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Dostoïevski

du double à l'unité

Dostoïevski du double à l'unité

par René Girard

GÉRARD MONFORT É d i t e u r

S a i n t - P i e r r e de S a l e r n e 2 7800 BRIONNE

© 1963 by Librairie Plon, 8, rue Garancière, P aris -6

Droits de reproduct ion el de traduction réservés pour tous pays, y compris l' U.R.S.S.

A MARTHA

C H A P I T R E P R E M I E R

DESCENTE AUX ENFERS

D O S T O I E V S K I DU DOUBLE A L'UNITÉ

Les critiques contemporains disent volon- t iers qu'un écrivain se crée lui-même en créant s o n œuvre. La formule est éminemment ap- plicable à Dostoïevski dans la mesure où l'on ne confond pas cette double démarche créa- trice avec l'acquisition d'une technique, ou même avec la conquête d'une maîtrise.

Il ne faut pas comparer la succession des œuvres à ces exercices grâce auxquels l'exé- cutant d'une œuvre musicale accroît, peu à peu, sa virtuosité. L'essentiel est ailleurs et cet essentiel ne peut s'exprimer, d'abord, que sous une forme négative. Se créer, pour Dos- toïevski, c'est tuer le vieil homme, prison- nier de formes esthétiques, psychologiques et spirituelles qui rétrécissent son horizon d'homme et d'écrivain. Le désordre, le déla- brement intérieur, l'aveuglement même que reflètent, dans leur ensemble, les premières œuvres, offrent un contraste saisissant avec la lucidité des écrits postérieurs à Humiliés et

offensés, et surtout avec la vision géniale et sereine des Frères Karamazov.

Dostoïevski et son œuvre sont exemplaires non pas au sens où une œuvre et une exis- tence sans faille le seraient mais en un sens

exactement contraire. A regarder vivre et écrire cet artiste, nous apprendrons, peut- être, que la paix de l 'âme est la plus rude de toutes les conquêtes et que le génie n 'es t pas un phénomène naturel . De la vision quasi légendaire du bagnard repenti, il faut retenir l ' idée de cette double rédemption, mais il ne faut rien retenir d 'autre , car dix longues an- nées s 'écoulent entre la Sibérie et la rup ture décisive.

A par t i r des Mémoi res écrits dans un sou- terrain, Dostoïevski ne se contente plus de « répéter ses preuves » et de se justifier à ses propres yeux en ressassant toujours le même point de vue sur les hommes et sur lui-même. Il exorcise, l ' un après l 'autre, ses démons, en les incarnant dans son œuvre romanesque. Chaque livre ou presque marque une nouvelle conversion et celle-ci impose une nouvelle perspective sur les problèmes de toujours.

Au delà de la différence superficielle des (sujets , t o u t e s les œuvres n ' e n font qu 'une ;

c 'est à cette uni té qu 'es t sensible le lecteur lorsqu' i l reconnaît, au premier coup d'œil, et quelle qu ' en soit la date, un texte de Dos- toïevski; c 'est cette unité que tant de critiques cherchent au jourd 'hu i à décrire, à posséder

et à cerner. Mais reconnaî tre la singularité absolue de l 'écrivain q u ' o n admire ne suffit pas. Au delà de celle-ci, il faut retrouver les différences entre les œuvres particulières, si- gnes d ' une recherche qui abouti t ou qui n 'a- bouti t pas. Chez Dostoïevski la recherche de l 'absolu n 'es t pas vaine; commencée dans l 'angoisse, le doute et le mensonge, elle se termine dans la certitude et dans la joie. Ce n 'es t pas par quelque essence immobile que se définit l 'écrivain mais par cet i t inéraire exaltant qui constitue peut-être le plus g rand de ses chefs-d 'œuvre. Pour en re t rouver les

étapes, il faut opposer les œuvres particulières, et dégager les « visions » successives de Dos- toïevski.

Les œuvres géniales reposent sur la destruc- tion d ' u n passé toujours plus essentiel, tou- jours plus originel, c 'est-à-dire sur le rappel, dans ces œuvres, de souvenirs toujours plus éloignés dans l 'o rdre chronologique. A me- sure que l 'horizon de l 'alpiniste s 'élargit , le sommet de la montagne se rapproche. Les pre- mières œuvres ne vont exiger de nous que des allusions à des attitudes de l 'écrivain, ou à des événements de sa vie plus ou moins contempo- rains de leur création. Mais nous ne pourrons pas avancer dans les chefs-d 'œuvre sans re- monter en même temps, par une série de « flash-back », d'ailleurs assez capricieux, vers l 'adolescence et l 'enfance du créateur. Les lec-

teurs qui ne sont pas familiers avec la biogra-

phie de Dostoïevski sont priés de se reporter au résumé chronologique qui figure dans les dernières pages de cet ouvrage.

La très relative violence que nous exercerons sur les premières œuvres afin d'en dégager les thèmes obsessifs trouvera sa justification non pas dans quelque « clef » psychanalytique ou sociologique, mais dans la lucidité supé- rieure des chefs-d'œuvre. C'est l 'écrivain lui-

même, en définitive, qui nous fournira le point de départ, l'orientation et même les ins- truments de notre recherche.

Les débuts de Fiodor Mihaïlovitch Dos- toïevski dans la vie littéraire furent retentis- sants. Biélinski, le plus écouté des critiques de l'époque, déclara que Pauvres Gens était un chef-d'œuvre et il fit de son auteur, en quel- ques jours, un écrivain à la mode. Biélinski appelait de tous ses vœux ce que nous nom- merions aujourd'hui une littérature engagée et il vit dans l'humble résignation du héros, Makar Diévouchkine, un réquisitoire contre l'ordre social, d'autant plus implacable qu'il n'était pas directement formulé.

Makar est un petit fonctionnaire pauvre et déjà âgé. La seule lumière dans son existence grisâtre et humiliée vient d'une jeune femme, Varenka, dont il évite la fréquentation, par crainte des médisances, mais avec qui il échange une correspondance fort touchante. La « petite mère » n'est pas moins misérable, hélas, que son timide protecteur; elle accepte d'épouser un propriétaire jeune et riche mais grossier, brutal, tyrannique. Makar ne se

plaint pas, il ne proteste pas, il n'a pas le moindre mouvement de révolte; il participe aux préparatifs de la noce, il cherche fébrile- ment à se rendre utile. Il ne reculerait devant aucune bassesse, on le sent, pour conserver sa modeste petite place à l'ombre de sa chère Varenka.

Un peu plus tard, Dostoïevski écrivit Le Double, œuvre qui s'inspire, d'assez près, parfois, de certains Doubles romantiques et surtout du Nez de Gogol mais qui domine de loin, pourtant, tout ce que publiera son auteur avant Les Mémoires écrits dans un souterrain. Le héros, Goliadkine, voit surgir à ses côtés, après quelques mésaventures aussi dérisoires qu'humiliantes, son double, Goliadkine junior, physiquement semblable à lui, fonctionnaire comme lui et occupant dans la même adminis- tration le même poste que le sien. Le double traite Goliadkine senior avec une méprisante désinvolture et il contrecarre tous les projets administratifs ou amoureux que forme celui- ci. Les apparitions du double se multiplient ainsi que les échecs les plus grotesques jus- qu'à l'entrée de Goliadkine dans un asile d'a- liénés.

L'humour grinçant du Double est aux anti- podes du pathétique un peu douceâtre de Pau- vres Gens, mais les points communs entre les deux récits sont plus nombreux qu 'il n 'y paraît d'abord. Makar Diévouchkine, comme Goliad- kine, se sent toujours vaguement martyrisé

par ses camarades de bureau : « Savez-vous ce qui me tue, écrit-il à Varenka, ce n'est pas l'argent, mais tous les tracas de la vie, tous ces chuchotements, ces légers sourires, ces petits propos piquants. » Goliadkine ne parle pas autrement; l'apparition du double ne fait que polariser et concrétiser chez lui les senti- ments de persécution qui restent diffus et sans objet défini chez son prédécesseur.

Goliadkine, parfois, croit possible de faire la paix avec son double; l'enthousiasme, alors, le soulève; il imagine l'existence qu'il mène- rait si l'esprit d'intrigue et la sagacité de cet être maléfique étaient à son service au lieu d'être mobilisés contre lui. Il médite de fusion- ner avec ce double, de ne faire plus qu'un avec lui, de retrouver, en somme, son unité perdue. Or le double est à Goliadkine ce qu'est, à Makar Diévouchkine, le futur mari de Va- renka; il est le rival, l'ennemi. Il y a donc lieu de se demander si « l'humble résignation » de Makar, l'extraordinaire passivité dont il fait preuve à l'égard de son rival et son pitoya- ble effort pour jouer un tout petit rôle dans le ménage de la bien-aimée, loin derrière le mari, ne relèvent pas d'une aberration un peu semblable à celle de Goliadkine. Makar, cer- tes, a mille raisons objectives de fuir la ba- taille avec un rival beaucoup mieux armé que lui; il a mille raisons, en d'autres termes, d'être obsédé par l'échec et c'est de cette obses- sion, précisément, que souffre Goliadkine. Le

thème du double est présent, sous les formes les plus diverses, et parfois les plus cachées, dans toutes les œuvres de Dostoïevski. Ses

prolongements sont si nombreux et si ramifiés qu'ils ne nous apparaîtront que peu à peu.

L'orientation « psychologique » qui s af- firme dans Le Double déplut à Biélinski. Dos- toïevski ne renonça pas à ses obsessions, mais il s'efforça de les exprimer dans des œuvres d'une forme et d'un style différents. La Lo- geuse est une tentative assez malheureuse, mais significative, de frénésie romantique. Ordynov, un rêveur mélancolique et solitaire, loue une chambre chez un couple bizarre composé d'une belle jeune femme et d'un vieillard énigmati- que nommé Mourine, qui exerce sur celle-ci un pouvoir occulte. Ordynov tombe amoureux de la « logeuse » ; celle-ci déclare l 'aimer lui-même « comme une sœur, plus qu'une sœur », et finit par lui proposer d'entrer dans le cercle enchanté de ses relations avec Mourine. La « logeuse » souhaite que ses deux amants n 'en fassent plus qu'un. Ordynov s'efforce en vain de tuer son rival; le regard de Mourine lui fait tomber l'arme des mains. L'idée de la « fusion » des deux héros et celle de l 'envoû- tement exercé par Mourine se rattachent sans difficulté aux thèmes des œuvres précédentes.

Dans Un Cœur faible, nous nous retrou- vons, une fois de plus, dans l'univers des petits fonctionnaires. L'histoire est celle du Double, mais vue du dehors, par un observa-

teur qui ne partage pas les hallucinations du héros. Celui-ci a tout, semble-t-il, pour être heureux, sa fiancée est charmante, son ami est dévoué, ses supérieurs sont bienveillants. Il n'en est pas moins paralysé par la possibi- lité même de l'échec et, comme Goliadkine, il s'enfonce peu à peu dans la folie.

A un moment donné, le « cœur faible » présente sa fiancée à son ami, qui s'en déclare aussitôt très amoureux. Trop fidèle pour con- currencer son camarade, il demande à ce der- nier de lui faire une petite place dans son mé- nage : « Je l'aime autant que toi; elle sera mon ange gardien, comme le tien, car votre bonheur rejaillira sur moi et me réchauffera moi aussi. Qu'elle me dirige, comme elle te dirigera, toi. Désormais, mon amitié pour toi et mon amitié pour elle n'en feront qu'une... Tu verras comme je vous protégerai et com- bien je prendrai soin de vous deux. » La jeune fille accueille avec enthousiasme l'idée de ce

ménage à trois et elle s'écrie joyeusement : Nous trois, nous ne ferons qu'un.

Le héros des Nuits blanches, comme celui de La Logeuse, est un « rêveur » qui passe en longues promenades les nuits crépuscu- laires de l'été pétersbourgeois. Au cours d'une de ces randonnées, il fait la connaissance d'une jeune fille non moins romanesque que lui, véritable Emma Bovary russe, qui a passé son adolescence attachée par une épingle au jupon de sa grand-mère. Il tombe amoureux d'elle

mais il n 'avoue rien, car Nastenska attend, d ' u n m o m e n t à l 'autre , le re tour d ' u n jeune

h o m m e qu'elle a promis d'épouser. Elle n 'es t d 'ail leurs plus tout à fait certaine d 'a imer ce fiancé. Elle se demande si l 'épingle de la grand- mère n ' e s t pas u n peu responsable de cette passion juvénile. Au cours de confidences équi- voques, elle accuse son compagnon d'indiffé- rence et lui propose son amitié en des termes qui rappellent la « logeuse » ou la fiancée du « cœur faible » : « Lorsque je me marierai, nous resterons des amis, nous serons comme frère et sœur, ou plus encore. Je vous aimerai presque autant que lui. » Le héros finit par avouer son amour , mais, loin de pousser son avantage auprès de la jeune fille, il fait tout, comme Makar Diévouchkine, pour assurer le succès de son rival. Il fait parvenir à ce dernier les lettres de Nastenska; il arrange un rendez-

vous auquel il accompagne son amie. Il est donc là, voyeur fasciné, lorsque les deux jeu- nes gens se re t rouvent et tombent dans les bras l ' u n de l 'autre . Toute la conduite de ce héros nous est décrite en termes de générosité, de

dévouement, d 'espr i t de sacrifice. Nastenska s 'éloigne pour toujours, mais elle envoie au malheureux une lettre où s 'exprime, une fois

de plus, ce q u ' o n pourrai t appeler le « rêve de la vie à trois ». « Nous nous verrons encore, écrit-elle, vous viendrez chez nous, vous ne nous quitterez pas. Vous serez toujours notre ami, mon frère. »