation la cration.

    C) Le passage de l'ptre aux Hbreux 1, 2 (14) parle lui aussi du rle mdiateur du Fils et semble vouloir fonder ce rle sur son tablissement comme hritier de toutes choses . L'entre en possession par le Christ glorifi de l'hritage du nom incomparable (verset 4) correspond cet tablissement. L'affirmation sur la mdiation du Christ dans l'acte crateur est complte par ces mots : Il est le resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance, il soutient l'univers par sa parole puis-sante (verset 3). En tant que tel, ayant accompli la purification des pchs, il s'est assis la droite de la majest dans les hauteurs . La pu-rification que le Fils a accomplie, et la suite de laquelle il est entr en possession de son hritage cleste, est entendue comme purification du monde et non de la communaut. De mme que, depuis l'origine, le Fils soutenait dj le monde, de mme il a jou sur terre un rle cosmi-que . Parce qu'il a t le mdiateur de la premire cration, il est l'hri-tier et, une fois glorifi, il prend possession de son hritage.

    Quand on compare cet hymne celui de l'ptre aux Philippiens, quelque chose nous frappe : la glorification du Christ n'est pas conue comme une action de Dieu conscutive l'abaissement du Christ, mais comme une intronisation active du Fils par lui-mme. A cette formula-tion correspond l'ide que le Fils, en entrant en possession de sa toute-puissance, ne fait en fin de compte qu'exercer un droit qui lui revenait ds le commencement (verset 2b). L'ptre aux Hbreux voit dans le Fils (1, 2-5) la vritable image de Dieu. Il est le mdiateur universel, celui qui soutient, sauve et domine le monde. De plus, selon la thologie, cultuelle de l'auteur de l'ptre aux Hbreux, la rdemption en tant que purification des pchs n'est pourtant pas entendue comme nouvelle cration, alors que c'tait le sens originel des affirmations sur le rle de mdiateur de la cration jou par le Christ.

    (13) Cf. P. Benot, L'hymne christologique de Colossiens 1, 15-20 , dans Christianity, Judaism and other greco-roman cults (Mlanges M. Smith), Leyde, 1975, t. I, p. 226-263.

    (14) Cf. A. Vanhoye, Situation du Christ, Hbreux 1-2 (Lectio Divina 58), Paris, Cerf, 1969, p. 9-117.

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  • Gerhard Schneider

    Si diffrentes que puissent tre les assertions du Nouveau Testa-6 ment sur la prexistence du Christ, elles prsentent, sur,le plan for-mel, trois points communs. Tout d'abord, la prexistence du Christ est une affirmation d'arrire-plan et ne constitue pas l'objet central d'une argumentation thologique. Ensuite, on rencontre la notion de prexis-tence presque exclusivement dans des textes hymniques. Cette donne est trs lie la troisime : les textes christologiques sur la prexistence sont, de par leur caractre d'hymne de louange de l'vnement, des textes enthousiastes , d'autant qu'ils passent la Parousie largement sous silence. De Paul jusqu'au Quatrime vangile, la tendance mne de l'attente prochaine de la Parousie une eschatologie ralise, et en mme temps un intrt spculatif croissant pour la prexistence du Christ.

    On ne peut s'tendre ici sur la signification que revtent pour une christologie systmatique ces considrations sur chacune des affirmations spcifiques des textes concernant la prexistence. Disons toutefois que tous ceux qui cherchent critiquer ce que l'on nomme la christologie d'en-haut devraient apprcier leur juste valeur ces textes hymniques sur la prexistence. Leur contexte concret tait l'origine la vie liturgique de la primitive Eglise. Les rdacteurs du Nouveau Testament les citent comme une parole inspire (15) pour prcher et instruire. Pour eux, ces hymnes avaient la dignit d'un texte sacr.

    Gerhard SCHNEIDER

    (Traduit de l'allemand par Isabelle Desnoyers)

    (15) Colossiens 3. 16 ; Ephsiens 5, 19 ; cf. 1 Corinthiens 14, 26 ; Apocalypse 5, 9 ss.

    Gerhard Schneider, n en 1926 Trves. Professeur d'exgse et thologie du Nouveau

    Testament l'Universit de la Ruhr (Bochum) depuis 1969. Publication : Die Frage nach Jesus (1961).

    Klaus REINHARDT :

    Impasses et chemins

    de la christologie d'aujourd'hui

    La foi pascale confesse en mme temps le Jsus de l'his-

    toire et le Seigneur glorifi. Il est alors absurde d'opposer christologies d'en-haut et d'en-bas .

    SI on lui avait demand pourquoi il confessait Jsus-Christ, tout chrtien (du moins tout catholique) aurait jusqu' ces dernires

    annes rpondu sans hsiter que Jsus est plus qu'un tre humain, qu'Il est de toute ternit le Fils incarn de Dieu, qu'Il est Dieu lui-mme en personne. C'est la profession de foi au Christ que l'Eglise a fixe au Concile de Nice en 325 : Nous croyons en un seul Seigneur Jsus-Christ, Fils unique de Dieu, n du Pre avant tous les sicles, Dieu n de Dieu, Lumire ne' de la Lumire, vrai Dieu n du vrai Dieu, engendr,

    non pas cr, consubstantiel au Pre... .

    Lorsqu'en 1975 les vques catholiques allemands ont insist sur la valeur permanente de ces affirmations, ils ne l'ont pas fait seulement pour manifester leur joie l'ide que cette Profession de Foi reprsente depuis 1650 ans dj le Credo de l'Eglise et cre aujourd'hui encore un lien entre des chrtiens de confessions diffrentes. La raison en tait bien plus leur inquitude de constater que ces affirmations ne sont plus comprises aujourd'hui, et que sont apparues de nouvelles interprtations de la foi en Jsus-Christ dont certaines mme ne laissent gure voir comment on peut les concilier avec la doctrine de l'Eglise (1).

    De fait, ce n'est pas seulement en dehors des Eglises, ni dans les Egli-ses rformes, pourtant moins attaches la tradition, que l'image tradi-tionnelle du Christ comme Fils de Dieu incarn a perdu son importance, mais aussi dans l'Eglise catholique. Certains y cherchent fbrilement

    (1) Dclaration de la confrence piscopale allemande du 24 septembre 1975 sur le

    symbole de Nice. Cf. la dclaration du Conseil de l'Eglise vanglique d'Allemagne du

    19 juin 1975.

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  • Klaus Reinhardt Impasses et chemins de la christologie d'aujourd'hui

    faire comprendre la personne du Christ d'une manire nouvelle. De nouveaux noms sont donns Jsus : messager de Dieu, son mandataire auprs des hommes, mais avant tout modle d'humanit, le vrai homme, le prototype, l'homme nouveau... C'est de cette volution qu'il sera ques-tion dans ce qui suit ; notre aperu se limitera en gnral la thologie catholique allemande (2). Christologies d'en-haut et d'en-bas

    Qu'est-ce qui a dclench cette volution ? Il est sr que cela n'a pas t simplement le got de la nouveaut ni une tendance ruiner la tradi-tion par la critique. On peut croire le jsuite hollandais Piet Schoonen-berg, pionnier de la nouvelle christologie, lorsqu'il dit avec une certaine mlancolie combien il lui a t pnible d'abandonner l'image tradition-nelle du Christ : k T'avais en quelque sorte l'impression que Dieu le Fils tait tomb du haut du ciel . Ce qui a dclench cette volution, c'est avant tout le dsir de faire comprendre d'une manire nouvelle la foi en Jsus-Christ, en admettant que les anciennes affirmations au sujet de la personne du Christ soient dsormais devenues trangres et inintelligibles l'homme d'aujourd'hui .

    Mme si c'est l une interprtation peu nuance, on peut qualifier la christologie classique de christologie d'en-haut , c'est--dire une chris-tologie pour laquelle l'importance de Jsus dcoule de son existence en Dieu de toute ternit, antrieurement sa vie terrestre : avec Jsus est entr dans l'histoire de l'humanit le Fils ternel, personne vivante de la Sainte Trinit !

    C'est incontestablement l. une conception sublime de la personne du Christ. Karl Barth disait de cette christologie orthodoxe que c'est de l'eau de glacier, qui tombe de trois mille mtres, on peut y boire sans

    crainte s. Pourtant, cette faon de comprendre le Christ n'a pas que des avantages. Si l'on s'en tient l'image prcdente, ce fleuve puissant qui descend des hauteurs divines ne va-t-il pas engloutir tout ce qu'il y a d'humain en Jsus ? Autrement dit : une christdlogie, partant d'en-haut , d'auprs du Dieu trinitaire, peut-elle rejoindre en-bas l'his-toire de Jsus ? Peut-elle encre prendre trs au srieux l'individualit humaine de Jsus, ses limites, son volution historique et surtout sa Pas-sion et sa mort sur la Croix, abandonn de Dieu ? Il est certain qu'autre-fois, l'Eglise a rsolument repouss et qualifi de pure illusion la ten-d4nce docte minimiser l'humanit de Jsus. A l'affirmation de la

    (2) Cf. K. Reinhardt, Die Einzigartigkeit der Person Jesu Christi, Neue Entwrfe , dans

    l'dition allemande de Communio, 1973, n 3, p. 206-224. En dehors des ouvrages alle-mands dont nous parlerons ici et du livre de E. Schillebeeckx, signalons, entre autres, Ole-

    gario Gonzalez de Cardedal, Jesus de Nazareth, Aproximaci6n a la Cristologia (Madrid, 1975) et Louis Bouyer, Le Fils ternel, Thologie de la Parole de Dieu et christologie (Paris, Aubier, 1974).

    divinit de Jsus, proclame Nice, le Concile de Chalcdoine a juxta-pos celle de son humanit.

    Mais la question demeure de savoir quel point, dans cette optique, l'humanit relle et la qualit de Fils ternel de Dieu sont intimement compatibles l'une avec l'autre. Ne manquerait-t-il pas Jsus une per-sonnalit en tant qu'homme ?

    Les thologiens ont toujours prouv ces difficults d'une christologie d'en-haut ; mais ils les ont comprises et acceptes comme tant l'ex-pression ncessaire du mystre du Christ inaccessible notre intelligence. Cela resta possible, estiment aujourd'hui certains, tant que la conscience religieuse de l'homme tait marque par l'exprience de ses limites et de sa dpendance vis--vis des puissances naturelles et surnaturelles. Mais, lorsqu'au dbut des temps modernes, le jugement de l'homme sur lui-mme et sur le monde s'est modifi, lorsque l'homme s'est senti de plus en plus majeur et responsable de lui-mme , alors la personne d'un Fils de Dieu venant du Ciel ne pouvait plus apparattre comme para-chevant l'existence humaine, mais plutt comme un miracle auquel il tait impossible de donner sa juste place dans le contexte de la vie hu-maine. La question fut alors de savoir si, dans l'obissance de la foi, le chrtien devait continuer adhrer aux dogmes de l'Eglise au sujet du Christ, ou bien si peut-tre il ne s'agissait l que d'une image provisoire du Christ, aujourd'hui dpasse et qui ne s'identifiait pas au personnage rel de Jsus. Ces considrations ont dclench le processus qui voudrait aboutir une foi au Christ affranchie de tout mythe et de tout dogme. Elles ont eu aussi et surtout pour rsultat de remplacer la christologie d'en-haut par une christologie d'en-bas , ou du moins de faire reposer celle d'en-haut sur celle d'en-bas . Quel est le sens de cette christologie dite d'en-bas ? Elle essaie de

    dcouvrir ce qu'il y a derrire les affirmations de l'Eglise au sujet de Jsus en tant que Christ et Fils de Dieu. Elle veut retourner la source de ces affirmations, c'est--dire la vie et l'action du Jsus terrestre et histo-rique, pour donner partir de l une explication nouvelle de l'impor-tance de Jsus. La christologie d'en-bas rejoint donc largement par sa finalit et par sa mthode la recherche historico-critique sur Jsus recherche qui est devenue le problme crucial de la thologie moderne.

    Si la christologie d'en-bas retourne au Jsus historique, cela ne signifie nullement qu'elle considre a priori comme faux les dogmes de l'Eglise au sujet du Christ. En gnral, ces thologies maintiennent que, si nous pouvons atteindre le Jsus de l'histoire, ce n'est qu' travers la foi de l'Eglise, et non en passant ct. Bien plus, si cette christologie part de Jsus en tant qu'homme, cela ne veut pas dire qu'elle veuille r-duire Jsus sa nature humaine, ou nier sa relation particulire Dieu. Mme si certaines interprtations radicales inclinent dans cette direction, on observe plus souvent le contraire, tout particulirement chez les repr-sentants de l'Eglise catholique. C'est pour empcher que la foi en Jsus Fils de Dieu ne perde de son importance aux yeux des hommes d'aujour-

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  • Impasses et chemins de la christologie d'aujourd'hui

    ont toujours recherch au fond de leur cur, mme inconsciemment. Ainsi, la foi au Christ se trouve prpare par une christologie de l'hom-me en qute de Dieu . La christologie catgoriale , qui repose sur l'apparition relle du Christ dans l'histoire, reoit alors son fondement sous la forme d'une christologie transcendantale , qui veut mettre en vidence les conditions de possibilit a priori de la foi au Christ chez l'homme.

    Ce point de dpart d'une christologie d'en-bas a connu de nombreu-ses variantes. On a cru quelque temps que la vision volutive du monde caractristique de notre poque, ce sentiment d'tre port par la vague de l'volution vers un avenir plus grand, pouvait constituer aussi pour la foi dans le Christ un point de dpart favorable. C'est ainsi que Rahner lui-mme et beaucoup d'autres ont voulu se rclamer de vues prtes Teilhard de Chardin, et ont fait de Jsus le garant ou le but de l'volu-tion, le dbut d'une humanit nouvelle unie Dieu.

    Mais depuis quelques annes, une comprhension du Christ fonde sur l'ide d'volution, c'est--dire plaant Jsus dans le contexte uni-versel de la cration et de l'volution du monde, n'exerce plus la mme fascination. Aujourd'hui, c'est davantage autour du personnage concret, historique de Jsus de Nazareth que tourne la pense christologique. Deux proccupations justifient cette dmarche : 1) Ces dernires annes, on a pris fortement conscience des lments ngatifs que comporte la vie humaine. A une confiance optimiste dans la permanence du progrs a succd la prise de conscience des limites du faisable, et avant tout l'ide que les questions fondamentales de la souf-france, de la culpabilit et de la mort ne trouvent pas leur solution dans le progrs ralis l'intrieur du monde. La christologie a ds lors essay de rpondre au besoin de trouver un sens, une justice, du bonheur et de l'amour dans un monde marqu par l'injustice, la souffrance et la mort. On comprend donc que l'accent soit maintenant mis sur les uvres et les souffrances de Jsus, sa proclamation du rgne de Dieu vainqueur de la souffrance et de la mort, son message d'un Dieu proche des hommes et misricordieux, son engagement total en faveur de ses semblables, sa confiance inbranlable en Dieu le Pre jusque dans la mort, et enfin, ce qui n'est pas le moins important, son entre, ressuscit, dans une vie nouvelle de justice et d'amour. 2) Si l'on s'est dtourn des essais d'une christologie cosmique pour par-tir du personnage historique de Jsus, c'est parce qu'en classant le Christ dans des systmes gnraux, on courait le risque d'en donner une image qui ne corresponde plus la ralit. Si les thologiens nomms ci-dessus, Kasper, King et Schillebeeckx, essaient bien de partir de l'exprience actuelle pour ouvrir une certaine voie d'accs la comprhension de la personne de Jsus, ils partent de l'histoire humaine et mettent l'accent sur ce que l'histoire de Jsus a d'unique, de spcifique et sur ce qui en elle fait clater tous les schmas gnraux. S'appuyant au dpart sur l'histoire

    d'hui, qu'on veut donner un nouveau fondement et une nouvelle expli-cation la filiation divine de Jsus. Il est vrai qu' la diffrence de la christologie d'en-haut , on cherche le fondement de la filiation divine de Jsus non dans ce qui se situe au-del de sa vie humaine, niais l'in-verse dans ce que l'histoire peut cerner.

    Evolution dans la thologie catholique ? Pendant longtemps, les recherches historico-critiques sur Jsus, et la

    christologie d'en-bas qui lui correspond, ont t le domaine de la thologie protestante. Ce n'est que dans les dernires dcennies que les thologiens catholiques se sont ouverts eux aussi ces problmes, d'abord dans l'exgse, puis galement et de plus en plus dans la dogma-tique. En 1974 sont apparus dans les pays de langue allemande et aux Pays-Bas trois grands systmes d'interprtation de la foi au Christ qui sont pleinement conscients de cette problmatique : il s'agit des ouvra-ges sur le Christ de Walter Kasper, Hans Kung et Edouard Schille-beeckx (3).

    On peut dater approximativement le dbut de cette volution l'int-rieur de la thologie catholique. En 1951, l'occasion du 1.500e anni-versaire du Concile de Chalcdoine, Karl Rahner a invit ne pas consi-drer le dogme qui a t dfini comme l'aboutissement de l'enseignement sur le Christ, mais plutt comme un point de dpart et une incitation se poser de nouvelles questions. Il a lui-mme propos de remplacer la formule conciliaire de la personne (divine) de Jsus en deux natures (divine et humaine) par un nouveau modle qui, dans le cadre du dogme de la cration, prsente Jsus comme le sommet unique dans les rapports de la cration avec le Crateur (4).

    On ne peut gure juger cette proposition, pour laquelle l'ordre de la grce et de l'union des deux natures dans la mme personne ne s'ajoute pas l'ordre de la cration comme une chose totalement diffrente. Dans cette perspective, toute la cration, et notamment le monde des hommes, est dj Rvlation divine. En Jsus, la Rvlation gnrale ne fait qu'atteindre son apoge unique et indpassable. La christologie est