l' homme machine, julien jean offray de la mettrie

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Les Classiques La Mettrie L’Homme- machine NUMI Log

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Les Classiques

La Mettrie

LHommemachine

NUMI Log

Julien Offray de La Mettrie

LHomme-machine

Numilog 2001 pour la prsente dition www.numilog.com

PRESENTATION Mdecin philosophe du sicle des Lumires, La Mettrie (1709-1751) livre dans son ouvrage lHomme-machine de 1748 une des penses fondatrices des temps modernes. Dj condamn par lEglise avec son ouvrage lHistoire naturelle de lme (ouvrage brl publiquement en 1746), La Mettrie propose ici son trait le plus connu. Il y reprend la thorie de lanimal-machine de Descartes en lappliquant au corps humain. La pense apparat comme une proprit indissociable de la matire vivante. Cette analogie est le fondement de la comparaison entre lhomme et la machine, elle marque la rupture avec le dualisme matire-esprit de Descartes. Pour La Mettrie, le fonctionnement du corps humain ne repose que sur un principe : la facult de sentir. Nul besoin de recourir une providence pour expliquer lhomme, la matire est doue dune volont propre.3

Cette thorie a connu un fort retentissement et elle reflte bien la morale de La Mettrie : la nature nous a tous crs uniquement pour tre heureux .

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AVERTISSEMENT DE L'IMPRIMEUR On sera peut-tre surpris que j'aie os mettre mon nom un livre aussi hardi que celui-ci. Je ne l'aurais certainement pas fait, si je n'avais cru la religion l'abri de toutes les tentatives qu'on fait pour la renverser ; et si j'eusse pu me persuader qu'un autre imprimeur n'et pas fait trs volontiers ce que j'aurais refus par principe de conscience. Je sais que la prudence veut qu'on ne donne pas occasion aux esprits faibles d'tre sduits. Mais en les supposant tels, j'ai vu la premire lecture qu'il n'y avait rien craindre pour eux. Pourquoi tre si attentif, et si alerte supprimer les arguments contraires aux ides de la Divinit et de la religion ? Cela ne peut-il pas faire croire au peuple qu'on le leurre ? et ds qu'il commence douter, adieu la conviction et par consquent la religion ! Quel moyen, quelle esprance, de confondre jamais les irrligionnaires, si5

on semble les redouter ? Comment les ramener, si en leur dfendant de se servir de leur raison, on se contente de dclamer contre leurs murs, tout hasard, sans s'informer si elles mritent la mme censure que leur faon de penser. Une telle conduite donne gain de cause aux incrdules ; ils se moquent d'une religion, que notre ignorance voudrait ne pouvoir tre concilie avec la philosophie : ils chantent victoire dans leurs retranchements, que notre manire de combattre leur fait croire invincibles. Si la religion n'est pas victorieuse, c'est la faute des mauvais auteurs qui la dfendent. Que les bons prennent la plume, qu'ils se montrent bien arms, et la thologie l'emportera de haute lutte sur une aussi faible rivale. Je compare les athes ces gants qui voulurent escalader les cieux : ils auront toujours le mme sort. Voil ce que j'ai cru devoir mettre la tte de cette petite brochure, pour prvenir toute inquitude. Il ne me convient pas de rfuter ce que j'imprime, ni6

mme de dire mon sentiment sur les raisonnements qu'on trouvera dans cet crit. Les connaisseurs verront aisment que ce ne sont que des difficults qui se prsentent toutes les fois qu'on veut expliquer l'union de l'me avec le Corps. Si les consquences que l'auteur en tire sont dangereuses, qu'on se souvienne qu'elles n'ont qu'une hypothse pour fondement. En faut-il davantage pour les dtruire ? Mais s'il m'est permis de supposer ce que je ne crois pas, quand mme ces consquences seraient difficiles renverser, on n'en aurait qu'une plus belle occasion de briller. A vaincre sans pril, on triomphe sans gloire. L'auteur, que je ne connais point, m'a envoy son ouvrage de Berlin, en me priant seulement d'en envoyer six exemplaires l'adresse de M. le marquis d'Argens. Assurment on ne peut mieux s'y prendre pour garder l'incognito, car je suis persuad que cette adresse mme n'est qu'un persiflage.

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MONSIEUR HALLER PROFESSEUR EN MDECINE GOETTINGUE Ce n'est point ici une ddicace ; vous tes fort audessus de tous les loges que je pourrais vous donner ; et je ne connais rien de si inutile, ni de si fade, si ce n'est un Discours acadmique. Ce n'est point une exposition de la nouvelle mthode que j'ai suivie pour relever un sujet us et rebattu. Vous lui trouverez du moins ce mrite ; et vous jugerez au reste si votre disciple et votre ami a bien rempli sa carrire. C'est le plaisir que j'ai eu composer cet ouvrage, dont je veux parler ; c'est moi-mme, et non mon livre que je vous adresse, pour m'clairer sur la nature de cette sublime volupt de l'tude. Tel est le sujet de ce Discours. Je ne serais pas le premier crivain, qui, n'ayant rien dire, pour rparer la strilit de son imagination, aurait pris un texte, o il n'y en eut jamais. Dites-moi donc, double enfant8

d'Apollon, Suisse illustre, Fracastor moderne, vous qui savez tout la fois connatre, mesurer la Nature, qui plus est la sentir, qui plus est encore l'exprimer ; savant mdecin, encore plus grand pote, dites-moi par quels charmes l'tude peut changer les heures en moments ; quelle est la nature de ces plaisirs de l'esprit, si diffrents des plaisirs vulgaires... Mais la lecture de vos charmantes posies m'en a trop pntr moi-mme pour que je n'essaie pas de dire ce qu'elles m'ont inspir. L'homme, considr dans ce point de vue, n'a rien d'tranger mon sujet. La volupt des sens, quelque aimable et chrie qu'elle soit, quelques loges que lui ait donns la plume apparemment aussi reconnaissante que dlicate d'un jeune mdecin franais, n'a qu'une seule jouissance qui est son tombeau. Si le plaisir parfait ne la tue point sans retour, il lui faut un certain temps pour ressusciter. Que les ressources des plaisirs de l'esprit sont diffrentes ! Plus on s'approche de la Vrit, plus on la trouve charmante. Non seulement9

sa jouissance augmente les dsirs, mais on jouit ici, ds qu'on cherche jouir. On jouit longtemps, et cependant plus vite que l'clair ne parcourt. Faut-il s'tonner si la volupt de l'esprit est aussi suprieure celle des sens, que l'esprit est au-dessus du corps ? L'esprit n'est-il pas le premier des sens, et comme le rendez-vous de toutes les sensations ? N'y aboutissent-elles pas toutes, comme autant de rayons, un centre qui les produit ? Ne cherchons donc plus par quels invincibles charmes, un cur que l'amour de la Vrit enflamme, se trouve tout coup transport, pour ainsi dire, dans un monde plus beau, o il gote des plaisirs dignes des dieux. De toutes les attractions de la Nature, la plus forte, du moins pour moi, comme pour vous, cher Haller, est celle de la philosophie. Quelle gloire plus belle, que d'tre conduit son temple par la raison et la sagesse ! Quelle conqute plus flatteuse que de se soumettre tous les esprits !

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Passons en revue tous les objets de ces plaisirs inconnus aux mes vulgaires. De quelle beaut, de quelle tendue ne sont-ils pas ? Le temps, l'espace, l'infini, la terre, la mer, le firmament, tous les lments, toutes les sciences, tous les arts, tout entre dans ce genre de volupt. Trop resserre dans les bornes du monde, elle en imagine un million. La nature entire est son aliment, et l'imagination son triomphe. Entrons dans quelque dtail. Tantt c'est la posie ou la peinture, tantt c'est la musique ou l'architecture, le chant, la danse, etc., qui font goter aux connaisseurs des plaisirs ravissants. Voyez la Delbar (femme de Piron) dans une loge d'opra ; ple et rouge tour tour, elle a la mesure avec Rebel, s'attendrit avec Iphignie, entre en fureur avec Roland, etc. Toutes les impressions de l'orchestre passent sur son visage, comme sur une toile. Ses yeux s'adoucissent, se pment, rient, ou s'arment d'un courage guerrier. On la prend pour une folle. Elle ne l'est point, moins qu'il n'y ait de la11

folie sentir le plaisir. Elle n'est que pntre de mille beauts qui m'chappent. Voltaire ne peut refuser des pleurs sa Mrope ; c'est qu'il sent le prix et de l'ouvrage et de l'actrice. Vous avez lu ses crits, et malheureusement pour lui, il n'est point en tat de lire les vtres. Dans les mains, dans la mmoire de qui ne sont-ils pas ? Et quel cur assez dur pour ne point en tre attendri ! Comment tous ses gots ne se communiqueraient-ils pas ? Il en parle avec transport. Qu'un grand peintre, je l'ai vu avec plaisir en lisant ces jours passs la prface de Richardson, parle de la peinture, quels loges ne lui donne-t-il pas ? Il adore son art, il le met au-dessus de tout, il doute presque qu'on puisse tre heureux sans tre peintre. Tant il est enchant de sa profession ! Qui n'a pas senti les mmes transports que Scaliger. ou le pre Malebranche, en lisant quelques belles tirades des potes tragiques, grecs, anglais, franais, ou certains ouvrages philosophiques ? Jamais Mme12

Dacier n'et compt sur ce que son mari lui promettait, et elle trouva cent fois plus. Si l'on prouve une sorte d'enthousiasme traduire et dvelopper les penses d'autrui, qu'est-ce donc si l'on pense soi-mme ? Qu'est-ce que cette gnration, cet enfantement d'ides que produit le got de la Nature et la recherche du vrai ? Comment peindre cet acte de la volont ou de la mmoire, par lequel l'me se reproduit en quelque sorte, enjoignant une ide une autre trace semblable, pour que de leur ressemblance et comme de leur union, il en naisse une troisime ; car admirez les productions de la nature. Telle est son uniformit, qu'elles se font presque toutes de la mme manire. Les plaisirs des sens mal rgls perdent toute leur vivacit et ne sont plus des plaisirs. Ceux de l'esprit leur ressemblent un certain point. Il faut les suspendre pour les aiguiser. Enfin l'tude a ses extases, comme l'amour. S'il m'est permis de le dire, c'est une catalepsie ou immobilit de l'esprit si13

dlicieusement enivr de l'objet qui le fixe et l'enchante, qu'il semble dtach par abstraction de son propre corps et de tout ce qui l'environne, pour tre tout entier ce qu'il poursuit. Il ne sent rien, force de sentir. Tel est le plaisir qu'on gote, et en cherchant et en trouvant la vrit. Jugez de la puissance de ses charmes par l'extase d'Archimde ; vous savez qu'elle lui cota la vie. Que les autres hommes se jettent dans la foule, pour ne pas se connatre ou plutt se har, le sage fuit le grand monde et cherche la solitude. Pourquoi ne se plat-il qu'avec lui-mme, ou avec ses semblables ? C'est que son me est un miroir fidle, dans lequel son juste amour-propre trouve son compte se regarder. Qui est vertueux, n'a rien craindre de sa propre connaissance, si ce n'est l'agrable danger de s'aimer. Comme aux yeux d'un homme qui regarderait la terre du haut des cieux, toute la grandeur des autres hommes s'vanouirait, les plus superbes palais se14

changeraient en cabanes, et les plus nombreuses annes ressembleraient une troupe de fourmis, combattant pour un grain avec la plus ridicule furie ainsi paraissent les choses un sage tel que vous. Il rit des vaines agitations des hommes, quand leur multitude embarrasse la terre et se pousse pour rien, dont il est juste qu'aucun d'eux ne soit content. Que Pope dbute d'une manire sublime dans son Essai sur l'Homme ! Que les grands et les rois sont petits devant lui. 0 vous, moins mon matre que mon ami, qui aviez reu de la nature la mme force de gnie que lui, dont vous avez abus, ingrat, qui ne mritiez pas d'exceller dans les sciences ; vous m'avez appris rire, comme ce grand pote, ou plutt a. gmir des jouets et des bagatelles, qui occupent srieusement les monarques. C'est vous que je dois mon bonheur. Non, la conqute du monde entier ne vaut pas le plaisir qu'un philosophe gote dans son cabinet, entour d'amis muets, qui lui disent cependant tout ce qu'il dsire d'entendre. Que Dieu ne15

m'te point le ncessaire et la sant, c'est tout ce que je lui demande. Avec la sant, mon cur sans dgot aimera la vie. Avec le ncessaire, mon esprit content cultivera toujours la sagesse. Oui, l'tude est un plaisir de tous les ges, de tous les lieux, de toutes les saisons et de tous les moments. A qui Cicron n'a-t-il pas donn envie d'en faire l'heureuse exprience ? Amusement dans la jeunesse, dont il tempre les passions fougueuses ; pour le bien goter, j'ai quelquefois t forc de me livrer l'amour. L'amour ne fait point de peur un sage : il sait tout allier et tout faire valoir l'un par l'autre. Les nuages qui offusquent son entendement, ne le rendent point paresseux ; ils ne lui indiquent que le remde qui doit les dissiper. Il est vrai que le soleil n'carte pas plus vite ceux de l'atmosphre. Dans la vieillesse, ge glac, o on n'est plus propre, ni donner ni recevoir d'autres plaisirs, quelle plus grande ressource que la lecture et la mditation ! Quel plaisir de voir tous les jours sous16

ses yeux et par ses mains crotre et se former un ouvrage qui charmera les sicles venir, et mme ses contemporains ! Je voudrais, me disait un jour un homme dont la vanit commenait sentir le plaisir d'tre auteur, passer ma vie aller de chez moi chez l'imprimeur. Avait-il tort ? Et lorsqu'on est applaudi, quelle mre tendre fut jamais plus charme d'avoir fait un enfant aimable ? Pourquoi tant vanter les plaisirs de l'tude ? Qui ignore que c'est un bien qui n'apporte point le dgot ou les inquitudes des autres biens ? Un trsor inpuisable, le plus sr contrepoison du cruel ennui, qui se promne et voyage avec nous, et en un mot nous suit partout ? Heureux qui a bris la chane de tous ses prjugs ! celui-l seul gotera ce plaisir dans toute sa puret. Celui-l seul jouira de cette doue tranquillit d'esprit, de ce parfait contentement d'une me forte et sans ambition, qui est le pre du bonheur, s'il n'est le bonheur mme.

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Arrtons-nous un moment jeter des fleurs sur les pas de ces grands hommes que Minerve a, comme vous, couronns d'un lierre immortel. Ici c'est Flore qui vous invite avec Linnus, monter par de nouveaux sentiers sur le sommet glac des Alpes pour y admirer sous une autre montagne de neige un jardin plant par les mains de la Nature : jardin qui fut jadis tout l'hritage du clbre professeur sudois. De l vous descendez dans ces prairies, dont les fleurs l'attendent pour se ranger dans un ordre qu'elles semblaient avoir jusqu'alors ddaign. L je vois Maupertuis, l'honneur de la nation franaise, dont une autre a mrit de jouir. Il sort de la table d'un ami qui est le plus grand des rois. O vat-il ? Dans le Conseil de la Nature, o l'attend Newton. Que dirai-je du chimiste, du gomtre, du physicien, du mcanicien, de l'anatomiste, etc. ? Celui-ci a presque autant de plaisir examiner l'homme mort qu'on en a eu lui donner la vie.18

Mais tout cde au grand art de gurir- Le mdecin est le seul philosophe qui mrite de sa patrie, on l'a dit avant moi ; il parat comme les frres d'Hlne dans les temptes de la vie. Quelle magie, quel enchantement ! Sa seule vue calme le sang, rend la paix une me agite et fait renatre la douce esprance au cur des malheureux mortels. Il annonce la vie et la mort, comme un astronome prdit une clipse. Chacun a son flambeau qui l'clair. Mais si l'esprit a eu du plaisir trouver les rgles qui le guident, quel triomphe vous en faites tous les jours l'heureuse exprience , quel triomphe, quand l'vnement en a justifi la hardiesse ! La premire utilit des sciences est donc de les cultiver ; c'est dj un bien rel et solide. Heureux qui a du got pour l'tude ! plus heureux qui russit dlivrer par elle son esprit de ses illusions et son cur de sa vanit ; but dsirable, o vous avez t conduit dans un ge encore tendre par les mains de la sagesse, tandis que tant de pdants, aprs un demi19

sicle de veilles et de travaux, plus courbs sous le faix des prjugs que sous celui du temps, semblent avoir tout appris except penser. Science rare la vrit, surtout dans les savants, et qui cependant devrait tre du moins le fruit de tous les autres. C'est cette seule science que je me suis appliqu ds l'enfance. Jugez, Monsieur, si j'ai russi, et que cet hommage de mon amiti soit ternellement chri de la vtre.

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Est-ce l ce Rayon de l'Essence Suprme ? Que l'on nous peint si lumineux ? Est-ce l cet Esprit survivant nous-mme ? Il nat avec nos sens, crot, s'affaiblit comme eux : Hlas ! il prira de mme.VOLTAIRE

II ne suffit pas un sage d'tudier la Nature et la Vrit, il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des prjugs, il ne leur est pas plus possible d'atteindre la Vrit qu'aux grenouilles de voler. Je rduis deux les systmes des philosophes sur l'me de l'homme. Le premier, et le plus ancien, est le systme du matrialisme ; le second est celui du spiritualisme. Les mtaphysiciens, qui ont insinu que la matire pourrait bien avoir la facult de penser, n'ont pas21

dshonor leur raison. Pourquoi ? C'est qu'ils ont un avantage (car ici c'en est un) de s'tre mal exprims. En effet, demander si la matire peut penser, sans la considrer autrement qu'en elle-mme, c'est demander si la matire peut marquer les heures. On voit d'avance que nous viterons cet cueil, o M. Locke a eu le malheur d'chouer. Les leibniziens, avec leurs Monades, ont lev une. hypothse inintelligible. Ils ont plutt spiritualis la matire que matrialis l'me. Comment peut-on dfinir un tre, dont la nature nous est absolument inconnue ? Descartes et tous les cartsiens, parmi lesquels il y a longtemps qu'on a compt les malebranchistes, ont fait la mme faute. Ils ont admis deux substances distinctes dans l'homme, comme s'ils les avaient vues et bien comptes. Les plus sages ont dit que l'me ne pouvait se connatre que par les seules lumires de la foi : cependant en qualit d'tres raisonnables, ils ont cru22

pouvoir se rserver le droit d'examiner ce que l'criture a voulu dire par le mot esprit, dont elle se sert en parlant de l'me humaine ; et dans leurs recherches, s'ils ne sont pas d'accord sur ce point avec les thologiens, ceux-ci le sont-ils davantage entre eux sur tous les autres ? Voici en peu de mots le rsultat de toutes leurs rflexions. S'il y a un Dieu, il est auteur de la Nature, comme de la rvlation ; il nous a donn l'une pour expliquer l'autre, et la raison pour les accorder ensemble. Se dfier des connaissances qu'on peut puiser dans les corps anims, c'est regarder la Nature et la rvlation comme deux contraires qui se dtruisent et, par consquent, c'est oser soutenir cette absurdit : que Dieu se contredit dans ses divers ouvrages et nous trompe. S'il y a une rvlation, elle ne peut donc dmentir la Nature. Par la Nature seule, on peut dcouvrir le sens des paroles de l'vangile, dont l'exprience seule est23

la

vritable

interprte !

En

effet,

les

autres

commentateurs jusqu'ici n'ont fait qu'embrouiller la vrit. Nous allons en juger par l'auteur du Spectacle de la Nature. II est tonnant, dit-il (au sujet de M. Locke), qu'un homme qui dgrade notre me jusqu' la croire une me de boue, ose tablir la raison pour juge et souveraine arbitre des mystres de la foi ; car, ajoute-t-il, quelle ide tonnante aurait-on du christianisme, si l'on voulait suivre la raison ? Outre que ces rflexions n'claircissent rien par rapport la foi, elles forment de si frivoles objections contre la mthode de ceux qui croient pouvoir interprter les livres saints, que j'ai presque honte de perdre le temps les rfuter. 1. L'excellence de la raison ne dpend pas d'un grand mot vide de sens (l'immatrialit), mais de sa force, de. son tendue, ou de sa clairvoyance. Ainsi une me de boue, qui dcouvrirait, comme d'un coup d'il, les rapports et les suites d'une infinit d'ides, difficiles saisir, serait videmment prfrable une24

me sotte et stupide, qui serait faite des lments les plus prcieux. Ce n'est pas tre philosophe que de rougir avec Pline de la misre de notre origine. Ce qui parat vil, est ici la chose la plus prcieuse, et pour laquelle la Nature semble avoir mis le plus d'art et le plus d'appareil. Mais comme l'homme, quand mme il viendrait d'une source encore plus vile en apparence, n'en serait pas moins le plus parfait de tous les tres, quelle que soit l'origine de son me, si elle est pure, noble, sublime, c'est une belle me, qui rend respectable quiconque en est dou. La seconde manire de raisonner de M. Pluche me parat vicieuse, mme dans son systme, qui tient un peu du fanatisme ; car si nous avons une ide de la foi, qui soit contraire aux principes les plus clairs, aux vrits les plus incontestables, il faut croire, pour l'honneur de la rvlation et de son auteur, que cette ide est fausse et que nous ne connaissons point encore le sens des paroles de l'vangile.

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De deux choses l'une : ou tout est illusion, tant la Nature mme que la rvlation, ou l'exprience seule peut rendre raison de la foi. Mais quel plus grand ridicule que celui de notre auteur ? Je m'imagine entendre un pripatticien qui dirait : II ne faut pas croire l'exprience de Torricelli, car si nous la croyions, si nous allions bannir l'horreur du vide, quelle tonnante philosophie aurions-nous ? J'ai fait voir combien le raisonnement de M. Pluche est vicieux, afin de prouver premirement que s'il y a une rvlation, elle n'est point suffisamment dmontre par la seule autorit de l'glise et sans aucun examen de la raison, comme le prtendent tous ceux qui la craignent ; secondement, pour mettre l'abri de toute attaque la mthode de ceux qui voudraient suivre la voie que je leur ouvre d'interprter les choses surnaturelles, incomprhensibles en foi, par les lumires que chacun a reues de la Nature.

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L'exprience et l'observation doivent donc seules nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des mdecins qui ont t philosophes, et non dans les philosophes qui n'ont pas t mdecins. Ceux-ci ont parcouru, ont clair le labyrinthe de l'homme ; ils nous ont seuls dvoil ces ressorts cachs sous des enveloppes qui drobent nos yeux tant de merveilles. Eux seuls, contemplant tranquillement notre me, l'ont mille fois surprise, et dans sa misre et dans sa grandeur, sans plus la mpriser dans l'un de ses tats, que l'admirer dans l'autre. Encore une fois, voil les seuls physiciens qui aient droit de parler ici. Que nous diraient les autres, et surtout les thologiens ? N'est-il pas ridicule de les entendre dcider sans pudeur sur un sujet qu'ils n'ont point t porte de connatre, dont ils ont t au contraire entirement dtourns par des tudes obscures, qui les ont conduits mille prjugs et, pour tout dire en un mot,

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au fanatisme qui ajoute encore leur ignorance dans le mcanisme des corps. Mais, quoique nous ayons choisi les meilleurs guides, nous trouverons encore beaucoup d'pines et d'obstacles dans cette carrire. L'homme est une machine si compose, qu'il est impossible de s'en faire d'abord une ide claire, et consquemment de la dfinir. C'est pourquoi toutes les recherches que les plus grands philosophes ont faites a priori, c'est--dire en voulant se servir en quelque sorte des ailes de l'esprit, ont t vaines. Ainsi ce n'est qu'a posteriori, ou en cherchant dmler l'me comme au travers des organes du corps, qu'on peut, je ne dis pas dcouvrir avec vidence la nature mme de l'homme, mais atteindre le plus grand degr de probabilit possible sur ce sujet. Prenons donc le bton de l'exprience, et laissons l'histoire de toutes les vaines opinions des philosophes. tre aveugle et croire pouvoir se passer28

de ce bton, c'est le comble de l'aveuglement. Qu'un moderne a bien raison de dire qu'il n'y a que la vanit seule, qui ne tire pas des causes secondes le mme parti que des premires ! On peut et on doit mme admirer tous ces beaux gnies dans leurs travaux les plus inutiles, les Descartes, les Malebranche, les Leibniz, les Wolf, etc., mais quel fruit, je vous prie, a-t-on retir de leurs profondes mditations et de tous leurs ouvrages ? Commenons donc et voyons, non ce qu'on a pens, mais ce qu'il faut penser pour le repos de la vie. Autant de tempraments, autant d'esprits, de caractres et de murs diffrentes. Galien mme a connu cette vrit, que Descartes, et non Hippocrate, comme le dit l'auteur de l'Histoire de l'me, a pousse loin, jusqu' dire que la mdecine seule pouvait changer les esprits et les murs avec le corps. Il est vrai que la mlancolie, la bile, le flegme, le sang, etc., suivant la nature, l'abondance et la

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diverse combinaison de ces humeurs, de chaque homme font un homme diffrent. Dans les maladies, tantt l'me s'clipse et ne montre aucun signe d'elle-mme ; tantt on dirait qu'elle est double, tant la fureur la transporte ; tantt l'imbcillit se dissipe, et la convalescence d'un sot fait un homme d'esprit. Tantt le plus beau gnie, devenu stupide, ne se reconnat plus. Adieu toutes ces belles connaissances acquises si grands frais et avec tant de peine ! Ici c'est un paralytique qui demande si sa jambe est dans son lit, l c'est un soldat qui croit avoir le bras qu'on lui a coup. La mmoire de ses anciennes sensations et du lieu o son me les rapportait, fait son illusion et son espce de dlire. Il sufft de lui parler de cette partie qui lui manque, pour lui en rappeler et faire sentir tous les mouvements ; ce qui se fait avec je ne sais quel dplaisir d'imagination qu'on ne peut exprimer.

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Celui-ci pleure, comme un enfant, aux approches de la mort, que celui-l badine. Que fallait-il Canus Julius, Snque, Ptrone, pour changer leur intrpidit en pusillanimit ou en poltronnerie ? Une obstruction dans la rate, dans le foie, un embarras dans la veine tous porte. ces Pourquoi ? Parce que de l'imagination se bouche avec les viscres, et de l naissent singuliers phnomnes l'affection hystrique et hypocondriaque. Que dirais-je de nouveau sur ceux qui s'imaginent tre transforms en loups-garous, en coqs, en vampires, qui croient que les morts les sucent ? Pourquoi m'arrterais-je ceux qui voient leur nez ou autres membres de verre, et qui il faut conseiller de coucher sur la paille de peur qu'ils ne se cassent ; afin qu'ils en retrouvent l'usage et la vritable chair, lorsque mettant le feu la paille, on leur fait craindre d'tre brls : frayeur qui a quelquefois guri la paralysie. Je dois lgrement passer sur des choses connues de tout le monde.31

Je ne serai donc pas plus long sur le dtail des effets du sommeil. Voyez ce soldat fatigu ! il ronfle dans la tranche, au bruit de cent pices de canon ! Son me n'entend rien, son sommeil est une parfaite apoplexie. Une bombe va l'craser ; il sentira peut-tre moins ce coup qu'un insecte qui se trouve sous le pied. D'un autre ct, cet homme que la jalousie, la haine, l'avarice ou l'ambition dvore, ne peut trouver aucun repos. Le lieu le plus tranquille, les boissons les plus fraches et les plus calmantes, tout est inutile qui n'a pas dlivr son cur du tourment des passions. L'me et le corps s'endorment ensemble. A mesure que le mouvement du sang se calme un doux sentiment de paix et de tranquillit se rpand dans toute la machine ; l'me se sent mollement s'appesantir avec les paupires et s'affaisser avec les fibres du cerveau : elle devient ainsi peu peu comme paralytique, avec tous les muscles du corps.32

Ceux-ci ne peuvent plus porter le poids de la tte ; celle-l ne peut plus soutenir le fardeau de la pense ; elle est dans le sommeil comme n'tant point. La circulation se fait-elle avec trop de vitesse ? l'me ne peut dormir. L'me est-elle trop agite, le sang ne peut se calmer ; il galope dans les veines avec un bruit qu'on entend : telles sont les deux causes rciproques de l'insomnie. Une seule frayeur dans les songes fait battre le cur coups redoubls et nous arrache la ncessit ou la douceur du repos, comme ferait une vive douleur ou des besoins urgents. Enfin comme la seule cessation des fonctions de l'me procure le sommeil, il est, mme pendant la veille (qui n'est alors qu'une demi-veille), des sortes de petits sommeils d'me trs frquents, des rves la Suisse, qui prouvent que l'me n'attend pas toujours le corps pour dormir ; car si elle ne dort pas tout fait, de combien peu s'en faut-il ! puisqu'il lui est impossible d'assigner un seul objet auquel elle ait prt quelque attention, parmi cette foule33

innombrable d'ides confuses, qui, comme autant de nuages, remplissent, pour ainsi dire, l'atmosphre de notre cerveau. L'opium a trop de rapport avec le sommeil qu'il procure, pour ne pas le placer ici. Ce remde enivre, ainsi que le vin, le caf, etc., chacun sa manire, et suivant sa dose. Il rend l'homme heureux dans un tat qui semblerait devoir tre le tombeau du sentiment, comme il est l'image de la mort. Quelle douce lthargie ! L'me n'en voudrait jamais sortir. Elle tait en proie aux plus grandes douleurs ; elle ne sent plus que le seul plaisir de ne plus souffrir et de jouir de la plus charmante tranquillit. L'opium change jusqu' la volont ; il force l'me, qui voulait veiller et se divertir, d'aller se mettre au lit malgr elle. Je passe sous silence l'histoire des poisons. C'est en fouettant l'imagination que le caf, cet antidote du vin, dissipe nos maux de tte et nos chagrins, sans nous en mnager, comme cette liqueur, pour le lendemain.34

Contemplons l'me dans ses autres besoins. Le corps humain est une machine qui monte ellemme ses ressorts : vivante image du mouvement perptuel. Les aliments entretiennent ce que la fivre excite. Sans eux l'me languit, entre en fureur et meurt abattue. C'est une bougie dont la lumire se ranime, au moment de s'teindre. Mais nourrissez le corps, versez dans ses tuyaux des sucs vigoureux, des liqueurs fortes : alors l'me, gnreuse comme elles, s'arme d'un fier courage, et le soldat que l'eau et fait fuir, devenu froce, court gaiement la mort au bruit des tambours. C'est ainsi que l'eau chaude agite un sang que l'eau froide et calm. Quelle puissance d'un repas ! La joie renat dans un cur triste, elle passe dans l'me des convives qui l'expriment par d'aimables chansons, o le Franais excelle. Le mlancolique seul est accabl, et l'homme d'tude n'y est plus propre. La viande crue rend les animaux froces, les hommes le deviendraient par la mme nourriture ;35

cela est si vrai que la nation anglaise, qui ne mange pas la chair si cuite que nous, mais rouge et sanglante, parat participer de cette frocit plus ou moins grande, qui vient en partie de tels aliments et d'autres causes, que l'ducation peut seule rendre impuissantes. Cette frocit produit dans l'me l'orgueil, la haine, le mpris des autres nations, l'indocilit et autres sentiments qui dpravent le caractre, comme ides aliments grossiers font un esprit lourd, pais, dont la paresse et l'indolence sont les attributs favoris. M. Pope a bien connu tout l'empire de la gourmandise, lorsqu'il dit : Le grave Catius parle toujours de vertu et croit que, qui souffre les vicieux, est vicieux lui-mme. Ces beaux sentiments durent jusqu' l'heure du dner ; alors il prfre un sclrat qui a une table dlicate, un saint frugal. Considrez, dit-il ailleurs, le mme homme en sant ou en maladie, possdant une belle charge ou l'ayant perdue ; vous le verrez chrir la vie ou la dtester,36

fou la chasse, ivrogne dans une assemble de province, poli au bal, bon ami en ville, sans foi la cour. Nous avons eu en Suisse un Baillif, nomm M. Steiger de Wittighofen ; il tait jeun le plus intgre et mme le plus indulgent des juges ; mais malheur au misrable qui se trouvait sur la sellette, lorsqu'il avait fait un grand dner ! Il tait homme faire pendre l'innocent comme le coupable. Nous pensons, et mme nous ne sommes honntes gens, que comme nous sommes gais ou braves ; tout dpend de la manire dont notre machine est monte. On dirait en certains moments que l'me habite dans l'estomac, et que Van Helmont, en mettant son sige dans le pylore, ne se serait tromp qu'en prenant la partie pour le tout. quels excs la faim cruelle peut nous porter ! Plus de respect pour les entrailles auxquelles on doit, ou on a donn la vie ; on les dchire belles dents, on s'en fait d'horribles festins ; et dans la fureur dont37

on est transport, le plus faible est toujours la proie du plus fort. La grossesse, cette mule dsire des ples couleurs, ne se contente pas d'amener le plus souvent sa suite les gots dpravs qui accompagnent ces deux tats ; elle a quelquefois fait excuter l'me les plus affreux complots : effets d'une manie subite qui touffe jusqu' la Loi naturelle. C'est ainsi que le cerveau, cette matrice de l'esprit, se pervertit sa manire avec celle du corps. Quelle autre fureur d'homme ou de femme dans ceux que la continence et la sant poursuivent ! C'est peu pour cette fille timide et modeste d'avoir perdu toute honte et toute pudeur ; elle ne regarde plus l'inceste que comme une femme galante regarde l'adultre. Si ses besoins ne trouvent pas de prompts soulagements, ils ne se borneront point aux simples accidents d'une passion utrine, la manie, etc. ; cette malheureuse mourra d'un mal dont il y a tant de mdecins.38

Il ne faut que des yeux pour voir l'influence ncessaire de l'ge sur la raison. L'me suit les progrs du corps, comme ceux de l'ducation. Dans le beau sexe, l'me suit encore la dlicatesse du temprament : de l cette tendresse, cette affection, ces sentiments vifs, plutt fonds sur la passion que sur la raison ; ces prjugs, ces superstitions, dont la force empreinte peut peine s'effacer, etc. L'homme, au contraire, dont le cerveau et les nerfs participent de la fermet de tous les solides, a l'esprit, ainsi que les traits du visage, plus nerveux : l'ducation, dont manquent les femmes, ajoute encore de nouveaux degrs de force son me. Avec de tels secours de la nature et de l'art, comment ne serait-il pas plus reconnaissant, plus gnreux, plus constant en amiti, plus ferme dans l'adversit, etc. ? Mais, suivant peu prs la pense de l'auteur des Lettres sur les physionomies : qui joint les grces de l'esprit et du corps presque tous les sentiments du cur les plus tendres et les plus dlicats, ne doit point nous envier39

une double force, qui ne semble avoir t . donne l'homme, l'une, que pour se mieux pntrer des attraits de la beaut, l'autre, que pour mieux servir ses plaisirs. Il n'est pas plus ncessaire d'tre aussi grand physionomiste que cet auteur, pour deviner la qualit de l'esprit par la figure ou la forme des traits, lorsqu'ils sont marqus jusqu' un certain point, qu'il ne l'est d'tre grand mdecin, pour connatre un mal accompagn de tous ses symptmes vidents. Examinez les portraits de Locke, de Steele, de Boerhaave, de Maupertuis, etc., vous ne serez point surpris de leur trouver des physionomies fortes, des yeux d'aigle. Parcourez-en une infinit d'autres, vous distinguerez toujours le beau du grand gnie, et mme souvent l'honnte homme du fripon. On a remarqu, par exemple, qu'un pote clbre runit (dans son portrait) l'air d'un filou avec le feu de Promthe.

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L'histoire nous offre un mmorable exemple de la puissance de l'air. Le fameux duc de Guise tait si fort convaincu qu'Henri III, qui l'avait eu tant de fois en son pouvoir, n'oserait jamais l'assassiner, qu'il partit pour Blois. Le chancelier Chiverny, apprenant son dpart, s'cria : voil un homme perdu. Lorsque sa fatale prdiction fut justifie par l'vnement, on lui en demanda la raison. Il y a vingt ans, dit-il, que je connais le Roi ; il est naturellement bon et mme faible, mais j'ai observ qu'un rien l'impatiente et le met en fureur, lorsqu'il fait froid. Tel peuple a l'esprit lourd et stupide, tel autre l'a vif, lger, pntrant. D'o cela vient-il, si ce n'est en partie, et de la nourriture qu'il prend, et de la semence de ses pres, et de ce chaos de divers lments qui nagent dans l'immensit de l'air ? L'esprit a, comme le corps, ses maladies pidmiques et son scorbut. Tel est l'empire du climat, qu'un homme qui en change, se ressent malgr lui de ce changement. C'est41

une

plante

ambulante

qui

s'est

elle-mme

transplante ; si le climat n'est plus le mme, il est juste qu'elle dgnre ou s'amliore. On prend tout encore de ceux avec qui l'on vit, leurs gestes, leurs accents, etc., comme la paupire se baisse la menace du coup dont on est prvenu, ou par la mme raison que le corps du spectateur imite machinalement, et malgr lui, tous les mouvements d'un bon pantomime. Ce que je viens de dire prouve que la meilleure compagnie pour un homme d'esprit est la sienne, s'il n'en trouve une semblable. L'esprit se rouille avec ceux qui n'en ont point, faute d'tre exerc : la paume, on renvoie mal la balle qui la sert mal. J'aimerais mieux un homme intelligent, qui n'aurait eu aucune ducation, que s'il en et eu une mauvaise, pourvu qu'il ft encore assez jeune. Un esprit mal conduit est un acteur que la province a gt. Les divers tats de l'me sont donc toujours corrlatifs ceux du corps. Mais pour mieux42

dmontrer toute cette dpendance et ses causes, servons-nous ici de l'anatomie compare ; ouvrons les entrailles de l'homme et des animaux. Le moyen de connatre la nature humaine, si l'on n'est clair par un juste parallle de la structure des uns et des autres ! En gnral, la forme et la composition du cerveau des quadrupdes sont peu prs la mme que dans l'homme. Mme figure, mme disposition partout, avec cette diffrence essentielle, que l'homme est, de tous les animaux, celui qui a le plus de cerveau, et le cerveau le plus tortueux, en raison de la masse de son corps ; ensuite le singe, le castor, l'lphant, le chien, le renard, le chat, etc., voil les animaux qui ressemblent le plus l'homme ; car on remarque aussi chez eux la mme analogie gradue, par rapport au corps calleux, dans lequel Lancisi avait tabli le sige de l'me, avant feu M. de la Peyronie, qui cependant a illustr cette opinion par une foule d'expriences.43

Aprs tous les quadrupdes, ce sont les oiseaux qui ont le plus de cerveau. Les poissons ont la tte grosse, mais elle est vide de sens, comme celle de bien des hommes. Ils n'ont point de corps calleux et fort peu de cerveau, lequel manque aux insectes. Je ne me rpandrai point en un plus long dtail des varits de la Nature, ni en conjectures, car les unes et les autres sont infinies, comme on en peut juger en lisant les seuls Traits de Willis De Cerebro et De Anima Brutorum. Je conclurai seulement ce qui s'ensuit clairement de ces incontestables observations : 1 que plus les animaux sont farouches, moins ils ont de cerveau ; 2 que ce viscre semble s'agrandir en quelque sorte, proportion de leur docilit ; 3 qu'il y a ici une singulire condition impose ternellement par la Nature, qui est que plus on gagnera du ct de l'esprit, plus on perdra du ct de l'instinct. Lequel l'emporte de la perte ou du gain ?

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Ne croyez pas au reste que je veuille prtendre par l que le seul volume du cerveau suffise pour faire juger du degr de docilit des animaux ; il faut que la qualit rponde encore la quantit, et que les solides et les fluides soient dans cet quilibre convenable qui fait la sant. Si l'imbcile ne manque pas de cerveau, comme on le remarque ordinairement, ce viscre pchera par une mauvaise consistance, par trop de mollesse, par exemple. Il en est de mme des fous ; les vices de leur cerveau ne se drobent pas toujours nos recherches ; mais si les causes de l'imbcillit, de la folie, etc., ne sont pas sensibles, o aller chercher celles de la varit de tous les esprits ? Elles chappent aux yeux des Lynx et des Argus. Un rien, une petite fibre, quelque chose que la plus subtile anatomie ne peut dcouvrir, et fait deux sots d'rasme et de Fontenelle, qui le remarque lui-mme dans un de ses meilleurs Dialogues.

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Outre la mollesse de la moelle du cerveau dans les enfants, dans les petits chiens et dans les oiseaux, Willis a remarqu que les corps cannels sont effacs et comme dcolors dans tous ces animaux, et que leurs stries sont aussi imparfaitement formes que dans les paralytiques. Il ajoute, ce qui est vrai, que l'homme a la protubrance annulaire fort grosse ; et ensuite, toujours diminutivement par degrs, le singe et les autres animaux nomms ci-devant, tandis que le veau, le buf, le loup, la brebis, le cochon, etc., qui ont cette partie d'un trs petit volume, ont les Nates et Testes fort gros. On a beau tre discret et rserv sur les consquences qu'on peut tirer de ces observations et de tant d'autres sur l'espce d'inconstance des vaisseaux et des nerfs, etc., tant de varits ne peuvent tre des jeux gratuits de la Nature. Elles prouvent du moins la ncessit d'une bonne et abondante organisation, puisque, dans tout le rgne

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animal, l'me se raffermissant avec le corps acquiert de la sagacit, mesure qu'il prend des forces. Arrtons-nous contempler la diffrente docilit des animaux. Sans doute, l'analogie la mieux entendue conduit l'esprit croire que les causes dont nous avons fait mention, produisent toute la diversit qui se trouve entre eux et nous, quoiqu'il faille avouer que notre faible entendement, born aux observations les plus grossires, ne puisse voir les liens qui rgnent entre la cause et les effets. C'est une espce d'harmonie que les philosophes ne connatront jamais. Parmi les animaux, les uns apprennent parler et chanter ; ils retiennent des airs et prennent tous les tons aussi exactement qu'un musicien. Les autres, qui montrent cependant plus d'esprit, tels que le singe, n'en peuvent venir a. bout. Pourquoi cela, si ce n'est par un vice des organes de la parole ? Mais ce vice est-il tellement de conformation qu'on n'y puisse apporter aucun remde ? En un mot, serait47

il absolument impossible d'apprendre une langue cet animal ? Je ne le crois pas. Je prendrais le grand singe prfrablement tout autre, jusqu' ce que le hasard nous et fait dcouvrir quelque autre espce plus semblable l ntre, car rien ne rpugne qu'il y en ait dans des rgions qui nous sont inconnues. Cet animal nous ressemble si fort, que les naturalistes l'ont appel homme sauvage, ou homme des bois. Je le prendrais aux mmes conditions des coliers d'Amman, c'est--dire que je voudrais qu'il ne ft ni trop jeune ni trop vieux, car ceux qu'on nous apporte en Europe sont communment trop gs. Je choisirais celui qui aurait la physionomie la plus spirituelle, et qui tiendrait le mieux dans mille petites oprations ce qu'elle m'aurait promis. Enfin, ne me trouvant pas digne d'tre son gouverneur, je le mettrais l'cole de l'excellent matre que je viens de nommer, ou d'un autre aussi habile, s'il en est.

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Vous savez par le livre d'Amman, et par tous ceux qui ont traduit sa mthode, tous les prodiges qu'il a su oprer sur les sourds de naissance, dans les yeux desquels il a, comme il le fait entendre lui-mme, trouv des oreilles, et en combien peu de temps enfin il leur a appris entendre, parler, lire et crire. Je veux que les yeux d'un sourd voient plus clair et soient plus intelligents que s'il ne l'tait pas, par la raison que la perte d'un membre ou d'un sens peut augmenter la force ou la pntration d'un autre ; mais le singe voit et entend, il comprend ce qu'il entend et ce qu'il voit ; il conoit si parfaitement les signes qu'on lui fait, qu' tout autre jeu, ou tout autre exercice, je ne doute point qu'il ne l'emportt sur les disciples d'Amman. Pourquoi donc l'ducation des singes serait-elle impossible ? Pourquoi ne pourrait-il enfin, force de soins, imiter, l'exemple des sourds, les mouvements ncessaires pour prononcer ? Je n'ose dcider si les organes de la parole du singe ne peuvent, quoi qu'on fasse, rien articuler ; mais cette49

impossibilit absolue me surprendrait, cause de la grande analogie du singe et de l'homme, et qu'il n'est point d'animal connu jusqu' prsent, dont le dedans et le dehors lui ressemblent d'une manire si frappante. M. Locke, qui certainement n'a jamais t suspect d'incrdulit, n'a pas fait difficult de croire l'histoire, que le chevalier Temple fait dans ses Mmoires, d'un perroquet qui rpondait propos et avait appris, comme nous, avoir une espce de conversation suivie. Je sais qu'on s'est moqu de ce grand mtaphysicien ; mais qui aurait annonc l'Univers qu'il y a des gnrations qui se font sans ufs et sans femmes, aurait-il trouv beaucoup de partisans ? Cependant M. Trembley en a dcouvert, qui se font sans accouplement et par la seule section. Amman n'et-il pas aussi pass pour un fou, s'il se ft vant, avant d'en faire l'heureuse exprience ; d'instruire, et en aussi peu de temps, des coliers tels que les siens ? Cependant ses succs ont tonn l'Univers et, comme l'auteur de l'Histoire des50

polypes, il a pass de plein vol l'immortalit. Qui doit son gnie les miracles qu'il opre, l'emporte mon gr sur qui doit les siens au hasard. Qui a trouv l'art d'embellir le plus beau des rgnes, et de lui donner des perfections qu'il n'avait pas, doit tre mis au-dessus d'un faiseur oisif de systme frivole, ou d'un auteur laborieux de striles dcouvertes. Celles d'Amman sont bien d'un autre prix ; il a tir les hommes de l'instinct auquel ils semblaient condamns ; il leur a donn des ides, de l'esprit, une me en un mot, qu'ils n'eussent jamais eue. Quel plus grand pouvoir ! Ne bornons point les ressources de la Nature ; elles sont infinies, surtout aides d'un grand art. La mme mcanique, qui ouvre le canal d'Eustache dans les sourds, ne pourrait-elle le dboucher dans les singes ? Une heureuse envie d'imiter la prononciation du matre, ne pourrait-elle mettre en libert les organes de la parole dans des animaux qui imitent tant d'autres signes avec tant d'adresse et51

d'intelligence ? Non seulement je dfie qu'on me cite aucune exprience vraiment concluante, qui dcide mon projet impossible et ridicule, mais la similitude de la structure et des oprations du singe est telle, que je ne doute presque point, si on exerait parfaitement cet animal, qu'on ne vnt bout de lui apprendre prononcer, et par consquent savoir une langue. Alors ce ne serait plus ni un homme sauvage, ni un homme manqu : ce serait un homme parfait, un petit homme de ville, avec autant d'toff ou de muscles que nous-mmes, pour penser et profiter de son ducation. Des animaux l'homme, la transition n'est pas violente ; les vrais philosophes en conviendront. Qu'tait l'homme, avant l'invention des mots et la connaissance des langues ? Un animal de son espce, qui avec beaucoup moins d'instinct naturel que les autres, dont alors il ne se croyait pas roi, n'tait distingu du singe et des autres animaux que comme le singe l'est lui-mme, je veux dire par une52

physionomie qui annonait plus de discernement. Rduit la seule connaissance intuitive des leibniziens, il ne voyait que des figures et des couleurs, sans pouvoir rien distinguer entre elles ; vieux comme jeune, enfant tout ge, il bgayait ses sensations et ses besoins, comme un chien affam ou ennuy du repos demande manger ou se promener. Les mots, les langues, les lois, les sciences, les beaux-arts sont venus, et par eux enfin le diamant brut de notre esprit a t poli. On a dress un homme comme un animal ; on est devenu auteur comme portefaix. Un gomtre a appris faire les dmonstrations et les calculs les plus difficiles, comme un singe ter ou mettre son petit chapeau et monter sur son chien docile. Tout s'est fait par des signes ; chaque espce a compris ce qu'elle a pu comprendre : et c'est de cette manire que les hommes ont acquis la connaissance symbolique, ainsi nomme encore par nos philosophes d'Allemagne.53

Rien de si simple, comme on voit, que la mcanique de notre ducation ! Tout se rduit des sons ou des mots, qui de la bouche de l'un passent par l'oreille de l'autre dans le cerveau, qui reoit en mme temps par les yeux la figure des corps dont ces mots sont les signes arbitraires. Mais qui a parl le premier ? Qui a t le premier prcepteur du genre humain ! Qui a invent les moyens de mettre profit la docilit de notre organisation ? Je n'en sais rien ; le nom de ces heureux et premiers gnies a t perdu dans la nuit des temps. Mais l'art est le fils de la Nature ; elle a d longtemps le prcder. On doit croire que les hommes les mieux organiss, ceux pour qui la Nature aura puis les bienfaits, auront instruit les autres. Ils n'auront pu entendre un bruit nouveau par exemple, prouver de nouvelles sensations, tre frapps de tous ces beaux objets divers qui forment le ravissant spectacle de la Nature, sans se trouver dans le cas de ce sourd de Chartres54

dont le grand Fontenelle nous a le premier donn l'histoire, lorsqu'il entendit pour la premire fois quarante ans le bruit tonnant des cloches. De l serait-il absurde de croire que ces premiers mortels essayrent, la manire de ce sourd, ou celle des animaux et des muets (autre espce d'animaux), d'exprimer leurs nouveaux sentiments par des mouvements dpendant de l'conomie de leur imagination, et consquemment ensuite par des sons spontans propres chaque animal, expression naturelle de leur surprise, de leur joie, de leurs transports ou de leurs besoins ? Car, sans doute, ceux que la Nature a dous d'un sentiment plus exquis ont eu aussi plus de facilit pour l'exprimer. Voil comme je conois que les hommes ont employ leur sentiment ou leur instinct pour avoir de l'esprit, et enfin leur esprit pour avoir des connaissances. Voil par quels moyens, autant que je peux les saisir, on s'est rempli le cerveau des ides, pour la rception desquelles la Nature l'avait form.55

On s'est aid l'un par l'autre, et les plus petits commencements s'agrandissant peu peu, toutes les choses de l'Univers ont t aussi facilement distingues qu'un cercle. Comme une corde de violon ou une touche de clavecin frmit et rend un son, les cordes du cerveau, frappes par les rayons sonores, ont t excites rendre ou redire les mots qui les touchaient. Mais comme telle est la construction de ce viscre, que ds qu'une fois les yeux bien forms pour l'optique ont reu la peinture des objets, le cerveau ne peut pas ne pas voir leurs images et leurs diffrences : de mme lorsque les signes de ces diffrences ont t marqus ou gravs dans le cerveau, l'me en a ncessairement examin les rapports : examen qui lui tait impossible, sans la dcouverte des signes ou l'invention des langues. Dans ce temps, o l'Univers tait presque muet, l'me tait l'gard de tous les objets, comme un homme, qui, sans avoir aucune ide des proportions, regarderait un tableau ou une56

pice de sculpture : il n'y pourrait rien distinguer ; ou comme un petit enfant (car alors l'me tait dans son enfance) qui, tenant dans sa main un certain nombre de petits brins de paille ou de bois, les voit en gnral d'une vue vague et superficielle, sans pouvoir les compter, ni les distinguer. Mais qu'on mette une espce de pavillon ou d'tendard cette pice de bois, par exemple, qu'on appelle mt, qu'on en mette un autre un autre pareil corps : que le premier venu .se nombre par le signe 1 et le second par le signe ou chiffre 2 ; alors cet enfant pourra les compter, et ainsi de suite il apprendra toute l'arithmtique. Ds qu'une figure lui paratra gale une autre par son signe numratif, il conclura sans peine que ce sont deux corps, que 1 et 1 font 2, que 2 et 2 font 4, etc. C'est cette similitude relle ou apparente des figures, qui est la base fondamentale de toutes les vrits et de toutes nos connaissances, parmi lesquelles il est vident que celles dont les signes sont moins simples et moins sensibles, sont plus difficiles57

apprendre que les autres, en ce qu'elles demandent plus de gnie pour embrasser et combiner cette immense quantit de mots, par lesquels les sciences dont je parle expriment les vrits de leur ressort ; tandis que les sciences, qui s'annoncent par des chiffres ou autres petits signes, s'apprennent facilement, et c'est sans doute cette facilit qui a fait la fortune des calculs algbriques, plus encore que leur vidence. Tout ce savoir dont le vent enfle le ballon du cerveau de nos pdants orgueilleux, n'est donc qu'un vaste amas de mots et de figures, qui forment dans la tte toutes les traces, par lesquelles nous distinguons et nous nous rappelons les objets. Toutes nos ides se rveillent, comme un jardinier qui connat les plantes se souvient de toutes leurs phases leur aspect. Ces mots et ces figures qui sont dsignes par eux, sont tellement lis ensemble dans le cerveau qu'il est assez rare qu'on imagine une chose sans le nom ou le signe qui lui est attach.58

Je me sers toujours du mot imaginer, parce que je crois que tout s'imagine, et que toutes les parties de l'me peuvent tre justement rduites la seule imagination, qui les forme toutes ; et qu'ainsi le jugement, le raisonnement, la mmoire ne sont que des parties de l'me nullement absolues, mais de vritables modifications de cette espce de toile mdullaire, sur laquelle les objets peints dans l'il sont renvoys comme d'une lanterne magique. Mais si tel est ce merveilleux et incomprhensible rsultat de l'organisation du cerveau, si tout se conoit par l'imagination, si tout s'explique par elle, pourquoi diviser le principe sensitif qui pense dans l'homme ? N'est-ce pas une contradiction manifeste dans les partisans de la simplicit de l'esprit ? Car une chose qu'on divise ne peut plus tre sans absurdit regarde comme indivisible. Voil o conduit l'abus des langues et l'usage de ces grands mots, spiritualit, immatrialit, etc., placs tout hasard, sans tre entendus mme par des gens d'esprit.59

Rien de plus facile que de prouver un systme fond, comme celui-ci, sur le sentiment intime et l'exprience propre de chaque individu. L'imagination, ou cette partie fantastique du cerveau, dont la nature nous est aussi inconnue que sa manire d'agir, est-elle naturellement petite ou faible ? Elle aura peine la force de comparer l'analogie ou la ressemblance de ses ides ; elle ne pourra voir .que ce qui sera vis--vis d'elle, ou ce qui l'affectera le plus vivement, et encore de quelle manire ! Mais toujours est-il vrai que l'imagination seule aperoit que c'est elle qui se reprsente tous les objets, avec les mots et les figures qui les caractrisent ; et qu'ainsi c'est elle encore une fois qui est l'me, puisqu'elle en fait tous les rles. Par elle, par son pinceau flatteur, le froid squelette de la raison prend des chairs vives et vermeilles ; par elle les sciences fleurissent, les arts s'embellissent, les bois parlent, les chos soupirent, les rochers pleurent, le marbre respire, tout prend vie parmi les corps inanims. C'est elle encore qui ajoute60

la tendresse d'un cur amoureux le piquant attrait de la volupt ; elle la fait germer dans le cabinet du philosophe et du pdant poudreux, elle tonne enfin les savants comme les orateurs et les potes. Sottement dcrie par les uns, vainement distingue par les autres, qui tous l'ont mal connue, elle ne marche pas seulement la suite des grces et des beaux-arts, elle ne peint pas seulement la Nature, elle peut aussi la mesurer. Elle raisonne, juge, pntre, compare, approfondit. Pourrait-elle si bien sentir les beauts des tableaux qui lui sont tracs, sans en dcouvrir les rapports ? Non ; comme elle ne peut se replier sur les plaisirs des sens, sans en goter toute la perfection ou la volupt, elle ne peut rflchir sur ce qu'elle a mcaniquement, conu, sans tre alors le jugement mme. Plus on exerce l'imagination, ou le maigre gnie, plus il prend, pour ainsi dire, d'embonpoint ; plus il s'agrandit, devient nerveux, robuste, vaste et capable

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de penser. La meilleure organisation a besoin de cet exercice. L'organisation est le premier mrite de l'homme ; c'est en vain que tous les auteurs de morale ne mettent point au rang des qualits estimables celles qu'on tient de la Nature, mais seulement les talents qui s'acquirent force de rflexions et d'industrie ; car d'o nous vient, je vous prie, l'habilet, la science et la vertu, si ce n'est d'une disposition qui nous rend propres devenir habiles, savants et vertueux ? Et d'o nous vient encore cette disposition, si ce n'est de la Nature ? Nous n'avons de qualits estimables que par elle ; nous lui devons tout ce que nous sommes. Pourquoi donc n'estimerais-je pas autant ceux qui ont des qualits naturelles, que ceux qui brillent par des vertus acquises et comme d'emprunt ? Quel que soit le mrite, de quelque endroit qu'il naisse, il est digne d'estime ; il ne s'agit que de savoir le mesurer. L'esprit, la beaut, les richesses, la noblesse, quoique enfants du hasard, ont tous leur prix, comme62

l'adresse, le savoir, la vertu, etc. Ceux que la Nature a combls de ses dons les plus prcieux, doivent plaindre ceux qui ils ont t refuss ; mais ils peuvent sentir leur supriorit sans orgueil et en connaisseurs. Une belle femme serait aussi ridicule de se trouver laide, qu'un homme d'esprit de se croire un sot. Une modestie outre (dfaut rare la vrit) est une sorte d'ingratitude envers la Nature- Une honnte fiert au contraire est la marque d'une me belle et grande, que dclent des traits mles, mouls comme par le sentiment. Si l'organisation est un mrite, et le premier mrite, et la source de tous les autres, l'instruction est le second. Le cerveau le mieux construit, sans elle, le serait en pure perte ; comme, sans l'usage du monde, l'homme le mieux fait ne serait qu'un paysan grossier. Mais aussi quel serait le fruit de la plus excellente cole, sans une matrice parfaitement ouverte l'entre ou la conception des ides ? Il est aussi impossible de donner une seule ide un homme,63

priv de tous les sens, que de faire un enfant une femme, laquelle la Nature aurait pouss la distraction jusqu' oublier de faire une vulve, comme je l'ai vu dans une, qui n'avait ni fente, ni vagin, ni matrice, et qui pour cette raison fut dmarie aprs dix ans de mariage. Mais si le cerveau est la fois bien organis et bien instruit, c'est une terre fconde parfaitement ensemence, qui produit le centuple de ce qu'elle a reu, o (pour quitter le style figur souvent ncessaire, pour mieux exprimer ce qu'on sent et donner des grces la vrit mme) l'imagination leve par l'art la belle et rare dignit de gnie, saisit exactement tous les rapports des ides qu'elle a conues, embrasse avec facilit une foule tonnante d'objets, pour en tirer enfin une longue chane de consquences, lesquelles ne sont encore que de nouveaux rapports, enfants par la comparaison des premiers, auxquels l'me trouve une parfaite ressemblance. Telle est, selon moi, la gnration de64

l'esprit. Je dis trouve, comme j'ai donn ci-devant l'pithte d'apparente, la similitude des objets : non que je pense que nos sens soient toujours trompeurs, comme l'a prtendu le pre Malebranche, ou que nos yeux naturellement un peu ivres ne voient pas les objets, tels qu'ils sont en eux-mmes, quoique les microscopes nous le prouvent tous les jours, mais pour n'avoir aucune dispute avec les pyrrhoniens, parmi lesquels Bayle s'est distingu. Je dis de la vrit en gnral ce que M. de Fontenelle dit de certaines en particulier, qu'il faut la sacrifier aux agrments de la socit. Il est de la douceur de mon caractre, d'obvier toute dispute, lorsqu'il ne s'agit pas d'aiguiser la conversation. Les cartsiens viendraient ici vainement la charge avec leurs ides innes, je ne me donnerais certainement pas le quart de la peine qu'a prise M. Locke pour attaquer de telles chimres. Quelle utilit en effet de faire un gros livre, pour prouver une doctrine qui tait rige en axiome, il y a trois mille ans ?65

Suivant les principes que nous avons poss, et que nous croyons vrais, celui qui a le plus d'imagination doit tre regard comme ayant le plus d'esprit ou de gnie, car tous ces mots sont synonymes ; et encore une fois, c'est par un abus honteux qu'on croit dire des choses diffrentes, lorsqu'on ne dit que diffrents mots ou diffrents sons, auxquels on n'a attach aucune ide ou distinction relle. La plus belle, la plus grande, ou la plus forte imagination, est donc la plus propre aux sciences, comme aux arts. Je ne dcide point s'il faut plus d'esprit pour exceller dans l'art des Aristote ou des Descartes, que dans celui des Euripide ou des Sophocle ; et si la Nature s'est mise en plus grands frais, pour faire Newton, que pour former Corneille, ce dont je doute fort ; mais il est certain que c'est la seule imagination diversement applique, qui a fait leur diffrent triomphe et leur gloire immortelle. Si quelqu'un passe pour avoir peu de jugement avec beaucoup d'imagination, cela veut dire que66

l'imagination trop abandonne elle-mme, presque toujours comme occupe se regarder dans le miroir de ses sensations, n'a pas assez contract l'habitude de les examiner elles-mmes avec attention ; plus profondment pntre des traces, ou des images, que de leur vrit ou de leur ressemblance. II est vrai que telle est la vivacit des ressorts de l'imagination, que si l'attention, cette cl ou mre des sciences, ne s'en mle, il ne lui est gure permis que de parcourir et d'effleurer les objets. Voyez cet oiseau sur la branche, il semble toujours prt s'envoler ; l'imagination est de mme. Toujours emporte par le tourbillon du sang et des esprits ; une. onde fait une trace, efface par celle qui suit ; l'me court aprs, souvent en vain, il faut qu'elle s'attende regretter ce qu'elle n'a pas assez vite saisi et fix : et c'est ainsi que l'imagination, vritable image du temps, se dtruit et se renouvelle sans cesse.

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Tel est le chaos et la succession continuelle et rapide de nos ides ; elles se chassent, comme un flot pousse l'autre, de sorte que si l'imagination n'emploie, pour ainsi dire, une partie de ses muscles pour tre comme en quilibre sur les cordes du cerveau, pour se soutenir quelque temps sur un objet qui va fuir, et s'empcher de tomber sur un autre, qu'il n'est pas encore temps de contempler, jamais elle ne sera digne du beau nom de jugement. Elle exprimera vivement ce qu'elle aura senti de mme ; elle formera les orateurs, les musiciens, les peintres, les potes, et jamais un seul philosophe. Au contraire, si ds l'enfance on accoutume l'imagination se brider ellemme, ne point se laisser emporter sa propre imptuosit, qui ne fait que de brillants enthousiastes, arrter, contenir ses ides, les retourner dans tous les sens, pour voir toutes les faces d'un objet : alors l'imagination prompte juger, embrassera par le raisonnement la plus grande sphre d'objets, et sa vivacit, toujours de si bon augure dans les enfants, et68

qu'il ne s'agit que de rgler par l'tude et l'exercice, ne sera plus qu'une pntration clairvoyante, sans laquelle on fait peu de progrs dans les sciences. Tels sont les simples fondements sur lesquels a t bti l'difice de la logique. La Nature les avait jets pour tout le genre humain, mais les uns en ont profit, les autres en ont abus. Malgr toutes ces prrogatives de l'homme sur les animaux, c'est lui faire honneur que de le ranger dans la mme classe. Il est vrai que jusqu' un certain ge, il est plus animal qu'eux, parce qu'il apporte moins d'instinct en naissant. Quel est l'animal qui mourrait de faim au milieu d'une rivire de lait ? L'homme seul. Semblable ce vieux enfant dont un moderne parle d'aprs Arnobe, il ne connat ni les aliments qui lui sont propres, ni l'eau qui peut le noyer, ni le feu qui peut le rduire en poudre. Faites briller pour la premire fois la lumire d'une bougie aux yeux d'un enfant, il y portera machinalement le doigt comme pour savoir quel est69

le nouveau phnomne qu'il aperoit ; c'est ses dpens qu'il connatra le danger, mais il n'y sera pas repris. Mettez-le encore avec un animal sur le bord d'un prcipice : lui seul y tombera ; il se noie, o l'autre se sauve la nage. quatorze ou quinze ans, il entrevoit peine les grands plaisirs qui l'attendent dans la reproduction de son espce ; dj adolescent, il ne sait pas trop comment s'y prendre dans un jeu, que la Nature apprend si vite aux animaux, il se cache, comme s'il tait honteux d'avoir du plaisir et d'tre fait pour tre heureux, tandis que les animaux se font gloire d'tre cyniques. Sans ducation, ils sont sans prjugs. Mais voyons ce chien et cet enfant qui ont tous deux perdu leur matre dans un grand chemin : l'enfant pleure, il ne sait quel saint se vouer ; le chien, mieux servi par son odorat, que l'autre par sa raison, l'aura bientt trouv. La Nature nous avait donc faits pour tre audessous des animaux, ou du moins pour faire par l70

mme mieux clater les prodiges de l'ducation, qui seule nous tire du niveau et nous lve enfin audessus d'eux. Mais accordera-t-on la mme distinction aux sourds, aux aveugles-ns, aux imbciles, aux fous, aux hommes sauvages, ou qui ont t levs dans les bois avec les btes ; ceux dont l'affection hypocondriaque a perdu l'imagination, enfin toutes ces btes figure humaine, qui ne montrent que l'instinct le plus grossier ? Non, tous ces hommes de corps, et non d'esprit ne mritent pas une classe particulire. Nous n'avons pas dessein de nous dissimuler les objections qu'on peut faire en faveur de la distinction primitive de l'homme et des animaux, contre notre sentiment. Il y a, dit-on, dans l'homme une Loi naturelle, une connaissance du bien et du mal, qui n'a pas t grave dans le cur des animaux. Mais cette objection, ou plutt cette assertion, estelle fonde sur l'exprience, sans laquelle un philosophe peut tout rejeter ? En avons-nous71

quelqu'une qui nous convainque que l'homme seul a t clair d'un rayon refus tous les autres animaux ? S'il n'y en a point, nous ne pouvons pas plus connatre par elle ce qui se passe dans eux, et mme dans les hommes, que ne pas sentir ce qui affecte l'intrieur de notre tre. Nous savons que nous pensons et que nous avons des remords : un sentiment intime ne nous force que trop d'en convenir ; mais pour juger des remords d'autrui, ce sentiment qui est dans nous est insuffisant : c'est pourquoi il en faut croire les autres hommes sur leur parole, ou sur les signes sensibles et extrieurs que nous avons remarqus en nous-mmes, lorsque nous prouvions la mme conscience et les mmes tourments. Mais pour dcider si les animaux qui ne parlent point ont reu la Loi naturelle, il faut s'en rapporter consquemment ces signes dont je viens de parler, suppos qu'ils existent. Les faits semblent le prouver. Le chien qui a mordu son matre qui l'agaait, a paru72

s'en repentir le moment suivant ; on l'a vu triste, fch, n'osant se montrer, et s'avouer coupable par un air rampant et humili. L'Histoire nous offre un exemple clbre d'un lion qui ne voulut pas dchirer un homme abandonn sa fureur, parce qu'il le reconnut pour son bienfaiteur. Qu'il serait souhaiter que l'homme mme montrt toujours la mme reconnaissance pour les bienfaits, et le mme respect pour l'humanit ! On n'aurait plus craindre les ingrats, ni ces guerres qui sont le flau du genre humain et les vrais bourreaux de la Loi naturelle. Mais un tre qui la Nature, a donn un instinct si prcoce, si clair, qui juge, combine, raisonne et dlibre, autant que s'tend et lui permet la sphre de son activit ; un tre qui s'attache par les bienfaits, qui se dtache par les mauvais traitements et va essayer un meilleur matre ; un tre d'une structure semblable la ntre, qui fait les mmes oprations, qui a les mmes passions, les mmes douleurs, les mmes plaisirs, plus ou moins vifs, suivant l'empire73

de l'imagination et la dlicatesse des nerfs ; un tel tre enfin ne montre-t-il pas clairement qu'il sent ses torts et les ntres, qu'il connat le bien et le mal, en un mot a conscience de ce qu'il fait ? Son me qui marque comme la ntre les mmes joies, les mmes mortifications, les mmes dconcertements, seraitelle sans aucune rpugnance la vue de son semblable dchir, ou aprs l'avoir lui-mme impitoyablement mis en pices ? Cela pos, le don prcieux dont il s'agit n'aurait point t refus aux animaux, car puisqu'ils nous offrent des signes vidents de leur repentir, comme de leur intelligence, qu'y a-t-il d'absurde penser que des tres, des machines presque aussi parfaites que nous, soient comme nous faites pour penser et pour sentir la Nature ? Qu'on ne m'objecte point que les animaux sont pour la plupart des tres froces, qui ne sont pas capables de sentir les maux qu'ils font ; car tous les hommes distinguent-ils mieux les vices et les vertus ? Il est74

dans notre espce de la frocit, comme dans la leur. Les hommes qui sont dans la barbare habitude d'enfreindre la Loi naturelle, n'en sont pas si tourments que ceux qui la transgressent pour la premire fois, et que la force de l'exemple n'a point endurcis. Il en est de mme des animaux, comme des hommes ; les uns et les autres peuvent tre plus ou moins froces par temprament, et ils le deviennent encore plus avec ceux qui le sont. Mais un animal doux, pacifique, qui vit avec d'autres animaux semblables, et d'aliments doux, sera ennemi du sang et du carnage ; il rougira intrieurement de l'avoir vers, avec cette diffrence peut-tre que, comme chez eux tout est immol aux besoins, aux plaisirs et aux commodits de la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent pas devoir tre si vifs que les ntres, parce que nous ne sommes pas dans la mme ncessit qu'eux. La coutume mousse et peut-tre touffe les remords, comme les plaisirs.

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Mais je veux supposer pour un moment que je me trompe, et qu'il n'est pas juste que presque tout l'Univers ait tort ce sujet, tandis que j'aurais seul raison ; j'accorde que les animaux, mme les plus excellents, ne connaissent pas la distinction du bien et du mal moral, qu'ils n'ont aucune mmoire des attentions qu'on a eues pour eux, du bien qu'on leur a fait, aucun sentiment de leurs propres vertus ; que ce lion, par exemple, dont j'ai parl aprs tant d'autres, ne se souvienne pas de n'avoir pas voulu ravir la vie cet homme qui ft livr sa furie, dans un spectacle plus inhumain que tous les lions, les tigres et les ours ; tandis que nos compatriotes se battent. Suisses contre Suisses, frres contre frres, se reconnaissent, s'enchanent, ou se tuent sans remords, parce qu'un prince paye leurs meurtres ; je suppose enfin que la Loi naturelle n'ait pas t donne aux animaux, quelles en seront les consquences ? L'homme n'est pas ptri d'un limon plus prcieux ; la Nature n'a employ qu'une seule et mme pte, dont elle a76

seulement vari les levains. Si donc l'animal ne se repent pas d'avoir viol le sentiment intrieur dont je parle, ou plutt s'il en est absolument priv, il faut ncessairement que l'homme soit dans le mme cas : moyennant quoi adieu la Loi naturelle et tous ces beaux traits qu'on a publis sur elle ! Tout le rgne animal en serait gnralement dpourvu. Mais, rciproquement, si l'homme ne peut se dispenser de convenir qu'il distingue toujours, lorsque la sant le laisse jouir de lui-mme, ceux qui ont de la probit, de l'humanit, de la vertu, de ceux qui ne sont ni humains, ni vertueux, ni honntes gens ; qu'il est facile de distinguer ce qui est vice ou vertu, par l'unique plaisir ou la propre rpugnance qui en sont comme les effets naturels, il s'ensuit que les animaux forms de la mme matire, laquelle il n'a peut-tre manqu qu'un degr de fermentation pour galer les hommes en tout, doivent participer aux mmes prrogatives de l'animalit, et qu'ainsi il n'est point

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d'me, ou de substance sensitive, sans remords. La rflexion suivante va fortifier celles-ci. On ne peut dtruire la Loi naturelle. L'empreinte en est si forte dans tous les animaux, que je ne doute nullement que les plus sauvages et les plus froces n'aient quelques moments de repentir. Je crois que la fille sauvage de Chlons-en-Champagne aura port la peine de son crime, s'il est vrai qu'elle ait mang sa sur. Je pense la mme chose de tous ceux qui commettent des crimes, mme involontaires, ou de temprament : de Gaston d'Orlans qui ne pouvait s'empcher de voler ; de certaine femme qui fut sujette au mme vice dans la grossesse, et dont ses enfants hritrent ; de celle qui dans le mme tat mangea son mari ; de cette autre qui gorgeait les enfants, salait leurs corps, et en mangeait tous les jours comme du petit sal ; de cette fille de voleur anthropophage, qui le devint douze ans, quoique ayant perdu pre et mre l'ge d'un an, elle et t leve par d'honntes gens, pour ne rien dire de tant78

d'autres exemples dont nos observateurs sont remplis, et qui prouvent tous qu'il est mille vices et vertus hrditaires, qui passent des parents aux enfants, comme ceux de la nourrice ceux qu'elle allaite. Je dis donc et j'accorde que ces malheureux ne sentent pas pour la plupart sur-le-champ l'normit de leur action. La boulimie, par exemple, ou la faim canine peut teindre tout sentiment ; c'est une manie d'estomac qu'on est forc de satisfaire. Mais revenues elles-mmes, et comme dsenivres, quels remords pour ces femmes qui se rappellent le meurtre qu'elles ont commis dans ce qu'elles avaient de plus cher ! Quelle punition d'un mal involontaire, auquel elles n'ont pu rsister, dont elles n'ont eu aucune conscience ! Cependant ce n'est point assez apparemment pour les juges. Parmi les femmes dont je parle, l'une fut roue et brle, l'autre. enterre vive. Je sens tout ce que demande l'intrt de la socit. Mais il serait sans doute souhaiter qu'il n'y et pour juges que d'excellents mdecins. Eux seuls79

pourraient distinguer le criminel innocent du coupable. Si la raison est esclave d'un sens dprav ou en fureur, comment peut-elle le gouverner ? Mais si le crime porte avec soi sa propre punition plus ou moins cruelle ; si la plus longue et la plus barbare habitude ne peut tout fait arracher le repentir des curs les plus inhumains ; s'ils sont dchirs par la mmoire mme de leurs actions, pourquoi effrayer l'imagination des esprits faibles par un enfer, par des spectres et des prcipices de feu, moins rels encore que ceux de Pascal ? Qu'est-il besoin de recourir des fables, comme un pape de bonne foi l'a dit lui-mme, pour tourmenter les malheureux mmes qu'on fait prir, parce qu'on ne les trouve pas assez punis par leur propre conscience, qui est leur premier bourreau ? Ce n'est pas que je veuille dire que tous les criminels soient injustement punis ; je prtends seulement que ceux dont la volont est dprave et la conscience teinte, le sont assez par leurs remords, quand ils reviennent eux80

mmes ; remords, j'ose le dire, dont la Nature aurait d en ce cas, ce me semble, dlivrer des malheureux entrans par une fatale ncessit. Les criminels, les mchants, les ingrats, ceux enfin qui ne sentent pas la Nature, tyrans malheureux et indignes du jour, ont beau se faire un cruel plaisir de leur barbarie, il est des moments calmes et de rflexions o la conscience vengeresse s'lve, dpose contre eux, et les condamne tre presque sans cesse dchirs de ses propres mains. Qui tourmente les hommes, est tourment par lui-mme ; et les maux qu'il sentira seront la juste mesure de ceux qu'il aura faits. D'un autre ct, il y a tant de plaisir faire du bien, sentir, reconnatre celui qu'on reoit, tant de contentement pratiquer la vertu, tre doux, humain, tendre, charitable, compatissant et gnreux (ce seul mot renferme toutes les vertus), que je tiens pour assez puni, quiconque a le malheur de n'tre pas n vertueux.81

Nous n'avons pas originairement t faits pour tre savants ; c'est peut-tre par une espce d'abus de nos facults organiques que nous le sommes devenus, et cela la charge de l'tat, qui nourrit une multitude de fainants, que la vanit a dcors du nom de Philosophes. La Nature nous a tous crs uniquement pour tre heureux ; oui tous, depuis le ver qui rampe jusqu' l'aigle qui se perd dans la nue. C'est pourquoi elle a donn tous les animaux quelque portion de la Loi naturelle, portion plus ou moins exquise selon que la comportent les organes bien conditionns de chaque animal. prsent, comment dfinirons-nous la Loi naturelle ? C'est un sentiment, qui nous apprend ce que nous ne devons pas faire, parce que nous ne voudrions pas qu'on nous le ft. Oserais-je ajouter cette ide commune qu'il me semble que ce sentiment n'est qu'une espce de crainte ou de frayeur, aussi salutaire l'espce qu' l'individu ; car peut-tre ne respectons-nous la bourse et la vie des autres, que82

pour nous conserver nos biens, notre honneur et nous-mmes ; semblables ces Ixions du christianisme qui n'aiment Dieu et n'embrassent tant de chimriques vertus que parce qu'ils craignent l'enfer. Vous voyez que la Loi naturelle n'est qu'un sentiment intime qui appartient encore l'imagination, comme tous les autres, parmi lesquels on compte la pense. Par consquent, elle ne suppose videmment ni ducation, ni rvlation, ni lgislateur, moins qu'on ne veuille la confondre avec les lois civiles, la manire ridicule des thologiens. Les armes du fanatisme peuvent dtruire ceux qui soutiennent ces vrits, mais elles ne dtruiront jamais ces vrits mmes. Ce n'est pas que je rvoque en doute l'existence d'un tre suprme ; il me semble, au contraire, que le plus grand degr de probabilit est pour elle ; mais comme cette existence ne prouve pas plus la ncessit d'un culte que toute autre, c'est une vrit thorique qui83

n'est gure d'usage dans la pratique : de sorte que, comme on peut dire d'aprs tant d'expriences que la religion ne suppose pas l'exacte probit, les mmes raisons autorisent penser que l'athisme ne l'exclut pas. Qui sait d'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence mme ? Peut-tre a-t-il t jet au hasard sur un point de la surface de la terre, sans qu'on puisse savoir ni comment, ni pourquoi ; mais seulement qu'il doit vivre et mourir, semblable ces champignons qui paraissent d'un jour l'autre, ou ces fleurs qui bordent les fosss et couvrent les murailles. Ne nous perdons point dans l'infini, nous ne sommes pas faits pour en avoir la moindre ide ; il nous est absolument impossible de remonter l'origine des choses. Il est gal d'ailleurs pour notre repos que la matire soit ternelle ou qu'elle ait t cre, qu'il y ait un Dieu ou qu'il n'y en ait pas. Quelle folie de tant se tourmenter pour ce qu'il est84

impossible de connatre, et ce qui ne nous rendrait pas plus heureux, quand nous en viendrions bout ! Mais, dit-on, lisez tous les ouvrages des Fnelon, des Nieuwentyt, des Abbadie, des Derham, des Ras, etc., eh bien ! que m'apprendront-ils ? Ou plutt que m'ont-ils appris ? Ce ne sont que d'ennuyeuses rptitions d'crivains zls, dont l'un n'ajoute l'autre qu'un verbiage, plus propre fortifier qu' saper les fondements de l'athisme. Le volume des preuves qu'on tire du spectacle de la nature ne leur donne pas plus de force. La structure seule d'un doigt d'une oreille, d'un il, une observation de Malpighi, prouve tout, et sans doute beaucoup mieux que Descartes et Malebranche, ou tout le reste ne prouve rien. Les distes et les chrtiens mmes devraient donc se contenter de faire observer que dans tout le rgne animal, les mmes vues sont excutes par une infinit de divers moyens tous cependant exactement gomtriques. Car de quelles plus fortes armes pourrait-on terrasser les athes ? Il est vrai que si ma85

raison ne me trompe pas, l'homme et tout l'Univers semblent avoir t destins cette unit de vues. Le soleil, l'air, l'eau, l'organisation, la forme des corps, tout est arrang dans l'il comme dans un miroir qui prsente fidlement l'imagination les objets qui y sont peints, suivant les lois qu'exige cette infinie varit de corps qui servent la vision. Dans l'oreille nous trouvons partout une diversit frappante, sans que cette diverse fabrique de l'homme, des animaux, des oiseaux, des poissons, produise diffrents usages. Toutes les oreilles sont si mathmatiquement faites, qu'elles tendent galement au seul et mme but, qui est d'entendre. Le hasard, demande le diste, serait-il donc assez grand gomtre, pour varier ainsi son gr les ouvrages dont on le suppose auteur, sans que tant de diversit pt l'empcher d'atteindre la mme fin ? Il objecte encore ces parties videmment contenues dans l'animal pour de futurs usages : le papillon dans la chenille, l'homme dans le ver spermatique, un polype entier dans chacune de ses86

parties, la valvule du trou ovale, le poumon dans le ftus, les dents dans leurs alvoles, les os dans les fluides, qui s'en dtachent et se durcissent d'une manire incomprhensible. Et comme les partisans de ce systme, loin de rien ngliger pour le faire valoir, ne se lassent jamais d'accumuler preuves sur preuves, ils veulent profiter de tout, et de la faiblesse mme de l'esprit en certains cas. Voyez, disent-ils les Spinoza, les Vanini, les Desbarreaux, les Boindin, aptres qui font plus d'honneur que de tort au disme ! La dure de la sant de ces derniers a t la mesure de leur incrdulit, et il est rare en effet, ajoutent-ils, qu'on n'abjure pas l'athisme, ds que les passions se sont affaiblies avec le corps qui en est l'instrument. Voil certainement tout ce qu'on peut dire de plus favorable l'existence d'un Dieu, quoique le dernier argument soit frivole, en ce que ces conversions sont courtes, l'esprit reprenant presque toujours ses anciennes opinions, et se conduisant en consquence, ds qu'il a recouvr ou plutt retrouv ses forces dans87

celles du corps. En voil du moins beaucoup plus que n'en dit le mdecin Diderot dans ses Penses philosophiques, sublime ouvrage qui ne convaincra pas un athe. Que rpondre en effet un homme qui dit : Nous ne connaissons point la Nature : des causes caches dans son sein pourraient avoir tout produit. Voyez votre tour le polype de Trembley ! Ne contient-il pas en soi les causes qui donnent lieu sa rgnration ? Quelle absurdit y aurait-il donc penser qu'il est des causes physiques pour lesquelles tout a t fait, et auxquelles toute la chane de ce vaste Univers est si ncessairement lie et assujettie, que rien de .ce qui arrive, ne pouvait pas ne pas arriver ; des causes dont l'ignorance absolument invincible nous a fait recourir un Dieu, qui n'est pas mme un tre de raison, suivant certains ? Ainsi dtruire le hasard, ce n'est pas prouver l'existence d'un tre suprme, puisqu'il peut y avoir autre chose qui ne serait ni hasard, ni Dieu, je veux dire la88

Nature, dont l'tude par consquent ne peut faire que des incrdules, comme le prouve la faon de penser de tous ses plus heureux scrutateurs. Le poids de l'Univers n'branle donc pas un vritable athe, loin de l craser, et tous ces indices mille et mille fois rebattus d'un Crateur, indices qu'on met fort au-dessus de la faon de penser dans nos semblables, ne sont vidents, quelque loin qu'on pousse cet argument, que pour les antipyrrhoniens ou pour ceux qui ont assez de confiance dans leur raison, pour croire pouvoir juger sur certaines apparences, auxquelles, comme vous voyez, les athes peuvent en opposer d'autres peut-tre aussi fortes et absolument contraires. Car si nous coutons encore les naturalistes, ils nous diront que les mmes causes qui, dans les mains d'un chimiste et par le hasard de divers mlanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la Nature ont fait l'eau pure, qui en sert la simple bergre ; que le mouvement qui conserve le monde a pu le crer ; que chaque corps a pris la place89

que la Nature lui a assigne ; que l'air a d entourer la terre, par la mme raison que le fer et les autres mtaux sont l'ouvrage de ses entrailles ; que le soleil est une production aussi naturelle que celle de l'lectricit ; qu'il n'a pas plus t fait pour chauffer la terre et tous ses habitants, qu'il brle quelquefois, que la pluie pour faire pousser les grains, qu'elle gte souvent ; que le miroir et l'eau n'ont pas plus t faits pour qu'on pt s'y regarder, que tous les corps polis qui ont la mme proprit ; que l'il est la vrit une espce de trumeau dans lequel l'me peut contempler l'image des objets, tels qu'ils lui sont reprsents par ces corps ; mais qu'il n'est pas dmontr que cet organe ait t rellement fait exprs pour cette contemplation, ni exprs plac dans l'orbite ; qu'enfin il se pourrait bien faire que Lucrce, le mdecin Lamy et tous les picuriens anciens et modernes eussent raison, lorsqu'ils avancent que l'il ne voit que parce qu'il se trouve organis et plac comme il l'est ; que poses une fois les mmes rgles90

de mouvement que suit la Nature dans la gnration et le dveloppement des corps, il n'tait pas possible que ce merveilleux organe ft organis et plac autrement. Tel est le pour et le contre, et l'abrg des grandes raisons qui partageront ternellement les philosophes. Je ne prends aucun parti. Non nostrum intervos tantas componere lites. C'est ce que je disais un Franais de mes amis, aussi franc pyrrhonien que moi, homme de beaucoup de mrite et digne d'un meilleur sort. Il me fit ce sujet une rponse fort singulire. Il est vrai, me dit-il, que le pour et le contre ne doit point inquiter l'me d'un philosophe, qui voit que rien n'est dmontr avec assez de clart pour forcer son consentement, et mme que les ides indicatives qui s'offrent d'un ct, sont aussitt dtruites par celles qui se montrent de l'autre. Cependant, reprit-il, l'Univers ne sera jamais heureux, moins qu'il ne soit athe. Voici quelles taient les raisons de cet abominable homme.91

Si l'athisme, disait-il, tait gnralement rpandu, toutes les branches de la religion seraient alors dtruites et coupes par la racine. Plus de guerres thologiques, plus de soldats de religion, soldats terribles ! la Nature infecte d'un poison sacr reprendrait ses droits et sa puret. Sourds toute autre voix, les mortels tranquilles ne suivraient que les conseils spontans de leur propre individu, les seuls qu'on ne mprise point impunment et qui peuvent seuls nous conduire au bonheur par les agrables sentiers de la vertu. Telle est la Loi naturelle : quiconque en est rigide observateur, est honnte homme et mrite la confiance de tout le genre humain. Quiconque ne la suit pas scrupuleusement, a beau affecter les spcieux dehors d'une autre religion, est un fourbe ou un hypocrite dont je me dfie. Aprs cela qu'un vain peuple pense diffremment, qu'il ose affirmer qu'il y va de la probit mme ne pas croire la rvlation ; qu'il faut en un mot une92

autre religion que celle de la Nature, quelle qu'elle soit ! quelle misre ! quelle piti ! et la bonne opinion que chacun nous donne de celle qu'il a embrasse ! Nous ne briguons point ici le suffrage du vulgaire. Qui dresse dans son cur des autels la superstition, est n pour adorer des idoles, et non pour sentir la vertu. Mais puisque toutes les facults de l'me dpendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu'elles ne sont visiblement que cette organisation mme, voil une machine bien claire ! car enfin, quand l'homme seul aurait reu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cur, et recevant aussi plus de sang, la mme raison donne ; que sais-je enfin ? Des causes inconnues produiraient toujours cette conscience dlicate, si facile blesser, ces remords qui ne sont pas plus trangers la matire que la pense, et en un93

mot

toute

la

diffrence

qu'on

suppose

ici.

L'organisation suffirait-elle donc tout ? Oui, encore une fois ; puisque la pense se dveloppe visiblement avec les organes, pourquoi la matire dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la facult de sentir ? L'me n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'ide, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Pos le moindre principe de mouvement, les corps anims auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dpend. Nous ne supposons, .rien ; ceux qui croiraient que toutes les difficults ne seraient pas encore leves, vont trouver des expriences, qui achveront de les satisfaire. 1. Toutes les chairs des animaux palpitent aprs la mort, d'autant plus longtemps que l'animal est plus94

froid et transpire moins. Les tortues, les lzards, les serpents, etc., en font foi. 2. Les muscles spars du corps se retirent, lorsqu'on les pique. 3. Les entrailles conservent longtemps leur mouvement pristaltique ou vermiculaire. 4. Une simple injection d'eau chaude ranime le cur et les muscles, suivant Cowper. 5. Le cur de la grenouille, surtout expos au soleil, encore mieux sur une table ou une assiette chaude, se remue pendant une heure et plus, aprs avoir t arrach du corps. Le mouvement semble-t-il perdu sans ressource ? Il n'y a qu' piquer le cur, et ce muscle creux bat encore. Harvey a fait la mme observation sur les crapauds. 6. Bacon de Verulam, dans son Trait Sylva Sylvarum, parle d'un homme convaincu de trahison, qu'on ouvrit vivant, et dont le cur, jet dans l'eau chaude, sauta plusieurs reprises, toujours moins haut, la distance perpendiculaire de deux pieds.95

7. Prenez un petit poulet encore dans l'uf, arrachez-lui le cur ; vous observerez les mmes phnomnes, avec peu prs les mmes circonstances. La seule chaleur de l'haleine ranime un animal prt prir dans la machine pneumatique. Les mmes expriences que nous devons Boyle et Stenon, se font dans les pigeons, dans les chiens, dans les lapins, dont les morceaux de cur se remuent, comme les curs entiers. On voit le mme mouvement dans les pattes de taupe arraches. 8. La chenille, les vers, l'araigne, la mouche, l'anguille offrent les mmes choses considrer ; et le mouvement des parties coupes augmente dans l'eau chaude, cause du feu qu'elle contient. 9. Un soldat ivre emporta d'un coup de sabre la tte d'un coq d'Inde. Cet animal resta debout, ensuite il marcha, courut ; venant rencontrer une muraille, il se tourna, battit des ailes en continuant de courir, et tomba enfin. tendu par terre, tous les muscles de ce coq se remuaient encore. Voil ce que j'ai vu, et il est96

facile de voir peu prs ces phnomnes dans les petits chats, ou chiens,