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La pensCe de F. Gonseth et le temps dans l’art musical Par Eric Emery Introduction Nos recherches sur 1’Cvolution du langage musical et notre mCditation sur la musique ne datent pas d’hier. Dbs 1951, A l’instigation de Charles Faller - directeur du Conservatoire de La Chaux-de-Fonds -, nous nous engagions dans la mise au point d’un cours d‘acoustique musicale A l’inten- tion des professionnels et des dilettantes. Durant la saison d’hiver 1954, le projet trouvait une premibre rkalisation; les suivantes se sucddbrent d’an- nCe en annCe, A la Chaux-de-Fonds surtout, mais aussi h Neuchhtel et h Bienne. Cependant Ih n’est pas l’essentiel; ce que nous voulons souligner, c’est le r6le et la part que Ferdinand Gonseth a pris lui-mCme dans cette aventure d’ordre intellectuel. Dbs 1958, alors qu’Ernest Ansermet nous encourageait a publier l’essentiel de nos travaux, Gonseth humait l’air avec sa perspicacitk coutumibre et nous incitait h poursuivre la recherche en w e de 1’Claboration d’une thbse. La Gamme et le langage musical parut en 1961 et Dialectica accepta de s’en faire 1’Ccho en 1963 par le truchement d‘un article: Propos sur les fondements de la musique 2. Ce titre n’ktait pas sans rappeler celui du riche ouvrage d’Emest Ansermet: Les Fondements de la musique duns la conscience humaine3 qui fit pas ma1 de bruit et dont maintes pages admirables mCritent d’Ctre lues et relues au fil des ans. Pour sa part, Gonseth ne restait pas inactif; on en tient pour preuve la publication de son livre: Le ProblZme du temps4 et la rCdaction de plu- sieurs articles 5, qui montrent que le philosophe admettait de quitter dans 1 La Gamme et le langage musical, E. Emery; Paris, PUF, 1961. 2 Propos sur les fondements de la musique, E. Emery; in Dialectica, 16,4, 1963. 3 Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, E. Ansermet; Neu- chltel, La Baconnitre, 1961. 4 Le ProblPme du temps, F. Gonseth; Newhiitel, Le Griffon, 1964. 5 Pour faire mieun comprendre: a Le ProblPme du temps B, in Studia Philosophica, 1965; L‘Homo phenomenologicus, in Dialectica, 19, 112, 1965; L‘Apport de la colori- Dialectica Vol. 31, No 1-2 (1977)

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Page 1: La pensée de F. Gonseth et le temps dans l'art musical

La pensCe de F. Gonseth et le temps dans l’art musical

Par Eric Emery

Introduction

Nos recherches sur 1’Cvolution du langage musical et notre mCditation sur la musique ne datent pas d’hier. Dbs 1951, A l’instigation de Charles Faller - directeur du Conservatoire de La Chaux-de-Fonds -, nous nous engagions dans la mise au point d’un cours d‘acoustique musicale A l’inten- tion des professionnels et des dilettantes. Durant la saison d’hiver 1954, le projet trouvait une premibre rkalisation; les suivantes se sucddbrent d’an- nCe en annCe, A la Chaux-de-Fonds surtout, mais aussi h Neuchhtel et h Bienne.

Cependant Ih n’est pas l’essentiel; ce que nous voulons souligner, c’est le r6le et la part que Ferdinand Gonseth a pris lui-mCme dans cette aventure d’ordre intellectuel. Dbs 1958, alors qu’Ernest Ansermet nous encourageait a publier l’essentiel de nos travaux, Gonseth humait l’air avec sa perspicacitk coutumibre et nous incitait h poursuivre la recherche en w e de 1’Claboration d’une thbse. La Gamme et le langage musical parut en 1961 et Dialectica accepta de s’en faire 1’Ccho en 1963 par le truchement d‘un article: Propos sur les fondements de la musique 2. Ce titre n’ktait pas sans rappeler celui du riche ouvrage d’Emest Ansermet: Les Fondements de la musique duns la conscience humaine3 qui fit pas ma1 de bruit et dont maintes pages admirables mCritent d’Ctre lues et relues au f i l des ans.

Pour sa part, Gonseth ne restait pas inactif; on en tient pour preuve la publication de son livre: Le ProblZme du temps4 et la rCdaction de plu- sieurs articles 5, qui montrent que le philosophe admettait de quitter dans

1 La Gamme et le langage musical, E. Emery; Paris, PUF, 1961. 2 Propos sur les fondements de la musique, E. Emery; in Dialectica, 16, 4, 1963. 3 Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, E. Ansermet; Neu-

chltel, La Baconnitre, 1961. 4 Le ProblPme du temps, F. Gonseth; Newhiitel, Le Griffon, 1964. 5 Pour faire mieun comprendre: a Le ProblPme du temps B, in Studia Philosophica,

1965; L‘Homo phenomenologicus, in Dialectica, 19, 112, 1965; L‘Apport de la colori-

Dialectica Vol. 31, No 1-2 (1977)

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une certaine mesure ses terrains de pridilection pour en prospecter dautres; il reprenait d’ailleurs des thbmes dCjB entrevus et explorb par lui, dans Les Mathtmatiques et la rtalitf! 6 notamment. Enfin, grice a la belle contribution d‘Edmond Bertholet: La Philosophie des sciences de F . Gonseth ’, chacun pouvait prendre conscience des largeurs de vue du penseur, touchant l’homme et l’ensemble des problbmes qui se posent B lui.

Dans ce bouillon de culture, nous reprenions nos recherches sur 1’6volu- tion du langage musical et nous dCcidions - avec Gonseth - d’envisager la publication d’un livre consacrC B I’esthCtique musicale dans la collection Dialectica. Dbs 1966, le problbme du temps dans la musique nous hantait et nous nous demandions s’il n’y aurait pas une voie B tracer de ce c6tC-lh; de nombreuses lectures faites A cette Cpoque nous le laissaient entendre tant du cGtC des penseurs que des Ccrivants musiciens.

Cela nous incitait B prendre la mesure de l’ouvrage de Gonseth: Le Pro- blkme du temps; et nous en donnions une analyse assez approfondie dans les colonnes de Dialectica Nous Cvoquions alors 1’idCe que l’apport irrem- plaGable de ce livre pourrait fort bien Ctre mis en Cvidence au terme d’une monographie du temps oh seraient CtudiCes les axvres les plus importantes des penseurs et des savants de tradition gr6co-occidentale qui se sont pen- chCs sur le mystbre de la duke en vue de 1’Clucider si possible. Conjointement, nous portions aussi notre effort vers le problbrne du temps dans l’art musi- cal en essayant de recueillir les tkmoignages comp1Cmentaire.s des esthCti- ciens, des compositeurs, des interprbtes et des chercheurs intrigub par l’acti- vitC musicale sous toutes ses formes; de Pythagore B XCnakis, il fallait pas ma1 de patience pour n’oublier aucune contribution essentielle.

Mais nous Ctions surtout prCoccupC de dtgager pour nous-mCme, et aussi pour autrui, le statut d’ordre mtthodologique qui pQt nous permettre de parler de la musique elle-mCme et non u autour )> d’elle, c’est-B-dire qui nous fit accCder au niveau du musical proprement dit.

Parvenu au terme de notre recherche sur la gamme, aprbs avoir pass6 - en suivant l’ordre historique - par les approches successives offertes

mttrie d une mkthodologie gknkrale de la recherche, in Tagungsband Luzern, 1965; Sur la MCthodologie du calcul des probabilitks, in Dialectica, 19, 314, 1965; Srrarkgie de fondement et stratkgie dengagement, in Dialectica, 22, 314, 1968; La Philosophie ouverte, in Dialectica, 23, 314, 1969, La Morale peut-elle faire Pobjet d’une recherche de caract3re scientifique? in Revue universitaire de Science morale; Haw6 (Belgique), 1969; Morale et mtthode, in Revue citke, 1970; Le Moment Cthique, levain de la mo- rale, in Revue citCe, 1971; Langue et mkthode, in Dialectica, 25, 2, 1971.

6 Les Mathkmatiques et la rkalitt, F . Gonseth; Paris, Lib. sc. et techn., A. Blan- chard, 1936.

7 La Philosophie des sciences de F. Gonseth, E. Bertholet; Lausanne, L‘Age d’Hornrne, 1968.

8 A propos du problPme du temps, in Dialectica, 23, 1 et 2, 1969.

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par l’arithmttique, la physique, l’acoustique physiologique, la psychophy- siologie, la psychologie et la sociologie, nous &ions finalement amen6 l reconnaitre la primaut6 des phCnombnes conscientiels: c’est la conscience musicale, Ccrivions-nous, qui est I’autoritC ultime; c’est elle qui dCcouvre au-dell de la matibre sonore et de ses lois propres, au-dell des rCactions physiologiques et psychologiques de l’auditeur, la qualit6 intrinsbque du message perqu en y coopkant, en lui donnant un sens. Cette conclusion sus- citait la pleine adhtsion de Gonseth, car elle Ctait dQment CtayCe et n’Ctait pas destinte l Ccarter de prime abord les rCsultats divers obtenus par le moyen de la recherche scientifique.

Le statut d’ordre mtthodologique que nous voulions donner l notre nouvelle ttude devait tenir compte de I’expCrience acquise au cours de notre premibre investigation: intervention de la conscience musicale prise c o m e instance decisive dans les choix variCs impliquts par l’activitt du musicien quel qu’il soit - compositeur, interprbte, auditeur. Nous avons donc fait mention de cette preoccupation de mtthodologiste dans Esthttique musicale et philosophie ouverte, article Ccrit l l’occasion du 80e anniversaire de F. Gonseth et paru dans Dialectica 9.

Pourquoi, dira-t-on, Cvoquer cet itinCraire avec tant de dCtails? Parce qu’il montre assez nettement les sources auxquelles nous avons eu l’avantage de puiser avant et au moment de nous engager dans les premibres escar- mouches suscitkes par 1’Claboration de notre ouvrage: Temps et musique lo.

Gonseth a CtC l’un de nos appuis les plus prkcieux; et Dialectica aussi. Au reste, sans doute faut-il le dire, nous avons eu la satisfaction de rCcolter le fruit des derniers travaux de I’imprimeur et de l’tditeur trois rnois avant le decks de notre conseiller. Certaines sections du livre - et tout particulibre- ment le dernier chapitre - ont CtC lues et approuvtes par Gonseth; il a tenu I’ouvrage entre ses mains; il a it6 mis au courant des premiers Cchos.

notre thhse, l qui nous songions sans cesse en progressant dans la recherche et auquel nous nous rCjouissions de rendre homage, n’Ctait plus; ce fut pour nous une vCritable souffrance d’avoir perdu un interlocuteur qui nous aurait probablement compris et stimulC.

En revanche Frank Martin qui avait pris int6rCt

Un statut dordre mtthodologique h la mesure du sujet trait6 Dans l’introduction gCnCrale de Temps et musique, nous avons longue-

ment insist6 sur l’opportunitC de dkgager en quelque sorte, du terrain mCme que nous prospections, le statut d’ordre mCthodologique idoine. Nous dCsi-

9 Esthe‘rique musicale er philosophie ouverte, in Dialectica, 24, 113, 1970. 10 Temps et niusique, E. Emery; Lausanne, L‘Age d’Homme, 1975.

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rions nous hisser au niveau mCme de la musique et des activitis qu’elle met en jeu; il nous fallait prendre conscience d’une exigence: nous Ctions dans une situation analogue B celle ii laquelle Gonseth devait faire face quand il franchissait le seuil de son Ctude: L’Homo phenomenologicus ll. I1 Ccrivait: u Mon projet est ici d‘aller B la recherche du sujet B (cf. p. 40). Le sujet B la recherche duquel nous allions, quant B nous, c’Ctait le musicien; c’Ctait le compositeur, l’interprkte, l’auditeur et l’esthkticien de la musique. Nous avions B les interroger avant de pouvoir dire quoi que ce soit d’tprouvt a propos du temps dans l’art musical.

Gonseth avait dCcidC, eu Cgard B ses vides, de rCaliser son projet par I’intermCdiaire de la structure sans laquelle il n’y aurait pas de vision colo- rte: le corps des couleurs que l’homme est capable de distinguer constitue ce qu’on peut appeler un champ sensoriel. I1 y a d’ailleurs possibilitC d’asso- cier aussi un champ sensoriel B l’oui’e, de mCme qu’8 chacun des organes sensoriels dont dispose 1’Qtre humain; il y a lieu, en outre, de faire intervenir les champs parasensoriels impliquCs par les diverses activites dont l’homme se rend l’agent et le tCmoin: champs parasensoriels ordonnCs B la fois B la vue, B l’oui‘e, au toucher, h la proprioceptiviti, etc.

Pour percer le mystkre de ces champs, Gonseth distinguait deux voies possibles: la voie de l’intimitt et la voie de l’alttrite‘. S’il insistait sur ce point, c’Ctait pour souligner que la seconde englobe la premikre et qu’elle seule lui permettrait de rencontrer avec une certaine garantie de justesse et de gCnCralit6 l’homo phenomenologicus qu’il cherchait. Mais pour mar- cher avec quelque assurance sur cette voie-li, il admettait d’avoir recours B une procidure adCquate et la dCsignait sous le nom de prockdure d’kpreuve et de tkmoignage.

En rapport avec le champ sensoriel propre B la vision, c’est la colori- mCtrie qui se dCvoile avec tous ses tenants et aboutissants; en rapport avec le champ sensoriel propre B l’audition, c’est au tour des caractkristiques de la perception auditive touchant les sons de se dessiner et, en particulier, au tour de la thCorie des gammes de prendre une premibre assise.

De lB, 1’idCe d’essences sensorielles au sens gonsethien du terme, l’idCe d’essences relationnelles, d’essences tmotionnelles, morales, juridiques, sociales . . . ; de lh, 1’idCe de I’orgunon dont le sujet dispose quand il se manifeste comme Ctre-au-monde et comme Ctre-avec-autrui. De 11 surtout, 1’idCe de l’homo phenomenologicus comme seconde somatisation du sujet ; B travers lui, le problhme de la personne est susceptible de prendre toute sa profondeur.

11 Article citC plus haut.

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I1 serait nkcessaire de complCter ces vues, afin de ne pas nous faire une image trop sommaire de ce qu’il faut entendre par essence ou par structure phCnomCnologique selon Gonseth. A cet tgard, on tire un grand avantage B consulter les articles que ce dernier a consacrCs B la morale 12: les structures dont dispose 1’Ctre humain en plein dkveloppement sont toujours en e‘tat d’incomplktude, elles s’affirment peu B peu en obCissant B des programma- tions en Cventail adaptCes aux exigences posCes par l’oeuvre commune B laquelle 1’Ctre-au-monde-avec-autrui est conviC par la sociCtC dont il fait partie. Notamment la formation des essences morales est plurivoque, mais cette pluralit6 n’impose pas le refus &existence B certaines valeurs dont on peut reconnaftre le caracthe inaliinable, en particulier le fait que l’homme - B quelque sociCtC qu’il appartienne - ait B distinguer entre du bien et du mal, du sain et du malsain, du juste et de l’injuste, du beau et du laid . . .

Bref, il apparait que tout &tre normal, appelC B dCployer ses activitis dans la communautC qui l’environne, adopte un certain rkfkrentiel qui le guide dans ses choix; celui-ci est susceptible d’bvoluer quand change le rap- port entre le sujet et la situation d’ensemble dans laquelle il se trouve; de telles mutations s’accompagnent gCnCralement de progrbs dans l’acuiti du jugement et dans la rigueur des comportements; l’enracinement du rCfCrentie1 se rCalise B la fois du c6tC de l’objectiviti et du cat6 de la subjectivitC.

A travers l’horno phenornenologicus, Gonseth voyait se prCciser le pro- blkme de la personne; d&s qu’une connaissance a pris ses contours, Ccrivait- il, la rCflexion philosophique l’enveloppe et se porte au-delh. Or voici que nos regards se tournaient vers la musique, vers un horizon ou les structures de la subjectivitd et surtout l’engagement de la personne qui en dispose, jouent un r61e dicisif par rapport B tout ce qui pourrait tomber sous la juridiction de I’objectivitC. En cette matihe, comme en d’autres, les exigences de rigueur d’ordre mCthodologique vont B 1’extrCme limite de ce que l’on doit imaginer. Nous avions donc B choisir une prockdure d’kpreuve et de ttmoignage qui nous fit marcher sur la voie de I’altCritC et nous permit d’aller le plus loin possible dans l’exercice de l’tcoute et du dialogue. S’agi- rait-il d’une procidure de nature statistique? Nous ne l’imaginions nullement. I1 n’Ctait pas question, en l’occurrence, d’avoir recours B la pratique de I’kchantillon au sens scientifique du terme; il s’agissait de tout autre chose: choisir les grands tCmoins de la tradition gr6co-occidentale 13, restituer le

12 Textes cites plus haut. 13 Nous Ccartions par mCthode les documents pricieux des civilisations autres que

la nBtre, car nous doutions fort d’etre en Ctat de pCn6trer dam le secret des manikres d’agir, de sentir et de penser, d’un ensemble d’hommes riches d’un patrimoine autre que le n6tre. I1 y avait 18, pour nous, une question d’honnetete, et aussi de respect do autrui.

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plus fidblement possible les lignes de force de leur diposition, leur donner la parole selon un ordre objectif, proposer tel essai de synthbse B tel moment pricis, accepter de jouer au mieux le r61e de meneur de jeu en prenant conscience que nous Ctions Bgalement un autre parmi les autres.

Telles Ctaient nos intentions. Quant B la manibre de les rCaliser, il n’y a pas d’autres facons d’en juger que d’aller sur le terrain. Chaque lecteur peut A sa guise prendre acte que nous avons eu recours - pour Cviter 1’Cparpille- ment, l’arbitraire, voire l’kgarement - au garde-fou soigneusement ClaborC et mis A 1’Bpreuve dans maints contextes par Gonseth: principes de rCvisibilitC, de technicitC, de structuralit6 et de solidaritC, au sujet desquels nous n’avons pas A entrer en matikre dans les colonnes de Dialectica 14; nu1 d‘entre nous n’est sen& ignorer la pensCe gonsethienne, surtout lorsqu’elle se situe dans une perspective de nature proprement m6thodologique. Quelques indications cependant: lo l’aptitude B la rCvision rend possible et fructueux les dialogues avec les meilleurs tCmoins de la musique passCe et prBsente; 2” l’exigence de technicit6 nous incite B passer par les chemins variCs menant au musical sans en 6carter un seul sous de fallacieux prktextes; 30 l’idCe que 1’expCrience de la musique puisse se prCsenter sous divers aspects et obCir B plusieurs critbres d’authenticitk rCclame de notre part la pertinence dans les jugements, Cveille en nous le besoin d’entreprendre des synthbses nkcessaires, pose en fait la specificid du musical et refuse toute argumentation par analogie facile avec d’autres secteurs de l’activit6 humaine; 40 enfin, que l’homme soit d’un seul tenant et qu’en tant que tel il tende a construire sans relhche l’unitC de sa per- some a pour implication l’ouverture du champ de la riflexion et demande que le musical soit mis en rapport avec l’humain sous toutes ses forms.

Une voie d’approche choisie parmi d’autres A la fin des entretiens qu’Olivier Messiaen a eus avec Claude Samuel,

celui-ci pose au compositeur francais la question ultime que voici l5: u L’art de l’avenir, comment pourra-t-il se d6gager de la formidable Cbullition de notre prtsent? B A quoi, Messiaen rCpond: u Nu1 n’a le droit de parler de l’a- venir et je serai bien le dernier B vouloir jouer les prophbtes. Je peux seule- ment affirmer que les diffirents courants que nous venons d‘examiner l6 ont

14 Cf. notamment: Pouvoir de l’esprit sur le rkel; Neuchiitel, Le Griffon, 1948; pp. 43 B 45; La GComCtrie et le probl2me de l‘espace; Neuchiitel, Le Griffon, 1945 B 1956; pp. 620 et 621; Stratigie de fondement et stratigie &engagement, article cite; La Philosophie ouverte, article citC.

15 Entretiens avec Olivier Messiaen, C . Samuel; Pans, Ed. P. Belfond, 1967. 16 DodCcaphonisme de Schoenberg, Berg et Webern; musique sCrielle de Pierre

Boulez; recherches rythmiques de Stravinsky; prospections vers la matihe sonore par Varbse; retour ?i la magie duns la musique griice B Jolivet; 6volution des musiques murque‘es par l‘ordre folklorique de Bartbk, de M. de Falla, de Villa-Lobos; Cclosion

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puissamment semi enrichir l’univers sonore, ont provoqu6 une sorte de fu- sion de l’antique division melodie-harmonie (fusion du vertical et de l’horizontaf), mais surtout, et je crois que c’est 1h leur apport capital puisque nous sommes des ktres vivant dans le temps, ils ont impost5 une nouvelfe no- tion du Temps )) (cf. p. 216). Des remarques comme celle-lh donnaient I’alarme et nous nous mimes A creuser le problbme pose pour y voir clair. Mais qu’avons-nous dCcouvert? Une pluralit6 des plus variies d’opinions de musiciens au sujet de cette nouvelle notion du temps; et surtout rien de trbs rigoureux et precis a ce propos. I1 fallait donc nous frayer un chemin en con- sultant, sur ce thbme, d‘abord les penseurs et les savants d‘aujourd’hui aprbs avoir pass6 par la prise de contact avec ceux qui les ont prCcCdCs, de Platon a Kant, a Hegel et a Schopenhauer notamment.

Nous disposions, pour entreprendre ce long travail d’approche, d’un cer- tain nombre de monographies inttressantes, mais lacunaires plusieurs Cgards, h savoir La Notion de temps 1’ de D. Nys qui date de 1925 et qui dCfend hardiment la thbse de la scolastique thomiste, Le Temps18 de J. Sivadjian qui date de 1938 et qui vise h donner une dCfinition de la notion de temps bade sur la thtorie atomique de la matibre et sur la structure fon- damentalement discontinue de l’univers, et enfin L’Evolution de 2a notion du temps19 de Z.Zawirski qui date de 1936 et qui cherche juger de cette Cvolution en s’appuyant sur les critbres de la philosophie classique (th6ories iddalistes ou rCalistes quant h la nature du temps, rCfCrences aux ClCments psychiques ou physiques quant a son origine). D’autres monographies ve- naient s’adjoindre a ces trois, mais sans qu’aucune d‘elles ne nous donnlt pleine satisfaction. Nous devions par consCquent reprendre la recherche B la base et consulter toutes sources utiles, des vieux Grecs aux plus recents chercheurs du XXe sibcle. Donnons ici une fresque h caractbre historique brossCe h grands traits et partons immidiatement des Grecs en laissant de cGtC ce qu’il y aurait a dire de la notion de temps dans les sociCtCs primi- tives zO; voici donc:

Le dip8le permanence-fluence h dCchiffrer chez ParmCnide et chez HC- raclite, le mouvement de la voiite cCleste dont parlent les Pythagoriciens, le

des musiques klectronique et concrPte grlce aux travaux de Stockhausen, de P. Schaeffer et de P. Henry; mise en aeuvre du courant dit muthtmatique dont le maitre incontest6 est Xtnakis; utilisation de l’alkatoire dans 1’6laboration des compositions musicales, sous I’impulsion de J. Cage principalement.

17 La Notion de temps, D. Nys; Pans, Alcan, 1925. 18 Le Temps, J. Sivadjian; Paris, Hermann, 1938. 19 L’Evolution de la notion du temps, Z. Zawirski; Cracovie, Gebethner et Wolff,

20 Cf. les travaux de M. Eliade parus dans la collection IdCes: Aspects du myrhe, 1936.

Mythes, rives et mystPres, et surtout Le Mythe de I‘tternel retour.

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temps de Platon comme imitation mobile de l’Cternit6, le temps d’Aristote comme nombre du mouvement selon l’antkrieur-postirieur, tels sont les re- pbres B fixer en civilisation grCco-latine.

Que la notion d’un temps, Zinkuire ou ponctuel selon les exCgbtes mo- dernes du Nouveau Testament, se soit affirmCe dans les communautts chre- tiennes de notre &re face au Grand Cycle des philosophes antiques; que le temps, chez saint Augustin, se soit pour la premibre fois prCsent6 clairement comme un temps de la conscience humaine; que la scolastique mCdiCvale - islamique (Avicenne), judayque (Maymonide) et chrCtienne (saint Thomas et Suarez) - se soit mise B 1’6cole d’Aristote en vue de dCfinir et de bien dis- tinguer les termes: temps, durte, aevum et tternitt, en les rapportant au mouvement, aux substances, aux Ctres et B Dieu; ce sont lB des esquisses qui caractbrisent assez bien l’histoire de la notion de temps chez les Pikes de 1’Eglise et chez les auteurs du Moyen Age.

Avec Descartes et ses successeurs, on se place rksolument en perspective anthropocentrique: jeu de la pensCe nettement dCcrit par le rationalisme francais du XVIIe siBcle (Descartes et Spinoza dont Leibniz est tributaire); r61e dCvolu, par Locke et l’empirisme anglais (Berkeley et Hume dont Con- dillac s’est inspirk), B la succession des idCes ou des impressions dans l’esprit; distinction faite par Newton entre temps vrai ou mathkmatique et temps vul- gaire ou sensible; il y a dembre ces remarques un climat d’ordre intellectuel B dCcouvrir; les nuances sont B respecter, certes, mais ce qui frappe surtout ce sont les similitudes.

En revanche, les constrastes dominent au XIXe sibcle: la thbse de Kant dfun temps donn6 c o m e forme a priori de l’intuition sensible ne peut que susciter des adhCsions sans rtserve (Hegel et Schopenhauer en particulier) ou des oppositions violentes (Royer-Collard et Guyau, par exemple); or, voici qu’apparaissent dCjB les premiers signes de l’effort de spCcification de la no- tion de temps dont se porteront responsables les chercheurs du X X e sibcle; avec Guyau, Wundt et Mach, c’est le temps en psychophysiologie qui se dC- gage.

Avec Mach, puis avec PoincarC et Enriques, avec Einstein surtout, c’est au tour du temps dans la physique de s’affirmer.

Mais on prCte du mdme coup attention aux travaux critiques des maitres de la pensCe que sont Bergson et Husserl d’abord, Heidegger et Bachelard en- suite, et enfin Gonseth. I1 faudrait pouvoir parler de chacun d’eux sCparCment comme nous le ferons tout B l’heure de Gonseth; montrer pourquoi et com- ment Bergson est amen6 B donner la primauti au temps de la conscience, Husserl B orienter son effort du cBtC de la conscience intime du temps, Heidegger B faire dependre la definition du temps ordinaire - au sens

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artistotClicien du terme - de la temporalit6 du Dasein et de ce qu’il appelle le temps existential, Bachelard h reprendre les thbses bergsoniennes en y rete- nant - comme il dit - presque tout sauf la continuit6 et en dCmontrant que des liens Ctroits demeurent entre les diverses formes que prend la notion de temps quand elle se spkcifie en physique, en biologie, en psychologie et en metaphysique.

Car - nous venons de le noter - les penseurs du XXe sibcle ont CtC aments, par leurs recherches dans les domaines que nous avons CnumCrCs, h dCgager certains aspects jusqu’alors inconnus ou ma1 prospectCs des phCno- mhes temporels. La physique et la thCorie de l’information Ctant citCes, nous pensons 21 Pierre Janet en psychologie, h Minkowski en psychopathologie, h PiCron en psychophysiologie, h Piaget aussi dont les travaux en CpistCmologie psychogCnCtique font autorit6, h Fraisse enfin. Le pensCe thkologique elle- m&me tCmoigne d’une spkcification de la notion de temps nettement caractk- riste; les Ccrits de Cullmann, DaniClou, Bultmann, Mouroux et Barth le prou- vent; et l’on voit que chacun s’exprime h sa manibre selon qu’il manifeste des soucis d’exCgbte, d’historien, de philosophe ou de dogmaticien.

De cette fresque trade cavalibrement, impossible de tirer des renseigne- ments de dCtail; elle ne supporte pas d’&tre regardCe de prbs car le dessin lais- serait apparaitre des lacunes et des discontinuitCs; dCsire-t-on en savoir davantage dans tel secteur, on doit en quelque sorte travailler h une autre tchelle, prendre la loupe, s’armer de documents prCcis, retourner aux sources si possible. Cependant il ressort nettement de notre grossier schCma que la notion de temps a subi une Cvolution qui s’est pr6cipitCe au cours du XXe sibcle; la spkcification et la diversification se sont tellement imposkes qu’on n’utilise plus tout h fait le mCme langage quand on parle en spkcialiste ou quand on s’exprime en homme de tous les jours; les spCcialistes eux-mCmes ne s’entendent plus trbs bien entre eux quand ils viennent d’horizons diffC- rents. Par conskquent, les risques sont grands de dire des sottises; le r61e de l’information devient prtdominant; mais il est Cgalement opportun d’entre- prendre des synthbses. Est-il encore possible de s’employer tout seul h ce genre d’exercice intellectuel 21?

La notion de temps dans le langage quotidien Nous avons not6 - au dCbut de cet article - que nous caressions l’espoir

de montrer, dans le cadre d’une monographie consacr6e h la notion de temps, jusqu’h quel point l’apport de Gonseth h ce sujet est important. Cela faisait pour nous, avant de nous mettre d6libCr6ment h I’ouvrage, l’objet d’un

21 Pour une bibliographie assez complbte des penseurs citCs dam cette fresque, cf. Temps et musique.

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presentiment. Or, dans les faits, nous avons vCrifiC la justesse de nos prCvi- sions bien au-dell de ce que nous pouvions imaginer; car les idCes dCvelop- pCes par Gonseth, non seulement jettent une clartC saisissante sur les travaux de tous ceux qui sont citCs plus haut, mais encore elles nous aident - B notre grande surprise - l poser le probltme si dClicat du temps dans la musique en nous offrant un instrument critique de valeur irremplaCable; nous le vCrifie- rons plus loin.

Faut-il revenir ici sur le livre de Gonseth: Le Problbme du temps? Nous en avons dCjB par16 longuement dans Diulectica 22. Pourtant, afin d’assurer la continuit6 de I’exposC, nous devons rappeler I’essentiel. Gonseth propose une Ctude solidement CtayCe, tant au niveau de l’activitb quotidienne et du langage courant qui l’accompagne que dans le contexte de la connaissance exacte et du discours spCcifiC de l’homme de science ou du penseur quand il rend compte des procCdures requises par le dbveloppement des techniques horloghres.

Montrons trts simplement, mais de fason trop massive l notre grC, de quelle manike Gonseth, en utilisant la prockdure du contexte et en s’ap- puyant sur le principe des acceptions kbauchkes, met en Cvidence six variantes du mot temps 23. Quelles sont ces six variantes?

Sur le versant de la subjectivitk: temps conscientiel dans l’expression le temps me dure, puisque la conscience se rtvtle alors c o m e le lieu 06 la durCe CprouvCe est ressentie mmme une dude qui 6prouveZ4; temps exis- tentiel dans l’expression je n’ai pas le temps, oh l’on retient l’idCe d’une du- rCe like aux formes variCes de l’existence25; temps iddel ou imaginal dans l’expression je songe dbjd au jour d venir, car le temps envisagC ici est avant tout du domaine de l’imagination - mBme si les temps conscientiel et exis- tentiel sont sous-jacents - puisque l’esprit humain le situe dans le futur 26.

22 Cf. A propos du problbme du temps, article citb. En outre I’ouvrage de Gon- Seth est B portbe de main de chacun. Cf. aussi Temps et musique.

23 Proctdure du contexte: juger du mot et de l’acception qu’il doit prendre B la lumi5re du fragment de texte auquel il est intbgrb, pour autant que le sens de celui-ci ne soit pas problbmatique. Principe des acceptions CbauchCes: le mot, vu qu’il est sus- ceptible d’Btre insbrb dans divers contextes, doit Etre consid6rb comme ouvert h des acceptions varibes dont la dbtermination est B chercher dans des champs d’activites prbcis et non au niveau d’une connaissance dite achevbe.

24 Par temps conscientiel, on entend aussi bien celui de Laplace (il est pour I’Btre humain l’impression que l a k e dans la mbmoire une suite d’bvbnements dont on est sar qu’ils ont btb successifs) que celui de Bergson (il est offert la conscience humaine sous la forme d’une d u d e qu’il faut envisager comme une donnbe immidiate que I’on sent, que I’on vit).

25 Bossuet fait allusion B ce temps lorsqu’il dit de I’homme tout entier, non seule- ment 6tre moral ou Btre physiologique, qu’il est dkpendant d’un temps qui fuit d‘une course prbcipitbe et irrbvocable.

26 Condillac fait emprunt B cette variante quand il bcrit: I’homme ne juge de la durbe que par la succession de ses idbes.

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Sur le versant de I’objectivitC: temps cosmique dans l’expression le temps s’kcoule, ou se trouve impliqute une sorte d’entitC dont l’existence ne doit rien a personne 27; temps relationnel dans l’expression de Pascal je le croyais en retard, il se croyait en avance; la cloche de midi nous mit d’accord, car le rep6re horaire - mkme imprCcis - dtfinit un temps de coordination au- quel le moi se rapporte en vue d’Ctre et d’agir avec autrui 28; temps inttggrt, hautement objectif dans I’expression il est huit heures d l‘observatoire chronomttrique de Neuchdtel, au nom duquel le jugement temporel n’est plus livrC a l’arbitraire ou aux fluctuations de la subjectivitb 29.

Comme cas particulier du temps intCgrC, nous utilisons souvent le temps mesure: cet athlbte a parcouru telle distance en I I secondes.

On pourrait croire que Gonseth, en proposant ces distinctions utiles, se soit apprgte a construire un arbre lexicographique du mot temps et h lui ad- joindre l’arbre logique des notions correspondantes. I1 n’en est rien; le pen- seur est trop conscient que, derrikre une telle construction de I’esprit, il y au- rait a decouvrir une structure qui rende justice des aspects complbmentaires du mot. Par exemple, sur le versant de la subjectivitk, il n’y a pas de raison d’attribuer la primautt absolue B l’une plut6t qu’h l’autre des trois variantes. Le langage courant ne les utilise-t-il point avec une grande souplesse dans des phrases comme celle-ci: il m’a sujfi d’un instant pour revivre cefte longue journee? On y trouve rCunis les temps conscientiel, existentiel et idCel. De mEme: h6tons-nous, le temps fuit et il nous est mesurt, oh l’on discerne a la fois le temps cosmique et intCgrC du c6tC de l’objectivitk mais aussi une maniere de le ressentir subjectivement.

Ainsi l’homme fait quotidiennement usage du pouvoir synthktique du langage; il est conduit a opposer des significations, a les identifier, A les superposer, a les projeter les unes dans les autres. A cet effet, il sait user avec dexteritC des instruments d’ordre conceptuel que sont l’adverbe et le verbe.

27 Lhomme du quotidien utilise souvent cette variante; il dit: le temps vient B nous, i l dttruit tout sur son passage, il est conservateur lorsqu’il devient histoire, il peut etre crtateur, on doit le laisser faire son oeuvre. Pierre Janet s’est ClevC violemment contre cette maniere de s’exprimer: c’est l’homme qui dCtruit, Ccrit-il, c’est lui qui conserve, c’est lui qui crie.

28 Heidegger donne i cet aspect du temps une importance capitale; c’est pour lui le temps du souci et de la prtoccupation du Dasein quand celui-ci se manifeste comme itre-au-monde-avec-autrui; c’est un temps pour ceci ou pour cela. A partir de cette variante, on comprend qu’on puisse aboutir par effort de nivellement au temps aristo- ttlicien.

29 Piiron, dont les Ctudes tendent ?i dtpeindre avec prCcision le patron temporel auquel I’itre humain peut se rCfCrer dans ses Cvaluations des durdes breves, souligne le fait que l’homme est apte B construire un Ctalon intellectualist en traduisant sans peine des unit& physiologiques individuelles en unitis conventionnelles et valables pour tous.

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Exemple l’appui: il a plu, mais bientBt le soleil brillera; tu t’ennuies, mais bientbt tu te retrouveras plein &entrain, oa bientbt portant sur un temps objectif puis sur un temps subjectif associe les deux perspectives 30.

Nous insistons donc - et la lecture des notes inframarginales est im- portante a cet Cgard: Dans la conclusion de son Ctude sur le temps dans le langage courant, Gonseth ne craint pas de tromper l’attente de son lecteur qui pensait que l’occasion serait saisie de dCgager une dCfinition gCnCrale de la notion de temps, susceptible de servir de garantie a toutes les acceptions pos- sibles, allant du temps conscientiel au temps intCgrC. (( Notre analyse, Ccrit-il, n’a cependant pas rCpondu a cette attente. Elle n’a pas rencontrC de subs- tance discursive correspondant a une notion gCnCrale de cette nature. Ce qu’elle a dbcouvert, ce que le langage a offert a sa recherche, c’est tout un Cventail d’emplois du mot temps et tout un spectre de significations cor- respondantes. Certes ces significations ne se prdsentent pas toutes disjointes et sans relations les unes avec les autres. Les emplois dans lesquels elles sont fondCes ne restent pas Ctrangers les uns aux autres. Le discours les unit, les accorde, les coordonne, les unifie. Mais cette unification ne se fait pas sous la direction d’une notion gCnCrale dont le discours disposerait par avance >)

(cf. p. 135). Constat d‘incomplCtude du langage courant? Oui; mais du msme coup, invite adressCe a l’homme a forger des langages spCcifiCs, destinCs a rC- pondre des champs d‘activitC ou se manifestent des liens plus stricts associant 1’idCe de temps au moi et au monde. I1 existe maints contextes oii le discours quotidien n’est plus adCquat: physique, psychologie, thCologie, mktaphy- sique . . .

La notion de temps dans la connaissance exacte L‘intCr&t majeur de la deuxikme partie de l’ouvrage de Gonseth A i d e en

ceci que la notion de temps est situCe dans le domaine hautement spCcifiC de la connaissance exacte. I1 est avCrC que sous cette juridiction le savant fait su- bir au langage une Cpreuve &engagement; pour franchir les seuils de prCci- sion et d’interprktation dont la science du XXe sikcle se porte garante, il doit amCnager des moyens de contr6le affinCs pour Bviter a tout prix les mots qui sonnent creux de m&me que les dbveloppements fondis sur l’arbitraire. Ainsi en sera-t-il notamment de tout ce qu’il fera ou dira pour servir la cause de la recherche horlogike.

30 Gonseth ne veut pas faire ici Oeuvre de linguiste. Mais il montre bien que I’homme utilise le langage quotidien sans aucune rigidit6 lorsqu’il cherche B rendre compte de I’aspect temporel de ses expiriences journalibres. Les instruments d’ordre conceptuel que sont I’adverbe et le verbe - dont nous venons de parler - lui sont des plus prtcieux. Voir par exemple les constellations d’adverbes amorGant fort bien I’btude du temps mathtmatique: jusqu’ici, maintenant, dbormais ou auparavant, alors, ensuite ou encore hier, aujourd’hui, dernain. Voir 6galement du cat6 du verbe: les

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Le savant aura besoin d’un temps mathtmatique diiment d6fini dans l’horizon idCel que nu1 n’ignore 31. Dans cet horizon idCel, le thtoricien construit le continu temporel en le considkrant comme l’ensemble des instants prCcis dot6 de sa relation d’ordre, de sa mCtrique et du groupe continu de ses applications sur lui-m&me. I1 le conqoit h la manikre du gCom&tre forgeant le continu gkomCtrique. On voit dks lors que les deux continus obtenus - l’un porteur de durCes et l’autre de distances - sont des modkles d’un unique continu arithmktique dont les ClCments ne sont revetus d’aucune spCcificitC; mais il n’en demeure pas moins que la notion de durCe et celle de distance, investies toutes deux de leurs significations particulikres, sont irrkductibles l’une a l’autre 32.

Mais le savant engagk dans la recherche horlogkre, le physicien de la phy- sique exPCrimentale, ne peut se contenter de l’instrument que constitue le temps mathkmatique. Quand il met en Oeuvre la succession des procidures - qu’il n’est pas nkcessaire de prCciser en ces lignes - qui vont lui permettre de maitriser la mesure de la durCe en passant d’un seuil de prCcision it tout autre, il a recours a un aspect du temps fort bien connu de chacun: le temps optra- tionnel. Ce que l’on ignore en revanche, c’est que le mouvement de spCcifica- tion qui fonde ce temps-la se heurte dks le dCpart l’obstacle des prCalables, aussi bien du cGtC de l’observation que du cGtC du langage. Du cBtC de l’observation, car 1’Cvidence sensible prend une part obligCe h la mise au point de n’importe quel dispositif expirimental de mesure. Du c6tC du lan- gage, vu que celui-ci se trouve inform6 - au niveau mCme du sens commun - des rksultats que le physicien s’applique a obtenir. Cependant nous ne

temps de la conjugaison j’aime, j’aimai, j’aimerai; les modalitts que voici i l me dit: je pars, je l‘entends encore me dire: je pars, je m’apprgte ci l‘entendre dire: je pars; enfin les divers aspects du verbe, exprimt au prtsent: je pense, donc je suis (prtsent intemporel), le train part (prtsent instantant), le batenu part tous les jours d midi (prbsent de la ripitition), deux et trois font cinq (prtsent de l’Cnonc6 mathtmatique), le tn2tre vnut cent centim2tres (prtsent de la norme) . . .

31 II n’y a pas, pensons-nous, meilleure maniitre d’tvoquer cet horizon en notant que I’adverbe rnnintenant se pr&te B des significations varites: le maintenant conscien- riel se prisente B la conscience avec une tpaisseur de durCe tres extensibre selon les circonstances (cf. Heidegger: maintenant dtsigne tant6t cet CtB; tant6t la d u k e qui stpare la fin et la reprise du travail, tantat I’instant oh I’enfant reGoit sa punition. . .); le maintenant expirimentnl est mesurt de nos jours avec une prtcision qui est hors de portte de la conscience vtcue et qui n’a plus grand rapport avec les multiples cons- tantes temporelles de l’organisme humain signaltes par le psychophysiologiste ou le neurophysiologiste (cf. Pitron); le maintenant rnathe‘matique n’est ni conscientiel, ni expbrimental, puisqu’il est propost par l’imagination comme un instant prtcis ou ponc- tuel; il n’a plus d’tpaisseur.

32 Gonseth signale donc que, lorsque le mathtmaticien s’octroie le droit d’axioma- tiser le continu temporel, il doit distinguer deux plans &abstraction: le plan de l’axio- matisation strrrcturante et celui de I’axiomutisation sche‘matisante; 18, les formes intui- tives sont Ccarttes; ici, elles sont conservtes. On insiste sur ce point afin de prtvenir toute objection ancrte sur I’analyse critique de Bergson.

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voulons pas trop insister sur I’aspect strictement mCthodologique que la recherche du savant met en Cvidence. I1 y aurait trop a dire 33.

Restons toutefois sur le terrain des prockdures mises a contribution en vue d’atteindre les mesures de prCcision sans cesse plus exigeantes. Ne voit-on point le chercheur-technicien faire appel 1 de multiples efforts d’imagination pour &tre en Ctat de gagner, a chaque invention dbcisive, un nouveau seuil de rigueur? Et si I’on est dCterminC a examiner les choses de prks, on constate surtout non sans Ctonnement que le savant utilise avec une libertC sur- prenante aussi bien le temps mathe‘matique et le temps opkrationnel qu’une variante inattendue: Gonseth la dCsigne sous le nom de temps intuitif et il la place - en vue de 1’Ctudier - sous l’bclairage trks particulier mais rCvClateur de I’horloge inttrieure des abeilles: un temps, prCcise-t-il, auquel notre cons- cience est ouverte. Ni conscientiel, ni existentiel, ni idCel, le temps intuitif est cependant a chercher sur le versant de la subjectiviti; il se prCsente au niveau de la vie courante comme une synthkse des trois variantes CvoquCes ici. Et ce qui frappe singulikement, c’est le fait que ce temps de synthkse de I’activitC quotidienne 34 puisse donner, de la grandeur des intervalles temporels, des garanties de justesse telles qu’en pratique les techniques horlogkres ne les rkcusent point.

Pour ce qui concerne notre problkme, la grande legon A tirer de la deuxibme partie de l’ouvrage de Gonseth se resume en quelques lignes. On se serait attendu A ce que la spCcification des aspects de la notion de temps dans le contexte exigeant de la connaissance exacte s’accompagnbt d’une possi- bilitC de mettre chacun d’eux au bCnCfice d’une autonomie totale. Caracti- risation affinCe, oui; mais non dCgagement complet de l’un ou de l’autre par rapport l’ensemble qu’ils constituent. A cet Cgard, le temps mathkmatique et le temps opkrationnel sont tous deux dCrivCs du temps intuitif; le premier se spCcifie par prkdominance de libertC imaginative de I’esprit thCorique; le second s’affirme dans le cadre de la recherche experimentale; mais les reprC- sentations intuitives demeurent sous-jacentes dans I’un et I’autre des cas.

33 I1 faudrait en particulier montrer que les preoccupations de Gonseth-mCthodo- logiste prennent en charge celles de Mach, de PoincarC et d’Enriques - pour ne citer quc quelques noms -, lorsqu’il s’efforce Ctape aprts itape de dtgager les problemes posts par le recours successif aux instruments de mesure que sont le sablier, la clep- sydre, I’horloge-tourniquet, le metronome impost5 par la norrne du mouvement de la voDte celeste, le pendule enfin. I1 faudrait Cgalement faire les pauses necessaires au moment on Yon aborde l’ttude du temps des CphCmCrides, du temps de I’horloge B quartz et du temps de I’horloge atomique (Einstein, Heisenberg, J.-L. Destouches et d’autres seraient ?i consulter).

34 Pitron en a fait une etude trts approfondie et a lev6 bien des mefiances et des hesitations ?i son sujet.

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Bien plus, la mise au point des horloges de haute prCcision exige impirieuse- ment le recours a des mCthodes mixtes oh se trouvent associCs les donnCes de I’intuition, le jeu efficace de I’expCrimentation et I’apport caractiris6 de la sptculation rationnelle; les mesures de durCe qui en rksultent sont placCes sous le signe d’un temps de synthkse.

La notion de temps chez les penseurs et les savants de tradition greco-occidentale

L’instrument critique, ainsi ClaborC par Gonseth, parait seduisant. Encore faut-il veiller a ne pas I’envisager comme un systkme figC, comme une sorte de grille contraignante, comme un appareil dkfinitivement mis au point et ne laissant plus aucun jeu aux mouvernents dialectiques nCcessaires B toute vie de I’esprit. Avant d’utiliser a des fins spCcifiques cet instrument prCcieux pour pCnCtrer avec une certaine assurance dans le domaine de l’art musical, nous allons essayer de montrer que Gonseth nous donne une clC efficace pour ddchiffrer les diffkrentes thkses dCfendues au cours des sikcles par les pen- sews et les savants de notre tradition. Cette section est a considCrer dans une perspective moins stricte que celles qu’impliquent les autres parties de l’ex- posC. I1 faudrait en effet s’employer ?I prCciser chaque point en Ctayant nos dires A I’aide des textes m&mes des auteurs sollicit& Laissons A chacun le soin deffectuer pour h i tout travail de contr6le jug6 nCcessaire. Et surtout, admettons de prCsenter ce qui suit non sans fermetC mais en demandant au lecteur d’assouplir ou de spCcifier ce qui mCrite de I’&tre. Acceptons enfin de reprendre quasi textuellement ce que nous avons Ccrit dans Temps et mu- sique 35.

Chez chaque auteur, de Platon a Fraisse, nous retrouvons les variantes signalCes par Gonseth et non point d’autres franchement caractCriskes; cer- taines prennent le pas sur les autres; souvent il y a primautC de I’une d’elles, soit qu’elle serve de fondement aux autres, soit qu’elle se prCsente comrne I’aboutissement r&vC. Si l’on veut bien rester schkmatique, voici les exemples qui mettent en jeu les variantes situCes sur le versant de la subjectiviti:

Le temps ide‘el est dominateur chez Platon, Descartes, Spinoza, Locke, Newton, Kant, Hegel, Schopenhauer; la liste n’est pas limitative; mais alors que chez Platon, Kant, Hegel et Schopenhauer, le temps idCel est a considkrer comme le fondement par excellence, chez Descartes et chez Locke il prend son assise sur le temps existentiel et conscientiel; chez Spinoza, il est mis en Cvidence par rapport a I’CternitC de la chose Cternelle d’une part, et par rap- port au temps existentiel des objets de la nature et du corps humain d’autre

35 Cf. pp. et sq.

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part; chez Newton, le temps idCel retenu est le temps vrai ou mathkmatique par opposition au temps apparent ou vulgaire.

Le temps existentiel prkdomine chez Aristote, Avicenne, Mai‘monide, saint Thomas, Suarez, Nys; il dCbouche sur un temps idCel, mais aprbs coup; 1’CventualitC d’un temps conscientiel fait l’objet d‘un dCbat chez Aristote.

Le temps conscientiel prend la premibre place chez saint Augustin, Berke- ley, Condillac, Bergson; mais chez saint Augustin et chez Bergson cette pri- mautC est accordte dans l’absolu; chez Berkeley, le temps conscientiel est le seul auquel l’esprit humain puisse accCder et les notions de temps existentiel et de temps idtel sont probltmatiques; chez Condillac, il n’est question que d‘une priorit6 d’ordre psychogCnCtique. On note qu’en thCorie de l’informa- tion, le temps conscientiel est aussi B l’honneur; mais il est dCfini de telle ma- nibre qu’on puisse lui prCter une mesure.

Chez beaucoup d’auteurs les temps conscientiel et existentiel s’kpaulent l’un l’autre et permettent B l’homme de construire un temps idCel: Royer-Col- lard, Guyau, Wundt, Mach, Enriques, Janet, Minkowski, PiCron, Piaget, Fraisse; chez Royer-Collard, le temps idkel est le temps mathkmatique de Newton; chez Guyau et chez Wundt, il conserve dans une large mesure les propriCtCs que lui lbgue en quelque sorte le temps conscientiel; chez Mach, le temps idCel est considCrC comme une abstraction et le temps absolu de New- ton est mis au pilori; pour Enriques, il est possible de d6finir un temps idCel (ou une horloge) prCposC B la mesure du temps sans s’Cloigner trop des don- nCes sensorielles et singulikrement des sensations rythmiques et motrices; Ja- net, quant il lui, aime A distinguer le temps existentiel et le temps conscientiel, le premier ayant une priorit6 psychogCnCtique sur le second; il faut, dira-t-il, Cviter de faire du temps idCel un absolu du type temps destructeur, temps conservateur ou temps crCateur; selon Minkowski, le temps id6el est un temps qui a subi l’effet de rationalisation dO au travail de la mCmoire et en tant que tel il n’intCresse que peu le psychiatre; pour PiCron, l’homme Clabore un temps idCel parce qu’il en a besoin dans sa vie de relation avec autrui mais il veille en le construisant a s’ancrer sur les donnCes sensorielles dont il dispose; enfin, si Yon veut bien passer sous silence les ClCments du dCbat entre Piaget et Fraisse, on note que l’un et l’autre accordent aux temps existentiel et cons- cientiel une priorit6 psychogknttique sur le temps idCel, lequel n’est acquis chez l’homme qu’au moment ou il est parvenu A le rendre opkratoire, ii remonter ou A redescendre son cours par la penske, a le scuumettre ii l’aeuvre de la rkversibilitk.

Notons en passant que PoincarC, dans sa construction du temps idtel dont usent les thioriciens de la physique, s’appuie A la fois sur un temps conscien- tie1 et sur le temps idCel kantien. Einstein, pour sa part, s’il emploie dans ses

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thiories un temps idCel mathCmatique et opkrationnel, n’oublie pas que ce temps n’est pas sans rapport avec le temps conscientiel que donnent les sens.

On pourrait discuter chaque point, tant il est vrai que la notion de temps ripond a ce spectre de significations auquel Gonseth fait allusion et que I’es- prit de finesse redoute de traiter par prisme de dispersion. Cela apparait dija chez Leibniz et chez Hume. Le premier refuse de dissocier les divers aspects du temps; il accepte le possible et l’existant; et c’est pourquoi dans son Ctude sur le temps il se livre a un jeu dialectique entre temps existentiel et temps conscientiel d’une part, temps idCel de l’autre. Le second, faisant valoir con- jointement impressions sensibles et idkes de I’imagination, considkre simul- tankment temps conscientiel et idCel.

E t qu’en est-il des travaux de Husserl et de Heidegger? Dans la con- science intime du temps selon Husserl, les aspects existentiel, conscientiel et idCel ne sont pas s6parCs les uns des autres bien qu’on puisse les distinguer parfois le long du chemin; quant au temps existential de Heidegger, il est a la fois existentiel et conscientiel puisqu’il se d6gage de la temporalit6 du Da- sein; promu temps relationnel - cette variante est nettement caractkrisCe dans Sein und Zeit -, il se mue en un temps idCel sans jamais cesser d’&tre existentiel. Reste Bachelard; chez lui, dirons-nous, se dCploie un jeu dialec- tique entre temps conscientiel et temps idCel sur la trame offerte par le temps existentiel.

Nous pourrions Cgalement nous engager dans l’ktude des variantes dites objectives a travers nos auteurs; mais 18 encore il conviendrait d’entrer dans maints ditails pour ne pas tomber dans une vision schCmatique et grossikre des choses, d’autant plus que tous parlent du temps en se plaCant d’abord sur le versant de la subjectivitk avant de dire ce qu’ils entendent par temps cos- mique ou temps dont I’existence ne doit rien personne, par temps rela- tionnel et par temps intkgrk ou mesurC.

Ainsi, en ce qui concerne le temps cosrnique qui est un temps considirk comme une entitk en soi, certains le rapprochent du temps existentiel: Aris- tote, saint Thomas, Suarez; d’autres l’associent a un temps idkel: Platon, Spi- noza, Locke, Newton, Condillac, Hegel, Schopenhauer; d’autres encore en parlent a partir d’un temps conscientiel: saint Augustin, Berkeley, Royer-Col- lard, Guyau, Wundt, Bergson, Minkowski, Piaget, Fraisse. Par conskquent, ce temps posC inconditionnellement est loin de rCpondre une dkfinition univoquement dCterminCe; a peine peut-on dire qu’il est objectif, ou du moins son objectivitk est loin d’6tre garantie par I’usage qu’on en ferait dam la re- cherche scientifique. Certains penseurs tvitent de le faire intervenir dans leurs analyses, voire lui pr&tent une existence purement verbale ou I’introduisent

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comme simple postulat commode: Locke, Condillac, Berkeley, Royer-Col- lard, Guyau, Wundt, Piaget et Fraisse; Leibniz en parle c o m e d’une simple possibilitC idhale; d’autres refusent expresstment d’en faire un absolu et de- mandent qu’on Cvite d’en user: Mach, Enriques, Einstein, Janet.

Rares sont les auteurs qui ont par16 explicitement d’un temps relationnel. Nous avons dit tout B l’heure que Heidegger lui fait une place dans Sein und Zeit: le Dasein, en tant qu’&tre-au-monde-avec-autrui, a recours B un temps commun ii tous; ce faisant, il accepte de niveler son temps originel pour stre en mesure de mettre son activitC en accord avec celle des autres; ce temps relationnel demeure un temps qui rtpond 2 l’intentionnalitb du Dasein, c’est un temps pour ceci ou pour cela; il serait donc malencontreux de dire que ce temps est objectif ou subjectif au sens classique des termes; il est B la fois ob- jectif et subjectif; il constitue une &ape par laquelle l’homme accepte de pas- ser avant de dCfinir le temps au sens aristotClicien et d’entrevoir la notion de temps mesurC. PiCron introduit, lui aussi, l’idie d‘un temps relationnel: il le fait pour de tout autres raisons. I1 remarque que les apprCciations temporelles varient d’un individu ii l’autre; il note ainsi que l’homme vivant en sociCtC ad- met de se soumettre B des normes conventionnelles stables, ?i des Ctalons col- lectivement adoptbs; de 1$, l’blaboration d’Cchelles homogknes et extCrieures auxquelles chacun accepte de se rCfCrer dans sa vie et dans ses activitCs com- munautaires.

La dernikre variante, le temps intkgrb et notamment le temps mesurk, trouve place dans la plupart des textes retenus; il ne nous apparait pas nCces- saire de revenir sur ce point, sinon pour signaler que d’aucuns n’ont pas tou- jours su parfaitement distinguer les propriCtCs mCtriques du temps de ses au- tres propriCtCs. Certains ont mis le temps mesurC au bCnCfice d’un temps idCel ou d’un temps spatialid; d’autres ont pris soin de le dCfinir B partir de l’acte auditif et de I’activitC de la conscience.

Une constatation s’impose: les savants et les penseurs, qui ont abordk d’une manibre ou d’une autre certains aspects du problbme du temps, sont parvenus h mener des recherches qui se sont de plus en plus sp6cifiCes au cours des XIX” et XXe sikcles en usant quasi exclusivement des matCriaux d’ordre conceptuel que le langage courant leur offrait, et plus particulikre- ment des six variantes mises en Cvidence par Gonseth. La sp6cificitC de leurs travaux tient d’une part aux difftrents types de procCdures auxquels ils ont dCcidC d’avoir recours et d’autre part ii une manikre propre dindrer les mots d’usage courant dans des contextes intkgrants originaux. I1 nous est toutefois permis de constater B travers l’ensemble des tbmoignages recueillis qu’aucune des six variantes engagCes en quelque sorte dans cette expCrience skulaire ne mCrite qu’on lui accorde la primautk sur les autres; elles participent ensemble

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La Pensie de F. Gonseth et le temps dans l’art musical 83

au jeu dialectique d’opposition et d’identification que le chercheur met en axvre pour prospecter le domaine qu’il ouvre devant h i ; les diverses ma- nieres dont ce jeu dialectique est men6 ne sont jamais stCrCotypCes, leurs varidtds montrent prCcisCment qu’il y aurait pCril a faire valoir une et une seule dCfinition gCndrale de la notion de temps devant laquelle tous auraient a s’incliner. I1 apparait toutefois que l’homme, dans les champs de spkcification variCs de la recherche oh l’idde de temps joue un rble d’une certaine im- portance, parvient alors a dkgager telle ou telle propridtk dont les contours Ctaient auparavant moins clairement dClimitCs. A cet Cgard, la deuxibme par- tie de l’ouvrage Le ProblBme du temps, ou Gonseth oriente son Ctude dans le secteur de la connaissance exacte et des performances horlogbres, est a con- sidCrer comme un modkle du genre: ce sont les propriCtCs mCtriques du temps qui sont mises en dvidence avec beaucoup de soin.

Bref, il serait intdressant que d’autres spkcialistes que Gonseth (physiciens de la relativitC ou de la mCcanique quantique, informaticiens, psychologues, mCdecins pathologistes, connaisseurs en matibre d’CpistCmologie psychog6 nCtique, sociologues, historiens, voire thCologiens) veuillent bien se livrer a des recherches du m&me type que celles-ci pour voir si l’instrument critique constituC par les six variantes gonsethiennes rend service et, si oui, sous quelle forme spkcifique. Nous avons tent6 de le faire dans le domaine de la musique, mais en nous efforGant de prendre toutes les prkcautions d’ordre mCthodologique qu’imposait l’ensemble de notre projet; nous aurons le loisir d’en parler en fin d’expost.

La notion de temps dans l‘art musical

Arm6 donc de l’instrument critique que forment ce que nous appellerons par la suite les variantes gonsethiennes de la notion de temps - h considkrer, il faut le rCpCter, non comme des pibces dCtachCes mais comme des sortes de noyaux de condensation sur le spectre de ces variantes, sous-tendu qu’il est par les pbles de la subjectivitk la plus affirmCe et de I’objectivitC la plus stricte -, nous allons porter notre effort vers le problbme du temps tel qu’il se pose dans l’art musical. Mais au prCalable, il est nCcessaire que quelques Cclaircissements soient donnCs, sinon le lecteur croira que nous voulons obli- ger le musicien porter sur ses Cpaules et sur son corps tout entier un habit de forqat. Nous sommes 2 mille lieues de songer a une entreprise aussi dCrai- sonnable que celle-la.

I1 est utile de savoir que parmi les thkoriciens et les praticiens actuels de la musique et de son langage spCcifique (musicologues, pidagogues, psycho- logues, informaticiens, sociologues, et j’en passe, compositeurs, interprbtes et auditeurs), certains ont cCdC ICgitimement l’envie de considkrer le problbme

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du temps dans l’art musical comme ayant des caractkristiques tout & fait particulikres 36. 11s ont utilisk, pour prendre acte de ce fait, l’expression maintenant consacrCe - voire malheureusement trop consacrke, pour ne pas dire figCe - de remps musical. Or voici que par cette expression chacun y est all6 de son opinion et de sa thdorie personnelle. Qu’il s’agisse de Koechlin, de Delacroix, de Mercier, de Souvtchinsky et de Stravinsky et de Gis&le Brelet, d‘Adorno, d’Ansermet, de Stockhausen, de Boulez, chacun dkfend une thkse contre celles des autres. Le pauvre profane y perd son latin. Une Ctude, & ca- ractkre historique, montre cependant que les anciens, comme les modernes dont nous venons de rappeler les noms, comme enfin Bachelard, Bayer, Fan- cks, Teplov, Frank Martin, Schaeffer, Messiaen, XCnakis, s’accordent quasi tous sur un point: le temps dans la musique prksente un triple aspect, senso- riel, affectif et mental. De la, d’ailleurs, surgissent d’autres dCbats et d’autres disaccords fondamentaux: le sentimentalisme de Herder opposk l’intel- lectualisme de Riemann, Combarieu, Dauriac, Ch. Lalo; l’expressionnisme de Hegel ou de Schopenhauer, opposC au formalisme de Hanslick, et plus tard de Stravinsky 37,

Tirons donc la leGon de I’ensemble des oppositions qui viennent d’6tre no- tCes, et ceci sur deux points: 10 Nous renoncerons & utiliser l’expression monolithique temps musical et la remplacerons par l’idCe de temps d a m la musique, afin de tenir compte du fait que, dans l’activitk musicale & quelque niveau que ce soit, c’est toujours du temps de l’homme qu’il est question: un temps engag6 dans la musique, certes, et qui a par suite un caractkre propre; mais un temps qui ne manque pas de rkvCler des analogies et des solidaritks avec le temps dans la poCsie par exemple, avec le temps dans les arts et m&me avec le temps dans les sciences. 2 O Nous renoncerons & utiliser les expres- sions, lCgitimes cependant mais prctant ii Cquivoque, de temps sensoriel, de temps affectif et de temps mental. Nous les remplacerons par des englobants, & savoir par les trois variantes gonsethiennes situCes sur le versant de la subjectivitk. Mais cette substitution de termes demande h &tre justifike. Est-il possible de la proposer sans forcer les choses et sans tomber dans de lourdes erreurs d’expression?

36 Le texte de Messiaen cit6 plus haut le laisse be1 et bien entendre. 37 On voit ainsi que, pour mettre de I’ordre dans le problkme qui nous occupe,

on ne peut faire l’tconomie d’un examen attentif de I’tvolution de I’esthttique musi- cale. Nous nous y sommes livrt au risque de nous y perdre. Mais il y avait, a notre avis, une lacune i combler indtpendamrnent des vistes particulikres que nous avions. I1 a BtB rtdigt de nombreux ouvrages d’histoire de la musique, mais il manque des documents ttendus portant sur l’histoire de I’esthttique musicale; il nous Btait donc permis de faire d‘une pierre deux coups. Nous renvoyons par constquent le lecteur h Temps et musique pour tout ce qui concerne la diversit6 des opinions sur l’art musical - de Pythagore h Xtnakis - et notamment pour tout ce qui touche le problkme du temps dans la musique.

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La Penste de F. Gonseth et le temps dans I’art musical 85

Partons B cet effet des difinitions des temps sensoriel, affectif et mental, proposies par le pCdagogue et musicologue E. Willems: il a fait A ce sujet le point de la situation dans son ouvrage: Le Rythme musical 38, aprks avoir consult6 les travaux de tous ses prCdCcesseurs portant sur ce thkme d’Ctude. Voici:

Le temps sensoriel ou temps physiologique est, a ses yeux, un temps offert au musicien par l’instrument obligC qu’est son corps; il permet la participa- tion au cours des Cvknements, qu’elle soit consciente ou non; il prend son as- sise sur les rythmes cardiaques et respiratoires, sur les sensations du systkme sensori-moteur, sur les gestes corporels ou vocaux; il est donc directement implique par l’expkrience musicale considCrCe comme activitC, en particulier par l’activiti de l’interpkte et celle de l’auditeur. Ce temps ainsi dCfini se laisse englober par la notion de temps existentiel dont Gonseth dit que c’est un temps dont l’homme dispose pour agir et qui est inskparable de l’ensemble de ses activitks, plus gkniralement de tous les aspects et de toutes les formes de son existence.

Le temps affectif, qui est eminemment subjectif et instable, prkdomine dans l’expkrience musicale vCcue au niveau de la vie psychique; le musicien en activitC est capable d‘iprouver des emotions et des sentiments dont on prend la prCcaution de dire qu’ils sont spicifiquement musicaux. Nous songeons bien sQr au temps conscientiel de Gonseth, dont il dit qu’il suscite en nous le sentiment de la durte, brkve ou longue selon les circonstances; c’est un temps qui s’accompagne d’une conscience vive de notre &tre au monde ou d’une impression que laisse dans notre mCmoire une succession d’ivinements. Dtja ici, pr6cisons que les temps conscientiel et existentiel ne restent gCnCralement pas Ctrangers l’un a l’autre; c’est dans l’ordre de ce que nous avons relev6 ail- leurs. Willems, quant B lui, note que le jeu des Cmotions est en relation avec l’ktat physiologique du corps; les temps affectif et sensoriel ne sont pas A dissocier l’un de l’autre.

Le temps mental, toujours selon Willems, est intellectuel, abstrait; ses du- kes sont susceptibles d’etre conCues en un clin d’aeil; il intervient chaque fois que le musicien saisit les proportions d’une aeuvre, en discerne la forme com- plete, imagine son actualisation dans la durte concrete. Les fonctions intellec- tuelles qui le rendent accessible marchent de pair avec les reprksentations auditives et motrices, lesquelles se fondent sur les exptriences sensorielles et affectives 39; ainsi le temps mental est susceptible de rejoindre la sensation

38 Le Ryrhrne musical, E. Willems; Paris, PUF, 1956; pp. 79 B 81. 39 Au sujet de la notion de reprksentation auditive, cf. Psychologie des oprirudes

musicales de Teplov (Paris, PUF, 1966); pp. 302 et sq.

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de 1’Ccoulement des CvCnements musicaux et des sentiments qui l’accompa- gnent. I1 nous semble, a cet Cgard, que la notion de temps idtel selon Gonseth est mieux a mCme de prendre en charge I’aspect que nous venons de mettre en Cvidence; ce temps pens6 est un temps produit par l’imagination et reprC- sent6 a la conscience; c’est un temps dont on se souvient griice au travail de la mbmoire, c’est un temps dont on peut faire ressortir la composante imagina- tive, c’est un temps modulable par autant de contextes que l’on voudra. Or, si l’on se souvient de la manibre dont Gonseth parle de la libertC avec laquelle l’homme aime a opCrer des synthbses dialectiques de ces trois variantes, on voit qu’il lui est loisible d’en user conformCment aux exigences que propose la conscience musicale en situations variCes.

Pour concrCtiser notre thbse, nous renvoyons a l’admirable prksentation que fait Frank Martin de 1’Air de la Suite en r t majeur de J . 4 . Bach dans ses Entretiens sur la musique40. Nous dirions volontiers, quant a nous, que le temps existentiel s’accuse plus particulibrement dans le mouvement de la basse, laquelle ponctue cadentiellement la durCe et nous permet de percevoir en quelque sorte 1’Ccoulement temporel au cours duquel se manifeste notre activitC. Sur cette basse et soutenu par elle, le mouvement de la mClodie: celle-ci se dCploie avec une libertC que seul le temps id6el peut lui donner, un temps qui procbde de l’imagination crkatrice du compositeur. Reste la progression harmonique; elle lie les voix entre elles, la basse et la mClodie; a cet Cgard le gCnie de Bach est insurpassable lorsqu’il diffkre avec un art con- somm6 la rCsolution des dissonances pour ne la faire intervenir qu’au terme de ces longues douze mesures durant lesquelles la phrase musicale a trouvC l’occasion d’un plein Cpanouissement; c’est ici le temps conscientiel que l’on sollicite, puisque prCdominent les sentiments d’attente jusqu’au moment ou satisfaction est donnCe sur la fondamentale de l’accord. Ainsi le discours de Bach doit sa plCnitude h cette extraordinaire synthbse, musicalement rCalisCe, des trois variantes du temps que Gonseth a mises en Cvidence sur le versant de la subjectivitk; sans cesse associCes les unes aux autres, elles contribuent a Cveiller chez l’auditeur l’impression qu’il vit une experience dont la cohCrence est totale; sentiments temporels de causalit&, de finalit6 et de complCtude sont confirmCs au-delh de tout ce que le musicien peut souhaiter.

Si nous pouvions disposer d’un moyen de transmettre ici les messages mu- sicaux, nous nous placerions dans le cadre de 1’Ccoute musicale et nous com- mencerions par expliquer trbs simplement ceci: il y a, selon nous, affirmation du temps existentiel dans le discours musical chaque fois qu’a travers tel 616-

40 Entretiens sur la musique, F. Martin et J.-CI. Piguet; Neuchltel, La Bacon- nibre, 1967; pp. 83 et sq.

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ment - soit rythmique, soit mClodique, soit harmonique ou autre - I’audi- teur ressent, sans ntcessairement en prendre conscience, le fait que ce dis- cours a besoin du temps pour se dtployer et qu’il rend compte des divers as- pects et des formes varites de l’existence; il y a, selon nous, affirmation du temps conscientiel chaque fois qu’B travers tel Cltment, l’auditeur ressent le message musical en ayant le sentiment d’une attente, d’un dCsir, d’une durte; il y a, selon nous, affirmation du temps idCel chaque fois que l’auditeur, par un travail spCcifique de repkentation auditive, est amen6 B saisir les sC- quences complktes d’une ceuvre et, B travers elles, l’ceuvre dans sa totalit6; chaque fois aussi que l’auditeur a la nette impression que le discours musical se manifeste avec une libert6 telle que la durCe est en quelque sorte suspendue et la forme musicale projetie dans un espace sui generis.

Ecoutons cet air fameux de la Troisibme suite en rC de Bach: nous y trou- vons I’exemple par excellence d’un jeu temporel - polyphonique, si l’on peut dire - ou s’associent sans prtdominance de l’un ou de l’autre le temps exis- tentiel, le temps conscientiel et le temps idCel; et cela tient h ce que nous avons not6 plus haut.

Ecoutons en outre trois autres stquences marquant le dCbut du Concerto pour piano en si btmol majeur de Mozart, le dCbut de l’ouverture de Tristan et Iseult de Wagner et enfin le dCbut du Drame et Oratorio Oedipus Rex de Stravinsky. Nous avons alors l’occasion de vtrifier que la primeur est accor- die au temps idCel de la libre m6lodie dans le Concerto, que dans I’Ouverture pridomine le temps conscientiel rendu << sensible )> par le mouvement inces- sant des modulations harmoniques - c’est-B-dire le temps des dCsirs et de I’amour jamais satisfait qui porte Tristan et Iseult l’un vers l’autre - et qu’enfin dans Oedipus Rex le jeu rythmique accuse et le dCcoupage des me- sures offrent la souverainetk au temps existentiel, en l’occurrence le temps dont le destin a besoin pour mener Oedipe jusqu’au chitiment.

Certains Centre nos lecteurs penseront que nous interpritons les faits B notre manikre en les conceptualisant. Citons donc, pour Ctayer nos dires, des textes des quatre compositeurs sdlicitts:

Celui de Bach est moins significatif que les trois autres; et pourtant c’est bien d’une pltnitude de 1’Ctoffe musicale dont il est question quand il Ccrit: (c Le but final et la vraie raison de toute musique, comme de la basse chiffrde, ne doit &tre, en dernikre analyse que la gloire de Dieu et la rCcrCation de l’es- prit. Pour qui n’y prendrait pas garde, il n’y a pas de musique vtritable, mais au contraire criaillerie et grincement diabolique >) 41.

41 Cf. J . 4 . Bach, Ph. Spitta, 11, p. 916; 48 td., Leipzig, 1930.

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Mozart, quant a h i , parle de la composition musicale: <( Mon cecveau s’enflamme de plus en plus et si je ne suis pas dCrangC, mon sujet s’Clargit, se dCfinit, se construit et bientbt se dresse devant moi tout entier complktement termink, en sorte que je puis I’embrasser d’un seul coup d’eil comme un ta- bleau ou une statue. Je n’entends pas successivement les parties de l’or- chestre, mais toutes ensemble. Avec quelle allkgresse, je ne puis I’exprimer; il me semble que je vis un beau rCve )) 42.

Wagner, dans sa Lettre sur la musique - synthkse de ses thCories aprks Tristan - dit de la symphonie chez Beethoven: K Les instruments parlent, dans cette symphonie, une langue dont aucune Cpoque n’avait encore eu con- naissance; car l’expression, purement musicale jusque dans les nuances de la plus ttonnante diversitC, enchaine l’auditeur pendant une durCe inouie jus- que-18, lui remue l’ime avec une Cnergie qu’aucun autre art ne peut atteindre; elle h i rCvkle dans sa variCt6 une rCgularitC si libre et si hardie que sa puis- sance surpasse nCcessairement pour nous toute logique . . . )) 43.

Enfin le texte ctlkbre de Stravinsky, tirC de Chronique de mu vie, mirite d’btre rappelC: Le phCnomkne de la musique nous est don& h la seule fin d’instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout un ordre entre l’homme et le temps. Pour Ctre rCalisC, il edge donc nkcessairement et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit. I1 serait vain d’y chercher ou &en attendre autre chose >) 44.

Les idCes dCveloppCes ci-dessus, comprises de manihre simpliste, courent cependant le risque de subir l’outrage d’une ddgradation. C‘est pourquoi nous devons formuler quelques remarques importantes; surtout si nous voulons tenir compte de 1’Cvolution du langage musical contemporain (de Boulez B Penderecki, en passant par Stockhausen, XCnakis, Schaeffer et Ligeti).

10 Le jeu d’ordre compositionnel auquel se livre le musicien est essentiel- lement dialectique; il mobilise gCnCralement les trois variantes subjec- tives du temps et c’est en termes de prCdominance seulement qu’il faut parler du temps idCel de Mozart, du temps conscientiel de Wagner et du temps existentiel de Stravinsky. A cet Cgard, les choses se passent en musique comme dans le langage courant: E( I1 m’a suffi d u n instant pour revivre cette longue journCe B (voir plus haut).

2 O Chacune des variantes sollicitCes est susceptible de se manifester sous des modalitts choisies dans les trois champs que dkfinissent sensorialitC,

42 Cf. La Valeur humaine de l’kducation musicale. E. Willems: Bienne. Ed. Pro Musica, 1975; p. 140.

Colombe, 1946; p. 275. 43 Cf. Les plus beaux Ccrits des grands musiciens, B. Champigneulle; Pans, Ed. La

44 Chronique de ma vie, I . Stravinsky; Paris, Ed. Denoel, 1962; pp. 86 et 87.

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affectivitk et cCrCbralitC. Si certains thioriciens nous incitent a Ctablir des correspondances (existentiel-sensoriel; conscientiel-affectif; idCel- mental), celles-ci ne devront pas &tre prises a la lettre. Le temps existen- tie1 reste ouvert B toutes colorations affectives et mentales; de m&me le temps conscientiel du cBtC du sensoriel et du mental; de mCme le temps idiel du cBtC du sensoriel et de l’affectif.

3” Certains thioriciens en quCte de schCmas souhaiteraient que l’on as- socilt le temps existentiel aux formes rythmiques, le temps conscientiel aux formes mClodiques (ce qui n’est pas strictement le cas chez Mo- zart), le temps idCel aux modulations harmoniques. En fait, la libertC crCatrice du compositeur demeure sans cesse maitresse de l’acte compo- sitionnel; elle dCcide elle-mime des r6les respectifs qu’elle fera jouer aux divers ClCments du discours musical.

4” Bien plus, le compositeur peut aller jusqu’a s’imposer la gageure de prCter B telle ou telle auvre musicale des formes rythmiques et mClo- diques, voire des progressions harmoniques, propres a favoriser chez l’auditeur le sentiment de suspension du temps (musique rCpCtitive et rythmCe des sociCtCs archayques, mClopCe pCnCtrante et soutenue des Arabes ou des Orientaux, perpCtuelle instabilitC harmonique de la mu- sique atonale viennoise du dCbut de notre sikcle). Cette viste nkcessite toutefois l’utilisation d’un art consommC: la cohCrence d’ordre intellec- tuel d’une auvre n’entraine pas ips0 fucto une cohtrence d’ordre musical. En cas d’Cchec, il y a chaos temporel et non sentiment de suspension du temps: I’auditeur, dks lors, tombe dans le dCsintCrCt, il s’ennuie ou s’irrite.

5” L‘art musical rCunit sous son Cgide les trois protagonistes que sont le compositeur, l’interprkte et l’auditeur. Chacun d’eux tCmoigne d’une acti- vitC spkcifique. Le compositeur, dans son effort de crkation, ne peut s’empCcher de donner quelque priorit6 au temps de l’imagination crCa- trice, c’est-a-dire au temps idCel; mais s’il ckde aux plaisirs de la pure spiculation intellectuelle et nCglige de jouer, des fins de contrble, le r61e du premier interprkte et auditeur de ce qu’il compose, il ne doit pas s’itonner par la suite d’avoir donnC naissance une aeuvre morte-nCe. L’interprh, quant B lui, ne nCgligera pas de saisir a l’aide des reprC- sentations auditives la cohCrence globale de l’aeuvre qu’il tend recrCer ; sinon il court le risque de tomber dans le pittoresque et le rhapsodique; mais il sait fort bien que 1’Cpreuve ultime se situe au niveau de la durie concrkte, donc au niveau des temps conscientiel et existentiel. L’audi- teur enfin, s’il veut que sa participation h l’euvre incarnke soit de qua- litC, doit Cviter de s’abandonner a la rCverie; comme le compositeur et

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l’interprbte, il aura recours aux exigences propres des temps idCel, con- scientiel et existentiel requis par une heureuse et fidkle Ccoute de l’aeuvre recrCCe 45.

60 L‘utilisation de l’instrument critique de Gonseth n’est sans doute pas ntcessaire pour permettre a I’activitC musicale de se dkployer in vivo, pour autant que celle-ci puisse prendre appui sur les critkres affinCs qu’offre l’imprkgnation aux aeuvres de longue et haute tradition; mais, dks que des problbmes d’ordre compositionnel se posent - et c’est bien ce qui se passe aujourd’hui, vu 1’Cvolution du langage musical con- temporain -, dbs que l’interprkte ne peut plus avoir recours 2 des moddes CprouvCs et dks que l’auditeur dksire entrer en terres inconnues, il est urgent que tous puissent prendre un recul rCflexif par rapport a I’activitC au bCnCfice de laquelle le musicien tend a se mettre; il n’est, dks lors, pas superflu qu’il soit en Ctat de disposer d’un rCfCrentie1 soi- gneusement choisi et promis a l’ouverture 46.

7” I1 reste a souligner un fait, qui est loin de s’imposer au chercheur superficiel, a savoir que l’art musical n’est pas seulement et strictement un art du temps bien que l’incarnation des aeuvres implique nCcessaire- ment le recours au temps concret ou ve‘cu. A cet Cgard, nous renvoyons le lecteur A Temps et musique (cf. en particulier pp. 632 A 634); il est, en effet, impossible de soutenir cette thbse en faisant intervenir des

45 Francis formule, dans son ouvrage La Perception de la musique (Paris, Vrin, 1958), la remarque suivante: Le propre de I’expkrience de l’analyste et du composi- teur est d’aller d’un schema conceptualisk, qui n’est pas I’ceuvre elle-mihe, B son in- carnation dans le temps; le propre de I’expkrience de I’auditeur est d’effectuer la marche inverse B (cf. p. 202). C’est pourquoi I’expCrience strictement compositionnelle, en ce qu’elle a de spkcifique, n’kclaire que trts incomplbtement la notion de temps dans la musique; elle n’y parvient que dans la mesure ob elle rejoint celle d’un audi- teur privilkgik qui s’attache B comprendre les intentions d’ordre temporel de la cornpo- sition dans ses moindres details.

46 A cet kgard, les travaux de Gistle Brelet, dans Le Temps musical (t. I et 11; Paris, PUF, 1949) et dans L‘lnterprbtation crkatrice (t. I et 11; Paris, PUF, 1951) sont prkcieux comme Clkments de rkfkrence, car ils tkmoignent d’une vaste culture musi- cale. Toutefois, 18 encore, il nous semble que les variantes gonsethiennes - et une bonne manitre de les rnettre en ceuvre - remplacent avantageusernent I’outil concep- tuel proposi par G. Brelet. Nous renoncons, quant 8 nous, aux expressions tetnps du devenir associe B la musique de J.-S. Bach, ternps rutionnel associe B la musique clas- sique de Mozart et de Haydn - voire de Beethoven -, temps psychologique associe B la musique romantique et singulikrement 8 celle de Wagner, et enfin tenips ontolo- gique - B savoir un temps musical restaurk - associe B la musique de Stravinsky. I1 est vrai que G . Brelet, dans ses recherches, se place sous le signe d’un temps musical - difini plus ou moins heureusement par ce qu’on appelle les formes musicales (ryth- miques, mklodiques et harmoniques) - et que, pour notre part, et B I’instar d’Anser- met ou de Willems - mais dans une perspective et sous les auspices d’une dimarche d‘ordre rnkthodologique qui nous sont propres -, nous faisons appel au temps de l’homme ou plus prtciskment aux variantes gonsethiennes pour fixer des coordonnkes souples et nuanctes destinies 8 nous permettre de parler au mieux du temps dans I’art musical.

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explications trop brtves et lacunaires; elles laisseraient entendre que nous tombons nai‘vement dans le pitge d’une argumentation essentiel- lement fondCe sur la confusion entre ce qui est mCtaphore et ce qui ne I’est pas. L’espace musical est un espace sui generis.

Telles sont les remarques que nous devions faire touchant I’intervention des variantes gonsethiennes subjectives dans I’activitC musicale.

Mais, dira-t-on, que penser des variantes objectives en musique, notam- ment du temps mesurC? Willems place - aux c8tCs des temps sensoriel, affectif et mental - ce qu’il appelle le temps physique: bask sur le mouve- ment, dit-il, il peut servir de point de repkre pratique et objectif pour I’exCcu- tion des Deuvres musicales; le temps mental rejoint ce temps-la en prenant appui sur lui (cf. p. 79, op. cit.). Nous nous trouvons ici sur le versant de I’objectivitC, la ou Gonseth fait intervenir les trois variantes que I’on sait. L’idCe d’un temps cosmique ou d’un temps qui ne doit son existence qu’h lui- mzme ne semble pas jouer un r81e dCcisif dans la musique, sinon qu’on s’y rdftre lorsqu’on parle du temps d’une Deuvre musicale sans que celle-ci soit mise en rapport avec le musicien qui l’a conGue, qui l’interprtte, qui 1’Ccoute. En revanche, le temps relationnel s’impose chaque fois que I’expCrience musi- cale met en communication deux ou plusieurs musiciens; on songe en parti- culier a la musique de groupe, au r8le jout par le chef d’orchestre, B la nCces- sit6 qu’il y a d’obiir ensemble A une conception commune d’une ceuvre si I’on veut Cviter quelque ddsaccord que ce soit lors de sa rCalisation. Reste le temps mesurt; on en a par16 suffisamment ailleurs pour que nous n’ayons pas y revenir. Une chose cependant; en ce qui touche I’activitC du musicien, cette dernikre variante reste subordonnke a la mission d’appoint qui est la sienne. Raison pour laquelle le temps dans la musique rev& un aspect fondamentale- ment diffkrent de celui que prend le temps dans la connaissance exacte.

Du cat6 de la connaissance exacte, mise en Deuvre prioritaire des variantes situCes sur le versant de l’objecti- vitC et notamment du temps relationnel et du temps intCgrC, avec ad- jonction d’appoint - mais combien nCcessaire - du temps intuitif comme synthtse des variantes subjectives.

mise en Deuvre prioritaire des variantes situCes sur le versant de la sub- jectivitC - toutes les trois intervenant a parts Cgales - avec adjonc- tion d’appoint - mais bien en retrait - des variantes objectives.

PrCcisons! Gonseth, dans la deuxitme partie de son ouvrage, souligne judicieusement le fait que ce qu’il appelle le temps intuitif considirk comme synthkse des variantes subjectives rCpond - ii I’instar du temps mesurC - B une certaine intention de justesse. I1 Ccrit: (< I1 faut le concevoir comme un

Du cBtC de I’activitC musicale,

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temps synthktique au niveau du sens commun, comme un temps d’arbitrage entre les variantes prCcCdentes aux fins d’une activitC efficace comme l’est notre activitC quotidienne. I1 doit stre interprktable comme un temps ressenti, mais comme un temps ressenti dans sa juste durCe, et non dans la durCe plus ou moins b r k e ou plus ou moins longue que la conscience accorde, selon son climat Cmotif, B un CvCnement dCterminC )> (cf. p. 265). Un regard sur les qualitCs respectives des temps existentiel, conscientiel et idCel, nous permet de comprendre en quel sens le temps intuitif comporte un aspect d’objectivitk qui le rend apte A 1’Cvaluation immCdiate des durCes br6ves: repkres donnCs par les rythmes, les sensations, les gestes dont le corps est le sikge ou I’agent; prises en charge de ces diverses rkfCrences par l’imagination sous la forme des reprbsentations auditives, motrices, tactiles et mCme visuelles, ou l’oreille, le larynx, la main, l’acte respiratoire, voire l’eil, sont mobilisks B des fins de jus- tesse mesurbe; mktre ou Ctalon cadentiel de durCe que la conscience demeure libre d’utiliser conformbment a des exigences d’ordre affectif dont les arts du rythme ou du temps peuvent se prkvaloir. C’est ce que laisse entendre Gon- Seth, quand il Ccrit: (( le temps intuitif est le rCsultat d’un arbitrage dont la conscience semble Ctre le sihge entre 1’autoritC du sentiment, la libertC de l’imagination et l’objectivitk de la perception aux fins d’une action efficace )) (cf. p. 265). I1 prbcise par la suite que le temps intuitif au sens ou il l’entend ne s’identifie pas A un temps sourdement vCcu par notre organisme; c’est un temps auquel notre conscience est ouverte et que nous nous efforqons de mettre en rapport avec le temps inscrit dans le cours des phinomknes de toute nature.

Pour illustrer l’emploi du temps intuitif dans I’expCrience musicale de l’interprkte, nous nous tournons un instant du cBtC d’Ansermet et de sa ma- nitre si suggestive de dkfinir le tempo giusto 47.

I1 fait intervenir deux cadences; l’une existentielle et l’autre mClodique. Si la cadence mklodique d’une p i k e musicale, Ccrit-il, est une superstructure de la cadence existentielle, son tempo est lent; si elle en est une substructure, son tempo est vif. Du rapport du tempo mClodique au tempo existentiel dCcoule le tempo giusto. Nous dirions, en ce qui nous concerne, que le temps intuitif en tant que synthkse des temps existentiel, conscientiel et idCel, est prCcid- ment utilisC par le musicien pour dkfinir les tempi propres aux pikces qu’il exCcute; on tient compte ainsi a la fois des exigences du mouvement milo- dique, de la progression harmonique, et de la trame rythmique qui sert gene- ralement de soutien existentiel au discours musical. ObjectivitC de la percep- tion, IibertC de l’imagination et autorite du sentiment offrent ensemble leur

47 Cf. Les Fondements de la musique duns la conscience humaine, op. cite; t. I , pp. 143 i 153 et t. 11, pp. 142 ?I 147.

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concours B la conscience musicale afin que celle-ci soit en mesure de decider avec justesse des tempi requis par les euvres dont elle prend possession, Etre un maitre en la matikre, c’est - comme dit Dauriac - avoir le mCtronome dans l’oreille B la manikre du gComktre qui a le compas dans l’aeil48.

Tout cela donne pleinement raison aux interprktes et aux pkdagogues qui se sont fait Ccrivants pour souligner le r61e d6cisif que jouent ici les gestes instrumentaux et vocaux - voire ceux du chef d’orchestre - considCrCs comme ClCments de mCdiation entre le temps et I’espace, dks l’instant ou le rnusicien doit passer de la conception B l’exkcution ou plus prCcisCment de l’ocuvre mise en partition B son incarnation dans la durCe concrkte de l’ceuvre interprCtCe 49.

Et tout cela, d’ailleurs, Cclaire Cgalement le problkme toujours trks dClicat de la ddtermination des judicieux rubati auxquels certains chefs d’orchestre ont prCtC une attention soutenue

Citons Furtwaengler: (( L‘absence de sincCritC profonde se montre surtout la ou le caractkre de la musique fait apparaitre directement la qualit6 de la sensibilitk de l’interprkte; p. ex. lorsqu’il s’agit de ce qu’on appelle le rubato: cette passagkre IibertC rythmique rCvkle toujours (presque B la faqon d’un barornetre) la vCracitC - ou le mensonge - des impulsions musicales ressen- ties - ou fabriquCes - par celui qui dirige, joue ou chante. Car dks l’instant oh ce rubato n’est pas dict6 par le sens de l’ceuvre mais vient du dehors, d2s qu’il est artificiel, voulu, calculC, il est aussitbt (et presque automatiquement) exagCrC )) 51.

Munch confirme ce point de vue quand il Ccrit: (( Le bras droit bat la me- sure; le bras gauche indique les nuances. Le premier est celui de la raison, le second celui du coeur. Et le ceu r ne doit pas avoir des raisons que la raison ne connait pas. On doit parvenir a une parfaite coordination des gestes, et ernpicher qu’ils ne se contrarient. I1 faut dCsigner tous les pikges aux Clkves; mais seule I’expCrience pourra complktement les Cclairer >) 52.

Quant a Goldbeck, qui ne craint pas d’ktre prtcis quand il parle avec pertinence de l’art du chef, il demande que le geste ne cesse jamais d’stre 21 la fois signal et expression; et nous ne pouvons dks lors nous empkher de son- ger au texte de Gonseth prksentant le temps intuitif, lorsque ce m&me Gold- beck donne B titre indicatif les renseignements suivants: <( Le ritardando s’ob-

48 Cf. Essai sur I’esprit musical, L. Dauriac; Paris, Alcan, 1904; pp. 74 et sq. 49 Cf. Temps er musique: Giskle Brelet, Jaques-Dalcroze, Marie Jaell, Renaldo

50 Cf. Cgalement Temps er musique: Goldbeck, Ch. Miinsch, Furtwaengler, Anser-

51 Cf. Enrreriens sur la musique, W. Furtwaengler; Paris, Albin Michel, 1953; p. 86. 52 Cf. Je suis chef dorcliestre, Ch. Munch, Paris, Ed. du Conquistador, 1954;

Hahn, Willems (pp. 518 et sq.).

met (pp. 543 et sq.).

pp. 40-41.

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94 Eric Emery

tient, bien entendu, en allongeant progressivement les temps levCs, l’acce- ierundo en les Ccourtant. De meme, dans les rubati, rCcitatifs, etc., de tout genre.. . , c’est toujours la chute du bras sur le temps fort qui signe l’ordre, mais la lev6e du bras sur le temps faible qui permet que cet ordre soit en- tendu et qui veille 2 son exicution. Le temps fort est dCcisif comme le Roi, le temps lev6 efficace comme la Reine du jeu d’bchecs >) 53.

Ansermet enfin ne dit pas autre chose quand il souligne que le geste du chef a pour mission premibre d’indiquer aux instrumentistes, non les mClodies ou les rythmes de la musique, mais le tempo par le moyen de sa cadence. 11 est sCvbre A cet Cgard: << Malheur au chef qui faGonne ses notes l’une aprks l’autre et essaie ensuite de les mettre ensemble: il ne retrouvera jamais 1’Clan initial d’ou elles sont issues >) 54. C‘est pourquoi, prbcise-t-il, la technique de la baguette - dans ce qu’elle a d’expressif et de personnel - ne se trans- met pas d’un maitre A l’autre; le geste est efficace s’il est organique; il s’af- firme du dedans comme un geste de colkre ou d’amour.

Autrement dit, ce n’est pas le temps mesure‘ qui est sollicit6 en l’occur- rence; et l’on a mille raisons d‘avoir recours au temps intuitif au sens de Gon- seth; il possbde be1 et bien toutes qualitts requises pour que le musicien-inter- prtte y trouve un appui nCcessaire et suffisant dans sa volontC de satisfaire A des exigences d’exactitude 55.

I1 nous semble ainsi que 1’Ctude du temps dans la musique 2 travers les variantes gonsethiennes est susceptible de jeter un Cclairage des plus satis- faisants sur les problkmes mis en discussion par les diffCrents courants d’esthitique de ces deux derniers sikcles: sentimentalisme, intellectualisme, expressionnisme, formalisme. Pas question, certes, de nier la spbcificitt de I’activitb musicale au sein des autres secteurs d’engagement de l’homme, mais nous voyons dans ce qui prCckde quelles sont les perspectives temporelles que l’&tre humain est en mesure de prospecter compte tenu des registres variCs que prCsente son rbfCrentie1 spatio-temporel.

Toutefois il ne nous est pas permis d’achever cette section sans ouvrir l’horizon - ne serait-ce qu’un instant - du cGtC de ce que notre essai n’est pas en mesure de dominer. En effet; que nous cherchions A traiter le pro- blbme du temps dans l’art musical en usant des notions de temps sensoriel, affectif, mental et subsidiairement physique selon Willems, que nous dCci-

53 Cf. Le parfait chef d’orchestre, F. Goldbeck; Paris, PUF, 1952; p. 151. 54 Cf. Le Geste du chef d’orchestre, in Ernest Ansermet; Neuchltel et Paris, Dela-

chaux et Niestl6, 1965; p. 72. 55 I1 serait possible de faire entendre, au niveau de 1’6coute musicale elle-mcme,

des enregistrements susceptibles de mettre en Cvidence l’inauthenticitt des interprkta- tions fond6es sur un temps calcule‘ et l’authenticit6 de celles qui prennent appui sur les donntes d‘un temps intuitif.

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dions de l’aborder en nous tournant vers les variantes gonsethiennes, dans l’un et l’autre des cas nous sommes amenCs tBt ou tard montrer qu’un jeu dialectique intervient dans les faits et qu’une vision dogmatique ou analytique de I’expCrience musicale n’en rend point compte. En ce sens, il ne suffit pas - bien qu’il soit nCcessaire d’aller le plus loin possible sur cette voie - d’examiner ce qui permet au musicien de se comporter comme un &re-au- rnonde et comme un &re-avec-autrui; il convient de reconnaitre en lui un &re-devant-le-myst2re 56. Nous rejoignons ainsi, dans notre conclusion, et Gonseth et Frank Martin: Gonseth, quand il ressent - dans son Ctude de l’homo phenomenologicus - comme une nCcessitC d’ordre mkthodologique sur la ligne de visCe des phCnom&nes conscientiels d’ajouter une composante nouvelle A la recherche qu’il consacre aux structures de la subjectivitC de 1’6tre humain, et qu’il Ccrit: (( l’homme n’est pas seulement stre au monde, il est aussi 6tre devant le mystike, 6tre devant l’insondable >> J7; Frank Mar- tin, quand il conclut son essai sur Les Sources du rytlzme musical en s’expri- mant en ces termes: << Le rythme serait donc une crCation de notre esprit, par l’union intime de deux de ses facultks: le langage articulk, expression de la pensCe et la conscience du nombre, sur le fondement donnC par le mouve- ment corporel58. Sans doute y a-t-il encore quelque autre chose, indCfinis- sable, car il y a toujours, dans les fonctions de notre esprit, une frange de mysthre; et nous sentons confusdment, mais fortement, que tout ce que l’on peut en dire et en penser passe toujours quelque peu en deqh de ce qui est notre vCritC profonde >> 59.

Faut-il conclure?

Nous avons toujours rCpugnC, chaque fois qu’il nous a fallu prendre la plume, devoir mettre un point final 2 nos exposb. Comme si nous propo- sions au lecteur quelque chose de complet et de dkfinitif! Ce qu’il nous reste B faire ici, au terme de ce que nous considCrons comme un essai et rien d’autre, c’est de tenter de dire en quoi le statut d’ordre mkthodologique qui sous-tend la dCmarche nous parait confirmer une fois de plus l’idontitt de la mttho- dologie ouverte de Gonseth.

I1 serait toutefois vain et lassant d’entrer dans tous les dCtails d’une telle rttrospective. Sous certains angles, chaque lecteur peut l’entreprendre lui- m6me. I1 nous faut, quant a nous, donner encore quelques renseignements

56 Cf. encore Temps et musique, pp. 655 et sq. 57 Cf. L’Homo phenomenologicus, article citC; p. 61. 58 Temps conscientiel et temps idCel sur la trame offerte par le temps existentiel,

59 Cf. Les Sources du rythme musical, in Revue musicale de Suisse romande, 210 dirions-nous.

annie, no 3 et 4; Lausanne, 1965; no 4, p. 5.

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complCmentaires. Car, dans un expos6 comme celui-ci, il est strictement impossible de tout dire et surtout d’aminager une stratkgie de prtsentation 8 la mesure de celle qui prtside la recherche dans toute son ampleur. I1 est un point, en particulier, que nous devons souligner vigoureusement: il en va, en sffet, de I’intCgntC des deux principes de structurafitk et de solidaritk qui jouent en notre etude un r61e majeur. Or, peut-&tre les voit-on ma1 se mani- fester en la circonstance. Pourquoi?

Parce que, pour les commoditCs de I’argumentation, nous avons dCcidC de rCduire i sa plus simple expression la part que prend en fait la longue ap- proche historique i la mise en lumibre des problkmes contemporains touchant le temps dans l’art musical et touchant le recours au triple aspect - sensoriel, affectif et mental - de I’activitC du musicien quel qu’il soit. Au cours de cette approche historique, nous avons scrupuleusement obCi aux implications diverses que nous proposait la mise en ceuvre du principe de structuralitk; et conjointement, nous cherchions prudemment discerner le moment Cventuel ou nous aurions 21 satisfaire au principe de solidariti.

Soyons plus prCcis: l’histoire de I’esthCtique musicale, de Pythagore a XCnakis, devait Ctre menCe de A i Z sous le signe de la musique et des tkmoignages qu’elle a requis au cows des sikcles de la part de ceux qui se sont prCoccupCs d’elle. I1 convenait donc, pour des motifs d’ordre mCtho- dologique, de ne pas faire intervenir avant l’heure des ClCments acquis par le biais de I’histoire de l’bvolution de la notion gCnCrale de temps; il convenait en particulier de maintenir en total retrait les travaux pourtant fort Cclairants de Gonseth sur le problkme du temps. Nous Ctions ainsi libre dans nos mouvements pour montrer que le musicien, au sein de ses activitCs variCes, se manifeste dans plusieurs horizons de rCalitC proposant chacun ses critbres d’authenticitk (sensorialiti, affectivitt et cCrtbralit6); nous avons pu vivre avec I’esthCticien, avec le compositeur, l’interprkte et I’auditeur; et nous les avons suivis notamment dans les efforts qu’ils dtploient pour construire I’unitC du domaine d’expression qui leur est propre; nous avons en outre pris conscience, ii travers eux, que cette construction d‘unitC ne pouvait se rCali- ser qu’h la faveur de toutes synthkses dialectiques utiles et que Ih oh celles-ci n’interviennent pas il y a incohdrence, dichotomie, opposition ma1 surmontCe. De 18, les thkses multiples a propos du temps musical; de la, les affrontements constants entre courants d’esthetique musicale d’orientations difftrentes.

Confrontt A cette situation, et cependant dCsireux d’opirer de bonnes synthkses, nous nous sommes enfin autorisC a faire appel a la complkmentu- rite‘ et 2 nous rCfCrer, ce faisant, au principe de solidaritC sans que pour au- tant le principe de structuralit6 ait a subir une mise a 1’Ccart. Et c’est a ce mo- ment-la pr6cisCment que now nous sommes demand6 si les variantes

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gonsethiennes pourraient servir a lever des difficultks. Le rksultat? Nous n’avons pas a y revenir puisqu’il fait I’objet de notre prksent rapport. Et, c’est, croyons-nous, l’illustration frappante de l’idonditd - nous l’avons dit plus haut - de la mtthodologie ouverte de Gonseth. Frappante, car nous mettons ici a 1’Cpreuve pour la premikre fois les exigences de cette mkthodo- logie sur le terrain d’un secteur d’activitk oh le langage conceptuel n’a plus la primeur: la musique. Nous considCrons tout spCcialement comme un succ&s d’avoir pu mettre assez clairement en comparaison l’aspect que prend le temps dans la connaissance exacte et celui qu’il prend dans l’activitt? musi- cale. Spicificitk et solidaritk sont maintenues toutes deux, et l’assise qu’en donne 1’Ctude du temps dans le langage du quotidien nous incite B penser que la clC d’ordre mkthodologique d’une bonne pratique de l’interdisciplinaritt? consiste a ne pas oublier que tout spkcialiste, si qualifit? soit-il, reste homme de tous les jours; et par conskquent apte A dCgager, pour lui-meme et pour tout interlocuteur d’horizons divers, les liens qui existent entre la langue de grande communication et celle dont on a besoin lorsqu’on s’engage sur la voie de la recherche spkcialiske 60.

Sans doute y a-t-il dans cette perspective des travaux B mener, qui viendraient confirmer et peut-Ctre inflkchir les conclusions auxquelles nous avons abouti dans notre Ctude du temps dans l’art musical et surtout celles que Gonseth a su brillamment dkgager de sa recherche sur le temps dans la connaissance exacte!

60 Si nous ne parlons pas - dans cette rttrospective - des principes de rtvisibilitt et de rechnicitt, c’est essentiellement parce que le lecteur se doute aistment qu’ils ont inspire la recherche de bout en bout. On voit ma1 comment une mtthodologie d’ouver- ture aurait i supporter des amputations de ce c6tt-Ik.

Rite de la Place d’Armes 3 2300 La Chaux-de-Fonds

Dialectica VOI. 31, No 1-2 (1977)