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La Préface des Fables de La Fontaine La préface est une forme particulière de l'essai (texte argumentatif à la 1 re personne, au service d'une thèse). La fable est considérée au XVII e s., avant La Fontaine, comme un genre mineur, uniquement destiné aux enfants. L'auteur éprouve donc le besoin de s'adresser au lecteur pour défendre le genre qu'il a choisi d'exploiter. Questions : 1. Relevez et commentez les deux arguments d'autorité employés par La Fontaine. La référence chrétienne : "s'il m'est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme [LF vient de se demander si les Anciens n'auraient pas pu placer les fables sous l'autorité d'un dieu, comme la poésie…], nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes par paraboles : et la parabole est-elle autre chose que l'apologue, c'est- à-dire un exemple fabuleux, et qui s'insinue avec d'autant plus de facilité et d'effet qu'il est plus commun et plus familier ?" La Vérité : la Parole de Dieu, révélée aux hommes par le Christ, et consignée dans les évangiles. Le Christ a eu fréquemment recours aux paraboles (par exemple la parabole du semeur). La Fontaine emploie ici un argument d'autorité, absolument inattaquable dans une société chrétienne : un procédé littéraire choisi par le Christ pour enseigner la parole de Dieu est forcément efficace – et même sacré. Composer une fable c'est imiter, au niveau humain, l'exemple donné par le Christ. Le Christ, Dieu incarné pour les chrétiens, s'est forcément servi du meilleur moyen possible pour transmettre son enseignement ; la parabole est donc une forme parfaite, qui justifie le recours à l'apologue dont elle n'est qu'une variante. La référence antique : "C'est pour ces raisons que Platon ayant banni Homère de sa République y a donné à Ésope une place très honorable. Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne saurait s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu."

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La Préface des Fables de La Fontaine

La préface est une forme particulière de l'essai (texte argumentatifà la 1re personne, au service d'une thèse).

La fable est considérée au XVIIe s., avant La Fontaine, comme ungenre mineur, uniquement destiné aux enfants. L'auteur éprouve donc lebesoin de s'adresser au lecteur pour défendre le genre qu'il a choisid'exploiter.

Questions :1. Relevez et commentez les deux arguments d'autorité employés par LaFontaine.

La référence chrétienne :"s'il m'est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré

parmi les erreurs du paganisme [LF vient de se demander si les Anciensn'auraient pas pu placer les fables sous l'autorité d'un dieu, comme lapoésie…], nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes parparaboles : et la parabole est-elle autre chose que l'apologue, c'est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s'insinue avec d'autant plus de facilitéet d'effet qu'il est plus commun et plus familier ?"

La Vérité : la Parole de Dieu, révélée aux hommes par le Christ, etconsignée dans les évangiles.

Le Christ a eu fréquemment recours aux paraboles (par exemple laparabole du semeur).

La Fontaine emploie ici un argument d'autorité, absolumentinattaquable dans une société chrétienne : un procédé littéraire choisipar le Christ pour enseigner la parole de Dieu est forcément efficace – etmême sacré. Composer une fable c'est imiter, au niveau humain,l'exemple donné par le Christ.

Le Christ, Dieu incarné pour les chrétiens, s'est forcément servi dumeilleur moyen possible pour transmettre son enseignement ; laparabole est donc une forme parfaite, qui justifie le recours à l'apologuedont elle n'est qu'une variante.

La référence antique :

"C'est pour ces raisons que Platon ayant banni Homère de saRépublique y a donné à Ésope une place très honorable. Il souhaite queles enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nourricesde les leur apprendre : car on ne saurait s'accoutumer de trop bonneheure à la sagesse et à la vertu."

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La République est un dialogue de Platon, dans lequel ce célèbrephilosophe grec imagine la cité idéale. Dans le monde utopique qu'ildécrit, Platon se fait censeur et interdit Homère.

La Fontaine a ici recours au prestige d'un philosophe grec, quirenverse la hiérarchie littéraire communément admise dans la Grèceantique : au lieu de faire de l'épopée homérique la base de l'éducation,Platon exclut l'Iliade et l'Odyssée, pour les remplacer par les fablesd'Ésope. Il invite ainsi son lecteur à imiter l'audace de Platon, qui se sertde son intelligence pour contester des idées reçues, et ose remplacer,dans l'éducation des enfants, les œuvres prestigieuses par des fables,habituellement reléguées au rang de distractions sans importance.

Très habilement, La Fontaine réunit les deux sources de la culturede son temps – la source antique et la source chrétienne – pour en tirerdes exemples qui justifient le genre de la fable.

2. Quelle antithèse utilise l'auteur dans le premier paragraphe pouropposer les deux types d'imitation capables d'assurer une formationmorale ?

"Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse,nous fournirait un sujet d'excuses : il n'y en a point quand des abeilles etdes fourmis sont capables de cela même qu'on nous demande."

"Les maîtres de la sagesse" sont des hommes exceptionnels, quidécouragent l'imitation, parce qu'ils sont inaccessibles ; en revanche,des insectes, insignifiants par la taille - et qui ne doivent leur intelligencequ'à une fiction littéraire n'ont rien d'impressionnant, au contraire.

Les modèles humains nous découragent par leur perfection ; ilssont trop au-dessus de nous, tandis que nous dominons des insectes.

Les abeilles et les fourmis suggèrent une vie de travail dévouée àla collectivité.

3. En quoi s'opposent "Crassus, allant contre les Parthes" et "le Renardet le Bouc" ? Quel est le rôle de ces deux exemples dansl'argumentation ?

Crassus est un général romain, qui trouva la mort dans uneexpédition mal préparée contre les Parthes.

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"Crassus, allant contre lesParthes"

"le Renard et le Bouc"

Histoire romaine, épisodeauthentique, mais lointain, difficileà comprendre (notions destratégie, de politique, delogistique…)

Proximité, familiarité avec desanimaux, le contexte (le puits, donton fait peur aux enfants àl'époque…)

Le caractère concret de la fable et sa proximité avec le monde del'enfance la rendent aisément compréhensible. Un enfant n'a pas laculture nécessaire pour comprendre un épisode de l'histoire romaine :comment pourrait-il en tirer une leçon de morale ? En revanche, la fablesera facilement comprise, appréciée, retenue, et sa leçon sera aisémentassimilée.

Paragraphe rédigé :La Fontaine veut montrer qu'une fable peut aisément

transmettre un enseignement moral à un enfant, alors qu'une autreapproche sera inefficace. Il oppose dans cette intention deux exemples,illustrant tous deux la même idée : les gens imprévoyants sontcruellement punis de leur défaut. Le premier exemple est tiré de l'histoireromaine, et donne le premier rôle au général romain Crassus, quiengagea une campagne "contre les Parthes", et s'avança profondément"dans leur pays sans considérer comment il s'en sortirait", si bien qu'il futtué et son armée anéantie par l'ennemi. Le second exemple résume unefable : un renard et un bouc tombent dans un puits, le renard se sert "desépaules et des cornes de son camarade comme d'une échelle", se tired'affaire et abandonne son compagnon. La Fontaine juge cet exemple"moins disproportionné que l'autre à la petitesse de [l']esprit [d'unenfant]", et il ne se donne pas la peine d'expliciter plus longuement sonargumentation. Dans un cas, en effet, l'enfant ne possède pas la culturenécessaire pour situer l'empire parthe sur une carte, pour comprendredes questions touchant à la logistique, à la tactique et à la stratégie.Quand les personnages sont des animaux, en revanche, et que le décordans lequel se déroule une histoire toute simple est un puits, l'enfantpourra facilement suivre le déroulement du récit, et en tirer unenseignement. Le monde fictif de la fable, soutient La Fontaine, est plusproche de l'enfance que des références culturelles prestigieuses maisinaccessibles.

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4. Comment La Fontaine justifie-t-il que les fables s'adressent auxenfants ?

"on ne saurait s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesseet à la vertu. Plutôt que d'être réduits à corriger nos habitudes, il fauttravailler à les rendre bonnes pendant qu'elles sont encore indifférentesau bien ou au mal."

La formation morale la plus efficace est acquise dans l'enfance ;plus tard, il est plus difficile de changer de vie : il est donc essentiel derecourir aux fables pour façonner de jeunes esprits.

"Ne s'arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moinsdisproportionné que l'autre à la petitesse de son esprit ?"

Les fables sont faciles à comprendre ; elles sont à la portée d'unenfant.

"Il ne faut pas m'alléguer que les pensées de l'enfance sont d'elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvellesbadineries. Ces badineries ne sont telles qu'en apparence ; car,dans le fond, elles portent un sens très solide."

Les fables renferment un enseignement profond.

5. En quoi ce texte cherche-t-il, à la fois, à convaincre et à persuader ?

L'auteur, pour rendre efficace son éloge de la fable, construit desraisonnements selon une logique rigoureuse, mais a également recoursaux procédés plus subtils de la persuasion.

Pour convaincre quelqu'un, il faut faire appel à sa capacité deraisonnement, en lui présentant une thèse et en lui montrantl'enchaînement logique des arguments et des exemples qui vont lajustifier. Persuader quelqu'un consiste, pour arriver au même but, àl'influencer en jouant sur sa sensibilité.

A. Convaincre : La Fontaine se sert des outils de l'argumentation :

Exemple concret d'un enfant à qui on raconte successivement lamésaventure de Crassus et celle du Bouc.

Réfutation de l'argument de son adversaire : "Il ne faut pasm'alléguer que [...]. Ces badineries ne sont telles qu'en apparence ; cardans le fond elles portent un sens très solide".

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Un raisonnement par analogie opère un rapprochement entre lafable et la géométrie.

"Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, etpar d'autres principes très familiers, nous parvenons à desconnaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, parles raisonnements et les conséquences que l'on peut tirer de ces fables,on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandeschoses."

Un point de départ élémentaire Des conséquences immensesla définition du point, de la ligne, dela surface

des connaissances qui mesurentenfin le ciel et la terre (Universphysique).

ces fables (les histoires sontsimple, "Le Renard et le Bouc" l'adéjà prouvé).

on se forme le jugement et lesmœurs, on se rend capable desgrandes choses (Univers moral).

Raisonnement à l'intérieur de la fable évoquée :au contraire, le Bouc y demeura pour n'avoir pas eu tant de

prévoyance ; et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin.

Transition : Le syllogisme implicite.

La Vérité a parlé aux hommes par parabolesla parabole est-elle autre chose que l'apologue ? OR, la parabole est un apologue.[DONC, la fable peut être considérée comme un genre sacré... la

conclusion du syllogisme reste implicite, c'est au lecteur de la rétablir delui-même].

B. Persuader :

La Fontaine fait intervenir le lecteur dans la réflexion qu'il mène. Decette manière l'auteur évite de se poser en détenteur unique de la vérité,en donneur de leçons.

Le jeu sur les pronoms est à cet égard révélateur :On notera la rareté de la première personne ("Je") qui s'efface au

profit du pronom "nous" qui implique les lecteurs, et parfois du "on"généralisant.

La Fontaine élargit au fil du texte le cercle des personnes qu'il veutfaire adhérer à sa thèse :

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Je nous (je + lecteurs appartenant à la même culture) on(tout le monde).

Les questions rhétoriques (oratoires)."la parabole est-elle autre chose que l'apologue, c'est-à-dire un

exemple fabuleux, et qui s'insinue avec d'autant plus de facilité et d'effetqu'il est plus commun et plus familier ?" Le lecteur répond mentalementà la question, l'auteur l'entraîne a suivre sa démarche.

Répétition de l'impératif "Dites"."Dites à un enfant […] au même enfant". Le lecteur est pris dans

un jeu de scène que lui impose l'auteur.

Appel à la culture et à l'imagination :Arguments d'autorité (Évangile, Platon).Métaphore : "Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait".

Les connotations du mot "lait" colorent les fables, qui deviennentindispensables à la vie, source de croissance…