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Mika Waltari L'Escholier de Dieu Traduit par Jean-Pierre Carasso et Monique Baile Le jardin des Livres Paris 1

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Mika Waltari

L'Escholierde Dieu

Traduit par Jean-Pierre Carassoet Monique Baile

Le jardin des LivresParis

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« L'Escholier de Dieu »Titre original : Mikaël Karvajalka publié par WSOY, Helsinki

© 2005 The Estate of Mika Waltari© 2005 Le jardin des Livres® pour la traduction française

243 bis, Boulevard Pereire – Paris 75827 Cedex 17 tel : 01 44 09 08 78 Service Presse : Marie Guillard

www.lejardindeslivres.com

ISBN 2-914569-28-9 EAN 8782-914569-286

Toute reproduction, même partielle par quelque procédéque ce soit, est interdite sans autorisation préalable. Une copiepar Xérographie, photographie, support magnétique, électroni-que ou autre constitue une contrefaçon passible des peines pré-vues par la loi du 11 mars 1957 et du 3 juillet 1995, sur la pro-tection des droits d'auteur.

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INDEX DES PERSONNAGESHISTORIQUES

CHARLES QUINT ( 1500-1558 ) Fils de Philippele Beau, archiduc d'Autriche, et de Jeanne la Folle,fille des rois catholiques, Ferdinand et Isabelle.Héritier en 1516 de la couronne d'Espagne, il est éluen 1519 à la tête du Saint Empire romain germaniquecontre François 1e1 le roi de France. La rivalité de cesdeux souverains entraînera une longue série deguerres, interrompue à intervalles plus ou moinslongs, par des périodes de trêves ou de paix. En Alle-magne, Charles Quint eut à lutter contre laRéforme et contre les Turcs du côté de la Hon-grie. Il abdiqua en 1555, laissant la couronne impé-riale à son frère Ferdinand, l'Espagne, les coloniesaméricaines, les Pays-Bas et l'Italie à son fils PhilippeII.

CHRISTIAN II DE SUÈDE ( 1481-1559 ) Sur-nommé le Mauvais, roi de Danemark, de Norvège etde Suède. En 1513, il succède à son père sur les trô-nes de Danemark et de Norvège. Après plusieursannées de guerre, il s'empare de Stockholm et prendla couronne de Suède, mais sa cruauté ( « Bain desang » de Stockholm ) provoqua le soulèvement deGustav Vasa en 1521. Abandonné par l'aristocratiedanoise, il se retira en Allemagne en 1523 et fut prispar son successeur Frédéric Ier en 1531. Il mouruten captivité.

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ÉRASME ( Desiderius Erasmus ). Rotterdam vers1467 - Bâle 1536. Humaniste hollandais. Études aucouvent des Augustins de Steyn où il fut ordonnéprêtre, puis au collège Montaigu à Paris. Précepteuren Angleterre, il se lie d'amitié avec ThomasMore. Entre 1500-1506 : Les Adages et le Manueldu chevalier chrétien. Entre 1506-1509, séjour enItalie où il apprend le grec. Éloge de la folie. AuxPays-Bas, conseiller un temps du futur CharlesQuint. Ecrit Institutio principis christiani, un Novumtestamentum et les Colloques. En 1521, s'établit àBâle. Essai sur le libre arbitre et De sarcienda Eccle-siae concordia. A cherché à concilier l'étude desAnciens et les enseignements de l'Évangile.

FUGGER Famille de banquiers allemands quidébute avec le tisserand jean vers 1368. Les Fug-ger connaissent un essor particulier avec Jacob Ier

Fugger qui étendit son empire commercial surtoute l'Europe occidentale et centrale. Financierdes empereurs Maximilien et Charles Quint; cedernier lui doit, entre autres, son élection et lavictoire de Pavie.

FRANÇOIS Ier ( 1494-1547 ).LUTHER MARTIN ( 1483-1546 ) Réformateur

religieux allemand. Famille de paysans. En 1505maître de philosophie à l'université d'Erfurt.Reçoit la prêtrise en 1507. En 1517 il afficha surles portes du château de Wittenberg ses 95 thè-ses où il dénonçait, entre autres choses, la ventedes indulgences. Cet acte marqua le début dela Réforme. En 1520, il fut excommunié par lepape Léon X dont il brûla la bulle ExsurgeDomine. En 1521, il fut mis au ban de l'Empireet son protecteur Frédéric de Saxe le cacha dixmois au château de la Wartburg où il entreprit latraduction en allemand de la Bible. Contre les

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prophètes célestes marqua sa rupture avec Tho-mas Müntzer et lorsque éclata la révolte des pay-sans en 1524, il prit le parti des princes. En1525, il épousa une ancienne nonne, Elisabethvon Bora. A partir de 1526, il se consacra à l'or-ganisation de l'Église réformée et rédigea leGrand et le Petit Catéchisme.

MÜNTZER THOMAS ( 1490 ? - 1525 ) Réforma-teur religieux allemand. Successivement prédica-teur à Zwi-ckau, Wittenberg et Allstedt avantd'être chassé de chacune de ces villes. En1519, il rencontra Luther, approuva la Réformemais trouva bientôt la doctrine de Luther insuffi-sante. A Mülhausen, en Thuringe, il prit le pou-voir avec ses disciples, établit un gouvernementdémocratique, noua des relations avec les ana-baptistes de Suisse puis parcourut l'Allemagneméridionale en prêchant la révolte. Il fut bientôt à latête d'une armée de plus de 40.000 paysansmais ses bandes furent écrasées par l'armée desprinces à Frankenhausen en 1525. Reconnu etarrêté, il fut torturé et décapité cette même année.

PARACELSE - Philippus Aureolus TheophrastusBombastus von Hohenheim - ( 1493 ?-1541 ) Méde-cin et alchimiste suisse.

STURE Nom d'une famille suédoise qui a joué unrôle capital dans l'histoire de son pays au XVe etau XVIe siècle.

STEN STURE, dit le jeune ( 1493-1520 ) Élurégent en 1512, il déposa l'archevêque d'Uppsala,Gustav Trolle, qui appela les Danois à sonsecours. Il repoussa deux expéditions danoises( victoires de Vaedla en 1517 et de Brannkyrka en1518 ) mais blessé à Asunden en 1520, il ne put arrê-ter la marche victorieuse de Christian II et mourut enregagnant Stockholm.

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VASA Vieille famille suédoise originaire del'Upland où elle possédait le domaine de Vasa.Gustav Vasa roi de Suède ( 1496-1560 ). GustavEriksson combattit les Danois. Livré en otage àChristian II en 1518, il réussit à s'échapper et,après de nombreuses aventures, s'empara de toutle pays et fut élu roi en 1523. A imposé le luthéra-nisme, favorisé le développement économique de laSuède, réprimé durement les révoltes paysannes etfait de son royaume une grande puissance.

ZWINGLI ( 1484-1531 ) Réformateur suisse. Étu-des d'humaniste à Bâle, Berne et Vienne. Prédica-teur à Zurich, il attaqua le pape, les lois de l'Églisecatholique et sa corruption. Il adhéra à la Réformemais ses positions diffèrent de celles de Luther. Chefreligieux soutenu par ses paroissiens et le Conseilde Zurich, il entreprit deux campagnes contre lescantons catholiques. Mortellement blessé à ladeuxième bataille de Cappel, il fut achevé d'uncoup d'épée par un officier ennemi, et son cada-vre fut écartelé et brûlé par les soldats.

LES PAPES par ordre chronologique

JULES II ( 1443-1513 ), pape de 1503 à 1513.Amoureux des arts et guerrier. Allié à Louis XIIcontre Venise en 1508 puis à Venise contre LouisXII dans la Sainte Ligue où il fit en outre entrer lesSuisses, Ferdinand d'Aragon, Henri VIII d'Angle-terre et l'empereur Maximilien. Réunit le concile duLatran en 1512 et jeta l'interdit sur la France gou-vernée par François Ier.

LÉON X ( 1475-1521 ), pape de 1513 à 1521.Jean de Médicis, fils de Laurent le Magnifique. Édu-cation humaniste qui en fit un protecteur des lettreset des arts ( Raphaël, Michel-Ange... ) En politique,tente comme Jules II de libérer l'Italie et le

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domaine pontifical. Au point de vue religieux, met finen 1517 aux conciles du Latran. ExcommunieLuther en 1520 par la bulle Exsurge Domine quecelui-ci brûle à Wittenberg.

ADRIEN VI ( 1459-1523 ), pape de 1522 à 1523.Élu pape en 1522 malgré son origine flamandeet son humble extraction, grâce à l'appui deCharles Quint. Il essaya sans succès de réfor-mer le Saint-Siège, d'arrêter en Allemagne lesprogrès de Luther, de réconcilier Charles Quintet François Ier et de les unir dans une expédi-tion commune contre les Turcs. Il mourut enconsidérant son accession au pouvoir suprêmecomme le plus grand malheur de sa vie.

CLÉMENT VII ( 1478-1534 ), pape de 1523 à1534. Jules de Médicis, fils naturel de Julien deMédicis et neveu de Laurent le Magnifique.Après le sac de Rome ( 1527 ) il dut couronnerCharles Quint empereur. Sous son pontificat, leluthéranisme progressa considérablement et il vitnaître le schisme anglican après son refus d'ap-prouver le divorce d'Henri VIII d'Angleterre.

LES GUERRES D'ITALIEEnsemble des expéditions et conflits dont l'Ita-

lie a été l'enjeu et le plus souvent le théâtre de1494 à 1559, dont la France, d'une part, et l'Em-pire avec l'Espagne d'autre part, ont été lesacteurs principaux.

1494-1521, première période qui comprend lesdifférents essais de conquête par la France duroyaume de Naples et du Milanais. Charles VIII etLouis XII se battent ou s'allient avec le pape JulesII, l'Autriche et Ferdinand d'Aragon.

Victoire française à Marignan ( 1515 ) qui donnele Milanais à François le Ier.

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1521-1529, seconde période qui voit un vérita-ble duel entre François Ier et Charles Quint.

Le Français ne peut s'assurer l'alliance d'HenriVIII à l'entrevue du camp du Drap d'Or ( 1520 )ni retenir le connétable de Bourbon. Défaite dePavie ( 1525 ) où François Ier est fait prisonnier.

Pillage de Rome en 1527 par le connétable deBourbon.

En 1529, la trêve de Cambrai laisse la Bourgogneà François François Ier et l'Italie à l'empereur.

1536-1559, troisième période qui se termine parle traité de Cateau-Cambrésis : la France aban-donnait l'Italie qui passait aux mains des Habs-bourg. Fin de l'indépendance de l'Italie.

LA GUERRE DES PAYSANSRévolte générale des paysans allemands

( 1524-1526 ) en Souabe, en Thuringe, en Alsaceet dans les Alpes autrichiennes. Suscitée par lesconditions misérables de vie dans les campagnes,elle trouva son ciment religieux dans la doctrinerévolutionnaire des anabaptistes. Luther, aprèsavoir encouragé le mouvement, s'en détourna etdemanda sa répression. Cette guerre fit plus de100.000 victimes.

FINLANDEAu XIIIe siècle, la Finlande devint un duché sué-

dois dont l'indépendance et le particularisme sedéveloppèrent. A partir du XIVe siècle, l'assimilationlégale à la Suède était quasi complète. Unenoblesse suédoise formait les cadres du pays tandisque les villes accueillaient nombre d'Allemands. LeXVIe siècle vit l'apparition de la Réforme sous lerègne de Gustav Vasa qui fonda Helsinki ( 1550 ) etconfisqua les biens ecclésiastiques.

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UNION DE KALMARTraité d'union entre le Danemark, la Suède et la

Norvège signé en 1397 sous l'autorité d'Erik XIIIde Poméranie. Chacun des États gardait ses loiset ses institutions propres mais était dominé parun même roi et en cas de guerre étrangère, tousdevaient s'allier contre l'ennemi commun. Cetteunion dura 125 ans. Plusieurs fois rompue, elle futdissoute en 1523 à la suite de la révolution quirenversa Christian II et apporta au trône deSuède Gustav Vasa.

LIVRE I

MIKAEL BAST : KARVAJALKA

J'ai vu le jour dans une belle et vaste contrée, unecontrée lointaine presque ignorée du monde civilisé,à laquelle les géographes ont donné le nom de Fin-lande. Les gens du Sud imaginent que cette terrenordique est une terre déserte et inhospitalière, uni-quement peuplée de sauvages vêtus de peaux debêtes et encore esclaves du paganisme et de lasuperstition. Il ne saurait y avoir idée plus erronée!La Finlande se flatte de posséder deux grandescités: à l'est la ville fortifiée de Viborg, et au sudTurku, ou Åbo, ma ville natale. En ce qui concerne lepaganisme et la superstition, il ne faut point oublierque la Finlande a vécu durant de longs siècles dans

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le sein de l'Église unique et véritable, même si ences jours maudits l'on peut avec raison accuser sonpeuple d'apostasie. Car le pays, converti à la doc-trine de Luther sous la férule impitoyable de son roi,le cupide Gustav, est devenu la brebis égarée dutroupeau de la Chrétienté; il n'y a guère dès lors às'étonner que ses fils soient retombés dans la sau-vagerie, l'ignorance et le péché. Mais ne devrait-onpoint en rejeter la faute sur ses mauvais chefs plutôtque sur les malheureux qu'ils gouvernent?

La Finlande est loin d'être un pays pauvre. Sesforêts regorgent de gibier et la pêche au saumon,que l'on pratique tout au long de ses rivières, rap-porte de bons bénéfices. La bourgeoisie d'Åbo seconsacre activement au commerce maritime et, surla côte de Bothnie, les chantiers navals sont floris-sants. Le bois de construction abonde et Åboexporte, outre le poisson salé, les peaux et les bolshabilement travaillés dans le bois, des lingots defonte en provenance des mines de la région inté-rieure des lacs. Le négoce du poisson séché et desharengs salés en caques constitue une si richesource de revenus que le pays ne pourra longtempsse permettre de s'abuser d'une fausse doctrine quine tient aucun compte des jours maigres, dont l'ob-servance rigoureuse, selon les ordonnances de lasainte Église catholique, est essentielle à la prospé-rité d'un grand nombre de nos pieux citoyens.

Si je me suis montré aussi bavard au sujet de monpays natal, c'est afin que nul n'ignore que je ne suisen rien un barbare.

Lorsque j'étais âgé de six ou sept ans, vers la finde l'été, l'amiral jyllandais Otto Ruud remonta larivière pendant la nuit, à l'insu des sentinelles endor-mies de la forteresse d'Åbo, et déclencha à l'aubeune attaque surprise sur la cité. Cet affreux événe-

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ment eut lieu en l'an de grâce 1509, cinq ans à peineavant la béatification de saint Hemming; j'ai doncprobablement vu le jour en 1502 ou 1503.

Il me souvient encore de mon réveil: j'étais couchéentre des draps de fine toile de lin, sous une couver-ture de fourrure, et un grand chien me léchait levisage; quand j'éloignai de moi son museau, l'animaljoyeux saisit délicatement ma menotte dans sagueule comme pour m'inviter à entrer dans le jeu.Beaucoup plus tard, j'ai souvenir d'une femme mincevêtue de gris qui s'approcha de ma couche en m'ob-servant de ses yeux gris et froids; elle vint ensuitem'apporter une soupe. Comme je croyais avoir fran-chi les portes de la mort, grand fut mon étonnementà constater que cette créature était dépourvue d'ai-les.

– Suis-je en paradis? demandai-je avec timidité.Elle me palpa les mains, la gorge et le front. Sa

paume était rêche comme du bois.– As-tu toujours mal à la tête? s'enquit-elle.Je portai les mains à mon front et m'avisai qu'il

était bandé; puis, lorsque je remuai la tête en signede négation, ce mouvement déclencha dans manuque une douleur aiguë.

– Comment t'appelles-tu? interrogea la femme.– Mikaël! répondis-je sur-le-champ.Je connaissais bien ce nom que l'on m'avait

donné en baptême en l'honneur du saint archange.– Qui est ton père?Je ne pus répondre sur le moment, mais finis par

dire:– Mikaël, le fils du ferblantier. Suis-je au ciel pour

de vrai?– Mange ta soupe! intima-t-elle sèchement avant

d'ajouter: Je vois... tu es l'enfant de Gertrude, la fillede Mikaël...

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Elle s'assit au bord du lit et d'un geste plein dedouceur passa sa main sur ma nuque endolorie.

– Moi, je suis Pirjo Matsdotter de la famille Karva-jalka1. Tu es ici chez moi et je te soigne depuis plu-sieurs jours.

Je me souvins alors des Jyllandais et de tout cequi s'était passé; le nom de la femme me remplit defrayeur au point que je perdis tout appétit pour lasoupe.

– Êtes-vous sorcière? demandai-je.Elle se leva en se signant.– Ainsi voilà ce que l'on raconte derrière mon dos,

n'est-ce pas? dit-elle sur un ton courroucé. Puis, sereprenant, elle ajouta: Mais non, je ne suis pas sor-cière! Je suis une femme qui guérit les malades et siDieu et ses saints ne m'eussent point octroyé ce donde guérir, toi et beaucoup d'autres encore eussiezpéri en ces jours de malheurs!

Bien que gêné par mon ingratitude, je ne pouvaislui en demander pardon parce que je savais qu'elleétait véritablement la fameuse sorcière d'Åbo, cellede la famille des Karvajalka.

– Où sont les Jyllandais?Elle me conta alors qu'ils avaient repris la mer

quelques jours auparavant, emmenant captifs lesprêtres, les bourgmestres, les conseillers et tout ceque la ville comptait de riches citoyens. Åbo n'étaitplus que misère: les Jyllandais, qui au cours des pré-cédents étés avaient acheté les plus beaux naviresde nos bourgeois, venaient à présent de mettre àsac jusques à notre cathédrale, s'emparant de sestrésors les plus précieux. J'étais dans la cabane dePirjo depuis une longue semaine, grièvement blessé

1 Karvajalka signifie littéralement « jambe poilue ». On croyait au Moyen Ageque l'enfant né avec cette marque avait été conçu par un incube ( démonmâle ) et une femme. Ce nom indique en tout cas une filiation diabolique, d'oùla frayeur du jeune Mikaël. (N.d.T.)

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et en proie à une forte fièvre.– Mais comment suis-je arrivé ici? demandai-je

encore.Et, tandis que je la regardais fixement, j'eus sou-

dain l'impression que sa tête devenait celle d'un che-val bonasse; cependant je n'en conçus nulle crainte,car je savais bien que les sorcières peuvent à leurgré changer de forme. Le chien s'approcha enremuant la queue et quand il passa un coup de lan-gue sur ma main, Pirjo reprit son premier aspect. Jen'avais dès lors plus aucun doute au sujet de sa sor-cellerie, mais mon cœur, je ne saurais dire pourquoi,était pénétré de confiance en elle.

– Vous avez une tête de cheval ! dis-je d'unepetite voix.

Ces paroles la touchèrent, car elle avait cettevanité propre à toutes les femmes même lorsque lecharme de leurs jeunes années s'est enfui depuisbien longtemps. Elle poursuivit néanmoins son récit.Elle me raconta comment elle-même avait échappéau massacre en donnant des soins à un capitaine denavire jyllandais qui, dans sa hâte du pillage, avaitsauté le premier sur le rivage et s'était foulé la che-ville. Trois jours après cet événement, l'un des enva-hisseurs m'avait apporté chez elle, lui payant troismonnaies d'argent pour qu'elle s'occupât de guérirmes blessures. Sans doute le désir d'expier ses fau-tes lui inspira-t-il cet acte charitable; nombre d'enva-hisseurs, en effet, éprouvaient quelques remords deconscience après le pillage de la cathédrale. A ladescription qu'elle me fit de cet homme, je reconnusen lui le meurtrier de mes pauvres grands-parents.

Lorsque dame Pirjo eut achevé le récit de monarrivée dans sa demeure, elle dit en guise de conclu-sion

– J'ai ôté le sang de ta chemise et tes braies sont

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pendues dans la buanderie. A présent tu peux t'ha-biller et partir où bon te semble. Pour moi, j'ai tenuma parole et les soins que je t'ai prodigués valentbien davantage que trois malheureux thalers!

Il n'y avait rien à répondre, aussi je m'habillai etsortis de la maison. Dame Pirjo ferma la porte, puiss'en fut visiter les malades et les blessés quin'avaient pas été transportés au monastère ou à lamaison du Saint-Esprit parce qu'ils préféraient, s'ilsdevaient mourir, rendre l'âme sous leur propre toit.Je m'assis au soleil sur une marche de l'entrée, mesjambes encore flageolantes du fait de ma maladie, etrestai là à contempler l'herbe grasse et les plantesétranges que l'été avait fait croître dans le jardin. Lechien vint se coucher près de moi et, parce que je nesavais où aller, je passai mes bras autour de soncou et fondis en larmes amères.

C'est ainsi que dame Pirjo me trouva lorsqu'ellerevint à la nuit tombée. Elle se contenta d'abaissersur moi un regard irrité par-dessus son épaule, avantde pénétrer dans sa demeure. Peu après, elle m'ap-porta un quignon de pain.

– On a déjà jeté dans la fosse commune lesparents de ta défunte mère, en compagnie de tousles malheureux occis par les Jyllandais. La villeentière est sens dessus dessous et nul ne sait paroù commencer pour que la situation se rétablisse;cependant les corneilles croassent sur le toit de tamaison.

Voyant que je ne comprenais goutte à ses propos,elle m'expliqua:

– Tu n'as plus de foyer, mon pauvre petit, et tu nepeux avoir droit à l'héritage puisque ta mère n'avaitpoint de mari. Le monastère a pris possession de lamaison et des terres y attenant, d'après une pro-messe verbale faite par Mikaël Mikaëlsson et son

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épouse pour le salut de leur âme.Il n'y avait là non plus rien à répondre. Plus tard,

dame Pirjo revint encore près de moi et me mit troispièces dans la main.

– Prends ton argent! dit-elle. Qu'il m'en soit tenucompte au jour du Jugement Dernier! C'est par purepitié et non par souci de profit que je t'ai soigné, monpauvre enfant... bien que peut-être eût-il mieux valupour toi être mort! A présent, va-t'en! Pars d'ici!

Je la remerciai de ses bontés, donnai une caressed'adieu au chien, et serrai les trois monnaies dans lepan de ma chemise. Puis, à grand-peine, je pris lechemin de ma maison. Tout en marchant le long dufleuve, je remarquai que l'on avait enfoncé les portesdes riches demeures et dérobé les vitres des fenê-tres de l'hôtel de ville. Personne ne prit garde à moi,les femmes des bourgeois étant bien trop affairées àrécupérer leurs bêtes affolées que l'on venait deramener de leurs cachettes au fond des bois; quantaux gens du voisinage, ils se trouvaient occupés àfureter dans les maisons désertes pour sauver toutce qui pouvait encore servir avant que cela ne seperde ou ne tombe aux mains des voleurs.

Il n'y avait plus rien dans notre cabane lorsqueenfin j'en poussai la porte: envolés rouet, seau, cas-seroles et cuillères en bois! Plus le moindre petitmorceau de chiffon dans lequel m'envelopper! Seu-les, quelques flaques de sang coagulé que le soldurci n'avait pu absorber! Je m'assis sur le banc depierre et sombrai dans un profond sommeil.

J'en fus tiré tôt le matin par l'arrivée d'un moinetout de noir vêtu qui cependant ne m'inspira nullecrainte, tant son visage rond débordait de sympathie.Il me souhaita la paix du Seigneur, puis medemanda si cette maison m'appartenait. Sur maréponse affirmative, il dit :

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– Réjouis-toi donc, parce que le monastère SaintOlaf vient d'adopter cette résidence, te libérant ainside tous les soucis qu'entraîne la possession debiens matériels. Grâces en soient rendues à Dieu quit'a permis de vivre le temps nécessaire pour voir cetheureux jour! Et sache en outre que je suis envoyéici afin de débarrasser cette demeure de tous lesmauvais esprits qui hantent les lieux témoins demorts violentes.

A ces mots, il se mit en devoir d'arroser le sol, lefoyer, les gonds des portes et les volets avec del'eau bénite et du sel qu'il avait apportés dans desvases, tout en se signant et en récitant en latin depuissantes conjurations. Ensuite, il vint s'asseoir àmes côtés sur le banc où j'avais passé la nuit, et sor-tit de sa besace du pain, du fromage et de la viandeséchée qu'il m'invita à partager avec lui, affirmantqu'une petite collation était toujours bienvenue aprèssi redoutable oraison.

Ce frugal repas terminé, je lui fis part de mon vifdésir de faire célébrer une messe à l'intention desâmes de Mikaël Mikaëlsson et de son épouse, afinde leur épargner les tourments du purgatoire qui,bien le savais-je, étaient pires que tous ceux que l'onpouvait endurer ici-bas.

– As-tu quelque argent? interrogea le bon moine.Je dénouai le pan de ma chemise et lui montrai

mes trois monnaies d'argent. Son sourire devintencore plus doux.

– Appelle-moi Pierre, dit-il en me caressant la tête.Pierre est mon nom bien que je ne sois point unepierre! N'as-tu rien de plus?

Je fis non de la tête et vis la tristesse envahir sonvisage car, m'expliqua-t-il, une si petite somme nesuffit point à payer une messe.

– Mais, ajouta-t-il, si nous pouvions persuader

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saint Henrick – qui lui-même a péri de mort violentepar la main d'un meurtrier – si nous pouvions le per-suader d'intercéder pour les âmes de ces bonnesgens, nul doute que le pouvoir de cette sainte inter-cession ne soit bien supérieur à la meilleure desmesses!

Je lui demandai alors comment déposer marequête auprès du saint, mais il hocha du chef.

– Ton humble petite prière suffirait largement pourlui mais... je crains fort qu'elle ne soit emportéecomme fétu de paille dans le torrent de prières quidéferlent en ces jours autour de son trône. Néan-moins, si un homme de prières, un homme véritable-ment puissant, de ceux qui ont consacré leur vieentière à la pauvreté, la chasteté et l'humilité, prenaitl'affaire en main, si, une semaine durant, il priait àchaque heure canonique pour tes défunts grands-parents, saint Henrick prêterait certainement l'oreilleà sa requête.

– Mais où pourrais-je trouver un homme de prièresaussi puissant?

– Il est ici, devant toi! répondit le père Pierre surun ton de simple dignité.

Et, tout en disant ces mots, il s'empara des piècesque je tenais dans ma main et les fit prestement glis-ser dans son gousset.

– Je commencerai les prières dès aujourd'hui à lasixième et à la neuvième heure, et je continuerai auxvêpres et aux complies. Hélas! Je suis loin de jouird'une santé assez solide pour veiller comme lesautres moines, aussi notre bon prieur me dispense-t-il des offices nocturnes! Mais tes parents bien-aimésn'en souffriront point: j'augmenterai d'autant le nom-bre de prières au cours des autres heures.

J'étais loin de saisir tous ses arguments mais il

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parlait d'une manière si convaincante que, pas uninstant, je ne doutai d'avoir mis mon affaire entre lesmeilleures mains du monde. Et c'est pourquoi je leremerciai en toute humilité. Il retint la porte lorsquenous quittâmes la maison, fit encore maints signesde croix et me donna sa bénédiction. Puis nous nousséparâmes et moi, je m'en retournai vers la cabanede dame Pirjo parce que je ne connaissais pointd'autre endroit.

J'avais très peur qu'elle ne se mît en colère en mevoyant, car je m'étais aperçu que c'était une femmepleine de sévérité. Je me cachai donc et entrai dansl'étable lorsque la pluie se mit à tomber; les mursétaient couverts de mousse et de touffes d'herbe,des fleurs avaient poussé sur le toit et l'unique occu-pant de ces lieux était un énorme cochon. Je regar-dai ses épaules grasses et me pris à envier cet ani-mal qui, lui, avait un toit sur la tête et le boire et lemanger assurés. Je m'endormis sur la paille et, lors-qu'en ouvrant l'œil, je sentis le cochon à côté de moi,je ne fis pas un geste et restai ainsi, blotti contre lui,me réchauffant à sa chaleur.

Quand dame Pirjo vint porter un seau de restes àl'animal, elle se montra très courroucée de me trou-ver

– Ne t'avais-je point dit de t'en aller?Le cochon me donna un petit coup de groin amical

avant de se lever pour manger. Son auge était pleinede cosses de petits pois, de navets coupés en mor-ceaux, de lait et d'avoine. Je demandai timidement lapermission de partager son repas avec l'animal s'ilvoulait bien me le permettre. Ce ne fut point la faimqui me poussa à faire cette demande – j'étais troptriste pour souffrir de la faim! – mais la soupe ducochon me paraissait mille fois plus appétissanteque tout ce que j'avais mangé chez nous depuis de

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longs mois.– Misérable sans vergogne! Insinuerais-tu par

hasard que j'ai des leçons de charité à recevoir demon cochon, sous prétexte qu'il te réchauffe dans sabauge et partage sa pâtée avec toi? Ne t'ai-je pointdonné trois pièces d'argent? Même un homme trou-verait à se loger et se nourrir pendant un mois aumoins avec une somme pareille! Tu pourrais aussi tefaire héberger une année entière par un bourgeoisou un compagnon qui te prendrait comme apprenti situ l'en priais poliment! Pourquoi n'utilises-tu pas tafortune?

Je lui répondis qu'ainsi avais-je fait puisque jel'avais donnée au père Pierre afin qu'il priât pourdélivrer les âmes de mes grands-parents des tour-ments du purgatoire. Dame Pirjo s'assit alors sur leseuil de la porcherie, tenant la gamelle d'une main etappuyant sur l'autre son grand menton; elle resta unlong moment les yeux fixés sur moi.

– As-tu perdu la tête?Je répondis que je ne le savais mie, personne ne

me l'avait dit jusques ici, mais que depuis que j'avaisreçu ma blessure, la vie en effet me semblait tout àfait bizarre et déconcertante.

Dame Pirjo hocha la tête.– Je pourrais te conduire à la maison du Saint

Esprit où l'on t'admettrait peut-être avec les autresinfirmes, les aveugles ou les convulsionnaires... Jesuis bien sûre qu'à t'écouter parler, ils jugeraient quetu as l'esprit dérangé... Mais si tu pouvais tenir talangue et te montrer intelligent, peut-être alors pour-rais-je toucher un mot à ton sujet aux compagnonsde la guilde de Mikaël le ferblantier, et peut-être arri-verais-je à les convaincre d'assurer ton entretien jus-ques à ce que tu sois assez grand pour subvenir toi-même à tes besoins.

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Je la priai de me pardonner ma maladresse,jamais je n'avais eu l'occasion de m'exprimer avecqui que ce soit. Lorsque Mikaël le ferblantier parlait,il fallait que j'écoute en silence, et quand ma grand-mère ouvrait la bouche c'était toujours pour évoquerles terreurs de l'enfer et les tourments du purgatoire,sujets sur lesquels mes connaissances étaient sirudimentaires que j'étais bien incapable de lui don-ner la réplique.

– Mais je connais beaucoup de mots en langueallemande ou en suédois, et même en latin!

Et, comme je désirais du plus profond de moncœur montrer mon savoir à dame Pirjo, qui était lapremière personne à s'adresser à moi avec gen-tillesse, je me mis à débiter tous les mots étrangersque j'avais retenus pour une raison ou pour uneautre: des mots glanés dans les boutiques, à l'église,au cours de réunions de compagnons ou encore surle port, comme par exemple: salve, pater, benedic-tus, male spiritus, pax vobiscum, haltsmaul, arsch,donnerwetter, sangdieu et heliga kristus. Quand, àbout de souffle, je repris haleine, dame Pirjo se bou-chait les oreilles avec les mains. Mais je ne medécourageai point pour autant et poursuivis mon dis-cours en lui affirmant que je connaissais égalementles lettres et pouvais écrire mon nom. Comme ellene voulait pas me croire, je pris un bout de bois ettraçai de mon mieux sur le sol MIKAËL. Alors damePirjo qui, elle, ne savait pas lire, me demanda quim'avait enseigné.

– Personne! répondis-je, et j'ajoutai que j'étais sûrde pouvoir apprendre très vite pour peu que quel-qu'un me montrât comment faire.

La nuit était venue tandis que nous causions etl'ombre se faisait plus épaisse. Dame Pirjo me con-duisit à l'intérieur de sa demeure, alluma une chan-

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delle, puis se pencha sur moi et pressa la blessurede ma tête entre ses doigts rêches. Elle m'expliquaqu'elle m'avait cousu le cuir chevelu avec du fil etune aiguille mais que la plaie s'était infectée. Elleallait donc la nettoyer, avant de la bander, aprèsl'avoir recouverte de toiles d'araignées et de moisis-sures. Enfin elle me donna à souper et me permit departager sa couche.

C'est ainsi que ma vie commença chez damePirjo. Je me rendais utile en ramassant pour elle desfientes de coqs noirs, ou des crins de queue de che-val ou encore de la laine d'encolure de bélier que jecherchais dans les troupeaux des bourgeois; je repé-rais les endroits où poussaient des herbes médicina-les et l'aidais à les cueillir au temps de la nouvellelune. Mais, ce qui compte pour moi par-dessus tout,c'est qu'elle demanda au père Pierre de m'apprendreà lire et à écrire, et qu'il m'enseigna également l'artde résoudre maintes questions de calcul domestiqueà l'aide d'un rosaire.

On eût dit que ma blessure à la tête avait complè-tement transformé ma vie et mon caractère. Et cettetransformation subsista, même après ma guérison,quand les cheveux eurent caché la cicatrice; je neperdis rien de ma vivacité, de ma curiosité ni de marapidité à apprendre, laissant dans l'oubli l'enfanttimoré qui, autrefois, n'osait ouvrir la bouche en pré-sence d'un inconnu. Il faut dire que dame Pirjo neporta jamais la main sur moi et ne chercha à aucunmoment de me faire peur; elle me traitait fort bien,au contraire, et montrait un grand respect devantmes connaissances. L'étude, qui pour nombre d'en-fants n'est qu'une corvée grosse de coups de fouetet de grincements de dents, était pour moi un jeu quine m'apportait que de la joie. Plus j'apprenais, plusj'avais soif d'apprendre! Je ne saurais dire cepen-

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dant ce qui me fut le plus profitable, des histoiresédifiantes du père Pierre ou de l'enseignement dedame Pirjo, lorsque, par les claires nuits d'hiver, elleme parlait des étoiles, ou quand, serrant ma maindans la sienne, elle m'emmenait par une fraîche soi-rée d'été promener dans les bois ou le long des ruis-seaux, et m'expliquait quelles herbes convenaient lemieux pour guérir telle ou telle maladie. Dame Pirjoétait en effet une guérisseuse réputée et elle vivaiten bonne intelligence avec le clergé et les frères dumonastère.

Dans le commencement, le père Pierre avait prismon éducation à la légère, mais, lorsqu'il s'avisa desgrands progrès que j'avais faits au cours d'un seulhiver, bien qu'il ne vînt à la cabane de dame Pirjoqu'une ou deux fois par semaine entre ses heuresde prière et qu'il y passât presque tout son temps àboire et à manger, il se mit en devoir de parlersérieusement avec ma protectrice. Car mieux valaità son avis me faire entrer au monastère ou à l'écolede la cathédrale dans la classe du père Martinus,afin que je puisse étudier grammaire, rhétorique etdialectique selon les règles.

– Au nom de la Vierge et de tous ses saints! s'ex-clama-t-il en essuyant d'un revers de sa manchenoire sa bouche dégoulinante de graisse. Si j'avaisun fils comme Mikaël – ce qu'à Dieu ne plaise! – jel'enverrais sans plus tarder sur les bancs de l'école,car je suis convaincu que cet enfant fera plus tardl'orgueil de l'Église. Il peut devenir chanoine oumême évêque! Songez qu'il connaît déjà par cœurson Pater Noster et son Ave et qu'il sait compter enlatin jusqu'au chiffre vingt! Je n'en sais guère moi-même davantage!

A ces mots, il avala une gorgée de vin dont il louales qualités rafraîchissantes et revigorantes.

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– Mais père Pierre, rétorqua dame Pirjo, vousoubliez que Mikaël est un pauvre orphelin de basseextraction! L'Église ne prend guère à son service desenfants de prostituées! Quelle joie pourrait donc luiapporter tout son savoir si entrer dans les ordres luidemeure interdit?

– A votre place, j'utiliserais de préférence le motplus savant et plus convenable de «bâtard», observale père. C'est un mot qui évoque aussitôt à l'espritune origine élevée, et ceux qui l'entendront essaie-ront de rappeler à leur mémoire les noms de tous lesnobles peigneurs qui ont fait un séjour à Åbo aucours de ces dernières années. Il est évident que sivous dites au père Martinus que le garçon n'estqu'un vulgaire enfant du hasard, il sera sur-le-champconvaincu que le père de Mikaël était marin ouhomme d'armes ou peut-être encore conducteur debœufs, et il vous rira au nez de votre demande!

– Voulez-vous dire qu'il faudrait que je mente ausujet de sa naissance?

– Trêve de sottises! coupa-t-il avec dédain. Proprimo, les traits finement dessinés de l'enfant, sachevelure soyeuse, la petitesse de ses mains et deses pieds, pour ne point mentionner son intelligenceni ses connaissances ni sa bonne conduite, sontautant de preuves de son haut lignage. Pro secundo,ce mot, à quelque classe que l'on appartienne dansla société, fait référence à la même chose: le fruitd'un acte coupable, fructus inhonestis et turpis, sanspréjudice de ceux qui l'ont commis.

Je portai la main à ma tête pour toucher mes che-veux, qui étaient particulièrement raides; mes mainsn'étaient point douces, pas même propres et, toutconfus, je me frottai la jambe du bout de mon piedsale.

– Croyez-moi, poursuivit le père d'un ton persua-

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sif, tout en levant sa chope, croyez-moi, noble etpieuse dame Pirjo, allez voir le magister Martinus etparlez avec lui! Si par la même occasion vous pou-viez lui apporter une belle pièce d'étoffe, assez lon-gue pour tailler une tunique par exemple, et si vousen enveloppiez un bon jambon bien gras tout en fai-sant discrètement tinter quelques monnaies d'argent,il prêterait, j'en suis sûr, une oreille attentive à votrerequête, aussi incongrue qu'elle puisse vous paraî-tre; il faudrait alors que vous murmuriez délicate-ment: «L'enfant est un bâtard...» et vous verriez aus-sitôt sa curiosité s'éveiller. Puis montrez-vousinébranlable, dites que vous avez fait le terrible ser-ment de ne jamais prononcer un seul mot sur cetteaffaire, et magister Martinus donnera plus d'attentionau cas de Mikaël qu'à celui des autres élèves – tan-dis que le jambon et les thalers parleront en safaveur.

Le discours du père Pierre plongea dame Pirjodans un abîme de réflexions, et j'avoue qu'il trouvamême un écho douloureux dans mon propre esprit.Ce soir-là, mon hôtesse demeura plus longtempsqu'à l'accoutumée le menton appuyé sur sa rudepaume et les yeux fixés sur moi, se parlant à elle-même. Je crois que le père Pierre avait réussi à laconvaincre que j'étais un bâtard véritable.

Du fait que j'en étais le benjamin, ma vie à l'écolede la cathédrale était plus dure que ce qu'elle eût puêtre. Mes condisciples, en effet, pour la plupart desjeunes gens à la barbe naissante, avaient une con-duite honteuse qui révélait plus grand amour desvanités et abominations de ce monde que des décli-naisons latines. Le magister Martinus et ses assis-tants disposaient pour tout matériel d'enseignementd'une verge de bouleau ramollie dans de la sau-

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mure, et il m'arriva maintes fois de penser qu'ils fai-saient erreur quant à la partie du corps la plus apte àapprendre. Je dois reconnaître cependant que lesrègles de grammaire que l'on nous a imprimées surle postérieur restent plus profondément gravéesdans nos mémoires! Plus nous étudiions, plus nouséprouvions d'attachement à l'égard de cette lugubreécole dont les murs épais ensevelissaient notre jeu-nesse. Nous nous promettions avec solennité lesuns aux autres de ne rien épargner à nos succes-seurs quand viendrait notre tour, et lorsqu'en cons-truisant nos propres phrases latines nous sentionsles règles grammaticales, ces règles que nousavions rabâchées, se presser telles des esclaves auservice de notre pensée, en vérité nos cœurs segonflaient de bonheur.

La réunion ecclésiastique la plus importante àlaquelle il me fut donné d'assister ces années-là, futla solennelle exhumation des os de saint Hemming.J'étais alors à l'école depuis quatre ans et allaisbientôt commencer les cours de dialectique en com-pagnie de quelques camarades, dont plusieursauraient eu une belle barbe si les élèves n'eussentété tenus de se raser.

Je dois avouer ne m'être guère senti particulière-ment solennel lorsque, après avoir soulevé les dallesde la cathédrale au moyen de barres de fer, nousnous mîmes en devoir d'extraire les os sacrés, carune horrible puanteur due à la corruption envahitl'église malgré les épais nuages d'encens et d'olibanrépandus autour de nous. Je m'étais récemment dis-tingué en célébrant en vers le séjour terrestre et lesmiracles de l'évêque Hemming, et c'est ce quim'avait valu l'insigne honneur de déterrer ses restes.Nous en trouvâmes en grand nombre et, tout en leslavant et en les débarrassant de leurs impuretés,

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nous eûmes soudain l'impression, au milieu des can-tiques que les prêtres chantaient, d'être emplis d'uneforce merveilleuse et réconfortante, un peu commesi nous eussions bu du vin ou reçu le Saint-Esprit.Nous avions les joues incendiées, les yeux brillantset, tout à coup, parvint jusques à nous la fragranced'un céleste baume; cette impression se fit particuliè-rement intense lorsque nous prîmes entre nos mainsle crâne brun où quelques dents cassées tenaientencore accrochées à la mâchoire. Nous passions lesos un à un à l'évêque Arvid et aux dignitaires de sasuite qui, après les avoir oints d'huile sainte, lesdéposaient dans un sarcophage neuf. D'un gestebrusque et sans réplique, le révérend nous fit com-prendre qu'il y avait suffisamment d'ossements, etj'espère que l'on ne considérera point comme unpéché le fait que je me sois alors emparé d'une ver-tèbre et d'une dent en supplément que je glissaidans ma poche.

Peu avant le jour de la cérémonie, nous avionsété chargés en vue de la fête d'attraper des colom-bes et des pinsons vivants. Si nous avions été pré-venus l'hiver précédent, nous aurions pu préparerdes pièges pour des jaseurs ou des bouvreuils quiauraient été, à mon avis, plus décoratifs. Hélas! cesoiseaux ne se chassent point en été.

Dans la cathédrale, on avait disposé des guirlan-des, des couronnes, des écus, et des scènes de lavie du saint homme dessinées sur des banderoleséclairées par-derrière. L'intérieur de la nef était illu-miné par des milliers de cierges et par plus d'unecentaine de lampes. Tout d'abord on souleva les dal-les, puis on déposa dans un reliquaire doré les ossacrés enveloppés dans des étoffes précieuses.Tandis qu'une procession solennelle transportait lesreliques tout autour de la nef, devant les fidèles à

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genoux, les enfants dont je faisais partie jetaient despoignées d'étoupe enflammée remplies de poudre àtravers un trou de la voûte. Les fidèles, croyant à unincendie, poussèrent à ce moment sacré des cris deterreur; je me suis d'ailleurs souvent demandé,depuis, comment le feu n'avait point pris à l'édificetout entier quand ses combles en étaient si sales etses poutres si sèches et que les corneilles ne ces-saient de voleter en croassant au-dessus de nostêtes.

Ensuite, nous lâchâmes un à un les pinsons et lescolombes, qui tournoyèrent en volant sous le toit,tandis que nous jetions des fleurs et du pain consa-cré sur les ouailles afin de les inciter à se montrergénéreuses. Du reste, les offrandes recueillies rem-boursèrent largement la cathédrale des frais enga-gés à l'occasion de cette fête, si bien que l'on putdire que saint Hemming avait payé son passageavec libéralité. A vrai dire, tout le monde se retirasatisfait et dame Pirjo elle-même reconnut de bonnegrâce avoir reçu, en échange de son argent, soncontent de beauté et d'édification spirituelle. On vitun vieil infirme jeter ses béquilles après avoir baiséle reliquaire et, les jambes guéries, partir en courant;une pensionnaire de la maison du Saint-Esprit,muette depuis de longues années, recouvra laparole; toutefois, comme elle se révéla par la suitesingulièrement bavarde, certains considérèrent cetévénement plutôt comme une disgrâce que commeune bénédiction.

J'ai fait ce récit afin que l'on sache que mesannées d'école ne furent point seulement lourdesd'angoisse et de terreurs, mais qu'elles me donnè-rent également l'occasion de vivre certaines expé-riences spirituelles de la plus haute élévation.

Du fait de mon jeune âge et grâce à la bonté de

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dame Pirjo, je n'avais point à gaspiller mes jours devacances comme les autres écoliers, obligés devagabonder de paroisse en paroisse afin de mendierleur pain et l'argent nécessaire à leurs études. Maprotectrice m'assurait le gîte et le couvert, le feu et lalumière, et alla même jusqu'à m'acheter un livre, sibien que je fus le premier étudiant de dialectique àen posséder. Elle me donna la permission d'écriresur la page de garde: MIKAËL BAST: KARVA-JALKA, et la date A. D. MDXV. J'ajoutai en dessousune énergique malédiction en latin à l'intention decelui qui volerait mon livre ou le vendrait à mon insu.Dame Pirjo l'avait obtenu bon marché, et les nomsinscrits sur la couverture ainsi que l'usure des pagesprouvaient nettement qu'il était passé en de nom-breuses mains; cependant, ce volume constituadurant des années mon trésor le plus précieux! Ilavait pour titre Ars Moriendi, ce qui signifie l' «Art deMourir»; tout le monde, dès lors, comprendra lanature de cet ouvrage encore lu de nos jours et quisans doute ne cessera de l'être, car il constitue unguide précieux pour franchir les portes de la mort etpour la vie future.

Je n'arrivai pas à saisir la raison qui poussaitdame Pirjo à me témoigner une si grande bien-veillance et à se lancer dans des frais pareils en monhonneur – bien qu'à vrai dire cette question ne vîntjamais troubler mon esprit et que j'acceptasse tout,aussi naturellement qu'elle-même me le donnait.Peut-être se comportait-elle ainsi à mon égard parceque, vivant en marge de la société en raison de safamille et de son activité secrète, elle avait fini par selasser de la seule compagnie de son chien et de sonporc.

Tout au long des vacances, elle m'emmenait avecelle et m'enseignait maintes choses utiles; de mon

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côté, il m'arrivait de lui lire certains passages de monlivre en les lui expliquant: elle disait alors que lesidées contenues dans cet ouvrage, bien que parfai-tement évidentes à toute personne douée de bonsens, paraissaient bien plus saisissantes expriméesen latin.

Au printemps, à l'époque où l'on mène les trou-peaux au pâturage, les personnes prudentes accou-raient toutes chez dame Pirjo, après que le pèrePierre, pour sa part, avait fait ce qui était en son pou-voir pour assurer aux bêtes une bonne santé. Nuln'ignorait, en effet, que si ma mère adoptive man-quait à jeter son bon œil sur les animaux, les vachesmaigriraient, les veaux viendraient mort-nés, lesagneaux se rompraient les pattes et les chevauxiraient s'égarer dans les marais: bien assez detémoins dignes de foi pouvaient le confirmer! Etdonc dame Pirjo recevait une sorte de taxe pour lebien-être des troupeaux appartenant aux famillesaisées.

Parmi les visiteurs qui avaient accoutumé de venirà la maison, mon attention fut très vite attirée parmaître Laurentius auquel, par les glaciales soiréesd'hiver, elle offrait du vin chaud épicé. Il portait par-fois des provisions dans un sac de cuir tout taché,mais je ne parvins jamais à voir ce qu'il y avait d'au-tre à l'intérieur. Sa veste de cuir était pleine d'écla-boussures et il arborait un air mélancolique qui ne lequittait jamais. Dame Pirjo l'appelait «maître» et jene me préoccupais guère de savoir en quel art, jus-ques au jour où je le vis à l'œuvre pour la premièrefois. Il ne se présentait jamais avant le crépuscule,se retirait à la nuit déjà noire et je ne le rencontraipas une seule fois en ville bien qu'il fût sans doute, àen juger par la cordiale estime que dame Pirjo luimanifestait, un des citoyens les plus distingués

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d'Åbo.Leur amitié était si vive que j'en vins à considérer

maître Laurentius comme un soupirant fidèle n'ayantpoint encore perdu espoir, malgré les déclarationsmaintes fois réitérées par dame Pirjo de rester céli-bataire jusques à la fin de ses jours, et je voyaisdans le fait qu'elle lui servît le vin en une coupe d'ar-gent, un signe des plus sûrs. Personnellement, jen'avais rien contre lui car il se montrait toujours fortamical et je le jugeais un homme solide, plein desérieux, aimant à deviser au sujet de la mort et àécouter les conseils que mon livre donnait pour sepréparer à abandonner le monde d'ici-bas.

Un matin de printemps, au temps où les bouleauxbourgeonnent et la campagne reverdit, le magisterMartinus nous donna congé afin de nous permettred'assister à la pendaison de deux pirates récemmentcapturés; sans doute jugeait-il ce spectacle édifianthautement profitable pour de jeunes cervelles. Lanuit, maître Laurentius vint chez nous et, comme decoutume, dame Pirjo lui offrit le vin dans sa couped'argent. J'avais déjà eu l'occasion de le salueraprès l'exécution – sous les yeux ahuris de mescompagnons – et en me revoyant à présent, il sefrottait les mains d'un air embarrassé tout en évitantmon regard.

Timidement, je lui dis que jamais je n'aurais ima-giné que la vie puisse quitter le corps d'un hommeavec autant de rapidité et de facilité. Il crut que je luifaisais compliment de sa compétence, et me répon-dit:

– Tu es un brave garçon, Mikaël! Tu ne ressem-bles guère aux jeunes de ton âge qui, dès qu'ils mevoient, s'enfuient à toutes jambes pour se cacher etme jeter des pierres! D'ailleurs, à cet égard, leursparents ne valent guère mieux! Quand je rentre dans

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la taverne, l'atmosphère change aussitôt et je doism'asseoir tout seul à une table. La vie d'un bourreauest une vie solitaire et, de coutume, cet office setransmet de père en fils comme dans ma famille.Dis-moi franchement, Mikaël, as-tu peur de me tou-cher?

Et il me tendit la main. Je la pris sans crainte et lagardai serrée quelques instants en le regardant dansles yeux.

– Tu es un brave garçon, Mikaël! répéta-t-il avecun profond soupir. Si tu ne réussissais aussi brillam-ment à l'école, je te prendrais bien comme apprenticar je n'ai pas de fils. Le bourreau exerce le métier leplus important du monde. Devant lui, princes et roisdoivent plier le genou. Sans lui, les juges sontimpuissants et leurs sentences demeurent lettremorte. Aussi gagne-t-il bien sa vie, et comme l'hu-maine nature est incorrigible et le crime éternel, unexécuteur de justice, même en temps de paix, a l'as-surance de vivre correctement. Et au cours d'épo-ques troublées, on a vu nombre de bourreaux fairefortune: l'art de la politique est pour nous une vérita-ble bénédiction!

Il but une gorgée de vin puis garda le silence,comme honteux d'avoir été si bavard, mais je le priaide me parler encore et, après avoir demandé la per-mission à dame Pirjo, il reprit:

– Un bourreau chevronné doit savoir, avant tout,gagner la confiance de ses clients. Son travail, dèsqu'il s'agit de ces derniers, est tout à fait comparableà celui du prêtre ou du médecin. Tu as pu voiraujourd'hui avec quelle fermeté mes deux amis ontde leur plein gré monté les marches. Quand on doittraîner un client par force, ou qu'il crie et hurledevant la foule pour obtenir miséricorde ou clamerson innocence, la faute en incombe à l'exécuteur. Le

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grand art consiste à amener son client à affronter lamort en sage, rempli d'humilité chrétienne et con-vaincu que la vie n'est que vanité et qu'une mortrapide et indolore est le plus beau cadeau que lemonde puisse lui offrir.

Un silence s'installa entre nous avant que je neme risque à exprimer les sombres pensées quis'étaient agitées dans ma tête tandis que je contem-plais les pieds des deux malheureux suppliciés dan-sant leur ultime danse sur la potence.

– Maître Laurentius, j'ai vu un homme mourir devos mains expertes d'une manière si rapide et sicalme que je commence à me demander si, en finde compte, il existe quelque chose au-delà de lamort.

Il se signa avec dévotion avant de me répondre:– Ce sont là paroles impies que je ne veux point

entendre! Qui suis-je donc, pauvre de moi, pourchercher des preuves de ce qui ne peut être prouvé?

Mais sa voix manquait de conviction et quand jel'eus à nouveau supplié de me donner une réponse,il dit:

– Tu as deviné juste, Mikaël! Moi qui suis un servi-teur de la mort, j'ai agité bien souvent ces questionsdans ma tête et j'en suis arrivé à tel point que je neparle plus à mes clients ni de félicité ni de vie éter-nelle! Je laisse tout ce fatras aux prêtres! Lorsqu'unhomme terrorisé à l'idée de la damnation me supplie,l'âme en peine, de lui dire ce que je sais de la mort,je l'invite à s'imaginer qu'après une nuit glacée d'hi-ver, une nuit où il aurait marché et marché dans lesténèbres, il arrive dans une maison chauffée et vaenfin pouvoir se reposer sur une couche mœlleuse; ilva pouvoir dormir d'un profond sommeil sans crain-dre qu'un coup frappé à la porte ne vienne leréveiller, ni que nul ne le mande à nouveau dans les

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froides ténèbres de la nuit. Telle est ma réponse! Etsi c'est là un grand péché, qu'il me soit pardonné enrécompense de la paix qu'il a apportée à tant d'hom-mes dont la foi était vacillante!

Je savais maître Laurentius dans l'erreur et n'igno-rais point qu'il exprimait là, quoique de manière ingé-nue, une véritable hérésie, mais en dépit de tout, sachimère m'apporta une particulière consolation; sou-vent ma mère se présentait à moi, et en mon cœur jesouffrais pour elle... Alors mon âme puisa un grandréconfort à l'idée qu'en se jetant à l'eau, en se tuant,elle s'était libérée à jamais de la honte de sa viehumiliée, pour tomber dans un sommeil sans fin d'oùnul ne pourrait la réveiller.

De pareilles. réflexions marquaient bien la fin demon innocence d'enfant, et annonçaient que ledémon travaillait déjà à préparer les pièges qui memèneraient à ma perte. Ma voix elle-même, qui avaitcommencé à muer, m'écartait à présent de ma placedans le chœur, et les changements qui s'opéraienten mon corps faisaient l'unique objet de mes préoc-cupations.

Une nuit de samedi, dame Pirjo m'examina avecattention après m'avoir lavé dans la maison desbains, et, de retour à la maison, s'adressa à moiavec gravité.

– Mikaël, me dit-elle, il vaut mieux désormais quetu te laves les cheveux et le dos, toi-même, et il n'estplus convenable que tu partages ma couche, carcela pourrait t'induire en tentation. Tu vas donc avoirun lit pour toi seul et en outre, il te faudra dorénavantporter des vêtements d'homme, d'homme que tu netarderas pas à devenir.

Ces mots emplirent mon âme de tristesse, mais jesavais qu'elle avait raison, comme je savais aussipourquoi, durant les nuits de printemps, elle soupirait

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parfois si profondément en dormant.Il m'était déjà arrivé de réfléchir sur les relations

entre homme et femme et je ne conservais plusaucun doute à ce sujet; à l'école, mes grossierscompagnons n'avaient point l'habitude de mâcherleurs mots et le rouge de la honte me montait aufront à les écouter vanter leurs exploits. Si je m'étaisfait une haute idée de l'amour, je ne ressentis plus lemoindre désir de le chercher quand je découvris àquel point de bestialité et de bassesse son côté phy-sique se trouve réduit.

Et cependant mon esprit était plein de penséestroublantes! Quand les nuits devenaient plus courteset plus claires et que je cherchais en vain le sommeilsur ma couche, j'allais me promener aux alentoursde la cité, respirant le parfum des groseilliers, l'oreilleattentive au hululement du hibou et aux cris descanards dans les roseaux. Je désirais ardemment unami véritable mais ne trouvais personne, parmi mescondisciples, à qui confier mes pensées intimes.C'est la raison pour laquelle le père Pierre devintmon confident; la confession dès lors prit une grandeplace dans ma vie, même si mes questions angois-sées ne recevaient pas toujours une réponse.

Certes, le père Pierre n'était point sans défauts,mais il les tempérait avec une humilité toute chré-tienne et possédait surtout une grande sagesse. Unjour, dame Pirjo m'appela, après avoir tenu une lon-gue conversation avec lui.

– Tu m'as souvent demandé la permission de cou-rir le pays pendant les vacances à l'instar des autresjeunes gens, me dit-elle. Mais en ces temps d'im-piété, tu n'en retirerais que blessures dans ton corpset dans ton esprit. Comme il est temps, toutefois,que tu commences à participer aux frais de tonentretien, le père Pierre et moi-même avons décidé

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que tu irais, durant ces longues vacances, travaillerchez un fabricant de canons allemand qui vient d'ar-river dans cette ville.

«Il recherche un assistant sérieux et honnête quisache lire, pour l'aider à moudre la poudre et àbouillir le salpêtre.

A ce point de son discours, elle fondit en larmes.– Ce n'est point que je le souhaite, non, je préfére-

rais toujours te protéger dans ma main comme unpetit oiseau, mais le père Pierre pense qu'il n'estplus séant de continuer à vivre seul ainsi avec unefemme sans mari, loin de la compagnie et de l'ensei-gnement des hommes. Mais reste, je t'en prie, àl'écart de la fabrication de la poudre et fais bienattention! Tu viendras à la maison chaque samedi etje te donnerai des provisions... Je t'assure que je net'aurais jamais permis d'étudier un métier aussi dan-gereux si ce maître, dont le nom m'écorche la lan-gue, n'avait promis de bien te payer. Et puis, le pèrePierre pense qu'il ne faut pas élever un garçon deton âge dans du coton!

Maître Schwarzschwanz avait embarqué cetteannée en Allemagne dès que la navigation avaitrepris pour venir se mettre au service du gouverneurdu château. Il avait signé un contrat rempli de clau-ses portant sur la fonte des canons, le perfectionne-ment de la fabrication de la poudre et l'installation dechaudières pour le traitement du salpêtre. Plus d'unà Åbo crut voir dans la venue de cet homme le pré-sage d'une prochaine époque de troubles. MaîtreSchwarzschwanz, dont les yeux noirs brillaient aumilieu d'un visage au teint basané, était un hommede petite taille avec de larges épaules. Il aboyait litté-ralement ses ordres, comme si ses coups de gueuledevaient aider les garçons de la fabrique à le com-prendre plus facilement. Quand il se fut assuré que

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je connaissais sa langue et savais écrire, il renvoyal'ivrogne qu'il avait jusqu'alors, faute de mieux,employé comme commis et m'ouvrit son cœur. Ilcouvrait d'injures le gouverneur et le bourgmestre etvouait toute cette nation stupide aux pires flammesde l'enfer pour l'avoir attiré par de fausses promes-ses. Il arrachait son bonnet, le jetait par terre et lefoulait aux pieds pour donner plus de poids à sesvociférations. Je n'avais jamais vu un homme si terri-ble. Bouche bée, je le contemplais et, les yeux horsde la tête, tâchais avec application de fixer dans mamémoire les extraordinaires jurements et malédic-tions dont le grand voyageur qu'il était possédait unrépertoire inépuisable.

J'avais craint qu'il ne fût un maître d'une extrêmedureté, mais lorsqu'il se rendit compte que j'étais unemployé ponctuel et digne de confiance, il se montraplus bienveillant et me traita avec amabilité, sansjamais crier après moi, même si j'avais commis quel-que erreur. Il vit que je faisais de mon mieux pour lesatisfaire et alla même jusques à reconnaître quej'apprenais rapidement les rudiments de son art.

La vieille fabrique se trouvait à une certaine dis-tance de la cité, au bord de la rivière dont l'eau nousétait nécessaire à la fois pour humidifier la poudre etpour éteindre le feu en cas d'explosion. MaîtreSchwarzschwanz, fort d'une prudence acquise aucours de sa longue expérience, moulait séparémentle soufre, le salpêtre et le charbon entre des disquesde bois. Nous n'avions pas à préparer nous-mêmesle charbon, que nous pouvions acheter à d'habilesartisans; ils en fabriquaient de si bonne qualité quemon maître affirmait n'en avoir jamais eu de meilleur;il préférait le charbon de bouleau qui donne une tellepuissance à la poudre qu'il suffit ensuite de mélan-ger une très faible quantité de salpêtre et de soufre,

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matières toutes deux fort onéreuses.En ce temps-là, maître Schwarzschwanz cherchait

à définir les proportions exactes des divers ingré-dients et ne s'en tenait point aux évaluations habi-tuelles pour utiliser le charbon. Pour mesurer, il seservait d'une baguette munie d'un fil à plomb mobilesous lequel il faisait brûler des mélanges de poudrede poids égal, observant la hauteur à laquelle il étaitrejeté par l'explosion. J'étais chargé de noter les dif-férentes proportions et leurs résultats, jusques à cequ'il pût déterminer les plus efficaces.

Après plusieurs jours d'essais, un vent propice semit à souffler avec constance de l'ouest. Nousmélangeâmes alors les quantités requises de soufre,salpêtre et charbon dans un cylindre tournant quemon maître relia ensuite au moulin, avant de recom-mander à l'assistant de le faire tourner régulière-ment. Se signant enfin avec dévotion, il me dit:

– Partons, Mikaël!Tandis que nous nous promenions dans les prés

fleuris sans jamais quitter des yeux la fabrique, ilm'expliqua que la plupart des experts avaient unvent de prédilection pour faire le mélange de la pou-dre; les uns prétendaient que celui du nord donnaitde la force, les autres préféraient le vent du sud, et ily en avait pour choisir celui du sud-est.

– Superstition à peine bonne à impressionner lesnovices en la matière! Jamais des compagnons che-vronnés ne s'y feront prendre! Tant que le moulintourne avec régularité, qu'il ne chauffe pas, que sescrapaudines sont abondamment graissées et qu'il n'ya nul risque d'étincelles, le vent peut bien soufflerd'où il veut!

Quand le maître jugea d'après la hauteur du soleilque le temps nécessaire s'était écoulé, il hurla à l'as-sistant de fixer les ailes qui cessèrent à l'instant de

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tourner; nous allâmes alors inspecter le mélange. Lemaître en prit une poignée, la sentit, la goûta, et sedéclara satisfait. A l'aide de pelles en bois, lesouvriers étendirent la poudre sur des planches lissespour l'humecter, la presser et la passer au crible.Maître Schwarzschwanz n'utilisait que de l'eau pourhumidifier la poudre, bien que le château lui eût faittenir à cette fin plusieurs gallons d'une coûteuseeau-de-vie.

– L'eau-de-vie a son utilité par temps humide, ouen hiver, ou encore quand on doit utiliser la poudretout de suite parce qu'elle s'évapore nettement plusvite que l'eau, me confia-t-il. Mais ça, c'est un secretdu métier. Pour chaque cent cinquante litrons depoudre, j'exige du château deux litrons d'eau-de-vieet le gouverneur, que le diable l'emporte, n'a pas àsavoir l'usage que j'en fais!

Tout en parlant, il fabriquait avec la poudre dessortes de fines galettes et enseignait aux apprentiscomment les passer au crible: il faut que les grainsaient un certain calibre, les plus petits ne pouvantservir qu'aux armes de faible portée. Puis il ordonnade mettre la poudre à sécher sur des planches incli-nées bien exposées au soleil et à l'abri du vent.Enfin, on la versa dans de petits barils dont onenfonçait le couvercle à coups de massue de bois. Ilétait rigoureusement interdit aux poudriers de portersur eux le moindre objet de métal et ils devaientchausser des sandales de cuir souple ou d'écorcede bouleau.

La poudre à canon fut alors soumise aux vérifica-tions coutumières, et les artilleurs grisonnants duchâteau reconnurent sa qualité exceptionnelle: ellen'avait pas une once de poussière, sa granulationétait parfaite. On procéda ensuite aux exercices pra-tiques en présence du gouverneur, et mon bon maî-

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tre démontra qu'il suffisait de tirer trois coups d'uncanon royal pour couler une chaloupe dans la rivière.En fait, il dut se contenter de tirer une cible à terresituée à une distance équivalente, car les boulets decanon revenaient à un tel prix que l'on devait lesrécupérer pour les réutiliser après l'exercice. Un seulincident vint troubler ces manœuvres: au moment oùnous nous servîmes de la bombarde, un boulet depierre aussi gros qu'un tonneau alla frapper contreun rocher et éclata malgré son cerclage de fer.

– Seul un pays retardataire comme celui-ci utiliseencore des boulets de pierre, proféra mon maîtred'une voix pleine de mépris. Un boulet de canondigne de ce nom est lisse et parfaitement rond, ceque l'on ne peut obtenir que par la fonte, la fonte quiles rend moins onéreux et plus finis. Ce n'est qu'enles fondant qu'on obtient des boulets tous du mêmecalibre et du même poids! Mais, personnellement, jene suis point versé en cet art qui reste l'apanage desartisans fondeurs, et il nous faudra donc continuer àforger nos projectiles.

Le gouverneur, qui habituellement écoutait sansbroncher les propos de l'Allemand, répliqua cette foisd'un ton indigné:

– La pierre a été assez bonne pour nos pères etles pères de nos pères! Nous ne sommes pas unpays riche et sans doute Dieu a-t-il voulu remplacerle métal par la pierre et une main-d'œuvre bon mar-ché!

Après le départ du gouverneur, maîtreSchwarzschwanz jeta son bonnet par terre, le foulaaux pieds et blasphéma au point de tirer quelquessourires entendus des artilleurs les plus endurcis.

– Par la sangdieu! finit-il par dire après s'être unpeu calmé. Je ne suis pas d'accord avec le gouver-neur qui veut que je lui fasse des canons de fer!

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Mais pour fabriquer des canons de bronze, il me fau-drait du cuivre et de l'étain et j'ai bien peur que ni luini le pays tout entier ne soient capables de m'enfournir! Sache pourtant qu'une nation qui ne peutréunir ces matériaux, alors que ses clochers sontpleins de cloches et les armoires de ses bourgeoispleines de vaisselle, n'a plus qu'à disparaître!

Redevenu sérieux, il m'avoua, tandis que nouscheminions ensemble pour regagner notre logis, qu'ildevait réellement faire face à une grande difficulté;pour lui, un canon de bronze valait dix canons de ferparce que, même fissuré, il continue à servir; lebronze est en effet un alliage résistant qui ne risquejamais de voler en mille éclats.

– Seuls les imbéciles ou les fous se contentent decanons de fer! renchérit-il. Les artilleurs aguerris n'enveulent à aucun prix! Mais je me trouve personnelle-ment devant un grave dilemme: d'une part, je mesuis engagé à fournir une artillerie à la forteresse,d'autre part, je ne sais fondre que le bronze, pas lefer! De toute façon je me refuse à prendre la respon-sabilité des blessures et de la mort d'innocents obli-gés de servir des pièces de fer!

Je lui rappelai que l'on trouvait en Finlande de trèshabiles forgerons qu'il pourrait initier à l'art de fabri-quer des canons. Il objecta, en se grattant l'oreille,que même s'il avait assisté à ladite fabrication, il luiserait difficile de l'expliquer à un autre. Il paraissaitvraiment plongé dans une grande perplexité, mais,quand il eut bu une ou deux chopes de bière, il repritcourage et se mit à penser à la possibilité de louerune forge et les services d'un maître forgeron quienseignerait aux autres, au fur et à mesure qu'ilapprendrait lui-même les nouvelles méthodes.

J'ai tenu à raconter en détail ces événementsparce qu'ils ont été plus tard à l'origine d'un incident

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qui devait, dans une large mesure, influencer lecours de mon existence.

Tandis que maître Schwarzschwanz était tout àl'installation de la forge, mes vacances prirent fin etje me vis dans l'obligation de retourner à l'école.Mais j'avais pris l'habitude de l'indépendance, etmême les subtilités de la dialectique me parurentdès lors avoir un goût de renfermé. Le magister Mar-tinus me jugea suffisamment avancé pour me confierun poste d'assistant; ma tâche consistait à inculquerles rudiments de grammaire latine aux nouveaux élè-ves; ainsi le magister se comportait-il exactementcomme un maître compagnon qui délègue à sesapprentis le travail rébarbatif et se réserve de lepeaufiner au dernier moment. Il ne venait plus que lematin, à midi et le soir, et distribuait avec impartialitéles châtiments à tous les élèves, du plus jeune auplus âgé. Je m'efforçais pour ma part de les conso-ler, leur disais avoir subi les mêmes épreuves, etleur expliquais que si le bain chaud de la sciencebrûlait leur peau au sens propre du mot, il apportaitaussi en récompense maintes connaissances et debons emplois; j'ajoutais que la graisse d'ours était entout cas, de tous les onguents, le consolateur le plusefficace.

Le magister Martinus me dissuada d'étudier lebréviaire puisque ma naissance ne me permettraitjamais d'entrer dans les ordres. Je remplis désor-mais avec amertume mes fonctions d'assistantbénévole, qui me rappelaient sans cesse que jamaisje ne troquerais mes braies mal ajustées pour la togede l'étudiant. Les fruits défendus sont toujours lesplus doux et je ne pouvais concevoir plus grande joieque celle d'être admis dans l'ordre sacré de la prê-trise au sein de notre mère l'Église.

Un jour que, plongé dans une réflexion de ce

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genre, je déambulais dans la rue sans souci de cequi m'entourait, je fus brusquement tiré de mes pen-sées par un terrible mugissement et des cris aigusde détresse qui me firent sursauter. Des gens quifuyaient, en proie à la panique, me bousculèrent etje tombai par terre. J'eus à peine le temps de merelever quand je vis fondre sur moi, tel un éclair, untaureau furieux qui me saisit entre ses cornes et,d'un mouvement brusque de sa nuque puissante,me projeta en l'air à hauteur des toits. Retombé ausol, j'aperçus un morceau de mes culottes accrochéau bout d'une corne de l'animal; la corde qui l'avaitattaché pendait à son cou, la bande d'étoffe qui avaitservi à l'aveugler était en pièces, il soufflait et beu-glait en soulevant la poussière devant lui et grattait laterre en menaçant de m'encorner à la place mêmeoù j'étais tombé. Je crus ma dernière heure arrivée!La terreur me paralysait à tel point que je ne sentaisaucune douleur ni n'étais capable de bégayer la pluspetite prière pour sauver mon âme. Ce fut alorsqu'un robuste paysan se planta devant le taureau, leprit calmement par les cornes et le renversa à terre.Puis, tournant le dos à la bête qui lançait des ruadeset des beuglements encore plus rageurs, il medemanda:

– Es-tu blessé?Alors seulement je pris conscience de mon mal.

Tout mon corps fut saisi d'un tremblement, et uneprière d'action de grâces pour avoir conservé la vieme monta aux lèvres. Pendant ce temps, d'autrespersonnes entouraient l'animal, lui liaient les patteset rajustaient son bandeau sur les yeux; le valet quile menait chez le boucher ne cessait de répéter queson taureau était la bête la plus tranquille et pacifi-que que l'on ait jamais vue et que je devais sûrementl'avoir excité; à ma grande joie, cet homme s'agita

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avec tant de violence qu'il se déboîta l'épaule, met-tant ainsi brusquement fin à sa litanie de stupidités;en échange, il commença à se lamenter, disant quela cité d'Åbo était possédée du démon et que jamais,au grand jamais, il n'aurait dû amener son brave tau-reau dans pareil endroit.

Je regardai avec intérêt mon sauveteur qu'il mefallait à présent remercier pour son intervention. Ilavait une bonne tête de plus que moi et des yeuxgris quelque peu somnolents, me sembla-t-il. Il por-tait des sandales et un havresac d'écorce de bou-leau et, à en juger par sa vêture en loques, ne devaitpas rouler sur l'or.

– Tu es assez fort pour renverser un taureau àmains nues et je dois te remercier pour m'avoirsauvé d'une mort certaine!

– Ce n'est rien! répondit-il avec gêne.Je sentis le sang couler le long de ma poitrine et

une douleur aiguë me laboura les côtes. Un étourdis-sement m'obligea à prendre appui contre le mur.

– Où vas-tu? lui demandai-je.– Où le vent me pousse! rétorqua-t-il comme s'il

trouvait ma question indiscrète et superflue.Sans me décourager pour autant, je le priai de

m'accompagner chez dame Pirjo, car mes jambespouvaient à peine me porter.

Au moment où j'étais à terre sous le mufle du tau-reau écumant, il n'y avait guère, j'aurais allégrementfait don à l'Église de tout ce que je possédais si quel-qu'un venait à mon secours. A présent, je me félici-tais de la violence du coup qui m'avait étourdi avantde me laisser le temps de prononcer le moindre vœuimprudent. Et tandis que d'un pas mal assuré, je medirigeais vers la maison, aidé par ce jeune paysan,et suivi d'un petit groupe effrayé et rempli de com-passion, je me proposais d'offrir à mon sauveur mon

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poignard au fourreau monté en argent et les thalersque j'avais économisés sur mes gages de l'été. Maisarrivé à la cabane de dame Pirjo, je me gourmandaisdéjà moi-même pour pareille extravagance et pen-sais que trois monnaies d'argent suffiraient ample-ment à récompenser un garçon qui n'avait eu quetrès rarement l'occasion de tenir dans sa main unevraie pièce, si tant est même qui l'eût jamais eue!

Dame Pirjo versa de douloureuses larmes envoyant l'état lamentable dans lequel je me trouvais eten apprenant ce qui était arrivé. Elle me dévêtitcomme si j'étais redevenu un petit enfant et me fric-tionna avec ses onguents. Un examen approfondi luirévéla que j'avais deux côtes cassées; elle mebanda alors la poitrine, si étroitement que je ne res-pirais qu'à grand peine, et m'allongea elle-mêmedans sa propre couche. Pendant ce temps, le pay-san, confortablement installé sur le seuil, mâchon-nait un quignon de pain dur et un morceau de mou-ton salé qu'il avait tirés de son havresac. Lesenfants, venus à notre suite, restaient serrés engroupe, à le contempler, les doigts dans le nez et sefrottant la jambe du bout du pied. Dame Pirjo leschassa avant d'inviter mon sauveteur à entrer.

– Quel est ton nom? Le nom de ton père? D'oùviens-tu? Que fais-tu? Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'aincité à te porter au secours de Michaël? demanda-t-elle.

Le jeune homme avait, semblait-il, un esprit plutôtlent.

– Quoi? dit-il en se grattant l'oreille.Puis, ses idées devenant plus claires, il répondit

qu'il s'appelait Antti Karlsson de la paroisse deLetala. Il était venu à la ville pour apprendre le métierde forgeron; à vrai dire, il avait eu la malchance decasser l'enclume du maître de son propre village et,

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dans sa colère, cet homme l'avait chassé de saforge.

– Comment as-tu pu casser une enclume? luidemandai-je avec étonnement.

– Le forgeron, m'expliqua-t-il, son honnête regardgris fixé sur moi, m'a mis la masse entre les mainsen m'ordonnant de frapper. J'ai obéi. Alors il a dit«Frappe plus fort!» et j'ai frappé plus fort. Maisquand il a répété son: «Plus fort! Plus fort!» j'ai prisle plus grand marteau et j'ai cassé le bec de l'en-clume.

Dame Pirjo l'observa un instant, l'air dubitatif,avant de dire:

– Ma cabane s'est affaissée par là, tu vois, etcomme le sol est en pente, quand je lave par terre,l'eau va dans ce coin et pourrit les madriers. J'ai tou-jours eu l'intention de l'arranger. Pourrais-tu souleverla cabane de ce côté pendant que je mettrais des-sous une ou deux pierres?

– Volontiers! dit Antti.Ils sortirent ensemble et j'entendis, peu après, un

sinistre craquement tandis que mon lit était secouécomme au milieu d'une mer en furie. Dame Pirjohurla d'une voix angoissée:

– Tu vas démolir la maison, espèce de brute! Çasuffit! Ça suffit!

A leur retour, Antti avait une respiration normale.Dame Pirjo s'assit, le menton appuyé sur sa main, etparut se plonger dans la contemplation du garçon.

– Dis-moi, mon pauvre ami, es-tu bien de la tête?finit-elle par demander.

Après quelques instants de réflexion, Antti répon-dit:

– Je suis peut-être un peu lent mais ne fais jamaisle mal exprès. Je ne voulais point démolir ta cabane,mais je n'arrive pas à maîtriser ma force, voilà mon

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drame! C'est même la raison pour laquelle j'ai quittéma maison ainsi que la forge!

Je le priai de nous parler de son foyer et de safamille.

– Je viens d'une région pauvre et d'une famille depauvres. Mon père et ma mère n'ont rien... rien si cen'est des enfants, un chaque année quand ce n'estpas deux à la fois! Il y avait dix-huit bouches à nour-rir chez nous, et je ne suis pas sûr que ma mère sesouvenait du nom de tous parce qu'elle a commencéà perdre la mémoire en même temps que ses dents.Moi, je leur étais d'une grande utilité bien sûr, je suiscapable de tirer n'importe quelle charrette! Maisquand je m'y attelais de tout mon cœur, mon pèreavait ensuite tant de travail pour réparer les dégâtsque cela le mettait dans des rages noires... Il disaitqu'un cheval lui reviendrait moins cher! Et c'est vraique je mangeais comme un cheval quand j'enaccomplissais les travaux et mon père ne pouvait lepermettre: il n'y a même pas un croûton de pain entrop chez des pauvres, vous savez!

Il essuya une larme au coin de son œil avant depoursuivre:

– Je me demande pourquoi c'est à moi que celaarrive... pourquoi on m'a donné plus de force qu'iln'en est besoin dans un petit village. Mon père et mamère sont tous les deux maigrichons, et quand jejouais avec mes frères à la lutte à la jarretière, moi,j'arrivais à les soulever de terre tous les dix à la fois,à condition que la barre ne cède point! On raconte àla maison que mon grand-père était si fort, qu'arméde sa seule hache il ne craignait pas de saisir unours à bras-le-corps; l'un d'eux d'ailleurs l'embrassajusqu'à l'étouffer! Mon père pensait qu'il valait mieuxpour moi me faire soldat, mais je n'en suis pas du

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tout sûr parce que j'ai une peur bleue des bagarreset des grossièretés. Quand je suis parti, ma mèrem'a donné la moitié d'une miche de pain et m'a con-seillé d'apprendre le métier de forgeron. J'essaye defaire ce qu'elle m'a dit, cependant comment y parve-nir dans cette grande cité où je ne vais peut-êtremême pas gagner de quoi me nourrir?

A ces mots, il éclata en sanglots désespérés, bienqu'il ne fût plus un enfant, et nous raconta, enbégayant à travers ses larmes, comment il avaitquitté son foyer.

– J'avais tant de peine à abandonner ces lieux sifamiliers que je suis resté un long moment sur leseuil, les yeux tournés vers l'intérieur, avant de pou-voir me décider à prendre la route. En chemin, j'ai eula malchance de tomber nez à nez avec un ours;l'animal s'est dressé sur ses pattes de derrière, prêtà l'attaque. Je n'étais guère rassuré mais je me suissouvenu de mon aïeul, et pensant que j'étais seul aumonde, j'ai jugé que mieux valait pour moi mourirdans ces énormes bras puisque, de toute façon, jen'apportais que désagréments à ma propre famille.J'avais donc l'intention de lutter dans un corps àcorps loyal avec l'ours; or il m'assena un tel coup surle visage que je me suis retrouvé par terre, la têtebourdonnant comme si un nid de guêpes logeait àl'intérieur. J'en suis marqué à jamais, regardez!Alors, moi qui suis d'un naturel tranquille, j'ai perdumon calme, j'ai attrapé sa patte pleine de griffes etl'ai tordue jusqu'à ce qu'il grogne de douleur et s'en-fuie sur le chemin. Je l'ai suivi, en grognant encoreplus fort que lui dans ma colère; il a grimpé sur unarbre pour m'échapper, j'ai secoué le tronc, il esttombé et je lui ai enfoncé le crâne à coups de pierre.Ensuite je suis retourné au village, la peau de l'ourssur l'épaule, et j'ai commencé à travailler à la forge.

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Malheureusement, le maître n'a point tardé à memettre à la porte et me voilà à présent ici!

A la fin de son récit, une fois qu'il eut séché seslarmes, dame Pirjo s'écria:

– Est-ce que par hasard tu nous raconterais deshistoires, Antti Karlsson?

Il la regarda, ses yeux ronds remplis d'étonne-ment.

– Pourquoi mentirais-je sur un sujet pareil? D'au-tant que c'était un bel ours mâle et que j'ai gardé saqueue! On dit que les sorciers en donnent un bonprix parce qu'elle leur sert, paraît-il, à faire toutessortes de tours de magie noire!

Il sortit l'appendice de son havresac. Je n'en avaisjamais vu auparavant et me sentais intéressé, maisdame Pirjo me devança et, le lui arrachant desdoigts, lui dit:

– Je te paierai le prix que tu voudras comme n'im-porte qui! C'est excellent pour fabriquer des philtresd'amour et on ne sait jamais quand on peut en avoirbesoin!

– Je vous en fais cadeau, noble dame! coupaAntti. En échange, vous me donnerez des conseils,j'en ai grand besoin, croyez-moi!

– Que la Vierge et ses saints me préservent deprofiter de ta naïveté! protesta dame Pirjo avecvéhémence. Nous sommes tes débiteurs! C'est saintNicolas en personne qui a dû t'envoyer au secoursde Mikaël au moment où il courait un danger, et celasignifie que vos vies doivent rester liées. Tu dormirasici cette nuit et je te donnerai nourriture et vêtementsjusques à ce que nous ayons examiné la meilleuremanière de vous entraider, Mikaël et toi.

– Il n'y a rien à examiner! m'exclamai-je. MaîtreSchwarzschwanz a engagé un forgeron qui cherchedes aides; il n'est point nécessaire qu'ils soient très

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aguerris puisque le forgeron lui-même doit appren-dre l'art de forger des canons sous la direction demon maître.

Et ce fut ainsi que la destinée d'Antti Karlsson setrouva désormais liée à la mienne.

Cet incident eut lieu en l'an de grâce 1517 qui fut,lorsque à présent j'y songe, la dernière année debonheur que connut ce monde, et la plus heureusede ma vie. Pourtant, la graine empoisonnée qui allaitapporter la ruine à l'humanité avait déjà été semée,et ce fut chez dame Pirjo une conversation entremaître Laurentius et le père Pierre qui constitua pourmoi le premier signe avant-coureur de ce qui allait sepasser.

Le père Pierre parlait ainsi:– Les états de Suède ont déposé notre révérend

archevêque Gustav Trolle de son siège. Jamaisnotre royaume n'avait été témoin d'une chosepareille et je tremble à l'idée de ce que le Saint-Pèrede Rome en dira.

– Point n'est besoin de se creuser la tête à cesujet! reprit maître Laurentius en se frottant lesmains avec satisfaction. Il jettera l'interdit sur leroyaume: plus de baptêmes, plus de sacrements,plus de mariages et les églises resteront fermées.On l'a déjà vu pour des offenses de moindre gravité.

Je me joignis alors à la conversation:– Loin de moi la pensée de défendre un acte

impie, mais j'ai entendu des personnes autoriséesprétendre que Sa Grâce l'archevêque était un parti-san déclaré de l'Union2 et, par conséquent, unennemi de la patrie. Nous avons conclu avec le csarune paix durable scellée d'un baiser sur la croix. LeDanemark ne constitue-t-il point, dès lors, l'unique

2 Union de Kalamar. Voir la note en fin de volume ( N.d.T. ).

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danger qui nous menace? Et nous savons tous quece danger se trouve déjà à notre porte puisque nousfabriquons de la poudre et forgeons des canons, cedont je puis témoigner personnellement, ayant tra-vaillé d'arrache-pied, du chant du coq à l'heure desvêpres tout au long de l'été, pour parfaire les fortifi-cations du pays... ce dont nul d'ailleurs ne m'aremercié!

– Récompenses et honneurs de ce monde ne sontque vanité, souligna le père Pierre d'un ton rempli depiété, et le jour du Jugement Dernier, chacun denous se verra pesé et jugé selon ses propres méri-tes. Mais l'interdit! Il causera en vérité de lourdespertes aux humbles serviteurs de l'Église en les pri-vant des légitimes droits qu'ils touchent en paiementdes services rendus à leurs ouailles. Oui! Nous ris-quons d'en sortir dangereusement appauvris!

– Pleurer et se lamenter ne servent de rien! repritmaître Laurentius qui se frottait les mains d'un airencore plus satisfait. Quand se prépare l'orage, lesage doit rapidement choisir une position, décider s'ilsera du côté des Jyllandais ou des Suédois, desunionistes ou des anti-unionistes, pour ou contre l'ar-chevêque, et agir en conséquence. Voilà ce que l'onappelle la politique, et c'est le plus grand de tous lesarts: tôt ou tard, adhérer à un parti ou à un autre,conduit inévitablement à la même fin. Que chacunchoisisse donc ce que bon lui semble! Viendra inévi-tablement le moment où on lui mettra une épée surla poitrine, une masse sur la tête ou une cordeautour du cou! Seul le bourreau ne prend pas parti,car les Jyllandais ont besoin de lui aussi bien que lesSuédois et il est aussi nécessaire aux juges sécu-liers qu'aux juges de l'Église. Non, en vérité, il n'anulle raison de craindre la venue des temps où sesservices sont les plus recherchés!

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Dame Pirjo repoussa la coupe d'argent et la chopeen bois d'un geste brusque.

– Gardez vos plaisanteries pour vous, maître Lau-rentius! intima-t-elle. Ne voyez-vous point que Mikaëlest devenu blanc comme un linge et que mêmeAntti, malgré son esprit lent, a les cheveux hérisséssur la tête? Nous avons au moins la chance de vivreici en paix, loin des intrigues et des querelles desnobles. Que Stockholm fasse ou défasse rois etrégents à son gré, que nous importe? Et qu'importeau peuple de payer ses impôts aux Jyllandais ou auxSuédois pourvu qu'on le laisse gagner sa vie enpaix! Oui, nous avons de la chance, nous, de vivredans un pays pauvre! Nous pouvons attendre notretour sans bouger, attendre qu'un parti obtienne lavictoire pour savoir alors de quel côté il faut se met-tre. Je me félicite que Mikaël ait préféré la plumed'oie à l'épée, parce que celui qui prend l'épée périrapar l'épée, comme il est dit dans les Écritures.

Maître Laurentius soutint avec obstination que lemonde n'était plus le même et qu'un coup de plumedésormais pouvait donner au bourreau plus de tra-vail que le cliquetis des épées ou le grondement desarquebuses; mais j'étais trop jeune alors pour com-prendre ce qu'il voulait dire.

Dame Pirjo posa sur la table un grand plat remplid'une soupe épaisse de flocons d'avoine où fondaitun petit morceau de beurre. Après avoir fait le signede la croix, nous plongeâmes avec plaisir nos cuillè-res dans le plat. Non, vraiment, le monde n'allait passi mal puisque les pauvres gens pouvaient encoredéguster du beurre dans leur soupe de floconsd'avoine!

Mais d'étranges nouvelles nous parvinrent de Ger-manie avec les derniers bateaux arrivés à quai avantque la mer ne fût prise par les glaces. Une grande

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agitation, disait-on, régnait parmi les moines à caused'un certain docteur Luther qui avait cloué à la ported'une église de Wittenberg une liste comportant qua-tre-vingt-quinze points, où il condamnait entre autresle trafic d'indulgences, mettant ainsi en doute le pou-voir temporel du Saint-Père en qualité d'unique gar-dien des clés du paradis.

Ces rumeurs, cependant, ne me parurent bonnesqu'à mettre une fois de plus en évidence le caractèreagité et aigri des Allemands, caractère que j'avaisdéjà pu observer chez maître Schwarzschwanz.Comment imaginer qu'un homme de bon sens pûtdiscuter les articles de foi révélés par la sainteÉglise, ces articles qui rendaient la vie si simple enépargnant à l'humanité tant de pensées superflues!

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LIVRE II

TENTATION

Un tranquille après-midi de Jour de l'An, le magis-ter Martinus renvoya ses élèves dans leurs foyers etm'invita à le suivre dans sa pièce de travail. Il pritplace derrière son bureau et, après avoir presséénergiquement son long nez toujours humide entrele pouce et l'index, dit sur le ton de la solennité, enfixant sur moi un œil scrutateur:

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,Mikaël mon fils, que comptes-tu faire dans la vie?

A ces mots qui me touchèrent en plein cœur, jetombai à genoux devant lui.

– Père Martinus, répondis-je en sanglotant, monespoir le plus cher a toujours été de me consacrerau service de la sainte Église, et l'amertume de l'ar-moise envahit mon âme lorsque je vois que maintsde ceux qui ont reçu leurs premières leçons avecmoi ont déjà la tonsure sacerdotale! Certes, je suisplus jeune que ces compagnons, je le crois dumoins, et suis prêt à travailler nuit et jour pour aug-menter mes connaissances! Mais l'on m'a dit qu'envain je travaille et j'espère; j'ai déjà cherché à entrerau cloître pour vêtir l'habit noir après un an de novi-ciat et pouvoir servir l'Église le reste de mes jours; lepère Pierre me l'a déconseillé; il dit que je ne puisaspirer à une autre position à l'intérieur du monas-tère que celle de frère lai, si tant est que je soisadmis à entrer, du fait que je ne possède en cemonde nul bien auquel renoncer.

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– Mikaël! prononça magister Martinus d'une voixsévère. Qui donc parle par ta bouche? Dieu notreSeigneur ou le diable?

Je restai interdit à cette question. Il me laissaréfléchir un moment en silence avant de reprendre:

– Tu es un garçon doué, mais la tendance que tuas à te plonger dans les plus profondes matières età poser des questions qui déconcertent même lesplus compétents, m'a souventes fois donné de l'in-quiétude. Ce n'est point l'humilité chrétienne, mesemble-t-il, qui œuvre en toi, mais bien plutôt l'or-gueil le plus condamnable qui te pousse dans lesdiscussions à essayer d'embarrasser ton professeurdans ses propres arguments afin de lui faire perdrela face, comme cela s'est produit à propos de l'his-toire de Jonas et la baleine.

– Père Martinus, je ne suis pas aussi pervers quevous le supposez, et mon cœur est tendre comme lacire. Donnez-moi quelque espoir, et j'amenderai maconduite, je marcherai pieds nus dans la neige etjeûnerai des semaines entières dans le seul but deme rendre digne de votre bénédiction.

Il poussa un large soupir, pourtant lorsqu'il parlade nouveau, sa voix avait le ton de la colère.

– Je ne doute point que tu sois prêt à faire n'im-porte quoi pour satisfaire ton ambition dépravée etsurpasser tes condisciples! Année après année, j'aiespéré un signe d'en haut qui m'indiquât ta placedans la vie, mais jamais aucun ne m'est apparu. Letemps passe, le péché de ton origine s'enfonce cha-que jour davantage dans les ténèbres et bientôt nulne se souviendra plus de ta mère. Ne vaudrait-il pasmieux que tu acceptes le chemin que le sort t'a tracédans la vie et que tu apprennes à occuper honora-blement une situation dans le monde?

– Me chassez-vous, mon père? clamai-je avec

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effroi.L'école constituait l'unique point fixe de ma vie et,

malgré mon déplaisir, je redoutais d'avoir à la quitter.– Non! Je ne te chasse pas, malheureux entêté!

Loin de moi cette idée! J'ai toujours éprouvé à tonégard une sympathie que je ne m'explique guère...sans doute ta passion pour les livres et ton ardententhousiasme me rappellent-ils ma proprejeunesse... Mais sais-tu que le chemin de la connais-sance est semé d'épines? Je dus vendre mon héri-tage afin de pouvoir étudier à l'université de Rostock;aucun sacrifice ne me paraissait assez grand tantma soif d'apprendre était immense! Tu vois que jepeux te comprendre, Mikaël! Mais regarde-moi àprésent et vois où tout cela mène: je ne suis rien,rien qu'un vieil homme malade, qui bientôt va perdrela vue pour avoir trop étudié durant sa jeunesse. Etquand sonnera l'heure de ma mort, seule la plushumble des consolations, celle qui est offerte à tou-tes les âmes, qu'elles appartiennent à un clerc ou àun laïque, je veux parler de l'extrême-onction et de larémission des péchés, seule cette consolation seramon réconfort! A cet égard, je ne vaux guère mieuxque le plus misérable vacher en dépit de tout monsavoir! Je te le dis pour ton bien, tu ne gagneras rienen cherchant si désespérément la connaissance. Ilserait plus sage de te soumettre humblement à tondestin: consacre-toi à quelque utile tâche d'écrivainet cesse de soupirer après la lune!

– Eh bien! répondis-je avec aigreur, les yeuxnoyés de larmes brûlantes, eh bien, je me feraivacher puisque c'est tout ce que la connaissance dela vie vous a appris, père!

Alors la douceur entra dans le cœur de mon maî-tre. Il me tapota la joue de sa main tremblante auxveines apparentes.

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– Une occupation dans le monde, en dehors dumonastère, te laissera la liberté de jouir des plaisirsde la vie. Tu pourras porter une plume à ton cha-peau et aller chez les filles, puis, plus tard, t'installerdans les joies infinies que procurent une bonneépouse et des enfants obéissants.

Je rétorquai d'un ton maussade que ni le mariageni une bande de gosses criards dans la cabane d'unmisérable scribouilleur n'avaient de charme à mesyeux.

– Et du reste, ajoutai-je, tous les prêtres, et pres-que tous les évêques ont une maîtresse et desenfants et nul ne le considère comme un péché! Ilsont tous les avantages du mariage et n'en suppor-tent aucun des inconvénients! Dans les ordres, seulle mariage secret est une faute impardonnable! Detoute façon, cette question n'a rien à voir avec mondésir d'entrer dans la prêtrise. Pour un jeune sansfortune comme moi, l'ordination constitue l'uniqueporte qui permette de poursuivre des études et peut-être d'obtenir un poste universitaire ou quelquebénéfice ecclésiastique.

J'avais à peine achevé de prononcer ces mots,que je fus pénétré d'un sentiment de confusion et dehonte: je venais, en dévoilant étourdiment mes rêvesles plus secrets, de donner au magister Martinus desolides arguments pour m'accuser d'ambition dépra-vée.

Mais mon maître et guide spirituel ne m'adressaplus un seul reproche.

– Ne vois-tu point, Mikaël, dit-il d'une voix pleinede tristesse, ne vois-tu point ton erreur à ne considé-rer l'Église et les ordres sacrés que comme desmoyens de satisfaire ton désir de connaissance?C'est à l'Église de choisir ses serviteurs, et tes pro-pres paroles te condamnent comme un misérable

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chasseur de fortune et un hypocrite. Tu serais capa-ble de te servir de l'ostensoir sacré en guise d'esca-beau, s'il pouvait te permettre de te hausser d'unpouce! Avec le temps tu comprendras, et alors lahonte s'emparera de ton âme!

– Père Martinus, objectai-je, je ne possède rienen ce monde que ma tête et mes mains... et lasainte Église, qui a été mon unique et indestructibleespérance. Pourquoi serais-je écarté lorsque beau-coup d'autres, plus stupides que moi, sont jugésdignes? Pourquoi me repousse-t-on pour la seuleraison que je n'ai ni biens, ni famille, ni protecteur àmême de payer la dispense devant la cour de Romepour le péché de ma mère? Pourquoi?

– Cherches-tu à présent à mettre en doute lesenseignements de l'Église? répliqua-t-il avec sévé-rité. Qui donc es-tu, toi, misérable ver de terre, quies-tu pour te lever ainsi et discuter ses décisions? Jet'avertis, Mikaël, tu n'es guère loin de l'hérésie!

A ces mots terribles, un tremblement s'empara demoi et je me sentis mortifié, bien que mon cœur brû-lât encore du désir de provocation. Le magister Mar-tinus n'avait en fait aucune intention de m'expulserde l'école. Il me promit même de me payer si je mechargeais d'enseigner la grammaire aux élèves lesplus jeunes, et me recommanda chaleureusement àun bourgeois comme précepteur de ses deuxenfants.

Avec la fonte des glaces, ce printemps-là, arrivè-rent de sombres nouvelles. Le roi Christian II avaitannoncé son intention de prendre la mer en directionde Stockholm. Il voulait réinstaller l'archevêque surson siège, châtier l'insolence des seigneurs suédoiset poser sur sa propre tête la couronne royale deSuède dont il était l'héritier légitime. Une partie de lagarnison d'Åbo prit la mer en direction de Stockholm

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pour aller soutenir le régent Sten Sture, tandis quesur place s'organisait la défense du château – bienqu'il fût généralement admis qu'en cas de chute dela capitale, la résistance d'Åbo serait inutile et n'ap-porterait que désordres et destructions. On parlaitdéjà un peu moins de la cruauté des Jyllandais, et lepeuple préférait attendre en silence la suite des évé-nements. Personnellement, je soupirais après laguerre, qui convenait à mon humeur. Qu'avais-je à yperdre d'ailleurs?

Le jour de la fête de la Saint-Jean, au début del'été, je me rendis à l'église où je n'avais guère misles pieds depuis fort longtemps, pour implorer lamère de Dieu de m'aider à trouver le chemin d'unevie meilleure. J'avais déjà atteint l'hôtel de ville, lors-que j'entendis la voix lamentable d'Antti qui sortaitdes caves en dessous; il se soutenait des deuxmains aux barreaux de la grille, et je vis sa tête hir-sute et sa large face si meurtrie et maculée de sangque j'eus de la peine à le reconnaître.

– Jésus, Marie! m'exclamai-je avec horreur.Qu'as-tu fait?

– J'aimerais bien le savoir! pleurnicha-t-il. J'ai dûm'enivrer copieusement! Mais qui aurait cru quel'eau-de-vie pût mettre un garçon paisible commemoi en cet état? Si tu veux mon avis, je ne devaispas être seul... il y avait à coup sûr d'autres person-nes qui se battaient, parce qu'un homme seul seraitincapable de s'abîmer de la sorte... même en dégrin-golant toute une colline de pierres à la renverse!

– Je cours à l'église prier pour qu'ils ne te condui-sent point au pilori ou qu'ils ne te jettent pas enpâture aux corbeaux pour meurtre, lui dis-je en guisede réconfort.

– Ce qui est fait est fait et pleurer ne me servira àrien! répondit Antti d'un ton courroucé. Montre-toi

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chrétien, Mikaël, apporte-moi de l'eau et un morceauà manger! Mon estomac crie famine et me donnebien plus de souci que ma peau!

Ne voyant nul garde alentour, je lui apportai unseau d'eau, mais il ne parvint point à l'attraper à tra-vers la grille; il souffrait cependant d'une soif siardente qu'il banda ses muscles jusqu'à tordre lesbarreaux suffisamment pour faire passer le récipient.

– Antti! criai-je, effrayé en voyant craquer le scel-lement, Antti, il ne faut pas détériorer les propriétéspubliques, sinon on te punira encore plus sévère-ment! Si tu veux t'échapper, c'est le moment, tu doispouvoir te faufiler par l'ouverture que tu viens defaire.

– Je n'ai guère l'intention de m'échapper, rétorquaAntti d'un ton altier. Je supporterai ces insultes et cejuste châtiment avec humilité comme il sied à unchrétien, afin de reconquérir le respect de moi-mêmeà la face de Dieu et à celle des hommes!

J'avais mis quelques pièces dans ma bourse pourbrûler un cierge à saint Jean-Baptiste, cet hommecourageux qui préféra périr décapité plutôt que suc-comber à la luxurieuse Hérodiade. Je courus auxTrois Couronnes où j'achetai une grande terrinepleine de navets et de harengs et une miche depain. Mais je ne pus m'attarder plus longtempsauprès de mon ami car les bourgeois se pressaientdéjà sur le chemin de l'église pour assister à lagrand-messe.

– Courage! lui dis-je. J'essaierai de me faufilerjusqu'ici cette nuit pour t'apporter plus de nourriture.

– Courage, dis-tu? Ce n'est guère facile avec lesgrenouilles qui me sautent par tout le corps et lesrats qui me passent sous le nez chaque fois que j'es-saie de fermer l'œil! Enfin! Peut-être un bon repasm'aidera-t-il à voir le monde sous un jour plus

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brillant!Je le quittai enfin et me rendis en hâte à la cathé-

drale. Mais, hélas, Satan prépare ses pièges plussournoisement que l'on ne croit! Lorsque je sortis dela messe, le cœur empli de contrition, je fus abordésous le porche par un jeune homme, dont les jouesmarquées de taches noires semblaient avoir autre-fois été criblées de poudre à canon. Nonchalammentappuyé sur son épée, il m'adressa la parole en lan-gue germanique et me dit avoir recueilli de bonnesinformations à mon sujet; il était étranger et logeaitavec sa sœur dans une auberge jouxtant la tavernedes Trois Couronnes; il avait besoin de l'aide d'unjeune homme intelligent et m'invitait à lui rendrevisite le soir même. Je n'aurais pas à le regretter,ajouta-t-il. Il y avait de la fausseté dans ses manièrespleines d'onction, mais son sourire était attirant; ilportait des chausses très ajustées avec un pourpointde velours garni de boutons d'argent. J'eus le senti-ment que je ne risquais rien en répondant à son invi-tation.

Lorsque dame Pirjo apprit dans quelle triste situa-tion se trouvait notre ami Antti, elle se mit en devoirde lui préparer un paquet de viande que je lui portaià la tombée de la nuit. Dans la cour de l'hôtel deville, je rencontrai le gardien, un vieux soldat à lajambe de bois, qui m'avait appris à manier l'épée.

– Tu peux entrer, me dit-il avec amitié, tu n'es pasle premier à lui rendre visite.

Je descendis dans la cellule qu'une chandelle desuif éclairait à présent joyeusement. La tenancièredes Trois Couronnes, la tête d'Antti reposant sur sonsein, le cajolait en lui parlant tendrement.

– Mikaël, dit-elle d'un ton sérieux lorsqu'elle me vitapparaître, on aurait bien du mal, tu sais, à trouverun garçon aussi juste et noble que ton ami Antti!

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Cette nuit, alors que j'étais rentrée me coucher aprèsles feux de la Saint-Jean, un épouvantable vacarmem'a tirée de mon sommeil à l'aube. Une bande d'ap-prentis pris de boisson a enfoncé ma porte et envahima maison; ils ont jeté mon pauvre époux dans unehuche vide et empilé des pierres sur le couvercle;puis ils m'ont obligée à leur servir à manger et àboire cervoise et eau-de-vie.

«A ce moment-là, ce brave garçon est arrivé parhasard. A peine se fut-il rendu compte de la situationcritique dans laquelle je me débattais que, tel Sam-son sous les murailles de Jéricho, il se précipitaarmé de ses seuls poings contre ces garnementstombés sur lui à coups de gourdins, piques etbûches de bois, et réussit à les jeter dehors. Pauvregarçon qui tenait à peine sur ses jambes après sesfatigues de la nuit de la Saint-Jean! Lorsque enfin lagarde s'est présentée, les soldats se mirent à mereprocher avec insolence d'avoir servi en dehors desheures réglementaires; et tu aurais vu ce jeunehomme, se méprenant sur leurs intentions, les jeterdehors à leur tour pour qu'on reste enfin tranquillesdans la maison! Puis il s'écroula, ivre de fatigue, àmême le plancher. Hélas! Les gardes revinrent et, netrouvant personne d'autre à embarquer, ils l'entraînè-rent vers la prison en le rouant de coups de pied etde poing!

«Mais si Dieu le veut, cette mauvaise action leursera justement retournée! C'est du moins ce quepense mon pauvre vieux mari que j'avais oublié danssa huche jusques à ce matin!

Puis, tout en caressant la joue de mon ami, elleajouta:

– Tu es en de bonnes mains, mon garçon! Aussisûr que j'ai une licence et paie les taxes pour tenirune taverne, je te sortirai d'ici! Reprends tes forces

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et bois un peu de cette cervoise, c'est la meilleure dechez moi!

Constatant qu'Antti ne manquait de rien, qu'on lesoignait bien et que donc ma présence n'était pointnécessaire, je m'en fus boire une pinte de bière auxTrois Couronnes où le tavernier me confirma pointpar point le récit de son épouse.

La boisson me revigora et je me sentis alors lecourage d'entrer dans l'auberge afin de m'enquérirde l'étranger qui y était descendu en compagnie desa sœur. Il avait, à l'évidence, une solide réputationde générosité car l'on me conduisit sans délai dansses appartements. Dès l'entrée, une agréable odeurde cire à cacheter vint frapper mes narines; unechandelle éclairait la table sur laquelle l'étranger étaiten train d'écrire; les objets de son écritoire, d'excel-lente qualité, tenaient tous dans un petit étui de cui-vre accroché à sa ceinture. Il me reconnut, se levaen m'adressant quelques mots de bienvenue et meprit la main. Cet accueil ne laissa point de me flatter,car ce jeune homme avait cet air avisé et distinguédu vrai gentilhomme pour lequel beaux apparte-ments, vin à sa table chaque jour, vêtementsluxueux et bon service font l'ordinaire. Fils d'un mar-chand de Cologne fait chevalier par l'empereur, il medit s'appeler Didrik Slaghammer. Il avait voyagé,durant sa jeunesse, et visité nombre de pays étran-gers, mais se consacrait à présent au négoce à Dan-zig et à Lübeck. Ayant entendu parler des lieuxsaints de Finlande, fameux tout autour de la Balti-que, il avait été attiré par Åbo. Certes, à parler franc,il avait mené dans ses jeunes années une vie un peudébridée, mais avec la trentaine il était devenu plussage et trouvait maintenant un plaisir véritable àaccomplir des actes de piété tels des pèlerinagesdans des lieux saints, à condition toutefois qu'ils ne

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soient point inaccessibles. Il me donna à entendrequ'il avait besoin de moi comme truchement et men-tor pour ces pèlerinages. Je lui parlai avec complai-sance du Chemin de saint Henrick, du soleil deNadendal, de la Sainte-Croix d'Anianpelto, de l'églisede Reso qui fut construite par des géants, et demaints autres lieux sacrés. L'inconnu paraissait avoirl'esprit ailleurs tandis que je discourais, il étouffamême un bâillement, qui laissa un instant découver-tes ses dents aiguës d'animal de proie, et se mit àjouer négligemment avec une dague posée sur lecouvercle de son coffre de voyage.

– Beaucoup ont essayé de m'effrayer avec descontes à propos de ce pays primitif, de ses bêtessauvages et de ses voleurs, observa-t-il. C'est la rai-son pour laquelle je me suis muni d'une paire de cespistolets d'arçon que l'on vient à peine d'inventer; ilsm'ont déjà tiré plusieurs fois d'embarras!

Il me montra alors deux armes à canon court– dans un double étui qui peut se suspendre à laselle du cheval, de façon à laisser reposer à portéede la main les lourdes culasses de plomb. Cepen-dant son intérêt pour pareilles questions me semblaitdifficilement compatible avec la piété qu'il affichait.

Sans transition, il me demanda si j'avais entendudire que le roi Christian s'armât contre les Suédois etquelle était en général l'opinion des Finlandais à cesujet. Je lui répondis que de telles rumeurs portaientgrand tort au commerce; les marchands d'Åbo ne serisquaient plus guère à envoyer leurs navires enhaute mer de peur des bâtiments de guerre danois.Les bateaux de commerce devaient donc mettre lecap sur Lübeck, le long de côtes dangereuses surlesquelles souvent le vent les poussait et les faisaitéchouer; ils étaient alors la proie des pirates quiinfestaient les eaux depuis Osel jusqu'à la côte d'Es-

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tonie. De plus, si nos marchands recherchaient laprotection des convois de Lübeck, les citoyens decette ville en revanche n'étaient guère chauds pourla leur accorder: le Conseil d'Åbo, en effet, ne réser-vait plus la moitié de ses sièges aux membres ger-maniques comme les années précédentes, mais lesdestinaient dans leur totalité aux natifs de Finlande.Je lui vantai également la poudre et les canons quenous fabriquions, et ajoutai que les Jyllandais trouve-raient une chaleureuse réception s'ils s'aventuraientprès de la forteresse d'Åbo.

Messire Didrik jouait distraitement avec son pisto-let, poussant la gâchette, faisant partir de vives étin-celles de la pierre à feu. Il déclara avec un sourireque, personnellement, la guerre ne lui faisait paspeur mais qu'ayant une sœur dont il devait se préoc-cuper, il aimerait, afin de la délivrer de toute inquié-tude, connaître le nombre des pièces d'artillerie dontle château disposait et leur calibre, le nombre d'hom-mes qui composaient la garnison, leur solde, leurcommandement et leur origine; il lui plairait de savoirégalement le nom des citoyens les plus éminents etquel était leur poids réel dans les affaires de l'État.

Il paraissait en proie à l'anxiété et le fait mêmequ'il portât une arme dans cette auberge pacifiqueen était à mes yeux la meilleure preuve. Aussi, pourle rassurer, lui contai-je tout ce que je connaissais ausujet de la garnison, en lui rappelant cependant quej'étais un homme d'études et non un soldat. Je luiconseillai vivement de consulter mon ami et ancienmaître, le fabricant de canons; j'étais même prêt àaller le chercher sur-le-champ si ce généreux étran-ger n'avait calmé mon impatience. Il dit qu'il ne vou-lait point déranger un maître si respectable le jour dela Saint-Jean, un maître qui, d'un autre côté, étaitplutôt porté à la colère après s'être heurté à la plus

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noire ingratitude; il avait en effet entendu parler demaître Schwarzschwanz et savait déjà que j'en avaisété le secrétaire. De toute façon, il était entièrementsatisfait de ce que moi, qu'il trouvait si intelligent, jepouvais porter à sa connaissance.

– Combien compte-t-on de bombardes dans lechâteau? demanda-t-il. Combien de canons royaux,couleuvrines, faucons et fauconneaux, combien depierriers et d'arquebuses?

Je m'efforçais de me souvenir, et il notait rapide-ment les chiffres que je lui donnais et griffonnait enregard de mystérieux caractères. Mais cette attitudene me parut guère conforme à celle d'un marchandou d'un pieux pèlerin, et je commençai à hésiterdans mes réponses. Lorsqu'il m'interrogea ensuitesur l'équipement des soldats et sur les bateaux quiquittaient le port d'Åbo, je ne lui répondis plusqu'avec réticence: sa curiosité n'avait apparemmentnulle limite!

Il s'avisa soudain de ma réserve, rassembla sespapiers et les rangea dans son coffre.

– Je vois que mon excessive curiosité vous intri-gue, Mikaël, dit-il en souriant, mais je suis né avecune soif inextinguible de connaissances, quellesqu'elles soient, et j'ai ainsi pris la coutume derecueillir des informations où que j'aille. On ne saitjamais quand le besoin s'en peut faire sentir! Mais jene vous ai déjà que trop importuné! Mangeons,buvons, amusons-nous, vous êtes mon hôte ce soir!

Il me conduisit dans le saloon contigu où étaitdressée une table chargée de mets exquis et res-plendissant de la douce lumière de chandelles decire. Pourtant la table ne retint guère mon attention!La femme la plus belle et la plus richement paréequ'il m'eût été donné de voir en ma vie, s'avançaitvers moi, la tête fièrement dressée; ses jupes bruis-

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saient doucement au rythme de ses pas et messireDidrik s'inclina avec courtoisie pour lui baiser lamain.

– Agnès, chère sœur, dit-il, permets-moi de teprésenter Mikaël l'étudiant! C'est un jeune hommeplein de compétence car, outre ses connaissancesen matière de religion, il est également fort versé enl'art de fabriquer de la poudre et fut autrefois l'assis-tant d'un fondeur de canons. Il a eu l'extrême amabi-lité de me promettre son aide pour parfaire notresavoir, tant en ce qui concerne les affaires de cemonde qu'en celles qui touchent le bien de notreâme.

La dame alors me tendit sa main en m'adressantun sourire chaleureux. Je n'avais à ce jour jamaisbaisé la main d'une femme, et la honte m'empêchade lever les yeux vers son ravissant visage plein denoblesse. Je m'inclinai maladroitement et posai meslèvres sur ses doigts: ils étaient chauds, et blancs, etdélicatement parfumés.

– Trêve de cérémonie entre nous! dit-elle avec lemême sourire que son frère. Nous sommes jeunestous les trois et je suis lasse de rester confinée dansma chambre et privée d'une joyeuse compagnie! Jene suis point un loup prêt à vous dévorer, messire!Vous pouvez sans crainte lever votre beau visage etme regarder en face!

Je me sentis encore plus submergé de confusionlorsqu'elle s'adressa à moi en me donnant du mes-sire comme à un gentilhomme et qu'elle fit une flat-teuse allusion à mon physique. Cependant je levaimon regard sur ses yeux noisette qui pétillaient demalice, mais elle m'adressa alors un sourire si impu-dique que tout mon sang me monta au visage. Dansma naïveté, je ne m'avisai guère sur le moment queses lèvres étaient peintes, ses sourcils épilés et ses

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joues couvertes de poudre blanche. Elle était à mesyeux, à la lueur douce et claire des chandelles, laplus merveilleuse, la plus belle de toutes les fem-mes.

Nous prîmes place tous les trois autour de latable. Le délicieux repas se composait de langue deveau et d'une oie rôtie aromatisée au safran et aupoivre, et nous bûmes un vin doux d'Espagne dansles coupes les plus élégantes que l'aubergiste avaitpu fournir. Je n'avais pas la moindre idée de cequ'un tel banquet pût coûter, mais très vite tous messcrupules s'envolèrent et je mangeai sans plus pen-ser; je mangeai en m'efforçant de couper correcte-ment la viande en petits morceaux au lieu d'attraperl'os à pleines mains à la façon ordinaire et de le ron-ger, la bouche dégouttante de graisse. Le vin corséme monta rapidement à la tête, j'oubliai tous messujets de déplaisir et fus pénétré du sentiment de metrouver en paradis en compagnie d'anges bien-veillants. Alors que nous mangions, le flûtiste borgnedes Trois Couronnes jouait des airs tendres dans lapièce voisine; bientôt, cependant, messire Didrik luienvoya de la cervoise avec l'ordre de se retirer: cettepiteuse musique était sans doute insupportable àses oreilles. Il nous proposa en échange de chanter,et nous entonnâmes quelques pieux refrains d'étu-diants traitant de la vanité des plaisirs de ce monde.

Peu après, la dame, trouvant qu'il faisait tropchaud dans la pièce, ôta son écharpe de gaze etdénuda ses épaules. Elle portait un corselet develours vert, brodé de perles, de fins fils d'or et decœurs vermeils qui attiraient irrésistiblement lesregards vers sa poitrine. Je n'avais jamais vu vête-ment plus décolleté! A vrai dire, le spectateur nepouvait plus rien ignorer de la forme de la dame lors-qu'elle faisait un geste un peu brusque même si, de

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temps en temps, elle relevait le devant de son cor-sage.

Messire Didrik, suivant la direction de mon regard,dit avec son sourire:

– Ma sœur a reçu le nom d'Agnès en l'honneur dela sainte et j'aimerais vraiment, lorsque nous noustrouvons en bonne compagnie, qu'elle soit honoréedu même miracle que sa patronne. Vous voyezqu'elle suit les modes de la Cour avec fidélité, maisque cela ne vous trouble point, Mikaël! En nos tempsde plaisir, nulle femme au monde ne doit cacher sesplus beaux attraits; et l'on doit même encourager lesdames les plus réservées à révéler tout ce qui vautla peine de l'être.

Le visage en feu, je demandai quel miracle avaitrendu célèbre sainte Agnès; son culte en Finlandeayant été éclipsé par celui de saint Henrick, je l'igno-rais. Messire Didrik me conta alors qu'un juge romainl'avait envoyée toute nue dans un lupanar, parceque, étant chrétienne, elle avait refusé la main deson fils. Mais le Tout-Puissant, dans sa miséricorde,avait permis que la chevelure de cette sainte femmedevînt longue, longue au point de former un man-teau dans lequel elle réussit à se dissimuler, sauvantainsi sa chasteté des mains et des regards impudi-ques.

– Comme vous pouvez le constater, ma sœur ateint ses cheveux en blond vénitien, poursuivit-il. Neserait-ce point une véritable splendeur que de la voirenveloppée dans un manteau aussi somptueux?Quoique... une question me remplisse de perplexité,et seul un clerc savant et sage pourrait m'aider à larésoudre. Si le miracle se répétait – ce qui me sem-ble improbable étant donné que ma sœur n'est pointparticulièrement réservée –, ses cheveux seraient-ilsblonds sur toute leur longueur ou bien la partie la

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plus proche de la tête conserverait-elle sa couleurnaturelle, de sorte que le sombre manteau n'auraitqu'une large bordure dorée?

Je reconnus que mon maigre savoir ne me per-mettait guère de trancher sur un point aussi épineuxqui, choisi comme thème de dialectique par un étu-diant plus chevronné, pourrait lui valoir son titre dedocteur dans une université de renom. Je me risquaià affirmer, cependant, que le monde se verrait privéd'une grande délectation si dame Agnès se trouvaithonorée de pareil miracle.

Elle sourit en remerciement de ce compliment.– Dans les cours princières, dit messire Didrik,

savez-vous que les dames du plus haut rang jettentdes regards d'envie aux courtisanes, et permettentde nos jours aux peintres les plus célèbres de lesportraiturer dans le plus simple appareil? Elles veu-lent ainsi montrer à la face du monde qu'elles n'ontsur le corps nulle imperfection dont elles puissentavoir honte! Et connaissez-vous rien en la vie deplus délicieux qu'une fontaine aux eaux bénéfiquesdans laquelle hommes et femmes, à peine un boutd'étoffe noué autour des reins, peuvent passer lejour ensemble à jouer au trictrac, s'ils le désirent, ouà se régaler de mets délicats servis sur des tablesflottantes?

Je lui fis remarquer que cette coutume de prendredes bains ensemble, hommes et femmes, dans larivière, existait en Finlande mais qu'elle était réser-vée aux gens du commun et se pratiquait pour l'hy-giène et non pour le plaisir. Messire Didrik medemanda alors si je prenais moi-même souvent desbains en compagnie de jeunes filles, ce que je niaifarouchement.

Il s'aperçut de mon embarras et, après avoiréchangé un regard avec sa sœur, abandonna cette

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conversation. La table avait été débarrassée et iljouait négligemment avec sa coupe de vin.

– Mikaël, dit-il, que pensez-vous de la dépositionet de l'emprisonnement de l'archevêque de Suèdepar les états?

Interdit par la brutalité de cette question, je lui fisune réponse prudente.

– Qui suis-je donc pour juger de si importantesmatières? On soupçonne l'archevêque d'être impli-qué dans des intrigues contre l'État et la plupart desévêques ont contribué à sa déposition. Aurais-je,moi, plus de sagesse que ces révérends?

– Parce que selon vous, reprit messire Didrik avecchaleur, selon vous, l'État serait le jeune Sten Sture?N'est-ce point plutôt l'arrogance de sa famille qui l'aconduit à considérer le royaume comme son bienpropre en dépit de l'Union de Kalmar qui stipule quele roi Christian du Danemark en est le seul souverainlégitime?

Je fis remarquer que les Jyllandais, ou Danoiscomme il lui plaisait de les nommer, n'avaient rienapporté d'autre dans le royaume de Suède que des-truction et effusion de sang, qu'on ne pouvait imagi-ner ennemis plus cruels et plus déloyaux.

– D'ailleurs, ici à Åbo, il suffit pour qu'un enfant setienne tranquille de lui dire: «Les Jyllandais vontt'emporter!»

Surpris par mon intervention, messire Didrik repritsur un ton courroucé:

– Je vous croyais un garçon raisonnable, Mikaël,mais je vois que vous vous contentez de répéter ceque disent les autres sans chercher à penser parvous-même!

Et il se mit en devoir de me démontrer que le roiChristian était un monarque résolu, compétent etplein de miséricorde. Il me dit que Sa Majesté ne

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haïssait rien tant que l'oppression exercée par lesnobles et qu'il prenait toujours le parti du peuple con-tre eux. Il avait l'intention de détruire la dominationde Lübeck sur la Baltique et de faire de Copenhagueun grand centre de commerce; ainsi les bateauxpourraient naviguer sans encombre par toutes lesmers au grand bénéfice de ses sujets; et nous netarderions guère à voir son royaume devenu riche ettout-puissant.

– Ce n'est plus qu'une question de temps, insista-t-il, et l'orgueil des seigneurs suédois devra s'incliner!La guerre est à nos portes et quelque jour, le roiChristian lancera ses navires contre la Suède. Unhomme sage sait lire les présages et doit, par sonattitude dans le présent, assurer sa place à venirdans la faveur du roi. Il est le monarque le plus puis-sant du Nord et j'ai la conviction que plus tard l'His-toire lui décernera le titre de Christian le Grand.

Son discours fit une profonde impression sur moi;jamais à ce jour on ne m'avait parlé du roi Christianen des termes si personnels; damoiselle Agnès medonna également maints exemples de la bontéroyale à l'égard des pauvres gens, et me conta qu'ilécoutait plus volontiers les conseils de la femmed'un vieux paysan de Hollande que ceux des noblesde sa cour.

Je me lançai alors dans le récit de mon expé-rience personnelle au sujet de la cruauté des Jyllan-dais, cruauté dont je gardais encore le souvenir mar-qué sur ma tête! Et j'ajoutai que des Jyllandais peumiséricordieux avaient assassiné mes grands-parents.

– Mais qui a poussé les Danois à piller les côtesfinlandaises? répondit messire Didrik, retournant laquestion. Qui, sinon ces Suédois pleins d'arroganceen se rebellant contre leur légitime roi? Cette attitude

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de rébellion toujours au préjudice du peuple qui suitaveuglément ses seigneurs de génération en géné-ration!

Puis, levant sa coupe, il dit avec un air de défi:– Cessons de nous quereller, Mikaël! J'en connais

plus à votre sujet que vous ne pensez, et mon cœursouffre à l'idée du traitement méprisant dont vousêtre victime. Dites-moi, y a-t-il un seul noble finlan-dais ou suédois qui vous ait octroyé sa faveur ou prissous sa protection? L'Église vous a rejeté et vous arefusé l'entrée dans les ordres! Que pourrait-onattendre d'ailleurs de prélats qui arrachent la mitrede la tête de leur propre archevêque pour gagner lesbonnes grâces de seigneurs impies? Le bon roiChristian encourage l'étude et offre les mêmes chan-ces à tous les hommes doués de talents, quels quesoient leur rang ou leur origine. Il agit en fils fidèle del'Église. Plus grand sera son pouvoir, plus importanteson influence à la cour papale... si bien que mêmeun homme dépourvu de fortune pourra, sur uneseule parole de lui, atteindre les situations ecclésias-tiques les plus élevées... Je crains fort, en effet, qu'iln'y ait, avant peu, nombre de sièges vides dans lechœur des cathédrales de Finlande, et ces siègesdevront être occupés par des hommes fidèles au roiet à l'Église.

Il venait de prononcer des paroles si dangereusesque je jetai un regard derrière moi afin de m'assurerque nul autre que moi n'avait pu les entendre.

– Messire! Madame! m'écriai-je, la voix trem-blante. Voulez-vous m'entraîner à trahir? Je ne suisni soldat ni conspirateur, seulement un écolier pacifi-que qui ne s'y connaît pas plus en politique qu'uncochon en étamage!

– Loin de moi pareille pensée, protesta messireDidrik en se redressant.

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Puis il leva de nouveau sa coupe, et reprit sur leton de la persuasion:

– Mais est-ce trahison de préparer en son proprepays le chemin au souverain légitime? Peut-onappeler conspiration la défense de l'Église contredes blasphémateurs et des imposteurs qui, poursatisfaire leur égoïste ambition, ont oublié le devoirde leur mission sacrée et par là même se sont mon-trés indignes de compter parmi ses serviteurs? Non,Mikaël! Tout ce que je souhaite, c'est qu'un hommesincère et honnête comme vous lève avec moi sonverre au roi Christian et à ses projets ainsi qu'à sonpropre intérêt, présent et à venir!

Que pouvais-je faire sinon obéir? Je vidai doncma coupe et ce vin capiteux courait tel du feu enmes veines, tandis que damoiselle Agnès, avec unrire troublant, nouait ses bras autour de mon cou etme donnait un baiser sur chaque joue.

– Soyons francs, voulez-vous? dit son frère grave-ment. Étant homme d'honneur, je n'ai nulle honte àreconnaître que j'appartiens corps et âme au parti duroi Christian et que je suis venu en ce pays pourdéfendre ses intérêts. Vous pouvez à cet aveumesurer la confiance que j'ai placée en vous. Entrenous, je puis vous assurer qu'ici même à Åbo, il y aplus de partisans inavoués du roi que vous ne sau-riez imaginer. Néanmoins, si par hasard vous éprou-viez la tentation, en échange de quelque richerécompense, de trahir ma confiance, je me permetsde vous rappeler que vous nous avez déjà communi-qué nombre d'importants secrets militaires et qu'ilme sera facile de prouver que vous avez bu avecmoi à la santé du souverain.

– Je ne vous trahirai point! dis-je, la mine renfro-gnée. Mais laissez-moi me retirer, car il est déjà tard.J'ai bu plus que de raison et ma tête est pleine à cra-

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quer de tout ce à quoi il me faut réfléchir.Ils ne tentèrent guère de me retenir après que

nous fûmes convenus de notre prochainerencontre... mais j'eus bien du mal à quitter leurcompagnie, à m'éloigner de la claire lumière deschandelles et de l'opulence partout étalée. J'avaisl'impression que de solides liens m'attachaient à cesdeux êtres et je ne savais mie que j'avais été prisdans les mailles du filet de Satan. Mes hôtes avaientsu gagner ma confiance et je croyais à leur honneur.

Point n'est besoin de conter par le menu par quel-les ruses et promesses messire Didrik et damoiselleAgnès – surtout damoiselle Agnès! – firent de moileur fidèle et obéissant allié. Qu'il me suffise de direque, durant plusieurs mois, je les servis en qualité desecrétaire et facilitai leurs dangereuses intrigues.Mais je dois ajouter pour ma défense que j'étaismoins préoccupé de mon avenir, que messire Didrikme présentait toujours sous de si brillants auspices,que de la paix et du bien de la communauté pourlesquels j'avais l'absolue conviction d'œuvrer. Maconscience éprouva également un soulagementdans le fait que messire Didrik se trouva prompte-ment comme chez lui à Åbo et gagna à sa cause lesbonnes grâces des bourgeois les plus riches. On l'in-vitait aux noces et aux enterrements et il fut mêmel'hôte de la confrérie des Trois Frères, le plus grandhonneur qui se puisse concéder dans notre cité.Ainsi, comme mon maître puisait à d'autres sourcesque moi ce qu'il désirait savoir, sincèrement je nepensais point mal agir.

Il donna de généreuses aumônes à l'hôpital deSaint-Orjan et au monastère Saint-Olav, et son ama-bilité lui attira tous les suffrages. De plus, il savait semontrer suffisamment familier pour bavarder avecdes hommes d'armes, des marins et des apprentis; il

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ne tarda guère à chanter ouvertement les louangesdu roi Christian et de ses multiples et nobles vertus.Et si quelqu'un s'en jugeait offensé, il disait en leregardant franchement dans les yeux:

– Je respecte les opinions de tout le monde etprofesse que chacun a le droit d'avoir ses proprespensées. Je réclame le même droit pour moi, d'au-tant plus que je suis étranger. J'ajouterai que maposition en marge de vos disputes nationales meplace à même d'avoir un point de vue plus large queceux qui y sont directement intéressés.

Et tous de reconnaître qu'il parlait avec la pru-dence et la sagesse qui convenaient à un gentil-homme si accompli, même si les moins avertis pré-tendaient qu'il ne devait guère connaître lesJyllandais qui sont tous traîtres et perfides!

Messire Didrik, dans le but de dissimuler sesintentions, entreprit de visiter toutes les chapellesdes environs de la cité, et j'appréciai fort ces voya-ges. Un jour, nous chevauchâmes jusqu'à Nadendaloù damoiselle Agnès voulait acheter des dentellesfabriquées dans le couvent, qui, disait-on, rivalisaientde finesse avec celles des Flandres. Inutile de dire àquel point j'étais aveuglé et charmé par la grâce et labeauté de cette femme; mais l'humilité de ma posi-tion, dont j'étais conscient, et ma trop grande jeu-nesse sans aucune expérience ne me permettaientpoint d'imaginer que je pusse viser si haut.

A notre retour de Nadendal, alors que j'étais sur lepoint de la quitter à la porte de l'auberge, elle plon-gea ses yeux au fond des miens et dit dans un pro-fond soupir:

– Je suis si lasse de cette ennuyeuse cité et desrustres qui l'habitent! Entrez, Mikaël, venez boire unecoupe de vin avec moi. Mon frère me laissera encoreseule tout le jour et je ne sais que faire pour passer

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le temps!Elle me conduisit dans sa chambre, dont l'air était

si imprégné de parfums qu'après les remugles del'auberge, j'eus l'impression de pénétrer dans un jar-din de roses.

Après que nous eûmes vidé nos coupes, damoi-selle Agnès se mit à parler d'une voix pleine de pas-sion:

– Je prie Dieu que tout cela finisse d'une manièreou d'une autre! Cette éternelle attente m'étouffe!Cette vie inquiète et vagabonde fait désormais partiede moi; je ne peux plus supporter de rester long-temps à la même place! D'ailleurs je sais que je nesuis d'aucune utilité dans ce pays; à quoi bon monadresse quand les hommes d'ici, même les plussages, se laissent prendre de leur plein gré dans lespièges de mon frère! Mais je viens d'apprendre quela flotte royale a quitté le port de Stockholm. Nousaurons bientôt des nouvelles de la bataille; ce sera lesignal pour commencer l'action ici, à moins que le roine réussisse à éviter l'effusion de sang par desnégociations.

– Madame! dis-je, quelle est ma part dans toutcela? Je me réveille chaque matin avec une douleurau fond de la poitrine parce que j'ignore si je fais lebien ou le mal. Je ne puis endurer plus longtempsces angoisses, ni ces regards chargés de soupçonsque je rencontre où que j'aille et qui me blessentcomme de vives accusations! Si le sang devait cou-ler dans cette cité où j'ai vu le jour, chaque goutteretomberait sur ma conscience et je ne connaîtraisplus jamais un seul moment de paix!

Elle rit d'un rire joyeux, toucha mon cou et dit:– Tu as un cou fin et mince comme il sied à un

jeune clerc, ce serait si facile de le trancher! Maisn'oublie pas, Mikaël, on ne peut faire d'omelette

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sans casser des œufs! Les affaires de l'État ressem-blent à la confection d'une omelette et si l'on veutobtenir quelque chose, il faut bien battre les œufs!

– Idée absurde et folle! répliquai-je. Un êtrehumain n'est pas un œuf qui se puisse rompre impu-nément!

– Vraiment? susurra-t-elle de sa voix douce enprenant ma main entre les siennes. Comme vousêtes, vous les Finlandais, une race lente et peuentreprenante! Je me demande s'il existe quelquechose au monde capable de vous enflammer! Toi-même, Mikaël, tu es plus chaste que le chasteJoseph! Et j'en suis réduite à penser que je suisdevenue vieille et laide dans cette maudite cité parceque n'importe qui d'autre, seul à seul avec moi etune bouteille de vin à sa portée, aurait certainementtrouvé d'autres sujets de conversation que ces ome-lettes! Ne comprends-tu pas que je m'ennuie à mou-rir?

– Voulez-vous dire...? bégayai-je, n'en croyantmes oreilles. Voulez-vous dire que je devrais abuserde votre innocence et trahir votre frère qui m'a confiévotre honneur? Que je devrais pécher contre vous etvous induire à la tentation... tentation qui pourraitêtre plus forte que nous deux?

Elle éclata d'un rire si sonore que je me vis moi-même obligé à esquisser un sourire, en dépit demon désarroi.

– Tu es vraiment un jeune homme plein de vertus,Mikaël! reprit-elle en ébouriffant mes cheveux. Unphénomène quasi incroyable dans notre monde depécheurs! Mais je porte peut-être une ceinture deVenise pour protéger ma chasteté... n'as-tu pas unetoute petite envie de t'en assurer?

Tout tremblant des pieds à la tête, je me jetai àgenoux devant elle:

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– Ô dame! Vous êtes la plus belle et la plus dési-rable de toutes les femmes que j'aie rencontrées, etvos merveilleuses vertus ont dès longtemps conquismon cœur! Mais je vous en supplie! Eloignez-moi devotre vue sur-le-champ et ne me faites point tomberdans la tentation... parce que jamais je ne seraidigne de vous, jamais je ne pourrai vous offrir laposition à laquelle votre naissance, votre éducationet votre beauté vous donnent droit!

Elle rit avec encore plus de gaieté avant d'ajouter:– Un petit jeu entre bons amis est un amusement

innocent qui n'oblige à rien! Crois-moi, l'art d'aimerest un art délicieux qui demande de la sensibilité etbeaucoup de pratique, à l'instar de toutes les activi-tés utiles et de quelque valeur. C'est le huitième desarts libéraux et, mon cher Mikaël, tu seras monélève!

Sa voix était la voix de la persuasion et elle parlaitavec une telle ingénuité que je crois que même unhomme plus avisé que moi aurait succombé, d'au-tant qu'elle semblait être exceptionnellement experteen la matière. Elle avait, en professeur, l'art de sefaire comprendre et se montrait parfaitement maî-tresse de ses matériaux. Son propre corps était lecahier d'écriture et elle n'hésitait point à se saisirelle-même du crayon si je manifestais quelque indé-cision. Mais nous avions à peine franchi le stade élé-mentaire que brusquement les cloches de l'église semirent à sonner le tocsin et qu'un bruit confus nousparvint en provenance du port.

Damoiselle Agnès relâcha aussitôt son étreinte,me repoussa loin d'elle et se mit calmement à rajus-ter sa toilette tandis que, tout tremblant et déconfit,je restais debout, au milieu de la chambre.

– Il est arrivé quelque chose! dit-elle d'une voixfroide et tranquille.

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A ce moment-là, on cogna violemment contre laporte et comme damoiselle Agnès tardait à tirer lesverrous, messire Didrik frappa le battant à coupsredoublés de la poignée de son épée en lançant untorrent d'imprécations.

– Par la sangdieu! s'écria-t-il en nous voyantaprès avoir fait irruption dans la pièce. Ensembletous les deux! Femelle dévergondée, je devrais tetraîner par les cheveux jusques au pilori! Mais lais-sons cela pour le moment! Nous devons penser etagir rapidement. Une légère embarcation vient d'ap-porter les nouvelles de la défaite du roi Christian àBrannkyrka, qui se trouve je ne sais où! Ses troupesdésertent en masse pour passer dans les rangs desSuédois tandis qu'il essaye de rembarquer tous ceuxqu'il peut. Difficile, bien sûr, de faire la part de l'exa-gération dans ce fatras, mais on chante un Te Deumdans la cathédrale et, sur la place du marché, lapopulace commence à montrer les dents. On m'ajeté du fumier quand je me frayais un passage à tra-vers la foule pour venir ici. Tout notre travail estperdu! On n'entend plus à présent que des chansonset des cris de «Victoire!», «Vive Sten Sture!» et «Amort les Jyllandais!».

– Messire Didrik, dis-je alors, ce qui est arrivé nepeut s'annuler et nul doute que ce ne soit la volontéde Dieu. Mais tant au château qu'en la cité, nom-breux sont ceux qui ont bu à vos frais à la santé duroi Christian! Rassemblons-les et tentons un assautpour notre bonne et juste cause!

– Dieu n'a rien à voir là-dedans! grogna-t-il. C'estle nombre de troupes, les armes et l'adresse deschefs qui déterminent l'issue d'une bataille! Si nousvoulons nous en sortir sains et saufs, il ne nous restepas d'autre solution que la fuite! A vrai dire, Agnès etmoi ne courons nul risque mortel car nous sommes

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étrangers, mais pour vous, c'est différent!Il s'assit et vida la coupe de sa sœur puis, la bou-

che appuyée au pommeau de son épée, fixa sesyeux sur moi avec un air de profonde réflexion.

– Oui, tout à fait différent! insista-t-il. Vous con-naissez les noms de tous ceux qui ont bu à la santédu roi. La bonne renommée et la réputation de tropde monde se trouvent entre vos mains, Mikaël... Jevais donc être obligé de me séparer de vous!

– Mais... messire Didrik! criai-je, plein d'amèreindignation. Me croyez-vous capable de trahir cessecrets pour sauver ma vie? S'il en est ainsi, vousvous trompez complètement et commettez unegrave injustice à mon endroit!

– Un homme n'est qu'un homme, répondit-il sen-tencieusement. On ne peut en ce monde faire con-fiance à personne si ce n'est à soi-même et encore...avec modération! Ma chère sœur, poursuivit-il,s'adressant à damoiselle Agnès pour l'heure occu-pée à ranger ses affaires dans son coffre de voyage,ma chère sœur, aie la bonté de passer dans lachambre à côté ou, pour le moins, de détourner leregard. Je me vois dans l'obligation de tuer ce jeunehomme dans l'intérêt de notre propre sécurité.

Elle parut surprise, mais vint à moi, me tapota lesjoues avec tendresse et me donna un baiser sur lefront.

Deux grosses larmes brillaient dans ses yeux.– J'ai de la peine à me séparer de toi dans ces

conditions, Mikaël, dit-elle, mais tu dois bien com-prendre la sagesse des propos de mon frère.

J'étais si ahuri de cette subite tournure des évé-nements, que j'en suis toujours à me demander s'ilsparlaient alors vraiment sérieusement.

– Messire! bégayai-je. Avez-vous l'intention dem'assassiner ainsi de sang-froid? Si vous ne crai-

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gnez point le Jugement Dernier ni les feux de l'enfer,pensez au moins aux tribunaux civils et ecclésiasti-ques qui ne manqueront pas de vous condamner!

Il réfléchit un instant mais sa charmante sœurs'empressa de prendre la parole:

– Il me serait facile de remettre du désordre dansmes vêtements, ou même de les déchirer... en fait,je suis fatiguée de cette robe! Tout le monde m'en-tendrait frapper à la porte et pousser des cris et cha-cun comprendrait aussitôt que, pour défendre monhonneur, tu as été obligé de tuer ce jeune hommelorsque, sous l'empire du vin, il tentait de m'outrager!

Cette odieuse trahison me parut à tel pointincroyable que c'est à peine si je parvins à murmurer«Jésus, Marie!» et que je restai là, à les regarder,comme si je les voyais pour la première fois.

Le visage de messire Didrik, marqué par les brû-lures de la poudre, me parut alors celui d'un hommedébauché et malfaisant; quant à Agnès, elle n'étaitplus aussi jeune ni aussi séduisante que lorsque jel'avais contemplée sous l'emprise de Satan: elleavait les cheveux teints, le noir de ses yeux et le car-min de sa bouche faisaient comme de grandestaches sur sa face. Leur monde m'apparut alors pourla première fois dans toute sa nudité et je vieillis, àce moment, de plusieurs années.

Mais s'ils imaginaient avoir fait avec moi un mar-ché de dupe, je pouvais au moins leur rendre lamonnaie de leur pièce! Les écailles qui m'aveu-glaient étaient désormais tombées de mes yeux!

Je versai d'une main encore tremblante le restedu vin dans ma coupe, puis dis d'une voix ferme:

– Damoiselle! Damoiseau! Vous me permettrezde boire une dernière fois aux méfaits, mauvaisetéset autres trahisons que vous m'avez si bien ensei-gnés! Pour vous prouver que j'ai été un bon élève, je

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dois reconnaître que je ne me suis point confié envous sans quelques réserves. Pas plus que je n'aiune opinion très élevée de la virginité et de l'honneurde damoiselle Agnès, et c'est seulement la vive sym-pathie que j'éprouve à son égard qui m'empêche dela traiter de vulgaire catin!

Agnès pâlit et ses yeux noisette se mirent à lancerdes étincelles.

– Assez de tergiversations, Didrik! cria-t-elle. Faistaire cette bouche sans vergogne! Jamais la vue dusang versé ne m'a fait peur, tu le sais, et mon amourpour toi en sera décuplé!

Mais messire Didrik me regardait fixement avecattention tout en passant distraitement le doigt sur lefil de son poignard.

– Laisse parler le garçon! interrompit-il. Je l'airarement entendu tenir propos aussi sensés et, mal-gré sa jeunesse, il commence à monter dans monestime. Continuez, Mikaël! Vous devez bien cacherquelque chose dans votre manche pour oser nousparler sur ce ton!

– Puisque je m'y vois forcé, messire, je vous diraitout avec franchise. Afin d'avoir l'esprit tranquille etparce que je soupçonnais quelque peu vos inten-tions, j'ai confié à la garde du bon père Pierre deSaint-Olav, un document écrit dans lequel je related'une manière détaillée toutes vos activités et dresseune liste de tous ceux qui ont bu à la santé du roiChristian. Le secret de la confession empêche lepère d'ouvrir cette lettre, mais s'il m'arrivait quelquemalheur, il est autorisé à demander à l'évêque lapermission de prendre connaissance de cette décla-ration écrite de ma main. Je l'ai faite sans penser àmal, pour sauver ma peau dans le cas où nos planséchoueraient, mais je m'avise à présent que cemanuscrit me servira bien plus que je n'avais pensé!

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– Est-ce vrai? demanda-t-il.Je plantai mon regard droit dans le sien sans

sourciller. Parce qu'il jugeait de moi d'après son pro-pre caractère, il se sentait plutôt porté à me croire.

Avec un soupir, il remit alors son arme au four-reau.

– J'espère que vous oublierez ma petite farce, dit-il d'une voix pleine d'aigreur, et que vous voudrezbien me pardonner d'avoir mis votre loyauté à si rudeépreuve. Je comprends à présent la raison qui vouspoussait à vous montrer si diligent à prendre desnotes!... et quand bien même vous mentiriez, je neveux point courir le risque que vous ayez dit la vérité!

– Ce maudit garçon nous a trahis! s'exclamadamoiselle Agnès, des sanglots de rage dans lavoix. Et dire qu'à l'instant, il essayait de me séduire!Jamais je n'aurais imaginé pareille duplicité de tapart, Mikaël! Je te croyais innocent et bon, et j'auraisaimé conduire dans les jardins du paradis un cœur sipur et si jeune! Mais je m'avise trop tard que nousavions réchauffé un serpent dans notre sein!

– Couvre ta poitrine et tiens ta langue, catin! rugitmessire Didrik. Nous avons une dette de reconnais-sance à l'égard de Mikaël, et le moins que nous puis-sions faire pour lui est de le mettre à sauf à bordd'un navire et de le sortir de ce pays... en attendantle beau jour de triomphe où il pourra y revenir avechonneur! Restons amis, Mikaël, et renouons notrealliance qui, en fin de compte, ne peut vous être queprofitable! Pour l'instant, contentez-vous de ces piè-ces d'or, mes fonds sont en baisse! Je vais essayerde vous conduire en lieu sûr où vous attendrez sur lecontinent le temps nécessaire avant d'entrer dansquelque université. Je vous promets de faire tout cequi sera en mon pouvoir pour que le roi Christianvous accorde une bourse d'études... car vous êtes

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susceptible de le servir utilement et toujours aubénéfice de votre propre pays.

C'était là plus que je n'en espérais, moi qui nedemandais qu'à sauver ma vie! Avant de répondre,je regardai en direction de l'épée et la vis qui repo-sait tranquillement dans son fourreau.

– Noble seigneur, ma gratitude vous sera éternel-lement acquise si vous m'aidez pour de vrai à réali-ser mes plus ardents désirs. Oublions ces... vétilleset secouons de nos pieds la poussière de la cité tantqu'il en est encore temps.

– Il y a dans le port un bateau de Lübeck,annonça-t-il, et il lèvera l'ancre demain si le temps lepermet. J'ai déjà pris un passage pour ma sœur etpour moi, mais quoi de plus naturel que notre fidèlesecrétaire nous accompagne? Rendez-vous donc auport au lever du soleil et nous nous retrouverons àbord, si Dieu le veut.

Le ton avec lequel il dit ces derniers mots meparut si plein de piété, que j'en conçus quelquessoupçons et enchaînai incontinent:

– Vous m'avez, avec une grande bonté d'âme,proposé de l'or. J'ose vous prier de me le donnersans délai car je me trouverais fort embarrassé sipar quelque difficulté imprévue, vous ne pouviez merejoindre.

Mais j'avais commis une injustice à l'encontre decet homme, car une fois qu'il avait pris une décisionil savait s'y tenir. Il y allait en outre autant de sonintérêt que du mien que je ne fisse point piteusemine en me présentant à bord. Il me remit sans pro-tester cinq ducats du pape, trois guldens du Rhin etune poignée de thalers d'argent, si bien que je metrouvai en un moment plus riche que je ne l'avaisjamais été en toute ma vie.

Plein d'enthousiasme, je quittai l'auberge par la

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porte de derrière et regagnai sans encombre lacabane de dame Pirjo. J'expliquai à ma mèred'adoption que le seigneur Didrik devait quitter Åbosans délai pour raison d'affaires et qu'il m'avait pro-posé de m'amener avec lui à bord; que cela me per-mettrait de suivre des cours dans une université etque je ne savais point encore si je choisirais celle deRostock, de Prague ou de Paris; je l'assurai que jetenais là la grande chance de ma vie et la priai depréparer mes bagages pour le voyage. Elle ne sou-leva aucune objection à l'annonce de mes projets etj'eus même le sentiment qu'elle en éprouvait quelquesoulagement, ce qui ne laissa point de me surpren-dre car je ne pensais guère qu'elle fût informée desintrigues de mon maître.

Comme jamais je n'aurais pu quitter ma terrenatale la conscience pleine de noirceur, je tenaisavant tout à me confesser au père Pierre. Pour éviterla foule excitée par la victoire, je louai une barque etdescendis la rivière en ramant jusqu'au monastère.La prière de l'office de none avait déjà pris fin et jerencontrai le père Pierre à la porte; il se préparait àse joindre à la liesse populaire, mais lorsque je lui fispart de mon désir solennel, il m'accompagna sur lacolline pour m'écouter en confession.

Il fit maints signes de croix tandis que je parlais et,quand j'eus terminé, prononça ces mots:

– J'avais cru que messire Didrik était un bon gar-çon, hélas! c'est un véritable voyou! Grâce à la provi-dence, tout a tourné au mieux et l'on dirait que tesespoirs sont en passe de se réaliser. Certes, le che-min qui s'ouvre devant toi est rude et semé d'obsta-cles plus dangereux que tu n'as l'air de le penser:nombreux sont partis au loin à la recherche de laconnaissance qui ne sont jamais revenus! En vérité,tu as agi sans discernement. Tu devrais comprendre

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que c'est une erreur et une offense envers Dieu d'es-sayer ainsi de changer radicalement les chosesquand c'est dans leur nature même d'aller avec len-teur; nous ignorons tout de ces idées nouvelles quinous peuvent mener au mal comme au bien... Je nevois point cependant que tu aies péché contrel'Église et j'ai donc pouvoir de te donnerl'absolution... Toutefois, pour que ton âme soit enpaix, je te condamne à dire une prière dans tous leslieux saints que tu rencontreras sur ton chemin.

Un sentiment sincère d'absolue contrition envahitmon cœur et je baisai le bord graisseux de son habit,quand tout à coup il me revint en mémoire la leçonque m'avait donnée damoiselle Agnès et que, dansma hâte, j'avais oublié de mentionner. Et c'était pré-cisément mon péché le plus noir!

Je décrivis de mon mieux au père Pierre tout cequi s'était passé et il me posa maintes questions afinde jeter le plus de lumière possible sur cet événe-ment.

– Tu as été victime de la séduction, dit-il à la finen soupirant, et il était difficile d'attendre d'un jeunehomme si peu averti que toi qu'il sût résister à sipuissante tentation! Peut-être ne l'aurais-je pu moi-même!... Laissons cela néanmoins et parlons à pré-sent de ce que nous devons faire. Il faut que tu aillessans tarder voir magister Martinus et que tu luidemandes une lettre de recommandation ainsiqu'une note sur ta scolarité. Après vêpres, je me ren-drai chez dame Pirjo pour que nous réfléchissions etpriions ensemble avant que tu ne franchisses le pasqui décidera du chemin de ta vie tout entière.

Son absolution et le conseil qu'il me donna mirentla paix en mon âme, même si je ressentais quelqueappréhension à l'idée de me présenter devantmagister Martinus. Mais il me reçut lui aussi avec le

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sourire, les joues un peu rougies par les libations. Ilse montra surpris et heureux à la fois des nouvelleset les jugea suffisamment importantes pour les com-muniquer à l'évêque en personne. Je pense qu'iln'osait apposer son nom sur une lettre de recom-mandation sans l'autorisation du prélat, et commeprécisément il devait se rendre à l'évêché pour parti-ciper à un banquet en l'honneur de la victoire deSten Sture, il m'invita à l'accompagner pour présen-ter ma pétition.

Nous passâmes devant la cathédrale et l'hôpitalSaint-Orjan où les deux lépreux de la ville nousdemandèrent la charité. L'un n'avait plus de nez et levisage de l'autre était recouvert d'une toison argen-tée. Et je me sentis tout mélancolique à l'idée queplus jamais je ne verrais leurs figures familières.

Les odeurs les plus appétissantes frappèrent nosnarines à l'approche de la demeure de l'évêque. Jerestai sur le seuil, la toque à la main, tandis quemagister Martinus entrait pour s'occuper de monaffaire. Il revint quelques instants plus tard et m'intro-duisit auprès de l'auguste révérend. L'évêque ArvidKurk était lui aussi de bonne humeur et ne tardaguère à évoquer ses souvenirs du temps où, jeuneétudiant, il vagabondait en chantant sur les routesd'Europe, bien qu'il appartînt à une famille influenteet jouît déjà à l'époque des rentes d'un bénéfice.Seul le choix de mon université parut lui donnerquelque souci. Magister Martinus proposa celle deRostock qui, pour être la plus proche, me permettraitde revenir plus facilement si je me heurtais à de tropinsurmontables obstacles.

Mais le prélat lui intima l'ordre de se taire et dit:– En des temps troublés comme les nôtres, je ne

puis conseiller aucune des universités allemandesoù les fausses doctrines de Wittenberg gagnent cha-

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que jour du terrain; les jeunes esprits n'en peuventretirer que troubles et préjudices. Non, Mikaël! Si tuen as les moyens, tu dois aller à l'université de Paris,mon université! Celle où moi et tant d'autres qui, parla grâce de Dieu, ont occupé ce siège épiscopald'Åbo, avons acquis notre savoir!

Nul doute que le sévère prélat ne se fût à nou-veau lancé avec délices dans ses souvenirs, simagister Martinus n'eût osé l'interrompre, le priantde rédiger sans plus attendre une lettre de recom-mandation en ma faveur. Mon bon père craignait, jecrois bien, que ses doigts ne fussent plus capablesde tenir une plume après le banquet... L'évêque,sans plus de commentaires, se prononça donc pourl'université de Paris et dicta en son propre nom la let-tre qui soumettait mon cas à ses doctes professeurs.

– Mikaël, dit-il pour finir, lorsque tu auras trouvéun bon tuteur et qu'il t'aura admis au nombre de sesélèves, tu jouiras de tous les droits et privilèges del'université. Mais souviens-toi que moult de ceux quiont emprunté ce chemin n'en sont jamais revenus etque moult qui en revinrent, avaient l'âme et le corpsdéchirés pour avoir consacré plus de temps aux septpéchés capitaux qu'aux sept arts libéraux! Mais si tute conduis comme il se doit, si tu reçois en tempsvoulu le titre de bachelier, je penserai sérieusementà ce que je peux faire pour toi. Que ton premier exa-men soit donc la pierre de touche de ta valeur!

L'angoisse cependant étouffait mon cœur à l'idéede ce que ce bon évêque et mon tuteur Martinusdiraient lorsqu'ils apprendraient mes activités pour lacause jyllandaise, ce qui ne saurait tarder, je n'enpouvais douter. Ému aux larmes par cette terribleinquiétude, je le remerciai d'une humble voix pleined'ardeur contenue, et mon cher maître Martinus semit lui aussi à pleurer.

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Le révérend Arvid, lui-même gagné par l'émotion,dit en guise de conclusion:

– Je t'autorise, mon pauvre garçon, à te servir demon nom quand des obstacles surgiront sur ta route,ou bien si la maladie venait à te terrasser, car je puisdire, sans me vanter, que je fus le plus valeureuxdes étudiants de Finlande à l'université de Paris. Jesuis bien sûr que la mention de mon nom te vaudratoujours un repas ou une coupe de vin à «la fête deSaint-Jean» ou à «la toge du Maître» même s'ils nem'ont point revu depuis près de trente ans! Mais,pour te donner une preuve plus tangible de mon inté-rêt, permets-moi d'ajouter cette petite somme à tonpécule...

Tout en parlant, il fouillait dans une bourse biengarnie pendue à sa ceinture, et me tendit trois gul-dens de Lübeck, dont un d'ailleurs ne faisait point lepoids légal. Dans le même élan, magister Martinusme fit cadeau de trois monnaies d'argent. Les der-niers vestiges de mon orgueil furent alors submergéspar les remords les plus amers et il ne resta plusdans mon cœur que de bonnes résolutions.

Un grave silence régnait dans la cabane de damePirjo. La table débordait de victuailles, assez, jepense, pour régaler la ville entière! Ma mère d'adop-tion avait rempli un grand sac de toutes sortes deprovisions de bouche et rangé mes vêtements, avecune pile de linge sur laquelle trônait mon vieux livreen loques Ars Moriendi, dans un coffre tout cabossédont venait de me faire présent maître Laurentius.Ce dernier était assis, les coudes sur les genoux,dans un coin de la pièce. Je le remerciai de son pré-sent tout en frémissant dans mon for intérieur à lapensée de ce qu'il avait bien pu transporter dans cecoffre au cours de ses pérégrinations... Dans unautre coin, je vis Antti, le menton appuyé sur la

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paume de sa main; je crus qu'il était triste à causede mon départ mais découvris plus tard qu'il avaitd'autres sujets de préoccupation.

Le père Pierre arriva après vêpres. Il avaitemprunté le sceau du père prieur et écrit au nom dumonastère une recommandation à l'intention de tou-tes les communautés de frères afin qu'elles m'offrentle gîte et le couvert d'un soir durant mon voyage surle chemin de Paris.

– J'ai signé de mon nom pour que l'on ne croiepoint que cette lettre est un faux; j'imagine que nulne se souviendra du nom du prieur d'une commu-nauté petite et reculée comme la nôtre! Quoi qu'il ensoit, ce document t'économisera bien des dépenseset tu peux le présenter à n'importe quelle maison dereligieux sans te soucier de l'ordre auquel elle appar-tient; Dieu ne regarde point si ses brebis sont noires,grises ou brunes, ni si toi-même n'es qu'un séculier!

Je n'ai plus grand-chose à raconter sur cette tristesoirée. Nous avons tous versé des larmes et damePirjo m'a doucement caressé la tête. Elle avait misun paquet de médicaments dans mon coffre: unejolie boite peinte en rouge et vert, qui contenait sesmeilleurs remèdes contre fièvre, paludisme, toux etsaignements, sans oublier la graisse d'ours, de liè-vre, ni la thériaque de grand prix.

A propos d'une petite corne remplie à ras bordd'un liquide à l'odeur pénétrante, elle me glissa àl'oreille:

– Je ne sais si j'ai bien ou mal agi mais les hom-mes sont les hommes, et j'ai mis dans cette corne lephiltre le plus puissant que je connaisse: quelquesgouttes dans du vin ou de l'hydromel suffisent àémouvoir la femme la plus vertueuse du monde.

Après force conseils et mises en garde elle me

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donna cinq grandes pièces d'argent, qu'elle merecommanda vivement de changer pour des mon-naies d'or dans une des banques sérieuses deLübeck en faisant bien attention de ne point accepterde pièce rognée, dont les changeurs ont la spécia-lité. Je n'éprouve nulle honte à avouer que toutecette bonté qui m'entourait, moi si indigne, me ren-dait comme une chiffe molle. L'office nocturne noustrouva encore en prières et l'heure des laudes surpritle père Pierre et maître Laurentius sommeillant tousdeux sur la couche de dame Pirjo. Antti, quant à lui,avait disparu. Et lorsque parut la première lueur decette pâle aurore automnale, nous étions déjà enroute: le père Pierre et maître Laurentius titubaientsous le poids du coffre qu'ils transportaient tousdeux le long de la rive, dame Pirjo s'était chargée demon paquet et moi du grand sac à provisions. Le cielcommençait à se teinter de pourpre vers l'Orientquand ils m'aidèrent, avec maintes bénédictions, àme hisser sur la chaloupe du navire; puis, du haut dupont, je réussis encore à distinguer leurs silhouettesqui agitaient les mains en signe d'adieu. Et je con-templai également la haute tour de la cathédraletoute droite dressée au milieu des maisons basses,des potagers de choux aux reflets bleutés et des lon-gues files de piquets des champs de houblon dégrin-golant la colline. Le grand bateau descendit en glis-sant le cours de la rivière et, lorsque nous eûmesdépassé les sombres murailles de la forteresse, jemurmurai une prière et fis en mon cœur mes adieuxà ma vie écoulée. Puis, relevant la tête, je fis face àmon nouveau destin, face à l'inconnu.

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LIVRE III

LA DOCTE UNIVERSITÉ

Mes compagnons de voyage avaient réservé surle pont à la poupe du bateau une cabine, tandis queje devais me débrouiller par mes propres moyens.Messire Didrik me conseilla de faire amitié avec l'offi-cier en second, un homme originaire de Lübeck, quime permit de m'installer dans une petite dépensederrière la cuisine; j'évitais de la sorte de dormir surle gaillard d'avant en compagnie des marins, s'ilsavaient pu me faire une place parmi eux. A vrai dire,peu m'importait de dormir ici où là! A peine étions-nous entrés dans les eaux de l'archipel et roulions-nous sur les profondes vagues de jade, que le ventfrais de la mer emporta dans un souffle la totalité demes inquiétudes et je fus alors pénétré d'un senti-ment de joie et de courage qui envahit mon cœur.

Grande fut ma surprise cependant à repérer sou-dain mon ami Antti Karlsson lui-même, qui quittaitfurtivement un des innombrables recoins du naviretout en jetant des regards hébétés autour de lui et engrattant sa tignasse emmêlée.

– Jésus, Marie! m'écriai-je. Que fais-tu ici? T'es-tucaché à bord pour cuver ton vin? Vite! Saute et nagejusques à la côte tant que nous n'avons pas encorequitté les îles!

– Je suis officiellement à bord, ne t'inquiète pas,et engagé comme assistant du contremaître pourpayer mon passage! répondit-il. Oui, j'ai remerciémon patron du peu qu'il m'a enseigné de son hono-rable office et lui ai donné ma parole de le récom-

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penser de ses efforts. J'ai également recommandé àla protection de Dieu mes compagnons d'apprentis-sage qui en ont un sérieux besoin, et leur ai défendude dire du mal de moi pendant mon absence! Sansdoute aurais-je dû les inviter à boire pour fêter mondépart, mais il était trop tard et la cervoise de damePirjo m'était montée à la tête. Le temps est venupour moi de courir le monde et de parfaire mes con-naissances dans mon métier, le plus important detous! C'est pourquoi je pars avec toi, je quitte sansregrets superflus ma terre natale, qui m'a offert plusde famine que de pain et plus d'insultes que de pla-ces choisies au coin du feu!

– Antti, tu es fou! Retourne sans tarder! Tu peuxencore obtenir le pardon si tu le demandes avec l'hu-milité nécessaire!

– Je ne veux point recevoir une balle dans la poi-trine! répliqua-t-il, l'air résolu. Mes affaires ont maltourné et le diable a ensorcelé le tenancier des TroisCouronnes. Il a maintenant soif de mon sang etreste aux aguets derrière son bar, un pistolet chargédans la main, tout prêt à tirer sur moi!

– Mais pour quelle raison? demandai-je avecétonnement. Je vous croyais les meilleurs amis dumonde! La maîtresse de maison te caressait lesjoues chaque fois qu'elle te voyait et te réservait tou-jours les restes de ses clients!

– Mikaël, dit Antti, ses honnêtes yeux gris posésgravement sur les miens, si tu tiens à la vie, ne per-mets jamais à une femme de te caresser les jouescar rien de bon n'en peut venir! J'ai commencé entoute innocence à être ami avec l'hôtesse des TroisCouronnes, ou plutôt c'est elle qui a recherché monamitié à partir du moment où je l'ai sauvée desvoleurs. Et je n'y ai vu aucun mal jusqu'à ce que,telle la femme de Putiphar, elle m'invitât à partager

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sa couche pendant que son époux était occupéailleurs.

– Antti! L'adultère est un horrible péché! Je n'au-rais jamais imaginé pareille faiblesse de ta part!

– Comment pouvais-je le deviner? rétorqua-t-ild'un air offensé. Je suis un garçon obéissant qui faitce qu'on lui demande! Malheureusement, le patronm'a surpris quand j'étais en train d'obéir aux ordresde sa femme et je n'ai point eu d'autre ressourceque de le fourrer dans la huche d'où je l'avais sortien une autre occasion, mais il menait si grandtapage là-dedans que j'ai dû placer une barrique deviande salée par-dessus le couvercle! Cela l'a renduencore plus enragé et dès qu'il a pu se dégager, ilest allé se faire prêter un fusil par le Conseil «pourempêcher les étrangers de labourer et ensemencersa terre», selon sa propre expression. Si bien que j'aiété obligé de m'enfuir! Son épouse, des larmes pleinles yeux, m'a donné une bourse bien remplie pourque je ne crève pas de faim durant la traversée. Aterre, un homme peut toujours gagner sa vie!

Je ne lui adressai plus aucun reproche, «ce quiest fait est fait», et le plus sage était de penser àl'avenir. Mais je ne laissais point de m'émerveiller enconstatant comment nos deux vies s'attachaientl'une à l'autre. Le même jour, peut-être à la mêmeheure, Antti avait frôlé la mort tout comme moi lors-que je me trouvais à la pointe de l'épée de messireDidrik. Tout tendait à nous persuader qu'il entraitdans les desseins du Créateur de nous faire navi-guer de conserve, et une poignée de main scellanotre entente. Mais aucun de nous deux n'eût pudire combien de temps ni avec quelle force ce pactenous unirait...

Sur ce voyage, qui dura trois semaines, je diraiseulement que nous essuyâmes deux tempêtes,

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qualifiées par les marins de «grains sans impor-tance», et que, si nous croisâmes d'autres navires,nous ne rencontrâmes point de pirates, si nombreuxdisait-on, entre Gotland et Osel. Nous jetâmes doncl'ancre à la date prévue dans le port de Lübeck.

Messire Didrik, à nouveau bien disposé à monégard, tenta de me persuader de l'accompagner àCopenhague, réitérant ses belles promesses d'hon-neurs, richesses et autres faveurs royales. Maisj'avais déjà été échaudé et la vie précaire d'un aven-turier manquait de charme à mes yeux, d'autant qu'àprésent s'ouvraient à ceux de mon esprit les portesde la connaissance. Je lui rendis grâce cependant,et lui fis mes adieux. Il promit de se souvenir de moiquand les temps seraient plus propices.

Inquiet pour mes bagages, je demandai à ungroupe de marchands la permission de me joindre àeux, et, en échange de quelque argent, ils acceptè-rent de charger mon coffre et mon sac à provisionssur leurs charrettes. Je m'avisai un ou deux joursplus tard que, transportant des marchandises devaleur, ils auraient tout aussi bien accepté de pren-dre mes biens gratuitement car ils souhaitaient, parsouci de sécurité, voyager avec le plus grand nom-bre d'hommes possible. Mais il était trop tard pourrattraper ma maladresse!

Nous laissâmes bientôt Hambourg derrière nous,poursuivant notre chemin à travers les champs doréset les nombreuses rivières de cette région. Chaquejour le soleil d'automne nous souriait plus chaude-ment et je n'en finissais point d'admirer la fertilité dusol, la richesse et le nombre des cités allemandes. Ilne se passait guère d'étape sans que nous eussionsl'occasion de voir sur notre route quelque gibetdressé sur son monticule, comme pour nous avertirde la proximité d'une cité populeuse et respectueuse

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des lois.Le mauvais temps nous contraignit à demeurer

plusieurs jours à Cologne, grande ville au bord duRhin, le fleuve au cours majestueux. Je bénis cettehalte qui me permit à la fois de me reposer et degagner cent jours d'indulgence en priant dans lacathédrale. J'avais déjà, en compagnie d'Antti, visitémaintes églises et cathédrales, mais la vue de cemagnifique édifice nous coupa le souffle. On avaitvraiment le sentiment d'être un ver de terre, quandon levait les yeux vers les vertigineuses hauteursdes flèches couronnées de nuages au-dessus denous. Je suis sûr qu'Åbo dans sa totalité eût contenusous ces voûtes! Rarement, pour ne point direjamais, j'avais ressenti la majesté de Dieu d'aussiprès que dans cette grandiose cathédrale et je nem'étonnai guère que malades, aveugles ou infirmesaient recouvré la santé après avoir élevé leur prièreen ces lieux. On avait du mal à croire que des hom-mes l'avaient pu construire!

A Cologne, je confiai mon coffre à un marchandqui se rendait à Paris par une route plus longue quecelle que nous allions emprunter et, comme l'au-tomne tirait déjà à sa fin, Antti et moi nous nousremîmes en marche tout seuls, à la grâce de Dieu!Nous arrivâmes en Bourgogne, puis en France, etbientôt commencèrent les difficultés de langage.Heureusement, partout, dans les villes et villages,nous croisions des clercs ou des frères, pleins de lacrainte de Dieu, auxquels je m'adressais en latin, etqui nous indiquaient volontiers notre chemin. Lanécessité nous fut un bon maître: j'ai toujours eu unecertaine oreille pour les langues et, bien qu'au débutle français m'ait paru quelque peu déroutant, jem'aperçus très vite qu'il était issu du latin.

Nous traversions de somptueuses forêts de

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hêtres et dans ces jours délicieux d'automne le soleilbrillait parfois à travers une brume qui s'étendait telun voile de rêve sur tout le paysage. A la Toussaint,nous arrivâmes enfin sur la colline de Montmartreavec à nos pieds les toits de la cité de Paris que laSeine enserrait dans ses bras d'eau verte. Noustombâmes à genoux pour rendre grâce à Dieu denous avoir conduits sains et saufs au terme de notresi long voyage. Puis, de toute la vitesse de nos jam-bes, nous dévalâmes la colline. Je comprenais alorsles sentiments que Moïse devait éprouver quand, dusommet de la montagne, il aperçut la Terre promise!

Mais nous nous étions trop empressés de rendregrâce, car notre destin fut bien près de ressembler àcelui de Moïse qui n'entra jamais dans Canaan! Unebande de mendiants et de voleurs, embusqués der-rière les marronniers du bord du chemin, surgirentde leur cachette et se jetèrent sur nous à coups degourdins, de pierres et de couteaux. Nul doute qu'ilsnous eussent assassinés sans sourciller, dépouillésde tout puis cachés dans le bois une fois dévêtus, làoù personne ne nous eût pu trouver, si Antti, avec sagigantesque force, ne les eût forcés à fuir après leuravoir administré quelques coups de son bâton. Ilsdisparurent prestement, en braillant et hurlant, sansdoute persuadés de s'être attaqués au diable en per-sonne!

Mais moi, je restai étendu sur le chemin, sanspouvoir me relever, blessé à la tête par une pierre.Antti, pour la seconde fois, venait de me sauver lavie.

J'étais assommé à tel point que, si je ne souffraisde nulle part en particulier, je n'entendais plus quecarillons de cloches et chants angéliques, ce quiprouve sans conteste combien j'étais près des por-tes du paradis. Je repris la marche en titubant,

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appuyé sur mon ami qui dut même me porter dansses bras robustes une partie du chemin.

Les hommes de la garde nous arrêtèrent aux por-tes de la ville et refusèrent de nous laisser entrer envoyant ma blessure et ma tête ensanglantée. Je nepouvais être, pour leurs esprits bornés, qu'un banditde grand chemin. Je leur racontai mon histoire à plu-sieurs reprises, essayai en vain de les apitoyer, maisils auraient fini par nous enfermer si un vieux moinedéchaussé n'était venu à notre aide; en effet, quandcet homme eut pris connaissance de mes docu-ments, il répondit devant la garde de ma bonne foi etde ma conduite. Puis, avec la plus grande amabilité,il nous fit traverser l'île et gagner l'autre rive dufleuve où se trouve le quartier des universités, etnous indiqua sur le bord de la Seine une aubergemodeste où passer la nuit.

La souillon qui tenait l'auberge semblait avoir l'ha-bitude des têtes cassées. Elle apporta, avant mêmeque nous en fissions la demande, eau chaude etchiffons et, sur ma prière, chercha dans les coins toi-les d'araignées et moisissures pour les appliquer surla plaie. Je me sentis nettement mieux après avoirbu une coupe de vin; mes idées se remirent enplace, même si le chant des anges dans mes oreillesne cessa qu'au bout de quelques jours.

Cette brave femme, à force de nourrir et soignerdes étudiants, savait tout ce qu'il convenait que jefasse pour entrer à l'université et me fut d'un grandsecours. Je devais avant toute chose choisir un«tuteur» pour, en temps utile, et après avoir assistéaux controverses dialectiques débattues dans sonécole, obtenir le premier titre académique. Seul l'étu-diant parrainé par un tuteur jouissait des privilègesuniversitaires.

Tous ceux qui étaient nés au-delà des frontières

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de la France avaient pour patrie l'Allemagne ou Ger-manie, et je devais donc choisir un maître anglais ougermain à défaut d'un danois ou suédois. Lestuteurs, pour leur part, avaient déjà obtenu le titre demagister; selon les statuts, ils devaient durant deuxannées enseigner gratuitement à la faculté des Artstout en poursuivant leurs propres études dans l'uneou l'autre des trois facultés supérieures. Toutefois,jamais de sa vie, la tenancière n'avait entendu parlerde sauvages païens tels que Suédois ou Danois!

– D'ailleurs, ajouta-t-elle, la mine sombre, plus lesétudiants sont éloignés de chez eux, plus ils boiventet se conduisent mal! Si tu viens vraiment d'aussiloin que tu le prétends, cela ne m'étonne guère quel'on t'ait cassé la tête avant d'arriver. Un pauvre mor-tel doit supporter les épreuves que Dieu lui envoie...Et les étudiants, Dieu seul le sait, n'en sont pasexempts, loin de là! Ces garçons aux cheveuxblonds qui nous arrivent de contrées lointaines sontfroids au-dehors mais chauds à l'intérieur commetous les habitants des pays froids, et voilà pourquoiils ont besoin de boire plus que ceux à la peaubrune.

Exemple de philosophie naturelle que même unecréature à l'esprit simple pouvait apprendre au quar-tier Latin!

– Ma brave femme, dis-je, un peu vexé, seules denobles ambitions, unies à l'amour de la connais-sance, m'ont incité à venir suivre les cours de cettereine des universités! Aussi ne boirai-je que de l'eauet ne mangerai-je que du pain dur jusqu'à ce quej'aie atteint le seuil des plus hauts titres de mon almamater. Pour ne rien vous cacher, je n'ai point de for-tune mais suis courtois et de bonne compagnie, quoique vous en pensiez!

A ces mots, la maritorne poussa un profond sou-

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pir et se désintéressa totalement de mon cas; certes,elle nous servit quelque chose à manger et nousprocura un peu de paille pour dormir, mais ne nousprêta, dès lors, pas plus d'attention qu'à deux ratsdans un coin.

J'avais dans l'idée de me mettre en quête d'untuteur dès le lendemain matin, car les vacancesétaient terminées et les cours commencés depuisfort longtemps, mais Antti m'en dissuada.

– Frère Mikaël, dit-il, le Seigneur a créé le tempset non pas la précipitation! Enfin... si j'ai bien comprisce que prêchaient les dominicains. Il ne serait guèreconvenable d'aller te présenter devant ton doctetuteur avec un œil au beurre noir et la tête bandée: ilpourrait se faire une fausse idée de ton caractère!

Je m'étais muni d'une poignée de deniers dans lamaison d'un changeur, près du pont, mais ne tardaipoint à me rendre compte que la vie dans cette citéagitée revenait bien plus cher que dans mon pauvrepays natal; si je continuais à vivre à l'auberge, undenier par jour ne suffirait pas à payer un seul misé-rable repas et un tas de paille avec les autres loca-taires de la chambre. Je partis à la recherche d'uncollège suédois ou danois, mais personne ne futcapable de m'en indiquer un. Seul un vénérablemendiant à la barbe grise se souvint d'avoir entenduparler d'une telle institution qui avait existé une cen-taine d'années auparavant. On n'avait guère vud'étudiants danois depuis fort longtemps car, me dit-il, il leur était interdit de suivre des cours hors deleurs frontières depuis la création de l'université deCopenhague. Ce vieillard, tout à fait respectable etavisé, fut la seule personne à me donner des con-seils sensés durant ces premiers jours. Il parlait unlatin correct et me confia qu'il exerçait son métierdepuis plus de cinquante ans près du pont de la

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cathédrale.Un étudiant ivrogne condescendit à m'adresser la

parole quand, malgré la modestie de mes moyens, jelui offris une coupe de vin; à vrai dire, il se borna àm'enseigner un poème en français qui, par le jeu derimes astucieuses, citait un grand nombre de rues deParis. Ma connaissance encore fort succincte de lalangue ne me permit guère de comprendre cepoème que pourtant, pour lui plaire, j'appris parcœur. Il m'en coûta une nuit et deux deniers et demi!Ce ne fut que bien plus tard que je découvris avecindignation le contenu de cette œuvre: en quarante-huit vers, il n'y était question que des rues malfamées! Cette sorte d'aventure constitue, pour ainsidire, le tribut que tout étudiant novice se doit d'ac-quitter en arrivant dans le quartier!

A force de déambuler dans les rues, j'acquis unenotion approximative du quartier Latin, de ses bâti-ments universitaires et de ses nombreuses églises etmonastères. Il y avait une population d'environ sixmille étudiants, soit le double de celle d'Åbo. Diverspays et plusieurs pieuses fondations possédaient aumoins une trentaine de collèges, qui ne pouvaientcependant accueillir qu'une faible partie d'étudiants.Les cours avaient commencé la veille de la Saint-Denis, nous approchions de Noël, il était donc inutilede chercher à me faire admettre dans aucun d'entreeux.

Lorsque l'excitation de mon arrivée se fut un peucalmée, je commençai à me sentir véritablement malà l'aise de n'en être encore qu'aux prémices de mesétudes. Par chance, ma blessure à la tête fut guérieen peu de jours si bien que je pus ôter la bande etsoigner mon apparence. Le brave marchand deCologne arriva sur ces entrefaites avec mon coffrede voyage. Après m'être paré de mes plus beaux

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vêtements, je sollicitai hardiment une entrevue avecle trésorier de la nation allemande, afin d'obtenirquelques conseils éclairés pour mener à bien mesétudes. Le jeune maître commença par m'adresserde sévères remontrances pour avoir déjà perdu lamoitié de l'année; toutefois, après avoir lu la lettre derecommandation de l'évêque Arvid, il reconnut quemon voyage avait été long et périlleux. La lettre, etmon aspect soigné, avaient dû l'amener à supposerque j'étais un jeune homme fortuné car il medemanda incontinent si j'avais l'intention de payermon tuteur. Certes, me dit-il, tout l'enseignementétait en principe gratuit, mais les professeurs, quin'étaient point rétribués par la faculté des Arts, con-sacreraient à l'évidence plus d'attention à des élèvesqui leur auraient fait quelques présents.

Comme il venait lui-même du pays de Hollande, ilpouvait sans attendre m'indiquer un tuteur hollan-dais, un certain magister Pieter Monk, qui n'avaitpour l'heure qu'un nombre réduit de disciples etpourrait par conséquent me faire progresser excep-tionnellement vite en vue des examens. Puis il medonna l'adresse du magister, qui vivait rue de laHarpe, en même temps que sa bénédiction.

Heureusement que j'avais reçu des instructionsprécises, car à peine l'avais-je quitté que deux hom-mes, arborant la toque de magister sur la tête et sui-vis d'une foule d'étudiants, se précipitèrent sur moidans l'antichambre, et se mirent à vanter à hautevoix leurs mérites respectifs et ceux de leurs profes-seurs. Lorsque je leur dis que je cherchais PieterMonk, ils se récrièrent contre lui d'une seule voix,l'accusant des pires défauts (c'était un ivrogne, unglouton et même un hérétique!), si bien que j'en vinsà être ébranlé dans mon désir de le rencontrer. Maisen fin de compte, la parole du trésorier allemand me

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parut plus digne de confiance que celle de ces raco-leurs pleins de suffisance.

La rue de la Harpe, près du fleuve, se situait nonloin de l'auberge où je logeais encore et où je m'em-pressai de me rendre pour changer de vêtements. Jeremis mon modeste costume de voyage, gardantseulement mes belles bottes, car je ne voulais pointque le professeur se fît une fausse idée de mes res-sources. Il vivait dans une maison étroite à plusieursétages; le propriétaire, graveur de cachets de sonétat, me fit monter jusques au dernier et m'indiquaune pièce exiguë et froide où je trouvai enfin le doctemaître en train d'écrire sur une table bancale. C'étaitun homme jeune, pâle, et à l'air famélique; il portait,plus pour se réchauffer, je pense, que par souci desa dignité, sa toque et la totalité de sa garde-robe.

Il posa sur moi ses yeux fatigués et me considéraavec attention. Pénétré de respect, je lui exposaiavec franchise le but de ma visite, en mettant l'ac-cent sur ma soif de connaissances et mes faiblesressources, et lui promis, s'il consentait à me pren-dre comme élève, de le servir avec constance etobéissance.

– Nous vivons des temps difficiles, Mikaël, répon-dit-il, et la reine des Sciences s'est convertie en unemarâtre perverse qui donne souvent à ses enfantsdes pierres en guise de pain! J'ai seulement vingt-cinq ans mais j'en ai déjà mâché jusques à m'enuser les dents! Pour être franc avec toi, je dois direque je n'ai reçu ma licence d'enseignement, oulicencia docendi, que l'an passé. «Hier, bachelier,aujourd'hui magister, demain docteur!» nous ensei-gne le proverbe, pourtant chacun de ces jours estlong comme des années et sans cesse rempli d'an-goisses, de luttes et de batailles spirituelles. On gèleen hiver tandis qu'en été l'on respire l'infecte puan-

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teur qui envahit les rues. Mauvaise nourriture etœufs pourris sont l'apanage de l'étude, et l'élèveassidu reçoit pour seule récompense de son assi-duité des dents gâtées et un estomac délabré pourle reste de ses jours... Mais je vois bien à ton regardbrillant que tu brûles du désir de t'instruire et que nipeine, ni nuits sans sommeil, ni jours d'angoisse nete feront reculer. Je t'ai donc donné là les seuls aver-tissements que je te donnerai jamais. De mon côté,je ferai de mon mieux pour t'aider dans tes études,dans la mesure de mes moyens.

Puis il me soumit à un interrogatoire portant surdes questions précises. Au bout d'une heure, j'avaisle sentiment d'être retourné comme un gant et qu'ilsavait de mon instruction plus que moi-même.

– Mikaël, mon fils, dit-il en hochant la tête, tuapprends rapidement et tu possèdes une solide con-naissance de la logique aristotélicienne. Toutefois,ton vocabulaire est dépassé et ton savoir plusadapté à un homme d'Église qu'à un universitaire.On voit que tu n'as jamais eu l'occasion de lire desœuvres modernes ni de commentaires. Mais si tuassistes régulièrement à mes cours du matin etviens écouter chaque semaine les disputes dialecti-ques, peut-être pourrons-nous avancer suffisammentcette année pour que tu sois à même de choisir lathèse que tu auras à soutenir dans les discussionsavec mes autres élèves. Je suis convaincu qu'aprèsune année de travail acharné tu pourras te risquer àte présenter devant les examinateurs pour obtenir letitre de bachelier. C'est tout ce que je peux te pro-mettre, bien que mon propre avancement dépendedu tien puisque, tu le sais, l'on juge un maître à sesélèves.

Il m'invita à me présenter dès le lendemain matinaprès la messe à l'église de Saint-Julien-le-Pauvre.

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– Mikaël, ajouta-t-il d'une voix hésitante, normale-ment, un élève doit faire à son maître un cadeauselon ses moyens financiers. Loin de moi l'intentionde te dépouiller mais, à vrai dire, je ne pourrai man-ger aujourd'hui tant que l'imprimeur ne m'aura pointpayé ces épreuves que je corrige en ce moment, etta visite m'a interrompu dans mon travail.

Il me montra le manuscrit et les feuilles encorehumides de l'encre d'imprimerie. Il s'agissait d'unpamphlet écrit par un érudit hongrois; ce dernier pei-gnait le terrifiant tableau des dangers qui menaçaientla Chrétienté depuis que le cruel et sanguinaireSélim, sultan de Turquie, avait l'an passé conquisl'Égypte et placé sous sa coupe toutes les routescommerciales en direction de l'Inde. Sélim, dominantl'Orient, se trouvait à présent en mesure de rassem-bler ses forces pour détruire la Chrétienté. Le maîtreMonk se mit à me raconter d'un air gêné le contenudu manuscrit, sans doute pour me laisser le tempsde réfléchir à la somme que je pensais pouvoir luioffrir.

Je ne prêtais guère attention à ses explications,car rude était la bataille qui se livrait à l'intérieur demoi-même; mais je finis par lui donner une de mesrares pièces d'or, un gulden du Rhin de poids légal.

– Maître Pieter, mon cher tuteur, lui dis-je avecloyauté, prenez cette monnaie tant qu'il me restequelque argent. C'est certainement l'usage le plussage que j'en puisse faire. Si Dieu le veut, elle merapportera un bon intérêt! A mon tour à présent devous adresser une prière: vous qui avez souffert dela pauvreté, pourriez-vous m'indiquer où manger etme loger à moindres frais et me prêter de temps entemps l'un de vos livres? Je souffre plus en vérité dema soif de lecture que de la faim de mon corps! Jevous promets d'y veiller comme à la prunelle de mes

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yeux!Le maître devint écarlate et refusa à plusieurs

reprises mon gulden avant de l'accepter. J'étais,pour ma part, de plus en plus convaincu d'avoirtrouvé en lui le meilleur et le plus honnête de tousles tuteurs parmi les rapaces académiques qui sejettent sur les étudiants comme sur des proies. Il mepromit de me prêter ses livres chaque fois que je ledésirerais, et me proposa même de venir les liredans sa chambre si je ne trouvais point d'autreendroit tranquille. Il me sembla comprendre qu'à ladifférence des professeurs plus âgés, il ne possédaitpoint de local spécial pour donner ses cours et queplusieurs de ses élèves vivaient dans la même mai-son: le graveur de cachets louait en effet des cham-bres aux étudiants et le maître aimait à les avoir ras-semblés ainsi près de lui.

– Dans sa jeunesse, l'homme se contente de peuet est prêt à renoncer à tout! Mais il y a une limite àce renoncement, une limite qu'il ne faut pas dépas-ser sous peine de nuire à sa santé. Nombreux sontles savants qui doivent payer les privations et les dif-ficultés du temps de leur jeunesse par une vie desouffrances permanentes et une mort prématurée.L'hiver approche, Mikaël, tu dois donc manger aumoins une fois par jour un plat de soupe chaude.J'espère que deux ou trois de mes élèves accepte-ront de partager leur chambre avec toi, cela dimi-nuera le loyer d'une part et augmentera la chaleurd'autre part! En temps d'hiver, mieux vaut toujours,tu verras, dormir à plusieurs dans une chambre. Tudois également toujours surveiller ta santé, mais si tute trouves à toute extrémité et que ton argent s'en-vole avant le temps prévu, nous dénicherons tou-jours un moyen de te venir en aide. Je prends surmoi, désormais, la responsabilité de ton bien-être.

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Alors commença l'une des périodes les plus heu-reuses de ma vie. J'étais encore jeune avec un cœurencore pur et j'avais déjà reçu un sérieux avertisse-ment contre la tentation du monde. Le royaume sanslimites du savoir s'ouvrait devant moi et je pouvais,en qualité d'étudiant libre, franchir maintes portesque bien peu auraient seulement pu entrouvrir.J'étais ivre à l'idée que l'esprit de l'homme ne con-naissait nul obstacle et que rien n'était supérieur ausavoir. Je partageais même pauvreté, jeunesse etenthousiasme avec mes compagnons, et le soir, aucours de nos interminables discussions, quand notreintelligence s'ouvrait, que s'aiguisait notre raisonne-ment, nous étions tous pénétrés du sentiment quenotre esprit volait bien au-delà des frontières étroitesde nos foyers respectifs pour entrer dans la grandeconfrérie d'une langue et d'une culture communes etinternationales

Il se peut que j'aie souffert du froid et de la faimau cours de cet hiver-là, mais je n'en garde nul sou-venir, seul celui du plaisir de l'étude est resté inscriten ma mémoire. Peut-être m'est-il arrivé d'avaler desmorceaux durs comme pierre parmi les vérités dis-pensées par l'enseignement, heureusement j'avaisl'estomac solide de la jeunesse et ignorais le sensdu mot «doute».

On eût dit une volée de moineaux désemparéslorsque, tous assemblés sur le parvis, avec bien sou-vent dans le ventre à peine une gorgée de vin et uncroûton de pain dans le meilleur des cas, nous atten-dions notre professeur pour partir en quête d'unechambre disponible. Certes, les tuteurs les plusanciens et les plus célèbres de la faculté des Artscomptaient des centaines d'auditeurs alors que nousn'étions qu'une vingtaine, mais c'est nous qui en finde compte y gagnâmes, car notre cher maître hollan-

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dais devint peu à peu notre ami.Nous étions originaires des différents pays d'une

Europe turbulente et déchirée; tels des papillons parla lumière, nous avions été attirés par l'école la plusillustre de tous les temps. La noble Théologie,magnifique résultat de longs siècles d'évolution, yrégnait en souveraine sur les autres sciences: nulproblème, qu'il fût divin ou humain, ne restait hors desa portée, et elle offrait des réponses approfondies,fondées sur le précédent ou la tradition, à toutequestion soulevée par l'esprit humain, dans les limi-tes de l'approbation de l'Église. Seul un maîtreaccompli, déjà parfait en philosophie profane, pou-vait prétendre à l'étude de la divinité, et il nous restaitencore à attendre cinq ou six longues années.Comme je le dirai plus tard, je n'ai point atteint ceshauteurs mais je me rends compte que, jamaisauparavant, la pensée de l'homme n'avait élaboré (etpeut-être ne saura-t-elle plus jamais le faire) unestructure intellectuelle aussi complexe et admirableque la théologie de mon temps, à son apogée avantla grande dissolution.

La jeunesse est avide et dévore sans discrimina-tion toute connaissance qui se présente à elle. Ainsiprofitai-je sans limites de la permission que le pro-fesseur Monk m'avait accordée de consulter sabibliothèque. Il me prêta deux ouvrages de son com-patriote Erasmus de Rotterdam, lectures stimulan-tes, me dit-il, à faire en dehors de mes études; Lepremier avait pour titre Moriae Encomium ou «Élogede la folie», et le second Colloquies, ou «Colloques»;ce dernier ne semblait être qu'un livre inoffensif àl'usage des latinistes. Je dévorai en quelques soi-rées ces deux ouvrages écrits dans un pur style latinet sentis ma tête près d'éclater devant le tourbillonde pensées qu'ils suscitèrent en moi; je restai à lire à

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la lueur de ma lampe à huile de colza jusques à uneheure avancée de la nuit.

Jamais en vérité une lecture ne m'avait troublé àce point! L'ironie grinçante qui se dégageait de l'ex-posé de l'auteur fit en mon esprit l'effet d'un poisonet éveilla des doutes en mon cœur. Parce qu'en fai-sant l'éloge de la folie, le docte humaniste contestaittoute proposition établie et démontrait d'une manièreconvaincante que la sagesse et le savoir des hom-mes ne sont rien que fantômes, de froids et terri-fiants fantômes! La folie seule, à dose convenable,donnait substance et saveur aux actions et aux luttesmenées par l'humanité; seul un fou pouvait, d'aprèslui, trouver le bonheur dans ses désirs ou ses faits etgestes, ce qu'il établissait à l'évidence avec unepénétrante acuité. C'est lui qui m'apprit à discerner,dans ma propre vie ainsi que dans les circonstancesles plus solennelles, les grimaces de dame Folie.

Mais les «Colloques», tout frais sortis de l'impri-merie, étaient encore bien pis! Au cours de conver-sations imaginaires, l'auteur n'hésitait point à mettreen doute l'efficacité des sacrements sous le prétextequ'ils ne changeaient en rien la vie ni ne lui appor-taient d'amélioration. Il allait jusques à affirmer quel'âme trouvait une nourriture plus substantielle etplus de réconfort dans la lecture de quelques lignesdu païen Cicéron que dans les doctrines de tous lesscolastiques réunis! Parce que, prétendait-il, unepensée claire peut s'énoncer clairement.

A la fin de ces lectures, j'étais plus que jamaispénétré du sentiment de mon intelligence car elleséveillèrent en moi des réflexions que je n'avais pointeu l'audace de me faire par moi-même. Mon espritétait rempli d'une admiration éperdue en mêmetemps que de doutes déconcertants. Je rendaishommage à Erasmus en qualité de grand professeur

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et pêcheur d'âmes, mais ne fus rassuré que lorsquemaître Monk me révéla que l'écrivain était un clerc,un fils obéissant de l'Église, et que le Saint-Père lui-même avait lu ses œuvres avec plaisir.

Nous avions pris l'habitude d'aller tous les diman-ches après la messe prendre notre meilleur repas dela semaine en compagnie de notre professeur dansune petite taverne de notre rue. Il nous arrivait sou-vent également d'aborder des sujets profanes quenous poursuivions jusqu'à une heure tardive. Il mesouvient d'un jour, au début du printemps, quand lesrayons du soleil commençaient à réchauffer l'atmo-sphère. Je vois encore devant moi le visage mince,l'air absorbé sous sa toque noire, de mon profes-seur; il y avait aussi un jeune Basque à l'expressiontêtue, un noble du pays d'Angleterre, aux traits pâleset veules, qui, parce qu'il payait plus que nous, étaitle favori, et enfin le fils d'un tisserand de Hollande,un garçon au visage couvert de taches de rousseur.L'Anglais avait commandé du vin pour tout le mondeet notre maître dit, en levant sa coupe:

– Que repose en paix l'âme du défunt empereur!Je lève à présent ma coupe à la félicité et à la pros-périté du jeune roi Charles! Je forme le vœu que lui,qui a posé déjà sur son front les couronnes d'Espa-gne et de Bourgogne, ceigne maintenant celle del'Empire et devienne le souverain chrétien le pluspuissant de tous les temps, capable de conjurer lepéril turc et d'arracher l'hérésie!

– La courtoisie m'impose le devoir de lever macoupe avec vous! observa le jeune Anglais. Mais jevous rappelle que le roi de mon pays, Henri VIII, bri-gue lui aussi la couronne impériale! J'ajouterai que lerespect que nous devons à cette merveilleuse citéde France et à son souverain nous invite à ne pointoublier qu'il désire pour son propre front cette même

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couronne!– Personnellement je n'ai point à me louer du roi

Charles! reprit le jeune Basque, la mine renfrognée.Dans mon pays, la sainte Inquisition a rendu la vieintolérable à tout étudiant libre désireux d'apprendreles médecines arabe et juive. Cette coupe sera macoupe d'adieu: je n'ai plus d'argent et m'en retourneen Espagne; j'ai l'intention de m'enrôler comme chi-rurgien dans l'armée pour servir par-delà l'océan; j'aientendu dire qu'un homme appelé Cortés recrutedes compagnons courageux pour partir avec lui à laconquête du Nouveau Monde; il promet à tous sessoldats autant d'or qu'ils seront capables d'en porter!

– Mais nul n'a encore rapporté de richesses duNouveau Monde! intervint à son tour le fils du bour-geois de Hollande. Et Columbus lui-même estrevenu pauvre et chargé de chaînes! Néanmoins,puisque tu préfères écouter des contes de bonnesfemmes plutôt qu'un sage conseil, je te souhaite toutde même un bon voyage!

– Alors, ferons-nous ce vœu ou pas? demandanotre amphitryon.

«J'ai payé le vin et trouve que les discours super-flus assèchent la gorge!

Nous levâmes donc notre coupe et fîmes tous levœu pieux que le nouvel empereur élu apporte lebonheur à la Chrétienté, mais sans citer de nom.Cette discrétion n'eut point l'heur de plaire à un étu-diant vagabond assis près de nous; cet homme à latrogne d'ivrogne nous avait écoutés sans en avoirl'air, tout en griffonnant un poème de ses doigtstachés d'encre.

Il se leva et vint jusqu'à notre table.– Ai-je bien entendu? dit-il. Ainsi voilà des étran-

gers auxquels on permet par pure bienveillance deprofiter des avantages dispensés par notre ville et

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notre université, qui hésitent à lever leur coupe aunoble roi François! Et qui, plus que lui, s'est doncmontré digne de porter la couronne de l'Empire? N'a-t-il point droit à plus de respect de la part de gens quijouissent des privilèges qu'il s'est gracieusement pluà leur accorder? Bien qu'à en juger par vos propos,vos talents ne doivent guère valoir grand-chose!

– Étant un homme pacifique, répondit le profes-seur Monk, je considère au-dessous de ma dignitéde religieux et d'universitaire de corriger un vaga-bond qui semble avoir noyé dans le fond de sacoupe le peu de raison qu'il ait jamais eu en partage!Mais si l'un d'entre vous, mes chers élèves, désire luidonner une correction, avec bien entendu la mesureet la courtoisie requises, je me garderai de m'y oppo-ser et lui assurerai même la protection de mon auto-rité.

Nous échangeâmes un regard hésitant.– Tout est ma faute! dit enfin l'Anglais d'une voix

pleine de gravité. C'est moi qui ai insisté pour quevous prononciez un vœu. Il n'y a aucun doute qu'ànous tous nous n'aurions point de mal à jeter dehorsce malotru et à le châtier de son insolence. Mais laquestion comporte maintes implications à caractèrepolitique! Ce grossier gratte-papier qui fait ici le bra-vache, affecte de défendre l'honneur de son souve-rain, ce qui pourrait nous entraîner dans une situa-tion périlleuse. Nous sommes toujours prêts àmanifester la plus totale déférence à l'égard d'unmonarque sous la protection duquel nous avons lagrâce de vivre et il me semble donc que le plus sim-ple serait d'exprimer un nouveau souhait: je lève macoupe au noble et valeureux roi François! A son bon-heur et à sa prospérité! Et nous allons inviter ce gen-tilhomme à lever sa coupe avec nous, si toutefois ilnous présente des excuses dans les termes appro-

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priés pour réparer ses insultes.A peine notre compagnon avait-il achevé de par-

ler que le visage grotesque et bouffi de l'étrangerdevint tout sourire. Il leva ses mains maculées d'en-cre en s'écriant

– Maître respecté! Doctes étudiants! Je vois quej'ai commis une grave erreur et je regrette, du fonddu cœur, les paroles qui m'ont échappé sous l'em-pire de la colère. Seul le respect dû à mon souverainme guidait alors et non point le désir de chercherquerelle!

Il prit place à notre table sans même demander lapermission et en dépit des regards dégoûtés quenous lui jetions à cause de sa mauvaise odeur. Pourvaincre notre répugnance, il se lança dans le récit deses nombreux voyages en pays étrangers et sevanta des protecteurs distingués qu'une mauvaisefortune persistante lui avait toujours fait perdre;jamais il n'avait pu trouver la paix et se sentait con-damné à rester ici-bas une pierre qui roule.

– Mais, ajouta-t-il, à présent mes malheurs m'af-fectent moins que jadis, car le monde à son tour vaêtre submergé de catastrophes! Si vous voulez lesavoir, il ne nous reste plus que cinq années à vivre.Je suis parfaitement informé sur ce point, puisquej'arrive à l'instant de la ville de Strasbourg!

Il s'interrompit brusquement, regarda sa coupevide d'un air sombre et se mit à remuer la bouchecomme s'il avait la langue soudainement collée àson palais. Sur un geste du maître, l'Anglais remplitla coupe de l'étranger: il avait réussi à captiver notrecuriosité.

– Je ne vais point vous casser les oreilles avecl'histoire de mes revers. Nul ne peut échapper audestin inscrit dans les étoiles et il y a déjà de longuesannées qu'à l'heure de la misère, je considère la

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potence comme ma seule promise sur cette terre,celle qui un jour recevra mon pauvre corps dans sesbras ouverts. Toutefois il convient que je vous dised'abord, afin d'obtenir votre crédit pour ce qui va sui-vre, que mon nom est Julien d'Avril; je suis né aumois d'avril et ma vie a toujours été aussi incertaineet capricieuse que ce mois.

«J'ai donc eu à Strasbourg l'occasion de lire cer-taine prophétie imprimée, qui se fonde sur la con-jonction de planètes devant avoir lieu au mois defévrier de l'an de grâce 1524. Selon cette prophétie,le monde se trouve sous la menace d'un deuxièmeDéluge. J'ai approfondi la question et découvert quemaints savants ont déjà suggéré une interprétation;qu'il me suffise de citer parmi eux l'astrologue de laCour de Vienne, un observateur d'étoiles de Hei-delberg dont je ne me souviens plus guère du nompaïen, et Trithemus lui-même qui, dans ses écrits,fait allusion à cette conjonction planétaire. En unmot, il apparaît que les planètes vont se rencontrerdans le signe du Poisson et je prépare actuellementmes propres points de vue sur cet événement avecl'intention de les publier.

– J'ai, en effet, entendu parler de cette conjonc-tion remarquable, souligna maître Monk en hochantla tête, et il est indéniable qu'elle annonce des cata-clysmes, mais je ne puis accepter l'idée qu'ils pren-dront la forme d'un déluge; ce serait en complètecontradiction avec la promesse catégorique de laBible, promesse que l'arc-en-ciel nous rappelle sanscesse!

Julien d'Avril approuva avant de poursuivre:– Certains soutiennent qu'il est plus aisé d'inter-

préter cette conjonction de planètes en faisant appelà des images; ils disent que l'état du monde serasemblable à celui d'eaux en ébullition; ils croient

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qu'alors tomberont princes et empereurs, que lesplus misérables se lèveront contre les puissantsdans tous les pays et videront les viviers des monas-tères et des seigneurs. Mais si nous lisons correcte-ment les signes, nous pouvons découvrir une expli-cation plus simple, et je m'étonne que personneencore n'en ait eu l'idée.

Sans y être invité, il tendit la main vers le pichetde vin et d'autorité remplit sa coupe.

– Le Grand Turc, l'inhumain et terrible Sélim, aporté la guerre en Syrie, en Perse et en Égypte,maintenant ainsi tout l'Orient sous sa bannière! Sagrande ambition est d'obéir aux commandements deson prophète Mahomet et d'écraser les chrétiensque les Turcs appellent incroyants, alors qu'eux-mêmes sont les séides d'un faux prophète! Les Véni-tiens attirent sans relâche notre attention sur l'incom-mensurable cruauté des Turcs, mais ce trait decaractère me semble dû en grande partie au fait queleur prophète leur interdit de boire du vin! Ainsi lepeuple d'Islam assoiffé de sang doit se contenter deboire de l'eau! Voilà pourquoi il me semble à l'évi-dence que leur signe dominant est le signe du Pois-son!

– C'est en vérité la vox sapientis, la voix de lasagesse! approuva avec passion le magister Monkque le pamphlet du Hongrois avait mis au fait de cesquestions.

– N'est-ce pas? ponctua Julien d'Avril, exalté à lafois par le vin et la conscience de son propre savoir.En février de l'an de grâce 1524, toutes les planètesréunies porteront leur énergie sur le Poisson, ce quisignifie que le monde tombera sous la dominationturque! Idée exécrable, certes, mais nous ne pou-vons nier qu'elle soit écrite clairement dans les étoi-les! Nous agirons donc en hommes avisés si nous

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prenons les mesures qui s'imposent. Personnelle-ment, je compte me rendre auprès des vignerons deFrance pour les exhorter à emmagasiner et cacherautant de barriques de vin qu'il leur sera possibleafin d'éviter que les chrétiens ne meurent de soifdurant les premières années du joug mahométan.Puis on devrait aussi inciter les Turcs à consommerdu vin dans des proportions raisonnables, ce quiaurait certainement pour résultat de diminuer leurpuissance.

Le jeune Anglais arracha le pichet des mains del'étranger et versa les dernières gouttes de vin danssa propre coupe. Il déclara alors, le visage atteintd'un léger tremblement:

– L'Angleterre étant une île, elle n'a par consé-quent rien à craindre de ce qui peut arriver sous lesigne du Poisson! N'ayez, messires, aucune crainte!Elle saura résister à tout assaut mené contre sescôtes quand bien même l'empereur et l'Europeentière devraient tomber!

– Que Dieu me protège d'avoir offensé en quoique ce soit notre généreux amphitryon qui nousrégale d'un vin aux vertus si rafraîchissantes! Jereconnais volontiers que les Turcs se perdraientdans le brouillard si jamais ils tentaient d'envahirvotre capitale!

Le vin de notre excellent ami m'était égalementmonté à la tête et il me paraissait alors bien inutile,en un monde condamné à d'aussi épouvantablesépreuves, de vouloir conquérir la connaissance ouquoi que ce fût du domaine des hommes.

– Messire, intervint le jeune Basque, je vous suisreconnaissant pour ces prophéties qui ne font queme raffermir dans mon intention de regagner monpays dès que possible et de partir servir dans leNouveau Monde. J'ai le sentiment qu'ici, dans le

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Vieux, nous sommes tous embarqués sur une archepourrie et vermoulue qui va couler d'un moment àl'autre. Que puis-je attendre d'un monde où les prin-ces ont perdu l'honneur et les femmes la vertu, et oùla sainte Église, tombée dans l'idolâtrie, s'abaissepar ses arguties au rang des saltimbanques!

Maître Monk mit sa main sur la bouche du Bas-que et lui intima l'ordre de se taire sous peine de luidéplaire gravement. Quand le garçon se fut calmé, ilnous regarda dans les yeux l'un après l'autre et ditsur un ton sévère:

– Tous les vrais chrétiens souffrent sans doutedans le fond de leur cœur de l'état actuel de la sainteÉglise, mais nous ne devons point convertir le malen pis par des critiques ouvertes. Espérons humble-ment que la purification nécessaire viendra d'en hautlorsque le moment arrivera! Faisons pénitence etamendons-nous en notre propre cœur, nous enavons tous grand besoin! Seules les actions quenous accomplissons au cours de notre vie apporte-ront la joie et une paix éternelle en notre âme.

– Amen! Ainsi soit-il! répondit Julien d'Avril d'unevoix respectueuse. Je voudrais ajouter que, lorsquele poids de nos péchés pèse trop lourd sur nous ouque nos voisins nous veulent imposer leur volonté,un pèlerinage en terre lointaine demeure toujours lebienvenu. Je me permets de vous suggérer cet effi-cace expédient auquel j'ai personnellement dûrecourir à maintes reprises.

Ce fut ainsi que j'eus la chance d'entrer en rela-tion avec Julien d'Avril. Chance douteuse, peut-être,mais je dois reconnaître que cet homme aux histoi-res intarissables fut aussi mon maître.

Le printemps revint à Paris et les chandelles enfleur des marronniers scintillaient toutes blanches lelong des rives d'eaux vertes de la Seine. L'université

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avec son enseignement représentait toujours pourmoi la plus grande des merveilles, et la misère quime menaçait sans relâche était mon seul souci.

L'année s'acheva à la fin du mois de juin, pour lafête des saints martyrs Pierre et Paul. Notre cherprofesseur retourna chez lui, en Hollande, et le ventdispersa mes compagnons. Pour moi, point n'étaitquestion de partir, parce que d'une part pour me ren-dre dans mon pays, la route était trop longue etpérilleuse, et que d'autre part je redoutais fort d'êtrerecherché là-bas comme partisan du roi Christian etde l'Union. Et ma bourse déjà plate se vida tout à faitau cours de cet été-là.

Je n'avais guère eu l'occasion de voir Antti, quitravaillait dans une fonderie de cloches et decanons, située en aval sur les rives de la Seine. Ilvenait bien de temps en temps me rendre visite àl'occasion des fêtes, mais j'étais si absorbé par mesétudes que c'était à peine si je prenais le temps delui demander s'il mangeait à sa faim. Il se présentachez moi un dimanche, alors que j'étais resté étendusur ma paillasse, trop faible pour me lever et allerassister à la messe. L'été, par la fenêtre ouverte,m'apportait des effluves puants de charogne et jen'aurais pas donné cher de ma vie ce jour-là! Jen'avais pris depuis plusieurs jours pour toute nourri-ture qu'un peu de pain et d'eau, et pour les obtenirj'avais dû vendre mon meilleur pourpoint; tout plutôtque me séparer de mes livres!

Antti pénétra dans la pièce, renifla puis dit à samanière brusque:

– Que se passe-t-il? As-tu bu plus que de raisonla nuit dernière? Pourquoi restes-tu couché, levisage verdâtre, dans cette abominable puanteur?Regarde! Tu as devant toi un honnête artisan, fraiscomme une rose et levé au chant du coq pour venir

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te voir! Voilà ce que l'on gagne si l'on évite de tou-cher aux boissons fortes et si l'on choisit de mangerplus gros morceau au lieu de boire une coupe de vinmême léger!

– Antti, mon frère! balbutiai-je avant d'éclater ensanglots. Tu arrives à temps pour entendre mes der-nières volontés! Ce n'est point l'ivresse mais la faimet l'abus de l'étude qui m'ont mis dans cet état et jevois que, pour mes péchés, il me faudra mourir dansune ville étrangère, entouré d'inconnus! Fais-moienterrer comme un bon chrétien et Dieu et ses saintste le rendront!

Il me jeta alors un regard plein d'inquiétude et mepalpa le cou et les poignets de sa main rude.

– On dirait un oiseau déplumé! Je me demande sites côtes ne t'ont pas déjà troué la peau! Sommes-nous donc chez les sauvages et n'y a-t-il aucun chré-tien dans cette belle cité pour te prendre en pitié ette donner à manger?

– A quoi bon? répliquai-je d'une voix misérable.Les frères m'ont nourri tant et tant de fois grâce à lalettre du père Pierre que je n'ai plus le courage defrapper à leur porte! Quant au tenancier de La Têtede l'Ange, il m'a fait crédit si longtemps que je n'osemême plus y remettre les pieds! Et pour mendierdans les rues, je suis encore trop bien vêtu! Alors,pourquoi prolonger mes malheurs? Je préfère resterici et attendre ma dernière heure avec humilité.

– Belle folie que de jeter sa hache dans le lacquand elle est encore affilée! Mais tu es plus intelli-gent que moi, Mikaël, sinon j'aurais aimé t'inviter àun repas modeste à La Tête de l'Ange justement, carje crois que ma bourse aurait pu nous le permettre...

Je me levai et m'habillai en un clin d'œil.– Antti, mon frère, je ne vois pas pourquoi refuser

ton invitation! Ne suis-je point ton unique ami dans

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cette cité étrangère et le seul à parler ta langue?Dépêchons-nous de nous rendre à La Tête del'Ange, j'ai vraiment grand besoin d'un généreux bolde soupe!

Le tavernier me salua avec cordialité malgré mesdettes; sans doute craignait-il qu'un accueil plus froidne lui fît perdre définitivement son argent! Juliend'Avril était dans la salle; il avait en effet l'habitudede fréquenter cette taverne lorsque la garde ne letenait point en prison pour conduite scandaleuse ourixe dans les rues.

Il salua mon compagnon avec courtoisie, puis medit:

– Ton camarade me paraît être un garçon solideet sympathique. Il ne me refusera pas une coupe devin quand il saura que je suis un savant et un astro-nome et que l'on a imprimé un livre de moi! Dis-luique je suis loin d'être un homme ordinaire et que jeme contenterai de la lie du vin, celle que le patronrecueille du fond des barils pour la vendre quelquesliards.

Le tavernier nous apporta à chacun une terrined'une bonne soupe épaisse avec un morceau depain et, comme c'était dimanche, Antti commanda duvin. J'étais si affaibli que la soupe me tourna la tête!

– Docte frère, dis-je à Julien d'Avril, dis-moi ceque je dois faire? La misère est à mes basques etseule ma timidité naturelle m'a interdit jusques ici derévéler mon dénuement.

– Âne stupide! répondit Julien d'Avril d'une voixindignée. Pourquoi ne me l'as-tu point dit plus tôt?Nous aurions pu nous rendre ensemble à Francfortet nous remplir les poches avec l'élection impériale!Mon expérience unie à ton air candide aurait faitmerveille! Tant pis, Charles Quint a été élu sansnous! Mais il faut que tu comprennes, Mikaël, si nous

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devons travailler ensemble, que des hommes denotre classe ne peuvent devenir riches en suivant lesentier étroit et épineux de la vertu! Tu dois choisirune route plus large si tu veux gagner en un été cedont tu as besoin pour subsister durant tout le pro-chain hiver dans cette misérable ville!

Antti renchérit en disant qu'il avait lui-mêmeremarqué que le travail honnête ne rapportait guère,même si l'on en retirait à l'occasion de salutairesleçons.

– S'il était seulement question de survivre, pour-suivit Julien, je suis certain de pouvoir persuader unhonorable citoyen de te nourrir en échange de coursde lecture à ses enfants; mais ce n'est en aucun casune solution qui rapporte des bénéfices durables. Il ya bien, naturellement, la dent de l'évêque, unremède efficace contre le mal de dents que j'ai moi-même expérimenté, et bien d'autres médicamentspaïens, rapportés de ton pays natal, mais si tudeviens guérisseur, tu auras bientôt des ennuis avecla faculté de Médecine, fort jalouse de ses prérogati-ves. Voyons encore... si je vous donnais l'adresse demaisons où l'on peut trouver des cuillères en argent,ton compagnon musclé se chargerait de forcer lesserrures pendant que toi qui es si maigre, tu pourraiste glisser par les ouvertures les plus étroites... Mal-heureusement, je crains fort que ta piété ne t'empê-che de t'emparer du bien d'autrui! A parler franc, j'aimoi-même au cours de l'été mis au point plusieursprojets honnêtes que tu pourrais m'aider à mener àbien... Je commence à être un peu trop connu danscette ville et il ne serait point mauvais pour ma santéque je change de lieu de résidence... Nous appro-chons de l'époque des vendanges et j'ai grandeenvie de voir les riants vignobles du royaume deFrance! Sans compter que les vignerons, tout

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comme les paysans d'ailleurs, se montrent toujoursd'excellente humeur en cette saison; la compagniede ton robuste ami ne laisserait point de nous êtred'un grand secours pour le cas où nous rencontre-rions quelques difficultés!

Je lui demandai aussitôt quels étaient ses projets«honnêtes».

– Lorsque j'écrivis mon ouvrage, expliqua-t-il, jeremarquai avec quel respect les petites gens consi-déraient la chose écrite et à quel point ils y croyaient!Si bien que j'ai commencé à redouter réellement lepéril turc que j'avais décrit dans mon œuvre. Je prisdonc la résolution de voyager vers l'Orient et de con-sacrer ma vie à la conversion des mahométans. Jeme propose d'accoutumer les Turcs à la consomma-tion du vin, dans le but d'amollir leur nature sauvageavant que ne sonne l'heure fatale. Mais pour réussirdans une entreprise toute baignée de piété, j'aibesoin que tous les chrétiens s'unissent et m'appor-tent leur aide.

– Très docte frère, interrompis-je, pareilles sornet-tes n'arriveront jamais à convaincre le paysan le plusborné et encore moins à lui faire dénouer les cor-dons de sa bourse!

– Tu es jeune, Mikaël! répliqua-t-il d'un airentendu. Tu ne peux imaginer comme les gens sonttoujours prêts à croire les plus énormes mensonges,car c'est l'impudence même du mensonge qui lesattrape!

Plus il nous découvrait ses plans, plus je restaisconfondu! Il séduisit mon frère à l'esprit lent avecdes histoires d'abondance automnale qui devaitrégner alors sur les campagnes! Le jour suivant, ilm'apporta un document (je n'ai jamais su comment ilse l'était procuré), pourvu d'un nombre impression-nant de sceaux ecclésiastiques et qui, en substance,

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incitait tous les chrétiens véritables à l'aider dans sapieuse et louable entreprise, considérée comme leplus grand service rendu à tout le monde chrétien. Ils'affubla ensuite d'un vêtement de pèlerin, avec unecorde en guise de ceinture, et reçut de l'imprimeurune pile d'exemplaires de son livre, obtenus très cer-tainement à crédit et dont la vente m'incomberait.

Enfin il revêtit Antti d'un costume bizarre qu'ilaffirma être celui d'un guerrier turc.

Nous quittâmes donc Paris. Après deux jours devoyage, Julien d'Avril s'arrêta sur le parvis d'une pau-vre église de village et se mit à appeler les habitantsà grands cris. Le curé, un homme au cœur simple,vint à lui, bénit son zèle et acheta une copie de laprophétie; l'aubergiste en acheta également unepour en faire lecture à haute voix à ses clients. Julienprononça une harangue devant la petite assemblée;il présenta Antti comme un janissaire turc qu'il avaitconverti au christianisme; puis il invita notre ami àdire quelques mots dans sa langue maternelle etdéclara que c'était du turc! Ensuite, Antti exécutades tours de force devant les spectateurs effrayésqui se signaient, tandis que Julien leur demandaitavec fougue ce qu'ils avaient l'intention de faire con-tre un essaim de pareilles créatures quand elless'abattraient sur l'Europe comme un nuage de saute-relles! Si tous et chacun contribuaient un tant soitpeu à la noble cause, alors ce péril pourrait êtreécarté de sur leurs têtes!

Mais ces villageois étaient de pauvres gens qui nepouvaient guère donner grand-chose, à part nourri-ture et boisson dont ils furent prodigues. Le soir, lecuré nous conduisit au château et nous présenta auseigneur et à ses dames; nous reçûmes là une mon-naie d'or; le châtelain nous raconta qu'il avait vudans une hostellerie à Venise des Turcs habillés

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exactement comme Antti et que leur façon de parlerressemblait tout à fait à la sienne, affirmation quiplongea Julien dans un grand étonnement.

Je ne veux plus me souvenir de ce voyage au sudde la France, qui dura en tout deux longs mois.L'exercice, la bonne chère et la vie à l'air libre merendirent bientôt la santé mais je souffrais sans répitde la crainte d'être découvert; Julien d'Avril, fort deses succès continuels, devenait de plus en plusimpudent au point de croire lui-même à son projetd'aller vers l'Orient, et il fallait le voir pleurer à chau-des larmes lorsqu'il racontait d'une voix absolumentdéchirante les souffrances qui l'attendaient s'il venaità tomber aux mains des Turcs!

Dans les grandes villes, il s'empressait de rendrevisite aux plus hauts dignitaires de l'Église; il luiarriva même un jour d'offrir à un vieil évêque unebourse pleine de terre qu'il lui assura avoir ramasséelui-même en Terre sainte! Lorsqu'il ne recevait pointd'argent, il se contentait d'accepter des dons ennature, et c'est ainsi que nous possédions à la findeux chevaux pour transporter les vêtements et lesvictuailles de toutes sortes que nous avionsrecueillis. Lui, qui tous les soirs tombait ivre mort etétait incapable de marcher le jour suivant, se dépla-çait sur un âne; comme nous ne restions jamais plusd'un jour dans un même lieu, il nous avait fait pro-mettre de le mettre en selle tous les matins et s'il nepouvait s'y maintenir tout seul, de l'y attacher!

A l'approche de la fête de saint Denis, nous reprî-mes le chemin de Paris et, à mon grand soulage-ment, nous cessâmes de mendier les derniers joursde notre voyage. Nous marchions d'un pas pressé,Julien d'Avril ayant fait un cauchemar dans lequel ilvoyait un avertissement. Arrivés à une journée seule-ment de la ville, nous fîmes halte dans une auberge

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comme de bons voyageurs respectueux des lois.Pour une fois, Julien d'Avril se montra sobre.

– Mikaël, mon frère et toi Antti, brave garçon! dit-ilsur un ton à la fois grave et soucieux, demain nouspartagerons ce que nous avons gagné et partironschacun de notre côté! J'aimerais aujourd'hui vousremercier de votre amitié et de la fidélité que vousm'avez témoignée durant tout le voyage! A présent,nous pouvons aller dormir le cœur en fête et nousreposer des fatigues de la journée. Demain, nousverrons enfin les tours familières de Notre-Dame!

Antti et moi qui avions tout le jour marché derrièrenos chevaux de charge dormîmes d'un sommeil pro-fond. A notre réveil, Julien d'Avril avait disparu, aprèsavoir toutefois payé la note et laissé une lettre ànotre intention. L'aubergiste nous la remit le matin etla voici:

Mikaël, mon cher fils!

Les douloureux remords qui n'ont cessé de metourmenter cette nuit m'obligent à reprendre la routesans tarder; je n'ai point le courage de vous réveiller,ni toi ni ton camarade, vous qui dormez du profondsommeil de la jeunesse sous la protection des saintsdu Paradis! Je laisse un des chevaux; c'est en effettrop difficile d'en mener deux quand on est montésur un âne. J'espère que tu ne me garderas pointrancune d'emporter l'argent et que tu te consolerasen pensant que tu as appris grâce à moi une leçoninestimable: l'argent gagné facilement se perd aussifacilement! Au cas où mon éditeur viendrait t'impor-tuner pour le paiement de mes livres, dis-lui pour lecalmer que je me propose de revenir le plus vitepossible payer mes dettes; s'il te croit, tant mieuxpour toi! Tu seras toujours présent dans mes prières.Continue avec la même innocence d'esprit, c'est levœu que forme pour toi,

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Julien d'Avril.

Le cœur brisé, je lus tout haut cette lettre à Antti.Après avoir réfléchi à son contenu, nous nous assî-mes face à face en nous regardant. Antti parla lepremier

– Ce cochon d'ivrogne nous a trahis! Ne devait-onpas partager l'argent?

– Ainsi en étions-nous convenus! Mais il ne fautpoint oublier que nous le collections pour sonvoyage. Nous n'avons plus qu'à espérer maintenantqu'il va réellement se consacrer à convertir lesTurcs. Il faut que je t'avoue que, de temps en temps,il m'est arrivé de garder pour moi une petite monnaied'argent... ma conscience en a souffert d'ailleurs debien inutiles remords!

– Je crois bien que mon patron saint André enpersonne m'a poussé à glisser parfois ma main dansla bourse de Julien d'Avril lorsque je le portais danssa couche; il lui arrivait souvent d'être ivre au pointde ne plus savoir ce qu'il y avait dans son gousset!

Bref, une fois rassemblées nos économies, notrefortune commune s'élevait à dix pièces d'or et un tasde pièces d'argent. Nous tirâmes un bon prix du che-val et les provisions de bouche nous durèrent unmois. Puis, nous fîmes deux parts égales de l'or etde l'argent et quand j'eus épuisé la mienne, jedemandai chaque semaine un prêt à Antti.

De retour à Paris, je menai une vie frugale, entiè-rement consacrée à l'étude, et gagnai ainsi l'estimede mon professeur. Il m'autorisa après Noël à meprésenter devant les six examinateurs du jury. Jerépondis correctement aux quatre questions derigueur et le jury, satisfait, me donna un diplôme ausceau de la faculté certifiant que j'avais obtenu letitre de bachelier.

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Ainsi je venais de franchir le premier obstacle surla route des études supérieures; mais à vrai dire celane signifiait pas grand-chose car mon nom n'étaitencore inscrit sur aucun des ouvrages de l'université.Il me fallait étudier cinq ou six années de plus avantd'obtenir l'autorisation d'enseigner – ou licentiadocendi – avec le titre de magister artium; seulementalors pourrais-je commencer à suivre des cours dansune des trois facultés supérieures. Et dans le cas oùje briguerais le doctorat en théologie, j'avais encoreau moins quinze autres années devant moi. Mais jen'y pensais guère! Mon esprit était tout à ce premiersuccès que je considérais dans ma joie comme lajuste récompense de tous mes travaux et scrupulesde conscience.

Quelques jours plus tard, une lettre du père Pierreme porta un coup douloureux. Écrite l'automne pré-cédent, elle m'avertissait que, en ces temps troublés,il serait prudent pour moi de rester éloigné de Fin-lande et que le bon évêque Arvid était fort courroucéà mon encontre. Le roi Christian préparait une nou-velle campagne et avait levé des troupes pour atta-quer la Suède tandis qu'à Åbo, l'on pourchassaitsans répit tous ceux qui étaient soupçonnés de sym-pathie pour l'Union.

Tous mes espoirs s'envolaient! J'avais en effetcaressé l'idée de retourner au pays après mon exa-men, de me jeter humblement aux pieds de l'évêqueet de lui demander pardon pour mes folies de jeu-nesse auxquelles j'avais été poussé par messireDidrik! A présent, tout était inutile! Je n'avais plus unsou et seuls les prêts hebdomadaires que me con-sentait Antti me permettaient de survivre. De plus jedevais six deniers à la maison de la nation alle-mande et risquais de perdre mes privilèges d'étu-diant.

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Je ne pouvais même pas dans mon désespoiraller m'agenouiller devant l'autel de la Très SainteVierge de la cathédrale de Notre-Dame pour purifiermon cœur! Le prieur, en effet, après m'avoir remis lalettre du père Pierre, m'avait jeté un regard soupçon-neux avant de dire:

– Mikaël de Finlande? N'es-tu point sujetsuédois?

– Oui, en effet! répondis-je respectueusement.Puis j'ajoutai: mais je pourrais tout aussi bien être unmoineau perdu dans la neige si l'on en juge parl'aide que je reçois de ce pays! Je n'ai point de pro-tecteur influent et mon seul ami est le père Pierre quim'écrit.

– Même si tu ne reçois ni aide ni secours de tonpays, tu dois au moins en partager les malheurs! Onm'a dit qu'un interdit pèse sur ces arrogants Suédois,et que le Saint-Père a autorisé le bon roi du Dane-mark à le rendre effectif. J'ai donc le devoir de t'infor-mer qu'étant sujet suédois, tu es inclus dans l'inter-dit. Tu ne peux plus pénétrer dans une église nirecevoir les saints sacrements. Ta seule présence iciest déjà une profanation et il faudrait la reconsacrerà grands frais. Cependant, je pense que tu pourraisacheter une dispense, je te conseille même de lefaire le plus tôt possible car il est terrible pour unchrétien de ne pouvoir approcher les sacrements!

– Jésus, Marie! m'écriai-je horrifié et atterré. Jen'ai pas d'argent! Je suis même si dépourvu quij'avais l'intention de vous demander un plat desoupe, je n'ai rien mangé de tout le jour!

Il souffrait pour moi et, après une longue réflexion,dit:

– Mikaël de Finlande, je n'ai point ouï dire de malde toi, rien de plus en tout cas que des autres étu-diants, bien que j'aie entendu répéter que tu étudies

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le grec, ce qui a un parfum désagréable d'hérésie...Je ne veux point être dur avec toi, mais il faut que tupartes sur-le-champ, sans jamais revenir pour nepoint souiller le monastère. Je ne vois pour toi d'au-tre solution que de prier humblement pour la victoiredu roi du Danemark, le juste Christian, sur les enne-mis de l'Église, si toutefois Dieu prête l'oreille auxprières de ceux qui sont frappés d'interdit...

Nous étions à la fin de l'hiver, et le froid implaca-ble uni à la faim toujours vigilante augmentait mamisère et mon désespoir. Mais j'avais changé depuisl'hiver passé, et ne me sentais plus enclin à me sou-mettre avec humilité à ma destinée. Il m'arrivaitmême parfois de regretter Julien d'Avril, malgré safourberie, parce que l'humour de ce joyeux gibier depotence avait souvent agi comme une brise fraîchequand je m'apitoyais un peu trop sur moi-même. Despensées de révolte et des doutes effarants commen-çaient à se former en mon cœur, pareils à ces mau-vaises herbes qui ont tôt fait de tout envahir et nesauraient trouver terrain plus propice que la faim, lefroid et la solitude. Je négligeais mes cours et tropsouvent cherchais la consolation en compagnie dejoyeux buveurs. Si j'avais jusques alors été entière-ment absorbé par ma passion de l'étude, je regar-dais à présent avec une acuité pleine de lucidité lasplendeur prodigue de la cité et sa noire misère. Lechemin de la connaissance était long et ses obsta-cles en vérité insurmontables pour un pauvre qui n'ypouvait gagner que des yeux brûlés de larmes amè-res et un dos voûté avant l'âge. Un riche, en revan-che, pouvait sans peine s'acheter un évêché avecses bénéfices et le pape, lui, nommer son fils préféréà un poste de cardinal! Le printemps revint avec ledégel et ses chemins embourbés. Un matin, aumilieu de la semaine, poussé par la faim et sans

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doute un reste d'ivresse, je me mis en quête de monami Antti pour solliciter son aide. Son maître avaitconsenti à le reprendre à la fonderie après l'esca-pade de l'été, parce qu'il était habile en son métier etqu'il avait pris soin de soudoyer ses compagnonspour qu'ils prissent sa défense.

Je fis péniblement le trajet jusqu'à Saint-Cloud etle patron m'invita chez lui à déjeuner. Pendant queles autres se reposaient après le repas, Antti me fitun bout de conduite sur le chemin du retour; mais,sans nous en rendre compte, nous arrivâmes à Pariset il décida de ne point retourner à l'atelier ce jour-là.Le soleil avait à présent percé les nuages et brillaitsur les champs verdissants et les noirs citronniersqui se couvraient d'une légère brume blanchâtre. Laglace, sans doute, n'avait point encore fondu sur lesrivages de notre lointaine Baltique mais nous ressen-tions tous deux cruellement le mal du pays. Nousarrivâmes à la ville presque à la nuit tombée etvîmes dans une rue une voiture dont la roue s'étaitdétachée; le cocher, un homme à l'air stupide, s'ef-forçait en vain de la remettre. Près du véhicule, unedame élégamment vêtue, le visage dissimulé sousun voile et un manteau de fourrure jeté sur les épau-les, semblait en proie à une vive inquiétude.

– Pour l'amour de Dieu, dit-elle en s'adressant ànous, pour l'amour de Dieu, mes amis, aidez-moi àtrouver une autre voiture pour poursuivre ma route!

Je lui fis remarquer qu'elle aurait plus vite fait departir à pied que d'attendre une voiture à cette heurede la nuit. Mais elle rétorqua que son cocher devaitrester ici, qu'elle n'avait point d'autre compagnon etqu'il n'était guère prudent pour une honnête femmede se promener seule par les rues de Paris la nuit...ni le jour, d'ailleurs. Je lui donnai raison sur ce pointet dis:

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– Je ne suis qu'un pauvre bachelier en arts etmon frère que voici est artisan fondeur, mais si vousnous faites confiance, nous vous ramènerons saineet sauve chez vous. Et si vous craignez de souillervos vêtements et vos chaussures, nous vous porte-rons dans les pires endroits.

Hésitante, elle se livra de dessous son voile à unexamen minutieux de nos personnes, puis presséede rentrer, finit par surmonter ses craintes.

– Mon mari doit être mort d'inquiétude, dit-elle. Jeviens de chez ma pauvre vieille nourrice qui estmalade et je pensais être de retour à la maison àl'heure de vêpres!

Le domestique nous donna une torche et nousnous mîmes en route, moi portant la lumière et Anttila femme jusqu'à ce que nous ayons atteint des ruesplus praticables et mieux éclairées. Nous venions dedépasser le monastère de Saint-Bernard lorsque,avec un soupir de soulagement, la dame s'arrêtadevant une maison de pierre d'apparence cossue etcogna le marteau contre la porte aux montants defer.

Essuyant la sueur qui coulait de son front, Antti setourna vers moi.

– Grâce à Dieu, nous voilà rendus! soupira-t-il.Satan n'a cessé de me torturer tout au long du trajet!Je n'ai résisté à la tentation qu'en récitant sans relâ-che des Ave Maria.

– Est-elle donc si belle? demandai-je alors quej'avais fort bien remarqué la beauté et la jeunesse denotre compagne.

– Quoi? Mais non! Il ne s'agit pas de cela! Quandje la portais, j'entendais tinter et cliqueter à mesoreilles tous ses bijoux! Elle a sur elle au moins centducats de pierres précieuses et d'or! Je ne com-prends guère d'ailleurs pour quelle raison une dame

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élégante éprouve le besoin de se parer de sesvelours et bijoux pour aller rendre visite à sa vieillenourrice! Enfin! Chaque pays a ses coutumes et cen'est point à moi d'en juger! La tentation, en tout cas,était bien cruelle; Satan me montrait comment onaurait pu en un instant éteindre la torche, lui arracherses pierres et la jeter dans le fleuve. La chose pou-vait se faire en un clin d'œil et nous rapporter à toi età moi de quoi vivre décemment durant des années!

Je commençai à regarder la gente dame d'unautre œil mais, à cet instant précis, la porte s'ouvritdans un bruyant grincement de serrures et de ver-rous tirés et la dame, fidèle en cela à l'habitude desgens de sa classe, se mit aussitôt à lancer desreproches au portier pour avoir tardé.

Puis, elle nous invita à entrer.

– Mon époux tiendra, j'en suis sûre, à vous remer-cier de votre aimable assistance!

Mais l'époux, un petit vieux irascible à la barbenégligée et aux paupières rouges et enflées, ne nousparut guère déborder de reconnaissance.

– Où étais-tu? gronda-t-il en brandissant sa cannedevant sa femme. Pourquoi amènes-tu des voleurset des bandits chez moi? Regarde l'état dans lequeltu arrives! Oh! C'est pour le châtiment de mes vieuxjours sans doute que Dieu m'a envoyé une croix telleque toi!

– Noble seigneur! intervint Antti. Une croix pareilleme semble légère et bien agréable à porter! Nom-breux sont ceux qui en ont une pire comme la pau-vreté, la faim et la soif par exemple, qui nous tour-mentent mon frère et moi! Pour que cette joliepersonne regagne sans encombre sa demeure, nousnous sommes en vérité fort éloignés de notre routemais si tel est votre désir, nous vous soulagerons

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avec plaisir de votre croix et retournerons la déposeroù nous l'avons trouvée.

Le vieillard frappa le sol de sa canne tout enjetant des regards sournois, tantôt sur son épouseéplorée, tantôt sur nous. Il finit par plonger la maindans sa bourse et en sortit une monnaie d'argentqu'il donna à Antti en guise de dédommagement.Alors la dame, redoublant de sanglots, lui demandasi son honneur ne valait pas à ses yeux plus quecette somme ridicule! L'incident ne prit fin que lors-que le vieux nous invita, bien à contre-cœur, à parta-ger son dîner qui attendait depuis trop longtempsdéjà.

Durant le repas, la dame décrivit son aventureavec force détails et parla longuement de sa vieillenourrice malade, nous prenant à témoin de la véra-cité de ses dires. Elle retrouva bientôt son sourire etsa gaieté, ce qui la rendit à mes yeux plus char-mante encore et je ne tardai guère à en être tout àfait épris. Son mari s'adoucit également, un sourireédenté apparut derrière sa barbe, et il alla même jus-ques à nous traiter de braves garçons. Il nous offritune liqueur douce comme en fabriquent les moineset nous interrogea sur nos vies respectives. Il sem-blait particulièrement séduit par la force physiqued'Antti.

– Dans une époque comme la nôtre qui ne res-pecte rien, on a du mal à trouver des jeunes honnê-tes et vertueux! J'ai besoin d'un garçon robuste et deconfiance pour d'une part garder ma maison desvoleurs qui la guettent, et d'autre part m'accompa-gner dans mes grands voyages et me défendre desbandits qui menacent de me voler mes biens danstoutes les auberges où je dois faire halte.

Antti répondit sur un ton modeste que le maîtred'artillerie du roi venait de lui offrir trois ducats d'or

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par mois pour entrer au service de Sa Majesté. Levieux se signa avec horreur et lui affirma qu'il auraitici non seulement bon gîte, bonne table, vêtementsneufs et sécurité, mais encore la paix de l'âme puis-qu'il se trouvait au milieu de bienfaisantes reliquesdont lui, Hiéronymus Arce, faisait le négoce.

– Les saints eux-mêmes, bénis soient-ils, doiventnous avoir envoyés au secours de votre gracieuseépouse! concéda Antti. Mais mon camarade Mikaëlet moi-même sommes inséparables et s'il peut, luiaussi, avoir accès à votre excellente table et profiterde vos beaux vêtements, je serais heureux de gar-der votre maison quand il le faudra. Encore que je nepuisse préciser le temps de notre présence en votremaison, car je dois terminer mon apprentissage.

C'était une plaisanterie, mais à ma grande stupé-faction, maître Hiéronymus acquiesça avec enthou-siasme et ils scellèrent leur accord d'une vigoureusepoignée de main.

– Si ce jeune étudiant doit prendre ses repas cheznous, ajouta la belle dame Geneviève, j'espère qu'ilme rendra de fréquentes visites et acceptera de mefaire la lecture de légendes édifiantes sur la vie dessaints. Du reste, s'il estime que ma pauvre intelli-gence de femme en est capable, il me plairait égale-ment d'apprendre à lire.

Ainsi Antti, vêtu d'un beau justaucorps bleu à bou-tons d'argent, devint le portier de la maison de maî-tre Arce tandis que, grâce à lui, je pouvais chaquejour prendre place à la table des domestiques. DameGeneviève m'appelait souvent à l'intérieur pour luilire l'un ou l'autre des nombreux ouvrages en fran-çais de la bibliothèque du vieil homme. Maître Hiéro-nymus rôdait dans la maison en pantoufles de feutreet veillait à ce que la porte de la chambre de sonépouse restât toujours entrebâillée lorsque je me

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trouvais auprès d'elle; il collait de temps en tempsson œil à l'interstice, mais à constater que je ne fai-sais point de mal, il se rassura bientôt.

Il entretenait une correspondance considérableavec d'autres pays pour son trafic de reliques, et meconfia la charge d'écrire ses lettres. En récompense,il me permit une fois de l'accompagner dans sachambre forte située dans la cave. A peine la porte,avec tous ses verrous et ses barres de fer, fut-elleouverte, qu'une pénétrante odeur d'encens mefrappa les narines. Je fus terriblement ébloui parl'énorme quantité de trésors amassés là et dont leplus précieux était un fragment de la vraie Croix.Dans un coffret doré au couvercle de verre, on pou-vait voir quelques grains de poussière jaunâtre: lesrestes de deux gouttes de lait de la Sainte Vierge.

Il me montra également un objet tout à fait remar-quable, puisqu'il s'agissait du morceau d'une plancheprovenant du bateau sur lequel se trouvaient lesApôtres lorsque Notre-Seigneur marcha sur leseaux. Maître Hiéronymus était précisément en pour-parlers au sujet de cette relique avec un riche arma-teur qui désirait savoir dans quelle mesure elle étaitsusceptible de protéger les navires dans les tempê-tes. J'ai vu également dans cette chambre un boutde la corde avec laquelle se pendit Judas et deuxjolies plumes du coq qui chanta pour saint Pierre.

Mais à vrai dire, si j'aidais maître Hiéronymus etdemeurais chez lui, c'était pour des raisons tout àfait personnelles. Depuis le premier moment où mesyeux s'étaient posés sur dame Geneviève, j'avais étépris sous le charme, et habiter sous le même toitqu'elle me faisait vivre dans un brasier ardent. Sesyeux sombres, sa bouche langoureuse et la délicaterondeur de ses épaules me tenaient ensorcelé et jene pouvais plus penser à autre chose. J'en vins à lui

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lire toutes sortes de contes frivoles rien moins qu'édi-fiants, et tandis que je lisais, elle poussait de pro-fonds soupirs, le menton appuyé sur sa main et leregard perdu dans le vide devant elle.

Une semaine après notre rencontre, elle mit àprofit l'absence de son époux pour me parler ainsi

– Mikaël, mon ami, puis-je me fier à vous?Je lui jurai qu'elle pouvait compter sur moi en tout

et pour tout, que je la respectais, l'admirais de toutmon cœur et qu'elle occupait dans mes pensées laplace de sainte Geneviève elle-même.

– Nul doute que vous changerez d'opinion lorsquevous saurez mon secret! reprit-elle avec un soupir.Dites-moi? N'est-il point injuste à vos yeux qu'unefemme jeune et belle comme moi soit enchaînée parle mariage à un vieil homme repoussant et disgra-cieux comme maître Hiéronymus?

Je lui concédai qu'après m'être posé cette mêmequestion, j'en avais conclu que ses parents ou safamille l'avaient dû forcer à accepter cette union con-tre nature.

Ma réponse parut la froisser et elle rétorqua avecquelque indignation:

– Nul ne m'a forcée! C'est moi qui ai tout fait pourl'amener au mariage! Il est immensément riche etsuffisamment généreux pour m'offrir des bijoux devaleur et de beaux vêtements! L'on m'avait bien faitaccroire que des vieillards de son âge et de com-plexion maladive ne résistaient guère plus de troisans aux efforts d'une jeune femme ardente, attentiveà satisfaire leurs moindres désirs. Je puis vous assu-rer que je n'ai point épargné ma peine et, à magrande consternation, je le vois chaque jour plusfrais et plus dispos! Il se porte mieux que lorsquenous nous sommes mariés et pourtant je l'ai main-tenu éveillé durant des nuits entières! Je ne puis

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attribuer ce regain de vitalité qu'à quelque relique quidoit en secret lui donner cette force. Mais à présent,son seul contact me fait horreur! Cependant, toutcela n'a guère d'importance car depuis quelquesmois je me trouve sous le coup d'un malheur que jen'avais pas prévu en épousant maître Hiéronymus,un malheur qui me tourmente nuit et jour! C'estcomme si une infinité de fourmis me couraient sanscesse sur tout le corps!

– Mon Dieu! m'exclamai-je, en proie à la plus sin-cère inquiétude. J'ai ouï dire que la vérole française,ou espagnole comme préfèrent l'appeler les Fran-çais, présente de semblables symptômes!

Elle m'ordonna d'un ton sec de tenir ma langue etde cesser de dire des sottises.

– Je suis amoureuse, Mikaël! expliqua-t-elle, sesyeux plongés au fond des miens. Je suis l'esclaved'une passion pour un noble chevalier de la cour duroi. Je ne l'aurais jamais rencontré s'il n'était pointvenu ici dans le but d'emprunter quelque argent àmon époux... Il a en effet des affaires d'argent fortembrouillées, à l'instar de tous les galants cheva-liers... Lorsque nous nous sommes rencontrés dansla rue, je ne venais point de chez ma nourrice! Aumépris de mon honneur, j'avais rendu visite à monbien-aimé.

Mon cœur se brisa dans ma poitrine et les larmesme montèrent aux yeux à l'idée de dame Genevièvedans les bras de ce chevalier, alors que maître Hié-ronymus ne m'avait jamais inspiré le moindre senti-ment de jalousie.

– Ignorez-vous, madame, que vous vous rendezcoupable d'un grand péché? Vous menez votre âmeà sa perte en trompant votre époux!

Elle rétorqua qu'elle-même était meilleur juge enla matière et que son salut était une question entre

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elle et son confesseur.– Cela n'a rien à voir avec le bonheur de mon

âme! Vous ne pouvez imaginer celui que j'aime! Ilm'a transportée au septième ciel dans ses bras etdès que je le vois, tout mon corps fond comme cireau soleil! Hélas! il ne m'aime point!

Elle éclata alors en sanglots et, appuyant sa têtesur mes genoux, mouilla mes chausses de ses lar-mes.

– Comment se peut-il qu'il ne vous aime point?dis-je, ému jusques au fond du cœur. Qui donc pour-rait rester indifférent après vous avoir contempléeune seule fois?

– Il ne m'a séduite que pour l'argent! Il me croyaitcapable de convaincre mon époux de lui en prêterdavantage. Mais je n'y ai réussi qu'une seule fois...Et à présent, il me méprise et me refuse ses faveurs.Lors de notre dernière entrevue, il n'a point consentià me prendre dans ses bras, il m'a abreuvée d'insul-tes et interdit de me représenter jamais chez lui. Jene le blâme point, un chevalier comme lui a un trèsréel besoin d'argent; mais pour qui manque degaranties, tirer de l'or d'un bloc de granit serait tâcheplus aisée qu'en tirer de mon époux! N'a-t-il pointrepoussé la parole de mon bien-aimé qui lui enga-geait son honneur de chevalier, en affirmant qu'il neprêterait jamais un centime contre si piètre garantie!

– Mais que puis-je faire, moi? demandai-je intri-gué.

Dame Geneviève s'agrippa à mon bras tandisqu'elle m'adressait sa prière.

– Je voudrais que vous lui écriviez une lettre pourmoi et que vous la lui remettiez. Il faut lui dire que j'airéussi, au prix de mille menteries, à extorquer à monépoux cinquante ducats d'or et que je le prie humble-

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ment de m'accorder un autre rendez-vous... que jeveux lui remettre cet argent bien que j'aie honte qu'ilne s'agisse que d'une si maigre somme... que s'ilveut bien m'indiquer le lieu et l'heure, je me rendraiauprès de lui, dussé-je traverser les flammes de l'en-fer!

Sa détresse me touchait: je la comprenais puis-que j'étais amoureux, moi aussi!

– Madame! articulai-je en tremblant de tous mesmembres, quelle récompense recevrai-je si je l'obligeà vous aimer?

Elle rit.– Vous parlez de l'impossible, Mikaël! Mais... en

vérité, si vous réussissiez, vous resteriez tout aulong de ma vie présent dans mes prières, soir etmatin, et il n'est rien qui dépende de moi que je nevous octroie!

– Madame, il s'agit de sorcellerie et peut-êtrevais-je tomber au pouvoir du diable pour cette aide.Je possède un philtre que ma mère adoptive m'aassuré être irrésistible. Versez-le dans la coupe devotre chevalier la prochaine fois que vous le rencon-trerez.

Son visage se couvrit d'une grande pâleur et sesyeux assombris se mirent à étinceler. Puis elle nouases bras autour de mon cou et me baisa sur la bou-che.

– Mikaël! Si vous dites vrai, vous aurez tout ceque vous me demanderez!

Je baisai tout tremblant son visage et ses brasnus.

– J'ai honte de vous révéler ce que je désire, maisdepuis la première fois que je vous ai vue, je n'aiplus un seul moment de repos; la nuit, je vois vosyeux en rêve telles deux ténébreuses violettes. Jesoupire pour vous du plus profond de mon cœur bien

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que ce soit un grave péché, plus grave même peut-être que susciter l'amour par l'art de la magie.

Elle se dégagea de mon étreinte, l'air déçu, ets'adressa à moi sur le ton du reproche:

– Je me suis bien trompée en ce qui vous con-cerne, Mikaël, et que vous osiez parler de la sorte àune femme honnête dépasse mon entendement!Votre conduite m'amène à penser que vous avezconçu un désir coupable à mon égard, ce qu'envérité je n'aurais jamais soupçonné!

Je vis à quel point elle éprouvait de mépris pourmoi, mais sa résistance ne fit que m'enflammerdavantage et me la rendre plus désirable encore:elle était en vérité si belle à me regarder ainsi, lesjoues brûlantes de colère et les mains croisées des-sus ses épaules en un geste de protection!

– Dame Geneviève, dis-je d'une voix pleine derespect, n'oubliez point que je puis ensorceler lecœur de votre amant de telle manière qu'il ne pourraplus vivre sans vous et qu'il obéira à vos désirs lesplus ardents. Et souvenez-vous que votre sourced'amour ne se tarira guère pour avoir permis d'yboire à un malheureux assoiffé... nul n'a besoin del'apprendre!

La tentation était grande. Elle essaya de me fairechanger d'avis en me parlant d'une voix douce touten se tordant les mains de désespoir. Elle mecaressa les joues, plongea son regard dans le mien,mais l'idée de mettre en péril le salut de mon âme enutilisant la magie noire pour l'aider ne me quitta pasun seul instant. Je restai donc ferme pour exiger marécompense qui, à en juger par ce que je voyais, nelui coûtait guère.

– Je vous donnerai l'élixir d'amour. Ni vous ni moine pouvons présager exactement son effet mais j'aiconfiance en ma chère mère d'adoption qui jamais

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ne m'a menti. S'il est réellement ce qu'elle m'a dit,votre bonheur atteindra de tels sommets que vousne lésinerez plus à m'en octroyer une petite part...Lorsque vous vous trouverez en présence de votrebien-aimé, demandez-lui quelque chose à boire;puis, après avoir versé quelques gouttes de la potionsans qu'il s'en aperçoive, invitez-le à partager lacoupe avec vous.

Elle savait très bien ce qu'elle avait à faire, merépondit-elle en coupant court à mes explications. Etcette interruption, qui indiquait clairement qu'elleacceptait mes conditions, me combla d'aise. J'écrivisalors la lettre sous sa dictée, puis elle me donna desinstructions précises pour trouver le domicile du che-valier et après qu'elle m'eut enseigné la manière dem'adresser à lui, je la quittai.

A mon arrivée chez lui, son amant était occupédans son jardin à dresser un jeune faucon aux pau-pières cousues; l'oiseau, désemparé, reposait sur lepoing ganté du fauconnier et n'osait visiblementétendre ses ailes pour voler. Mais j'avoue que cespectacle m'étonna moins que la vue du noble che-valier lui-même: plus petit que moi et d'aspect chétif,il avait des jambes moulées dans des bas de soierouge, toutes maigres et arquées; des taches noirâ-tres, de naissance je pense, défiguraient ses traitsarrogants et une barbe au poil rare couvrait sesjoues.

Après avoir lu la lettre, il renvoya son domestiqueet, avec un regard méchant, me demanda si j'enconnaissais la teneur.

Je lui répondis que oui puisque c'était moi quil'avais écrite.

Rouge de colère, il expédia rageusement au loinson gant et le faucon en disant:

– Cinquante ducats! Une goutte de salive sur un

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poêle chauffé à blanc! Votre maîtresse a dû perdrele jugement pour me déranger avec de pareillesbroutilles! Dites-lui qu'elle m'envoie quelque argentimmédiatement et qu'elle disparaisse ensuite dans leplus profond de l'enfer, car je ne veux plus jamais larevoir! Après toute la confiance que j'avais placée enelle, elle m'a tellement déçu que sa seule présenceme soulèverait le cœur!

Je lui fis observer que ses paroles étaient par tropdures et dépourvues de miséricorde pour les oreillesd'une femme, et lui suggérai qu'il n'avait rien à per-dre à consacrer quelques minutes de son tempspour recevoir cinquante ducats des mains de ladame; elle tenait à lui communiquer de vive voix unechose importante. Quand il se rendit compte qu'ildevait en passer par sa volonté pour obtenir l'argent,il se mit à proférer les pires jurons, blasphémant con-tre la Sainte-Trinité et allant même jusqu'à mettre endoute la virginité de Marie! Finalement, il me jeta lalettre au visage et m'intima l'ordre de saluer ma maî-tresse, qu'il traita de catin et de Jézabel, et de lui direde venir avec l'argent la nuit prochaine.

– Mais qu'elle ne se fasse pas d'illusions! Nullegentillesse de ma part pour cinquante ducats!Ajouta-t-il. Si c'était cinq cents, ou mille... Essayezen tout cas de la convaincre de m'en apporter aumoins cent!

Il fit mine de fouiller à la recherche de quelquegratification dans la bourse pendue à sa ceinturemais, la trouvant vide, il se contenta de m'assurer desa protection et me congédia. Par mesure de sécu-rité, je ramassai la lettre par terre pour éviter qu'ellene tombât dans des mains malintentionnées et m'enretournai chez le marchand d'antiquités. Quand je fispart de mon succès à dame Geneviève, elle meserra dans ses bras et me donna un baiser sur les

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deux joues tandis que je m'étonnais in petto de laconduite des femmes et de leurs caprices décidé-ment bizarres.

Ce soir-là, maître Hiéronymus revint d'un de sesvoyages, accompagné d'un garde du corps armé. Ilétait d'une humeur particulièrement joyeuse, me gra-tifia d'une pièce d'or et offrit une bourse de ducats àson épouse afin qu'elle allât s'acheter quelquebabiole chez l'orfèvre du Pont-Neuf. Il venait derecouvrer une créance de neuf mille ducats d'unclient qui avait fait un héritage inespéré d'un parentéloigné de Normandie! Son débiteur, tout à la joie decette manne subite, avait soldé la totalité de ses det-tes. Maître Arce, tout à sa joie également, en oubliasa prudence coutumière et je trouvais cette nuit-là unje-ne-sais-quoi de répugnant à voir cet homme jubi-lant assis sur son tabouret, attentif à peser ses mon-naies d'or, à les empiler et à rogner de leurs tran-ches de minuscules lamelles.

Quand, le jour suivant, sa femme lui demanda lapermission de se rendre auprès de sa vieille nour-rice, il ne fit aucune objection; bien au contraire ill'encouragea même à y passer la nuit pour éviter des'exposer aux dangers d'un retour après le coucherdu soleil.

Dame Geneviève se baigna à plusieurs reprises,frotta son corps d'onguents parfumés, mit ses vête-ments les plus somptueux et se para de ses plusprécieux bijoux.

Je m'étonnai que pareils préparatifs n'éveillassentpoint la jalousie de maître Hiéronymus! Mais ce der-nier, admirant l'allure de son épouse, fit ce commen-taire dépourvu de malice:

– Elle est jeune encore et n'a guère l'occasion deporter ses beaux habits! Moi, les visites ne m'intéres-sent point et peu de gens me plaisent assez pour

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passer la soirée en leur compagnie! Un homme demon âge est fatigué du commerce de la société ettous les autres se ressemblent à ses yeux! Mais riende plus naturel que mon épouse prenne plaisir às'exhiber au-dehors de temps en temps. Et tant quevotre frère Antti se trouvera près d'elle pour la proté-ger des importuns, je n'éprouverai nulle crainte à sonsujet!

J'eus tout au long de l'après-midi des lettres àécrire sous la dictée de mon maître: il était d'une partpréoccupé par la façon d'investir dans quelque reli-que de valeur la fortune qu'il venait de récupérer et,d'autre part, il avait entamé des négociations avecun autre fervent collectionneur d'objets sacrés, leduc de Saxonie. De sorte que je fus très occupé.

Antti revint au moment où je prenais mon repasdans la cuisine.

– Dans ce pays, être nourrice me paraît un métierbien payé! remarqua-t-il. Cela me donnerait presquel'envie d'être une femme! Tu imagines la nourriceincomparable que j'aurais été! Celle de notre maî-tresse, en tout cas, vit dans une maison entourée demurs et elle est si grande dame que je n'ai mêmepas pu l'apercevoir; je n'ai rencontré que ses domes-tiques: ils arborent tous des habits aux brillantescouleurs, avec des manches à crevés, et se pava-nent à sa porte comme de petits coqs! Ma maîtressem'a donné une pièce d'or pour que je ne le dise àpersonne et que je raconte une autre histoire si l'onm'interroge. Mais avec toi, ce n'est pas pareil et toutcela m'a semblé si étrange qu'il fallait bien que je t'enparle!

Il alla comme convenu chercher dame Genevièvele jour suivant. Je la vis arriver, elle était pâle etparaissait à bout de force. Ses beaux yeux avaientun regard vague et distrait avec de grands cernes

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tout autour. Elle se déplaçait comme dans un rêve.Sans mot dire, elle se dirigea directement vers sachambre, se jeta sur sa couche et sombra dans unprofond sommeil.

Cette attitude inquiéta vivement notre maître quieut peur qu'elle ne fût tombée malade.

– Je crois tout simplement, le rassura Antti, que ladame a besoin de sommeil. Elle est accoutumée àun bon lit et à ses aises. Elle me disait précisémentn'avoir pu fermer l'œil de la nuit à cause des insectesqui n'ont cessé de la piquer.

Ce qui était la pure vérité car lorsque maître Hié-ronymus nous laissa pénétrer dans la chambre pourveiller sur le sommeil de son épouse, nous pûmesvoir son cou et ses épaules couverts de taches rou-ges; elle, tranquille, dormait comme un ange, uncoussin pressé contre sa poitrine.

Maître Hiéronymus, tout attendri, la dissimula ànos regards curieux.

– Peut-être que cela lui servira de leçon! Elle necouchera plus chez sa nourrice la prochaine fois!

Tout au long de la journée qui suivit, j'attendisavec impatience l'occasion de lui parler, mais ellem'évitait et je dus patienter jusques à ce que sonépoux se fût enfin retiré, pour la voir seul à seul.

– Au nom de tous les saints, je vous en supplie,madame, dites-moi ce qui vous est arrivé! J'ai étémalade d'angoisse et n'ai point dormi de la nuit decrainte de vous avoir causé quelque tort!

– Mon noble bien-aimé, me répondit-elle complai-samment, m'a reçue dans sa chambre mais, audébut, ne m'a même pas invitée à m'asseoir, et cen'est qu'après que je lui eus remis cent cinquanteducats qu'il s'est radouci et a envoyé son domesti-que chercher la coupe de vin que j'avais demandée.Par chance, une bagarre éclata alors dans le jardin

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entre ses chiens et quand mon chevalier sortit pourleur donner le fouet, je pus à loisir mélanger l'élixirdans le vin ainsi que vous me l'aviez conseillé. A marequête, et bien que de mauvaise grâce, il butensuite dans la coupe; à peine avait-il avalé les der-nières gouttes, qu'il commença à se plaindre de lafatigue et d'un sommeil envahissant; il se mit àbâiller, ouvrit la fenêtre en quête d'un peu d'air fraiset me dit qu'il sentait son corps en feu. Je tentai dele distraire en attendant que la drogue fît son effet etlui racontai que mon époux était revenu à la maisonavec neuf mille ducats; j'eus à peine le temps de ter-miner ma phrase qu'il me prit dans ses bras etm'étreignit avec passion, me disant que tout soncorps brûlait d'une si terrible ardeur qu'il fallait qu'ilse mette nu et se jette dans le puits pour calmer cefeu. Moi-même, je ne me sentais guère en unmeilleur état, mais la pudeur féminine m'empêched'en dire plus long sur ce sujet.

«Je puis vous assurer, en tout cas, qu'il se jetadans le puits tant de fois que j'en perdis le compte etm'évanouis, car il ne me laissa en paix de toute lanuit. J'imagine que jamais femme n'eut amoureuxplus enflammé! Lorsque je pris congé, il me renou-vela sa passion et me supplia de lui dire que je l'ai-mais... En vérité, je dois réfléchir à tout cela et j'aimal à la tête! Je suis si lasse! Je vous en prie,Mikaël, laissez-moi à présent!

Je me risquai alors à lui rappeler sa dette enversmoi.

– Oui, oui, vous l'aurez votre récompense! Maisvous pourriez choisir un moment plus propice pour laréclamer! Je me sens tout endolorie et la seule idéedu contact avec un homme me donne la nausée!Laissez-moi! Vous serez récompensé, n'en doutezpoint, et pour votre aide et pour avoir su attendre!

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Sur ce, elle me repoussa des deux mains et meforça à la résignation.

Le jour suivant, maître Hiéronymus m'amena aveclui à Chartres où il projetait de se rendre depuis long-temps déjà. Il essaya de persuader son épouse del'accompagner car, comme ils n'avaient point d'en-fant, il aurait voulu qu'elle allât s'agenouiller devantl'image miraculeuse de la Vierge; mais dame Gene-viève, encore faible, le pria de lui épargner les fati-gues du voyage.

Oh! comme les désirs de la chair peuvent aveu-gler les yeux d'un homme! Il ne me reste aucun sou-venir de la merveilleuse cathédrale de Chartres,sinon de ses grandes tours entièrement différentesl'une de l'autre et par là même remarquables etimposantes. La fumée de chandelles innombrablesavait rendu la magnifique sculpture de la Madoneaussi noire qu'un Maure. Je fus incapable de prierdevant elle avec la ferveur convenable: mes pen-sées allaient toutes vers la beauté de ma maîtresseet son absence exacerbait mon désir.

Nous fûmes de retour à Paris au crépuscule dutroisième jour, affamés et morts de soif après unerapide chevauchée. Devant la porte de la maison, unAntti à l'air abattu nous attendait et vint à notre ren-contre dès qu'il nous vit.

– Ô bon maître! s'écria-t-il. Un grand malheur estarrivé dans votre demeure et je dois être un mauvaisserviteur, moi qui n'ai su veiller sur vos biens les plusprécieux! Durant votre absence, la robe de velours laplus coûteuse de dame Geneviève a disparu.

Le marchand de reliques devina à son expressionque bien plus avait dû se produire et il s'avança pourpénétrer à l'intérieur de la maison. Mais Antti le fitreculer et ajouta:

– Ce n'est pas tout! Dame Geneviève a disparu

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avec sa robe!Telle fut la délicate formule que choisit mon ami

pour annoncer les toutes dernières nouvelles à sonmaître! Il raconta ensuite que la dame avait emportétous ses vêtements, tous ses bijoux, ainsi que le ser-vice d'argent de la salle à manger.

– Et c'est moi qui ai transporté le coffre d'or de lacave jusqu'à la voiture qui est venue la chercher, dit-il de son air placide. Deux hommes n'auraient pointsuffi à le déplacer tellement il était lourd, mais mabonne maîtresse a fait confiance en ma force etj'avais à cœur de la servir de mon mieux ainsi quevous me l'aviez ordonné.

Maître Hiéronymus, muet de saisissement, nepouvait articuler un seul mot.

– D'ailleurs, poursuivit Antti, la porte de la caveétait fermée; vous aviez, je pense, oublié de laisserla clé à votre épouse. Il a donc fallu que j'emprunteune masse et je suis arrivé, en donnant de grandscoups, à casser serrures et verrous.

«Vous m'aviez bien recommandé de toujoursobéir à votre épouse comme à vous-même, n'est-cepas?

Ce ne fut qu'à ce moment que je me rendiscompte de l'ampleur de la catastrophe. Les yeuxpleins de larmes, je criai:

– Ô mon cher maître! Votre femme infidèle, latraîtresse! nous a trompés! Elle s'est montrée indi-gne de notre confiance! Que Dieu, dans sa bonté, luienvoie du haut du ciel un coup de foudre pour écra-ser sa tête perfide et que les chiens dévorent soncorps impudique!

Maître Hiéronymus, qui se répandait égalementen larmes amères, protesta:

– Non! Non, pas cela! Dieu m'a envoyé un justechâtiment pour mon aveuglement!

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Alors il arracha les poils de sa barbe, jeta sonbonnet par terre, puis leva son bâton et en frappaAntti qui supporta cette correction bien méritée entoute humilité. Lorsque le vieux, fatigué, laissa tom-ber sa canne, il dit enfin sur un ton de profondeaffliction:

– De rien ne servent les coups et les larmes!Qu'ai-je à te reprocher, pauvre garçon sans malice?Tout est ma faute à moi, moi qui dans ma folie t'aidonné l'ordre d'obéir à ma femme!

Il entra, le pas mal assuré, et j'éprouvai quelquepeine à le voir s'éloigner ainsi, le dos voûté, maisj'étais encore plus triste pour mon propre compte cardame Geneviève avait failli à sa promesse et jesavais que je ne la reverrais jamais.

Comme je déchargeais le trop-plein de ma ragesur Antti, il me dit d'une voix calme:

– Dame Geneviève est une femme belle et pleinede caprices! Il est difficile de s'opposer à ses volon-tés pour un domestique, et tu dois le savoir mieuxque moi car c'est ce qu'elle m'a raconté à ton sujetqui m'a ôté tous mes scrupules! Elle m'a dit que tul'aidais dans ses projets, poussé par le grand amourqu'elle t'inspirait et elle a même prétendu que c'est àtoi qu'elle devait son bonheur! Elle était prête dureste à te rembourser dès que tu en exprimerais ledésir et comme je me montrais encore un peu hési-tant, elle m'a donné un léger acompte... et je doisreconnaître que c'est une femme très libérale quipaie ses dettes avec intérêts!

– Antti! hurlai-je, me refusant à en croire mesoreilles. As-tu eu l'outrecuidance de lever les yeuxsur dame Geneviève et d'entretenir en ton cœur undésir coupable?

– Moi? Jamais une idée pareille ne me seraitvenue à l'esprit! reprit-il de sa voix sérieuse. Mais

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quand j'ai vu comme tu avais bien commencé, j'aipensé que ce n'était que justice d'exiger au moinsune partie de tes créances! Ainsi tu n'as pas toutperdu!

La pensée d'Antti dans ses bras me remplit d'unerage si aveugle que je me mis à le frapper de mesdeux poings tout en lui débitant les pires insultes quime venaient à l'esprit. Il me laissa déverser mafureur puis me demanda, sur un ton enjôleur, de luirévéler le secret de la potion magique de dame Pirjo.

Il m'écouta en silence, et, me regardant de sesyeux pleins de bonté, me dit:

– Mais pourquoi ne lui as-tu point versé secrète-ment la drogue à elle, si tu la désirais siéperdument? Tu l'aurais obtenue et les neuf millemonnaies d'or par-dessus le marché!

Enfin je vis clair dans cette affaire sans parvenir àcomprendre pourquoi j'avais été si naïf jusqu'alors.Mais, me refusant de l'admettre devant mon ami, jedéclarai:

– J'ai résisté à la tentation pour le salut de monâme immortelle! Si je m'étais livré à des actes desorcellerie pour la conquérir, je serais tombé dansles rets de Satan.

– Les raisins sont trop verts! commenta Antti.Pour ma part, il ne me déplairait guère de rencontrernombre de ces rets-là sur mon chemin, bien quej'avoue qu'il doit être difficile de s'en délivrer une foisbien attrapé!

Ni l'un ni l'autre n'osâmes aller voir le maître.Nous l'entendions sangloter, soupirer et prier danssa chambre et nous le laissâmes seul avec son dés-espoir.

Deux jours plus tard, il nous manda près de lui.– J'espère que vous saurez garder le silence sur

tous ces événements. Je suis un homme âgé et ma

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grande erreur a été d'attendre amour et compréhen-sion d'une femme trop jeune. Je vais essayer d'ou-blier le passé! Vous comprendrez que je ne veuilleplus jamais vous voir! Votre seule présence me rap-pellerait à chaque instant mon épouse! N'allez pointcroire que la colère me guide ou que je vous garderancune. Bien au contraire! Je vous pardonne detout cœur toutes les offenses dont vous avez puvous rendre coupables envers moi et vous donneraià chacun cinq pièces d'or pour acheter votre silence.

Des larmes brillaient sous ses paupières rougiestandis qu'il nous parlait; après nous avoir compté lesducats, il passa sa main tremblante dans sa barbe etnous donna congé.

Cet homme avait manifesté plus de sagesse et degrandeur dans sa douleur qu'en ses jours de fauxbonheur et je quittai sa maison tel un chien, pénétréd'un profond sentiment de culpabilité. Je trouvaicependant quelque consolation à penser que tôt outard, et sans mon concours, il aurait connu la mêmedisgrâce qui avait eu l'effet d'un médicament sur sonâme, lui apportant humilité et sagesse.

Nous cheminâmes sans mot dire le long des rivesdu fleuve et fîmes un arrêt sur le pont pour contem-pler la façade éblouissante de blancheur de Notre-Dame.

– Mikaël, mon frère, prends cet argent! dit alorsAntti. Il me brûle horriblement les mains et je ne croispoint qu'il me portera chance!

Ses paroles me rendirent songeur, mais je m'em-pressai tout de même de prendre ses pièces avantqu'il ne changeât d'avis. Je le remerciai chaleureuse-ment et l'invitai à un bon repas à La Tête de l'Angeoù nous avions résolu de nous revoir pour débattrede ce que nous allions faire.

Nous n'eûmes guère besoin de débattre! Le sort

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avait déjà décidé: en arrivant dans la rue de laHarpe, nous vîmes messire Didrik, sautant par-des-sus les monceaux d'ordures, venir à notre rencontre!Il portait un élégant costume aux couleurs danoises,son épée au côté et un chapeau à plumes.

Il me salua comme si nous nous étions vus laveille.

– Dans quel affreux trou vivez-vous? Et que fai-tes-vous durant la journée? Je suis venu deux foisdéjà vous chercher! Mais dites-moi vite où nouspourrions boire un pichet de vin tranquilles. J'ai quel-que chose à vous dire.

– Messire Didrik! m'exclamai-je en faisant unsigne de croix. Est-ce le diable qui vous envoie ici?

– Le diable ou le roi du Danemark, qu'importe?répliqua-t-il. J'ai obtenu votre adresse par l'intermé-diaire de la nation allemande. Le vent et le mauvaistemps m'ont contraint à débarquer à Rouen avecune cargaison de Français couverts de blessures etd'engelures. Le roi, vous le savez, a un bataillon demercenaires français et je dois faire une nouvellelevée de soldats pour remplacer ceux-ci. Quant àvous, vous avez grand intérêt à vous hâter si vousvoulez profiter de la chance! L'arrogant Sten Stureest tombé et la Suède tout entière ne saurait tarder àtomber elle aussi au pouvoir du roi.

Ces nouvelles m'enchantèrent! Je l'amenai à LaTête de l'Ange où nous célébrâmes nos retrouvaillesen compagnie d'Antti. Je me doutais, certes, qu'il nese fût jamais donné la peine de me rechercher s'iln'eût espéré en tirer quelque avantage, mais nousavions des intérêts communs et plus il me parlait,plus j'avais la conviction que mon heure avait enfinsonné et que j'allais recevoir la récompense de tousles services rendus au roi Christian. Il suffisait à pré-sent d'arriver au moment du partage du butin!

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– La résistance de l'ennemi fond comme neige ausoleil! dit-il. Les forteresses capitulent avant de tirerun seul coup de feu! Le pape soutient le roi qui est lebeau-frère de l'empereur et Fugger, le banquier,finance sa campagne en échange des mines de cui-vre de Suède. Grâce à lui, le roi a pu recruter desmercenaires écossais; ils sont d'une telle sauvageriequ'ils ont commencé à se tirer dessus alors qu'ils setrouvaient encore à Copenhague! L'un d'eux, mortel-lement blessé d'un coup de poignard, a tenté des'échapper en rampant sous le cheval de SaMajesté! Je l'ai vu de mes propres yeux!

«Lorsque j'ai quitté la Suède, il était déjà questiond'une trêve. Vous agiriez donc sagement en relé-guant vos livres dans un coin pour embarquer sanstarder avec moi, d'abord pour Copenhague puis pourla Suède.

Après un voyage mouvementé, nous arrivâmes àCopenhague au début du printemps, juste pourapprendre que le roi Christian venait de partir dansl'intention de prendre la tête des opérations au siègede Stockholm et de réunir les états prévenus de sonarrivée pour le début du mois de juin. Nous ne fîmesdonc que nous ravitailler et prendre quelque charge-ment supplémentaire avant de continuer notrecourse vers les côtes de Suède. Durant tout levoyage, hormis les moments où je souffrais du malde mer, messire Didrik ne cessa de chanter leslouanges du roi et de nous prédire un avenir doré. Siparfois j'exprimais quelques doutes au sujet del'Union, les nouvelles des récentes victoires les dissi-paient aussitôt et lorsque à la mi-mai nous jetâmesl'ancre à Stockholm, j'étais pénétré du sentimentqu'un jour nouveau se levait pour la grandeur despeuples du Nord. Du reste, le vieux docteur Hem-ming Gadh en personne, opposant depuis toujours

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et ennemi juré du Danemark, avait vu les signes deces temps futurs et rendu hommage au souveraindanois; il consacrait désormais toute son énergie àgagner le royaume de Suède à la cause du roi Chris-tian et pour éviter d'inutiles massacres. Je revis avecplaisir les tendres bourgeons des bouleaux argentéset contemplai pour la première fois les tours deStockholm dressées au-dessus des eaux. Aux beauxjours nous prîmes la mer vers le nord, et quandj'aperçus les forêts de mâts de la flotte royale et lesinnombrables tentes blanches autour du camp desassiégés, mon cœur se gonfla d'espoir dans ma poi-trine. Mais je parlerai du roi Christian et du siège deStockholm dans un autre livre.

TABLE 11 MIKAËL BAST KARVAJALKA 48 TENTATION 82 LA DOCTE UNIVERSITÉ136 LA MOISSON190 BARBARA244 BÛCHER SUR LA PLACE DU MARCHÉ309 LES DOUZE ARTICLES376 LA BANNIÈRE DE L'ARC-EN-CIEL440 L'EMPEREUR INGRAT491 LE SAC DE ROME

L'Escholier de Dieu de Mika WaltariISBN 2 914569 28 9 540 PAGES

Ed. Jardin des Livres24,90 Euro

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