les dialogues platoniciens chez plutarque

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LES DIALOGUES PLATONICIENS CHEZ PLUTARQUE

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Les Dialogues Platoniciens chez Plutarque

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  • LES DIALOGUES PLATONICIENS CHEZ PLUTARQUE

  • The De Wulf-Mansion Centre of the Catholic University of Leuvens Institute of Philosophy is dedicated to research in ancient, medieval, and Renaissance philosophy.It hosts the international editing project Aristoteles latinus and publishes

    the Opera omnia of Henry of Ghent and the Opera Philosophica et Theologica of Francis of Marchia.

    Kardinaal Mercierplein, 2, B 3000 Leuven (Belgium)

    ANCIENT AND MEDIEVAL PHILOSOPHY

    DE WULF-MANSION CENTRESeries I

    XLIII

    Series editors

    Russell L. FriedmanJan OpsomerCarlos Steel

    Gerd Van Riel

    Advisory Board

    Brad Inwood, University of Toronto, CanadaJill Kraye, The Warburg Institute, London, United KingdomJohn Marenbon, University of Cambridge, United Kingdom

    Lodi Nauta, University of Groningen, The NetherlandsTimothy Noone, The Catholic University of America, USA

    Robert Pasnau, University of Colorado at Boulder, USAMartin Pickav, University of Toronto, Canada

    Pasquale Porro, Universit degli Studi di Bari, ItalyGeert Roskam, Katholieke Universiteit Leuven, Belgium

  • Les diaLogues pLatoniciens chez pLutarque

    stratgies et mthodes exgtiques

    Edit parXaviEr BrouillEttE

    angElo giavatto

    lEuvEn univErSitY PrESS

  • 2010 by De Wulf-Mansioncentrum De Wulf-Mansion Centre

    Leuven University Press / Presses Universitaires de Louvain / Universitaire Pers Leuven Minderbroedersstraat 4, B-3000 Leuven (Belgium)

    All rights reserved. Except in those cases expressly determined by law, no part of this publication may be multiplied, saved in an automated datafile or made public in any way whatsoever without the express prior written consent of the publishers.

    ISBN 978 90 5867 854 6 (hardcover)ISBN 978 94 6166 000 8 (PDF)D / 2011 / 1869 / 1NUR: 732

  • Prface

    La place de Plutarque dans lhistoire du platonisme est lune des questions les plus importantes laquelle fait face aujourdhui quiconque sintresse cette tradition. Figure importante, sinon essentielle, de cette priode du platonisme imprial traditionnellement dsigne sous lappellation de mdioplatonisme Plutarque apparat la croise des chemins, entre une tradition acadmique dpourvue dinstitution et le re nouveau plotinien du platonisme. Situ ce car-refour dinfluences, le chronen dveloppe une pense autonome dont il est diffi-cile parfois de saisir la vritable porte. Son dbat, toujours prsent, parfois mme viru lent, contre le stocisme et lpicurisme, son sacerdoce delphique ou en core son enseignement sont autant de fils qui viennent tisser la toile de ses textes. Ces textes eux-mmes, parfois de style direct, souvent sous forme de dialogues vien-nent densifier ce tissu, rendant ardue la tche de lexgte.

    Toutefois, une constante peut tre releve dans le texte de Plutarque et elle con-siste en son attachement envers Platon. La rfrence platoni cienne dans son texte constitue, en effet, une premire vidence dont limportance est indniable. Ce platonisme de Plutarque a t longue ment discut, depuis ltude dj presque centenaire de Roger Miller Jo nes.1 Mais si ces tudes nous aident mieux com-prendre lapport plato nicien dans le texte de Plutarque, ils ne nous indiquent que trop peu de pistes quant la faon dont Plutarque pouvait lire Platon.

    Une des caractristiques fondamentales de lpoque impriale est, comme nous lavons mentionn, labsence dinstitution acadmique. Cet te absence con-stitue aujourdhui une donne qui doit tre prise en compte dans ltude du plato-nisme imprial.2 En labsence dune tradi tion orthodoxe qui proposerait un ordre de lecture, ou encore un cursus scolaire, chaque platonicien apparat entirement libre de sa lecture.3

    Nous savons que Plutarque avait accs une riche littrature plato nicienne et quil connaissait de premire main plusieurs dialogues de Pla ton, mais la lecture et lexgse quil en propose demeurent une chose obscure. Sil est donc vident que Plutarque lisait Platon, dans quel contexte et sous quels modes le lisait-il? Par ail-leurs, une poque o la forme lit traire du commentaire systmatique ntait pas encore privilgie, quelle est la lecture que propose Plutarque du texte de Platon et quelles stratgies exgtiques soffrent Plutarque?

    1 1916. Le platonisme de Plutarque est le thme explicite des tudes de Drrie 1969, Froidefond 1987 et Opsomer 2005.

    2 Depuis les tudes fondamentales de Lynch 1972 et de Glucker 1978.3 Cf., par exemple, les observations de Dillon 1988, p.358 et 1982, p.66 ainsi que

    Opso mer 1998, p.265.

  • Vi prface

    Avec ce recueil, nous souhaitons ouvrir, au sein de la communaut scientifique, le dbat sur ces questions et offrir une recherche sur la pr sence des textes plato-niciens dans le corpus des Moralia et sur leur rle dans la dfinition du platonisme de Plutarque. Dans lIntroduction, nous tentons de fournir un aperu le plus exhaustif possible des deux aspects fondamentaux dune telle prsence: sa valeur philosophique (1) et sa ralisation textuelle au niveau atomique, cest--dire sous la forme de citation (2). Le reste de notre ouvrage sorganise en trois sections qui mettent en relief trois faons diffrentes daborder le problme: la premire sec-tion concerne une partie spcifique du corpus (les Dialogues pythiques), la deux-ime un sujet philosophique particulier (la nature de lme), la troisime une des formes dexgse prfres de Plutarque (le ).

    La premire section souvre avec la contribution de Xavier Brouil lette qui montre comment lutilisation dune citation bien choisie (R publique 6, 509b ~ def. orac. 413c) permettait Plutarque dutiliser Platon dans un dbat rsolu-ment contemporain entourant le sanctuaire de Delphes. Avec la contribution de Franco Ferrari, nous revenons une forme plus ample de dpendance lgard de Platon, celle qui concerne un dialogue dans sa totalit, dans ce cas-ci, le Time. Comme nous le montre lauteur, ltude dune telle relation devient encore plus intres sante car, dans de E apud Delphos le texte analys par Ferrari , la rela-tion avec Platon est filtre par la mdiation dune troisime figure, Ammonios, le matre de Plutarque.

    La deuxime section du recueil concerne (comme nous lavons pr cis) la prsence du texte de Platon dans les Moralia propos du thme central de lme. John Dillon, dans une lecture du De animae procreatione in Timaeo, montre comment linterprtation du Time que propose Plu tarque vise donner une lecture fidle de Platon et comment apparat ici la volont de rendre cohrente lentiret de son uvre, ide fonda mentale pour lexgse ultrieure. Pour sa part, Mauro Bonazzi montre, partir des fragments du , comment, sur une question com me celle de limmortalit de lme, Plutarque est entirement redev-able Platon, notamment dans son rapport aux mystres: la seule vraie initia tion est pour lui linitiation la philosophie de Platon.

    La dernire section de louvrage aborde enfin la forme de lexgse platonicienne chez Plutarque, en ayant comme sujet les Questions plato niciennes. Jan Opsomer revient dans un premier temps sur la mthode de travail de Plutarque, notam-ment sur la confection daide-mmoires (). Son texte analyse ensuite la cinquime quaestio et, laide de la discussion du def. orac. 421e-431a, il permet dtablir un lien entre et dialogue. propos des Questions platoniciennes, mais cette fois-ci en se concentrant sur la dixime quaestio, Angelo GiaVatto montre en fin lui aussi la fidlit de Plutarque Platon et comment tout son texte

  • prface Vii

    est orient vers lapologie du matre, mme lorsque dautres auctoritates de la tra-dition sont voques et mises en contraste avec le matre.

    Une rencontre ayant eu lieu Paris, au Grand salon de la Maison de lcole Fran-aise de lExtrme Orient, le 29 juin 2007, se trouve lorigine de cette entre-prise. Nous tenons remercier les participants ce colloque, le public qui nous a stimuls avec ses questions (en particulier Luc Brisson, Franoise Frazier et Teun Tieleman), ainsi que tous ceux qui ont montr leur intrt pour notre projet avant et aprs cette rencontre. Nous remercions aussi lcole Pratique des Hautes tudes, dans la per sonne de Philippe Hoffmann, pour avoir assur les moyens dorganiser le colloque, ainsi que Flicia Yuste, qui nous a toujours offert un soutien gnreux et efficace pour lorganisation de la rencontre. Nous remercions les responsables de la col lection Ancient and Medieval Philosophy Series 1, en particulier Gerd Van Riel, pour nous avoir fait lhonneur de publier ce volume dans leur srie. Nous remer cions enfin Alexandra Michalewski, Annie Villeneuve et les deux relecteurs anony mes de Leuven University Press, qui ont fait une lecture mticuleuse du volume et nous ont suggr plusieurs commentaires, ainsi que Richard Goulet qui nous a gnreusement aid dans les phases finales de la rdaction.

    Kln-Montral, 29 novembre 2009

  • Table of conTenTs

    prface V

    Xavier Brouillette & Angelo Giavattoles dialogues platoniciens chez plutarque. une introduction 1

    1. La valeur philosophique des citations de Platon dans les Moralia 12. Les citations de Platon dans les Moralia. Observations formelles et

    fonctionnelles 9

    secTion 1 PlaTon eT le conTexTe religieux: les Dialogues Pythiques 27

    Xavier Brouillette apollon au-del de tout ce qui est Visible: plutarque et

    rpublique 6, 509b 291. Apollon et le soleil 292. Lexgse de la Rpublique 343. Apollon au-del de tout ce qui est visible 41

    Franco Ferrarila construction du platonisme dans le De e apuD Delphos de

    plutarque 471. La nature programmatique du De E apud Delphos dans le corpus

    philosophique de Plutarque 472. Les premires solutions lnigme: , religion et

    logique (stocienne) 503. La solution caractre pythagoricien et la signification des

    mathmatiques dans la philosophie de Plutarque 524. Le platonisme dAmmonios (et de Plutarque): scepticisme, critique de

    lvidence sensible et mtaphysique thologique 565. Conclusions: Ammonios, Plutarque et le platonisme 60

    secTion 2 PlaTon eT la discussion sur la naTure de lme chez PluTarque 63

    John Dillonaspects de lexgse dualiste de platon par plutarque 65

    1. Plutarque face aux exgtes du an. procr. 652. La tradition du commentaire systmatique 683. Lexgse dualiste du an. procr.: Time, 27d5-29d3 69

  • 4. Lexgse dualiste du an. procr.: Time, 35a1-36d7 715. Conclusions 73

    Mauro Bonazziplutarque et limmortalit de lme 75

    1. Analyse des fragments du 752. Une polmique anti-picurienne 803. Platon, les platoniciens et la tradition grecque 84

    secTion 3 PlaTon eT la craTion du discours PhilosoPhique chez PluTarque 91

    Jan Opsomerarguments non-linaires et pense en cercles. forme et argumen-

    tation dans les Questions platoniciennes de plutarque 931. . Conventions dun genre littraire 932. Platonica quaestio 5: la structure de largument 963. Platonica quaestio 5: les arguments et leur valeur 994. La section cosmologique du de defectu oraculorum 1115. Observations finales 114

    Angelo Giavattole dialogue des sources dans les Questions platoniciennes

    de plutarque 1171. La dixime Platonica quaestio de Plutarque 1182. Plat. quaest. 1009ce 1193. Plat. quaest. 1009e-1010c 1204. Plat. quaest. 1010d-1011e 1235. Conclusions 128

    Angelo Giavattorpertoire des citations de platon dans les Moralia 131

    abrViations bibliographiques 143index locorVm 159

  • les dialogues PlaToniciens chez PluTarque. une inTroducTion

    Xavier Brouillette & Angelo Giavatto*

    1. la valeur PhilosoPhique des ciTaTions de PlaTon dans les Moralia

    La relation de Plutarque Platon apparat problmatique, car mdiatise par deux lments fondamentaux intrinsquement relis. dabord, ce rapport stablit tra-vers une tradition complexe qui est celle du plato nisme et de son support ins-titutionnel que fut lAcadmie. Le plato nisme de Plutarque qui donna lieu plusieurs tudes nous permet, notamment, de situer Plutarque dans lhistoire des ides et de mesurer son importance, voire son originalit. Cette lecture historique peut clairer le rapport de Plutarque une tradition prcise, mais elle nclaire toute fois pas la relation directe de Plutarque Platon travers la lecture des textes du matre, second lment considrer. Il semble donc impossible de considrer la valeur philosophique du rapport Platon sans prendre en compte lexgse parti-culire que pouvait en faire Plutarque. On sinter rogera donc sur la valeur de cette exgse tout en tentant de comprendre si elle peut tre distingue du contexte lintrieur duquel elle slabore.

    1.1. Le contexte scolaireIl est impossible de ne pas comprendre le rapport de Plutarque Platon sans dabord questionner la place quoccuprent, dans le dveloppement philosophique de Plutarque, lAcadmie (dont il affirme avoir fait partie) et son matre Ammo-nios.1

    Nous possdons bien peu dinformations sur Ammonios. Plutarque, qui le nomme ,2 nous indique quil fut trois fois stratge Athnes.3 Nous savons aussi quun de ses tudiants tait un descendant de Th-

    * Cette introduction a t discute par les deux auteurs tout au long de son laboration. La rdaction du 1 doit tre attribue Xavier Brouillette, celle du 2 Angelo Giavatto.

    1 Pour lensemble de la section sur Ammonios, nous sommes en partie redevables un article de Jan Opsomer (2009), que ce dernier nous a gentiment transmis avant sa publi-cation. La discussion qui sy trouve est beaucoup plus tendue que ce quil nous est permis de faire dans la prsente section.

    2 Adulat. 70e. Ce terme est habituellement traduit par professeur. Il est intressant cet effet de consulter la discussion propose par Glucker 1978, p.127-129, qui montre que le est un simple tuteur priv et non un professeur rattach lAcadmie.

    3 Quaest. conv. 8,3, 720c.

  • 2 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    mistocle.4 La seule autre indication textuelle que nous avons propos dAmmo-nios en dehors du corpus plutarquen provient dEunape qui, dans ses Vies des philosophes et des sophistes, affirme quil est originaire dgypte et quil est mort Athnes.5 En plus de ces tmoigna ges, Christopher P. Jones a attir lattention des chercheurs sur une in scription dleusis6 qui nous renseigne sur Ammonios et sa famille, ainsi que sur son rang social et son dme dappartenance, celui de Cholleids, le mme que Sarapion ( qui sont ddis les Dialogues pythiques) et fort probablement aussi celui de Plutarque.7 Pour Jones, Ammonios se serait vu accorder la citoyennet romaine grce son importance civique, notamment son rle de stratge.8

    On ignore toutefois les rapports que pouvait entretenir Ammonios avec lin-stitution acadmique. La seule indication significative provient du E ap. Delph. o le jeune Plutarque voque sa filiation lAcadmie. Soulignant son ardeur juvnile pour les mathmatiques, il affirme: Je devais bientt en toutes choses honorer le rien de trop, en entrant lAcadmie( ) (387f). Ce passage ainsi que tous les autres o Plutarque fait mention de lAcadmie ont t longue ment discuts par John Glucker.9 Selon ce dernier, Ammonios ne peut tre considr comme un scholarque de lAcadmie parce que cette institution nexis-tait plus lpoque de Plutarque.10 Ainsi, lentre lAcadmie devrait plutt tre observe comme une rfrence purement philosophique. Comme la affirm Daniel Babut, Plutarque pouvait trs bien se considrer en toute sincrit comme un Acadmicien, et se rclamer plus particulirement du courant philosophique

    4 Them. 32,6. Outre sa prsence dans le E ap. Delph. et le def. orac., Ammonios apparat aussi dans les quaest. conv. (3, 1-2 et tout le livre 9).

    5 Eunape VS 2, 1, 6-8 Giangrande. Eunape souligne toutefois que sa source, quant la mort dAmmonios Athnes, est Plutarque lui-mme. Cf. Jones 1916, p.7. Cf. aussi Jones 1967, p.207, qui note que, mme si ces deux indications ne se retrouvent pas aujourdhui chez Plutarque, il ne faut pas pour autant ngliger ce tmoignage. Eunape aurait bien pu obtenir ces informations de traits aujourdhui perdus, notamment le Lamprias 84: , .

    6 IG 2/32 3558. Jones 1967, p.207-211.7 Jones 1967, p.207. Ce dernier souligne, en effet, que le dme de Cholleids est rat-

    tach la tribu de Lontis, laquelle appartient Plutarque. 8 Jones 1967, p.211: To sum up. The philosopher Ammonius (no teacher is named,

    or parent) arrived from Egypt in Athens, and gathered about him a group of pupils socially and intellectually respectable. He also became hoplite general three times, a position that conferred great prestige and demanded heavy expense. The Roman citizenship could not long be delayed: the benefactor was apparently M. Annius Afrinus, consul when Nero visited Greece in 67. Soulignons, comme le fait Jones lui-mme (p.205), que la discussion du E ap. Delph. est place ce mme moment, lors de la visite de Nron.

    9 Glucker 1978, p.256-280, et particulirement p.257-259 pour les rfrences lAca-dmie chez Plutarque.

    10 Glucker 1978, p.124-127 et p.259-260. Cf. aussi Donini 1986a, p.97.

  • introduction 3

    qui stait im pos dans lcole depuis lpoque dArcsilas, de Carnade et de leurs successeurs.11 Nanmoins, il semble vident que Plutarque ait reu len-seignement dAmmonios. Force est donc de conclure que lAcadmie dsigne dans ce contexte lcole prive dAmmonios o Plutarque tudia.12

    Quel pouvait tre le contenu de cet enseignement ? Les recherches rcentes, jusqu celle que propose Ferrari dans le prsent volume, ont tent de cerner linfluence qua pu avoir Ammonios dans la construc tion du platonisme de Plutarque. Depuis les analyses de Pierluigi Doni ni, la plupart des chercheurs sen-tendent pour dire que le texte de Plutar que intgre trois lments philosophiques: le texte de Platon, lhritage de la Nouvelle Acadmie ainsi que linterprtation pythagoricienne.13

    Linteraction de ces trois filiations philosophiques distinctes pourrait de prime abord apparatre comme lexpression de lclectisme caract risant luvre de Plutarque.14 Pourtant, il nen est rien. La distinction, courante aujourdhui, entre les diffrentes Acadmies (lAncienne dog matique de Speusippe, Xnocrate et Crantor, et la Nouvelle scepti que dArcsilas, Carnade et Philon) ntait pas accepte par lui.15 Il appert, en effet, que Plutarque ait dfendu lunit de lAcadmie,16 no tamment dans un trait perdu, signal dans le Catalogue de Lam-

    11 Babut 1994b, p.555. Cf. aussi Donini 1986a, p.99: Una cosa infatti il rapporto per cos dire fisico, di presenza in un luogo chiamato Accademia [...] unaltra quello di affinit, o simpatia filosofica, con lAccademia, in particolare con lAccademia scettica. Dillon (1979, p.66) dfendait une opinion similaire, quoique selon lui, il ne sagit pas ici de lAca dmie sceptique, mais plutt dogmatique : I am inclined to interpret the phrase metapho rically, as meaning simply became a Platonist or a more orthodox Platonist as opposed to an enthusiast for Pythagorean number-mysticism, as he portrays himself at the time.

    12 Cf. Donini 1986a, p.109 et Babut 1994b, p.561-562.13 Donini 2002, p.267. Cf. aussi Donini 1999, p.22 et 2000, p.140, o il distingue, de

    faon plus gnrale, entre scepticisme et dogmatisme chez Plutarque. Cette position est aujourdhui largement accepte. Cf. Bonazzi 2003a, p.237-240, Ferrari 2004, p.234 et Opsomer 2005, p.176-177.

    14 Sur lclectisme, cf. Donini 1988a, passim.15 La subdivision de lhistoire de lAcadmie entre la premire (ancienne), la nouvelle

    (la deuxime dArcsilas), la troisime de Carnade, la quatrime de Philon de Larissa et la cinquime dAntiochus dAscalon, tait dj lpoque une critique porte contre lAca-dmie. Cf. Cicron Acad. 1,13 ainsi que Sextus Empiricus P. 1,220. Cf. aussi Bonazzi 2007a, p.268-269. Peut-tre tait-ce le sujet du Lamprias 134: ? Is nardi Parente 1988, attire aussi lattention sur un qua crit Numnius (fr.24 des Places) en raction lAcadmie sceptique. Sur cette critique de Numnius, cf. Donini 1994b, p.5073-5075.

    16 Sur la thse de lunit de lAcadmie, cf. lexpos synthse de Babut 2007, passim. On peut aussi consulter Babut 1969, p.198-199, Donini 1986b, p.212, Ioppolo 1993, p.186, Opsomer 1996b, p.179-180 et 1998, p.13 n.21, Nikolaidis 1999, p.400-401 et Bonazzi 2003a, p.213.

  • 4 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    prias, Sur lunit de lAcadmie depuis Platon.17 Dans lesprit de Plutarque, latti-tude sceptique apparat donc tout fait conciliable avec des dveloppements plus dogmatiques.18 Le meilleur exemple de cette interaction harmo nieuse se ren-contre incidemment dans le E ap. Delph., o se trouve la mention de lAcadmie et o Ammonios occupe la place du matre. La question de lunit de lAcadmie est aborde par Mauro Bonazzi dans sa contribution au prsent ouvrage.

    Cette que prconise Plutarque ne peut toutefois sorchestrer sans limportance accorde au rdacteur de la partition initiale. Plutarque voyait certes a general agreement in spirit between the representatives of the Academy in all periods,19 mais, comme le notent Long et Sedley, lallgeance une cole avait le sens dune allgeance son fondateur.20

    Platon demeure ainsi lhorizon principal sur lequel repose la philo sophie de Plutarque. Comme le note Jan Opsomer: Plato himself clearly occupies the first place, both as regards Plutarchs self-perception as a philosopher and in terms of actual philosophical doctrines.21

    17 Lamprias 63: . Cf. l-dessus Donini 1986a, p.102-103. Cf. aussi Babut 1994b, p.550-551, selon lequel lorientation et lauthenticit de louvrage sont confirmes par une phrase du Col. 1122a. Cf. dj Babut 1969, p.199, qui le mettait dailleurs en relation avec le Lamprias 64 : Sur la diffrence entre pyrrhoniens et acadmiciens ( ). Plutarque nest toutefois pas le premier dfendre cette thse que lon retrouve la fois chez Philon de Larissa (Cicron Ac. 1,13) et chez le commentateur anonyme au Thtte (54,38-55,13). Cf. Bastianini & Sedley 1995, p.247-248 et p.539-540, Bonazzi 2004, p.43-44, ainsi que Opsomer 1998, p.59-60. Ce dernier critique la position dfendue par Babut 1994b, p.550 n.9 sur la diffrence dorientation entre Philon et Plutarque. Sur Philon, cf. aussi Tarrant 1985, p.2 et Brittain 2001, p.169-219.

    18 Comme le remarque trs justement Bonazzi 2003a, p.213: La tesi unitaria non comporta solo la legittimazione dellAccademia scettica, ma, in modo speculare, si propone di riappropriarsi anche della prima Accademia che molti filosofi platonici, da Antioco a Numenio, avevano tentato di isolare come la sola autentica. Cf. aussi Boys-Stones 1997b, p.228. De plus, comme le souligne Babut 1994b, p.552, plusieurs titres du cata logue de Lamprias suggrent que Plutarque sest intress de prs des questions plus dogma-tiques et suggrent que notre auteur nait pas renonc aux principes de la mtaphy-sique platonicienne. Cf. par exemple Lamprias 66: ; 67: ; ainsi que 68: , titres aussi cits par Bonazzi 2003a, p.214 n.4. Sur le Lamprias 68, cf. Fer-rari 1995, p.96-98.

    19 Jones 1916, p.18, auquel se rfrent aussi Opsomer 1996b, p.176-177 et Bonazzi 2003a, p.214. Cf. aussi Donini 1994, p.5064-5073 et Boys-Stones 1997a, p.42.

    20 Long & Sedley 2001, 1, p.28-29. Cf. aussi Opsomer 1998, p.15 et 26, Nikolaidis 1999, p.399-400, Boys-Stones 2001, p.102-104 et Donini 2002, p.249: La devozione allAccademia infatti per Plutarco eo ipso anche lealt verso Platone.

    21 Opsomer 2005, p.176. Cf. aussi Babut 2007, p.64, qui sappuie sur cap. ex inim. ut. 90c et Per. 8,2.

  • introduction 5

    1.2. Le rapport au matreLinteraction de ces diffrentes positions philosophiques, places sous lautorit de Platon, aide comprendre la valeur philosophique que peu vent contenir les cita-tions et les rfrences aux Dialogues dans luvre de Plutarque. Sans un support institutionnel qui codifierait une lecture pr cise de Platon, on peut penser que ce que lon a nomm de lclectisme constitue en fait une simple absence dorthodoxie dans lexgse platonicien ne.22

    Au tournant des annes 70, alors que la recherche sur le platonisme imp-rial prenait de lampleur, Heinrich Drrie postula lexistence dun platonisme scolaire, qui formerait une interprtation platonicienne canonique contre laquelle se serait positionn Plutarque.23 Cette thse a t critique, notamment par John Dillon qui sappuyait lui-mme sur les travaux de Glucker prsents plus tt.24 Plus rcemment encore, Jan Opsomer raffirma ce point.25 Certes, Plutarque se trouve au carrefour de plusieurs influences, mais sans un support acadmique officiel, ce dernier pouvait lire de faon entirement autonome Platon, voire mme tre original dans sa lecture.26

    Cette libert peut sobserver dans lutilisation que fait Plutarque du texte de Platon, qui varie selon les contextes et les formes littraires quil emploie. De faon gnrale, il est possible, dans luvre philosophique de Plutarque, dtablir une distinction entre deux types dcrits: ceux dont lobjectif est de commenter direc-tement un dialogue ou une section de dialogue de Platon et ceux qui tentent dta-blir une position propre Plutarque, notamment laide de Platon.

    Le premier cas constitue la trame de textes comme les Questions plato niciennes ou encore le commentaire Sur la gnration de lme dans le Time.27 Cette forme de commentaire, choisie par Plutarque, linscrit probable ment dans un courant de plus en plus prsent lpoque, celui du commentaire systmatique aux textes de

    22 L allgeance au fondateur ne signifie donc pas, comme le souligne Bonazzi 2003a, p.214 et n.4, quil y ait eu une orthodoxie scolaire, Plutarque critiquant quelques fois ses prdcesseurs (cf. le clbre passage du an. procr. 1012d). Cf. aussi Ferrari 1995, p.274 et Natali 1996, p.229-230. Sur lorthodoxie et lclectisme, cf. Dillon 1988b, p.107-113 ( propos de Plutarque) et plus spcifiquement 1988a, notamment p.364.

    23 Drrie 1969, p.520 et 1971, p.46.24 Cf. Dillon 1988a, p.357-358 et 1988b, p.107-108.25 Opsomer 2007a, p.286-287.26 Plutarque avait, en effet, un accs direct au corpus platonicien, comme le souligne

    avec emphase Ferrari 2004, p.226-227.27 Pour les Plat. quaest., cf. Opsomer 1996a, notamment p.72-76 et 82-83. Pour le an.

    procr., cf. Ferrari 2001, p.528 ainsi que Ferrari & Baldi 2002, p.7. Cf. finalement Do-nini 2000, p.138-139. Dautres ouvrages, perdus, remplissaient selon toute vraisemblance le mme rle, par exemple le Lamprias 66: et le Lamprias 70: . Pour une liste plus exhaustive, cf. Ferrari 2000, p.149 n.7.

  • 6 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    Platon, pratique qui sera dter minante dans la construction du noplatonisme.28 Certes, le commentaire se construit autour du manque doriginalit puisquil na comme objectif que dclairer la position propre Platon. Ainsi, ds le dbut du an. procr., Plutarque affirme son dsir de ne pas prsenter son opinion propre ( ) sur la question, mais plutt de dire quelque chose en accord () avec [Platon] (1013b). La libert de Plutarque se situe un autre niveau puisquil sagit de se librer dune tradition exgtique errone. Ainsi, si Plutarque crit le an. procr., cest quil juge que Xnocrate et Crantor: se sont tromps () complte ment propos de lopinion de Platon (1013b).29 Plutarque veut donc rtablir la vritable doctrine de Platon, mme sil sait per-tinemment quil doit le faire en sopposant la plupart des platoniciens( ) (1012b).

    Cette dmarche correspond au premier motif justifiant lexgse du texte pla-tonicien: clairer () une position obscure.30 plus dun gard, comme le montre Jan Opsomer dans le prsent volume, la discussion centrale du def. orac. sur la pluralit des nombres doit tre rapproche dun commentaire plus gnral sur la gomtrie du Time. Or, dans le def. orac., ce thme est introduit justement en raison de lobscurit du texte de Platonqui partir dune opinion obscure( ) a introduit avec prcaution une conjecture nigmatique ( ) (420f). Ainsi, comme le note Ferrari: il compito dellinterprete dovrebbe essere quello di sciogliere lenigmati cit del dettato del testo platonico e presentare la dottrina del maestro nella sua versione pi chiara e canonica.31

    Lexgse du texte platonicien peut aussi tre commande en raison de contra-dictions (apparentes) entre diffrents textes. Laccusation din consistance () constitue ainsi un second motif dinterprta tion.32 Cette motivation se retrouve aussi dans le an. procr. o Plutarque tente de trouver la solution () ce que lon nomme et qui semble tre une inconsistance et une contradiction avec lui-mme ( ) (1015e-1016a).33 Cette caractristique se retrouve en filigrane de la contribution de John Dillon dans le prsent volume.

    28 Sur la place du an. procr. dans cette tradition, cf. Ferrari & Baldi 2002, p.12-16. De faon plus gnrale, cf. Donini 1994, p.5089-5094 ainsi que Ferrari 2001, p.525-526.

    29 Sur cela, cf. Ferrari & Baldi 2002, p.232 n.31.30 Cf. Ferrari 2000, p.151-154. Sur limportance de ce terme, notamment dans la lec-

    ture mdioplatonicienne du Time, cf. Ferrari 2001, p.533-538.31 Ferrari 2000, p.153.32 Cf. Ferrari 2000, p.154.33 La ncessit de dfaire les contradictions apparentes dans le texte de Platon est une

    caractristique tudie longuement par Ferrari 2001, p.538-543 et Opsomer 2004, p.138 et passim.

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    Lusage de la citation platonicienne remplit une autre fonction lors quil sagit de textes qui ne se prsentent pas explicitement comme des commentaires au texte de Platon, mais plutt comme des textes o Plutarque labore ses propres doctrines. Les Moralia regorgent de pas sages o Platon apparat pour appuyer les dires dun interlocuteur. Une recension in extenso savrerait trop vaste; nous ne donnerons ici quun exemple particulirement significatif.

    Parmi les dialogues o la prsence de Platon se fait le plus sentir, nous pou-vons citer avec assurance le def. orac. Lentiret des dveloppements semble, en effet, place sous lautorit de Platon. Ds les premires lignes de son texte, Plutarque prend soin de dcrire Clombrote, un des interlocuteurs centraux du dialogue, comme un homme qui aime regar der et apprendre( ) (410a). Ces termes for ment une premire rfrence la Rpublique o, tentant de cerner le vritable philosophe, Socrate spcifie que ceux qui aiment regarder ( ) ne sont que semblables des philosophes ( ) (5, 475de). Est-ce dire que Clombrote nest pas consi dr par Plu-tarque comme un philosophe ? Dans la Rpublique, Socrate nuance toutefois sa position, les philosophes vritables aiment le spectacle de la vrit ( ) (5, 475e). Dailleurs, Clombrote est aussi et Platon a clairement indi qu, toujours dans la Rpublique, qu tre rempli du dsir de connatre et tre philosophe ( ) sont une seule et mme chose (2, 376b).34 Cette identification parcourt la Rpublique ainsi que toute luvre de Platon.35 Le lecteur peut ainsi, grce la rfrence platonicienne, saisir demble limportance de Clombrote dans le dialo gue, mme si cette rfrence laisse planer une lgre ambigut sur son caractre philosophique (aime-t-il sim-plement regarder ou regarder la vrit?).

    Ce dernier va dfendre la position selon laquelle les dmons sont responsables de lactivit oraculaire. Cette thse est prsente grce deux rfrences Platon dont la premire est explicite: Ils sont donc bien dans le vrai ceux qui disent que Platon, en dcouvrant llment sous-jacent aux qualits engendres, quon appelle maintenant matire et nature ( ), a dlivr les philosophes dun grand nombre de graves difficults (414f). Plutarque se rfre ici au Time (48e-51b) et, comme la bien vu Frdrique Ildefonse, la khra inter vient comme un troisime terme ncessaire aux relations entre forme intelligible et objet sen-sible.36 La rfrence explicite la thorie platoni cienne de la comme lieu intermdiaire permet tout naturellement Clombrote dintroduire le genre des

    34 Sur cette dfinition du philosophe, cf. Laborderie 1978, p.249-252 ainsi que Dix-saut 1985, p.72.

    35 Rpublique 3, 411d; 4, 435e; 5, 475c; 6, 485d et 490a; 7, 535d et 9, 581b. Cf. aussi Phdon 67b, 82c, 82d, 83a et 83e ainsi que Phdre 230d.

    36 Ildefonse 2006, p.37.

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    dmons, qui tient le milieu entre dieux et hommes ( ), qui rassemble et soude, dune certaine manire la communaut que nous formons (415a). De faon implicite, mme si Clombrote cite par la suite Zoroastre, Orphe, les traditions orphiques, thraciennes et gyptien nes, la rf-rence semble bien tre le Banquet (202e). La chose devient plus claire par la suite, car Clombrote, affirmant limportance des inter mdiaires citera, de nouveau, de faon explicite Platon propos des dmons.37 Lentire intervention de Clombrote se place donc sous lautorit du matre.

    La digression centrale sinscrit elle aussi sous lautorit de Platon. Sans mme regarder son contenu et les rfrences possibles Platon,38 on remarquera que Platon ouvre et ferme cette parenthse. Clombrote entreprend le rcit de sa ren-contre avec un tranger. Il affirme que cest Platon qui [] a donn le prlude (420f) aux propos alors tenus. tonns par ces propos, les interlocuteurs se pen-cheront sur la position du matre, abandonnant quelques instantsla recherche sur les oracles pour enquter sur [la] plausibilit de la thse platonicienne (423c). la fin de cette longue enqute, Lamprias nous rappelle quelle se droule, depuis le dbut, sous le regard de Platon: Que cela soit donc, grce Ammonios, ddi en hommage Platon (430ef).

    Ce mme Lamprias, autre interlocuteur important du dialogue, place aussi son intervention sous lautorit de Platon. La thorie des deux causes qui structure lentiret de son propos trouve, en effet, son origine chez Platon. Cette thorie se fonde sur la distinction entre la ra lit sensible et la ralit intelligible, comme le rappelle Lamprias en 428b (passage que lon peut relier au Time, 46de). Pour tayer sa thorie de la double causalit, Lamprias fera mme intervenir Platon la fois comme tmoin et comme avocat (435e), en se rfrant alors au Phdon (97b-99d).39

    Dans ce dernier cas, la citation platonicienne confre largument une autorit manant du matre. Autrement dit, que lon se trouve face une citation, une rf-rence explicite ou encore un renvoi implicite au texte de Platon, il nen demeure

    37 Ceux qui suppriment les diffrents intermdiaires suppriment la nature des inter-prtes, comme disait Platon, et des serviteurs (416f). La rfrence est Banquet 202e-203a. Il est noter que Plutarque utilise aussi ce passage dans le Is. et Os. (361c). Lpinomis (984d-985b) semble tre aussi une source importante. Cf. cet effet Soury 1942, p.20-27 et Rescigno 1995, p.294 n.83.

    38 Voici une liste des rfrences les plus videntes : 427ab ~ Time 53c-56c; 427c ~ Time 55e-56c; 427c ~ Time 55e-56c; 428c ~ Sophiste 254b-256d; 430b ~ Time 57cd; 430c ~ Time 52e-53a; 430de ~ Time 53b. Pour dautres rfrences possibles aux uvres plato niciennes, on pourra consulter le riche appareil de notes labor par Ildefonse 2006, mais surtout la contribution de Jan Opsomer dans le prsent volume.

    39 Sur la combinaison du Time et du Phdon dans le discours de Lamprias, cf. Donini 1992a, p.82.

  • introduction 9

    pas moins que cette autorit confre aux posi tions de Plutarque une force sup-plmentaire. Comme le remarque Ferra ri: Il richiamo a Platone ha una valenza straordinaria e costituisce dav vero largomento decisivo in favore della verit delle posizioni personali plutarchee.40

    Dans son interprtation du platonisme, Plutarque est attentif aux diffrents commentaires que la tradition acadmicienne a pu produire. Il connat, utilise et parfois critique les positions de ses prdcesseurs, mais la rfrence philosophique primordiale demeure celle de Platon.41 Ce dernier reprsente vritablement lauto-rit suprme qui garantit, comme le dit Franco Ferrari dans sa prsente contribu-tion, le caractre vri dique de la doctrine expose. Que cette doctrine soit celle de Platon que lon cherche clairer () ou quelle forme une proposition propre Plutarque, la citation platonicienne comporte une valeur philo sophique primordiale dans lexgse du texte des Moralia. Pour Plutar que, en somme, Platon reprsente lautorit de deux manires: celle vers laquelle il faut toujours revenir et tenter de comprendre et celle qui nous aide penser notre ralit et les problmes qui lui sont associs.

    Dans ce contexte, le lien permettant de rattacher ces deux formes dexgse constitue peut-tre la mthode de citation de Plutarque, laquelle seront consa-cres les prochaines pages.

    2. les ciTaTions de PlaTon dans les Moralia. observaTions for-melles eT foncTionnelles

    Il est raisonnable de penser que, lorsque Plutarque intgrait des citations dautres auteurs dans ses textes, il disposait de trois moyens princi paux:42 sa mmoire, des cahiers43 et les textes des anciens auteurs con servs dans sa bibliothque, ces der-niers tant trs probablement moins utiliss, car beaucoup moins pratiques. Dail-leurs, Plutarque partageait la culture de lexcerptum et, par consquent, abordait souvent les textes des auteurs prcdents partir de recueil dextraits. Nanmoins,

    40 Ferrari 2000, p.155.41 Ferrari & Baldi 2002, p.9: Il platonismo di Plutarco pu considerarsi un pla-

    tonismo costruito sulla base del costante riferimento esegetico al testo dei dialoghi plato-nici. Cf. dj Ferrari 2000, p.147. Comme ce dernier le note, il suffit de consulter la liste des rfrences explicites Platon pour saisir lampleur de sa prsence dans les Moralia. Une telle liste peut sobserver chez Jones 1916, p.109-153, Helmbold & ONeil 1959, p. 53-63 et dans le rpertoire la fin de ce volume, qui reprend et corrige les prcdentes.

    42 Cf. e.g. Helmbold & ONeil 1959, p.ix.43 En grec ; cf. tranq. an. 464f et la contribution de Jan Opsomer dans

    ce recueil, en particulier p.103-104, ainsi que les tudes auxquelles il se rfre; pour cet usage dans tous les tmoignages anciens existants cf. Dorandi 2007, p.29-46 et p.29-30 sur Plutarque.

  • 10 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    la rpartition de ces mthodes de citation ntait pas aussi schmatique dans la prati que dcriture de Plutarque. Les cahiers pouvaient notamment avoir t r-digs partir de ses propres livres ou de lectures prcdentes de premire main. Il faudra donc considrer comme trs souple la frontire entre les deuxime et troisime moyens indiqus au dbut de ce paragra phe. Cest en tout cas en raison de ces diffrentes modalits dapproche des textes anciens utilisation de cahiers, dexcerpta et confiance en sa propre mmoire que lon peut expliquer la distance souvent observe entre le texte dun certain auteur transmis par tradition directe et la ver sion quen donne Plutarque en le citant.44 Nous ne nous concentrerons pas ici d'une manire systmatique sur cet cart textuel entre la citation et loriginal qui savrerait parfois trop tendu pour en rendre compte chaque occurrence. En re vanche, nous analyserons les typologies de citation de textes platoniciens partir du contexte plutarquen lors de leur apparition.45

    Notre aperu ainsi que notre classification des typologies de citations auront comme point de dpart la liste de Helmbold & ONeil (1959, p.56-63) qui fournit lensemble des citations de Platon dans le corpus de Plutarque (y compris les Vies), ainsi que la liste des parallles de R. M. Jones (1916, p.109-153). Une rvision ap-profondie du rpertoire parfois peu fiable de Helmbold & ONeil nous a amen fournir la fin du volume un nouveau rpertoire des citations de Platon chez Plutarque, cette fois-ci organis partir des ouvrages des Moralia et non pas des dialogues platoniciens.46

    Si les citations de Platon chez Plutarque constituent le sujet de ce para graphe, celui-ci sorganisera sous forme de discussion de chacun des trois lments de cette relation: nous analyserons tout dabord le sort des morceaux de texte pla-toniciens, des citations, au cur du corpus des Moralia (2.1), puis les diffrentes manires dont la figure de Platon elle-mme, en tant quauteur, en tant que philo-sophe et en tant que personnage historique, sarticule dun texte lautre (2.2), et enfin les stratgies textuelles utilises par Plutarque dans lemploi des morceaux platoniciens (2.3).

    44 Pour une analyse approfondie de ce phnomne cf. e.g. Whittaker 1989 (sur le Didaskalikos) et Dillon 1989 (pour des exemples de modifications idologiques du texte du Time de Platon).

    45 Cf. Tielemann 2007 pour une dmarche semblable applique aux textes philoso-phiques de Snque.

    46 Outre des questions dutilit, cette dmarche vise plaider pour une approche qui, tout en se focalisant sur un auteur cit dans notre cas Platon ne perd pas de vue lindivi-dualit des textes o les citations se trouvent. Cf., dans cette direction, ltude de Casadio 1991, qui analyse les citations dauteurs prcdents dans les huit premiers chapitres du de Iside et Osiride, celui de Desideri 1991 (sur les citations dans les Prceptes politiques), en particulier p.229-233, ainsi que Zucker 2009 (Dialogue sur lAmour).

  • introduction 11

    Dans notre propos, nous nous fonderons sur des cas concrets de citations ex-traits du corpus des Moralia. Nous traiterons, titre dexemple exhaustif, len-semble des citations de Platon dans le de audiendis poetis, en y ajoutant dautres exemples significatifs tirs du reste du corpus afin dexpliquer les procds de cita-tion que lon ne peut observer dans le aud. poet. Le choix de ce trait47 nest vi-demment pas totalement innocent, car cet ouvrage fut loccasion pour Plutarque dexprimer limportance de lhritage potique et philosophique dans lducation de la jeunesse. Fond sur lide que la posie vhicule les notions qui seront en-suite au centre de lducation et de la rflexion philosophique (cf. 15f-16a), le de audiendis poetis offre un grand nombre de citations dauteurs, principale ment des potes, ce qui renforce lide dinscrire le traitement des citations platoniciennes dans la forte tendance de Plutarque se rfrer aux matres du pass.48 Comme le montre ce bref descriptif de notre dmarche, notre analyse concernera la citation dun texte platonicien et non pas son exgse par Plutarque; en dautres termes, elle se concentrera sur la seule interface strictement textuelle des diffrentes d-marches ex gtiques au centre de ce recueil.

    47 Sur ce dialogue cf. la longue introduction et le riche commentaire de Valgiglio 1973, ldition de Philippon dans la collection Bud (1987), SchenkeVeld 1982 et Br-chet 1999. Sur des questions traitant spcifiquement des citations cf. Carrara 1988 (pour les citations dEuripide).

    48 Ltude des citations philosophiques chez Plutarque doit donc tenir compte des tra-vaux sur la prsence de potes et dcrivains dans le corpus des Moralia et des Vies. ce propos, on dispose dune trs vaste littrature secondaire: Alexiou 2000 (Homre), Barrign 1996 (Simonide de Cos), Bona 1991 (Homre), Bowie 1997 (posie lgiaque et ambi que) et 2008, les travaux de Christophe Brchet, concernant surtout Homre (2005a, b et c et 2007), Caldrn Dorda 1994 (Aratos), Cannat Fera 1996 (pour une vue den semble), Daz LaVado 1996 (sur les paraphrases dHomre) et 1994 (Homre dans le de audiendis poetis, avec un accent sur les aspects typologiques des citations), Di Gregorio 1979 et 1980 (Eschyle, Sophocle et Euripide, avec dimportantes observations gnrales sur les mthodes de citation par Plutarque), Dillon 2005 (citations anonymes), DIppolito 2000, Durn Lpez 1996, Fairbanks 1897 (prsocratiques, avec un reper-toire final des citations dans les Moralia), Flacelire 1987, p.lviii-lx (aperu gnral de la question), Fra zier 1988, en particulier p.308-309, sur le rapport entre chronologie et citations, toutes les tudes recueillies dans Gallo (d.) 2004, Garca Gual 1994 (sope), Garca Valds 1994 (citations de Pindare dargument religieux), Martin 1969a et 1969b (pour deux cas exemplaires de citations dauteurs de textes philosophiques), Rodrguez-Noriega Guilln 1994 (picharme), de Romilly 1988 (Thucydide, avec dimportantes remarques gnrales, p.22-23 et 32-34), Russell 1973, p.42-62, Schlpfer 1950 (potes, jusqu Aristophane).

  • 12 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    2.1 La citation platonicienne

    2.1.1. La perte du texteLa toute premire modalit selon laquelle une citation peut se prsenter dans un nouvel ouvrage est, tout simplement, celle que lon nommera la parfaite recon-naissance. En dautres termes et dans le cas spcifique de nos textes de rf-rence , dans ce genre de cas nous aurons affaire, dans le texte daccueil, une formule du genre Platon dit (ou a dit) x, x correspondra alors une reprise parfaitement fidle dun passage des dialogues du philosophe.

    E0 aud. poet. 36c ~ Ep. 315c

    , ;En quoi diffrent-ils de lexpression de Platon l a d i v i n i t s i g e l o i n d u p l a i s i r c o m m e d e l a p e i n e ? (trad. Philippon)

    Nous relevons ici la mention explicite de Platon et la citation de lun de ses textes (lcart linguistique est minimal, car dans lhypotexte on lit ). tant donn que Plutarque attribue sans aucun doute ces mots Platon, la question de lauthenticit du texte original (les Lettres) ne nous concerne pas ici.

    Dans cet exemple, nanmoins, deux lments essentiels sont absents. En effet, tout lecteur familiaris avec Platon sait que la formule idale dune citation de cet auteur se doit de tenir compte tout dabord du titre de louvrage dont elle est extraite,49 et ensuite du fait que les ouvrages de Platon sont dvelopps sous forme de dialogues. La formule idale se rvlerait complexe et devrait tenir compte (1.) du titre du dialogue et (2.) de linterlocuteur qui, lintrieur du dialogue, prononce les mots cits: la version complte de la citation idale pourrait alors prendre dans notre cas la forme suivante, Platon, dans z, fait dire y x, o x correspond encore une fois aux mots tirs dun ouvrage platonicien, y linter locuteur qui prononce ces mots dans louvrage en question et z au titre de ce dernier.

    Comme on peut limaginer, cette description relve du cas idal ou trs rare que lon ne trouvera pas aisment dans les ouvrages de Plutar que,50 ni mme dans lAntiquit en son sens gnral ; les pratiques de citation utilises lpoque taient plus libres (cf. supra) et le concept de fidlit de la citation tout fait diff-

    49 Cet aspect devient moins banal en cas dindtermination de la source dorigine; cf. e.g. infra E6, o lon pourrait hsiter dans lattribution de la citation au Phdon ou au Cratyle.

    50 Pour une tendance parallle passer sous silence le titre de louvrage do la citation est tire, dans le contexte des citations potiques de Plutarque, cf. Cannat Fera 1996, p.419.

  • introduction 13

    rent par rapport au ntre. Les paragraphes suivants, aussi bien que lensemble de ce recueil, montreront que dans le cas spcifique des citations de Platon dans les Moralia, le matriel notre disposition est beaucoup plus htrogne et sorganise en sloignant progressivement de la formule idale que lon vient desquisser. En dautres termes, le jeu des silences taire le nom de lauteur, par exemple et des variations mis en place par Plutarque rend le phnomne de la citation beaucoup plus complexe et, dans la plupart des cas, plus intressant.

    Dans le cas idal ci-dessus dcrit, nous nous limiterons pour linstant cette vidence: le morceau tir du dialogue platonicien perd dans ce cas idal son texte dorigine. Pour le reste, il demeure fidle lui-mme et le procd de transposition se voit clairement signal laide de la formule attribuant la paternit de la propo-sition ou des propositions Platon.

    Dans cette catgorie de parfaite reconnaissance, on pourra aussi inclure les citations qui, tout en correspondant cette formule idale, ne comportent que des variations strictement linguistiques par rapport loriginal, cest--dire des coupures, des modifications de la syntaxe ainsi que toute intervention visant rsumer le passage original (e.g. aud. 44f-45a ~ Phdr. 237b-238d). On observera enfin quil existe des formes mixtes entre la forme que lon pourrait appeler forme rsume, et la forme idale qui correspond un rsum dun passage platonicien suivi ou introduit par une citation littrale du texte de Platon (cf. e.g. aud. 45a ~ Phdr. 234e-235a et adulat. 48ef ~ Lg. 731de).

    2.1.2. La perte du contexteLe niveau successif dabsorption dun texte platonicien dans le tissu du texte plutarquen sexprime dans sa dcontextualisation et dans la con textualisation successive. En dautres termes, mme si les mots de Platon sont repris tels quels, on enregistre un cart par rapport la situation narrative antcdente, cet cart sexprimant dans la plupart des cas sous la forme dune vritable annulation du contexte. Le phnomne le plus vident et le plus frquent est, bien videmment, la perte du contexte dramatique qui structure les dialogues de Platon. Dans la plupart des cas, en effet, on ne relve pas de rfrence au personnage qui dit une chose (cf. supra),51 ce qui a pour consquence importante que toute proposition, ou presque, tire des dialogues de Platon, peut tre considre comme assertion de Platon luimme. Considrons pour illustrer nos propos le de audiendis poetis.

    51 Il nous faut cependant remarquer une exception intressante amic. mult. 93ab ~ Men. 71d-72a o Plutarque fait rfrence, dune manire trs prcise, lchange entre Socrate et Mnon sur la dfinition de la vertu. Nanmoins, par rapport la forme parfaite de la citation, on ne relve pas dans ce cas l de rfrence Platon ni au fait que lpisode soit tir du Mnon.

  • 14 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    Tout en nous concentrant sur les phnomnes de contexte, nous analyserons ga-lement le traitement du contenu fait par Plutarque.

    E1 aud. poet. 15e ~ Lg. 773d

    , , .Voyant (sc. Lycurgue) un grand nombre de gens en proie livresse et aux drglements quelle produit, il fit le tour des vignes et les arracha au lieu de faire venir plus prs leau des sources et dassagir l e s t r a n s -p o r t s d u n d i e u , comme dit Platon, e n l e s r p r i m a n t p a r u n a u t r e d i e u q u i f t s o b r e . (trad. Philippon)

    Il sagit dune citation qui va dans le sens dun embellissement (cf. infra 2.3.1), ce qui justifie les nombreuses coupures du texte original, fonde sur limage du vin comme dieu fou qui peut tre tempr par un dieu plus sobre, leau. Les mots cits sont donc attribus Platon sans rfrence au contexte des Lois dans lesquels ils se trouvent. Au-del du contexte dramatique, le contexte thmatique original nest pas maintenu: lhypotexte se rfre aux mariages entre des citoyens qui ont des caractres tout fait diffrents, tandis que Plutarque parle de la possibilit de temprer la posie dans ldu-cation des enfants sans devoir ncessairement lliminer de leur cursus (ce qui com-porte un cart beaucoup plus profond par rapport Platon sur lequel nous ne pouvons pas nous tendre ici). la modification que lon observe propos du sens original de la citation de Platon correspond, immdiatement avant dans le texte, une rfrence im-prcise un passage dHomre. Plutarque cite Il. 6,130, o il est question de Lycurgue, fils de Dryas.52 Plutarque attribue ce personnage larrachage de vignes, pratique des-tine viter livresse. Toutefois, cet pisode est totalement absent du milieu hom-rique et nous est transmis par dautres sources qui, dailleurs, offrent chaque fois des versions diffrentes du mythe lui-mme: Hygin Fables 132, pseudo-Hraclite Allgories dHomre 35, Cornutus nat. deor. 30 in fine, Apollodore Bibliothque 3,5,1.

    E2 aud. poet. 36ab ~ Grg. 473a et Resp. passim

    .(sc. ces vers, notamment Hsiode Op. 40 et 266) expriment une opinion identique celle de Platon dans Gorgias et la Rpublique, savoir qui l

    52 Sur ce vers, qui appartient au groupe trs restreint des passages dHomre se rfrant au mythe de Dionysos, cf. Leaf 19002, p.266 ad loc. et Kirk 1990, p.173 ad loc.

  • introduction 15

    y a p l u s g r a n d m a l c o m m e t t r e l i n j u s t i c e q u l a s u b i r , et p l u s g r a n d d o m m a g e f a i r e l e m a l q u l e n d u r e r . (trad. Philippon)

    Cet exemple est particulirement intressant du point de vue philosophique. Plutarque mentionne explicitement Platon mais aussi les titres de deux de ses dialogues. Dans le cas du Gorgias, la citation est presque littrale (lcart se limitant lordre des mots), tandis que dans le deuxime cas Plutarque rsume lun des argu ments principaux de la Rpublique dans son entier. Plutarque ne se limite pas passer sous silence le contexte do sont tirs les mots attribus Platon, mais il les importe dans son ouvrage en les appelant . Il sagit des doctrines portant sur un argument spcifique qui correspondront parfaitement, son avis, deux vers dHsiode (Op. 40 et 266), en accord avec la formule x (la doctrine sur le principe que x). Dans le cas du Gorgias, une telle formulation est dj prsente dans loriginal : , commettre linjustice est pire que la subir (trad. Croiset & Bodin modifie). Prononce par Socrate, elle a dans lhypotexte la fonction de rsumer une prcdente affirmation de Polos au cours dun change dialectique entre les deux personnages. La mme formule est donc utilise pour rsumer chez Platon et dogmatiser chez Plutarque; ce dernier sen sert en outre pour dogmatiser sous la mme forme lune des thses de la Rpublique.

    Ce dernier exemple confirme un aspect que nous avons mentionn au tout dbut de ce paragraphe: une proposition, tire dun dialogue de Pla ton et dpourvue de toute rfrence son contexte original, peut tre considre par Plutarque comme exprimant la pense de Platon ou lune de ses doctrines. Dans ce genre de cas, on pourrait parler de modalit doxographique ou, pour reprendre E2, dogmati-sante de citation. Sur le plan des ides, ce phnomne constitue lquivalent de la tendance plus gnrale de Plutarque atomiser les donnes conceptuelles et litt raires de la tradition en les rsumant sous forme de sentences ou en choisis-sant de prfrence les mots des crivains et des philosophes qui sont intrinsque-ment gnomiques.53 Cela nous est confirm par le der nier exemple qui fait lobjet de ce paragraphe:

    E3 aud. poet. 29e Ap. 28b-29b

    .Aussi Platon habituait-il redouter les blmes et la honte plus que les fatigues et les dangers. (trad. Philippon)

    53 Pour la tendance au choix de citations pour leur potentiel gnomique cf. le cas dpi-charme analys par Rodrguez-Noriega Guilln 1994, p.665-667.

  • 16 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    Platon est ici mentionn explicitement et une rfrence est faite sa pense thique. Lhypotexte en est lApologie de Socrate dont les mots en question sont, videmment, de Socrate, qui nanmoins disparat dans le texte plutarquen (pour le phnomne contraire cf. infra 2.2.3.2). Le choix du verbe , qui se rfre lhabitude de faire une chose ici, redouter quelque chose semble suggrer que Plutarque sloigne de lhypotexte et inscrit lide en question non plus lun des textes de Platon mais, plus gnralement, Platon en tant quindividu philosophique (sur ce phnomne cf. infra 2.2.2). On notera enfin que cette citation est suivie par une rfrence Caton, selon une tendance laccumulation des citations et des mentions de personnages pourvus dautorit sur laquelle nous reviendrons dans les pages suivantes (2.3.2).

    2.1.3. La perte de lauteurNous avons observ jusqu maintenant que toute forme de dcon textualisation du texte dorigine nomettait pas de signaler, dune manire plus ou moins ex-plicite, la relation de dpendance avec Platon et avec son autorit philosophique. On peut nanmoins relever dautres cas o les dialogues platoniciens, dans leur fonction dhypotextes, perdent une telle valeur de source dides issues de Platon et deviennent un bassin dans lequel Plutarque puise des informations de genres diffrents, sans que Platon ne soit mentionn et sans que son autorit, mme sous si lence, nimplique des consquences significatives. On observe, dans ce phno-mne, deux catgories principales qui feront lobjet des deux pro chains sous-pa-ragraphes.

    2.1.3.1. Les dialogues platoniciens comme source de sagesseEn plusieurs occasions, les textes de Platon fournissent Plutarque des proverbes, des maximes ou des expressions gnomiques de potes qui, dans la discussion, contribuent confirmer une thse ou la rsumer dune manire efficace.54 Il sagit dun phnomne qui est trs proche, nous lavons vu, de la dogmatisation de Platon, cest--dire de la r duction ou annulation du contexte dialectique et de la rcriture gnomi que de ses passages. Lunique diffrence, importante, rside dans la disparition de Platon qui implique une consquence trs frappante: quand les Moralia nous livrent une sentence ou une expression gnomique qui sexprime aussi et non pas exclusivement chez Platon, il est souvent ardu de comprendre si Platon est effectivement la source cite par Plutarque ou non.55 Dans ce genre de cas, il est ncessaire de vrifier chaque fois lhistoire de lexpression en ques-tion et den dtecter les mandres qui auraient pu lamener jusqu Plutarque. Le contexte adjacent, dans le texte platonicien aussi bien que chez Plutarque, aide

    54 Pour un phnomne semblable, mais concernant Euripide, cf. Carrara 1988, p.451-454.

    55 Cf. e.g. tuend. san. 123f ~ Lg. 666a ou Is. et Os. 359f ~ Lg. 684e et 913b.

  • introduction 17

    souvent vrifier lorigine platonicienne de lexpression, comme le montrent les exemples suivants.

    E4 aud. poet. 16e Resp. 383b = Eschyle fr.350,7-8 Radt

    / .Chantant lui-mme lhymne de ses louanges, prsent lui-mme au festin, ayant lui-mme ainsi parl, fut lui-mme son meurtrier. (trad. Philippon)

    Platon est fort probablement la source do Plutarque tire la citation dEschyle, o Thtis reproche Apollon qui, aprs avoir chant la fortune future dAchille loccasion des noces de Thtis et de Ple, en dtermina la mort Troie.56 Chez Platon, le fragment est beaucoup plus tendu, dans la mesure o il comporte huit vers. Au niveau textuel, on observe lcart entre , , (Platon) et (Plutarque): le changement au dbut du vers est clairement dter-min par la recherche de cohrence avec la syntaxe du passage des Moralia; au lieu de , en revanche, pourrait certes signaler lexistence dune version concurrente dj dans la toute premire partie de la tradition (le rhteur Phoebammon Fig. 2,4 nous en livre dailleurs la variante 57), mais elle peut galement tre drive du fait que Plutarque citait ce texte par cur. En plus dtre la source de la citation dEschyle, Platon est ici recon naissable en tant quinspirateur du sujet mme de la dis-cussion: le passage de la Rpublique, tout comme celui du de audiendis poetis, discute de la ncessit de ne pas assimiler sa propre disposition celle quon trouve dcrite chez les potes. Dans ce cas spcifique, on ne louera pas Eschyle pour cette critique adresse (en ralit par lun de ses personnages!) un comportement contradictoire dApollon.

    E5 aud. poet. 24ab ~ Resp. 379d = Homre Il. 24, 527-528

    / , , .Deux jarres sont places sur le seuil de Zeus, / emplies de sorts, lune de bons, lautre de mauvais. (trad. Philippon)

    On considrera le passage de la Rpublique comme hypotexte du passage plutarquen car le second des deux vers cits chez Plutarque suit la version de Platon ( , , ) et non le texte dHomre transmis par la tradition (qui, en revanche, est cit fidlement en [cons. ad Apoll.] 105c; cf. Philippon 1987, p.164 ad aud. poet. 24ab).58 Lhypotexte platonicien et le texte plutarquen partagent galement

    56 Sur ce fragment, cf. Klingner 1956, p.15-17 et surtout Gantz 1981, p.21-22 et 31-32.57 On observera que Platon, avant de citer le texte dEschyle, crit

    .58 Pour la fortune des deux vers dHomre cf. lapparat des testimonia de West 2000.

    On notera que la version de Platon, comme nous la trouvons chez Plutarque, est celle qui

  • 18 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    la mme critique de la reprsentation de Zeus comme respon sable non seulement des biens mais aussi des maux que les hommes rencontrent sur leur chemin. On peut penser que tout le passage de la Rpublique contenant la citation dHomre inspira Plutarque ce stade de la discussion: la citation dHomre filtre par Platon serait donc une trace citationnelle explicite dans un phnomne de dpendance plus gnrale, la manire dune petite le mergeant de la surface de leau dans une lagune intertextuelle, o le texte de Plutarque correspond leau et lhypotexte platonicien au fond terreux.

    Les deux vers dHomre cits ici forment une citation rcurrente dans les Moralia: cf. Is. et Os. 369c, o la citation est trs vague se limitant la mention des deux jarres , tranq. an. 473b o une partie du vers 527 est cite afin de souligner que les biens et les maux des hommes ne rsident pas en Zeus mais plutt dans leurs mes , exil. 600cd, o Plutarque fait mention explicitement du passage de lIliade en nommant Homre, avec la mme attitude de la citation lintrieur du tranq. an. qui visait dresponsabiliser les dieux par rapport aux biens et aux maux des hommes; cf. enfin, dans les Vies, Aem. 34,8. (dans les spuria, cf. [cons. ad Apoll.] 105c o les deux vers se trouvent au cur dune plus ample citation dIl. 24,522-533).

    2.1.3.2. Les dialogues platoniciens comme source de memorabilia socratiquesOn peut noter un autre cas, trs frquent, o le texte de Platon perd beaucoup de sa spcificit lorsquil apparat dans les Moralia et devient source de matriaux non strictement platoniciens. Il sagit des cas dans lesquels les dialogues fournissent des informations et des citations con cernant Socrate; dans ce genre de cas, on dira que les textes de Platon remplissent la fonction de source de memorabilia socratiques. Si on revient notre formulation idale de la citation platonicienne (Platon fait dire y x, cf. supra 2.2.1), on parlera de source de memorabilia socratiques quand la citation platonicienne prend chez Plutarque la forme sui-vante: Socrate dit (ou a dit) x, o x correspond aux mots de Socrate dans lun des dialogues de Platon.59

    E6 aud. poet. 17f Phd. 69d (cf. Cra. 400d-401a, Criti. 107ab, Lg. 672b)

    .

    sest impose dans la tradition philosophique (Proclus in R. 1,96,15, Eusbe pe 13,3,12, Tho-dorte Gr. affect. cur. 5,35,11).

    59 Cette prcision est essentielle non pas pour signaler le fait notoire que Socrate na laiss aucune trace crite mais pour signaler que les memorabilia socratiques peuvent avoir dautres sources; cf. tuend. san. 130f ~ Xnophon Smp. 2,18. On mentionnera aussi dans cette section le cas de prof. virt. 84d ~ Smp. 215e, o Plutarque se rfre ce quAlcibiade disait. De mme, dans ce cas-l, Platon disparat et les mots sont attribus lun de ses personnages. Sur le Socrate de Plutarque, cf. Pelling 2005 (en particulier p.107-108 sur la faon dintroduire un dictum socratique tir dun dialogue platonicien).

  • introduction 19

    Et, par Zeus, (sc. rendons toujours prsents lesprit des jeunes) ceux (sc. les mots) de Socrate, chez Platon, jurant ne rien savoir en ces matires. (trad. Philippon)

    La transmission dinformations et de dicta relatifs Socrate est ici paradigmatique: on parle explicitement de mots, dassertions de Socrate ( ) et la source de ces mots, Platon, est reconnue dune manire explicite, avec une formulation soulignant la dimension textuelle de cette auctoritas ( ). Dun point de vue thma-tique, il est question, dans lhypotexte et chez Plutarque, de lincertitude du philo sophe concernant le destin de lhomme aprs la mort. Le passage du Cratyle auquel nous ren-voyons manifeste la mme attitude pistmologique, mais cette fois lgard des dieux, tandis que dans les deux autres passages parallles indiqus le thme est le mme mais linterlocuteur qui prononce les mots en question nest pas Socrate.

    E7 aud. poet. 16c Phd. (60c-)61b

    , , , .Voil pourquoi Socrate, pouss par certains songes pratiquer la posie et nayant par lui-mme, du fait quil stait conduit tout au long de sa vie en champion de la vrit, aucune aptitude naturelle pour fabriquer des mensonges et les rendre vraisemblables, mit en vers les fables dsope. (trad. Philippon)

    Par rapport lexemple prcdent, nous navons ici aucune mention explicite de Platon. Dautre part, nous navons pas affaire aux mots du personnage (dramatique ou histo-rique), mais il sagit plutt de la description dun acte de Socrate. Si la source est effecti-vement le Phdon, comme il est fort probable, on pourrait dire quil sagit dune version synthtique de ce que lon trouve dans le passage, beaucoup plus long, que nous avons indiqu. On observera aussi que linterprtation propose de lpisode dans le rsum est dtermine par le contexte plutarquen: Plutarque soutient que Socrate, pouss par des songes faire de la posie, mit en vers des fables dsope car il jugea [] quil ny a pas posie quand il ny a pas aussi mensonge, ce qui lempcha dcrire, lui-mme, des compositions potiques originales. Plutarque donne donc une interprtation univoque de la position de Socrate et univoquement ngative du point de vue du jugement sur la posie par rapport lambigut du passage du Phdon, o Socrate thmatise, entre ironie et vrit, lopposition entre philosophie et posie, cration de mythes et discours.60

    60 Pour une version plus explicite de largument, plus proche de la version plutar-quenne, cf. Grg. 523a, Prt. 324d et Ti. 26e. Sur le passage du Phdon, cf. Ebert 2004, p.110-112.

  • 20 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    2.2. Platon en tant quauteur cit

    2.2.1. Lauteur en tant que telNous commencerons ce paragraphe en rappelant une tendance citation nelle que nous avons dj observe, au moins une fois, en discutant E3 : Plutarque fait en certains cas rfrence Platon et, le cas chant, lun de ses textes sans que celle-ci comporte une vraie citation ou le rsum dun passage des dialogues. En lespce, Plutarque se limite plutt commenter une dmarche plus gnrale, conceptuelle ou sty listique concernant son rle dauteur mise en place par Platon dans lune de ses uvres.

    E8 aud. 40e Phdr. 237b-238d

    .Cest ce que fit Platon lui-mme pour le discours de Lysias. (trad. Phi-lippon)

    Plutarque fait videmment rfrence au Phdre, mais non pas un passage spcifique du dialogue: il renvoie lopration globale de rlaboration stylistique et con ceptuelle du discours de Lysias par Socrate dans le dialogue.

    2.2.2. Lauteur qui perd son texteUn tel loignement du texte prend aussi dans les Moralia des formes plus radi-cales. Dans deux des phnomnes discuts plus haut ( 2.1.3.1 et 2.1.3.2), on pouvait parler de texte platonicien sans Platon. Si on renverse les termes de cette rela-tion, on pourra, au contraire, parler de Platon sans texte platonicien, ce que lon pourrait qualifier de d textualisation dfinitive de Platon.61 En effet, on remarque qu plusieurs reprises Platon nest pas voqu par Plutarque lors dune citation tire des dialogues ou de lune de ses ides mais lest plutt en tant que per sonnage historique (dans le sens spcifique de personnage de lhistoire de la philosophie). Plus prcisment, Platon peut prendre, le cas chant, le rle dexemplum, en raison dun vnement particulier de sa vie ou dun trait propre son caractre. Il sagit dun phnomne particulier relevant dune tendance plus ample lusage de lexemplum, caractrisant la culture ancienne tout entire et le projet culturel de Plutarque en particulier (comme nous lavons dj observ pour le cas de Socrate, 2.1.3.2). Le fait disoler ce genre de phnomne aide enfin expliquer les cas o Platon est cit pour un dictum qui pourrait tre considr prima facie comme une citation , sans quon puisse reprer dans ses dialogues un passage-source.

    61 Desideri 1991, p. 233 parle de de-testualizzazione.

  • introduction 21

    E9 aud. 40d

    , ;Et lon ne doit pas hsiter toujours se rpter soi-mme, devant les fautes des autres, le mot de Platon: e s t - c e q u e p a r h a s a r d j e n e f a i s p a s c o m m e e u x ? (trad. Philippon)

    Effectivement, on narrive pas trouver dans les dialogues de Platon un passage que lon puisse superposer cette assertion. La formulation fortement rhtorique et le fait que la question soit adresse soi-mme laissent penser quil sagit dun dictum attribu Platon, qui assume dailleurs des traits socratiques. On notera que lasser tion platoni-cienne revient plusieurs reprises dans le corpus des Moralia: cf. cap. ex inim. ut. 88de o des prcisions sont fournies sur la dimension biographique de ce dictum (Platon, chaque fois quil stait trouv au milieu dhommes sans retenue, avait coutume de se dire en rentrant chez lui : [suit la citation], trad. Klaerr), tuend. san. 129d tout comme Platon avait coutume de dire, propos des fautes des autres, en rentrant chez lui: [suit la citation] (trad. Klaerr) et cohib. ira 463e (en core une fois avec limage du rentrer chez soi).62

    2.3. La fonction des citations et leur distribution

    2.3.1. Pourquoi Platon et comment PlatonDu point de vue de la stratgie textuelle mise en place par Plutarque, les cita-tions de Platon, une fois exclus les cas o elles sont objet dexgse (pour lesquels cf. supra p.6-10 et lensemble des contributions ce re cueil), jouent deux rles principaux:63 elles fournissent au texte des l ments (1) dauctoritas et (2) de pr-gnance.64 Voici une illustration de cette dernire fonction o lefficacit stylistique de Platon aide renforcer la discussion plutarquenne.

    62 Ce dictum est compris dans la dissertation de K.-H. Stanzel (1987), comme dict.53a (les autres passages que nous indiquons sont respectivement dict.53b, 53c et 53d; il faut si-gnaler que dict.53d est tir du cohib. ira et non pas du def. orac., comme lindique Stanzel), et comment aux p.200-203; mais cf. dj Riginos 1976 p.157, Anecdote 115 (o le dictum tmoign par Plutarque est prsent avec dautres attestations, notamment chez Stobe; ce choix est critiqu par Stanzel qui spare et prfre isoler les quatre tmoignages plutar-quens).

    63 Pour les questions plus strictement philosophiques nous renvoyons la partie de cette introduction rdige par Xavier Brouillette (1).

    64 Cf., dans le cas spcifique des citations dHomre, Alexiou 2000, p.56-57 et 65; plus gnralement, Cannat Fera 1996, p.415-417.

  • 22 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    E10 prof. virt. 78f ~ Resp. 539b

    , , .Les autres, c o m m e l e s j e u n e s c h i e n s , dit Platon, q u i a i -m e n t t i r a i l l e r e t m e t t r e e n p i c e s , se jettent sur les controverses, les problmes insolubles, les argumentations sophistiques. (trad. Philippon)

    Les deux fonctions dauctoritas et de prgnance ont tendance se mler ou, mieux, se renforcer rciproquement lorsque, par exemple, Platon est cit par Plutarque et que son texte fournit ce dernier un terme technique ou considr comme dot de prgnance technique par Plutar que, comme cest le cas pour tuend. san. 129c ( ) ~ Ti. 47d.65

    2.3.2. Observations quantitativesSi lon observe mme rapidement la liste des citations fournie par Helmbold et ONeil, on remarque quun passage de Platon revient dans la plupart des cas une seule fois dans le corpus des Moralia. Nanmoins, certaines citations tendent apparatre plusieurs reprises dans le corpus; on pourra parler alors de citations rcurrentes.

    E11 Lg. 729c ~ adulat. 71b, coniug. praec. 144f, aet. Rom. et Gr. 272c (dans les spuria [lib. educ.] 14b)

    , .L o les vieillards agissent sans vergogne, les jeunes aussi, fatalement, manqueront le plus de pudeur. (trad. des Places)

    Lassertion de Platon, on le voit bien, se prte tre cite en raison de sa formulation potentiellement gnomique;66 encore une fois, on notera que dans lhypotexte, les Lois, la phrase nest en fait quune partie dune plus longue priode, o elle est contenue dans une clausule causale. Dans les quatre occurrences chez Plutarque, on observe que dans les deux premires citations loriginal platonicien est fortement chang par la syntaxe

    65 Le mme passage est repris en superst. 167bc, o il est adapt dun manire trs libre, tout en gardant, nanmoins, lexpression .

    66 Trs souvent, une citation rcurrente manifeste aussi la nature topique du contenu du passage platonicien: cf. Resp. 474de ~ aud. 44f-45a, adulat. 56d et prof. virt. 84f (cette dernire version tant la plus synthtique) confronter avec Lucrce 4,1160-1170.

  • introduction 23

    du texte de Plutarque. Plus prcisment, ct dune formu lation serre et gnomique dans le passage du [lib. educ.], dans le adulat. la phrase de Platon est soumise aux op-rateurs danalogie , la citation tant le comparatum dune analogie. La citation dans coniug. praec. est formellement et fonction nellement intressante: Plu-tarque cite fidlement la premire clausule et varie la deuxime, qui deviendra (il ny a plus de pudeur chez les jeunes ni de rserve, trad. Klaerr) et transpose le cas intergnrationnel illustr dans les Lois au rapport entre lhomme et sa femme qui est au centre du trait en question. La dernire occurrence que nous avons signale est pertinente et trs fidle, la diffrence par rap-port loriginal se limitant lordre des mots.67

    E12 Lg. 731e ~ adulat. 48f, cap. ex inim. ut. 90a, 92e, Plat. quaest. 1000a

    .car celui qui aime saveugle sur ce quil aime. (trad. des Places)

    Il sagit videmment dune citation choisie pour sa force rhtorique et pour sa pr-gnance, mme si dans ce cas aussi ces mots, chez Platon, ne sont quune clausule dune phrase beaucoup plus large (en effet suit immdiatement une phrase con scutive: au point de mal juger etc.). Dans les quatre occurrences, Platon est chaque fois expli-citement mentionn et la citation est trs fidle, avec une seule exception, trs impor-tante: dans le passage des Moralia le sujet aimant est gnralis du niveau humain de la formulation platonicienne ( ) un niveau plus ample qui concerne toute chose qui aime ( ).68

    E13 Ti. 40b ~ superst. 171a, fac. lun. 937e, 938e et Plat. quaest. 1006e

    , , , .

    P o u r l a Te r r e , n o t r e n o u r r i c e , qui est presse troitement autour de laxe qui traverse le Tout, l e D i e u l a d i s p o s e p o u r t r e l a g a r d i e n n e e t l a p r o t e c t r i c e d e l a N u i t e t d u J o u r , la premire et la plus vieille des divinits qui sont nes lintrieur du Ciel. (trad. Brisson)

    Dans le premier cas, Plutarque se limite utiliser pour indiquer les corps clestes. Dans les trois autres occurrences qui partagent des modi-

    67 Sur ce cluster, cf. Van MeirVenne 1999.68 Cf. Van der Stockt 1999, notamment sur la relation entre cette citation et un

    cluster (groupe) dautres passages dauteur.

  • 24 xaVier brouillette & angelo giaVatto

    fications semblables de lordre des mots, on note que Plutarque ajoute toujours lad-jectif , en rfrence et , ce qui fait penser quil le considrait comme une partie de la citation. Platon est chaque fois explicitement mentionn (dans le dernier cas, lusage de la troisime personne du singulier renvoie immdiatement Platon, le contexte de la discussion tant lexgse dun passage du Time trs proche de celui do est tire la citation). Il nous faut enfin noter que les deux citations dans le fac. lun. sont utilises par deux personnages diffrents, Thon et Lamprias, ce dernier re-prenant la citation platonicienne exprime par Thon afin de montrer la thse oppose.

    ce phnomne, qui concerne le sort de la citation dans son passage au nouveau corpus, en correspond un autre qui est interne au corpus mme, notamment la ten-dance crer des clusters [cf. n.67] de citations dans des passages particuliers de luvre. ce propos, nous renvoyons au cas trs prcis analys par Van der Stockt (1999), qui identifie un cluster de citations, sans doute transcrit dans un , utilis trois reprises par Plutarque.69

    2.4. Conclusions et perspectivesAu dbut de la section 2, nous avons dcrit notre dmarche comme une ana-lyse des trois termes de la relation citations de Platon chez Plutarque. Nous nous sommes fonds sur ce que nous avons appel la forme idale de citation (Platon, dans z, fait dire y x, illustre, dans une version nanmoins incomplte, par E0) et nous avons structur notre discours selon un mouvement descendant connot par une perte progressive des traits propres cette formulation. Cette perte, nous lavons soulign, nest pas motive par de la ngligence, mais relve dune approche complexe des pratiques citationnelles par Plutarque et par les auteurs anciens en gnral.

    Nous pouvons rsumer notre analyse de la manire suivante:

    a. dcontextualisation: dans les passages des Moralia, la portion de texte tend perdre tout lien avec le contexte dialogique platonicien, dans la mesure o aucune rfrence nest faite au titre du dialogue dorigine (pour une exception cf. E2) ni linterlocuteur qui pro nonce les mots en question; le texte cit devient ainsi tout simple ment une assertion de Platon (cf. E3);

    b. perte de lauteur: Platon lui-mme peut tre victime de ce procs de simplifi-cation et disparatre lorsque lun de ses textes sinsre dans les Moralia quand, par exemple, le corpus platonicien prend la fonction de bassin sapiential (E4, E5) et de source dinformations concernant Socrate (E6, E7);

    69 Cf. aussi les conclusions gnrales de larticle, p.138-139. Sur les clusters de cita-tions, cf. aussi Bowie 2008, p.151-153.

  • introduction 25

    c. loppos de b. on peut retenir les cas o Platon est cit dune faon ind-pendante par rapport son texte, pour souligner lune de ses plus larges d-marches textuelles (E8) ou pour lui faire jouer le rle dexemplum (E9).

    Du point de vue du contexte de louvrage plutarquen o la citation est introduite et au niveau plus vaste de lorganisation du discours, nous avons observ les ph-nomnes suivants:

    d. quand il ne fait pas lobjet dune exgse, Platon est cit pour don ner au texte la force de son auctoritas et pour exploiter lefficacit de son style (E10);

    e. un passage des dialogues de Platon apparat normalement une seule fois dans les Moralia, mais on observe dimportants phno mnes de rcurrence (E11, E13);

    f. la citation elle-mme apparat dans certains cas dans les clusters de cita-tions dauteurs plus complexes (E12);

    g. la citation montre la tendance attirer vers soi la partie prc dente et suc-cessive du texte; en certains cas, cela aide compren dre que la citation elle-mme est la source de largument ou de la thorie prsente ou que la section des Moralia en question tait inspire par un plus large passage platonicien contenant la citation, que nous avons dfinie alors comme une petite le sur-gissant dans une ample lagune intertextuelle (E5).

    Tout au long de ce recueil, nous observerons les articulations de ces ph nomnes laide dexemples spcifiques, dots, par rapport aux exemples analyss ici, dune trs forte valeur philosophique. Nous comprendrons ainsi que tout phnomne dloignement, textuel et conceptuel, du texte dorigine est le fondement de lop-ration exgtique de Plutarque et d termine la force de sa dmarche philosophique dans sa confrontation avec le patrimoine culturel de la tradition.

  • aPollon au-del de TouT ce qui esT visible: PluTarque eT rPublique 6, 509b

    Xavier Brouillette(Collge du Vieux Montral)

    De tous les passages obscurs que nous a laisss Platon dans ses dia logues, laf-firmation de la Rpublique selon laquelle lide du Bien serait au-del de les-sence( ) (Resp. 6, 509b) constitue certainement lune des plus intressantes puisquelle nous porte, pour re prendre le mot de Franco Ferrari, au cur mme de la philosophie pla tonicienne.1 Notre interprtation de ce passage est toutefois fortement influence par celle des noplatoniciens qui ont identifi ce Bien hyper-essentiel de la Rpublique lUn de la premire hypothse du Parmnide.2 John Whittaker a sur ce point tent den cerner linterprtation mdio-platonicienne, en montrant limportance de cette priode pour llabora tion du noplatonisme.3 Il semble toutefois symptomatique de constater que Plutarque, figure capitale du mdioplatonisme,4 savre complte ment absent de cette tude. Pourtant, Plutarque fait bien allusion la formule de la Rpublique dans le def. orac. 413c. Nous proposons ainsi, dans la prsente contribution, de cerner lex-gse propose par Plutarque de la clbre formule platonicienne.

    1. aPollon eT le soleilDans le def. orac., Plutarque tente dexpliquer le mcanisme oraculaire laide de deux hypothses, celle des dmons et celle du proph tique. Ds le dbut du dialogue, Plutarque sattache toutefois montrer limportance du rle providentiel de la divinit dans ce processus en expulsant du dialogue Didyme le vagabond, reprsentant de la position cynique.5 Lamprias, figure importante du dialogue

    1 Ferrari 2001b, p.7.2 Cf. notamment Ferrari 2001b, p.10.3 Whittaker 1969b. Cf. aussi Sillitti 1980, p.225-226, Ferrari 2001b, p.10, 2002,

    p.77 et Baltes 1997, p.4-5 et 22, qui souligne de son ct que linterprtation de la double transcendance de lide du Bien (au-del de lessence) ne se retrouve pas avant Plotin.

    4 Opsomer 2005a, p.165: It should be clear that Plutarch is not just anybody. Com-pared to shadowy figures like Gaius, Albinus, Harpocration, Atticus, Taurus, and even Eudorus or Numenius he is an intellectual giant.

    5 La providence divine constitue certainement un des thmes centraux du def. orac., mais a fortiori de lensemble des Dialogues pythiques. Cf. dj Goldschmidt 1948, p.300 et plus rcemment Opsomer 1997b, p.343, Ferrari 1999, p.72 et dernirement encore, Ilde fonse 2006, p.10-15.

  • 30 xaVier brouillette

    dfaut de parler de vritable porte-parole6 , saffaire alors attnuer le propos du cynique:

    Cesse donc, cher Plantiade, dirriter le dieu. Il est en effet indulgent et doux et, il fut choisi le plus aimable pour les hommes, comme le dit Pindare.7 Et quil soit soleil, ou matre et pre du soleil et audel de tout ce qui est visible ( ), il nest pas vraisemblable que les hommes daujourdhui lui paraissent indignes de recevoir sa voix, lui qui est cause de leur gnration, leur subsistance, leur tre et leur pense. 413c8

    Daucuns ont soutenu que Plutarque ferait rfrence la formule plato nicienne de la Rpublique.9 En effet, bien que la citation ne soit pas textuelle, nous retrouvons ce qui semble en tre une paraphrase. Cette paraphrase nous apparat dautant plus intressante quelle doit contenir tout le travail exgtique de Plutarque: en choisissant ce mode rfren tiel, il indique au lecteur attentif la reprise dun thme platonicien, mais une reprise travers la mdiation de sa propre interprtation. Cette der nire sopre travers une double transposition quil nous faudra expli-quer. Dabord, lutilisation de la formule pour caractriser Apollon sem ble indi-quer une identification entre le dieu de Delphes et lide du Bien. Ensuite, le fait que ce dieu ne soit plus au-del de lessence mais au-del de lunivers visible sug-gre une simplification des diffrentes strates ontologiques de la ralit.

    Avant dexpliquer plus amplement cette double transposition, nous devons cerner le contexte menant lnonciation de la paraphrase. Lalternative que pose Lamprias, savoir si le dieu sidentifie au soleil ou non, bien quelle ne soit, comme la affirm Babut, ouverte quen apparence,10 nous renvoie la problma-tique gnrale de lidentification dApollon au soleil qui constitue un des thmes fondamentaux du def. orac., mais aussi, plus largement, du groupe de dialogues

    6 Sur le rle important de Lamprias, cf. Brenk 1977, p.114-115 et Babut 1992, p.217. Sur la difficult de lui assigner un vritable rle de porte-parole, cf. les commentaires judicieux de Ferrari 1995, p.30 et Opsomer 2005a, p.199.

    7 Fr.149 Snell. Plutarque cite ce fragment de Pindare aussi dans le E ap. Delph. 394b ainsi que dans le suav. viv. Epic. 1102e. Pour une discussion sur ce fragment, cf. Rescigno 1995a, p.284 ainsi que Moreschini 1997, p.145-146.

    8 Toutes les traductions, sauf indications contraires, sont ntres.9 Babut 1969, p.444: Selon Plutarque aussi, assurment, pour lequel dieu est au-del

    de tout ce qui est visible, comme le dit Lamprias dans une formule imite de Platon. De son ct, Rescigno 1995a, p.284, a soutenu que la rfrence nest pas directe, mais sentend travers la mdiation des Questions platoniciennes, 1006F. Sur le rapport Resp. 4, 509b, cf. dj Babbitt 1936, p.369: The language is reminiscent of epekeina ts ousias , ainsi que Goldschmidt 1948, p.299-300.

    10 Babut 1969, p.444 n.4.

  • apollon au-del de tout ce qui est Visible 31

    auquel la tra dition la rattach, celui des Dialogues pythiques.11 Plutarque nous prsente, en effet, cette identification comme quasi universellement admise. Dans le E ap. Delph., un assistant anonyme compare les propos de Lamprias selon lequel lepsilon (la cinquime lettre) aurait t consacr par les Sages pour signaler quils taient cinq et non sept, aux paroles quun tranger Chalden a rcemment pro-nonces, lequel affirmait que: tous les Grecs, pour ainsi dire, croient en liden-tit dApollon et du soleil ( ) (386b). Cette croyance populaire se retrouve aussi dans le def. orac. o cette fois Lamprias souligne que plusieurs de nos prdcesseurs pensrent quApollon et le soleil sont un seul et mme dieu ( ) (433d). Plus loin dans le dialogue, Ammo-nios fera cho ces propos en prsentant lobjection de Philippe ct duquel il est assis: Il pense lui aussi, en effet, comme la plupart, que le dieu Apollon nest pas diffrent ( ), mais identique au soleil ( ) (434f).12 Cette tradition qui identifie Apollon au soleil, que Plutarque semble relayer, ne doit pas nous surprendre. Pierre Boyanc a dj montr son anciennet, quil croit retrouver dj chez Eschyle et chez Euripide.13 Quelle que ft la place de cette thologie solaire dans la croyance populaire, il faut nanmoins souligner son importance lintrieur de la thologie sto cienne.

    En effet, Plutarque ne se contente pas de souligner le caractre quasi uni-versel de cette croyance, il nous donne penser que cette identifi cation est aussi stocienne. Ce Philippe qui affirme que tous croient en Apollon et le soleil est lui-mme stocien.14 Mais cest surtout dans le Pyth. or. que lidentification est pr-sente comme une position stocienne. Le narrateur Philinos,15 alors quil critique

    11 Sur limportance du thme travers ce corpus, cf. Brenk 1977, p.119, Babut 1993, p.219 et plus rcemment Roskam 2006, p.171-178. Dans amat. 764be, Plutarque rfute plutt lidentification dros au soleil. Cf. l-dessus Babut 1969, p.447.

    12 Cette question clt dailleurs le dialogue (438d) o Lamprias demande que lon y revienne ultrieurement. Sur lidentification du soleil Apollon, cf. aussi lat. viv. 1130a, fr.194(a) et (c), bien que dans ce dernier cas, lidentification ne soit pas de Plutarque, mais de Lydus.

    13 Boyanc 1966. Pour Eschyle, Boyanc cite les Bassarides, fr.83 Mette (= 138 Radt), Sept contre Thbes, 859 et Suppliantes, 213-21; pour Euripide, le Phaton, fr.781 Kannicht.

    14 Lrudition contemporaine, qui lidentifie au Philippe de Prousias prsent dans les quaest. conv. 7,7 et 8, semble unanime sur ce point; par exemple, cf. Ziegler 1949, col. 45-46, Babut 1969, p.259 et 1993, p.221, Flacelire 1974a, p.90, Puech 1992, p.4869-4870 et Rescigno 1995a, p.324.

    15 Puech 1992, p.4869, et avant elle Flacelire 1974a, p.41, tinrent Philinos pour un adepte scrupuleux du pythagorisme (Puech). Pourtant, sil est certain que Plutarque in siste sur le vgtarisme de Philinos ailleurs dans son uvre (cf. quaest. conv. 1,6; 2,4; 4,1 ; 5,10 et 8,7 ainsi que soll. anim. 976b), il nest jamais dit pythagoricien. On peut le retrouver discutant des symboles pythagoriciens (par exemple quaest. conv. 8,7), mais cette indication tend montrer quil nest pas lui-mme membre de la secte puisqualors, comme

  • 32 xaVier brouillette

    linterprtation stocienne de la prsence des grenouilles et des serpents deau sculpts la base du palmier de bronze du Trsor de Corinthe, propose son tour une in terprtation, sans grande conviction,16 qui demande de croire liden tit dApollon et du soleil: sil faut croire avec vous () (i.e. Sara-pion et les stociens17) quApollon et le soleil ne sont pas deux dieux ( ), mais un seul () (404d). Cette identification stocienne que prsente Plu-tarque ne doit pas sentendre comme une po sition propre Sarapion, mais plutt comme une position commune la thologie stocienne, ce que souligne le avec vous().18

    Plutarque se positionnera prcisment contre cette identification, dabord tra-vers Philinos lui-mme qui a prsent la position stocienne. Sarapion, probable-ment intrigu par cette concession de Philinos, linterpelle par ces mots: Toi, en effet, dit-il, ne crois-tu pas cela, ou penses-tu que le soleil diffre dApollon ( )? (400d). La rponse de Philinos ne laisse aucun doute sur sa position:

    Pour moi, dis-je