histoire et revenance du vampire au 1ge siÈcle

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  • 7/30/2019 HISTOIRE ET REVENANCE DU VAMPIRE AU 1ge SICLE

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    UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL

    LE 19" SICLE ET LA FANTASMAGORIE DU CINMA: IMAGE SPECTRALE, TEMPS HANT ETVAMPIRE CINEMATOGRAPHIQUE

    MMOIREPRSENT

    COMME EXIGENCE PARTIELLEDE LA MATRISE EN TUDES LITTRAIRES

    PAR

    FABRICE NAM VOHOANG

    22 AOT 201]

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    UNIVERSIT DU QUBEC MONTRALService des bibliothques

    Avertissement

    La diffusion de ce mmoire se fait dans le" respect des droits de son auteur, qui a signle formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cyclessuprieurs (SDU-522 - Rv.01-2006). Cette autorisation stipule que conformment l'article 11 du Rglement no 8 des tudes de cycles suprieurs, [l'auteur] concde l'Universit du Qubec Montral une licence non exclusive d'utilisation et depublication .de la totalit ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pourdes fins pdagogiques et non commerciales. Plus prcisment, [l'auteur] autorisel'Universit du Qubec Montral reproduire, diffuser, prter, distribuer ou vendre descopies de [son] travail de recherche des fins non commerciales sur quelque supportque ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entranent pas unerenonciation de [la] part [de l'auteur] [ses] droits moraux ni [ses] droits de propritintellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la libert de diffuser et decommercialiser ou non ce travail dont [il] possde un exemplaire.

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    Remerciement

    Je tiens sincrement remercier les personnes qui m'ont aid accomplir la tcheSI ardue de rdiger un mmoire de matrise. Tout d'abord, je remercie ma directriceJohanne Villeneuve pour sa grande patience, l'tendue de son savoir, ses judicieuxconseils et les contrats de recherche. J'exprime galement ma gratitude envers StphaneLeclerc, pour sa confiance, son support moral et les emplois qu'il m'a procur. J'aimeraifaire part de ma reconnaissance envers les membres de ma famille, amis et tudiants quim'ont accompagn lors de ce priple. En dernier lieu, je remercie tout le personnelenseignant et administratif du dpartement d'tudes littraires pour m'avoir form etcultiv lors des dernires annes.

    II

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    Table des matiresREMERCIEMENT iiRSUM iiiINTRODUCTION 1CHAPITRE 1 : HISTOIRE ET REVENANCE DU VAMPIRE AU 1ge SICLE 5

    d'ho ", 1ge " J1 1 Reglmes Istonclte et Siec e 51.2 Histoire et Revenance 61.3 Revenance et retour du refoul 61.4 Temps historique selon Walter Benjamin 71.5 Temps rationnel selon Bergson 81.6 Temps historique et Mort 101.7 Dracula et temps historique du 19 e sicle 111.8 Histoire des morts 131.9 Dracula et historiographie du 1ge sicle 141.10 Histoire des morts et visual it 151.11. Rvolution industrielle et technique 16

    1.11.1 Technique rationnelle et pense magique 171.11.2 Dracula et la technique fantasmagorique 22

    CHAPITRE 2: LA FANTASMAGORIE DES DISPOSlTIFS OPTIQUES 242.1 Corpus filmique et mdias du 1ge sicle 24

    2.1.1 Imagerie du 1ge sicle et technique rationnelle 252.2 Cadre thorique et modle des ges selon R. Debray et W.Benjamin 282.3 Arts de la lumire et de l'ombre: Thtre d'ombre et cinma 31

    2.3.1 L'ombre du mort 312.3.2 Ombre et revenance 332.3.3 Ombre et cinma 34

    2.4 Fantasmagorie optique 352.4.1 Lanterne magique 362.4.2 Fantasmagorie de Robertson 372.4.3 Fantasmagorie optique et cinma 382.4.4 Fantasmagorie et mouvement de l'image 40

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    2.5 Photographie et cinmatographe: Entre prise objective et esprit magique .4 [2.5.1 Photographie et socit industrielle .422.5.2 Revenance et mdiation .432.5.3 Photographie spirite et transcendantale .442.5.4 Enregistrement photographique et mortification 46

    2.6 Cinma et photographie: entre mouvement et ptrification 502.6.1 Immobilit et mouvement. 522.6.2 Ranimation du cadavre 542.6.3 Figure de la mortification: la momie 55

    CHAPITRE 3 LA FANTASMAGOR1E DU CINMA DU VAMPIRE 583.1 Imagerie du 1ge sicle et Bram Stoker's Dracula de F.F. Coppola 583.2 Ombre et vampire cinmatographique 63

    3.2.1 Ombre et cinma 643.2.2 La mort en ngatif. 673.3 Fantasmagorie optique et cinma 683.4 Photographie et cinma 74

    3.4.1 Inclusion intermdiatique de la photographie au cinma 743.4.2 Mouvement et immobilit au cinma 793.4.3 La ranimation cinmatographique du cadavre 793.4.4 Anciens mdias et cinma 823.5 Mortification et rification de la mdiation filmique 83

    3.5.1 Aura et rsistance selon W. Benjamin 843.5.2 Le vampire au cinma 853.5.3 Fantmes et images spectrales 853.5.4 Le mort vivant du cinma 883.5.5 Momification et vampirisation mdiatiques 90Conclusion 94Annexes 98Bibliographie 100

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    Rsum

    Le projet de mmoire cherche retrouver les influences de la Fantasmagorie du 1ge sicledans le cinma d'aujourd'hui, en particulier dans le genre du film de vampire. Nous abordons lesprocds et techniques optiques qui mettent en images l'exprience d'un monde en proie degrands changements sociohistoriques, et surtout, comment le cinma a intgr ces donnes.L'imaginaire fantasmagorique a conditionn J'mergence des techniques optiques qui ont menau cinmatographe, et en cela, le mdium cinmatographique est bien emblmatique de cettepoque caractrise par l'industrialisation et le retour d'un pass laiss en arrire par la modernithistorique. Le cinma, comme dispositif comprenant machine, image et sujet regardant, est misen relation avec les dispositifs optiques du thtre d'ombre, de la lanterne magique de Robertsonet de la photographie, pour ainsi faire merger le contexte technique, historique et psychologiquede l'poque. Nous mettons l'accent sur les notions visuelles de l'apparition, de la projection et dela rification afin de souligner le retour d'un ancien regard qui prvalait avant J'arrive del'image mcanise. En somme, lors des deux premires parties, c'est l'Histoire moderne, sontemps linaire et la hantise qu'ils provoquent, que le cinma sera reli.

    C'est travers la figure du vampire que nous examinerons le cmema; cette craturefantastique entretient bien des affinits mtaphoriques avec le mdium et elle nous permetd'entrevoir clairement toute la Fantasmagorie du 7e art. Avec un corpus filmique incluant certainsfilms dcoulant du roman Dracula de Bram Stoker, nous allons voir comment la technologie du1ge sicle dvoile l'aspect mythique de la pense rationnelle et moderne. L'image, dans sa grandetradition cultuelle ou/et artistique, semble rpondre des impratifs inconscients et archaques, des fantasmes premiers devant la mort et l'ternit, mme si elle est produite par un appareilmcanique. C'est en cela que la technique moderne arbore des qualits fantasmagoriques qui, toutcomme le vampire, nous remettent en contact avec ce que la civilisation occidentale a refoul.Notre attention est donc porte avec insistance sur les faons dont l'image filmique et le regardqu'elle convoque, font resurgir d'anciens modes de perception et d'interprtation illusoirementrelgus l'poque pr-moderne.

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    Introduction

    bien des gards, le 19" sicle est considr comme celui de l'Histoire et de la modernittechnique. Cette priode riche en dveloppements technologiques et industriels vise rationaliserle monde, les rapports entre humains, voire le rel et le temps. En cela, les mcanismes de lapense moderne sont reproduits travers les instruments techniques et objets du sicle.L'volution des dispositifs optiques de cette poque emprunte la mme voie et elle s'achve avecl'invention du cinmatographe, mdium qui s'est par la suite impos comme mode dereprsentation dominant. Or, malgr les avances de l'occident moderne, ce dernier ne peut sedbarrasser des restes d'une pense primitive qui s'ingrent dans la technique industrielle. C'estdans cette optique que le mmoire s'attarde mettre en relation le cinma avec certains desmdias apparus au 1g

    esicle qui ont influenc et mme provoq u sa venue. Empruntant une voie caractre thorique et historique, le mmoire propose une tude du cinma travers la

    Fantasmagorie des dispositifs optiques du 1ge sicle et par le biais de la figure du vampire. Grce cette approche, nous pourrons mieux saisir comment ces machines rationnelles entretiennentune pense archaque qui se tapit dans le revers de la technique moderne. Il s'agira de prendre encompte le caractre technique qui les rattache la pense industrielle et son versantfantasmagorique, nourri de mythes, de fantasmes et de lgendes. travers, la prolifrationd'inventions optiques et l'instauration d'une temporalit et d'une historicit modernes, l'imagemcanise prend le relai du culte des morts. Aux yeux des observateurs modernes, laphotographie et le cinma produ isent une image qui met en contact le sujet avec le pass et lesdfunts qui 1habitent. Selon certains thoriciens du cinma, les mdias accomplissent dsormaisun certain travail de la mort, participant au processus de deuil historique. Nous allons doncsouligner comment l'intgration de certains mdias par le cinma tmoigne encore d'une lutteentre deux temporalits, entre la vie et la mort, le mouvement et l'immobilit, la prsence etl'absence.

    Outre l'tude des techniques optiques du 19c sicle et de leur influence sur le cinma,nous ferons intervenir la figure du vampire en tant que vecteur analogique afin d'aborder lesprocds filmiques drivant de la Fantasmagorie. C'est au milieu des annes 1890,respectivement en j 895 et 1896, que le 19" sicle voit apparaitre une invention optique el unroman qui ont par la suite fortement marqu l'imaginaire collectif, soit le cinmatographe desfrres Lumire et Dracula de Bram Stoker. Bien que ces deux vnements semblent a priori sansrelation, le cinma et la figure du vampire synthtisent bien le 19" sicle et ses tourments

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    historiques qui ont donn lieu aux mdias de l'image mcanise et qui ont cristallis leFantastique comme genre littraire. De plus, partir de la fin du 19" et au cours du 20e sicle, levampire envahit le domaine du cinma pour finalement devenir une des figures les pluspopulaires portes l'cran. Qu'y a-t-il de commun entre cette crature et l'artcinmatographique, quels liens mtaphoriques peut-on dcouvrir entre le dispositif et sa figurenarrative? Le mmoire pose l'hypothse que certains films de vampire traduisent et enrichissentcette perception selon laquelle le vampire est une figure privilgie pour comprendre, travers lestransformations des l8e et 19" sicles, l'avnement du cinma et des technologies de l'image dansla foule de la Fantasmagorie optique. En se penchant sur un corpus emblmatique de films devampire, soil Nosfera/u (1922) de Murnau, Nos/era/LI (1979) de Werner Herzog et Bram Stoker 'sDracula (1992) de Francis Ford Coppola, la rflexion propose de retracer les liens allgoriquesentre la figure du vampire et les dispositifs optiques qui mergent l'poque victorienne. Nousallons interroger la prsence du vampire au cinma comme vecteur analogique servant penser lerapport qu'entretient le spectateur avec le dispositif esthtique et technique du cinma. Le cinma,comme machine issue d'une allgeance fantasmagorique avec l'inconnu, l'inconscient etl'ternit, peut tre reli au Fantastique du vampire en vert de ses propensions provoquer unerevenance et ranimer les morts. Le 7" art voit donc dans le vampire le reflet de son propredispositif; machine projeter des spectres du pass, appareil de la suspension de la vie qui opreune mortification des corps, le cinma comme dispositif reconfigure notre lien avec les disparuset transforme nos reprsentations de la mort. Tout comme la figure du vampire est appele mtaphoriser les angoisses de la psych en face de la fin de la vie, les dispositifs optiquesmetteraient en images nos peurs les plus archaques devant le temps progressif, ainsi que devantla disparition et la rapparition des dcds.

    Dans le premier chapitre, nous dgagerons certaines notions analytiques des phnomneshistoriques et historiographiques qu'exprimente le 1ge sicle, soit la revenance, l'apparition, laprojection, la rification et la fantasmagorie. La dmarche mthodologique s'articulera sur laphilosophie historique de W. Benjamin et les tudes sur l'historiographie du 1g

    esicle. Cettedmarche nous aidera aborder l'avnement de la modernit technique et les consquences d'une

    prise rationnelle sur le rel et le temps. Pour y parvenir, nous prsentons une synthse de quelquesphnomnes nouveaux que le sicle a vu naitre et qui le caractrise adquatement:industrialisation, rationalisation du temps et de l'Histoire, dcouverte de l'inconscient enpsychanalyse, nouveau rapport au pass et aux morts entre autres. Mais cette synthse seratoujours dveloppe en lien avec le Fantastique et le roman Dracula. Car le vampire de Stoker

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    constitue une figure du rapport trouble au temps et la nouvelle ralit du 1ge sicle; il incarne lescontradictions et les angoisses inconscientes que provoquent la rationalisation du temps et dej'Histoire. Mais ce nouveau temps est galement rattach une conception de l'Histoire, hanteelle aussi par une perte puisque les divisions pistmologiques et historiques ne permettent pas derendre compte de toute l'exprience temporelle. Le revers de la rationalisation du temps et du relsera abord en lien avec la rification et surtout avec la Fantasmagorie, cette prdisposition de larationalit s'ancrer dans le mythe selon Walter Benjamin. C'est de concert avec une analysephilosophico-historique que nous allons prsenter le vampire Dracula, ce revenant d'entre lesmorts qui apparait presque en mme temps que le cinmatographe. En somme, le premier chapitreconsistera surtout donner des bases historiques et historiographiques une rflexion dveloppeplus loin sur la Fantasmagorie des dispositifs optiques et sur le vampire comme figure analogique.

    Le second chapitre consiste en un tour d'horizon historique du monde visuel du J 9" sicle travers le prisme de la Fantasmagorie. Il instaure galement le cadre thorique du mmoire et ilprsente les inventions optiques et leurs pratiques sociales dans leur contexte historique. Il s'agiten fait de donner une dimension optique aux notions retenues lors du premier chapitre. Les villeseuropennes industrialises instaurent un environnement propice des inventions optiques quivont renouveler l'imaginaire collectif. Subissant une crise historique, le 1ge sicle tente par tousles moyens de conserver des traces du pass par le biais des images; tout ce qui fait officed'images indiciaires ou encore d'images spectrales du pass comporte une qualitfantasmagorique qui rattache le sujet l'ternel. En fait, il nous semble que les dispositifsoptiques de l'poque participent d'une redfinition de la mort par l'image. C'est ainsi que lethtre d'ombre et la lanteme magique subissent un renouveau technique dans le cadre d'uneFantasmagorie optique. Plus encore, cette poque est dtermine par l'arrive de la photographieet de l'image mcanise. C'est dans la foule de ces inventions que nat le cinmatographe en1895, un dispositif qui prolonge et qui perptue une vision amorce par la littrature fantastique,la photographie et la Fantasmagorie. En ce sens, les appareils optiques, bien qu'ils rpondent des impratifs rationnels et historiques, dissimulent un versant fantasmagorique et archaque; ilsreconfigurent notre lien au pass et aux dfunts en traduisant nos angoisses l'gard de la mort.

    Dans le dernier chapitre, nous analyserons certains segments filmiques en fonction de ladmarche et de la problmatique des deux premiers chapitres. II est question du vampire, de lahantise, de l'apparition et de la rification, mais affins un corpus cinmatographique prcis.C'est dans cette portion du mmoire que l'allgorie vampirique prend tout son sens; de l'ombre

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    au cinma en passant par la lanterne magique et la photographie, le vampire incarne le statut del'image dans notre regard drout. Les analyses portent en majeure partie sur le film BramStoker's Dracula de F.F. Coppola puisqu'il prsente un haut niveau d'intgration des autresformes mdiatiques et permet en cela d'approfondir notre rflexion sur les diffrents effets de lamdiation vampirique. Le Nosjerafu de Murnau, puisqu'il est le fruit d'un cinma plus ancien,illustre merveille les procds de base de la machine fantastique. De mme pour le film de W.Herzog, qui dploie une allgorie du mdium cinmatographique travers le vampire et lamomie. Dans l'imaginaire fantasmagorique dploy par ces films, la rification de l'appareilopre une mdiation presque magique qui conserve la fois l'image et une partite de l'tre film.C'est ainsi qu'un certain regard archaque est ranim, tandis que le vampire est mme defigurer ces rapports entre l'image, le rel et la mort. Entre le cadavre vivant et le spectrelumineux, en tant qu'apparition supposant une absence et un retour du pass dans le prsent,l'image filmique est fantasmagorique et entretient une affinit avec le vampire. Le mmoires'efforcera donc de prsenter un certain pan de l'histoire de l'image qui mne au dispositifcinmatographique comme l'hritier de la pense rationnelle et de la Fantasmagorie optique du1ge sicle, pour ensuite tre mis en relation avec le vampire comme figure emblmatrice desmaux du sicle et de l'image dans ses maintes incarnations.

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    1. Histoire et revenance du vampire au 1ge sicle.

    1.1 Rgimes d'historicit et JgesicleL'historien Franois Hartog dveloppe les modles de rgimes d'historicit en fonction

    de l'avnement d'une csure historique aux alentours de 1789 pour rendre compte de J'expriencedistordue du temps au 19" sicle. Il avance qu' partir de cette poque, la triple temporalit passprsent-futur s'articule selon une nouvelle organisation temporelle, une constellationd'expriences temporelles qui se cristallise en une expression d'un ordre dominant du temps' indit auparavant, soit le rgime d'historicit moderne. Ce dernier se distingue du rgime anciendans la mesure o il se dtache et se libre de l'emprise du pass en se projettant vers le futur; onfait sens de l'Histoire par le rejet de la tradition et les possibilits de l'avenir deviennent garantesdu sens historique. Cette exprience moderne du temps historique, grandement tributaire del'esprit des Lumires, se dote d'un nouveau te/os dirig par le futur du progressisme historique.Le prsent se positionne en rupture du pass, tout comme il hrite ( ) du pass sans tre agi parlui 2. Le prsent, catgorie temporelle qui prend soudainement plus d'importance lors du rgimemoderne, est enfin libr du pass afin de pouvoir se propulser dans les possibilits futures. Quant l'ancien rgime d'historicit, hritier de la Renaissance, il se caractrise par la valeurtraditionnelle de l'exempta, des modles que l'on doit suivre et rpter, sans avoir la possibilit deles dpasser, reliant ainsi le pass au devenir. Selon cette conception de l'exprience temporelle,c'est le pass et les morts qui conditionnent le prsent et les vivants. Ils sont les rfrents pour lefutur; la configuration temporelle cyclique et holiste de ce rgime renvoie aux mouvementsclestes des toiles, qui donne lieu une potentielle rptition ternelle des cycles du pass. C'estainsi que s'tend le fil conducteur de l'exprience historique au sein de l'ancien rgime, grce lapuissance unificatrice et totalisante de la tradition qui assure le passage du savoir d'unegnration l'autre.

    J Franois Hartog, RY.ime d'historicit, prsentisme et eXjJerience du temps, Paris, ditions du Seuil, 2003,p. 118.2 Jean- Franois Hamel, Revenances de {Histoire. rptition. narrativit, modernit, Paris, Les ditions deminuit, 2006, p. 15.

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    1.2 Histoire et Revenance

    De 1789 jusqu' l'apparition du cinmatographe en 1895, se dcoupe une tranchetemporelle que Franois Hartog situe entre deux rgimes d'historicit, le moderne et l'ancien. Ilsouligne avec pertinence que cette division a subi des moments historiques de distorsion commeles Rvol utions, entre autres, qu'i 1 dcrit en termes de conflits, de chevauchements etd'interfrences entre rgimes d'historicit. Jean-Francois Hamel et Michel De Certeau, influencspar leurs tudes sur W. Benjamin, Marx et d'autres historiens et philosophes de la modernit,ajoutent la dimension de la revenance et de la spectralit de l'Histoire aux travaux d'Hartog. Ilsavancent que la rupture que comporte la venue du rgime moderne implique ncessairement unersurgence du pass: Le rgime d'historicit de la modernit est spectral prcisment en cequ'il sait (...) l'importance vitale du revenant- il y a quelque chose qui passe malgr le trpas, quipersiste au-del des ruptures (...) 3 . L'Histoire moderne emploie les mtaphores spectralespour dcrire le passage de contenus d'exprience depuis le pass vers l'avenir (... )4 puisqu'il ya eu rupture, pour sparer les morts du pass et les vivants d'un prsent qui pointe vers le futur. Ils'agit donc d'une hantise forme par J'Histoire et son exprience temporelle, sociale ouindividuelle, qui rsulte de grands bouleversements. Ces mtaphores de la revenance font autoritau 19c sicle, car elles traduisent l'exprience d'une certaine discontinuit historique et celled'une temporalit fragmente. Dans l'optique de ce mmoire, les vampires et autres revenants del'Histoire sont ceux qui reviennent de l'autre ct d'une frontire historique pour hanter le mondemoderne.

    1.3 Revenance et retour du refoul

    Nous ne pouvons omettre l'apport de Sigmund Freud notre comprhension de la hantiseet du retour de l'ancien. peu prs en mme temps que l'apparition du cinmatographe vers lafin du 19c sicle, Freud dveloppe sa thorie psychanalytique qui rvolutionnera le domaine dessciences humaines. Ses travaux sur la rupture de la psych humaine et l'inconscient interviennent un moment historique o le monde moderne tente de faire table rase de ce qui a prcd tout endifiant un nouveau monde provenant de la technique industrielle. Freud a formul le concept del'inquitante tranget (Unheimlich) partir de la pulsion de mort et de la rptition de contenusrefouls pour dfinir certaines impressions que provoque la revenance sur la psych. Pour le

    3 Ibid, p. 17.4 Ibid, p. 18.

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    fondateur de la psychanalyse, la rptition est le retour, sous des traits angoissants, d'un lmentancien et familier, une dynamique qui est le rsultat d'une activit inconsciente; le retour durefoul pousse le sujet rpter des contenus enfouis du pass qui reviennent le hanter ou quiaffectent chez lui la perception du rel. En fait, Freud s'inscrit bien dans le contexte historique deson poque puisqu'il fait intervenir la pulsion de mort et de rptition un moment historique trsopportun et significatif: Freud installe, avec la pulsion de mOlt, le processus de rptition aucur des dterminations objectives au moment mme du passage du systme gnral deproduction la pure et simple reproduction 5 Baudrillard souligne surtout que Freud formule sapulsion de mort un moment o le temps se conoit comme linaire et o la reproductiontechnique devient un schme de pense dominant dans le monde industriel. Cette pulsion, quimne une rptition inconsciente d'un temps rvolu ou d'un contenu refoul, se constitue enraction psychique au temps pos itif el la reproduction systmatique des signes. Elle fait vivre ausujet le reste d'une exprience du temps et d'un rapport au monde plus archaque, rapport aumonde que la modernit avait tent de supplanter, soit une exprience du pass mme le prsentqui tente de rintroduire une continuit entre pass et futur que le temps moderne a disloqu. Ceretour du refoul ou cette rptition inconsciente nous rappelle ce que nous avons banni en dehorsde la modernit et hors des limites du sujet, et qui fait cependant retour: J'inconscient, l'altrit, lepass, l'unicit originelle des choses et SUltOUt la mort.

    1.4 Temps historique selon Walter Benjamin

    L'approche dialectique de Walter Benjamin offre la possibilit d'outrepasser la dualitentre temps progressiste et temps circulaire, en proposant une conception temporelle dcoulantd'une transposition ou d'une superposition. Fortement nourri des travaux d' Henri Bergson sur letemps et sur l'importance du prsent dans la modernit historique, l'approche de Benjamin nousclaire sur les illusions qu'est la linarit, la succession et l'accumulation de prsents de latemporalit moderne: ( .. . ) le pass n'est pas postrieur au prsent, il en est contemporain.[II] seconstitue en mme temps que le prsent, ou plutt, au moment mme o le prsent se produit, ilse fixe en un pass.( ... ) Pass et prsent se superposent et non pas se juxtaposent. (, C'est--direqu'en tentant de prniser et fixer un prsent, ce dernier chappe la perception immdiate et luidevient antrieur. La catgorie temporelle du prsent qui fait partie d'une conception mouvante et

    5 Jean Baudrillard ,L'change symbolique el la mort, Paris Gallimard, 1976, p. 227.(, Franoise Proust, L 'Histoire contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Lesditions du Cerf, 1994, p. 26.

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    progressiste de la dure, ne peut se figer dans le flux temporel et son apprhension se fait contretemps, par transposition et par choc, motif benjaminien de l'exprience de la modernit. Decette faon, tout vnement constitu comme prsent fait invitablement retour puisqu'il consisteen un pass ds gue l'esprit le saisit - le prsent peru et apprhend est dj revenance etfantomatique. Pour Bergson, l'instauration du prsent comme nouvelle temporalit de lamodernit ne se fait que par contrecoup: Au fur et mesure que la perception (immdiate) secre, son souvenir se profile ses cts, comme l'ombre ct du corps. 7 En somme,l'apprhension d'un temps prsent se fait en mme temps que celui d'un double fantomatique.Ainsi, dans la philosophie de Benjamin, le temps historique est compos de venances et derevenances )}8, puisque l'unicit d'un vnement prsent est immdiatement accompagne par laformation du souvenir de celui-ci, par le retour du prsent qui ne peut gue devenir pass aumoment o on le fige. En rponse cette course du temps qui nous angoisse, mimer, doubler letemps, telle est donc la stratgie politique qui doit permettre de retourner la situationdsespre ... 9 La rplique rassurante idologiquement consiste donc fixer un prsent, reproduire le temps pour avoir un semblant de contrle rationnel sur celui-ci; il est question d'agircomme si, au bout de la ligne du temps progressiste, il y avait une immobilit absolue et quemimer ce fantasmatique arrt de la continuit pouvait nous connecter son immensit. Lesdispositifs optiques du 1ge sicle portent les traces d'un tel projet, en particulier ceux qui sont lis la possibilit d'enregistrer le temps.

    1.5 Temps rationnel selon Bergson

    Pour mettre en relief les phnomnes relis au temps rationnel apparu aux ISe et 19"sicles, nous allons nous en remettre l'tude d'Henri Bergson qui se base sur une approcheclaire et pragmatique de la perception. Il analyse en profondeur la faon dont la pense rationnelleconoit le temps pour en souligner les apories et paradoxes internes et pour montrer en quoi cetteconception concorde avec les dsirs et les mythes propres cette poque. Bergson conclut que letemps rel est conceptualis comme un espace mesurable et quantifiable, et donc prvisiblemathmatiquement, voire maitrisable rationnellement. Le modle temporel qui dcoule de ceparti pris est bien sr celui de la ligne du temps, d'un cours du temps qui se dverse tel une rivireau dbit d'eau rgulier. La mtaphore de la Jigne temporelle propose un temps dtermin

    7 Henri Bergson, L'nergie spirituelle, Paris, PU F. 1964, p. 130.N Franoise Proust, op cit. p. 40.9 Ibid, p. J07.

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    logiquement puisqu'il est dcompos intellectuellement pUIS reconstitu partir d'units demesures. Afin de saisir la dure avec un esprit raisonn, la conscience instaure des momentsprsents fixes, des units aux intervalles rguliers, en somme, des arrts virtuels du temps ou desinstantans qui nous permettent de la calculer mathmatiquement (secondes, minutes, jours,mois ... ) sans toutefois rendre compte de sa fluidit infinie: Le mouvement est pour elle unesrie de positions, le changement une srie de qualits, le devenir une srie d'tats. 10 Lasuccession des instantans figs apte recrer le mouvement et la dure dans notre esprit cachesurtout une opration de juxtaposition propre au traitement de l'espace. Dans cette succession demoments figs, la pense et la perception restent en dcalage avec le temps rel et le mouvementde la matire, ce qui engendre, dans une conception spatiale de la dure, une superposition destemps pass et prsent. Nous percevons surtout les immobilits sans toutefois donner la naturetransitoire et mouvante du temps la valeur qui lui revient. Notre esprit remplit les espacesintercalaires entre les moments figs malS ne peut rellement conceptualiser la mouvancetemporelle. Il y a donc une surimpression spatiale du pass et du prsent; la conceptionrationnelle cherche combler les intervalles entre les donnes des sens et, par l, () unifier etsystmatiser notre connaissance des choses. 11 Cette aptitude intgrer et concevoir les donnesdu monde est cependant rduite liminer du rel un grand nombre de diffrences qualitatives,d'teindre en partie nos perceptions, d'appauvrir notre vision concrte de l'univers. 12 Il s'agitdonc d'une perception qui est subordonne une conception intellectuelle et spatiale du temps etqui nous empche de percevoir la dure, l'animation et le mouvement de la vie tels qu'ils sontdans la ralit d'aprs Bergson. Mais ce qui est retranch de cette perception conceptuelle quenous qualifierons plus tard de rifiante, c'est bien cette essence de la vie qui la rend mobile,anime et changeante, cette qualit qui la relie l'immensit du temps. En percevant la ralit enfonction des modalits de l'esprit rationnel, (I)e monde o nos sens et notre conscience nousintroduisent habituellement n'est plus que l'ombre de lui-mme: il est froid comme la mort. Touty est arrang pour notre commodit, mais tout y est dans un prsent qui semble sans cesserecommencer. .. 1J Il en est ainsi car le mouvement et la dure temporelle sont recomposs partir d' tats inertes et (. .. ) de choses mortes 14 . En concevant la dure temporelle comme unespace linaire assembl de moments figs successifs, la conscience et la perception doiventcomposer avec le retour latent ou la superposition de ce qui est considr comme rvolu et aboli10 Henri Bergson, La pense elle 1110UVO!1l, Paris, PUF, Quadrige, 1938, p. 141-142.Il Ibid, p. 148.12 Ibid,p.148.13 Ibid, p. 142.14 Ibid, p. 142.

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    lapuisqu'elle ne peroit pas le temps comme indivisible, continu et fluide, tel que le prconiseBergson avec son concept du temps rel. Ce qui a t banni en dehors du temps moderne, c'est lacontinuit fluide entre les temporalits pass-prsent-futur maintenant scinde par les ruptureshistorico-pistmologique en priodes uniformises et figes. Dans ce cours progressi f et linairedu temps, il faudra bien alors se rsigner conserver de la matire son fantme, du moins, onla dpouillera de toutes les qualits qui lui donnent vie. '5

    J.6 Temps historique et Mort

    Ces considrations historiques et temporelles doivent tre rattaches la relationentretenues avec la mort et les dfunts du pass telle qu'elle se prsente travers la figureallgorique du vampire. Avec la rupture de 1789, les vivants et les morts ne forment plus unetotalit historique. Par ailleurs, la culture occidentale opre llne dsocialisation de la mort enrejetant cette dernire hors du champ de la reprsentation consciente. La rationalit et lescientisme offrent une explication biologique de la mort, mais ne peuvenl assouvir les besoinssymboliques et rpondre aux angoisses humaines comme le faisait auparavant la religion. Or,d'aprs Jean Baudrillard 6 , le monde moderne s'est dbarrass du lien symbolique et de lacontinuit historique qui le rattachaient aux morts et aux gnrations antrieures. La donneimmuable du trpas semble avoir t rejete dans l'inconscient et dans le pass pour quel'Histoire puisse s'crire pour le prsent et le futur. L'ide du progrs laisse croire que l'Histoireavance vers la perfection dans l'oubli de la finalit biologique de tout tre vivant.

    Malgr cette sparation historique et pistmologique, la mdiation et la transmission dusavoir de l'exprience historique d'une gnration l'autre, du pass vers le futur, se dploie toutde mme travers la mtaphore de la revenance ou grce la figure du mort-vivant. Cette hantiseimpose une exprience du pass mme le prsent, alors que le pass fait retour de faonanachronique pour mettre en chec le temps positif et linaire, et ainsi brouiller la sparation entrele pass el le prsent, entre le mort et le vivant, l'inerte et le mouvant. Il s'agit d' uneexprience vive du prsent, une exprience o est reconfigure l'indiscernabilit du mort et du vifau profit des vivants. Il Dans le mme ordre d'ide, selon la dialectique critique d'Adorno etHorkheimer, cette rupture presque amnsique de la modernit historique envers le pass montreque ( ... ) dans leur atti tude envers les morts, les hommes laissent clater leur dsespoir de ne

    15 Henri Bergson, Malire el Mmoire, Paris, PUF, Quadrige, 1939, p. 37.\0 Jean Baudrillard, L'change svmholique el/a /1101'1, Paris, ditions Gallimard, 1976.17 Jean- Franois Hamel, op. cil., p. 19.

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    plus tre capable de se souvenir d'eux-mmes. R L'Histoire progressiste et linaire provoque lancessit de rintroduire une ambigut entre la vie et la mort, entre la mmoire du prsent etl'oubli du pass afin de rassurer les individus en des nouveaux temps incertains. En quelque sorte,le temps fait revenir le vampire d'entre les morts pour montrer aux modernes qu'ils sont bien envie. Cette figure du Fantastique constitue en effet une allgorisation des nouveaux rapports entrela vie et la mort, le prsent et le pass, qui se profilent alors. C'est dans cette perspective que nousexaminerons comment les dispositifs optiques de la Fantasmagorie, de la photographie et ducinma produisent une image qui abolit les frontires entre le mort et le vivant, entre l'inanim etle mouvant, et ce, au profit du nouvel observateur ou examinateur moderne.

    J.7 Dracula et temps historique du 19 e sicle.

    uvre phare du Fantastique, Dracula de Bram Stoker configure l'exprience du tempstelle qu'elle se conoit cette poque. Le roman, produit d'une idologie victorienne, fait bien srl'apologie du temps linaire et positif, mais il prsente galement une coexistence angoissanteavec un temps cyclique et mme fixe. Tout d'abord, il exalte le temps moderne grce l'laboration particulire de sa trame narrative et formelle; la digse est le produit d'une intensecirculation de messages de diverses formes mis en ordre progressif et cumulatif. Au tout dbut duroman, en exergue, Stoker mel de l'avant la temporalit positive qui se projette dans le futur et lesens rationnel que l'on peut en dduire: How these papers have been placed in sequence will bemade manifest in the reading ofthem. Ali needless matters have been eliminated, .'10 that a histOl'Yalmost at variance with the possibilities of later-doy beliel may stondforth as simple facto 19C'est tout le travail sur le temps de la modernit auquel on assiste travers l'effort de synthserationnelle de Mina; elle compile, date, organise et transfert dactylographiquement toute lesdonnes en une suite linaire de documents qui retrace la chronologie des vnements pourensuite projeter le sens possible de cette configuration chez un lecteur implicite, soil cette mmeconfiguration de l'ordre temporel que le rgime d'historicit moderne. De mme pour le journalintime dans lequel Jonathan retranscrit tous les vnements de son sjour en Transylvanie. Or,comme il le mentionne, cette charge narrative et temporelle s'attire le retour de forces plusancIennes:

    Plus prosaque, j'cris en steno, dans mon journal, toul ce qui s'est pass depuis que jel'ai ferm la dernire fois. Telle serait la vengeance du 1ge sicle, et pourtant, moins

    18 Theodor Adorno, Max Horl1eimer, La dialeClique de la raison, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1974 (1944),p.227.19 Bram Stoker, Dracula, New York, Bantam books, balltam classics, 1981 (1897), p. 3.

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    que mes sens ne me trompent, les annes anciennes avaient, ont encore des puissancesexceptionnelles que nul modernisme ne pourra abattre. 20Malgr ce doute temporaire chez Harker, inscrire les vnements selon un sens moderne du tempset de l'Histoire, de surcrot par le biais d'une machine, est la stratgie qu'il emploie avec Mina,Van Helsing et les autres pour vaincre Dracula. Finalement, le combat est men par le biais d'unecriture stnographique, par l'agencement chronologique et progressiste des documents, ayantpour finalit d'assurer la domination du temps moderne sur le temps du vampire.

    Le mort-vivant vampirique traduit bien cette rencontre traumatisante entre temporalits,entre le temps positiviste et le temps cleste. Ce que tente d'instaurer Dracula est la fixit del'univers qu' partir du 1ge sicle, on lui prsente comme mouvant (...) cette recherche perduede stabilit se lit dans la qute d'immortalit. 21 Dernier de son espce, Dracula veut retrouverun temps archaque et cyclique que la modernit a refoul. Son temps est celui de la Transylvanie,contre des morts, hors de l'Occident civilis, l o le temps tourne sur lui-mme et o l'Histoiren'volue point. La course du temps moderne, telle que configure par la trame narrative etformelle du roman se prsente comme une temporalit linaire qui subit les assauts rpts etrguliers de Dracula; ce dernier base son plan d'invasion de Londres et sa prdation sanguinairesur le cycle de la pleine Lune, un cycle de la nature que les anciennes civilisations observentdepuis la nuit de temps. Nous associerons le temps du vampire un temps mOli de l'ternellerevenance de l'identique ( .. . ) qui est devenu dmoniquement ternel 22 . Dans les termes deFranoise Proust, il s'agit d'une temporalit (...) qui se heurte un ceft, un temps immobile,ptrifi, gel, solidifi, un temps devenu non proprement parler pass, mais mdus ( ... ) 23 .

    En ce qui a trait aux configurations historiographiques, Dracula oppose le modle de lalgende celui de ('histoire moderne et la perte de l'origine; l'instar du mythe folklorique etantique du vampire, la lgende est un rcit des origines, une forme embryonnaire de lapense 24 et du rcit; elle est l'esprit des morts qui happe les vivants dans le pass 25 . Elleconsiste galement en une Nuit de l'Histoire et de la civilisation o se conservent l'originaireet le refoul de l'Histoire zr, . Claude Millet la dcrit comme une Histoire pouvantable et

    20 Bram Stoker, Dracula, Paris, press Pocket, 1979, ( 1897). p. 58. ( Traduction de Jacques Finn)21 Valrie Tritter, op.. cit , Le Fantastique, Paris, Ellipses, 2001, p. 64.22 Franoise Proust, L 'Histoire contretemps, Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Lesditions du Cerf, 1994, p. 50.23 ibid, p. 51-52.24 Claude Millet. Le lgendaire au XiXe sicle, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 121.25 ibid, p. 121.26 ibid. p. 120.

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    fantastique 27 , un temps de peur primitive nous rattachant ce qui est immmorial. Il tente defaire concider les vnements avec le cycle de la Lune mais il se heurte la reconstitution linaireet chronologique du journal de Mina. C'est ainsi qu'au sein d'un temps linaire et progressiste,Dracula fait resurgir une temporalit lgende et une origine qui remonte la nuit des Temps, omorts et vivants taient indiscernables. Le vampire peut donc tre considr comme une figure decette confrontation entre temporalits lgendaire et linaire.

    J.8 Histoire des marIs et visualit du 1ge sicle

    partir de la fin du 18e sicle, non seulement l'Histoire change de rgime d'organisationtemporelle, mais l'historiographie glisse progressivement du ct de la visualit et de l'optique.Comme le remarque Franois Hartog, avec l'historiographie des morts ou L'office des morts deMichelet, avec Mmoires d'outre-tombe de Chateaubriand et avec l'uvre de Fustel DeCoulanges, l'historiographie se reconfigure selon les modalits du visible et de l'invisible, pourfaire l'conomie entre les vivants du 1g e sicle et les morts du pass, entre le monde industriel quiapparat et celui qu'il fait (presque) disparaitre. Comme le remarque Stphane Michaud proposde Max Milner, ce dernier aborde la visualit comme mtaphore priviligie de la connaissanceet de la reprsentation ( .. . ) pour figurer le mouvement des changes entre le sujet et l'universobjectif. 28 partir de la fin du 18 e sicle, l'optique devient un schme de pense dominant guireconfigure notre rapport au monde et qui permet d'atteindre des connaissances nouvelles:XYIlIe et XIXe sicles marquent une tape dcisive dans le statut de la reprsentation: l 'imagergne sur les derniers secteurs qui lui avaient encore chapp. ( .. . ) l'image se voit charged'explorer les continents secrets du rve et de l'inconscient.29 Les images entrent donc dans lenouveau domaine de l'Histoire, une pr-histoire selon Benjamin, parce qu'elles deviennent desdocuments tmoins des ralits matrielles tout comme elles illustrent l'intriorit des individus.

    l'instar des civilisations, primitives ou modernes, qui sont en partie dtermines enfonction de la place qu'elles laissent aux morts, l'historiographie moderne repose sur unenarrativit qui (les) enterre comme moyen de fixer une place aux vivants. 30 Pour Michel DeCerteau, l'criture de l'Histoire revt deux aspects; d'un ct, (a)u sens ethnologique et quasireligieux du terme, l'criture joue le rle d'un rite d'enterrement; elle exorcise la mort en

    27 Ibid, p. 120.28 Stphane Michaud, Du visible l 'invisble : Pour Max Milner, Paris, Jos Corti, 1988, p. 175.29 ibid, p. j 5.JO Michel De Certeau, L'criture de l'Histoire, Paris, Gallimard, Bibliothques des histoires, 1975, p. 118.

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    l'introduisant au discours.31 De l'autre ct, elle a une fonction de symbolisation, c'est--direqu'elle confre l'homme moderne une position dans le langage et dans le temps, car enlaborant un pass historique, l'Histoire moderne contribue surtout la construction d'un prsentport vers le futur afin d'occuper l'espace symbolique dsormais libre des morts. En sedbarrassant du pass et de ceux qui l'habitent tout en se les appropriant symboliquement par lelangage, (.,.) 1historiographie se sert de la mort pour articu 1er une loi (du prsent). ,12 Lesmorts sont symboliquement relgus au silence, les vivants racontant le pass et choisissant cequ'ils vont hriter des morts pour crire l'Histoire et le prsent; les morts restent en quelque sortedans le langage sans subjectivit langagire, ils sont enterrs et pOllsss en dehors de l'Histoire etde son champ de reprsentations. Ce faisant, l' Histoire octroie aux vivants la fois unepossibilit de transmission et une faon de se protger des morts par lin travail de lammoire, , ,33 Puisque la civilisation occidentale refoule systmatiquement les reprsentations etles signes de la mort, 1historiographie emboite le pas en destituant les morts de leur voix et deleur poids sur le prsent tout en crivant leur Histoire.

    1.9 Dracula et historiographie du 19" sicle.

    Laurence Rickels et Jean Marigny 34 ont pertinemment remarqu comment la forme duroman Dracula reproduit les conditions de la communication du 1g e sicle, laquelle rpond desexigences d'change et de circulation industrielles. Mais son agencement nalTatif et formelpoursuit galement l'entreprise d'enterrement des morts de l'historiographie moderne. Il asouvent t mentionn que le personnage de Dracula ne possde pas un droit de parole ou unevoix qui lui est propre, car ses rares propos sont toujours rapports par l'criture ou le rcit d'undes protagonistes. Rduit au silence, il ne s'exprime la premire personne qu' travers lediscours des vivants; il est l'objet et non le sujet de l'nonciation. Sa reprsentation se limite cequ'on dit et dcrit son sujet, il n'existe qu'en tant qu'objet du discours ou comme image.Altrit au sein du discours, objet d'une intrigue dont on doit faire le rcit tout en l'enterrant,comme le disait De Certeau, Le roman de Stoker souligne donc le changement de rgimed'historicit, concevant le mort et ce qu'il reprsente comme figure d'altrit ou d'abjection dansl'ordre symbolique; ce sont les victoriens modernes qui crivent, grce leurs moyens.il Ibid,p. 119.il Ibid, p. 119 ..JJ Jean- Franois Hamel, op.. cit, p, 15,.14 Laurence Rickels, The Vampire Lectures, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999.

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    techniques, l'histoire du mort-vivant tout en le destituant de son pouvoir sur les vnements, car ilest la voix des morts que la modernit a contraint au silence. Or, la reprsentation du vampiredans le roman Dracula tmoigne galement d'un dplacement de l'historiographie vers lavisualit et le rgime de l'image.1.10 Histoire des morts el visualil

    Selon Michel De Certeau et Franois Hartog, si l'historiographie qui se dveloppe au 19csicle tente de rendre compte d'une nouvelle conomie entre les vivants et les morts, elle s'appuiesur une rorganisation du champ du visible)5 , d'un nouveau partage entre le visible et['invisible; le visible devient alors un signe de l'invisible et de Iabsent. Les vestiges et signes dupass sont destitus de leur place dominante dans le langage et dans les reprsentations( .. . ) pour qu'il reste possible d'articuler ce qui apparat sur ce qui disparat (...) 36 et pourpermettre la modernit industrielle de s'riger la place de ce qu'elle fait disparaitre. Le mondequi merge subitement doit ncessairement apparaitre sur fond de ruines et l'historiographiemoderne se charge de dplacer les morts hors de l'Histoire moderne et hors du temps cumulatifafin de les enterrer sous le monde venir. L'esprit du sicle voit apparatre soudainement lepaysage de l'industrialisation, tout comme apparaissaient fugitivement des signes fantomatiquesde la disparition du monde prcdent. Les catgories visuelles de l'apparition et de la disparition,(nous pouvons parler de r-apparition et mme de rptition) prennent de l'ampleur durantl'poque tudie puisqu'elles tmoignent d'une exprience mdiatise d'un monde enmouvement, un monde de l'exprience du choc comme le dcrit Benjamin.

    la croise d'une rflexion sur Je temps historique, le Fantastique et la visualit,['apparition vampirique tmoigne d'une transgression du temps linaire et successif, tout commeelle trpasse les limites entre la subjectivit et l'objectivit, entre le rve de l'inconscient,empreint d'archasme surnaturel, et la conscience de la ralit objective. C'est ainsi quel'apparition semble inelle et fantastique, car le changement d'un tat un autre s'opre sansqu'il y ait continuit temporelle, comme si elle dcoulait d'une opration de montage visuel entredeux positions fixes. Pour Max Milner, l'apparition relve de phnomnes mentaux de projection,de substitution, de surimpression et de transposition de la sphre psychique dans la ralit. Danscette optique, l'apparition est galement une image de l'inconscient, manire pour celui-ci de se.J5 Franois Hartog, vidence de l'Histoire, Paris, ditions des hautes tudes sociales, 2005, p. 147.)(, Ibid, p. 119.

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    donner voir. L'hallucination, qui perce le rel pour s' y installer et pour le modifier, ouvre unnouvel espace imaginaire qui remodle l'exprience de la ralit de faon ce qu'elle parasseillusoire, voire ouverte sur des possibilits inconnues. Dans le roman Dracula, les descriptionsnous indiquent que (I)e vampire fantastique (comme d'ailleurs le fantme,( .. . )) apparait,comportant la sensation d'une immanence permanente qui voque la propension inlassable durel exister en plus de nos reprsentation. 37 Bien qu'il soit un revenant en chair et en os, levampire est peru comme une entit simultanment morte et prsente, une hallucination ouprojection de l'esprit qu i pourtant s'actual ise dans le rel et dont l'ex istence dfie les loisempiriques. Sa prsence, quoique perceptible, semble transparente au regard et l'Histoire.L'apparition consiste donc en une modalit visuelle de la revenance qui se dveloppe au 19csicle, en tant que mtaphore d'un rapport au temps angoiss, signe de l'absent, de la mort et dupass qui revient.

    1.11 Rvolution industrielle et technique

    Au 19c sicle, le contexte socio-historique est propice l'essor de la technique et de lascience, projet politique soutenu par la bourgeoisie. La rvolution industrielle est Je (...) projetd'un monde dtermin par une situation historique et des intrts de classe (...) .lX . Le monde,les relations humaines et le temps rpondent des principes de calcul conomique, dereproduction industrielle, d'change et de circulation capitaliste. Mais l'esprit du sicle produitgalement des mythes et des espoirs dlirants comme la croyance au progrs ill imit, lapossibilit de vaincre la mort, les forces de la nature ou le temps, grce la science et latechnique. On tente galement de prenniser les souvenirs et les tres car dans le cours progressifdu temps, Je monde semble avancer et laisser le pass et les dcds derrire lui dans l'oubli. Lapense rationnelle du 1ge sicle vhicule donc des schmes de pense qui ressassent les lmentsinconscients et fantasmatiques d'une mentalit plus archaque, ce que Benjamin et d'autresnomment la fantasmagorie du monde industriel, concept que l'on examinera plus tard.

    Les conditions socio-historiques et les donnes anthropologiques qui ont favorisJ'mergence et l'essor du genre fantastique en littrature relvent en partie de la modernitindustrielle. La ville de Londres de l'poque victorienne traduit une monte du progrs et de latechn ique suivie d'une stagnation ( e a r ~ y - Victorian, mid- Victorian era) qui se transforme, vers

    37 Alain, Chareyre-Mejean La place du mort ou le cadavre se porte bien , Dans Les vampires, Paris,Cahiers de l'Hermtisme, Colloque de Cerisy, 1993, p. 29..,

    Ibid, p. I l .

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    J880 (lote Victorian), en une mfiance ou une dsillusion envers le progrs moderne rsultant del'aprs-coup ngatif de J'industralisation. L'Angleterre victorienne, (1815 - 1914), pour la plupartdes historiens, se prsente comme un Workshop, un atelier du monde puisque sur le plantechnique, conomique et scientifique, elle est en avance sur le reste de l'Europe: Le premieratout dont dispose l'Angleterre victorienne, c'est son avance technique et conomiq ue. ( .. . ) Ledynamisme de la nation, la matrise du progrs conomique, les succs de l'esprit d'entreprise(. .. ) confrent aux Britanniques une prominence inconteste... J9 L'lectricit, le tlphone etle tlgraphe font galement partie de ces innovations qui caractrisent les progrs techniques quematrise la Grande-Bretagne. Le train vapeur s'y dveloppe rapidement, tout comme lestransports publics et les moyens de communication. Cette dynamique est conditionne parl'acclration du train de vie conomique de la production industrielle; les distances semblentplus courtes entre la ville et la campagne, et le temps que ncessitent les voyages est grandementcourt. Les socits urbaines du 19c sicle ont galement rvolutionn les moyens decommunication; la grande diffusion de la presse populaire et d'tat, de mme que la poste, letlgraphe, les journaux et les moyens de transport forment un systme global de communicationqui favorise la circulation grande chelle de l'information et des biens. Cette expansion dudomaine technique domine idologiquement cette socit conomiste car l'industrialisme libral se justifiait thiquement et politiquement par la circulation des ides qui accompagnait lacirculation des biens.40 L'industrialisation de la socit victorienne fonctionne plein rgime, etLondres semble rgle telle la mcanique d'horloge du Big Ben, construit dans les annes 1850,qui surplombe ses habitants. La rvolution industrielle se veut une rvolution globale de latechnique qui entraine dans son sillon non seulement le monde matriel, mais galement celui dela psych humaine et de la perception sensorielle teinte de dsirs et d'angoisses.

    1.11.1 Technique rationnelle et pense magique

    Il Y a une illusion d'optique laquelle, nous aulres ns de 1815 1830, nous sommes sUJets. Nous n'avonspas vu de grandes choses, alors nous reporlons tout il la Rvolution: C'est notre horizon, la colline de notreenfance( ... ) Nous mesurons tout sLir celte mesure. Ceci est trompeur. 41

    Pour Theodor Adorno et Max Horkheimer, la rationalit du 1ge sicle entame plutt unmouvement de rification des individus et de la matire, mouvement dans lequel va s'engouffrer

    39 Franois Bedarida, L're vic/arienne, Paris, Presses universitaires de France, Que sais-jl! ' 1974, p.1 1.40 Jean Fabre, op., Cil, pA23.41 Ernest Renan, L'avenir de la science, uvres compltes, t.J Il ,Paris, Calmann-Lvi, 1949, p.1 028- J 029.

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    toute l'industrialisation et le capitalisme. La rification, la chosification ou le devenir-chose fontpartie d'un processus qui dcoule des schmes de la pense rationnelle et conomiste del'idologie bourgeoise. Ils rduisent tout au niveau de la donne arithmtique, de la marchandiseou de l'objet-chose. Ce qui relve de la pense humaniste est ds lors rifi et chosifi; lesrelations sociales se figent et endossent les modalits de l'change commercial tout commel'individu devient homme-marchandise et unit de production. La chosification est uneconsquence d'un nouveau rapport, soi-disant rationnel mais transport par le mythe et lafantasmagorie qu'entretient la socit avec les objets qu'elle produit, soit une ftichisation de lamarchandise et une rification qui ( .. . ) transforme le penser en chose, en instrument, (...) 4 2 De ce fait, tout revt la caractristique abstraite de la valeur d'change, de la reproductibilit et del'exposition, mme les tres humains, comme l'a montr Benjamin, avec les exemples de laprostitue et du flneur. Il s'agit d'une relation au monde qui sape l'nergie vitale de la matirepour qu'elle puisse correspondre aux critres de la marchandise: Et ce rapport l'autre commechose, comme tre rifi, prend la forme d'une fantasmagorie, c'est--dire d'une relation quimime l'humanit mais reste fondamentalement rfie -et rifiante- qui donne l'illusion de la vie,mais tend inorexablement chosifier les tres 4J Il en dcoule une alination des relationssociales, porte par le mythe du progrs continuel: Il y a un mouvement continueld'accroissement dans les forces productives, de destructions dans les rapports sociaux, deformation dans les ides; il n'y a d'immuable que l'abstraction du mouvement. 44 C'est ainsi quela pense occidentale porte le mouvement progressiste et son accroissement constant au niveau dumythe et du fantasme; le progressisme et la rationalit industrielle semblent fantasmatiquementse confondre et se superposer l'infinie mouvance du temps. Ces notions de mouvement et deprogrs, qui vont de pair avec la rification, vont ainsi prendre des allures fantasmagoriques etillusoires.

    Les objets produits par l'idologie du progrs sont marqus par le sceau d'uneftichisation qui leur donne une valeur magique et cultuelle. Ce processus ( .. . ) animeillusoirement des objets inanims (.. . ).Les objets marchands ainsi anims acquirent aux yeux dej'homme des pouvoirs magiques. L'homme ( .. . ) les considre alors comme des sortes de

    42 Theodor Adorno, Max Horkeimer. La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1974 (1944),p.227.4) Bruno Tackels. Walter Benjamin. une introduction, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg,J992, p. 92.

    44 Georges Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 1950, p.266.

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    divinits. 45 Bien que la valeur cultuelle et magique des objets techniques aient t refoule parla rationalit, en ftichisant ces mmes objets, celle-ci semble leur confrer une nouvelle vitalit;en eux s'inscrivent les espoirs et fantasmes de toute l'industrialisation. En opposant ces objetsmodernes de valeur utilitaire et d'exposition ceux qui relvent d'une valeur cultuelle oureligieuse, la socit industrielle tombe dans une rification qui transforme la rationalittechnique en une mystification fantasmagorique au nom du progrs. Tout ce dlire se cristallisedans les expositions universelles o la valeur d'exposition et la valeur cultuelle se mlangent etdeviennent indistinctes, la civilisation moderne y exaltant ses propres dcouvertes scientifiques ettechniques. Le monde industriel s'ouvre fantasmatiquement sur l'universel, il se mute enreprsentation et il s'offre en spectacle pour mieux s'enliser dans la fantasmagorie, dans le rve etle mythe. La technologie prsente ses possibilits et dveloppements de faon rejoindre lefantasme, la lgende et la pense mythique. Tout d'abord, la technique et la pense rifiantes,comme faon de s'approprier la Nature et de l'humaniser, ( ... ) est pntre par la tendance dominer le monde, le manier, le manipuler, Je commander. 4i>>> Mais elle va tomber dans lepige de son propre mythe de domination rationnelle absolue. Selon Benjamin, la chosificationaccouple le corps vivant au monde inorganique. Sur le vivant elle fait valoir les droits ducadavre 47 . Mario Perniola reprend les concepts dialectiques de la rification et de lamomification pour traiter de la relation entre l'homme et la marchandise. Sa dialectique rconciliel'opposition entre technique rationnelle de l'industrialisation et l'esprit spirituel et magique del'esprit gyptien de l'antiquit. L'esprit gyptien de la momification se caractrise par (.. .) lerenversement qu'il opre entre le vivant et le morl, entre l'intrieur et l'extrieur, entre l'hommeet la chose.48 Pour Perniola, la socit industrielle est entre dans un processus de devenir-chosequi cre une osmose rciproque ou un double transfert entre les humains et les objets inanims.Ce devenir-chose permet l'homme d'tre chose parmi les choses tout comme il inscrit le mondespirituel et magique dans la matrialit des objets et dans la technique qui les a produits. Lamomification opre une transsubstantiation entre le rgime organique et l'inorganique, elle tablitun rapport entre Je monde spirituel et celu i de la matire, une unification de l'au-del et de l'trehumain par la technique. En abolissant les frontires typiques de l'pistmologie des Lumires, lamomification, comme processus rifiant issu de la dialectique, illustre bien comment certains

    45 Ilaria Brochini, Trace el disparilion, parlir de l'oeuvre de Waller Benjamin, Paris, L'Harmattan, 2006,fi; le7;n Duvignaud, Georges Gurvitch, symbolisme social el sociologie dynamique, Paris, P.Seghers, 1969,p. 131.47 Walter Benjamin, uvres lll, Paris, Folio, Essais, 2000, p. 54.4X Mario Pern iola, nigmes, Le momenl gyplien dans la socil el dans l'art, Bruxelles, La lettre vole,coll. Essais, 1995, (1990), p. 62.

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    20procds de la rationalit versent dans le dsir primitif de faire un avec la Nature et l'au-del, des'unifier avec la matire par le biais de la technique. Dans ce cas, la rationalit technique semblevouloir dupliquer le dessein inconscient de l'historiographie moderne, en mettant en place uneindistinction entre le mort et le vivant et en faisant vivre la momie fantomatique du pass dans leprsent pour rinscrire un lien symbolique entre les temporalits successives et spares.

    Il fut un temps o la magie et le surnaturel s'alliaient la technique, bien avant larationalit. Ce rapport antrieur la technique nous rappelle que cette dernire a aussi unedouble-fonction plus magique et plus cultuelle qu'utilitaire, plus symbolique que relle. Pour lesujet dit archaque, la technique, la mythologie et ses mtaphores sont ce qui le relie la Nature et l'au-del, tandis que le sujet moderne tente plutt de dominer et manipuler le monde naturel parla technique rifie et chosifiante, au point o ce monde de fabrication humaine se retourne contrelui. Pour Gurvitch, la magie est la source de la technique puisqu'elle tente d'instaurer unrapport, mtaphorique et rel, entre la Nature et l'homme. Pour Adorno, (p)lus la machinerieintellectuelle se soumet ce qui existe, plus elle se contente de le reproduire aveuglment. C'estainsi que la Raison rejoint le mythe dont elle n'a jamais pu se librer.49 Il s'agit d'une sried'vnements qui enchaine l'Histoire dans un monde utopique de reproduction, de consommationet de divertissement continuel. Dans la Fantasmagorie de l'industrialisation, cette opposition estrendue caduque, car la rationalit se sert de cette fonction magique et mythique pour auroler defaon dl irante ses crations et ses idaux.

    L're des rvolutions est un moment historique o la civilisation occidentale voit lespectre de la rationalit se manifester pleinement, au point de se retoumer sur elle-mme etdevenir fantasmagorique. Ce phnomne est surtout circonscrit dans les villes, en particulierLondres et Paris qui constituent l'espace-temps de la Fantasmagorie industrielle. 11 s'agit d'unmonde qui s'est dfini lui-mme, qui s'est par la suite autonomis par rapport aux humains pourfinalement les dominer et les soumettre sa loi. Pour Benjamin, la rification, le mythe et la perted'une continuit historique totalisatrice sont les lments qui donnent lieu la fantasmagorie del'industrialisation. De prime abord, le motif de la Fantasmagorie consiste en un ensemble dereprsentations mtaphoriques et illusoires qui cre des images du sicle relevant du fantasme, durve et du mythe. Elle peut illuminer de faon aveuglante les objets et idaux del'industrialisation pour que les croyances et illusions de l'poque apparaissent comme des vritsnaturelles et rationelles. Par ailleurs, la Fantasmagorie est non seulement productrice et sourced'illusion, elle se dvoile comme une illumination qui s'avre capable de rvler la vrit de

    49 Theodor Adorno, Max Horkeimer, op., cil, pA3.

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    son caractre illusoire. 50 De faon clairante et fugitive, elle nous permet d'entrevoir lesfantasmes enfouis qui la conditionnent mais surtout, elle met de l'avant la rvlation del'origine 51 de ce qui est devenu fantasmagorique. Cette illumination profane nous montre lesimages du sicle; elle illustre le dernier clat d'un monde au bord de l'croulement ( .. . ) 52 quiapparat comme un champ de ruines peupl de fossiles et de fantmes. Bien qu'elle soit illusoirea priori, de faon dialectique, la Fantasmagorie nous illumine sur l'entreprise gnralise de larification en soulignant comment la chosification et le mythe se cachent derrire lesjustifications idologiques de l'industrialisation et du progressisme historique.

    Le commentaire fragmentaire de Benjamin sur le saint-simonisme tente de dvoiler laFantasmagorie derrire les relations entre technologie, progrs et Histoire en peignant une imageftiche du train; il commence par noter que le chemin de fer unifie les gens comme une religion,terme driv de religare (latin) qui signifie relier ensemble, et qu'il est l'instrument le pluspuissant pour rassembler les individus et les marchandises. Le train comme merveille technique etsymbole du progrs est transfigur en un lment fantasmagorique quand il rejoint un idalabstrait qui exalte le progrs pour lui-mme. L'auteur Susan Buck-Morss donne suite cecommentaire: Railroads were Ihe referenl, and progress Ihe sign, as spalial movemenl heeameso wedded 10 the eoncepl of historieal movemenl thal these eould no longer he dislinguished. 5\ La rification de l'objet-culte technologique lui donne des proportions mythiques tout comme elleattribue une identit mythique au progrs et son mouvement, d'o la mtaphore du train commemoteur ( vapeur) de l'Histoire au 1g e sicle. Le train, comme objet de son temps rifi etftichis, se dvoile fantasmagorique quand les mtaphores mythiques du progrs submergent lerel comme le remarque Buck-Morss ou quand il ne reste que l'immuable valeur abstraite dumouvement. Dans cet exemple, la fantasmagorie du progressisme est image par le train, cet objetmtaphorique qui participe de la ftichisation de la temporalit moderne devenu progrsmythique: Ces nouvelles crations base conomique et technique que nous devons au sicledernier entrent dans l'univers d'une fantasmagorie. Ces crations subissent cette" illumination"non pas seulement de manire thorique, par transposition idologique, mais bien dansl'immdiatet de la prsence sensible. Elles se manifestent en tant que fantasmagories. 54 Le train se retrouve aurol et illumin par l'idologie du progrs, tout comme il illumine par saprsence au sein d'un monde industriel. De cette manire, la fantasmagorie reconstitue50 Bruno Tackels, op., cil, p. 97.51 Walter Benjamin, L'origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 43-44.52 Bruno Tackels, op. cil, p.99.53 Susan Buck-Morss, The dialeclics o(seeing, Waller Benjamin ane/lhe arcades projecl, Cambridge, MITPress, 1991, p. 67.54 Walter Benjamin, Paris capilale du XiXe sicle, Paris Les ditions du Cerf, 1989, p. 47.

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    22illusoirement le mythe, l'aura et un lien avec la tradition qui tient de la projection idologiqueinconsciente.

    1. J1.2 Dracula el la technique

    L'exemple du train permet d'aborder la technique industrielle sous l'angle de laFantasmagorie en nous conduisant vers la reprsentation de la technologie dans le roman Draculade Bram Stoker. Bien que cette fiction fantastique prsente la technique industrielle et les mdiasde communication comme des moyens de vaincre les forces du mal et du pass, elle tombegalement dans une euphorie fantasmagorique quand elle met de l'avant la croyance dlirante auprogrs et aux mythes de l'industrialisation. Le rseau de communications crites et sonores quiforment la trame formelle du roman s'allie des lments surnaturels pour voquer un mlangedes rgimes, soit 1a lechnologisalion (chosification) de l' humain et la ftichisation magiq ue desobjets techniques. En tmoigne le motif du mdium qui revient sous plusieurs formes et dnoteles angoisses et illusions que provoque le nouveau statut de la communication au 19< sicle; leroman conoit le mdium comme un moyen technique de communication, mais aussi dans sonsens magique et ubiquitaire, comme une instance qui parle avec les morts et qui les entend, quivoit ce qui est loign et inaccessible l'il directement. Comme le note Laurence Rickels dansThe vampire lectures, Mina est celle qui assure la cohsion du rseau de communication; elle faitfigure de mdium technologique ou d'extension humaine de la technologie. Aprs avoir tvampirise par Dracula, pendant sa transformation, elle devient un mdium psychique qui reliedeux mondes. D'un ct, Van Helsing peut l'hypnotiser pour connatre les plans de Dracula et del'autre, le mOli-vivant peut espionner le groupe de victoriens ses trousses par le biais de cetteconnexion thaumaturgique et vampirique. Pour Rickels, il s'agit d'une technologisation magiquedu rapport entre vivants et morts, mtaphorise par le vampirisme. Mina constitue donc unmdium technologique et fantasmatiquement ubiquitaire, surnaturel et tlpathique, qUI assureune liaison entre les vivants modernes et le mort-vivant du pass qui resurgit.

    Dans l'imaginaire fantastique de Dracula, les transformations modernes des mdias sontassocies la mtamorphose vampirique de Mina, comme si mdiation et rification entretenaientdes affinits lectives avec le vampirisme. En effet, mtaphoriquement, Dracula vampirise lerseau de communication ainsi que les modalits techniques de la mdiation pour arriver sesfins sinistres. En s'adaptant au mouvement progressif de l' Histoire, un monde de circulation, decommunication et de vitesse industrielle, les morts et leurs signes voyagent tout autant queL'homme-marchandise rifi, mais de faon surnaturelle. Comme le dit Dracula, For the dead

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    (rave! fast. 55 , les dfunts restent dans la course vers le futur instaure par le progressismehistorique et ils hantent notre relation la technique moderne. Le groupe des modernes voyageaussi rapidement que le train et communique aussi efficacement que les tlgrammes et le servicede poste, tandis que Dracula voyage aussi vite que le vent, se propage comme la peste, etentretient un lien tlpathique et magique avec Mina. Le vampire fantastique vient donc figurer lerapport trouble que les gens exprimentent avec les nouveaux mdias de la communication, soitun amalgame de croyances dans le surnaturel et de savoir moderne. C'est en ce sens que leroman est fantasmagorique; il met de l'avant une pistmologie rationnelle mais secrtementsoumise ses propres mythes archtypaux, ses fantasmes et ses angoisses.

    Ainsi, le choix du vampire comme figure allgorique des dispositifs optiques issus de latechnique du 1ge sicle semble justifi, car le roman de mme que les films qu'il a inspir,perptuent cette association mtaphorique. En outre, cette crature, issue de la superstitionantique puis mdivale, a survcu jusqu' nos jours dans les films d'horreur et autres sous-genres;elle se manifeste comme phnomne de mode rifie (mode gothique). Elle est passe du mondefolklorique puis littraire pour s'imposer dans celui de l'image audio-visuelle, illustrant bien lestransformations mdiatiques qui ont eu cours avant et pendant l'industrialisation. Le vampiredraculien sera donc notre figure allgorique, notre vecteur analogique pour aborder le domaine dej'image, sa (re)production et sa rception dans la socit industrielle et victorienne.

    55 Bram Stoker, Dracula, New York, Bantam books, bantam classics, 1981 (1897), p.1 J.

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    2 : La Fantasmagorie des dispositifs optiques du 1ge sicle

    2.l. Corpus jilmique et mdias du 19 sicle

    l'instar du roman de Stoker, les films Dracula de F. Coppola, Nos!eratu de Murnau etNos!eratu de Werner Herzog mettent de l'avant un change de communications mdiatiques ouencore un point de rencontre entre mdias modernes et plus anciens. Ces films articulent ce quecertains appellent l'intermdialit ou la remdiation, soit ce qui dcoule de l'interaction ou desrelations entre les diffrents mdias et comment ces diffrents mdias s'intgrent les uns auxautres. Dans les films du corpus, nous pouvons remarquer la prsence de la photographie, de lapeinture, du thtre d'ombre, du thtre de marionnettes, de la gravure mdivale, duphonographe, de la lanterne magique, de la Fantasmagorie optique ainsi que celle ducinmatographe des premiers temps. ( voir annexes fig. 2.1 2.10 ) De plus, maints documentscrits ou dessins sont intgrs la forme des films: journaux intimes manuscrits, journal de bordmaritime, dessins, lettres, cartes gographiques, journaux, transmissions tlgraphiques et biensr, on trouve le /ivre des morts ou le livres des vampires ( voir annexes fig. 2.11 2.15.) . Ainsi,le cinma instaure un dialogue avec les diffrents procds et techniques visuelles qui l'ontdevanc.

    L'exemple le plus clbre d'intermdialit tir de ce corpus filmique est srement le plande la photo d'Ellen Hutter dans les mains du Comte dans Nos/eratu (1922), o dsir et mort, deuxthmes vampiriques, sont signifis par l'interaction entre les deux mdias. Le film qui dveloppele plus profondment l'aspect intermdiatique du cinma est srement Bram Stoker 's Dracula deCoppola. D'aprs Garrett Stewart, ce film opre un remodelage du filmique contemporain par lesmoyens de la visualit victorienne, soit un victorian retrofit 1, c'est--dire que les procdsvisuels, appareils et images envahissent le champ cinmatographique pour offrir une vision del'univers optique de cette re. Plusieurs scnes de Dracula semblent faire concider l'arrive duvampire, la naissance de la modernit industrielle et l'invention du cinma. Le film de Murnau,qui date des dbuts du cinma narratif, use amplement des procds filmiques de base comme lasurimpression, les jeux de clair-obscur ainsi que des techniques de la Fantasmagorie optique toutcomme au plan formel il est quelque peu l'hritier des pratiques de la photographie. Il nouspermettra de montrer que l'image, ancienne ou moderne, et le vampire sont deux entitsentretenant des affinits conceptuelles et mtaphoriques.

    1 Garret Stewart, Between Films and Sereens, Chicago, Chicago University Press, 1999, p. 225.

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    25Grce son approche qUI rejoint le documentaire et la valeur indiciaire de l'image

    cinmatographique, le film Nosferatu d'Herzog traite avec insistance de la mdiation filmique enla reliant mtaphoriquement une chosification magique; la rification de l'appareilcinmatographique nous donne une image du rel capture sur pellicule, une momification quiparadoxalement mortifie et ternise un moment ou un tre. Cette rification prend figure traversle vampire comme machine mortifre qui transforme un corps vivant en une image condamne perdurer jamais, vide de sa vitalit. Le cinmatographe semble son tour performer unevampirisation du rel grce son dispositif qui cre un double en image, en ombre et enprojection. Nous prterons donc attention aux thories de l'image caractre historique ainsi quesur le rapport entre image et mort pour ensuite, dans le 3e chapitre, nous concentrer sur les filmsdu corpus et la figure du vampire. De faon plus globale, le second chapitre traite surtout de latechnique optique du 1g e sicle qui a donn lieu au cinma, et surtout de son reversfantasmagorique.

    2.1.1 Imagerie du Ige sicle et technique rationnelle

    Le 1g e sicle s'ouvre sur un renouveau de la reprsentation conditionne par unepousse du regard 2 . De concert avec la modernit historique qui comporte une certainebrisure pistmologique, ce sicle ralise un glissement des modes de reprsentation visuels:C'est toute une socit faisant l'exprience que l'image n'est pas seulement objet extrieur duregard mais qu'elle est intrieure, installe dans la mmoire, filtrant le rel lui-mme qu'iltravestit.} Cela inaugure une imposition du rgime de l'image qui, progressivement mais nonsans rsistance, envahit un monde o chaque coin de rue ou objet s'offre au regard des citadinscomme un tableau ou une photographie. 11 faut galement mentionner que la prolifrationd'images mcanises et reproduites dans l'espace public, que ce soit par le biais de la publicit oudes spectacles de rue et autres reprsentations artistiques propres au 19" sicle, a grandementcontribu ouvrir cette nouvelle voie de l'imaginaire. D'aprs Max Milner, ce sicle a actualisun changement qui tient de la projection mais un niveau subjectif, c'est--dire que les imagesmentales sont transposes sur la ralit externe. L'optique ouvre un espace intrieur l'esprit duspectateur 4 qui est par la suite projet sur le rel: La reprsentation tend tre intriorise,comme dans le cinma, et, une fois vcue comme image intrieure, elle tend s'extrioriser, se

    2 Phillipe Hamon, Imageries, Iillrature et image au XIXe, Paris, Jos Corti, Les essais, 2001, p. 7.l Suzanne Liandrat-Guigues, Esthtique du mouvement cinmatographique, Paris, Klincksieck, 2005, p. 51.4 Max Milner, La Fantasmagorie, Paris, Presses universitaires de France, Coll. crinire, 1982, p. 21.

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    26projeter de l'esprit vers l'extrieur ( ... ) 5 . L'imagerie est donc plus constitutive de la conceptiondu rel que jamais auparavant, tout comme elle repousse les limites de l'imaginaire. Parconsquent, l'optique devient le modle de connaissance par excellence du sicle, autant pourexplorer un monde inconnu que pour vrifier des donnes scientifiques.

    Selon Rgis Debray, (I)a technique a invent l'homme autant que l'homme latechnique. Le sujet humain est autant le prolongement de ses objets que l'inverse ('. De ce fait,l'homme urbain du 1ge sicle n dans cet environnement est interdpendant de la techniqueindustrielle. Cette mtamorphose, attribuable l'industrialisation des villes et la mcanisation desmoyens de production, produit un cadre socio-conomique propice une nouvelle exprience duvisuel, ce qui a galement eu un impact sur Je sensorium ou complexe sensoriel des citadins Lavue, que Jonathan Crary considre comme le sens caractristique de la modernit, subit ce queplusieurs auteurs dcrivent comme une hypertrophie; surmen et interpell de faon continuelle,l'il est victime du choc de la modernit. Le mouvement incessant des tres et des marchandises,l'omniprsence d'images , la multitude d'appareils visuels, l'clairage nocturne des villes et biend'autres phnomnes en rvolutionnent la fonction. Les villes du 19 sicle voient dambuler unhomme nouveau dont l'esprit et le corps sont constamment sollicits par des ajustements,drglements et adaptations ncessaires l'envi ronnement :

    Newspapers, magazines, photographs and printed cphcmcra of ail kinds had proliferated to anextent that few people could avoid encountering the printed word or image on a daily basis, even ifthey wished to. The Victorians world was thus a distinctly graphie and visual production; aspectacle constlllcted as mueh from paper and glass as bricks and iron. 7

    Le regard devient de plus en plus mobile et distrait, contrairement la perspective fixe etidalise de la Renaissance. Benjamin donne une figure ce regard avec le Flneur ou lepassant dans la rue . L'homme et son regard intgrent les valeurs d'exposition, deconsommation, de circulation et d'changeabilit ; le flneur se promne dans l'environnementurbain tout comme la marchandise, en plus de contempler de faon tourdie le spectaclefantasmagoriq ue qu'offrent les grandes mtropoles de cette poque. Le spectateur fixe de laRenaissance (et celui de la peinture) fait place un observateur moderne avec une visionmouvante, reproductible et multiple qui dcoule des nouvelles possibilits techniques, quivalentoptique et visuel du flneur de Benjamin. tourdi et hypnotis, l'il de l'observateur subit unenchantement et cela rsulte de la nouveaut des modes de perception qui tiennent d'une

    5 Paolo Tortonese, Au-del de l'illusion dans Les oris de l'hallucination, Paris, Presses de la SOlboneNouvelle, 2001, p. 8.(, Rgis Debray, Vie el morl de l'image, Paris, Folio, essais, 1992, p. 178-179.7 Mackenzie, John M, The ViClorion Vision, London, V&A Publications, 2001, p. 239.

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    projection des fantasmes et des valeurs de la socit industrielle. Cette nouvelle ralit produitepar l'industrialisation, filtre et altre idologiquement, apparat comme une mystificationvisuelle, un spectacle fantasmagorique offert par les mtropoles urbaines. Ce qui relve duprogrs technique et qui fait figure de nouveaut est ainsi inconsciemment aurol et ftichis parle regard.

    Pour leur part, les appareils optiques tentent de dupliquer dans le rel les mcanismes dela rationalit ainsi que les fantasmes et espoirs de l'industrialisation. En ce sens, la technique aproduit des inventions optiques qui rifient et prlvent le rel, un processus chosifiant cherchant dominer et reproduire la Nature, un des mythes fantasmagoriques sous-jacents de l'poque. travers la mdiation des appareils optiques, le sujet observant du 19" sicle dsire s'approprier etfiger le monde par la l71imesis tout en le rifiant en des images reproductibles. une poque ol'on cherche conserver une mmoire historique et fixer un temps qui file, ces appareilsagissent sous l'impulsion d'une inscription ncessaire de ce qui va disparaitre 8 et ilsrenferment la possibilit de faire apparaitre quelque chose ailleurs qu'en son propre lieu 9 . Ilspermettent de conserver les images du monde et de les faire apparaitre anachroniquement. Lesimages ainsi dtaches de leurs rfrences contextuelles peuvent tre ftichises ou iconifies.Elles donnent lieu une ralit qui tient de l'change entre l'image intrieure et l'appareilmatriel. C'est pour cela que nous considrons les dispositifs optiques comme des mtaphores del'esprit 10 qui mettent en image ce que le sujet exprimente au sein de [a grande ville, soit lemouvement du progressisme historique et le dsir de prenniser ce qui disparait dans le cours dutemps pour ainsi se rattacher au pass et se projeter dans le futur, voire mme l'au-del. Lesdispositifs optiques sont donc mme d'incarner non seulement le niveau technique et larationalit de l'poque, mais les fantasmes que le savoir du 19" sicle nourrit en secret. C'est ence sens que Clment Rosset qualifie Je cinmatographe de machine fantastique, car il fabrique undouble du rel, un mort qui manifesterait les principaux caractres du vivant Il>>. Du mmecoup, en sauvegardant en images les tres, l'image mcanise devient un mdiumfantasmagorique qui nous met en relation avec la mort, mais surtout qui reconfigure notre rapportavec le nant et l'au-del.

    Emmanuel Alloa, L'appareil appareill , dans Appareil e/ in/ermdia/it, Paris, L' Harmattan, 2007, p.2J.9 Ibid, p. 21.10 Donata Pesenti Campagnoni, Les machines d'optique comme mtaphores de l'esprit , dans Les arts del'hallucina/ion, St- tienne, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. J 11.Il Clment Rosset. Propos sur le cinma, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Perspectivescritiques, 2001, p. 128.

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    2.2 Cadre thorique el modle des ges selon Debray et Benjamin

    La mort est d'abord une image, et elle reste une image.Gaston Bachelard, La terre el/es rveries du repos, Paris, Jos Corti, 1948, p. 312.

    Nous allons maintenant tablir un cadre thorique partir de distinctions proposes enparticulier par Walter Benjamin, Jonathan Crary et Rgis Debray. Les travaux mdiologiques deDebray ainsi que la philosophie matrialiste de Benjamin entretiennent de nombreux points deconvergence. La mdiologie de Rgis Debray propose trois ges du regard qui sont relis descontextes socioconomiques et pistmologiques dfinis, pouvant aussi se rapporter aux travauxde Benjamin et Crary. Ces ges correspondent un type d'appropriation par le regard 12 , uneconfiguration de la vision qui peroit les images selon un modle-type de l'exprience visuelle dumonde. Cela dit, ces divisions ne sont pas circonscrites hermtiquement - les ges du regarddoivent tre conceptualiss comme des chevauchements, des lieux e passages dynamiques quipeuvent coexister et se superposer. Car, comme le formule Debray, non seulement nos troisges se chevauchent, mais il est constant que le dernier ractive le fantme du premier. '3 Cettepossibilit d'entrecroisement et de superposition de cadres historiques donne un potentiel lamtaphore de la revenance, que l'on peut maintenant appliquer l'image et au regard.

    Le domaine de la logosphre ou de l'ge des Idoles est caractris par une imagerieprimitive et une relation iconique avec l'image. En cela, il consiste historiquement etpsychiquement en un inconscient optique. L'inconscient optique est le rservoir dynamique dereprsentations et de perceptions archaques qui refont surface et qui forment les modalits duregard magique. Debray retrace l'antriorit de l'image au tout dbut de l'humanit et de laformation du sujet psychique considrant qu'elle prcde le langage. Selon lui, les archtypes desimages marquent la psych avant que celle-ci ne se configure selon les lois du langagesymbolique. Ces images archtypales de l'inconscient optique sont de l'ordre de l'icnereligieuse, de l'effigie de pierre, de la momie, de la statue, du double (ombre, reflet) et de larelique. Ces images se rangent dans le rgime iconique du visuel. Le spectateur, par son regardftichisant et difiant, leur accorde une valeur thaumaturgique qui atteste d'une prsence et nond'une reprsentation; ['image renvoie inexorablement une autorit transcendante qui se12 Rgis Debray, op. cit., p. 297.IJ Rgis Debray, op Cil., p. 299.

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    manifeste par l'idole ou l'icne, ce qui lui confre magiquement une existence propre. L'autoritde ces icnes provient d'en haut (verticalit), d'un au-del du visible, le regard iconiqueprocdant d'un processus inconscient visant matrialiser l'ternit et ['invisible. Dans ce cas,l'image (...) rend gloire ce qui la dpasse 14 et elle tente de donner une matrialit unique etune vie ce qui est absent, mort ou irreprsentable. Smiotiquement, le signe (semiolike) ou letombeau ne reprsente pas le mort dans ce rgime de l'image, l'imago est le cadavre et il leremplace dans le monde comme prsence et non comme une absence du rfrent premier.L'image archaque consiste en un substitut vivant du mort S . Elle tmoigne d'une victoire dela vie, mais un triomphe conquis sur, et mrit par, la mort. I !>)) ces images, on accorde uneaurole, un halo, une iconicit ou une aura, une valeur cultuelle et une unicit existentielle qui lestransforment en images capables d'outrepasser la mort en conservant ce qui est vivant. Cetagencement originel du regard et de l'image a pour effet de relier le sujet au surnaturel archaque, l'originel et une continuit historique avec le pass immmorial. Le temps des Idoles rponddonc une temporalit cyclique et rptitive; le temps est reli l'infini et aux cycles des astres,plac du ct de la lgende et des mythes dont la source se perd dans la nuit des temps.

    L'ge de l'Art traite du passage du thologique l'Historique, de la transition de l'Artcomme icne religieuse l'image qui rpond des critres de beaut esthtiques et artistiques,mouvement propre la Renaissance. L'instrument optique qui caractrise cette priode est lacamera obscura et la peinture est l'art classique remis l'avant-plan. Cette poque marquel'accroissement de la valeur d'exposition d'une uvre artistique au dtriment de la valeurcultuelle, sans toutefois que cette dernire disparaisse. vrai dire, le cultuel de l'art est transposidologiquement dans ce que Benjamin appel le une thologie de l'Art; l'art rpond toujours desimpratifs qui relvent de l'ge des idoles mais dans un autre cadre idologique o l'artiste est lecrateur, dans un monde o J'art est socialement et symboliquement articul comme une religion.Le changement de rgime de l'image et du regard souligne que 1'Homme et son Histoire ontmaintenant supplant, en apparence, Dieu et sa thologie. En ce sens, l'aura d'une uvre survit,et elle devient le Hic et Nunc de l'original , ce qui relie l'uvre un ici-maintenant et assureJ'authenticit de celle-ci, l'unicit de son existence au lieu o elle se trouve. 17 Ds lors,l'unicit de l'uvre, le gnie de l'artiste et j'adhsion au culte de la beaut artistique n de laRenaissance sont les critres primordiaux pour dterminer la valeur cultuelle et celle d'exposition

    14 Ibid, p.297.15 Ibid, p.30.1 (, Ibid, p.29.17 Walter Benjamin, uvres //J, Paris, Gallimard, Folio Poche, 2000 (1979) p. 273.

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    d'une production artistique. Cet ge du regard est le produit de la Renaissance et de laconstruction du sujet cartsien, o le regard et l'image s'adaptent au perspectivisme et des loismathmatiques. Le 2e ge du regard souligne le point de passage d'une nature terrifiante unenature maitrise IR, quand l'idole primitive (prsence) cde le pas la beaut de l'Art commereprsentation et non comme substitut. Pour Jonathan Crary, le sujet regardant et leperspectivisme de la Renaissance entretiennent une relation fixe, abstraite et dsincarne, uneperspective idalise qui prsuppose un sujet hermtiquement dfinissable par sa position devantson objet. Idologiquement, le perspectivisme s'impose alors comme un effort de rationalisationqui a pour but de se dmarquer d'une pense religieuse et cultuelle mais qui pourtant s'articulecomme une thologie de l'Art.

    L'ge du virtuel de Deb