la voie des almanachs

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 Bandes & contrebandes : la voie des almanachs. Au risque d’enfoncer —comme on dit si bien en français— des portes ouvertes, j’aimerais commencer par un rappel qui sonne comme une évidence. Pour Cortázar et ses lecteurs, Rayuela (Marelle) a marqué un avant et un après. On peut confirmer cette rupture tout d’abord d’un point de vue personnel, car le roman a non seulement secoué les conventions romanesques et obtenu un succès immédiat, mais également résolu en une forme littéraire nouvelle l’appel simultanné — mais jusque disjoint à la création et la réflexion. Pour aller vite avec l’air qui passe entre ces portes enfoncées à la volée, on pourrait dire que le roman paru en 1963 a signifié une première issue à la secousse existentielle posée dans « El perseguidor » (« L’Homme à l’affût »). Cette nouvelle parue en 1959 dans Las armas secretas avait tendu une alternative entre la pratique aliment aire et mondaine de l'écriture de Bruno, et le souffle créateur du jazman Johnny Carter, qu’elle vampirisait. Si, dans la fiction, Bruno se refuse à explorer avec Johnny la fêlure, l’ouverture que la musique a daigné une seule fois à leur donner, dans Rayuela Cortázar multiplie cette quête à travers divers personnages, mais surtout la réalise dans une écriture qui cite et traduit sans exclusions, dialogue et réflechit en dehors de tout système. Enfin et surtout, le livre mène cette recherche langagière à bien par un système de renvois qui établit la circulation entre ses trois parties. C’est ainsi qu'il pousse ses lecteurs à s’en emparer pleinement, à le vivre librement. Lu à l'Abbaye de Fontevraud le 24 mai pour la Meet de Saint Nazaire

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Estudio de las algunas trabajos de colaboración entre Julio Cortázar y Julio Silva

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  • Bandes & contrebandes : la voie des almanachs.

    Au risque denfoncer comme on dit si bien en franais

    des portes ouvertes, jaimerais commencer par un rappel qui sonne comme une vidence. Pour Cortzar et ses lecteurs, Rayuela (Marelle) a marqu un avant et un aprs. On peut confirmer cette rupture tout dabord dun point de vue personnel, car le roman a non seulement secou les conventions romanesques et obtenu un succs immdiat, mais galement rsolu en une forme littraire nouvelle lappel simultann mais jusque l disjoint la cration et la rflexion.

    Pour aller vite avec lair qui passe entre ces portes enfonces la vole, on pourrait dire que le roman paru en 1963 a signifi une premire issue la secousse existentielle pose dans El perseguidor ( LHomme lafft ). Cette nouvelle parue en 1959 dans Las armas secretas avait tendu une alternative entre la pratique alimentaire et mondaine de l'criture de Bruno, et le souffle crateur du jazman Johnny Carter, quelle vampirisait. Si, dans la fiction, Bruno se refuse explorer avec Johnny la flure, louverture que la musique a daign une seule fois leur donner, dans Rayuela Cortzar multiplie cette qute travers divers personnages, mais surtout la ralise dans une criture qui cite et traduit sans exclusions, dialogue et rflechit en dehors de tout systme. Enfin et surtout, le livre mne cette recherche langagire bien par un systme de renvois qui tablit la circulation entre ses trois parties. Cest ainsi qu'il pousse ses lecteurs sen emparer pleinement, le vivre librement.

    Lu l'Abbaye de Fontevraud le 24 mai pour la Meet de Saint Nazaire

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    La belle marelle blanche sur fond noir, dessine et dispose la verticale par Julio Silva sur la couverture et le dos dun beau pav de plus de 600 pages, a servi aux lecteurs de tremplin infatigable et demblme propiciatoire inusable depuis la premire parution du roman Buenos Aires chez Sudamericana. Les cent mille exemplaires vendus en sept ans dans les rditions successives selon les statistiques des ventes fournies par Graciela Montaldo (p. 602 de ldition Archivos) attestent dun phnomne ditorial qui est devenu continental aux cts des romans de Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa et Gabriel Garca Mrquez.

    Un lecteur sceptique pourrait nous refermer au nez ces portes grandes ouvertes et, au lieu de nous accompagner un temps dans notre marche travers les roaring sixties, les trpidantes annes soixante, se tiendrait immobile, sur la faade des apparences sociales et ditoriales. De but en blanc, il nous rappelle donc trsb srieusement que, malgr la rupture signifie par Rayuela, Cortzar a continu dexercer son mtier de traducteur dans les organismes internationaux et dcrire des livres au genre bien reconnaissable : des nouvelles, celles runies dans Todos los fuegos el fuego (1966), des romans, tels 62 Modelo para armar (1968) et des pomes, ceux Pameos y meopas (1971).

    Avec un entrain de mauvaise foi, ce lecteur fait quelques pas et nous demande si prcisment, moyennant le boom de la littrature latino-amricaine, Cortzar na pas acquis une notoriet mdiatique internationale et oubli en chemin ou carrment abandonn le projet de son alter ego de Rayuela.Rappelez-vous nous dit-il : pour Morelli, il fallait dpasser lalbum de photos, dinstants figs pour rejoindre le devenir se ralisant face nous, le passage du hier loubli, la premire aiguille de loubli dans le souvenir (Rayuela, captulo 109, p. 389). Sans sen apercevoir, perdu dans ses mots, le lecteur-contradicteur sest mis marcher nos cts.

    A lore du bois, je profite pour lui rappeller quaprs 1963, Cortzar na cess dinvestir ce Rayuela avait laiss ltat de promesse ou de projet. Ainsi, non seulement le roman quil nous a cit en exemple, 62 Modelo para armar, est comme on le sait une tentative de concrtiser les ides exposes par Morelli en ce mme chapitre de Rayuela, mais deux autres livres inconnus de notre compagnon de marche ont cherch raliser genre littraire invent de toutes pices par lauteur de Rayuela.

    Tout coup, c'est moi qui arrte notre marche commune, car ma mmoire sclaire tout coup : je revois un passage cl du logbook de Rayuela, le journal de bord manuscrit, transcrit et rdit par Gladys Anchieri dans ldition gntique du livre. Le mot almanach y apparat soulign, en majuscules (dition Archivos, p. 475). Le mot constitue le sous-titre dun livre que lauteur se refuse encore et toujours appeler un roman.

    Nos pas reprennent maintenant et, comme dans Rayuela, nous sommes sujets un ordre ouvert, une combinatoire o lon choisit lun des parcours proposs ou susceptibles dtre crs la vole. Chacune de ses trois grandes parties du livre, et en particulier la dernire, De otros lados , runit des matriaux pars, puisque pris De tous les cts . Ces matrieaux htrognes sont ceux qui correspondent le mieux au sens premier de lalmanach, pris dans la succssion des jours, et les sens alatoires des choix de lecture.

    Saisi par un autre souvenir, notre ami lecteur marrte pour dire haute voix les termes qui dfininissent le mieux ce principe de composition textuel : ceux jeu du meccano (pour Jaime Alazraki, ibid, p. 631), et ceux dun collage (pour Sal Yurkievich, idem, p. 133).

  • ! 3!

    Dans la correspondance de Cortzar, dite par Aurora Bernrdez en 2000, on peut confirmer ensemble ces valeurs ludiques et artistiques du mot gnrique almanach, ce que notre contradicteur dami ignore, car les lettres restent indites en franais. Je me tourne vers notre ancien contradicteur et le vois esquisser enfin un franc sourire. Il a enfin compris que les vieux almanachs ne correspondent en rien aux deux livres raliss sous ce nom par Cortzar aprs Rayuela. Il sourit peut-tre encore plus franchement quand il peroit que Le tour du jour en quatre-vingts mondes paru chez Gallimard en 1980, et rdit en 1987, ne rend absolument pas la matrialit de vieux almanachs de province mentionne dans le quatrime de couverture du livre.

    On saccorde tous deux sur le plaisir de pouvoir lire en franais quelques-uns des textes majeurs prsents dans les deux livres parus en 1967 et 1969 chez Siglo XXI au Mexique, respectivement La vuelta al da en ochenta mundos et ltimo round. Mais, outre la maigre consolation du jeu daffirmation et dinversion pos par ce titre avec celui du roman de Jules Verne, je tente de mettre mon compagnon de marche sur ses gardes. En effet, le livre franais perd lessentiel des deux livres dans la slection dune demi centaine de textes de prose provenant des deux livres. En excluant les pomes, les bandes dessines et surtout le concept propre chacun des deux livres, cest effectivement la notion mme dalmanach qui a t altre. Comme le prouve Mara de Lourdes Dvila (12001), en dsarticulant le travail subtil de mise en page et de mise au regard des textes et des images, ldition franaise a rduit nant et les renvois au sein de chaque livre allant des textes crits aux images, et le trajet dun livre lautre. Pris entre les ditions originales et celle franaise, nous voici donc perdus en plein maquis, celui des ronces et des horties, striles. Mon compagnon se demande comment donc retrouver les sens ludiques et artistiques que lcrivain attribuait au mot gnrique dalmanach.

    Cest alors que reviennent ma mmoire lexpression anglaise run for cover et lexplication que Hitchcock en donne Truffaut dans les dialogues cette fois-ci magnifiquement dits chez Gallimard (1993). Je mempresse alors de rsumer ainsi ce beau passage qui nous fait retrouver encore les livres et la fort, ou la fort des mots et des images. Le grand ralisateur anglais nous explique quen une situation d'garement, il ne sert rien de se mettre courir dans tous les sens pour perdre son souffle et son calme avec ses repres dans lespace. Hitchcock affirme quon doit se rsoudre revenir sur ses pas, reprer lendroit prcis o lon a fait fausse route et ensuite tenter de tracer un itinraire.

    Pour mener bien un conseil so british et retrouver la voie des almanachs, je propose donc mon interlocuteur de les prendre par la bande. Qu'est-ce dire ? me demande-t-il. Dune part, je lui propose de revenir aux quelques lettres o Cortzar a prcis ses intentions et le travail ralis avec ses complices. Dune autre part,il convient de tracer quelques sentiers de traverse au sein de chaque livre, et aussi dun livre lautre. Notre interlocuteur me fait un bref clin dil et avec cet acquiscement silencieux, je massure du vtre dans les pages et les minutes qui vont suivre.

    * A lorigine des almanachs il y a lcriture parse et

    fragmentaire de Cortzar qui, en bon artiste collectionneur, ne jettait aucun des papiers quil griffonait, pour minimes quils fussent comme en tmoigne lalbum biographique Cortzar de la A a la Z, rcemment paru chez Alfaguara (2014). Mais, dans les annes soixante, on ne faisait pas encore des livres partir de bouts de papier et de gribouillis, raison pour laquelle il y a eu galement un long travail commun de deux autres bibliophiles argentins : Armando Orfila Reynal, directeur de la maison d'dition mexicaine Fondo de Cultura Econmica, et Julio Silva, artiste et ami de lcrivain.

  • ! 4!

    Silva avait dj ralis plusieurs couvertures ainsi que les lithographies et la mise en page des Discours du pince gueule, paru Paris en 1965. Derrire la bannire littraire de Cortzar, et ce durant quatre ans, toute une bande dartistes, connus ou anonymes, se sont mis ensemble pour monter deux livres hors-normes, et qui constituent un dyptique atypique.

    Install dans une maison achete grce la vente de certains de ses manuscrits une bibliothque universitaire amricaine, le chef de bande voque dans une lettre son diteur Francisco Porra le projet dun livre quil veut nouveau et amusant. Conu ds le printemps 1965 comme un voyage autour de sa bibliothque, Cortzar pense linclusion dextraits provenant de toutes sortes de publications pour en faire un livre htrodoxe :

    Hace mucho que tengo ganas de divertirme un par de meses escribiendo una especie de viaje alrededor de mi biblioteca (entendiendo esta ltima palabra en un sentido sumamente amplio, pues abarca revistas, noticias policiales, afiches y frases de cartas). Siempre he pensado que en los malos libros, en los ms olvidables relatos policiales o fantsticos, hay por all una frase o un momento admirable. Mostrar esa chispa (...) y sobre todo mezclar las alusiones y las referencias de la manera ms heterodoxa posible, puede resultar entretenido para el autor y para el lector.

    Cartas 1964-1968, vol. 2, p. 910-911

    Deux mois plus tard ltincelle ici mentionne mostrar esa chispa a fait un beau feu de bois qui porte dj un nom et un contour prcis. Dans une lettre Julio Silva, lcrivain lui propose de participer la conception dun livre au format horizontal, presque carr, qui reprendra quelques-uns de ses textes anciens, dautres rcents, mais aussi beacoup de citations :

    Trabajo mucho en LA VUELTA AL DA EN OCHENTA MUNDOS, que as se llamar el primer libro-collage que saldr en Mxico el ao que viene. Nada me hara ms feliz que contar con tu consejo y tu ayuda para la diagramacin de ese libro, que ser una especie de almanaque de textos ciertos y muy diversos, un libro para cronopios.

    El editor me da bastante carta blanca para meter vietas, mapas, galletitas secas, gatos disecados, etc. Adems me propone cajas fabulosas, incluida una de 24 x 20, que es una exageracin. Pero yo te mostrar las opciones, y si tens un poco de tiempo podremos ver juntos cul es la mejor frmula. Me gustara un libro con mucho viento adentro, blancos por todos lados, vietas entre texto y texto, dibujitos raros en los mrgenes, y otras astucias slvicas y cortazarianas. (Cartas 1964-1968, vol. 2, p. 930).

    A la suite des recherches de Rayuela, on remarque ici limportance donne certains lments de la composition du livre, en particulier les blancs textuels, les images, vignettes et leurs lgendes. Ces composantes graphiques des almanachs vont dessiner des bandes verticales ou horizontales o textes et images alternent en rythme imprvisible et vari.

    Deux ans ont t ncessaires pour parvenir une maquette et une conception ditoriale dfinie par Julio Silva selon quelques constantes : linclusion dimages anciennes, libres de droits ; un texte justifi sur la marge extrieure des doubles pages pour librer les bandes centrales, l o placer les lgendes des images et/ou les rfrences des citations. Avec une couverture sur papier kraft cartonn et marron, dans le corps de louvrage, quelques gravures reproduites en trame de fond orang, les choix ddition du livre taient foncirement anachroniques, comme le voulait lauteur :

    [...] una especie de almanaque o de bal de sastre, pero prefiero el primer trmino porque no les tengo simpata a los sastres y en cambio toda mi infancia estuvo iluminada por El almanaque del mensajero, del que quiz quede algn ejemplar en su casa (hay que mirar en los muebles viejos, en los stanos). Ser un libro divertido, que irritar a los famas y encantar a algunos cronopios. Idem, p. 1057.

    La premire dition de La vuelta al da en ochenta mundos parat fin 1967 et, en avril 1968, le livre est puis en Argentine (id., p. 1243). Ce premier almanach est un objet-livre anachronique par ses apparences la fois modernes et dsutes. Tantt les images anciennes viennent illustrer c est dire donner voir le texte, tantt elles le dcalent, le dstabilisent.

  • ! 5!

    Au fil des pages, entre les bandes extrieures et celles intrieures, surgit ainsi un objet atypique, unique, qui spatialise et dmultiplie le temps de lecture. Une telle transformation des repres et des tats induits par la lecture est pose dans divers seuils du livre, ces lments paratextuels qui servent au lecteur de paliers dentre et de sortie, o on sarrtera brivement. En effet, la couverture montre le titre du livre dispos en ellypse pour reproduire le mouvement dun dessin compos donze figures en noir ; elles reprsentent un jeu capable de transformer les joueurs en corps et me. On y voit en effet des enfants qui, jouant ce qui en franais sappelle le jeu du saute mouton deviennent des grenouilles se jettant leau en vertu des possibilits expressives et humouristiques du frog game de nos voisins insulaires.

    De la part de Silva, cette couverture tablissait un clin d'il l'une divagations d'Horacio, quand cite im Brisset, inclus dans L'anthologe de l'humour noir, l'homme descend des grenouilles (Rayuela, captulo 18, p. 71)

    Une telle logique potique est l'uvre tout le long du livre, et ce travers toutes sortes d'associations inattendues, comme celle qui pousse Julio Silva endosser en page 6 les habits de Passepartout, l'assistant de Philas Fogg. Lui, montr en premier, est notre guide travers le livre, capable de faire sauter toutes les serrures du sens coup d'images et de racourcis ingnieux.

    Le jeu se poursuit jusqu' la dernire case de ce premier jeu

    de lecture, o l'on retrouve le tropisme british & old fashioned de la couverture, celui de la Casilla del camalen . Lauteur y reprend son compte le mot dordre du jeune John Keats, auquel il avait dj consacr un long essai posthume (cf. S. Boldy), qui en 1818 a prn une identit vague, mutante et poreuse pour tout pote appel devenir cela mme qui lhabite. Tout au long de ce texte, Cortzar construit une scnographie urbaine anime par un agn verbal, une vive discussion avec une dame dun certain age. Sil le fait cest pour rpondre aux critiques coloptres de toute sorte, et pour leur contraposer une criture sauvage, celle quil vient exposer dans les rues et mme sur les murs d'un commissariat parisien.

  • ! 6!

    Terr dans sa case du camlon, Cortzar entend rpondre un "crivain engag" lui ayant exig le matin mme une profession de foi littraire entire et sans contradictions peu de mois avant mai 68. A la grande stupfaction de la dame respectable laquelle il s'adresse encore une fois tout au long de son article par des infatigables vocatifs ironiques, l'crivain s'vertue alors souligner les passages importants de son texte en crivant la craie des graffitis imaginaires sur le mur d'un commissariat de la ville.

    Les quatre images servant de murs cette case du camlon suivent un sens et une disposition irrguliers : les deux premires sont infrieures et orients vers la droite, comme celle du coloptre noir qui, pour l'auteur, dsigne ses polmistes (p. 209).

    La dernire leur fait face sur la bande suprieure, oriente comme elle est vers la gauche : c'est l'un des portraits de John Keats (p.213).

    Comme on peut le voir ici mme, les images successives

    exposent des plans en biais, et des chelles tout fait diverses (de dtail, moyennes et panoramiques). Surtout, elles mettent en scne un face face mouvement exaltant qui invite le lecteur plonger dans le blanc final pour mieux revenir sur les 47 cases prcdentes. A travers ce parcours textuel et iconique, Cortzar donne au lecteur un avant-got anticonformiste et rebelle de ce que le second almanach prsente sous des modes bien souvent plus exacerbs.

  • ! 7!

    Ainsi ltimo round rapporte en 1969 deux rcits du mai 68 parisien, lun potique, lautre narratif. Noticias del mes de mayo (p. 46-62) sont composes tel un vritable pome visuel fait de photos ralises in situ par l'espagnol Antonio Glvez, dun long pome de Cortzar et dune infinit de consignes, pamphlets et grafittis anonymes. Ces trois composantes coexistent en cette vingtaine de pages selon le principe du collage. Celui-ci est revendiqu ds le dbut du texte comme un moyen de faire perdurer cela mme qui anime les la rebellion : Lo nico inmutable en el hombre es su vocacin para lo mudable (p. 60).

    En transposant divers slogans soixante-huitards en une autre

    langue (lespagnole), sur un espace htrogne (celui de lalmanach littraire) et surtout hybride (fait dimages et de messages textuels dordre divers), ce collage cherche susciter un mouvement de lecture spontann, rpt.

    Libre surtout, dautant plus que le lecteur peut placer sous ce pome visuel lun des 33 textes en petits caractres du livre reproduits sur une bande textuelle autonome de la prcdente.

    Chaque page dltimo round est en effet scinde en deux parties (ou tages comme le signale la table de matires), celle suprieure couvre deux tiers de la page, et celle infrieure le reste. Les deux sous-parties de chaque page sont relis par la tranche dun livre dont les coutures sautent au bout dun certain temps.

    Entre ces mmes pages 40 et 60, dfilent donc toutes sortes

    de textes et dimages : des uvres dAlechinsky, Segu et Folon, parmi dautres artistes de la bande Cortzar. Sans exception, ces images tablissent une contrebande renouvelle, elles dcalent de faon inattendue les essais et autres chroniques, dont Homenaje a una torre de fuego , sur loccupation du pavillon dArgentine la Cit internationale universitaire en mai soixante-huit, parue dans la revue uruguayenne Marcha.

  • ! 8!

    Cest donc lobjet-livre qui coupe demble lespace graphique pour scinder les textes et les court-circuiter par images interposs. On expose ainsi un rapport immdiat et fragment une multitude de ralits historiques, sociales et artistiques contemporaines la ralisation du livre.

    La mise en page de la couverture et du quatrime de couverture du livre, mettent en scne cette fragmentation de la ralit immdiate comme pourrait le faire tout autre mdia crit de masse (un journal ou une revue telle le Readers digest amricain plusieurs fois raill). ltimo round reprend galement de manire parodique laccs parcellaire et chaotique de la ralit quotidienne et immdiate, et ce depuis une infinit de registres linguistiques et iconiques, y compris politiques et potiques.

    A titre d'exemple, et pour s'en tenir ceux cits edans la partie suprieure de la couverture:

    Hay que soar pero a condicin de creer seriamente en nuestro sueo, de examinar con atencin la vida real, de confrontar nuestras observaciones con nuestro sueo, de realizar escrupulosamente nuestra fantasa.

    Lenin

    Sur la rtine de la mouche

    dix mille fois le sucre

    Jean Cocteau

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    En terminant le travail de composition du livre la fin de lt 1969, le chef de bande s'adresse son Cher Patron, Julio Silva, pour lui communiquer un changement de taille :

    Ah, novedad: lo de Almanaque salta. No me gusta. Se va a llamar ltimo round, que juega con round de box, o sea vuelta (ltima vuelta de la pelea ltima vuelta al da, ves?). id., p. 1266.

    Le titre de ce second livre vise donc fermer la boucle ouverte par le premier en invalidant le concept dorigine pour lui imposant une orientation encore plus aigue, agonistique et agressive. Les raisons dun tel parti-pris, (dune telle surenchre ?), relvent peut-tre du contexte immdiat. Celui-ci tait marqu par des tensions intimes (la sparation de lcrivain davec son pouse en 1968) et mondiales (massacre de Tlatelolco au Mexique, guerre au Vietnam, Cordobazo en Argentine) abordes avec lespoir propre la modernisation et laccroissement notables des moyens techniques, ceux par exemple mis disposition de la bande dartistes et de photographes pour la ralisation du livre. Ainsi , la diffrence du livre prcdent, leurs travaux sont dment crdits, donc aussi rmunrs. Lunivers quils ont represent nest plus nostalgique, comme pouvait sembler celui du livre antrieur, mais rageusement ancr dans un prsent multiforme.

    Une des uvres les plus saisissantes en ce sens est le portrait du chef de bande reproduit en pleine page, le long des deux tages du livre la page 9. A partir dun tirage noir et blanc circulaire, le sculpteur belge Pol Bury, a trac une quinzaine de cercles sur le visage de lauteur. Aprs les avoir dcoups et recolls avec un lger dcalage droite, les yeux acquirent une un mouvement apparent et le visage tout entier une apparence monstrueuse.

    Le chef de bande est donc dconstruit et mis en mouvement (c'est--dire cintis) par lun des artistes de sa bande ; mais cest au lecteur d''n construire d'autres partir des reflets fournis par les pomes, contes et essais du livre. Ds ce seuil initial et pluriel, la transformation et la fracture violentes diversement prnes par lcrivain en divers textes se trouvent donc montres et ralises en un portrait fragment et mouvant, mais surtout rtif toute volont d'appropriation ou enfermement.

  • ! 10!

    A la vue de ce portrait, mon contradicteur sarrte net pour sortir de son silence. Il me jette la figure une srie de photos en couleurs, ralises par Karina Berriot, La squence montre un autre round sur les hauteurs de Saignon en 1972.

    Vous voyez donc que bien dautres combats ont t faits

    entre le Patron et le Chef de bande Alors, qu'est-ce que vous en dites me demande-t-il lgrement fch

    Certes, une dizaine dautres livres hybrides ont t raliss du vivant de Cortzar avec les travaux de Silva, Offerhaus, Colette Portal, Alicia DAmico, Sara DFacio, Hermenegildo Sbat et bien dautres artistes et photographes.

    Certes aussi, aprs la mort de Cortzar, Silva a cre les maquettes et les couvertures de la rdition des uvres chez Alfaguara. Last but not least, la rdition soigne des deux almanachs, la maison ddition barcelonaise RM a rcemment ajout El ltimo combate, o se trouve reprise une partie essentielle de la collaboration entre les deux amis.

    Pourtant, comme lannonait le second titre du dyptique (ltimo, dernier), lexprience des almanachs a t close en 1969, lorsque prirent fin les roaring sixties, cette dcennie trpidante qui a agit et chang notre monde.

    *

    Demandons-nous pour finir ce qui a rendu possible un tel changement. Eu gard la notion mme dalmanach, ne avec Rayuela comme on la vu, cest le travail mme de l'auteur et du graphiste sur la notion mme de bande. Le sens de ce mot est double comme le rappelle ltymologie du mot franais. Selon Alain Rey (tome I, p. 488), le germanique bende dsigne selon tantt le cerceau ou cercle mtallique servant contenir ou renforcer quelque chose (la maquette du livre ici), tantt la bannire derrire laquelle se rangeait un groupe dhommes pour partir la guerre (ltendart Cortzar). Le caractre jouissif de ce travail sur et avec les bandes expose son versant rotique dans ltimo round. Mtal, bichromie et squentialit y rythment un dsir masculin scopique dans "Ciclismo en Grignan" (PB p. 70-75) et sadique dans "La mueca rota" (PB, p. 104-11) et "/que sepa abrir la puerta para ir a jugar" (PP, p. 141-154).

  • ! 11!

    En faisant bande part, Silva et Cortzar nont cess douvrir le champ des possibles de lobjet-livre, autant sur ses bandes que dans les contrebandes quils attendaient des lecteurs. Aujourd'hui, les plus perspicaces sont sont celles de quatre femmes universitaires (A. Barataud, I Batres Cuevas, M. De Lourdes Dvila et M. Luna Chvez) qui ont apport un regard renouvell et patient sur ces "Julios en accin" (La vuelta, p. 18, 16)

    Bandes et contrebandes, c'est pour nous tous, lecteurs d'aujourd'hui, la voie des almanachs.

    *

    Bibliographie Barataud, Marie-Alexandra, Du texte et de l'image dans l'uvez de Julio Cortzar,

    thse de doctorat, Universit de Limoges, 2013. Batres Cuevas, Izara, Hacia una potica explcita de su narrativa: ltimo round, thse

    de doctorat, Universit Complutense de Madrid, 2013. Bernrdez, Aurora, Garriga, Carles, Cortzar de la A a la Z, Barcelona, Alfaguara,

    2014. Boldy, Steven. Mise en perspective de Imagen de John Keats, Cortzar, de tous les

    cts, La licorne n 60, Poitiers, 2002, p. 13-26. Cortzar, Julio, Imagen de John Keats, Buenos Aires, Alfaguara, 1996, 594 p. - Cuentos completos 1, 2, Madrid, Alfaguara, 1994, 606 p et 509 p.. - Rayuela, (1963), rd. Archivos-C.S.I.C, Madrid, 1991, 814 p. - La vuelta al da en ochenta mundos, (1967), Mxico, Siglo XXI, 1986, 214 p. - Ultimo round, Mxico, Siglo XXI, 1969, 220 p. - Cartas 1, 2, 3, dition de A. Bernrdez, Buenos Aires, Alfaguara, 2000, 1835 p. - et Silva, Julio, El ltimo combate, RM, Barcelona, 2013. De Lourdes Dvila, Mara, Desembarcos en el papel La imagen en la literatura de

    Julio Cortzar, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 2001. Luna Chvez, Marisol, Suma vanguardista, Principios de composicin visual en La

    vuelta al da en ochenta mundos y ltimo round, thse de doctorat, Universidad Autnoma de Mxico, 2009.

    Rey, Alain, Dictionnaire historique de la langue franaise, Paris, Le Robert, deux tomes, 1995.

    Joaqun Manzi Universit de Paris-Sorbonne

    * * *