lqr la propagande du quotidien - hazan
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ER IC HA ZAN
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De 1933 a 1945, Victor Klemperer,professeur juif chasse de l'universite de Dresde, tient un
journal au il decrit la naissance et Ie developpement
d'une langue nouvelle, celle de l'Allemagne national-
socialiste. Sauve de l'extermination par son mariage avec
une « aryenne » (et in e xtr em is par Ie bombardement de
Dresde), ilpublie son texte en 1947 sous le titre LTI -
No ti zbu ch E in e s P b il ol og en , au LTI sont les initiales de
L in gu a T e rt ii Im pe ri i, la langue du m e Reich 1•
Malgre les circonstances de sa redaction, on ne trouve
dans ce livre aucun pathos. Klemperer se voit comme un
representant de Ia veritable Allemagne dont Ie nazisme
n'est qu'un travestissement temporaire, et cette distancia-
tion lui permet de mener presque calmement un travailscientifique au milieu rneme des persecutions. « :Leffet le
plus puissant [de Iapropagande nazie], note-t-il, ne fur pas
produit par des discours isoles, ni par des articles ou des
tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu
par rien de ce qu'on etait force d'enregistrer par Ia pensee
au la perception. Le nazisrne s'insinua dans Ia chair et le
sang du grand nombre a travers des expressions isolees, destournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient a des
I - En fr an~al. , L TI, 1 0 l an gu e d u III' ReIch, cornets d 'un phllologue, tra-
dult par Elisabeth Guillot, presente par Sonia Combe et Alain
Brossat, Pari s, Albin Michel, 1996 .
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millions d'exemplaires et qui furent adoptees de facon
mecanique et inconsciente. » Pour Klemperer, Ie IIIe Reich
n'a forge que tres peu de mots, mais ila « change la valeur
des mots et leur frequence [ ... J , assujetti la langue a son
terrible systerne, gagne avec la langue son moyen de propa-
gande le plus puissant, leplus public et le plus secret! »,
Autre temps, autre langue, mais elle aussi adoptee « de
facon mecanique et inconsciente» : celle de la ve Repu-
blique, que j'appellerai Lingua Quintae Respublicae
(LQR) en hommage a Klemperer. Elle est apparue aucours des annees 1960, lors de cette brutale modernisa-
tion du capitalisrne francais traditionnel que fut le gaulle-
pompidolisme. Ses « expressions isolees, ses tournures, ses
formes syntaxiques », sans cesse reprises par la chaine
unique de television, les radios et les journaux - ensemble
qu' on n'appelait pas encore les medias, pluriellatin alors
peu employe et qui s'ecrivair media -, modifierenr en
profondeur une langue publique d'un archatsme aujour-
d'hui frappant, melange d'une rhetorique heritee de la
I I I e Republique et du style heroique de la Resistance.
Mais c'est seulement une trentaine d'annees plus tard que
la LQR a atteint son plein developpement, devenant au
cours des annees 1990 I'idiome du neoliberalisme, der-nier en date des avatars du capitalisrne-,
I - Ibid . . pp. 38-39.
2 - « Neollberallsme» est un terme qui a plusleurs sens. Dans son
cours de 1978. Michel Foucault I'appllquait • la politique .kono-
mique de l'Aliemagne d'apres 19-45 et • la reaction amertcatne
contre Ie New Deal un peu plus card (Naissance d e 1 0 b lo p ol it iq u e.
Cours au College de F ra nc e. 1 97 8- 19 79 , Paris, Hautes hudes-
Galilmard-Seuil, 200-4). II est plus habitue I de designer sous ce nom
la version actuel le du capicallsme, caracterl see par l a deregl emenca-
tion des marches financiers et la llberte de mouvement des capitaux,
la rentabllite du capical etant dhormals mleux assuree par la specu-
l at ion que par I 'i nves tl ss ement Indust rl el .
LA f'P.OPAGANDE DU QUOTIOIEN
N' etant ni linguiste ni philologue, je n'ai pas rente de
mener une etude scientifique de la LQR dans sa forme
du XXI" siecle, Mais, le travail d'editeur m'ayant fait entrer
par la petite porte dans le domaine des mots, j' ai releve
dans ce que je lisais et entendais ici et la certaines expres-
sions marquantes de la langue publique actuelle. n etait
tentant d'en faire un lexique, mais Iecaractere heteroclite
du materiel et mes prop res lacunes m'ont fait abandonner
ce projet. A defaur, dans une demarche qui tient pour
beaucoup de I'association d'idees, j'ai classe ces mots, cestournures, ces precedes en fonction de leur emploi dans
la propagande mediatique, polirique et economique
actuelle. Le terme de propagande evoque evidemment le
souvenir de l'excellent Dr Goebbels qui en avait la charge
sous le III<Reich, et l'on pourra arguer que ce rapproche-
ment implicite est quelque peu aventureux. nest vrai que
la LTI, creation des services diriges par Goebbels, etait
etroitement controlee par les organes de securite nazis
alors que la LQR evolue sous l'effet d'une sorte de darwi-
nisme semantique : les mots et les formules les plus effi-
caces proliferent et prennent la place des enonces moins
perfOrmand. La langue du III" Reich disait de la facon la
plus «vulgaire » possible Ie racisme Ie plus sauvage+: laLQR cherche a donner un vernis de respecrabilite au
I - Performant est un mot LOR type. Par exempl .. , la tecnnologle
franco-brl cannl que de lutt e contre les ctandestins util ise desormals
« la detection electronique dans les cam Ions par reperage des ema-
nations de gaz carbonlque par la respiration, et tout recemment la
mise en place du "heart beat detector", plus performan t , qui permet
de reperer les battements du ceeur » (Le Figaro, 16 novembre 200-4.
Soullgne par mol) .
2 - Joseph Goebbels dans Kampf um Berlin, Muni ch, Eher Verlag,
1932 (trad. froEditions Saint-Just, 1966): «Nous parlons la langue du
peuple [ ... ] II f aut utlliser son langage, parler sa propr .. langue» (cite
par Jean-Pierre Faye, in Le Langage meurtrier, Pari s, Hermann, 1996) .
IJ
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I~
racisme ordinaire. La LTI visait a galvaniser, a fanatiser;
la LQR s'emploie a assurer l'apathie, a precher le multi-
rout-ce-qu' on-voudra du moment que l'ordre liberal n'est
pas menace. C'est une arme postmoderne, bien adaptee
aux conditions « dernocratiques . ou il ne s' agit plus de
l'emporter dans la guerre civile mais d'escarnoter Ie
conflit, de le rendre invisible et inaudible. Et comme un
prestidigitateur qui conclurait son numero en disparais-
sant dans son propre chapeau, la LQR reussit a se
repandre sans que personne ou presque ne semble enremarquer les progres - sans rnerne parler de les denon-
cer. Ce qui suit est une tentative pour identifier et
decrypter cette nouvelle version de la banalite du mal.
La LQR n'est pas nee d'une decision prise en haut lieu,
pas plus qu'elle n'est I'aboutissernent d'un complot. Elle
est a la fois l'emanation du neoliberalisme et son instru-
ment. Plus precisernenr, elle resulte de l'influence crois-
sante, a partir des annees 1960, de deux groupes
aujourd'hui omnipresenrs parmi les dtcideurs de la
constellation liberale, les economistes et les publicitaires.
Je me souviens de Giscard, jeune ministre des Financesde Pompidou et genie autoproclame de I'economie, fai-
sant a la television des demonstrations au tableau. Ses
intonations aristocratico-auvergnates ont beaucoup fait
pour repandre Ie mot p roblem e - qu'il prononcait pro-
blaime. Auparavant, on parlait plutot de « question» (la
question d'Orient, la question sociale... ). La substitution
n' etait evidemment pas neutre. A une question, les
reponses possibles sont souvent multiples et contradic-
wires alors qu'un probleme, surtout pose en termes chif-
fees, n'adrnet en general qu'une solution et une seule. La
demonstration, toujours presentee comme objective,
LQR LA PROPAGANDE OU QUOTIOIENIS
obeit a des regles dererrninees par des specialistes, Passer
de la question au probleme, c' etait done ouvrir grand la
porte aux e x p e r t s qui n'ont fait que proliferer depuis, en
France, dans l'Europe de Bruxelles et dans le monde
entier. Les affaires de la collectivite sont segmentles en
series de problernes techniques. Pour chacun d' eux, les
specialistes dererminent une solution optimale qui sera
evidemment adoptee, parfois apres un debar de pure
forme, parlementaire ou autre. Si les experts estiment que
les c on tr a in te s e x te ri eu re s - importante expression de laLQR, ala fois vague et imperieuse - s'opposent a telle
option, iln'y a guere qu'a s'incliner, Ce r~le domi?~t a
sa traduction semantique sous la forme d un anglicisme
rampant: le remplacement de la bonne vieille experience,
celIe de Kant et de Lavoisier, par l' expertise. Ainsi
apprend-on que les « commissions de specialistes » de
['eccle de journalisme de Sciences-Po ont elu comme pro-
fesseurs associes des personnalites mediatiques qui,
d'apres l'APP, « des le second semestre [2004] partageront
leurs expertises avec les etudiants1 »,
Le primat du langage economique se manifeste souvent
par des choix mediatiques clairs. ~s.i, quand le ~ecteur
du Monds veut expliquer pourquOl il ecarte le direeteurde la redaction et s'apprete a remanier route l'equipe, ee
n'est pas dans son propre journal qu'il choisit de s'expri-
mer. Les raisons « reelles . sont exposees dans un entre-
tien accorde au supplement Economie du Figaro
(23 decernbre 2004) sous le titre: « Nous voulons batir
des synergies avec Lagardere », Dans eet entretien, pas un
I _ Parmi ces personnalltes, Nicolas Beytout, dlrecteur de la redac-
tion du Figaro, Herve Brusinl, dlrecteur adjoint de l 'lnformatlon a
France 3. "lain Genestar, dlrecteur general de la redaction de Paris
Match, ~tlenne Mougeotte, vice-president de TFI.
"
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mot ne porte sur Ie contenu du journal: il pourrait
aussi bien s'agir d'agroalimentaire. II n'est question que
de restructuration (= licenciements), de refinancement
'(= entree de Lagardere au capital), d' auancee bistorique
(= perte de l'independance), de posit ionnement, de strate-
gie. La page est Iisse, presque neutre, Le ressentiment,
I'incertitude de l'avenir ne sont la qu'entre les lignes. La
LQR: un ecran semantique permettant de faire tourner
Ie moteur sans jamais en devoiler les rouages, « le moyen
de propagande le plus puissant, le plus public et Ie plussecret », disait Klemperer.
Lapport des publicitaires ala LQR est different: il est
d' abord syntaxique. C'est a eux que I'on doit les phrases-
choc sans verbe a la « une » des journaux. Le 28 aotit
2004, le respectable Figaro titre: « Irak : l'aveu de Bush »,
Autrefois cette manchette aurait sans dome ete quelque
chose comme : « Le president Bush adrner son echec dans
ses previsions pour l'Irak », Avec ou sans verbe, les
phrases s'entrechoquent, juxtaposees sans articulations
logiques, sans plus de ces done, en effit, car et autres
conjonctions que les agences de publicire onr depuis
longtemps elimineesl,
Un autre symptome de I'influence publicitaire est
l'inflation de l'hyperbole, en particulier dans ce fertile
sous-ensemble de la LQR que constituent les critiques de
I - Par exemple: « BNP Parlbas a loue dans cette affaire un r61e de
chevalier blanc. Pour evlter de voir Ie Credit mutuel mettre la main
sur Coflnoga. Partenalre hlstorique des Galerles. la BNP detenalt
del. 49 " de Coflnoga et possede par ailleurs Cetelem. Ce qui ren-
dalt dlfflcile. pour des raisons de concurrence. une fusion des deux
entites. Une garantle de tranqulilite pour Coflnoga» (LeJ ou rn al d udlmanche . IS mal 2005).
L Q LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 17
livres et de films. Les affiches dans la ville er les placards
dans les journaux sont de plus en plus souvent construits
autour de quelques mots percutants extraits de « cri-
tiques »1. Les journalistes facilitent le travail aux creatifi
des agences en parsemant leurs articles de formules
enthousiastes, riches en adjectifs et qui peuvent resservir
relles quelles : ainsi, dans Le Monde des liures du 17
septembre 2004, la recension d'un roman de Rene de
Ceccatty, coUaborateur regulier du Mon de d es liu re s, se
termine par: « une puissance visionnaire absolue pour
dire l'immensite d'un amour », chute dont on voit bien le
parti publicitaire qu' on peut tirer.
La relation incestueuse avec la publicite contribue a faire
de la LQR un instrument d'emotion programmee, une
langue d'impulsion comme on dir « un achat d'impul-
sion », D'autant que la frontiere se fait sans cesse plus
poreuse entre l'espace publicitaire et le « redactionnel ».
Dans les principaux hebdomadaires, la distinction n'est
plus graphiquement decelable, la mise en page est la meme.
On a meme vu apparaitre ces dernieres annees le
« concept» (comme ils disent) d'infopublicitl , mot imprime
en tout petits caracteres en haut d'une page consacree a tel
vignoble de Bordeaux ou tel club de vacances, et qui est
cerisemettre en garde le lecreur centre route confusion.
L e Mo nt ie a publie en premiere page un article dont
le signataire est presenre comme « publicitaire et philo-
I - Ainsl peut-on lire .dans LeMonde du 8 octobre 2004 - un exemple
entre mille de fragments d'artides utilises pour Ie marketing - la
publlclte pour Ie roman de Jean-Paul Dubois, Une v i e ( r an~a l se : «Du
grand art ~ (Frederi c Belgbeder, Volci); «Un chef-d'a:uvre» (Gi lles
Pudlowskl, Le Point). Et dans Ie m~me numero, a propos de L a M or t
de D on Ju an de Patrick Polvre d' Arvor: «Un vral romantlque »
(Patrick Besson, Le Point); «Un hymne a l a c rea ti on» ( I. -R. Borl and,
Ure); «Auss l fasclnant qu'el egant» (Chri st ine Arnothy, Le Par is i en ) .
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sophe! », Des termes comme positiver ou optimiser, lances
par les experts en communicat ion des hyperrnarches, n'ont
pas tarde a etre adopres par les politiciens. Dans le marke-
ting, les echanges se font d' a illeurs dans les deux sens : la
skurifi: grand theme des carnpagnes elecrorales francaises,
est rapidernenr passee chez les lessiviers (< < La securire pour
ce que vous avez de plus fragile», lainages ou bebes sauve-
gar~es par le bon detergent). La diction des presentatrices
d.u}oumal de 20 heures sur les principales chaines de rele-
visron est calquee sur celle des dips publiciraires, rnerne
quan~ elles s~n~ chargees de repeter Ie compte rendu du
conseil des rrurusrres, redige en LQR pure er concenrree
par Ie porte-parole du gouvemement.
L'un des traits communs a la LQR, I'idiome des
publicitaires :t la langue du m e Reich - parallele qui
n irnplique evidernmenr aucune assimilation entre neo-
Iiberalisrne et nazisme - est Ia recherche de l'efficacire
aux depens ~emes de la vraisemblance. Apres Stalin-
grad, Ies n:Uls les plus convaincus ne pouvaient pas
accorder foi aux communiques de victoire sur le front
ru~~e qui ernanaienr de Berlin. Mais si peu credibles
qu l ! S fussent, ces communiques triomphaux conrri-
buaienr a renforcer la conviction qu'il fallait se battre
jusqu'a la mort. De meme, quand on exhorte Ies Fran-
cais a « etre republicains aujourd'hui, a assumer une
ap'partena~ce qui transcende tous les divages, qu'ils
sorent socraux, culrurels, religieux ou ethniques2»;
I - Dominique Quessada. «Tout doit disparaitre ». 21 septembre2004.
2 - Jean·louis Debre. «~tre republicain au;ourd'hui », Le Monde,
6 JulUet 2004.
lQLA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 19
quand Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, pro-
met sur TF 1 « une baisse du chornage, une reforme .
pour reussir a l'ecole er une lutte contre la vie chere »
(19 septembre 2004); ou quand « l'opposition»
demande au gouvernement de « pousser les feux en
direction de l'emploi des jeunes et des plus de 50 ansi »,
ce sont evidemment des phrases auxquelles personne ne
croir. et surtout pas ceux qui les prononcent. Mieux
vaut d'ailleurs que certains enonces soient invraisern-
blables: pris au mot, ils risqueraient d' entrainer de
grandes difficultes. Slavoj Ziiek, philosophe slovene,
explique que dans I'ex-Yougoslavie I( l'ideologie officielle
exhortait les gens a s'investir dans le processus autoges-
tionnaire, a prendre en main leurs conditions de vie en
dehors du Parti et des structures etatiques "alienees"; Ies
medias officiels deploraient l 'indifference des gens, leur
fuite dans l'intirnite de Ia vie privee, etc. - mais ce que
le regime craignait justement Ie plus, c'etait que les gens
expriment leurs besoins et s'organisent selon des prin-
cipes autogestionnaires. Toute une serie de marqueurs
discursifs incimaient, entre les lignes, l'ordre de ne pas
prendre les sollicitations officieHes de facon lirrerale, et
indiquaient que ce que voulait vraiment le regime,c'etait une attitude cynique a l'egard de l'ideologie offi-
cielle - la plus grande des catastrophes eut ete pour le
regime de voir son ideologie prise au serieux et mise en
ceuvre par ses sujets2 »,
I - l au rent Fabius, « La France tlotte », Le Monde, 26 aoOt 2004.
2 - Vaus cvez dit totolitorisme 7 Cinq interventions sur les (mes)usages
d'une no tion , t r. f r. Pari s, Ed it ions Amsterdam, 2004. p . III .
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20 lQR,l..A PROPAGANDE OU QUOTIDIEN21
Dans le succes de la novlangue, la concentration desM.ansdes circonstances et des lieux tres divers. La journa-
principaux «outils d'opinion . francais entre tres peu de .sre israelienne Amira Hass note par exemple: «Des cen-
mains - quatre ou cinq betonneurs, marchands d'arrne- aines de milliers d'Israeliens (au rnoins) ont interet a ce
ments, avionneurs, grands financiers - a certes son ue les colonies restent en place et s' etendent, a ce que
influence, rnais l'explication n'est pas suflisantel. Le Polit-l'on contruise de nouvelles routes et a ce qu'Israel garde le
buro de Staline n'aurait rien pu faire sans I'immense controle de routes les sources d'eau de Cisjordanie [ ... J .
reseau des apparatchiks locaux (dans T he R oa d to T error, out un reseau complexe d'interets s'est developpe, qui,
Arch Getty montre que c'est la crainte du lachage de ce avec le mantra du risque securitaire existentiel, fait regner
reseau qui a declenche la grande terreur de 19372). De le silence en Israel sur la resistance palestinienne1• » Faire
rneme, l'oligarchie politico-financiere francaise, si bien regnet le silence ou repandre une langue: on pourraitintegree qu' elle soit par les mouvements croises de per- penser qu'il s' agit d'activites opposees entre lesquelles il
sonnes issues des memes eccles et les renvois d' ascenseur, I faut choisir comme entre les deux faces de la merne piece,
ne pourrait rien imposer, et surement pas une langue, mais il apparalt que les deux peuvent se mener en merne
sans Ie concours de tous ceux qui onr materiellement temps. II existe en Israel une tres riche langue nationaliste
interet au maintien de I'ordre. Par millions sans doute, et securitaire parallele a l'occultation des Palestiniens.
cadres des entreprises de securite, professeurs de philoso- Quant aux immenses silences francais. i ls sont comme
phie politique, juges antiterroristes, agents immobiliers, l'ombre portee de la LQR.
rnaitres des requetes, chroniqueurs de France Culture et
presidents de regions parlent, ecrivent et repandent la
LQR. Sans vouloir exhumer la vieille notion d'« alliance
objective» chere a lejov et Vichinski, on peut neanrnoins
discerner ce role moteur de la cornmunaute d'interets
I - Pour une analyse actuelle de cette concentration. en France et
ailleurs, voir notamment Andre Schiffrin, L e C on tro/e d e 1 0 p arole -
"~dition sons edlteurs, suite, Paris, La Fabrlque, 2005. Un exempie
entre mille: ie 27 septembre 2004, dans ie supplement « Femina» du I
Journal du dimanche qui appartient au groupe Hachette, on ouvre sur
une double page consac ree it L 'A/ bum ph ot o des F r on< ;o lsd e 1 9 14 d
nos jours, publle par Chene-Hachette Livre, puis vient un livre de
Sabine de ia Brosse, j ourna liste a Pa ri s Ma t ch (groupe Hachette) .
Sa voir p ou r g ue rir . voinere Ie cancer du sein. publie aux Editions
Filipacchi (groupe Hachett e). puis une page sur les Guides d u Ro ut ar d
(Hachette Livre) .
2 - J . Arch Getty and Oleg V. Naumov, The Road to Terror. S ta li n a n d
t h e S e lf -Des t ru c ti o n of t he B ol sh ev ik s, 1 93 2- 19 39 . New Haven, Vale
Univers ity Press , 1999.
Cetre langue a une dynamique propre, un caractere
performatif qui fait sa force: plus elle est parlee et plus ce
qu'dle defend - sans jamais I' exprimer clairement - a
lieu. Elle n'induit aucune immunite, merne chez ceuxqu'dle aide a opprimer. Dans Ie livre de Klemperer, le
passage Ie plus effrayant decrit la facon dont les Juifs eux-
memes absorbent la LTI : « [le docteur P . J faisait siens
tous les propos anrisernites des nazis, specialement ceux
de Hitler [ .. . J . II ne pouvait probablement plus juger lui-
meme dans quelle mesure il se raillait du Fuhrer, dans
quelle mesure il se raillait de lui-rneme et dans quelle
mesure ce langage d'humiliation volontaire etait devenu
sa seconde nature. Ainsi, il avait l'habitude de ne jarnais
, _ httpllwww.miftah.org. 28 aout 2004.
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1 - op . cit., pp. 251 et 259. Le «groupe" dont II est question est
forme de celles et ceux qui sont plus ou molns proteges de la depor-
tation par leur marlage avec des aryen(ne)s. lis sont regroup ... dans
des «malsons des Julfs ».
Mots , tournures ,
precedes
adresser fa parole a un horn me de son "groupe de Jsans faire preceder son nom de la mention "Juif".
Lowenstein, aujourd'hui tu dois faire marcher la
coupeuse" - "Juif Mahn, voila ton certificat de l1<U<Lu~.
pour IeJuif des dents" (ce par quoi il designait notre den-
tiste), Les mernbres du groupe accepterenr ce ton,
d'abord en plaisantant, puis par habitude.
d'entre eux avaient fa permission de se servir du tramway,
d' autres devaient aller a pied. En consequence de quoi,
on distinguait les "Juifs motorises" [Fahrjuden] des "J
a pied" [LaufjudenJ », Et Klernperer conclut : «~~"F.''''".
du vainqueur [ ... J on ne la parle pas impunement, on
respire auteur de soi et on vit d'apres elle'. »
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FONCTIONS DE L'EUPH~MISME
Le mensonge polirique est de rous les temps, depuis les
faciboles d'Alcibiadc: pour convaincre les Arheniens de se
lancer dans l'expedition de Sidle jusqu'aux bulletins de
sante de Mitterrand. Dans L :A rt d u mm so ng t p oJ itiq u~ ,
Jonathan Swift en iadiquait ironiquement la finalite :
«L'Auteur regle er determine avec beaucoup de jugemenr
les differences portions [de verite en matiere de gouver-nemenr] que les hommes doivenr avoir selon leurs diffe-
rences eapacites, leurs dignites, leurs charges et leurs
professions'. » Depuis la guetre de Succession d'Espagne
- 1 1 . laquelle Swift erait ouvertement oppose -, Ie men-
songe politique n'a fait que se perfectionner grice aux
progres de "information.
Au contraire lecynisrne affiche est plutot rare dans la
langue publique fianifalse, qu'il s'agisse d'enonces scan-
daleusemear opposes 1 1 . Ia « morale ~ ou 1 1 . l'~ opinion II
publiques, destines a prouvc:r que Ie proferateur se situe
au-dessus de ces contingences. au encore d'enonces dam
chacunsait qu'ils sont faux mais que personne n'osera
contredire - variance plutot stalinienne, Ia premiere ver-sion etant plurot hirlerienne. Le cynisme public est Ie
I - L'A,I du menJMle pondqlle. Amlle,dam. 173] (en fran,.al.); ,66d.
Gr"noble, JerOme Million. 1991. p. 37.
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26 LQR
domaine reserve de quelques representanrs de I'elite, nou-
veaux seigneurs qui estiment n'avoir aucun compte a
rendre a qui que ce soir, « militants », actionnaires, elec-
teurs ou autres. Jean-Marie Messier, qui fur salue par tous
les medias - quoi qu'ils en disent aujourd'hui - comme
un heros national parri ala conquete des Etats-Unis, cele-
bre meme pour ses chaussettes, etait cynique en procla-
mant « la fin de l'exception culturelle fran~se » depuis Ie
fauteuil presidentiel d'un groupe produisant des films et
des livres. Le baron Seilliere, ex-president du lobby patro-
nal, etait cynique en declarant en un raisonnement par-
faitement circulaire : « Quand on dir : ou bien on travaille
plus ou bien l'emploi ne peut pas etre conserve, c'est bien
la demonstration que l'acquis social doit ceder devant la
necessite econcmique'. » Claude Perdriel, directeur du
Nouvel Obseruateur, etair cynique en precisant : « Si je
crois a la qualite de I'information d'un journal, je crois et
j'accepte plus facilement les pages de publicite que je lis.
De plus, comme les articles sont plutot longs chez nous,
le temps d' exposition a la page de publicite est plus
grand» (Stratlgies, 12 decernbre 2004). Patrick Le Lay,P-DG de TF1, a pousse le cynisme jusqu'a une gaffe deli-
beree par laquelle il passera peut-erre a la posterire :
« Pour qu'un message publicitaire soit percu, il faut que le
cerveau du relespectateur soit disponible. Nos emissions
ont pour vocation de Ie rendre disponible: c'est-a-dire de
le divertir, de Ie detendre pour le preparer entre deux
messages. Ce que nou s vendons a Coca-Cola, c' est du
temps de cerveau hurnain disponible/. )l
I - LeFigaroMagazine. 28 aoat 200.. .
2 - In Les Dirigeants face au changement. Paris. Les Editions du
Hutueme Jour. 200... Le pari de Le La y est gagne puisque Telerama
lui a consacre un dossier de dix pages (II septembre 200").
LA pflOPA-GANDE DU QUOTIOIEN
Mais la LQR vise au consensus et non au scandale, a
l'anesthesie et non au choc du cynisme provocateur. C'est
pourquoi l'un de ses principaux tours est au contraire
I'euphemisme - point commun avec la langue des nazis
qui forgeaient un euphernisme pour chacun de leurs
crimes, avec pour finir I'imbattable Endlosung, la solution
f inak. Le grand mouvement euphemistique qui a fait dis-
paraitre au cours des trente dernieres annees Ies surveillants
generaux des lycees, Ies greves, les infirrnes, les chomeurs
- remplac6 par des conseillers principaux d'education, des
mouvements sociaux, des handicapes, des demandeurs
d'emploi - a enfin perrnis la realisation du vieux reve de
Louis-Napoleon Bonaparte, I'extinction du pauperisrne, II
n'y a plus de pauvres mais des gens modestes, des conditions
modestes, des familIes modestes. Etre orgueilleux quand on
n'a pas d'argent n'est pas pour autant interdit, mais cette
facon de dire implique au moins une certaine moderation
dans les exigences. De la population des modestes emerge
parfois une figure brillante dont les origines sont toujours
soulignees, (john Edwards, senateur de Caroline du Nord
et colistier de John Kerry, « riche avocat, est issu d'unefamille modeste - son pere travaillait dans une filature! ».)
II ne faut decourager personne, chacun doir avoir sa
chance: « LESSEC [grande ecole de commerce] a privile-
gie un accompagnement sur la duree de lyceens avec un
reel potentiel mais dont les origines modestes limitent la
chance d'acceder a des etudes superieures de haut niveau »
(Le Monde, 22 juin 2005).
En matiere d'euphemismes, la LQR est capable de ren-
cherir sur ses propres inventions. Ainsi apprend-on qu'« ifne faut pas dire "restructuration", "fusion", "reorganisa-
tion" et encore moins "absorption". Apres la reussite de
I - Uberation. 7 juillet 200...
27
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l'effie p ub liq ue d 'a ch ar (O PA ) la nce t! p ar I e g ro up e p ha r-
maceutique Sanofi-Synehelabo sur s on h omol og u e Aveo-
cis, le maitre mot du processus d'unification est
"integration" lit ( Ie Mon tie , 8 se ptemb re 2 0 04 ).
00 peur distinguer a l'euphemisme LQR deux functions
distincres, La premiere est le conrournemenr-evirement,
Soir l'expression p ar tm a ir es s oc ia ux : je reviendrai sur
l'essorage de l'adjecrif I.' social», mais partenaires !Au
bridge, en double de tennis. le partenaire est celui ou celle
avec qui on fait la paire, D'apres Le Pe ti t R t Jhn 't , un parte-
naire est 0( une personne avec:laquelle quelqu'un est all ie
centre d'autres joueurs D. Le principal du college La . Cour-
rille It Saint. Denis , i nte rr og e p a r Ie F i g a T O (16-17 ocmbre
2004), emploie done Ie mot a jusre titre en preconisant
I, un partmariat etroit avec: L a police et la justice It pour
recab l ir l 'o rd re d a n s le s cours de recrcuion. Mais s'agissant
de" negociatioD8" entre patronat et syndicats, la formula-
cion I(discussions entre partenaires sociaux ", si banalequ'elle ne re ti en t p a s la rnoindre attention, comoume un
non-die, a savoir que patronar et etars-majors syndicawc
ceuvrenr ensemble au maintien de la paix s ocia le , qu 'i ls
sont - pour reprend . re rune de ces image s s por cive s que la
LQR afFect ionne - du meme cere du filet. L'entretieo avec
le baron Seilliere, cite plus haut, est titre par la redacdoa:
I<]esuis frappe par la lucidite des synd ica rs'». Le s auteurs
de Ia no te aanue ll e de : I 'a s so c ia ti on Entreprise e t Pe rs onne l
(6 oetobre 2004), It structure a laquelle adherent 160
grandes entreprises eequi est special.isc!edans le conseil en
I - 28 lOOt 10001. La p~r . . e comp16le est: • En lout c.... je lull
fn"pl! par I. IIICidil~del ana lYle. fal te. au sammet din. Ie•• yndl.
au sur I.nec.nldi de reJormer par Ie dillolll''' ",><:.111.»
LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 2
ressources hurnaines », notent que « les syndicats masquen
derriere des protestations indignees l'acceptation de fait de
dformes ».
Autre evirernent, le terme de privatisation, qui joue su
I'opposition public/prive, O U « prive s est pris dans le sen
positif de ce qui vous appartienr en propre (vie privee
propriete privee ... ). Dire qu'une entreprise a eteprivati-see, c'est exploiter cette connotation, c'est faire oublier
qu'on a pris au contraire un bien appartenant en propre
la collectivite et qu'on I'a donne - ou vendu a vi! prix -
des actionnaires qui vont Ie rationaliser pour en optimise
les resultats (la LQR evire les termes evoquant sans far
l'accumulation des richesses: il n'est guere question d
benefice mais de r e su lt a t n e t, ni de profit mais de retou
su r inuestissements}, Lots des privatisations les plus irnpo
pulaires, on insiste sur l'achat d' a ctions par Ie grand
public, qui ne peut evidemment pas depasser l'ordre d
derisoire. Et le terrne rnerne de privatisation disparait
dans le s c as l es plus scandaleux, s'agissant de la police, de
prisons, de la guerre.Dans I 'e v ir emen t/ sub st ir ut ion .I e r ecour s aux anglicisrne
est frequent. C'est ainsi que preventif, sans doute trop clai
est lentement remplace par preempti f « L ide e d 'u ne frapp
preemptive [sur les installations nucleaires iraniennes]
fait aujourd'hui l'objer d'intenses debars a Tel-Aviv»
(IeMontie, 2 6 novem bre 2 004). D ans le m em e reg istre, l
gouvernance a fait son entree dans la LQR, prenant de
parts de marche a gouvernement (trop etatique), a direc
tion (trop disciplinaire), a management (trop technocra-
tique, bien qu' assez ancien dans la novlangue) 1. Dans
L e M on tie d es liore s du 2 septembre 2004 , Alain Renaut,
I - Les Ameri calns I 'u ti li sent pr lnclpal ement dans corpora te go~rnance
c·es t-~·dlre l a direc ti on des entrepri ses par l eurs act lonna lres .
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auteur, nous dir-on, de « l'un des essais les plus percutants
de la rentree », declare: « Separe de sa composante sacree,
le pouvoir est nu. Pour en reorganiser l'exercice, ilfaut
trouver, secteur par secteur, de nouvelles rnodalites de gou-
vernance";» Lors du 10e Forum Economie-Sanre, tenu
le 18 novembre 2004 avec la participation du ministre de
la Sante et de Bernard Kouchner, l'une des conferences
etait consacree 11~(a nouvelle gouvernance de I'assurance-sante », D'apres les «Cahiers du management» de
L'Expansion (septembre 2004), « Mettre le sysreme d'infor-
mation (SI) au service de la prise de decisions, c'est l 'arnbi-
cion - revolutionnaire - de la "gouvernance SI"». Le
27 mai 2005, 11a veille du referendum constitutionnel, le
Jou rna l o ff ic ie l publiait une annonce emanant du cabinet
du Premier ministre, dont I'objet etait : « Prestation
d'e tude sur les strategies de gouvernance dans differenrs
pays europeens ainsi qu'aux Erars-Unis, et sur l'~olu~on
des attentes des opinions publiques », Sur ce dernier pomt,
la reponse n 'a guere tard&.Dans un registre voisin, Ernest-Antoine Seilliere
explique que la notion d' « entrepreneur» - qui designait
naguere un petit patron du bariment - « s'est parfaite-
ment enracinee pour essayer de se subsriruer 11celIe de
"chef d'entreprise" (hierarchique) et a celle de "patron"
(qui est un peu archaique quand on l'associe 11"patro-
1 _ A rapprocher de la question posh par son ami Luc Ferry.
aujourd'hul dlrecteur du Conseil d'analyse de la societe (sic):
«Comment ce qui n'est qu'lmmanence III'humain pourralt-Il encore
posseder ce caractere sacre en I'absence duquel tout n'est que
divertissement et vanlte I» (Le Sens du beau, Paris, Le livre de
poche, Blbllo essals, 2002, p. 303. «Clarte, erudition, Intelligence du
propos, tout est dan. cette somme », estlme Le Figaro Morozine,
16 octobre 2004).
2 - On trouve ra dans Nouveaux Relards, revue de I. FSU (n° 29,
avrtl-juin 200S), un bon dossier sur" La gouvernance et ses enjeux »,
L Q LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN
nat"). I l f ou t f oi re a tt en tio n a L a terminologie . "Entrepre-
neur", c' est positif "patron", c' est autoritaire, "chef
d'entreprise", c'est technologique! », On voir le soin que
nos « elites» mettent a affiner le vocabulaire de la LQ R.
C'est d'ailleurs le meme Seilliere qui a rernplace la deno-
mination archatque du syndicat patronal - le CNPF ou
Centre national du patronat francais - par Ie plus « posi-
rif» Mouvement des entreprises de France ou Mede£
Laurre fonction de l'euphemisme consiste 11prendre un
mot banal, a en evacuer progressivement le sens et a s'enservir pour dissimuler un vide qui pourrait etre inquie-
tanto Soit par exernple, pour cette fonction de masque,
l'omnipresente riforme: en LQR, le mot a deux usages
principaux. Le premier est de rendre acceptables Ie
demanrelemenr d'institutions publiques et l'acceleration
de la modernisation liberale : « Seule la mise en place
immediate et acceleree d'un programme de reformes peut
retablir notre situation economique », ecrit Ernest-
Antoine Seilliere dans Le Mont ie du lor juin 2005, au len-
demain du referendum sur la Constitution europeenne,
Et dans le rnerne journal, Edouard Balladur, ancien Pre-
mier ministre, livre une belle denegation : « Qui dit
reforrne ne dit pas necessairernent injustice, bien au
contraire » (17 aout 2005).
Dans son autre usage, riforme est une maniere pour les
gouvernants de signifier, face a une question vraiment
Iitigieuse, que la decision est prise de I'enrerrer sous les
enquetes, rapports et travaux de commissions. Le lobby
des constructeurs conrraint-il le ministre de l'Ecologie aabandonner son projet de « malus» pour l'assurance des
]'
I - Entreprendre, decembre 2004 (soullgne par mol.]
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32 L Q k
voitures neuves les plus polluantes? « II a confirrne que
. deux groupes de travail parlementaires seraient mis en
place d'ici a fin septernbre pour etudier cette reforms
et que des discussions auraient lieu I.» Les deputes refu-
sent-ils les CV anonymes proposes par Claude Bebear,
I'ancien P-DG d'Axa? Jean-Louis Borloo, ministre de la
Cohesion sociale, annonce que cette reforrne (le projerd' anonyrnat) sera erudiee par une commission technique
sous l' auto rite de l' ancien president du Haut Conseil de
I'integration et patron de Saint-Gobain, Roger Fauroux ..
Bref derriere r!forme, il n'y a rien que du vide. «L e
mot r! forme ne renvoie en definitive a aucune reforme .
particuliere mais consacre la distance entre ce qui est bon
pour le peuple et ce que celui-ci desire-'. » Mais les politi-
ciens, qui s'affirment rous « reformistes », font leur pos-
sible pour que cette notion reste credible. Jean-Pierre
Raffarin affirmait dans un entretien accorde au Figaro
Magazine (6 septembre 2004) : « II y a une "voie fran-
caise" pour la reforrne. J 'en suis convaincu : c'est une voie
qui n'est pas ideologique, Lideologie conduit a l'impasseet a I 'immobilisme. [Cette voie francaise] repose sur une
equation que je resume ainsi: "Reforme = ecoute + jus-
tice + fermere" [... ]. II faut que la reforme soit equitable
et qu'a cette fin, elle repose sur des leviers de justice
solides. »
Dans ces propos, deux mots meritent qu'on s'y arrete.
Le premier est ideologie, servant ici a exprimer que « la
voie francaise pour la reforme s se situe hors du champ
de la politique - ce qui reste difficile a enoncer en ces
termes pour un Premier ministre quel qu'il soit, Le
I - La Tribune. 15 septembre 2004.
2 - Jacques Ranclere, entretlen avec Lea Gauthier et Jean-Marc
Adolphe, Mouvements, ete 2004, p. 42.
LA PROPAGANOE OU QUOTIDIEN 33
second mot est equitable. Depuis la Tbeorie de fa justice
de John Rawls, l' equiti a envahi Ie langage neoliberal en
chassant l'egalite dont la passion - comme Hannah
Arendt, Raymond Aron et Francois Furet ant cherche a
nous l'apprendre - mene droit au goulag.
Une reforrne est souvent presentee comme le moyen de
sortir d'une crise. Cet autre mot-masque est issu du voca-
bulaire de la rnedecine classique: la crise est le bref
moment - quelques heures - O U les signes de la maladie
(pneumonie, ryphoide) atteignent un pic, apres quoi le
patient meurt ou guerir. Etendu a I'econornie et a la poli-tique, le terme de crise a longtemps designe a juste titre
un episode grave mais limite dans le temps: la crise de
1929, si paradigmatique qu'on l'appelle encore parfois
« la Crise», fut un moment d'exception ou l'on vit des
banquiers sauter par les fenetres - ce qui ne s'est malheu-
reusement jamais reproduit. Sous laNe Republique, on a
connu d'innombrables « crises ministerielles » et peut-etreest-ce a ce mornenr-Ia que le terrne de crise a cesse d'etre
reserve a des evenements aigus. La derive du mot, acruel-
lement employe a contresens, n'est pas innocente : parler
de crise a propos du logement, de I'emploi, du cognac ou
de l' education n'implique pas que leurs problemes vont
ecre resolus a court terme. Chacun sait qu'ils sont tout afait chroniques mais revocation d'une crise, terme auquel
continue a s'attacher malgre tout la notion d'une tempo-
ralite breve, contribue a calmer les impatiences, ce qui est
bien l'un des buts des euphemisrnes de la LQR.
La mere de toutes les crises actuelles, la cri se e cono-
mique, dure depuis Ie debut des annees 1970 avec des
fluctuations toujours expliquees par les turbulences d'unelement fondarnental, fa croissance. La croissance sera_-
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l Q ft
t -e ll e a u r en de z- vou s ou pas? Les experts qui s'exprimenr
sur cette question ont le serieux des augures romains exa-
minant des entrailles. On ne trouve parmi eux aucun
ernule de ce general a qui I' on deconseillait de livrer
bataille parce que les poulets sacres n'avaient pas mange
et qui fit jeter les volatiles a la mer en dis ant que s'ils
n'avaient pas faim ils avaient peut-etre soif. Aurour de la
croissance s' etend une zone d' eronnante credulite : des
economistes de renom s' opposent sur les variations
minimes (1,5 % au lieu de 1,6 %) d'une grandeur par-
tout presentee com me soumise a des variations alea-
toires : « Europe: le spectre de la croissance molle », titre
L e M on de du 4 decernbre 2004, sans hesiter devant cette
irruption de Nosferatu chez von Hayek. E t dans Ie corps
de l'article : {(Apres l'espoir, l'inquietude : alors que la
premiere partie de I' annee avait plutot reserve de bonnes
surprises, la seconde voit s'accumuler les mauvaises. » Et
dix-huit mois plus tard: «Leconomie francaise va-t-elle
basculer dans Ie rouge? La croissance francaise, encore '
v ig ou re us e a u q ua tr ieme tr ime st re 200 4 [les augures n' ont
jamais peur de se contredire], est attendue en nette baisse
au premier trimestre 2005» (L e J ou rn al d u d im an cb e,
15 mai 2005). Comme iInest pas possible de convenir
ouvertement du c ar ac te re imp rev is ib le de la croissance, la
LQR utilise des meraphores tanrot meteorologiques
« < Coup de froid enregistre par la croissance francaise au
premier trimestre 2005 », L e F ig ar o E co nom ie , 24 mai
2005); tantot aeronautiques « < Le trou d'air est derriere
nous » , indique Thierry Breton, ministre de l'Economie,
qui avoue cependant, en un etonnant looping, que «Ie
plancher de [sa] precedence fourchette de previsions est
plutot devenu Ie plafond », L e Monti e, 21 juin 2005); ou
encore hippiques: «D 'une maniere generale, les econo- "
rnistes pariaient sur un impact modere et indirect [du
a s
r1!ferenciumconseitutionnel] sur la croissance n (Les Echo!,
30 m a i 2005).
La croissance dent une g ra nd e place dans la LQR pour
deux raisons. La premiere est le caracrere magique des
donnees chiffrees, qui co.&re aux erronc¢; le s plus Invrai-
serobLables ou Ies plus odieux une respecrabilire quasi
scientifique. Ainsi peut-on lire dans L e F ig aro (1 0 juin
2005) : « L e m in is rre de l 'Inrerieur, Nicolas Sarkozy, a
annona: hier avoir fixe it ses services un objecrif de hausse
de SO% des reconduires a la fmnciere de dandestins en
2005. "II faut retrouver la rnaltrise quantitative des flux",
a declare le president de rUMP" Ou bien sur un mode
different dans Le J ou rn al d u d im a nc he du 12 juin 2005 :
d.apart d'audience [de LaF~ 2 1 est de 39,1 % sur le s
femmes de mains de 50 ans a 20 h 50 er de 43,3 % sur la
meme cible it 19 heures, » Ou encore, en p lus sinisrre :
IIEn depit des guerres et de la pauvrere, le continent nair
a en reg i se r e en 2 004 sa plus forre croissance d ep uls h uh
a ns .. (L t M o nd e, 24 mai 2005). Les habitants des town-
ships d'Mrique du Sud, les travailleurs-esclaves des
complexes industriels du Nigeria, les 25 millions de sero-
posicifs du l( continent noir » seronr silrement contents de
l'apprendre,
La . seconde raison qui fait I'interet l< politique IIde la
croissance est son caracrere mysterieusemenr inconrro-
la b le , E l le e st l a p ri nc ip a le des con tra inte s ex tbieures sur
lesquelles on n e p eur rien sauf en d ep lo re r l es e ff er s r e u e -cissants sur la margt de manrrullr t ! .Les effets erratiques de
la croissance sont ceases n'epargner personne. Races sont
le s rnauvais esprits qui fom remarqucr qu'en 2003,. alors
que la croissance fran~ajse n'a et e que de 0,6 %, les
salaires des patrons du C A e 40 ont augmente de 10,3 %.
Dans I'ebauche de programme recemmenr publiee par
rrnis anciens minisrres socialistes, Ia croissance esr appelee
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36 LQR
au secours a plusieurs reprises, comme Achille dans .
I' Iliade: «Sortir la France de l'atonie economique en
renouant avec une croissance plus forte ... »; « Sans crois-
sance, pas de moyens suffisants pour la solidarite ... »
Avec la « politique volontariste et progressiste », Ie
« contenu fort du reformisme de gauche », la democratic
« pour un modele de developpernent durable », cet article
constitue un veritable Hori lege de L QR sig ne par Martine
Aubry, Jack Lang et Dominique Strauss-Kahn (« Du cou-
rage pour faire gagner la gauche », L e Mond e, 6 dece rnb re
2004). Laccession de la croissance a un statue de masque
magique rernoigne de la decadence de la pensee et du .
vocabulaire economiques depuis trente ans. Dans sa
lecon du 7 mars 1979, Michel Foucault pouvait encore
dire qu'. a la suite de la grande crise des annees 1970,
tous les gouyernements quels qu'ils soient savaient bien
que les elements economiques qu'ils devaient necessaire-
ment prendre en consideration, quelle que soit la nature
de ces options, quels que soient ces choix et ces objectifs,
c' etaient Ie plein ernploi, la stabilite des prix, I'equilibre
de la balance des paiements, fa c ro is sa nc e d u PNB , laredistribution des revenus et des richesses et Ia fourniture
des biens sociaux », enumeration O U la croissance n 'est .
qu'un element mis sur le merne plan que les autres'.
Mener des riformes pour sortir de Ia crise si, non pas '
Dieu, mais la croissanceIe permet, relle est la conduite pro-
nee par les experts, approuvee par les financiers et mise en
pratique par les politiciens. C'est pour donner a ce faux-
semblant unvernis de respectabilire que l'on cree de Hauts
Commissariats, de Hauts Conseils, de Hautes Aurorites,
I - Nalssance de 10 biopolltique. Cours au College de France. 1978·
1979, 0 1 ' . cit., p. 200 (soullgne par mol].
L,A ,,,O,.AG,ANDE DU QUDT!DltN
ou la m ajeste du Haut se n iI . m asquer le vide: «Francois
FilIon [ministre de l'Education nationale] devrait creer une
Haute Autoritt de l'Educarion, rnais qui ne deciderair pas
des programmes » (Liberation. 18 novernbre 2004). On
imagine quds vom eue les pouvoirs du Haut ConseiJ aI 'io re gra tio n a u de la Haute Auror i te comre l es d is cr im i -
nations recemmene mis en p la ce .
Derrueremenr, on m'a fait remarquer a quel point les
eup hem ism es de la langue vectrice de "ideologie neolibe-
rale en France ressemblenr awe discours tenus en Union
sovietique dans sa . phase eermlnale' . uNou s a cc omp li ss on s
acruellement - ecrivalr en 1989 V adim Zagladine, polite-
logue - une restructurarion psychologique. , .Er plus loin :
- Selon la conception sovierique actuelle, la securite ne
peur etre assuree que par le s efforrs conjoints de rous les
memhres de [a communauee mondiale'. I) Nikolai Slioun-
kay, m em bre du Bureau po liti que et seeretaire du Comi te
central du PCUS, aB'irmait Ia meme annee : «Nous aspi-
rons 1 1 . ce que les i n ter&! ; individuelss'allient harrnonieuse-
ment a ceux de la societe. C 'es t ce a quoi nous VOulODS
abourir au moyen de la aansparence et de la garanri.e de laparticipation reelle de chacon a la gesrion3 .)it Ne dirait-on
pas C hirac, ou Bodoo, au Strauss-Kahn?
Parmi les mots-masques, l es composes en post- consti-
ruem un sous- -g roupe im portant : le p re.fix e POSt donne 1 1 .
pe u de frais I'illusiondu mouvemem la au il n'y en a pas.
I - Ce «on l> dht."e l in .",1 du ,roupe nqqun qui tlene i1'~nonym'L
2 - Pou, k1 _!",a:~ation ef /'hu m anJJmlon deo ,e /oIl4n.1 Inurrnrtionolel,
MOICOU, I\:dtdonl de 1'... -"(" de pre .. " Novonl, t989, pp. 711at 80.
1- La rMtrudu,oElon de l'e,"Dnaml" eJ( Un objeQJ( po/lclq•• moJeur ,
M05COII. Edition. de I'll_nc" de pr ..... Novonl. 1989,p. 29.
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Post-colonialisme, par exemple, expose au danger d'oublier
ou de faire oublier que le pillage continue apres les chan-
gements d'etiquertes dans les pays e n d eu el op p em e nt
(emergents s'ils ont des ressources petrolieres et en tout cas
jamais « du riers-monde », expression bannie, evoquanr
les mauvais souvenirs des luttes de liberation des annees
1960) - et qu'en France meme sevissenr toujours l'imagi-
naire et les pratiques coloniales. Cette permanence s'estrnanifestee lors du vote par l'Assernblee nationale, le
10 fevrier 2005, d'une loi imposant aux programmes sco-
laires d'« accorder a l'histoire de la presence francaise
outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place
qu'elle merite », Un tel revisionnisme legal, outre qu'il
est, sauf erreur, sans precedent en France, rnonrre bien
que parmi « nos eli tes» l'esprit du colonialisme est tou-
jours bien vivant.
Selon la vulgate neoliberale, nous vivons dans une
societe post-industrielle. Faire disparaitre l'industrie a bien
des avantages: en renvoyant l'usine et les ouvriers dans le
passe, on range du merne coup les classes et leurs Iurres
dans le placard aux archaismes, on accredite Ie mythe
d'une immense classe moyenne solidaire et convivialedont ceux qui se trouvent exclus ne peuvent etre que des
paresseux ou des clandestins. Le glissement est facilite par
les modifications dans le recrutement de ceux qui conti-
nuent a faire tourner l'industrie. S'il riest plus question
des fameux OS des annees 1960-1970 (< < ouvriers specia-
lises », euphemisrne designant alors ceux qui travaillaient
a la chaine, non specialises justement), c'est qu'il n'y a
plus beaucoup de « Francais de souche» ni meme de
Blancs parmi leurs successeurs sur les chaines de mon-
tage. Cela aide a leur occultation en tant qu' ouvriers - ce
qui ne les empeche evidernment pas d'apparaitre, dans
d' autres rubriques et d'autres lieux, en tant qu'immigrts.
LQ.39A PROP ....GANDE DU QUOTIDIEN
pour les champs de bataille de la guerre civile mondiale
ou les arguments sont des balles reelles, les medias et les
politicie.~s fran.~s ont mis au pO.int une euphe~isation
particuhere qUI montre leur SOUCIde defendre I homme
blanc, en butte aux attaques deloyales d'integristes plus ou
moins basanes, Titrer « Bavu re » ( Li be ra ti on , 7 octobre
2004) un article evoquant le meurtre d'une ecoliere pales-
tinienne par des soldats israeliens qui « avaient pris soncartable pour une charge explosive », c'est transformer un
crime de guerre en une grosse betise meritant une bonne
reprimande. Qualifier d' o ff ens iv e - comme s'il s'agissait
d'une manoeuvre de Rommel ou de Rokossovski - une
c<!occupation motorisee du nord de la bande de Gaza ou
des raids americains sur les villes irakiennes (( Les forces
americaines ont poursuivi leur offensive visant les bastions
de la rebellion sunnite ». Le F iga r o, 7 octobre 2004), c'est
occulter que ces actions menees avec des chars et des
avions visent essentiellement des populations civiles. Par-
ler de rebelles « ( Quelque 1 600 membres de la police ira-
kienne et 1 200 soldats americains sont deployes a
Mossoul depuis mardi et s'apprerent a donner l'assaut aux
positions rebelles pour rerablir l 'ordre », Le Mende, 21-
22 novembre 2004), c'est accrediter l'opinion qu'il existe
en Irak un pouvoir legitime auquel s'opposeraient des
« rebelles » (venus de l'etranger). Quand un groupe arrne
detruir un fortin israelien a Ra fah , dans Ie sud de la bande
de Gaza, qualifier cet acte de resistance d'attaque de terro-
ristes ou d' attentat (France 2, 13 decernbre 2004, et
France 3, merne date), c 'est reprendre les termes qu'utili-
sait contre la Resistance le regrerre Philippe Henriot,
secretaire d'Etat a I'Information du gouvernement de
Vichy, abattu par un corps franc en avril 1944. Au lende-
main de ses funerailles solennelles, on pouvait lire dans
Combats , le journal de la Milice : « Philippe Henriot, nous
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VOllS renouvelons la promesse de combattre, pour gagner, '
pour'debarrasser la France de ces bandes de pillards qui
terrorisent nos provinces'. »
Une forme particuliere de l'euphemisme est l'amplifi-
cation rhetorique. Par un effet de derealisation, elle per-
met de tirer parti du pouvoir dramatisant de certaines
expressions sans aucun risque d'erre pris au mot. Tel estle cas des images et metaphores guerrieres par lesquelles
l a langue publique cherche 1 1 convaincre de la deter-
mination de nos dirigeants. Lors de l'enlevement de
Christian Chesnot et de Georges Malbrunot en Irak - je
reviendrai sur « leur chauffeur syrien» -, rous les quoti-
diens, toutes les radios et televisions ont decrete la
mobi li sa ti on g en er at e, suivis par Chirac dans sa declara-
tion du 29 aout 2004 : « Le Gouvernement, sous l 'auto-
rite du Premier ministre, est enrierernent mobilise. »
l'antienne est reprise lors de la liberation des otages :
«La mobilisation a paye », titre Le Parisien du
22 decembre 2004. Le merne jour, mobilisation apparair
cinq fois dans la double page consacree par L e Montie 1 1
l'evenemenr, et deux fois dans l'editorial (« Bonheur
encore d'avoir assiste 1 1 une mobilisation, 1 1 une solida-
rite sans failles ... »}. Et Jacques Chirac salue dans une
declaration televisee « la mobilisation et l'unite de tous
les Francais », Quelques mois plus tard, apres le referen-
dum constitutionnel, Ie rneme affirme que « [I'emploi]
exige une mobilisation nationale. Certe mobilisation, je
suis decide 1 1 l'inscrire r e so l u m e n t dans le respect de
notre modele francais . (discours sur routes les chaines
nationales, 30 mai 2005). Le 2 juin, Dominique de
I - Jacques Delperrte d. 8ayac, Histoire de 10Mlllee, Paris. Fayard.1969. p. 503.
41
ViUepin, nouveau Premier ministre, declare sur TFI :
« Le president de Ia Republique a frxe la feuille de route,
c'est la bataille pour I'emploi qui va consriruer la prio-
dee de ce gouvememem. II L !fn 4ille d e ro ute, deja passa-
blement usee au Proche-Orient, reprend neanmoins du
service sous d'autres drapeaux : Franco Frartini, ancien
minisrre des Affaires etrangeres de Berlusconi et nou-
veau commissaire europeen en charge de la Justice etdes Affaires interieures, annonce qu'il ..presenters au
debut de l'an prochain une "feuille de route" pour arne-
liorer la cooperation entre les polices afin de mieux pro-
tegee les frcnrieres exrerieures de l'Europe a 25»
( Le F igar o E conom ie , 13 decembre 2004). Thierry Bre-
ron, P-DG de France Telecom, est nomme rninistre des
Finances: «Cenrr isre converti au li be ra li srn e [ ... J . "i l
esc r endu a 100 % vers l 'e f f icacire , il donne un e feuille
de route a ses troupes avec des objectifs tres precis aatteindre conte que conre", temoigne un consultant"
(b J ou rn al d u d im a nc be , 27 fevrier 2005).
C'esr dans le meme registre belliqueux que l'on peut
ranger la guer r~ d e c iv il i. sa ti om (< < I.:unique objeccif des
"jihadistes", inspires par Ben Laden, est d'allwner l'etin-
celle d'uae guerre de civilisations II, eerie Patrick Saba-
tier en bon disciple de Samuel Huntington, dans
Lib/ration du 30 aout 2004) ; ou bien encore la p rise e n
orage des usagers du RER par le s g re vis te s, le coup de
l 1 u z i n de BoUorc~sur H a vas, le f o r de lance de I 'economie,
la ga rd e rapp roch/ t de te l ou te l oligarque, l 'offimive sur
le front des prix avec o p/r atiom c ou p de poing iL e F igaro
Economie, merne date). Les rninistres montent au ere-
ntau pour defendre leoui au referendum sur la Consti-
rution europeenne, ~.A Berey. on voir deja une "feoetre
de tir" apres Ie referendum si Ie oui l'ernporte »
(LeMonde, 18mai 2005).
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L Q •
Mais Ie versant guerrier de la LQR ne se limite pas a
ces inoffensives images. Des qu'il y a rumeur de guerre
dans Ie monde, on voir s'avancer en phalange les pen-
seurs casques de I'ex-nouvelle philosophie, les strateges -
de la guerre preventive et les clausewitziens des grands
quotidiens. Deja, en 1987, Jean-Paul Escande, Andre
Glucksmann, Bernard Kouchner et Yves Montand
enjoignaient au gouvernement francais de joindre « Le
geste et la parole»
en intervenant militairement auT chad: « Nous ne sommes pas des "boute-feu", nous ne
souhaitons en aucun cas que notre pays declare et fasse
la guerre it la Libye. Mais nous ne pouvons nous saris-
faire de la barriere fictive du 16e parallele, notion strate-
gique qui ne protege pas nos amis de la mitraille. II faut
rester fermes [ ... J. lntellectuels, nous souhaitons que la
France joigne Ie geste it la parole', » Dans ces quelques
lignes, on peut reperer certains traits recurrents du
discours LQR-va-t-en-guerre: la denegation (nous ne
sommes pas des « boute-feu » mais des humanistes),
l'aurolegitirnation (no us sommes des experts, des intel-
lectuels) er la vanite des baroudeurs (superbe it cet
egard, Ia critique par Bernard Kouchner du livre de Ber-nard- Henri Levy, R i jl ex io n s s ur fa guerre: « Cinq grands
articles ecrits, dents serrees, pour Le Monde, dans la
sueur et Ia fatigue, sur des chemins qui brisent Ie dos, lit
ou le reel entre par les pieds, grace it I'effort et au cou-
rage. Je les connais ces routes de I'extreme. Je les ai par-
courues avec une trousse de medecin en pens ant que
l'humanitaire sans la politique est aussi inutile que
I - Le Monde. I"' janvier 1987. Dix-huit an. plus card. on retrouve
nombre des m~mes et de leurs amls (Pascal Bruckner, Andre
Glucksmann, Romain Goupil, Bernard-Henri Levy) slgnant un appel
pour sou lager la famine au Niger: la guerre preventive et I'actlon
humanltalre sont bien les deux faces de la m6me monnaie.
LA p~OP"GANOE DU QUOTIDIEN
I'inverse. On n'ecrit pas la guerre dans son salon »,
L e Mon de , 26 octobre 2001).
Devant la perspective de voir la France compromettre
le declenchement de la guerre en Irak, Andre Glucks-
mann s'inquiete: « Le 30 janvier 2003, it 14 h 30, je sor-
rais du Quai d'Orsay. Abasourdi. Triste. Je devinais que Ia
France, decidee it pousser sa querelle, allait user du maxi-
mum de ressources, influences, amities, pouvoirs, ruses et
ficelles disponibles pour bloquer le "camp" americain et
interdire toute intervention musclee en lrak, pis, toute
menace d'intervention1• »
Une fois la guerre lancee et « gagnee », les intellectuels
en treillis expriment leur satisfaction dans un langage
stereotype: « Karzai [le president de I'MghanistanJ est
un homme des Lumieres, C'est Ie prototype de ces
musulmans eclaires, modernes, dont il faut partout ren-
forcer les positions», explique Bernard-Henri Levy2. Au
lendemain de la prise de Bagdad, Pascal Bruckner,
Andre Glucksmann et Romain Goupil s' exclament :
« QueUe joie de voir le peuple irakien en liesse feter sa
liberation et ses liberateurs » (L e Montie , 15 avril 2003).
Aucune gene pour les pronostics non realises, les com-promissions que le temps s'est charge de rendre indefen-
dables. D'editorial en editorial, on voit Patrick Sabatier,
l'un des journalistes les plus pousse-a-la-guerre d'Irak
« ( Ecraser le nid de viperes », Liberat ion, 5 avril 2003),
retourner doucement sa veste : « La victoire est amere de
constater que tous les risques contre lesquels les Etars-
Unis avaient ete rnis en garde par ceux qui jugeaient
aussi aventureuse que mal fondee leur "guerre preven-
~3
I - Ouest contre Ouest. Paris, Hachette Lltterature, 2004, p. II.
2 - Rc!cldives, Paris, Grasset, 2004, p. 841.
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rive", sont devenus realite . (Liberation, 19 mars 2004).
Sabatier aurait pu preciser qu'il n'avait pas a I 'epoque de
mots assez durs contre« ceux qui jugeaient ... »}, Pour
qualifier Ia situation en lrak et en Afghanistan, I'image
du bourbier revient frequemment dans les medias.
L'envie me vient de dire comme les enfants: «C 'est c'lui
qui l'dit qu'y est. »
UN RENVERSEMENT
DE LA DENEGATION FREUDIENNE?
Dans le langage psychanalytique, Ia denegarion est
l'expression, sur le mode du refus, d'un desir refoule.
J'ignore si les psychanalystes ont un mot pour designer
ce qui en serait comme une sorte de variante inversee,
La LQR fait grand usage de ce tour: pretendre avoir ce
qu'on n'a pas, se feliciter le plus pour ce qu'on sait pos-
seder le moins.
Ainsi, Iorsque Ia precarite est venue s'ajouter au
controle disciplinaire pour effacer ce qui restait d'humaindans Ies entreprises, lorsque la consommation des.
drogues psycho tropes par Ies salaries a commence aexploser, Ies anciens directeurs du personnel se sont vus
transforrnes en directeurs des re ssources bumaines , les
ORB. (La parente est curieuse entre les theories neolibe-
rales du «capital humain » et Ia brochure de Staline long-
temps diffusee par les Editions Sociales, EHomme, c ap ita l
lep lus precieux . )
De merne, quand tout concourt a l'isolement, iln'est
question que de dialogue, d' echange, de communicat ion et
Ie mot e ns emb le - j'y reviendrai - prolifere sur les murs.
Dans l'opacite regnanre - «politique», financiere, poli-
ciere -, on enrend dire depuis longternps que seule la
L'" ,.~O'AG~NDI! DU QUOTIDHiN
r r a ns pa"llce permet le jeu dernocratique, Le jurisce Jean-
Jacques Dupeyroux ironisair deja sur Lanotion il y a p lus
de dix ans, a l'occasion d'une loi sur le patrimoine er les
revenus des parlernentaires (" Bon appetir, messieurs » ,
Le Montie du 28 ocrobre 1992: «Er c'est finalement un
rexte bidon qui n'impose plus aucune r:ransparence de
quoi que ce soit qui a e te adopre en premiere lecture a
I'Assembh!e, a la sauveree er - fait exrraordinaire - a mainlevee »). Desormais, on voir L a "transparence It confiee
aux renseig:nements generaux: «Des man arrivee au
ministere [de l'Inrerieur], j'ai demande a avoir une
phorographje L a plus precise possible de la situation de
['islam en France. Car sans ce travail de transparence,
e'est la peuI qui l'emporre II (Dominique de Vlllepin,
entreden accorde au Parisien, 7 dtkembre 2004).
n entre souvent une parr de comique involontaire dans
ces efforts de promotion a [out prix. A une epoque ou
l'on compte WI nombre inhabiruel d'escrocs er de men-
teurs au plus haur niveau de s grandes societes, des pards
er de l'ErlLt. O U I'on nesait plus si le mot njfoim a trait
aux activitc!seconomiques ou aux scandales financiers, Iesoligarques et leur personnel de haur rang sonr presences
dans les medias comme n o! e li te sl• Dans l'edirorial de
Lib/ration paru le lendemain du referendum consritu-
tionnel, Serge July ecrir que [es partisans du non ont
rejert! « la construction europeenne, I'elargissement, les
l!ius, la reguJarisation du liberalisme, Ie reformisme,
l'internationalisme, rneme la generosite II. Le m~me
jour (30 mai 2005), on pouvait lire dans Le Pa ri si en :
4S
I - " ..It r4i"'lat~ ur que Ie tIIrme d'oUprques lolt rarllment
employ' po", d6111"Br I , . . homololue. fnln\C.ls de t_uO( qui rillnent
lur I . Ruule pO~t-so¥l~tlque po r I'lnellenlon del alfalm lOt de I•
• poUtlque •.
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