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Jean-Hugues Barthélémy, Jean-Claude Beaune-Penser l'Individuation _ Simondon Et La Philosophie de La Nature-Editions L'Harmattan (2005)

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  • Stephen

    Stephen

  • L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-7920-4 EAN : 9782747579209

  • Remerciements

    Les deux tomes de Penser l'imlividtiotion sont issus d'une thse de' Doctorat, soutenue le 14 novembre 2003 l'Universit Paris VII -Denis Diderot, et intitule Sens et connaissance. A partie et en-de d Simondon . Je tiens remercier ici Monsieur le Professeur Dominique Lecourt pour la ferme gnrosit de sa Direction de thse. Les frquents entretiens qu'il m'a accords durant ces trois annes de recherche, ainsi que ses conseils rudits de lecture dans le domaine de l'histoire et de la philosophie des sciences, ont grandement particip rendre possible la pleine exploration exgtique, jusqu'ici manquante mais exige par notre temps, de l'uvre de Simondon.

    Bernard Stiegler m'a apport son soutien constant depuis 1995, malgr les points de divergence au sein de notre commune volont de prolonger Simondon. Qu'il en soit remerci comme l'ami mais aussi le penseur qu'il est mes yeux.

    Vincent Bontems a partag mes convictions dans le domaine pistmologique dont il est en passe de devenir un spcialiste. Je lui dois ce moteur incomparable qu'est la complicit thorique.

    Merci galement Alexis Philonenko pour ses encouragements dcisifs, alors que j'en tais encore projeter les travaux actuels.

    Ma gratitude va enfin Madame Franoise Balibar, Monsieur Jean-Claude Beaune et Monsieur Jean Gayoo, ainsi qu' mes amis Jean-Michel Besnier, Eliane Bontems, Thomas Bourgeois, Giuseppe Bufo, Claude Debru, Fernando Fragozo, Mathias Grard, Nicole Gouri, Patrice Le Naour, Pierre Montebello, Michel Simondon, Barbara Stiegler et Caroline Stiegler, et bien st Marie-Aude qui m'a support dans tous les sens du terme durant ces annes. Tous ont, sous des fonnes diverses, port ou accueilli l'effort de cette recherche ambitieuse. Je n'oublie pas non plus Jean-Louis Dotte, qui aussitt aprs la soutenance de thse m'a propos de publier aux ditions L llal7lla/ttm dans les dlais les plus brefs.

    Lesn~euxautresse~onrutront

  • A la mmoire de Gilbert Simondon.

  • Prface

    Gilbert Simondon a peu inspir les commentateurs, mme si Gilles Dleuze, Gilbert Hottois, Isabelle Stengers, Bernard Stiegler lui ont rendu hommage - mais c'est toujours un aspect particulier de son uvre qui est alors abord, et les commentaires les plus dvelopps concernent son seul classique Du Molk d'existence des Oo/'ts tech11iqms. Les deux ouvrages L'individn et sa gense physico-biologique puis L 'individmltion p{JChiqm et collective sont gnralement rests dans l'ombre. HotS quelques articles de Simondon, ces trois ouvrages sont tout ce que nous possdons pour l'instant de lui, mais ce tout n'a rien de restrictif: il constitue une vritable Totalit anime par une volont systmatique et qui se veut encyclopdique. Le premier mrite de M. Barthlmy rside dans le &it d'avoir pris en charge cette totalit mobile et vivante. En elle w tensions intentes la recherche ne font que reflter et traduire celles th Imr oo/el : il Y a une vritable osmose entre elles. Une telle dmarche est fondatrice: elle suppose de redfinir les notions classiques de la philosophie, de la science, d'en inventer au besoin de nouvelles. Prtendre reconstruire Simondon en sa totalit , c'est trouver le fil d' Atiane d'un labyrinthe rationnel condition de le considrer en ses principes et en sa mthode. M. Barthlmy, au prix d'un travail d'analyse et de synthse incomparable, nous livre ce fil directeur que nous allons suivre trop rapidement, marchant sur ses pas non pout le paraphraser mais pour nous donner le plaisir rare d'entrer avec lui dans cette uvre qu'il rinvente pour nous.

    Il le pose d'entre de jeu: l'objectif de Simondon est philosophiquement radical et originaire: la question pannnidienne de rtre et de l'un doit tre repense si l'on veut connatre quelque chose de l'individu. S'il y a un tre en tant qu'il est 1111 tre, l'unicit est elle-mme fonde sur un tre en devenir,

  • donc sur la gense ; mais le devenir n'est pas devenir de l'tre dont on prsupposerait l'unit, il est accession l'tre individuel dont l'unicit est une condition~ Tel est le principe premier de Simondon, dont tout dcoule et sur quoi s'appuie sa mthode et qui peut, trs succintement, faire esprer l'accs une philosophie de la nature indite:

    1. Le principe indiqu ci-dessus n'est pas vraiment un axiome mais le moteur de la vise de l'individu, que le rgime d'tre de cet individu soit physique , vital ou transindividuel ;

    2. Cette ontognse enjoint de penser l'individu en terme d'individuation, elle-mme dpendante d'un pr-individuel conu comme potentiel par quoi s'opre le processllS d'individuation. Le sujet, lui, est redfini par Simondon comme constitu de l'individu mais aussi de sa charge pr-individuelle;

    3. Si l'objet technique extriorise celle-ci en devenant alors l'expression paradigmatique du trans-individuel, c'est parce qu'il ouvre lui-mme sur un milieu qu'il assume et sur un collectif qui ne se rduit jamais, chez Simondon, quelque expression anthropologique, psychologique ou sociologique, au sens classique de ces tennes ;

    4. C'est pourquoi cet objet technique est d'abord et irrvocablement attir par le vivant, dont il se distingue certes irrductiblement mais en tant tout comme lui de l'ordre de l' individu.akSation et pas seulement de l'individuation ;

    5. La personnalit transindividuelle, elle, n'est jamais pour l'individu un tre stable mais un ensemble de relations. On peut mme dire, autre expression de l' ontognse, qu'il y a -!yIJOf!}lIJie entre l'tre et la relation; l'individu n'est jamais soumis sa propre origine mais c'est par dmultiplication de la relation que les rgimes d'individuation dftnissent une individualit capable de s'adapter et parfois se suradapter son milieu, puis enfin de l'objectiver ;

    6. La connaissance objective eUe-mme est une relation de relations - et c'est alors qu'elle s'avre active et spcifique sinon typologique. Ainsi l'objet technique le plus concret est-il l'instrument scientifique dans son indistinction nouvelle -quantique - d'avec l'objet de connaissance, et ceci signifie que

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  • d'une part les conditions de la connaissance sont techniques (ce qui renverse bien des prjugs). D'autre part Simondon, et ceci le rend d'autant plus original , ne fait ici appel aucun appareil mathmatique)} mais en priorit la logique qui prolonge les mathmatiques en tant qu'elle est leur ttaduction ontologique mais formelle et qu'elle retrouve, comme sa face cache, la question de ' l'identit parmnidienne sous le mode du tiers-exclu qu'utilise la physique classique mais qui doit tre dpass sinon rvoqu pour acd~der aux quanta: Simondon est marqu par ces accents bachelardiens qu'il veut intgrer sa problmatique;

    7. I.e cas de la cristallisation et de la thorie gnrale de la polarisation vient point pour suggrer l'importance de l'analogie, mieux du ddoublement concernant une ralit spectrale intenndia.ire entre physique statique et tension mtastable vers la vie, image d'une transduction auto-complexifiable qui, au bout du compte, rappelle toujours l'identit de la relation et de r'tre - et le rapport de l'tre au devenir,;

    8. La problmatisation du Sens (le plus difficile sans doute en cette exgse polmique de l'uvre de Simondon) ne remet pas en question l'ontologie gntique de Simondon, mais vise sa relativisation englobante, donc la faire passer du statut -revendiqu par Simondon - de philosophie premire celui de problmatique philosophIJlIt11Itnt seconde. M. Barthlmy pose que le pur Ob-jet de connaissance est Non-Sens (que l'objet technique en son auto-transcendance exprime aussi) tandis que le sujet connaissant est toujours dcentr . La relation est la substance ce que le sens, qui est plmi-dimensionnell' est la connaissance, et elle l'est l'intrieur de cette dimension du sens qu'est l'objet de connaissance;

    9. Lorsqu'elle veut connatre, la philosophie est donc seconde par rapport la science, mais c'est parce qu'elle a prioritairement penser le sens, qui est pluri-dimensionnel et irrductible la seule dimension de l'objet de connaissance. Cette pense du sens possdem alors, dans chaque dimension du sens qu'elle aura dgage, une traduction uni-dimensionnelle , dont notamment la traduction ontologique qu'est l'ontogense simondonienne en tant que philosophie de l'information. La philosophie ainsi

    Il

  • rinvente se doit d'tre paradoxale dans son attitude nouvelle, puisque le sens est un objet qui n'est jamais ob-jet, mais qui au contraire constitue 1' individu philosophant comme sens-sujet l'attitude ncessairement anti-naturelle parce qu'inversant l'intentionnalit husserlienne.

    On n'a fait ici que reprendre quelques-unes des structures de la rinvention opre par M. Barthlmy. On peut concevoir, on l'espre, combien le ftl directeur est souple mais rigoureux, depuis la dfinition ontogntique de l'individu tributaire des modes de l'individuation relationnelle jusqu' la rgression radicale vers une hermneutique rflexive en tant que pense du sens, en passant par le point nodal de l'objet technique et dans la perspective d'une relation constante une thorie de l'information elle-mnle en gense et en activit. Il s'agit bien d'un systme intellectuel)) radicalement personnel, sr de sa lgitimit et de son ambition -car il en faut pour reprendre ainsi tout ou presque zro. Une pense sans compromissions.

    Pour s'en convaincre encore, il suffit de noter quel point Simondon lui-mme s'est oppos la quasi-totalit des traditions intellectuelles: ontologie statique, monisme, pluralisme, idalisme, ralisme, empirisme, innisme, mcanisme, vitalisme, positivisme, dialectique et mme phnomnologie ; M. Barthlmy fait le point ce propos. Mais il sait qu'il se rapporte aussi des auteurs-cls, dont le plus important est Kant - l'ambition est bien ici de prolonger la rvolution copernicienne par une rvolution einstemtenne en philosophie. Mais Bergson, Canguilhem videmment, Wittgenstein, Merleau-Ponty ont leur importance et Bachelard reste l'horizon de ses propos. Le plus important, M. Barthlmy le met en vidence, rside dans le fait que Simondon revendique une pense subversive qui veut dtruire les dualits classiques entre le sujet et l'objet, la forme et la matire (donc l'hylmorprusme), le naturel et le technique, le vivant et l'humain, le mcanisme et le vitalisme, le psychologisme et le sociologisme. Mais il ne s'agit pas de combler le vide par un individu tout fait: il faut repenser le lien en tenne de transduction. Cette notion, centrale pour l'ontologie gntique de Simondon, retrouve les implications de principe poses au dpart. M. Barthlmy le dit de

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  • manire synthtique: 10 trmtJduction est 10 fois mthode et individuation. Le rapport entre science et philosophie est concern, mais aussi la concrtisation par laquelle un objet technique volue en convergence et adaptation, selon des rythmes de relaxation, des inventions qui amnent le technique s'opposer des ensembles trop statiques pour valoriser l'individu qui construit' son milieu sans le rduire aux lments qui le cOtn:posent. L'tre technique sur lequel repose l'analyse simondonienne est un individu -industriel, le moteur; mais ceci ne remet jamais en cause la vocation universelle ttansductive de sa pense, pas plus que le statut de l'information, dont il expose les limites intrinsques en Thorie de ['information : le rapport entre l'tre et la relation garde en partie son secret puisque la cyberntique homostatique est fonctionnellemeo.t incapable de poser la question de ses origines, de sa gense. Il reste bien sr quelques incertitudes dans cette pense inacheve (on pense au finalisme invitablell une vision rapide de l'automatisation), et M. Barthlmy les envisage sans complaisance: Simondon n'est pas pour lui une idole mais la condition de son propre panouissement scientifico-philosopruque.

    Peut-tre a-t-on insist autant sur Simondon que sur l'analyse de M. Barthlmy. Mais ce demier lui-mme a voulu d'abord faire revivre Simondon, et c'est ce que nous voulons souligner. Rien n'a t ajout qui ne vienne des propres recherches de M. Barthlmy. Celui-ci - et c'est ce qu'on a voulu tablir - a fait bien plus qu'un travail exgtique ordinaire : c'est un systme de pense radicalement nouveau (donc difficile et peut-tre provisoirement dlaiss car ncessitant un trop grand investissement intellectuel du lecteur) qu'il nous prsente. Simondon est, la lettre, un penseur rvolutionnaire, un authentique prcurseur qui ne s'est pas content de profiter de la pense d'un autre, et que l'on doit prendre en considrant les multiples ouvertures qu'il nous offre. M. Barthlmy, lui, nous permet de mesurer toute l'importance de ce penseur: on comprend quel point cette exgse exemplaire ne voulait pas considrer une pice de muse (opinion de nombre d'anti-simondoniens) tnais nous proposer travers Simondon des problmes concernant notre avenir - pas seulement technique -

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  • court ou moyen terme. L'ouvrage de M. Barthlmy, en tant que premier texte synthtique, systmatique et rigoureux, constitue le guide indispensable de cette _ incomparable exprience techno-scientifique et philosophique. Faire ainsi revivre un auteur, mme au prix de ses difficults et en exhibant les tensions internes sa pense, est le meilleur hommage qu'on lui puisse rendre.

    Jean-Claude Beaune, Professeur mrite de Philosophie l'Universit de Lyon-III

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  • IN'fRODUCTION

    Aux grands esprits, les grandes solitudes

    Gaston Bachelard

    ,. DII triple hlritall d'un Jil direcllm' thoriqlle.

    A la question d'un auditeur qui assistait un conoque sur l'uvre de Gilbert Simondon mais ne connaissait pas le philosophe franais et demandait qui il tait, il fut rpondu que ce dernier tait le plus connu des inconnus , ce qui, pour nous, signifie aussi bien: le plus ignor des grands penseurs franais du XXe sicle. Qu'il en ait souffert comme on peut souffrir d'une rception mdiocre, c'est--dire jusqu' vouloir se construire sans les autres - telle sera prcisment, traduite en tennes volontairement simples pour l'instant, sa dfinition de la folie -, cela suffit justifier que son uvre ne soit pas plus imposante. Que par ailleurs sa pense soit effectivement, malgr ses obscurits voire ses tensions internes, l'une des plus importantes que la philosophie franaise ait produites depuis un sicle, cela devrait ressortir de la prsente tude en ce qu'elle a de spcifique, c'est--dire en sa flstmaticitl 8l1fJclopdiqlle, confonne ce qu'tait profondment Simondon: un Encyclopdiste pour une nouvelle re.

    TI n'est certes pas difficile d'tre original sur Simondon, puisque rares et synthtiques sont encore les ouvrages exposant sa pense, la seule Thse qui lui soit entirement consacre privilgiant par ailleurs, dans l'uvre simondonienne, le classique

  • sur la technique1 Mais aujourd'hui l'uvre de Simondon n'est plus, ni en France, ni en Belgique ni maintenant en ltalie2 - quand des traductions anglaise et allemande? -, l'uvre mconnue qu'elle a longtemps t. Depuis le colloque organis en 1992, sous la direction de Gilles Chtelet, par le Collge international de philosoprue3, les travaux se sont multiplis et donnrent lieu deux autres collectifs rcents, runissant notamment chaque fois des sociologues et de jeunes philosophes: celui publi chez Vrin en mars 2002 par les Annales de l'institut de philosophie de l'Universit de Bruxelles, et intitul Jimondon, et celui dirig par Jacques Roux, publi trois mois plus tard par l'Universit de Saint-tienne sous le titre Simondon, une

    1 II s'agit de la Thse de Pascal Chabot, qui a t soutenue BruxeJles en 2001, et dont a rsult un petit livre paru en 2003 chez Vrin, La philosophie de Silllondon. Pascal Chabot est l'lve de Gilbert Hottois, lui-mme auteur du premier petit livre sur Simondon : J'illlondon et la philosophie de la culture technique , Bruxelles, De Boeck, 1993. Une autre thse, non publie quant elle, est signaler: La pense de l'i1ldividllation et la mbjectivati01l politiqlle, de Bernard Aspe (paris-VIII, 2001). Il est vrai que cette thse vise appliquer la pense simondonienne un domaine politique que cette pense n'avait pas trait, et dont on pourra se demander si elle peut le faire de la manire envisage par Aspe, dont la rfrence majeure, mais cache, reste Foucault. Cela est vrai aussi, bien que dans une moindre mesure, du trs bon petit livre de Muriel Combes sur Silll01ldon, i1ldivid1l et collectivit (paris, P.U.F., 1999). Nous aurons J'occasion de discuter tel ou tel point de ces diffrents travaux consacres en tout ou partie Simondon. Quant notre propre Thse Sens et cottttaissance. A partir et en-de de Silllondon (Universit Paris VII-Denis Diderot, 2003), elle couvrait bien l'ensemble de l'uvre de Simondon, mais ne lui tait pas entirement consacree. 2 L'ittdividuafon prYchiqlle et collective a t traduit et publi en Italie fin 2001, avec une preface de Muriel Combes. Il est dommage que les Italiens n'aient pas combl le manque franais d'une dition unifie de la Thse principale de Simondon, dont L'individu et sa gense pqysico-biologique livre en fait les deux premiers tiers, et L'individuation prYchiqlle et collective le dernier tiers - plus precisment les Chapitres II et III de la Deuxime Partie, et non pas une Troisime Partie imaginaire, ce qui indique, on le verra, une modification du plan originel de la Thse. L'individuation prYchiqlle et collective n'est pas non plus la seconde partie de la Thse principale, contrairement ce qu'crit P. Chabot au seuil de La philosophie de SilIIondon (op. cit., p. 8). 3 Ce colloque fut publi en 1994 chez Albin Michel, sous le titre Gilbert SilllOl1dol1, une pense de l'individuation et de la technique. Il fut lui-mme prcd d'un tout premier collectif sur Simondon : le numro spcial des Cahiers philosophiques qui lui tait consacre (nO 43, juin 1990).

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  • pense oplrative. ClIest donc moins en prtendant faire dcouvrir cette pense qu'en donnant une lecture approfondie et systmatique de l'uvre que notre tude se justifiera. Il s'agira de couvrir l'ensemble form par L'individu et sa gense PltYsico-biologique, L'individuation p!Jchique et collective et Du l!1ode d'existence des objets techniqms. Les deux premiers de ces trois ouvrages de Simondon' fonnetont la matire essentielle du present livre, qui est consacr au thme de la Nature et qui constitue le premier volet de Penser /'individNdtion. Quant au classique Du mode d'existence des objets techniqms, il sera surtout analys, en compagnie d'un long chapitre spcifique de L'individu et sa gense PltYsico-biologique, dans notre second volet consacr aux thmes de la Connaissance et de la Technique, l'exgse se faisant alors plus nettement polmique.

    Nous avons rencontr l'uvre de Simondon l'anne mme de sa mort, lorsqu'a t publi L'individuation p-!}chique et collective1> ouvrage issu des Chapitres II et III de la Deuxime Partie de sa Thse principale, dont le titre tait L'individuation Il 10 lumire des notions de forme et d'injormatiolP. Ce titre fut plac en sous-titre de L'individN et sa gense PltYsico-biologiqw, ouvrage publi en 1964 et issu de la Premire Partie - et du Chapitre 1 de la Deuxime Partie - de la Thse principale, mais en devenant sous-titre le titre de la Thse principale y tait par l-mme augment de deux notions, puisqu'il disait dsormais: L'individuation la lumire des notions de forme, information, potentiel et mtastabilit. Quant DM mode d'existence des objets techniqm.f4, considr comme le classique de l'auteur, il est sa Thse complmentaire, publie la premire et entre trs vite dans les manuels scolaires au chapitre

    1 Simond~ L'bttlitidNaRoll p{j(hiqlle et llective, Aubier, Paris, 1989. Ce livre sera dsoamais cit sous l'abtviation IPC. 2 On peut consulter cette Thse principale de Simondon la Bibliothque de la Somonne. S Simondon, LWvidH et sagmse pf?ysko-biolodqHe, Paris, P.U.F., 1964; Grenoble, Millon, 1995. Nous utiliserons cette dernire dition, parce qu'elle a rintgr au texte le chapitre III de la Premire Partie. intitul Forme et substance , que Simondon avait supprim en 1964 par conscience des insuffisances thoriques du chapitre en question, consacr Il la dualit onde-corpuscule. L ~lIdilidll et sa ge11se pltJsi-bi4Iog411e sem dsoamais cit sous l'abrviation IGPB . .. Simondon, DM lNfHk d'exisfe1l des objets tedmiqNeS, Paris. Aubier, 1958. Dsormais cit sous l'abrviation MEOT.

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  • Technique . Succs cependant aussi phmre que retentissant, pour des raisons qu'il n'est pas encore temps d'analyser.

    Simondon a vcu de la mme manire qu'il a ctoy les autres penseurs et les a lus: en' philosophe guid par sa propre obsession. On peut donc prsenter les quelques lments de biographie intellectuelle que nous possdons le concernant en partant de ce qui apparatra comme le fil directeur ou la priorit de toute sa pense. Ce fil directeur ou cette priorit est la sl/bversion des alternotives classiques et donc d'abord du sol que constitue, pour ces alternatives classiques, l'opposition du s1fiet et de l'oo/et. La philosophie doit pour Simondon se faire autre qu'une connaissance proprement dite, et cette altrit seule la lgitimera dans son rapport aux sciences, lesquelles en effet n'en finissent pas de reprendre la philosophie des objets que cette dernire avait un moment cru pouvoir se rserver en tant que science part - donc encore, et navement, science part. Au lieu de se rserver un objet, la philosophie doit se dfinir par un autre rapport ce que les sciences ont dj connu. Elle doit voir le non-ob-jet au sein des ob-jets eux-mmes.

    Pour Simondon, ce non-ob-jet est le processus d'individuation , nouveau nom du devenir dont procde 10 connaissance eUe-mme, qui ne fait donc pas face son objet. Or, la subversion de l'opposition du sujet et de l'objet, ainsi que des alternatives classiques dont cette opposition fournit le sol, tait dj d'une part le fil directeur, bien connu dsormais, de la phnomnologie geonano-franaise t Cette subversion dfmissait d'autre part un mot d'ordre central pour la philosophie de Ja nature conue comme philosophie du devenir, dont le reprsentant pour Simondon tait par excellence Bergson, ainsi que pour ce qu'il est convenu d'appeler l'pistmologie franaise , dont Bachelard reste le grand nom et le fut aussi pour

    1 Sur ce point, voir notamment J. Benoist, Autour de Hmser4 Paris, Vrin, 1994 ; N. Depraz, Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995; et J-H. Barthlmy, Husserl et l'auto-transcendance du sens , ReVlle philosophiquet n02/2004.

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  • Simondon1 Cllest pourquoi ce demier, dont Gilles Chtelet rappelle juste titre qu'il voulait J'abord subvertir les alternatives dassiques2, se situe la croise de trois grandes penses, qui par ailleurs participent sans doute toutes de son coute des sciences: les penses de Bergson, Bachelard et Merleau-Ponty, ces deux derniers ayant t pour lui les enseignants - plus que les matres, il, est vrai - dont l'enseignement fructifie jusqu' se faire oublier:;, tandis que le nom du premier apparat certes, mais toujours dans l'adversit.

    Nous voici donc conduits aux quelques lments de biographie intellectuelle dont nous disposons son gard. On peut bien dire que Simondon, dans sa volont novatrice, n'a mme pas cit ceux qui pourtant restaient des ,fOllTCes incontestables. Ainsi en est-il de Bergson pour le thme rcurrent de la priorit de l'ontogense, comme pense du devenir ou de l'opration gntique des tres, sur la critique et l'ontologie \ ordonnes, elles, aux J/mc/uYes llniriqms de ces tres. Cet emprunt Bergson motivera en retour des ruptures avec le bergsonisme, notamment dans les modalits du dpassement de l'alternative opposant mcanisme et vitalisme, ou encore en ce qui conceme le statut thorico-pratique de la technique et, par ce biais, de la science. A Merleau-Ponty Simondon ddie L'individu et Ja gense physico-bi%gique, mais surtout il reprend les trois ordreS physique, vital et humain de La sl'l'1lctJln tht comportement, tout en les problmatisant plus radicalement en tant que rgimes d'individuation physique, vital et ttansindividuel . Merleau-Ponty est galement une

    1 Dans la bibliographie du Cours de 1965-1966 intitul Imagination et invention . qui reste ce jour indi~ Bachelard est le seul auteur dont S1london conseille de lire 1' ensemble des uvres . 2 Dans son excellent article Simondon de rElIfYC/opaedia Univmalis. Les nouvelles ditions ne comportent malheureusement plus cet article. On ne peut qu'esprer qu'il soit rintroduit ou !crit bientt. 3 Simondon ne cite de toute faon gure les philosophes, si ce n'est parfois pour s'y opposer. Sa rdaction, plus gnralement, se faisait le plus souvent sans documents, et il n'tait pas un historien de la philosophie mais un illtJe1tII1' - Y compris au sens ordinaire de crateur technique - ptoccup de discuter ses prdcessews partir de synthses personnelles, mais souvent pertinentes, de leur pense . .. !PC, p. 163.

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  • source essentielle de l'attribution simondoruenne d'un statut de paradigme mthodologique la physique quantique, statut qui va croissant de La stnlcture du comportement au Visible et l'invisible en passant par le Cours de 1956-57 au Collge de France sur La nature. Enfin, la critique de r I!Jlmotphisme - dont est encore emp:runte la thorie kantienne de la connaissance comme union d'une (
  • aux yeux de Simondon. Surtout, La Cyberntique et l'origine de n1!fof'lllation est une source incontournable pour la discussion par Simondon de la Thorie de l'information et de la cyberntique. Pour avoir consult l'exennplaire personnel que Simondon possdait de ybtmitique ct $odlti de Norbert Wiener, exemplaire qui n'tait annot qu'en son dbut et o le coupe-papier n'tait pas-pass partout, nous savons que Simondon s'inscrivait d'abord dans une tradition franaise et philosophiquel qui lui donnait un accs indirect, mais instruit et pertinent, nombre de travaux techniques ou scientifiques, tels ceux de Wiener travers la lecture de Ruyet2, ou ceux des psycho-sociologues amricains comme Kardiner travers la lecture de son ami phnomnologue Mike! Dufrenn&, dont l'excellent ouvrage La pmonnaliti de btJSe tait paru en 1953, soit cinq ans avant la soutenance de Simondon. Par ailleurs la bibliographie de la Thse principale, qui n'est pas reproduite dans les ditions et qui n'indique que quelques ouvrages techniques et scientifiques , privilgie de Broglie pour la physique contemporaine, et Rabaud pour la biologie.

    1 Il avait suivi le parcours royal du philosophe franais: Ecole Normale Suprieure et agrgation de philosophie. Mais ce parcours }' obligea travailler en autodidacte les avances contemporaines des domaines scientifiques indispensables l'labomtion de sa philosophie, comme sans doute, bien que dans une mesure moindre, de toute philosophie srieuse. 2 Le classique de Wiener, ybent4tit:s, figure cependant dans la bibliographie de DII mode d'exismue des oJdets te&hniqNes, et Pon peut pense! que Simondon l'avait lu en anglais sans se contenter d'y avoir accs par le biais de Ruyer. S Au seuil de DN mode d'existence des objets IhniqNes, Simondon crit: Je remercie particulirement M. Dufrenne pOut les encoumgements rpts qu'il ma prodigus, pour les conseils qu'il m'a donns, et pour la sympathie agissante dont il a. fait preuve pendant la redaction de cette tude . Mikel Dufrenne, de son ct, concluta L'i1IlI41Itain des apriori (paris, Bourgois, 1981) en faisant de la voie emprunte par Simondon la seule capable, ses yeux, de concurrencer cene du Vuibk el nnlisibk de Merleau-Ponty. Ajoutons que dans POIIf' l'homme (paris, Seui~ 1968), Dufnne dveloppe, bien avant La pm.sI68 de Ferry et Renaut, une critique subtile de ranti-humanisme, dont 1' anti-anti-technidsme de Simondon, qui n'est pas un anti-humanisme mais se veut fondamentalement (//1-del des altenullil/eJ, est nouveau s proche. Sur l'wti-humanisme des Lacan, Foucault ou Lvi-Strauss, signalons enfin Le slnlllraliJme (paris, P.U.F., 1968) de Jean Piaget, autre grand esprit qui joua un rle - uniquement thorique cette fois -dans l'itinraire de Simondon.

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  • Nous ne saurions dore ces quelques lments de biographie intellectuelle sans relever enfin son intrt pour les Prsocratiques, et notamment sa reprise _ de la notion d'apeiron chre Anaximandre, ainsi que pour la Dyade indfinie de Platon ou encore pour le Zarathoustra de Nietzsche en tant que figure de la spiritualit . Mais ici comme pour la reprise des schmes de pense scientifique et notamment physique, l'acception simondonienne des termes n'est jamais exactetnent leur acception originelle. Nous savons en outre, mais cette fois sans l'appui des textes publis, que Simondon avait lu avec un intrt marqu Teilhard de Chardin, chez qui l'on trouve la premire utilisation des notions de personnalisation et surtout d'individ1ltltion - concept majeur de l'uvre simondonienne - dans un contexte cosmogntique. Concernant la pense du vivant, la notion, fondamentale chez Simondon, de polarisation fut dveloppe ds 1943 par son Directeur de thse Georges Canguilhem dans son grand livre Le normal et le pathologique.

    2. Une philosophie de la nature postphnomnologique ?

    Le fil directeur de la pense de Simondon, tel qu'il a t annonc par le biais d'lments de biographie intellectuelle, cOtIunande que son ontologie gntique soit comprise, du tIlOins dans son intention, comme une philosophie de la nature post-phnomnologique plutt que pr-critique. Car c'est la rvolution copernicienne de Kant qui, la premire, a fait de la subversion de l'opposition sujet/objet, et des alternatives classiques dont cette opposition constitue le sol, une priorit. Or, les penseurs dont hrite Simondon se veulent tous, au moins sur ce point et malgr leur refus parfois virulent du kantisme , les hritiers de la rvolution copernicienne, dont ils prolongent ds lors ce que nous nommerons le sens auto-transcendant: le fd directeur du criticisme se rvle leurs yeux immanent et transcendant au criticisme lui-mme, qu'il s'agit donc de dpasser en le prolongea/lt. Tel sera par exemple,

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  • nous le verrons, le propos de Bachelard dans son paradoxal non-kantisme. Telle est aussi, mais cela est mieux connu dsormais, la revendication de la phnomnologie merleau-pontyenne, hritire de Husserl - lui-mme hritier de Kant davantage que de Descartes. Or, l'oubli dans lequel est tomb Simondon entre 1970 et 2000 n'est POS Mm rapport avec cette spcificit de sa pense de se' vouloir le carrefour et la talisation du sens auto-transcendant des diffrents cow:ants contemporains qui, chacun sa manire, hritaient eux-mmes dj du sens auto-transcendant du criticisme. En effet l'on ne pouvait comprendre en profont/t1H' - et donc dans toute sa portle - la pense de Simondon une poque o se creusait en France le foss entre deux tendances par ailleurs de plus en plus envahissantes: la tendance oublier le pass, et celle s'y "(ml/et:

    Dans le rapport qu'elle entretient avec sa propre histoire, la philosophie peut, de fait, souffrir d'hypomnsie comme dllypemmsie. Ce sont l vrai dire deux phnomnes inverses mais dont les consquences, pour diffrentes qu'elles soient, n'en dfinissent pas moins des dficiences de degrs gaux et faisant obstacle au mme et unique sens de la philosophie, qui est prcisment de }Omer Je sem. Soit que la pense s'en trouve embourbe dans de faux problmes, pour avoir perdu de vue le fil directeur d'un pass qui pourtant pouvait seul lui donner une signification. Soit qu'au contraire ce fil directeur se mue en objet fig, ayant ainsi nouveau, bien que par un autre biais, perdu cette signification par laquelle il transcende les philosophies passes qu'il habitait: le passisme est aveugle au pass comme sens, toujours au-del de lui-mme. De ces deux dmesures, l'une procde d'une hgmonie de l'esprit d'analyse et s'incarne assez bien dans ce qu'il est dsormais convenu d'appeler la philosophie analytique, dite essentiellement anglo-saxonne , laquelle coupe le plus souvent la philosophie de son histoire. L'autre excs procde d'une hgmonie de l'esprit de synthse et trouve son lieu naturel d'exercice dans ce que l'on nomme philosophie continentale, qui tend confondre le philosopher et l'histoire de la philosophie.

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  • Non d'ailleurs qu'il ne faille voir aucune synthse dans l'analyse ni aucune analyse dans la synthse. Car la philosophie analytique procde bien souyent des caricatures d'histoire de la philosophie qui sont autant de synthses. Sans doute pourrait-on mme tllontrer qu'elle tend donner son propre dbat interne et contemporain la fonne d'un champ de bataille no-scolastique o chaque philosophie s'identifie unilatralement des ples d'alternatives, sous prtexte que celles-ci seraient nouvelles, au lieu de problmatiser d'emble ces alternatives comme tant ce qu'il s'agirait de subvertir. Rciproquement la philosophie continentale disserte sans fin sur la cohrence inter-textuelle de tel ou tel de nos auteurs, se perdant ainsi dans des analyses bien souvent rhtoriques qui ont pour seule vise de sauver leur auteur de l'unilatralit. Ici encore poumons-nous sans doute faire apparatre que le dpassement d'une telle unilatralit n'est pourtant jamais assur mais constitue la vise fondam8t1talement philosophique et OII-del d'eUe-mme par laquelle une philosophie meurt dans une autre. Du moins le mrite immense de Fichte, tel que Philonenko nous le fait comprendre contre la lecture de Hegell, est-il d'avoir fond le criticisme sur l'histoire de la philosophie elle-mme conue comme dialectique, c'est--dire d'avoir pens, avant Hegel, la fois le mouvement dialectique faisant passer d'un philosopher au philosopher oppos et le progrs conduisant la subversion de leur opposition. Dnoncer l'hypomnsie tout autant que l'hypennnsie de l'histoire de la philosophie comme tant deux manires de ne plus faire sens reviendrait montrer l'quivalence entre, d'une part cette qualit du sens, qui les disqualifie, d'tre toujours au-del de lui-mme, et d'autre part la vise, sans doute constitutive de l'ide mme de la philosophie mais devenue prioritaire depuis Kant, d'une subversion des alternatives classiques.

    Que donc l'on caricature les philosophies passes pour se livrer une analyse affranchie de tout ancrage historique, ou qu'inversement l'on se perde dans l'interprtation d'une prtendue vrit anhistorique des grandes penses, chaque fois l'analyse et la synthse se mlent sans procder l'une de l'autre. Se perd alors

    1 A. Philonenko, LA libert humaine dlH1s la phimsophie de Fichte, Paris, Vrin, 1980.

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  • le fil directeur de l'histoire de la philosophie dans ce qu'il a d'essentiel mme l'homme de son tempS qu'est le philosophe: sa double dimension d'immanence et de transcendance, par laquelle le sens est auto-transcendance. Le philosophe ne peut ainsi vraiment faire sens qu)en gardant toujours l'esprit que l'analyse comme la synthse doivent porter-l'une comme l'autre sur le mouvement dont est anime toute pense qui a fait sens jusqll nom. C'est dire combien il importe de mditer "'certaines oeuvres d'histoire de la philosophie dans lesquelles leurs auteurs ont galement fait uvre de philosophe. Ainsi en fut-il par exemple, pour prendre de grands noms du pass, de Salomon Mamon dans son Essai sur 10 philosophie transamlanttJle, de Heidegger dans son Niet:(fche ou de Patocka dans l'lntrothiction 10 phnomnologie de Husserl. Ainsi en est-il aujourd'hui de Habermas dans Aprs Marx, de Ricur dans son De /'interprtation ou dans Temps et rcit, de Lecourt dans L'ordre et /es jeNX, de Rivelaygue dans ses ufOns de mtaphysique allemande, de Benoist dans Kant et les limites de la !lnlhise ou bien encore de Stiegler dans La uchniqm et le temps. Trop rares sont justement les oeuvres o l'histoire de la philosophie vient donner un sens synthtique un philosopher qui en retour donne cene-l un sens analytique, formant au final un ensemble o chacun des deux est la fois analyse et synthse et se fond inextricablement dans l'autre.

    De telles oeuvres, pourtant reconnues comme profondes et difficiles, ne sont ni les plus pratiques ni mme les mieux apprcies, juges qu'elles sont l'aune d'une prtendue sparation entre cration conceptuelle et histoire de la philosophie dont les partisans sont cependant parfois ceux-l mmes qui substituent le plus compltement celle-ci celle-l. Le tort serait donc de tenter une exgse polimiqm, au sens fort de chacun des deux termes, de la philosophie. Mais c'est pourtant l une fonne d~bun!, que pratique sans le dire Heidegger lui-mme, selon une dmarche que l'on peut bien nommer critique interne, mme si chez lui la diplomatie et la rvrence aux grandes figures commandent de faire de la dimension polmique une dimension implicite. Le motif proprement mtaphysique dont Heidegger a

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  • voulu doter un tel refus de la confrontation ne laisse en effet pas d'tre, quant lui, problmatique.

    Sans doute ne suffit-il fl!me pas de polmiquer contre les grands. Car la mme rvrence institutionnelle qui nous enferme dans une hypermnsie aveuglante l'gard du sens auto-transcendant de leurs penses nous carte par l-mme du trsor que reclent d'autres penses considres comme moins grandes. La tche nous inconlbe donc galement de comprendre certaines intuitions restes sans doute confuses mais aussi incoutes, parce que de mme qu'on oublie de garder une distance critique vis--vis des grandes penses la vnration desquelles nous ont prpars nos matres, ainsi juge-t-on trop facilement Ja lumire de ces grandes penses certaines tentatives contemporaines dont la cohrence mais aussi et surtout, et ce n'est pas un hasard, la profondeur critique restent dvoiler, quitte leur appliquer leur tour les critiques permettant leur propre accomplissement. Ainsi en va-t-il des intuitions composant la tentative de Simondon dans l'ensemble form par sa Thse principale et sa Thse complmentaire. En entamant ce travail d'exgse polmique sur l'uvre de Simondon, nous esprons pouvoir montrer que la crise de la pense dont on entend parfois parler n'est sans doute en dfinitive qu'un mythe, c'est--dire une nostalgie des origines qui reste sourde aux inventions contemporaines, parce qu'elle refuse l'imprvisible qui pourtant ne transcende que les penses passes qu'il habite et auxquelles il doit d'avoir un sens. Et mme si la dimension polmique de l'exgse se fera ici plus discrte que dans certaines des uvres prcdemment cites, du moins aurons-nous pour souci de montrer terme qu'il y a un sens auto-transcendant de la pense simondonienne eUe-mme, s'il est vrai que son ancrage bS'l,sonien, la diffrence de ses ancrages bachelardien et tnerleau-montyen, constitue plus un obstacle qu'un appui pour la ralisation de sa propre vise.

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  • 3. Les obscmitls d' individmJtion .

    Chacun connat le titre sinon le texte de la Thse complmentaire de Simondon: Du mode d'existence des objets' chniq1#J. Parue en 1958, elle eut un succs aussi retentissant qu'phmre. Sans doute parce qu'elle tentait de rhabiliter la technique et le faisait d'une manire particulirement novatrice mais, en dfinitive, trop ambitieuse et intuitive pour une poque installe dans des certitudes technophobes devenues paresseuses. La condamnation heideggerienne de la technique, qui n'tait pas encore entendue dans toute son ambigut, ajoutait la difficult pour Simondon d'tre durablement approfondi par le lecteur. Heidegger commenait en effet dj bnficier en France de r aura , sotrique s'il en est, qu'on lui COnnat{ aujourd'hui. Beaufret y tait videmment pour beaucoup, mais aussi Sartre dans L'tre et le nant et Merleau-Ponty dans Le visible et l'invisible. C'est la mmoire de ce mme Merleau-Ponty qu'est ddi le premier tome, paru en 1964 et intitul L'individu et S(J gense pfrysico-biologiqm, de la Thse principale de Simondon. Or, que l'incomprhension dont Simondon se sentit douloureusement victime ait pu persister malgr les succs - phmres - de L'imlividM et so gense pltJsico-biologiqm et surtout de DlIflJom d'existence des objets techniqms, cela ne tient pas seulement ce que la fin de la Deuxime Partie de la Thse principale, publie comme second tome sous le titre L'individuation p{Jchiqlle et collective, resta longtemps indite, mais aussi et surtout au fait que l'uvre de Simondon est il la fois problmatique pour elle-mme - l'uvre est en tension i1lteme - et exigeante pour le lecteur, ce qui au final la rend problmatique pour notre poque, laquelle en effet cette oeuvre pose problme au double sens de cette expression: elle dange parce qu'elle questionne le fond abyssal, qui la fragilise dj elle-mme de l'intrieur.

    Problmatique, cette uvre l'est d'une part en ce que la pense s'y expose le plus souvent de manire la fois synthtique et labyrinthique, revenant sur elle-mme en mlant chaque fois ce

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  • que l'ordre des chapitres devait pourtant servir traiter successivement. C'est le cas notamment pour les diffrents rgimes d'individuation _ dont l'ontogense de la Thse principale se veut la description originale: une mme page consacre l'individuation transindividuelle ou psycho-sociale peut en fait tenir un propos synthtique sur tous les rgimes -physique, vital, transindividuel- d'individuation. Par-del le souci lgitime de confronter de temps autre ces diffrents rgimes entre eux, il semble manifeste la lecture que la pense simondonienne est comme ramasse en une densit caractristique de l'intuition. Le texte est comme jet dans l'urgence de ce qui demande tre dit, au dtriment parfois de l'intelligibilit et des mdiations qu'elle requiert. Un premier travail consiste alors pour le commentateur mettre de l'ordre dans un tel foisonnement.

    D'autre part, l'uvre de Simondon est problmatique en ce qu'elle ne cite pas ses sources ni ne prend soin de distinguer les acceptions en lesquelles il faut entendre ses concepts des autres acceptions que tantt la tradition philosophique, tantt la science ont antrieurement donnes ces concepts. Les emprunts faits la science, soutenus par l'affumation rcurrente d'un paradigmatisme scientifique de sa pense, sont ici garants. Il nous faudra cet gard montrer en quoi le schme de la mtastabilit comme la notion d'nergie potentielle prennent ici un sens tel que la volont parfois affiche par Simondon de les ancrer dans leur acception scientifique ne pennet pas de les disqualifier purement et simplement, lors mme que sa comprhension de la science invoque se trouve tre contestable. La notion d'ontogense n'est pas non-plus prise dans son acception biologique, et cette fois c'est en vertu d'une contestation philosophique de l'opposition individu/ milieu dont relve prcisment encore l'opposition entre individu et espce, entre ontogense et phylogense. Enfin, le motif central mme de la pense simondonienne, fourni par la notion d'individuation, n'est pas entendu comme dsignant le processus par lequel un champ perceptif se meuble d'units distinctes, mais dfinit - selon une tradition ontologique dont les grands noms sont Duns Scot, Thomas d'Aquin ou Leibniz que

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  • Simondon combat comme restant hyllmotphisJ la manire d'Aristote -, via l'embryologie contemporaine, l'ontogense elle-mme comme devenir de l'tre dont la probllmatiqm ne soumit non poo lm divise III deNX problimatiqNcs distinctes, contrairement ce qu'affirme un hritage platonicien :

    On peut se detnander pourquoi un individu est ce qu'il est. On peut aussi se demander pourquoi un individu est diffrent de tous les .. autres et ne peut tre confondu avec eux. [ ... ] Au premier sens, l'individuation est un ensemble de caractres intrinsques; au second sens, un ensemble de caractres extrinsques, de relations. Mais comment peuvent se raccorder l'une l'autre ces deux sries de caractres? En quel sens rintrinsque et l'extrinsque fonnent-ils une unit? Les aspects extrinsques et intrinsques doivent-ils tre rellement spars et considrs comme effectivement intrinsques et extrinsques, ou bien doivent-ils tre considrs comme indiquant un mode d'existence plus profond, plus essentie~ qui s'exprime dans les deux aspects de l'individuation ? ~

    Avant de commenter brivement ce passage, posons d'abord ses conditions. La gmnde spcificit du concept simondonien d'individuation est que sa mtmire de prendre acte de ce qu'il n'y a un tre qu' la condition qu'il y ait Nn tre consiste poser une rlcipnJtili de la formule et se sipmu ainsi d'une tradition laquelle appartient encore Leibniz: pour Simondon, on ne peut plus penser l'individ1laJistJtion d#flrenciotrice sans penser d'abord la gense, et tel sera le sens /orge ds lors donn au concept d'individuation. La rciprocit est alors plus prcisment que, s'il n'y a un lre qu'en tant qu'il est l1li tre, cette unicit est elle-mme fonde sur l'tre colll1lle devenir, c'est--dire sur la gense: le devenir n'est pas ici devenir de l'tre dont on prlsNpposerml l'unicit, mais devenir comme accession l'tre dont l'unicit est une condition.

    Or, le passage cit exprime les consquences de ce questionnement nouveau. Le mode d'existence plus profond envisag pat ce passage, qui clt le Chapitre Ptemiet de L'individu et sa gemse pltJsio-biologique en un propos tout aussi synthtique que

    1 IGPB. pp. 58-59.

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  • celui de son Introduction, est ce en qute de quoi se veut Simondon, parce qu'il s'agit bien pour lui de refuser la sparation entre l'intrinsque et l'extrinsque afin de rendre intelligible l'unit ncessaire que cette sparation fait irrversiblement perdre. Il faut pouvoir comprendre comment ce qui dfinit un individu est en mme temps ce qui le distingue, pouvoir donc articuler type et particularit, et cette articulation ne pourra se faire qu'en faisant driver le type comme la particularit d'une ralit dite pr-individuelle comportant des singularits et n'quivalant pas au milieu associ l'individu. Ce sera l une autre manire de dire qu'individu et milieu ne s'opposent pas, que l'ontogense au sens restreint est en mme temps devenir de l'tre en gnral, et il apparatra mme que l'individuation n'est vritable gense anti-substantialiste de l'individu qu'en tant d'un mme geste ojJirmation anti-rductionniste de cet individu. La rsolution d'un tel paradoxe se laisse du reste dj entrevoir si l'on observe que les caractres extrinsques et intrinsques dont padait le passage cit sont en fait changeables : l'intrinsque est aussi bien ce que l'individu possde en propre et par quoi il se distingue que ce qui le dfmissait comme tant ce qu'il est , et l'extrinsque est aussi bien ce qui le dfmit comme milieu individu que ce en vertu de quoi il ne peut tre confondu. C'est en effet - et ici le passage, quoique interrogatif, prfigurait sa solution - la relation qui tout la fois distingue l'individu et l'engendre partir de ce qui n'est pas lui: les vritables proprits d'un tre sont au niveau de sa gense, et, pour cette raison mme, au niveau de sa relation avec les autres tres 1.

    Nous ne reviendrons pas ici sur cet autre problme, signal en mme temps que celui des acceptions de notions, qu'est le problme des sources philosophiques caches, dont nous avons d'entre de jeu dit l'essentiel en rappelant ce que Simondon devait notamment Bergson, Merleau-Ponty, Bachelard, Teilhard de Chardin, Ruyer et Canguilhem, lesquels ne sont cependant pas cits - sauf Bergson, mais pour tre critiqu - comme le sont de Broglie pour la physique contemporaine, Wiener pour la cyberntique ou Gesell pour l'ontogense du comportement.

    1 Ibid., p. 88.

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  • Disons simplement que le rappel qui fut fait de ces dettes ne doit pas conduire rabattre la pense de Simondon sur celles dont elle est en dette. La possibilit mme d'une exgse polmique, aussi modeste soit-elle dans sa dimension polmique, n'est pas tant lie, ici, au fait qu'un Bachelard ou un Canguilhem pourront ventuellement offrir des garde-fou pour une philosophie de la' nature inspire et donc menace de S chwarmerei, qu' cet autre fait qu'il y a un sens auto-transcendant de l'ontogense de l'individuation, sens auto-transcendant qui peut aller jusqu' justifier que l'avance cratrice de Simondon n'ait pas cru ncessaire de rappeler ses dettes. C'est un tout autre aspect problmatique de l'uvre qu'il nous faut maintenant aborder, afin de dore cette prsentation de la contemporanit paradoxale de Simondon, dont notre poque dcouvre la fois le gnie prcurseur et les tensions internes qui l'ont rendu obscllt en son temps.

    4. Us tensions i1llml8s d'une lClItJn inspire.

    La pense simondonienne est encore problmatique en effet dans l' tJrliCNlotion entre la Thse principale, consacre une ontogense-pistmologie, et la Thse complmentaire, consacre une pense de la technique. On peut certes considrer que Du mode d'existence des ol?jets techniques, qui traite de l'essence comme gense et donc de l'indivitbtation des objets techniques, ne fait ainsi que complter une pense de l'individuation que la Thse principale, comme ontogense t philosophie de la 11IIhln, avait fait porter successivement sur l'individu physique, l'individu vivant et l'individu psycho-social ou transindividuel , mais point encore sur l'individu techniqm. Mais une fois cela remarqu, ce qui fait encore problme ici, c'est d'abord la reprise, par la Thse complmentaire, du rgime transindividuel d'individuation au sein dwe pense de la technique pollrlt:mt absellle, elle, de la Thse principalet

    1 Si ce n'est dans la Note complmentaire venant aprs la Conclusion.

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  • Non d'ailleurs que L'individuation p.[Ychique et coUective soit tranger cette re-problmatisation indirecte du transindividuel dans la pense de la technique. Nou~ verrons que la Thse principale est elle-mme habite par certaines tensions, et que Du mode d'existence des oijcts techniques ne fait que traduire sa manire ces tensions dont il hrite plus qu'il ne les rsout. En cela il y a bien cohrence entre les deux Thses, mais cette cohrence se dfmit comme problmatique dans chacune des Thses, leurs tensions internes respectives se rpondant sans se rsoudre.

    Le fqyer problmatique autour duquel ces tensions prennent sens est l'affirmation selon laquelle il y a une antriorit du transindividuel par rapport l'individuel qui empche de dfinir un rapport de transcendance ou d'immanence 1. La signification de cette affirmation de l'antriorit du transindividuel par rapport l'individuel n'est pas que, dans le rgime d'individuation psycho-social ou transindividuel, le groupe prcderait l'individu, puisque le transindividuel est pour Simondon ce qui ne peut se penser que comme individuation partir d'une charge de ralit pr-individuelle porte par les individus vivants. C'est l une antriorit du transindividuel sur le groupe comme sur l'individu, antriorit que le sociologisme, qui pose le groupe avant l'individu, et le psychologisme, qui pose l'individu avant le groupe, ne permettent pas de penser. C'est pourquoi l'affirmation cite est prcde du rappel suivant: immanence ou transcendance ne peut se dire que par rapport de la ralit individue 2. Toute individuation, qu'elle soit physique, vitale ou transindividuelle, est ainsi pense par Simondoll comme dphasage d'une ralit pr-individuelle en individu et milieu associ . Mais la fonnule ici en question n'est pas par l puise, car sa signification est de dire la spcificit du rgime transindividuel d'individuation par rapport aux rgimes d'individuation physique et vital. Or c'est en ce point que la signification de l'ajout d'une pense de la technique, dveloppe dans la Thse complmentaire, l'ontogense de la Thse principale pourra se compliquer et, tout la fois, rester latente car non ralise. Sans entrer dj dans le dtail, force nous est ici d'en

    1 IPC, p. 195. 2 Ibid. (soulign par r auteur).

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  • donner le cadre problmatique, en commenant par une prcision sur l'individuation vitale.

    La spcificit de l'individuation vitale par rapport l'individuation physique est d'tre une individualisation, c'est--dire d'abord une individuation petptue1 surimposant la rsonance du simultan une rsonance du successif)2 et' faisant de l'individu vivant un thtre d'individuation et non pas seulement [un] rsultat d'individuation )3, Or, une telle spcificit du vivant, dont l'individualisation sera mme caractrise comme ddoublement p,ycho-somatique et comme transcendant la simple adaptation dont est capable la machine, rejaillit sur l'individuation transindividuelle en ce que le sujet , lui, ne s'inscrit pas proprement parler dans un nouveau rgime d'individuation unique et part entire mais se dfinit comme mstmbk form par l'individu vivant et sa ch0'l.e de ralit priindividmlk. Mais l'antriorit du transindividuel sur rindividuel ne peut pourtant pas signifier une quivalence du transindividuel avec la ralit prindividuelle, car le transindividuel reste une individuation, mais dont la complexit est telle que, contrairement au milieu associ de l'individu vivant, celui de la personnalit -comme dit Simondon - tta:nsindividuelle "est plus un milieu: le soc1al fi' est pas milieu mais compliment bd-mme individll et ayant sa personnalit de groupe, dit Simondon, laquelle est cependant coextensive la personnalit individuelle et justifie en cela le dpassement de l'alternative immanence/transcendance par une transindividualit qui en effet est la fois individualit accomplie et collectif rel irrductible l'interindividualit.

    Ds lors il faut admettre, et cela en reprenant les termes mmes de Simondon, que la notion de sujet ne dit pas le transindividuel, mais dit la voie transitoire p,ychiqlle - qui est issue du ddoublement psycho-somatique du vivant lui-mme, par o il y a bien continuit - et la dit en tant qtleUe cre un potentiel prindividuel affectif dont l'actualisation est individuation du

    1 IGPB, p. 25. 2 Ibid, p. 47. 3 Ibid.. p. 25.

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  • ( s1fjet) en personnalit) grce au ( support )f qu'est l'Do/et technique o passe, dit Simondon, la pr individualit contenue dam le ( s1fjet ). La spcificit qu'est 1' antriorit du transindividuel sur l'individuel, si elle n'est pas quivalence entre le transindividuel et le prindividuel, n'est alors pensable que comme fom1ation du transindividuel inditJiduation vritable du sujet en personnalit - sur l'objet technique comme extriorisation de la prindividualit du sujet . Si ce sujet est constitu de l'individu et de sa chafl,e de ralit prindividueUe que l'objet technique extriorise en devenant support du transindividuel, l'objet technique est constitutif du sujet comme s'individuant en collectif vritable , autre nom du transindividuel en tant qu'indissociablement psycho-social.

    Ainsi s'expliquerait que l'objet technique ne soit pas poU!' Simondon purement ob-jectivable dans une connaissance stricte, tant bien plutt la fois ce qui s'autonoffise de plus en plus dans son processus d'individuation et ce qui conditionne originairement la simple capacit du sujet transindividu objectiver perceptivement son milieu: le ( milieu) technique de la pcrsonlllJlit transindividucUe est alors l'extriorit pure, mais aussi le non-objet pour la pense, qui fonde le transindividuel comme capable d'objectiver son milieu.

    Cette capacit s'explique par le ramnagement de la perception, non-objectivante dans le vital, par l'tre artefactuel ou prothtique, comme dira Stiegler, du transindividuel, par-de1 donc toute opposition entre immanence et transcendance. Il faut en effet insister sur le fait que la capacit remarquable dont est dot le transindividuel ob-jectiver son ({ milieu comme lui faisant face s'inscrit pourtant toujours dans un processus d'individuation en verttl dt/quel la personnalit n'est pas eUe-mme sa propre origine. Simondon permet de comprendre en quoi c'est en fait paradoxalement par dmultiplication de la relation que les rgimes successifs d'individuation dfinissent une individualit de plus en plus grande, jusqu' cette capacit objectiver son milieu qui singularise la personnalit transindividuelle. De sorte que, mme si la personnalit transindividuelle objective son milieu comme lui faisant face et ne la constituant pas dans son intentionnalit

    1 MEOT, p. 247.

    34

  • constituante , comme disent les phnomnologues, elle ne le fait cependant que sur le fond d'une non-originarit en vertu de laquelle il lui faut indure en son tre une prothse pour objectiver ainsi, les artefacts tant la manire dont la vie comme finie se prolonge et se dpasse en individuation transindividuelle. Il convieru:lra de souligner en quoi la pense simondonienne du, ttansindividuel est en ce point, non plus simplement commente, mais dbarrasse de ses tensions internes et refonde par dpassement interne. C'est dire par l-mme que, si le texte de Simondon nous autorisera construire une telle solution, il ne la dgage pas lui-mme explicitement et n'affirme jamais la refondation arteftJdllelk 011 prothitiqlll du transindividue/ qui s'y trouve implique.

    Achevons donc ces quelques indications prliminaires en donnant i~i leur consquence mthodologique pour notre tude: nous nous permettrons en certains chapitres de citer largement Simondon, et cela pour deux raisons essentielles, dont la premire est qu'il n'existe pas encore de travail de fond sur l'uvre de Simondon en tant qu'ensemble form par L'individu et sa gense physico-bio/ogique, L'individHation P!Jhiqlle et coUetive et DII mode d'I!XJnce des ofiets chmfjmJ, et qu'il reste donc encore facile de &ire dire cette uvre ce qu'elle ne dit pas, ou de la rduire certaines affirmations que l'auteur, dans l'obscmiti indniable et le dsordre ou en tout cas l'urgence - la fois inspire et incertaine -de sa rdaction, a pu devoir nuancer en d'autres endroits. Parmi les philosophes ou les sociologues qui crivent sur Simondon, nombreux sont pour l'instant ceux qui s'inspirent de Deleuze ou de Foucault. Sans doute parce que Deleuze fut le premier diriger ses lecteurs vers Simondon en crivant propos de L'individu et sa gemse PltYsico-biolotique: Peu de livres, en tout cas, font autant sentir quel point un philosophe peut la fois prendre son inspiration dans l'actualit de la science, et pourtant rejoindre les grands problmes classiques en les transfonnan~ en les renouvelant. Les nouveaux concepts tablis par Simondon nous semblent d'une extrme importance; leur richesse et leur

    3S

  • originalit frappent ou influencent le lecteur 1. Nous voulons quant nous, dans le prsent livre puis dans le suivant, couvrir l'ensemble de l'uvre en approfondissant ses motifs rcurrents, et tcherons d'appuyer systmatiquement nos interprtations en citant des passages particulirement chargs de sens.

    Ainsi apparatra-t-il notamment que le combat de Simondon contre l'anti-technicisme mais aussi contre 1' anthropologie, dfmie comme pense essentialiste coupant l' homme du vivant, ne peut se ramener pour autant l'anri-humanisme que l'on pourrait tre tent de vouloir le voir servir. C'est bien plutt la priorit d'une subversion des alternatives classiques, hrite la fois de Bet;gson, Bachelard et Merleau-Ponty, et pour laquelle Simondon construit son pistmologie comme un ralisme des relarions, qui dfinit le motif fondamental de l'uvre dans son ensemble. Et c'est en vertu de cette priorit que notre exgse se fera parfois polmique. De manire trs gnrale, ces points de polmique se rassembleront, dans le prsent volet comme dans le suivant, autour des deux questions du fondement de l'ontogense et de l'articulation entre cette ontogense de la Thse principale et la pense de la technique de la Thse complmentaire.

    1 G. Deleuze, Gilbert Simondon, L~ndiJJidll et Sd gense pl!)'sico-biologiqlle", Retllle philosophique de ta France et de l'tranger, vol. CLVI, nO 1-3, p. 118.

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  • CHAPITRE PREMIER: SIMONDON ET LA QUESTION DU PHILOSOPHER

    [ ... ] la notion d'objet et la notion de sujet,' en vertu mIne de lem origine, sont des

    limites que la pense philosophique doit dpasser .

    G. Simondon

    1. Ontologie et ontogense: de Bergson Simondon.

    Le mot d'ordre philosophiquement fondamental de toute la pense simondonienne rside trs certainement dans l'ide suivante: le processus d'individua:tion ne se laisse pas ob-jectiver par la connaissance, puisque celle-ci est produite par celui-l si la connaissance de l'individuation est elle-mme individuation de la connaissance. C'est pourquoi l'Introduction de la Thse principale s'achve SUt ces lignes:

    nous ne pouvons, au sens habituel du terme, collllaftre l'individlllllion ; nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous; cette saisie est donc, en marge de la connaissance proprement dite, une analogie entre deux oprations, ce qui est un certain mode de communication. L'individuation du rel extrieur au sujet est saisie par le sujet grce l'individuation analogique de la connaissance dans le sujet; mais c'est par l'individuation de la connaissance et non par la connaissance seule que l'individuation des tres non sujets est saisie. Les tres peuvent tre connus par la connaissance du sujet mais J'individuation des tres ne peut tre saisie que par l'individuation de la connaissance du sujet 1.

    1 IGPB, p. 34 (soulign par l'auteur).

  • Connaitre l'individuation c'est individuer la connaissance, et c'est pourquoi il y a analogie entre les deux oprations que sont ici l'objet et le sujet. L'individuation est donc un domaine en lequel sujet et objet ne s'opposent plus. Domaine qui n'en est d'ailleurs pas vraiment un, s'il est vrai qu'il comprend le physique aussi bien que le vital ou biologique et le psycho-sodal ou transindividuel, comme autant de rgimes J'individuation. Mais puisqu' chacun de ces rgimes correspond une ontologie rgionale sdentifique qui fige l'individuation des tres en ces mmes tres dont elle dgage les structures gnriques, il convient d'ajouter ces ontologies rgionales, pour retrouver le mouvement d'individuation cach par les tres mmes qui en rsultent, une ontogense gnrale philosophique qui dgage l'opration gntique de ces tres. Ontogense laquelle Simondon accorde le statut de philosophie premire: Selon cette perspective, l' ontognse deviendrait le point de dpart de la pense philosophique; elle serait rellement la philosophie premire, antrieure la thorie de la connaissance et une ontologie qui suivrait la thorie de la connaissance. L'ontognse serait la thorie des phases de l'tre, antrieure la connaissance objective, qui est une relation de l'tre individu au milieu, aprs individuation 1.

    Simondon distingue donc clairement l'ontogense d'une connaissance objectivante comme celle dont procdent les ontologies rgionales scientifiques, runies ici sous l'appellation globale d' ontologie . Que ce tenne dsigne ici l'ensemble des ontologies rgionales scientifiques plutt que l'ontologie philosophique traditionnelle, cela vient de ce que l'ontogense remplace l'ontologie philosophique traditionnelle comme prcdant ce qui est pourtant nonun ontologie . On l'aura compris, ontogense , chez Simondon, dsigne aussi bien la thorie que le processus dont elle est la thorie, et ce processus d'ontogense, qui s'identifie l'individuation, est en tnme temps devenir de l'tre en gnral. Nous dirons au prochain chapitre ce qui motive chez Simondon un tel largissement de la notion d'ontogense au devenir de l'tre en gnral, puis ce qui justifie que la thorie de ce processus soit elle-mme ontogense. Dans ce chapitre initial,

    1 IPC, p. 163.

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  • nous voulons seulement preCiser une filiation qui est rendue dcelable par les lments prcdents, et dont la mise en vidence permettra terme de mieux comprendre d'o viennent la fois certaines des vertus et certaines des limites de la pense de Simondon. Cette filiation, c'est bien sr celle qui fait de notte auteur un hritier de Bergson, et pour laquelle deux motifs au' moins peuvent d'ores et dj tre relevs.

    Le premier de ces motifs est l'affirmation d'un devenir qui ne se laisse pas ob-jectiver parce qu'il est ce dont procde le sujet lui-mme. L' ontologie gnrale qui pense ce devenir est alors une ontologie gntique qui pennet de refuser, dit plusieurs reprises Simondon, une classification des tres en genres qui ne correspond pas leur gense, mais une connaissance prise aprs la gense, fondement de toute scolastique ses yeux. Ici Bergson est une source, lui qui, l'instar des phnomnologues1, tentait prioritairement de subvertir les alternatives classiques, mais en attribuant au philosopher la tche de penser le devenir qui constitue, en tant que dure, l'essence de la conscience elle-mme, et fait ainsi procder toute essence d'une autre, tout aussi relative. Dans un premier temps en effet il s'agit pour Bergson de subvertir les alternatives classiques, et notamment celle opposant mcanisme et finalisme2, en subvertissant l'opposition sujet/objet qui fait leur sol par le moyen de l'intuition du Tout conu comme devenir: La philosophie ne peut tre qu'un effort pour se fondre nouveau dans le tout. L'intelligence,

    1 Comme le rapporte Franoise Dastur dans son Husserl. Des mathmatiques el l'histoire, Husserl se sentait trs proche de la distinction bergsonienne entre temps et dure, que lui exposa Ingaroen l'occasion de son travail sur Bergson. Plusieurs affinits entre Husserl et Bergson expliquent l'intrt de Merleau-Ponty puis de Simondon pour Bergson, mme si Simondon fut, quant lui, renvoy Betgson galement par cette deuxime voie que reprsente 1' pistmologie franaise issue de Bachelard. La priorit d'une subvetsion des alternatives classiques est sans doute la vise commune dont procdent ces affinits. Dans Bergson se faisant , Merleau-Ponty crit: L'intuition de ma dure est l'apprentissage d'une manire gnrale de voir, le principe d'une sorte de "rduction" bergsonienne qui reconsidre toutes choses sub specie tbmzlioms, - et ce qu'on appel1e sujet, et ce qu'on appelle objet (in Signes, Paris, Gallimard, 1 %0, p. 232) . .2 Cf. L'volNtion trt1Irice, possilfl.

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  • se rsorbant dans son principe, revivra rebours sa propre gense 1. Le bergsoruslne de Simondon est d'autant plus net ici que ce dernier donnera raison Bergson contre Husserl en ce qui concerne le moyen de raliser la subversion des alternatives classiques : ce moyen est la rduction au devenir, et non celle l'intention[n]alit.

    Dans un second temps Bergson montre en quoi cette pense du devenir, cet volutionnisme vrai2 propre la philosophie, est ncessairement une pense du continu sous-jacent toute discontinuit apprhende par l'intelligence scientifique. Le dcoupage de la ralit en genres et espces relve d'un essentialisme qui spatialise la dure. Simondon, mme s'il complexifiera la question du discontinu - dplace vers la microphysique en vue d'une subversion de l'alternative continu/ discontinu -, reprendra cependant sa manire la thse bergsoruenne, et c'est travers elle qu'il condamnait ci-dessus la scolastique. Le rsultat le plus smprenant de cette dnonciation toute bergsonienne de la classification des tres selon leurs structures gnriques coupes de leur opration gntique, ou selon leur tre spar du devenir qui le fonde, est l'hypothse selon laquelle le vivant serait une individuation qui, comprise comme phase et non plus selile/oent comme rgime, ne se fonde pas sur une individuation physique acheve mais constitue bien plutt la perptuation d'une phase inchoative de l'individuation physique:

    Il est habituel de voir dans les processus vitaux une complexit plus grande que dans les processus non-vitaux, physico-chimiques. Pourtant, pour tre fidle, mme dans les conjectures les plus hypothtiques, l'intention qui anime cette recherche, nous supposerions que l'individuation vitale ne vient pas apris l'individuation physico-chimique, mais pendant cette individuation, avant son achvement, en la suspendant au

    1 Bergson, L'wlution cratrice, Paris, P.U.F., 1983 (155e d.), p. 193. 2 Ibid., p. 367.

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  • moment o elle n'a pas atteint son quilibre stable, et en la rendant capable de s'tendre et de se propager 1.

    Comme nous aurons l'occasion de le montrer, l'intention qui anime cette recherche est cependant moins chez Simondon une volont d'laborer une cosmogense vitaliste que l'exigence d'une, ontogense non-rductiooniste. L'volution cratrice disait ne subvertir l'alternative entre mcanisme et finalisme qu' la faveur d'une position autre qui rnovait le finalisme. Or toute rnovation est aussi, pour une part, conservation. Aussi bien Bergson avouait-il que le finalisme n'tait pas abandonn sous sa fonne vitaliste. Et lorsqu'il arrive Bergson de relativiser l'expression lan vital en ancrant le physique et le vital lui-mme dans une source commune qui n'est ru physique ru proprement vitale, ce n'est pas pour qualifier cette source de simplement prphysique et prvitale, mais pour la dire spirituelle: c'est la conscience, ou mieux la supra-conscience, qui est l'origine de la vie 2. Au contraire Simondon ne reprend la thse de l'inversion entre l'ordre des rgimes d'individuation et l'ordre des phases de toute individuation, l'individuation vitale constituant la petptuation d'une phase inchoative de l'individuation physique, que pour viter le rductionnisme qui menace toute ontogense radicale en tant que pense du suprieur partir de l'infrieur. Et c'est prcisment parce qu'il pense la gense en tennes d'individuation que Simondon subvertit vritablement l'alternative entre mcanisme et finalisme, ce demier ft-il simplement vitaliste: le prphysique et prevital est ce qui n'est pas individu, et ne saurait tI fortiori tre spirituel Mais parce que nous voulons ici traiter seulement la filiation entre Bergson et Simondon, il nous faut diffrer le dveloppement d'une telle divergence et nous consacrer maintenant au second des motifs de filiation immdiats que nous avons annoncs.

    1 IGPB, p. 150. POUf une lecture rciproquement et audacieusement simondoni.enne de Betgson, mais aussi de Ravaisson, Tarde et Nietzsche, voir P. Monrebdlo, L ~ JllltqplrJ.riIJNI, Paris, Descle de Brouwer, 2003. 2 L'wINtio11 crtotri, op. cit., p. 261.

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  • Ce second motif immdiat d'une filiation entre Bergson et Simondon est l'opposition rpte Kant travers l'afftrmation de la priorit de l'ontogense, comme philosophie premire , sur la critique. Dans un passage fondamental de L'individll0tion p!ychique et coUective, Simondon crit que la pense philosophique, avant de poser la question critique antrieurement toute ontologie, doit poser le problme de la ralit complte, antrieure l'individuation d'o sort le sujet de la pense critique et de l'ontologie 1. L encore Bergson est une source. Nous avons dj rappel que pour lui galement la philosophie ne peut tre qu'un effort pour se fondre nouveau dans le tout. Mais ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que cette fusion dans le tout tait dj chez Bergson ce qu'elle est chez Simondon: un retour sur le devenir d'o sort le sujet de la pense critique et de l'ontologie . C'est pourquoi les critiques bergsoruennes portant sur la rflexivit kantienne ne sauraient tre lues comme un abandon de toute rflexivit. Considrons par exemple cette extraordinaire premire synthse de sa pense qu'est la confrence La conscience et la vie . Le passage qui nous intresse est ici le suivant:

    D'o venons-nous ? que sommes-nous ? o allons-nous ? Voil des questions vitales, devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systmes. Mais, entre ces questions et nous, une philosophie trop systmatique interpose d'autres problmes. Avant de chercher la solution, dit-eUe, ne faut-il pas savoir comment on la cherchera? Etudiez le mcanisme de votre pense, discutez votre connaissance et critiquez votre critique : quand vous serez assurs de la valeur de l'instrument, vous verrez vous en servir. Hlas 1 ce moment ne viendra jamais. Je ne vois qu'un moyen de savoir jusqu'o l'on peut aller: c'est de se mettre en route et de marcher. Si la connaissance que nous cherchons est rellement instructive, si elle doit dilater notre pense, toute analyse pralable du mcanisme de la pense ne pourrait que nous montrer l'impossibilit d'aller aussi loin, puisque nous aurions tudi notre pense avant la dilatation qu'il s'agit d'obtenir d'eUe. Une rflexion prmature de l'esprit

    1 IPe, p. 1.37.

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  • sur lui-mme le dcouragera d'avancer, alors qu'en avanant purement et simplement il se ft rapproch du but et se fut aperu, par surcrot, que les obstacles signals taient pour la plupart des effets de mirages 1.

    A Y regarder de pres, ce n'est pas en tant qu'elle est rflexive, que la rflexivit kantienne est pour Bergson une erreur, mais seulement en tant qu'une telle analyse pralable est aussi par l-mme U1}e rflexion prmature . La vritable rflexivit peut aussi bien tre en ce sens revendique par Bergson, puisque la rflexivit kantienne est marque du sceau de l'illusion, ce qui signifie que la dn:w:che de connaissance propre Bergson garantit seule une authentique connaissance de soi-mme. Ce qui toutefois distingue une telle rflexivit radicale de ce que l'on nomme traditionnellement rflexivit , c'est la dilatation prne par Bergson et en vertu de laquelle le sujet connaissant se reconnat dans son objet: ici la rflexion ne reconduit pas le sujet lui-mme, mais son origine. Origine dont la question est pose pu Bergson avant mme la critique adresse Kant et comme ce qui motive cette critique: la premire des questions philosophiques est la question d'o venons-nous? . Origine dont toute rflexion, qu'elle soit cartsienne ou critique , n'est que le masque puisqu'elle produit le mi:rage d'un sujet hors du devenir. L'intuition seule, dont Simondon reprendra la catgorie mais en la prcisant et en lui tant ce qu'elle ~vait encore de pr-criticiste, assure au sujet une connaissance ou plutt une com-prhension de soi-mme, puce qu'elle l'ordonne au Tout dont il partage la nature profonde qu'est la dure. Ce dernier concept ne saurait certes non plus tre repris par Simondon, pour des raisons qu'il n'est pas encore temps d'exposer. Mais s'il est vrai que comprendre une pense c'est galement revenir sur ses origines, il nous fallai.t ici rattacher l'ontogense simondonienne la pense bergsonienne du deven:ir2.

    1 in L'ill4l1in piritNelle, Paris, P.U.F., 1966, p. 2 (lQ2e d.). 2 Dans Vindividuation en biologie (Bibliothque du Collge international de philosophie, GillJm SilmJndon, HIle pensle de l'individllation et de la teclmique, op. dt.), Anne Fagot-La.rgeault ne manque pas de dire d'embJe que }' ontologie du devenir de Simondon l'inscrit dans la ligne de Bergson (p. 19). C"est ce

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  • 2. Remarques sur l'apport spcifiqlle de Teilhard de Chardin.

    Contrairement Bachelard et Merleau-Pontyt, Bergson ne put faire profiter Simondon d'un enseignement vivant et d'une rencontre humaine comme Simondon les aimait2. Et c'est ici la contemporanit de Pierre Teilhard de Chardin, cit par Simondon dans des indits, qui fait le lien vivant Bergson, dont Teilhard tait si proch&. Quels sont donc exactement les rapports incontournables entre Teilhard le religieux et Simondon l'agnostique? Bien que l'exgse simondonienne ne soit encore que naissante, on peut s'tonner de ce que ces rapports n'aient t voqus par personne, tant ils sont troits -- au double sens de localiss et de forts. La perspective ontogntique bergsonienne, dont nous avons rappel brivement le caractre encore mtaphysique, prend d'abord chez Teilhard de Chardin un sens cosmogntique propre faire la transition avec le caractre anti-mtaphysique, parce que bachelardien, de l'ontogense

    point que nous venons de dvelopper et prciser. Elle insiste pour sa part ensuite sur certaines oppositions, que nous aurons galement voquer mais qui prennent place l'i,llmeur du simple cadre fourni par les motifs de fdiation id prsents. Quant la rencontre plus secrte et implicite (Ibid., p. 20) qu'eUe voque entre Simondon et Whitehead, elle intressera de prs notre examen des critiques adresses Simondon par Isabelle Stengers, qui lui prfre Whitehead. 1 Sur les lectures de Simondon en gnral, voir notre Introduction. Bergson, Bachelard et Merleau-Ponty, eux, sont les trois grands noms auxquels Simondon doit son ambition philosophique la plus profonde: la subversion des alternatives classiques. Le rapport fondamental de Simon don Bachelard sera expos en dtails dans le second volet de notre tude. 2 Simondon, qui a tant souffert de ne pouvoir communier dans une fraternit philosophique, aurait sans doute acquiesc notre conviction que la vritable profondeur philo-sophique, celle des vrais grands esprits dont parle Bachelard dans l'exergue notre Introduction, est toujours humaine autant qu'intellectuelle. Le malheur tant alors que, comme Simondon, beaucoup de ces grands esprits, du fait mme de leur originalit. ne vivent pas le partage auquel ils aspirent tant, et s'enferment progressivement dans une humeur qui n'est que la consquence de leur grande solitude - pour reprendre nouveau Bachelard - initialement subie. 3 Sut la proximit comme sur les points de divergence entre Teilhard et Bergson, cf. M. Barthlmy-Madaule, Betgson et Teilhard de Chardil1, Paris, Seuil. 1963.

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  • simondonienne1 Comme on peut le constater en lisant la synthse qu'est l'ouvrage La place dt l'homme dans la natllre, le lien avec Simondon relve certes autant de simples thmes et vocables que de vritables thses. Mais d'une part ces thmes et vocables sont tout fait ce1ll.r'tmx la fois chez Teilhard et chez Simondon, et suffisamment rares dans la tradition philosophique pour que' l'hritage soit incontestable. D'autre part les thses partages, parfois centrales elles aussi, existent l'intrieur du cadre, dj commun; de l'ontogense cosmogntique.

    Commenons donc par les thmes et vocables. La place dt l'homme dans la nat1Ire pense la Personnalisation comme tant une phase qui fait la synthse de la Socialisation et de 1' Individuation :

    ~ Au tenne de la phase "expansionnelle" de Socialisation qui vient de se clore, nous avions cru que c'tait dans un geste d'isolement, c'est--dire par voie d'Individuation, que nous allions atteindre le bout de nous-mmes. A partir de maintenant (c'est--dire depuis que l'Hominisation est entre dans sa phase de convergence), il devient manifeste que ce n'est au contraire que par un effet de synthse, c'est--dire par Personnalisation, que nous pouvons sauver ce qui se cache de vraiment sacr au fond de notre gosme 2.

    Chez Simondon la personnalisation entrera dans le cadre du rigime d'imJiviJnotion qu'est le transindividue1 en tant qu'indissociablement psycho-social. Tel est le dplacement de la !JI/thse, 1' individuation n'tant plus une phase - autre notion qui s'avreta centrale chez Simondon gaIement - mais dsignant le processus ontogntique lui-mme, et la personnalisation venant aprs l'individuation physique et l'individuation vitale - ou individualisation , donc constituant ce regune o l'individuation devient psychique et "collective d'un mme tenant. Chez Teilhard, 1a Personnalisation est bien aussi

    1 Du reste, l"tmnge orthographe simondonienne ontognse est d'abord ptsente, en 1956, dans La pha de l'homme dtms la IIf11Hre. Nous allons voir tout ce que cet ouvr.age offre ~ Simondon. 2 Paris, Albin Michel, 1956, pp. 160-161.

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  • unification de l'individuel et du collectif, mais Socialisation, Individuation et Personnalisation se succdent comme dans une dialectique spculative ou s~onte, et elles sont les trois temps du seul processus d:> Hominisation, encore trop essentialis, trop coup du vivant par ce que Simondon qualifiera de pense anthropologique . Pourtant ces diffrences ne voilent pas pour autant l'incontestable filiation thmatique et linguistique.

    Le cadre gnral de cette filiation est, nous l'avons dit, l'ontogense en tant que pense de l'tre comme devenir. Il est aussi dans le fait que Teilhard, notre connaissance, invente le thme - dsormais clbre de ce qu'il nomme la Complexit 1, pour laquelle Simondon nous semble devoir tre plac en position de matre. Du moins est-ce ce que notre tude devrait laisser apparatre, d'une part travers les sources d'inspiration thermodynamique, microphysique, cyberntique, systmique, et en dfinitive encyclopdiques de Simondon, d'autre part en vertu de la reUe complexit de sa pense de l'individuation comme processus de complexification, pour parler avec Teilhard. Ce que ce dern.ier nomme la combinaison , caractristique de la complexit dans sa diffrence d'avec 1' agrgation et la rptition )2, sera nomm composition par Simondon, et distingu de la simple transposition )P. La cristallisation sera, chez Simondon comme chez Teilhard, un paradigme central pour penser le processus ontogntique en quoi consiste cette complexit-complexification.

    Un tel cadre gnral ontogntique commun nous introduit alors aux thses partages. Dans La place de l'homme dans la nature,

    1 Ibid., p. 21. Sur les penses scientifiques actuelles de la complexit, cf. Rda Benkirane, La complexit, z;ertiges et promesses, Le Pommier, 2002. On y trouve bien sr Ilya Prigogine pour ses structures dissipatives , mais aussi Laurent Nottale pour sa Thorie physique de la Relativit d'&helle. Le thme philosoPhique -teilha,dien - de la complexit a t, on le sait, rcupr et promu au rang de mot d'ordre pa, Edgar Morin dans sa somme intitule L mthode. Signalons enrtO que Henri Atlan, auquel fut consacr le colloque de Cerisy intitul Les thories de h complexit. AHtour de l'uvre d'Henri Atlan (F. FogeIman-Souli d., Paris, Seu~ 1991), dveloppe des thses dont nous rappellerons en quoi elles participent ractualiser la pense simondonienne du vivant. 2 Ibid., pp_ 21-22. 3 IPe, p. 217.

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  • Teilhard dit vouloir subvertir ropposition du matrialisme et du spiritualisme >)1, et cette intention, mme si on la juge non-ralise, n'est pas seulement simondonienne en tant qu'elle vise subvertir une opposition. Elle est aussi sans doute ce qui a conduit Simondon nommer matrialisme et spiritualisme ce qui, manifestement, concernait bien plutt dans son propos, auquel' nous viendrons bientt, le mcanisme et le vitalisme. La cotpusculisation)1. en quoi consiste, chez Teilhard, la complextfication est alors ce qui doit expliquer terme ce que Simondon, lui, nommera le caractre quantique de la conscience >~.

    Arrtons-nous sur cette expression dlicate. La Conclusion de la Thse principale de Simondon dclare supposer que l'individuation s'opre de manire quantique, par sauts brusques, chaque palier d'individuation pouvant nouveau tre par rapport au suivant comme un tat prindividuel de l'tre 4. Or le caractre quantique de 10 conscience, suppos lui aussi par le Chapitre II de la Premire Partie de L'individtmtion p!ychique et collective, ne se rduit pas au caractre quantique de l'individuation en gnral: il prend bien plutt sens comme pmtiC1llritl de l'individuation psychique5 dont il est question dans cette Premire Partie de l'ouvrage. Comme d'autre part le psychique se rvlera voie transitoire vers une individuation transindividuelle explicitement place au-del de l'alternative entre immanence et transcendance, et de ce fait difficilement conceptualisable, il est possible de voir dans le caractre quantique de la conscience une reprise et un approfondissement de la cotpusculisation teilhardienne, sous la forme tout au moins de l'intuition suivante: la personnalit transindividueUe serait un psychisme dont le niveau ce/bdoin parvient quasiment modifier le niveau qUIJntique, tandis que le psychisme de l'organisme vivant comme voie transitoire resterait entirement rattach un niveau cellulaire

    1 La pla de l'homme dt.ms /0 1IIJtNTe, op. dt., p. 42. 2 Ibid., p. 23. 3 IPC,p. 97 . .. Ibid, p. 229. 5 Ibid., p. 71.

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  • capable seulement de modifier le niveau molculaire. L'individu pqysique, lui, serait constitu aux chelles suprieures par les chelles infrieures, mais sat)s aucune rciproque. La thmatique simondoruenne des ordres de grandeurs , laquelle nous viendrons, incite elle aussi prter Simondon cette intuition.

    Quelle est alors la principale diffrence, s'il faut n'en donner qu'une parmi tant d'autres, entre la cosmogense teilhardienne et l'ontogense simondonienne? Chez Teilhard l'accent est mis sur un processus finalis et rsidtleUement allthropocentrique: l'Honune occupe une position-d, une position d'axe principal, une position polaire dans le monde. Si bien qu'il nous suffirait de comprendre l'Homme pour avoir compris l'Univers, - comme aussi rUnivers resterait incompris si nous n'arrivions y intgrer de faon cohrente l'Homme tout entier, sans dformation, - tout l'Homme, je dis bien, non seulement avec ses membres, mais avec sa pense1. Chez Simondon, cette intgration de la pense humaine dans l'Univers se traduit bien plutt en une ncessaire relativit de toute connaissance de l'individuation comme individuation de la connaissance.

    3. Du transcendantal comme domaine au transcclIdantal COIJJme problme: Simondon et Mer/eau-PonlY.

    Nous pouvons dsormais comprendre l'antriorit de l'ontogense sur la critique et l'ontologie: lorsque Simo:ndon crit que l'existence de l'tre individu comme sujet est antrieure la connaissance 2 , c'est pour signifier que penser la connaissance, c'est d'abord penser l'individuatio:n du sujet connaissant, et que la thorie de la connaissance est une subdivision de l'ontogense gnrale. Les conditions de possibilit de la connaissance ne sont pas ce qui, dans le sujet, chapperait au processus d'individuation.

    t La place de l'homme dflfls la !Ja/llre, op. dt., p. 14. 2 IPe, p. 163.

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  • TI n' y a pas un tI priori qui ferait du sujet une structure indpendante de l'opration d'individuation:

    si la connaissance retrouve les lignes qui permettent d'interprter le monde selon les lois stables, ce n'est pas parce qu'il existe dans le sujet des formes a priori de la sensibilit dont la cohrence avec, les donnes brutes venant du monde par la sensation serait inexplicable; c'est parce que rtre comme sujet et l'tre comme obiet proviennent de la mme ralit primitive, et que la pense qui maintenant parat instituer une inexplicable relation entre l'objet et le sujet prolonge en fait seulement cette individuation initiale; les collditiolls de possibilit de la connaissance sont en fait les CfDIses d'exisfe1lce de l'tre individu 1.

    Ce passage est en fait d'une densit remarquable. En ce qui concerne tout d'abord la dnonciation du prsuppos kantien, compris comme rquisit encombrant, de l'adquation des formes tI priori de la sensibilit au divers sensible de la sensation, Simondon la doit plus ila Phnomnolot,ie de 10 perception de Merleau-Ponty qu' Bergson, dont l'opposition Kant tait moins pistmologique que mthodologique, travers la dnonciation du caractre prmatur et illusoirement rflexif du retour critique sur les conditions de possibilit et les limites de la connaissance, ou ontologique, travers l'affirmation de l'htrognit et de la ralit de la dure , opposes l'homognit et l'idalit du temps kantien. Dans La conscience et la vie l'opposition i Kant tait en effet, nous venons de le voir, mthodologique. La finalit de la dmarche, c'est--dire la comprhension rflexive de soi-mme, n'tait pas remise en question, mais la rflexivit y tait redfinie dans ses IIIOdalits, contre l'illusion d'un moi transcendantal hors du devenir. L'uvre de Bergson prise dans son ensemble est par ailleurs traverse par une opposition ontologique Kant, dans la mesure o ce dernier est l'une des grandes figures de cet oubli de la dure contre lequel pense Bergson. C'est Philonenko qui a le mieux mis en valeur~ non seulement l'importance dans l'uvre bergsonienne~ mais aussi la

    1 Ibid., p. 127 (soulign par l'auteur).

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  • profondeur pour ainsi dire cache de l'opposition ontologique de Bergson Kant, et c'est lui que nous laisserons le som de la rsumer:

    les grands exposs bergsoniens sont incomprhensibles si l'on ne pntre pas l'opposition de Bergson et de Kant qui autorise classer l'auteur de L'volution cratrice comme un des plus grands postkantiens. [ ... ] La dure serait l"'htrognit pure"et l'espace l"'homognit pure". La confusion kantienne de l'homogne et de l'htrogne au sein d'une mme thorie dans l'Esthtique transcendantale, confusion accepte par le sens commun d'aprs les postulats de l'intelligence dans la logique de l'action, devient de plus en plus manifeste, et Bergson peut affirmer: "ds l'instant o l'on attribue la moindre homognit la dure, on introduit subrepticement l'espace" et, ce faisant, rendant l'imprcis prcis on manque de prcision. C'est sur cette confusion que se fonde la critique de la mtaphysique kantienne, prtendant que nous ne pouvons pas saisir l'Absolu dans la chose en soi, et c'est sur la dnonciation de cette confusion que Bergson s'appuiera en rdigeant l'Introdllction la mtapbysiqlle 1.

    Le reproche adress Kant par Simondon propos de l'adquation des formes a priori de la sensibilit au divers sensible a posteriori procde bien plutt de la transformation du domaille transcendantal en problme transcendantal