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7/16/2019 Newmann Beckett http://slidepdf.com/reader/full/newmann-beckett 1/22  Agrégée de Philosophie, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, doctorante en Philosophie à l’Université Paris X Nanterre, Géraldine Sfez prépare une thèse sur la question de la mémoire et de l’enregistrement dans l’art contemporain, sous la direction de Catherine Perret. Bruce Nauman, Samuel Beckett Le corps mis à l’épreuve de la répétition Géraldine Sfez Les premières vidéos de l’artiste américain Bruce Nauman se réfèrent explicitement, ne serait-ce que par le titre de certaines d’entre elles, à la façon dont le corps est mis en scène dans le théâtre de Samuel Beckett. Corps désarticulés, déplacements malaisés : le corps dans les films de Nauman, comme dans les pièces de Beckett, est un corps entravé qui répète sans fin et sans but apparent les mêmes mouvements. Contraint de répéter les mêmes gestes ou les mêmes sons, enfermé dans un espace souvent trop étroit pour lui, le corps – celui de l’acteur ou du performeur – est constamment mis à l’épreuve chez Nauman, comme chez Beckett. Le corps du spectateur se trouve lui aussi tout autant malmené, mis à mal, par ces effets de répétitions et de rétrécissement de l’espace. Pourtant, et là se tient leur véritable paradoxe, ces œuvres ne contiennent en elles-mêmes rien d’ouvertement ou de radicalement dérangeant : Nauman, dans ses vidéos par exemple, ne fait rien d’autre que tourner en rond dans son atelier. Comment expliquer alors ce sentiment de malaise, aussi indéfinissable qu’évident, ressenti par le spectateur ? Pourquoi le fait de voir un même

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Agrégée de Philosophie, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, doctorante en Philosophie àl’Université Paris X Nanterre, Géraldine Sfez prépare une thèse sur la question de la mémoire et del’enregistrement dans l’art contemporain, sous la direction de Catherine Perret.

Bruce Nauman, Samuel Beckett

Le corps mis à l’épreuve de la répétition

Géraldine Sfez 

Les premières vidéos de l’artiste américain Bruce Nauman se réfèrent

explicitement, ne serait-ce que par le titre de certaines d’entre elles, à la

façon dont le corps est mis en scène dans le théâtre de Samuel Beckett.

Corps désarticulés, déplacements malaisés : le corps dans les films deNauman, comme dans les pièces de Beckett, est un corps entravé qui répète

sans fin et sans but apparent les mêmes mouvements. Contraint de répéter

les mêmes gestes ou les mêmes sons, enfermé dans un espace souvent trop

étroit pour lui, le corps – celui de l’acteur ou du performeur – est

constamment mis à l’épreuve chez Nauman, comme chez Beckett. Le corps

du spectateur se trouve lui aussi tout autant malmené, mis à mal, par ces

effets de répétitions et de rétrécissement de l’espace. Pourtant, et là se tient

leur véritable paradoxe, ces œuvres ne contiennent en elles-mêmes rien

d’ouvertement ou de radicalement dérangeant : Nauman, dans ses vidéos

par exemple, ne fait rien d’autre que tourner en rond dans son atelier.

Comment expliquer alors ce sentiment de malaise, aussi indéfinissable

qu’évident, ressenti par le spectateur ? Pourquoi le fait de voir un même

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geste répété ou d’entendre inlassablement le même son provoque-t-il unesensation, presque physique, d’angoisse ? Si la répétition paraît si

inconfortable, pour l’acteur comme pour le spectateur, c’est qu’elle apparaît

en réalité comme le symptôme d’une double impossibilité : celle de

poursuivre l’action commencée et dans le même temps, celle de

l’interrompre. La répétition, en dissolvant notre rapport au temps, signale

donc en creux quelque chose comme une suspension du temps, une

mémoire enrayée, une attente sans objet. Chez Beckett comme chezNauman, la répétition est ainsi le signe d’un choc ou d’un trauma dont il

n’est pas explicitement question, mais qui menace constamment d’affleurer

ou de refaire surface. En croisant les analyses de Freud sur la compulsion de

répétition et celles développées par Walter Benjamin, dans L’Œuvre d’art à

l’époque de sa reproductibilité technique, sur une « esthétique du choc », il s’agira

de montrer de quelle façon les corps – tels que les filment et les mettent en

scène Beckett et Nauman – sont littéralement mis à l’épreuve de la

répétition.

Le corps mis à l’épreuve

Gestes mécaniques, démarches d’équilibriste, corps à demi enlisés ou

totalement invisibles : les posures du corps se déclinent sous de multiples

formes chez Beckett et Nauman. Le corps de l’acteur y est constamment

éprouvé qu’il soit mis en mouvement afin d’être déstabilisé ou épuisé, ou au

contraire immobilisé afin d’être surveillé. Ces mises en scènes apparaissent

comme autant d’expérimentations. Jusqu’à quel point le corps de l’acteur

peut-il se soumettre à la répétition ? À partir de quel moment un

mouvement perd-il tout sens à force d’être répété ?

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 Déstabiliser le corpsÀ la fin des années soixante, Bruce Nauman réalise une série de films et de

vidéos dans son atelier. Son objet : lui-même, répétant indéfiniment le même

mouvement dans un périmètre donné, marqué au sol à l’aide de ruban

adhésif. Le caractère répétitif et minimal de ces actions – marcher, danser,

taper du pied1 – évoque la gestuelle beckettienne. Nauman, comme

beaucoup de plasticiens de sa génération, est en effet profondément marqué

par l’œuvre du dramaturge, par son traitement minimaliste de l’espace et dulangage. Ainsi dans Slow angle walk , sous-titré Beckett walk (1968), la démarche

cadencée de Nauman, qui consiste à se tenir sur une seule jambe, puis à

pivoter et basculer sur l’autre jambe, avant de recommencer la même

séquence de mouvements, rappelle-t-elle les notations de Beckett concernant

Molloy2, ou encore Watt – dont la démarche investit tous les points

cardinaux à la fois3. Comme les personnages de Beckett, Nauman n’avance

pas mais tourne en rond ; comme le protagoniste de L’Innommable, l’artiste nesuit pas de ligne droite mais un chemin zigzagant, une ligne brisée qui le

ramène inéluctablement à son point de départ4.

La réitération du même pas dans Slow angle walk , Beckett walk n’a pas la

fonction d’un exercice : Nauman ne s’entraîne pas, sa démarche n’est ni plus

souple, ni plus légère à la fin de la vidéo. La répétition souligne au contraire

toute l’absurdité et la complexité du mouvement. La camera, basculée sur le

côté, enregistre une heure durant ce piétinement ; le spectateur voit ainsi

Nauman arpenter à quatre-vingt-dix degrés la pièce de la même démarche

raide et saccadée. Le cadre restant fixe, Nauman est à plusieurs reprises

amené à sortir du champ ou à n’y entrer que partiellement, et le spectateur

n’a plus comme repères que le bruit du frottement produit par les bottes de

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l’artiste. La perception est donc radicalement perturbée par la caméra poséesur le côté, par le protocole compliqué de cette démarche, par ce corps trop

grand qui disparaît par intermittences de l’écran, annonçant une réflexion

commune à Nauman et Beckett sur l’absence et la disparition du corps dans

le dispositif scénique, ainsi que sur l’importance des sons.

 Réduire le corps à un son

La pièce Trio du fantôme, écrite en 1975 par Beckett pour la télévision, estsignificative à cet égard puisque Beckett y met en scène une voix féminine

(V) et une silhouette masculine (S), autrement dit des acteurs « sans corps »,

des corps dématérialisés. Si la voix, comme la silhouette, permettent en

général de reconnaître des individus, ces éléments d’identification perdent

ici leur fonction dans la mesure où chacun se trouve dissocié du reste du

corps. Le spectateur ne sait d’ailleurs presque rien sur les deux personnages

désignés par des initiales, qui se rapportent moins à leurs noms qu’à leursconditions, (V) pour voix, (S) pour silhouette. Dans cette pièce, les corps sont

donc réduits à des formes ou des sons : Beckett y met en question la

représentation du corps de l’acteur et s’interroge sur la voix comme

substitut. Mais ce sont également le corps et les sens du spectateur qui se

trouvent questionnés en retour. Ainsi la voix (V) donne-t-elle ce mode

d’emploi au tout début de la pièce : « Ma voix doit être un murmure à peine

audible. Veuillez régler votre récepteur en conséquence. ( Pause ) Quoi qu’il

arrive, elle ne sera ni amplifiée, ni atténuée. »5 Trio du fantôme requiert un

effort d’accommodation constant de la part du spectateur ; il lui faut prêter

l’oreille, regarder de plus près, saisir ce qui se donne sous le mode de

l’imperceptible et de l’à peine audible. Les sens, et notamment l’ouïe, du

spectateur sont donc mis à rude épreuve.

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Quand Nauman, dans ses installations sonores ou visuelles, alterne effets

de raréfaction et de saturation, il soumet son public aux mêmes exigences. (Il

serait d’ailleurs presque plus exact de parler à son sujet d’attaques ou

d’agressions tant certaines de ses œuvres sonores s’avèrent insoutenables à

l’écoute.) En diffusant par exemple des paroles identiques mais selon des

intensités différentes, l’artiste rend ses paroles inaudibles ; en agrandissant

démesurément les lettres de son nom, il rend de la même façon celui-ciproprement illisible6. En jouant ainsi sur les seuils perceptifs, Nauman donne

à voir un objet ou à entendre un son sous une forme que nous ne lui

connaissons pas et sous laquelle il nous est quasiment impossible de

l’identifier.

 Le corps pris au piège

L’inconfort ressenti par le spectateur face aux œuvres de Nauman tientautant à cette indétermination qu’au choix de ses motifs : gigantesques roues

auxquelles sont suspendues des chaises évoquant des instruments de supplice

ou encore espaces se resserrant inexorablement, les installations de Nauman

ne peuvent laisser indifférent le spectateur dont le corps se trouve parfois

littéralement pris au piège. Les couloirs conçus par l’artiste, par exemple,

peuvent devenir si exigus que le spectateur se voit contraint de rebrousser

chemin. De telles pièces provoquent une sensation d’angoisse au sens

étymologique du terme puisque le mot angoisse vient du latin angustus qui

signifie lieu étroit. Or l’impossibilité de se mouvoir, l’immobilité forcée sont

là encore des thèmes empruntés au théâtre de Beckett, que l’on songe au

personnage de Hamm cloué sur sa chaise roulante dans Fin de Partie, au duo

pris dans les sables d’Oh les beaux jours, ou encore aux trois personnages de

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Comédie, plantés dans des jarres. De la même manière que l’espace scéniquechez Beckett est un espace oppressant, les dispositifs de Nauman jouent sur

le resserrement des lieux : les acteurs de ses vidéos sont filmés en gros plan et

l’écran semble toujours trop étroit pour eux.

Les installations ou les vidéos de Nauman laissent ainsi planer une

incompréhension teintée d’angoisse. Celle-ci se trouve accentuée par le fait

que la pression, tout à la fois physique et psychologique, à laquelle estsoumise le spectateur paraît imposée par une main invisible, par un pouvoir

d’autant plus menaçant qu’il ne dit pas son nom. À travers ses pièces,

Nauman semble se demander : « À quel moment la pression exercée sur

nous devient-elle insupportable ? À quel moment passons-nous de l’état de

sujet à celui d’instrument ou de cible d’une parole ? »7 La violence, voire la

torture, se trouvent ainsi constamment associées à une forme de répétition et

de circularité à travers le montage en boucle de ses vidéos ou de ses

enregistrements sonores. De cette façon, la répétition apparaît comme un

instrument particulièrement efficace pour soumettre les corps puisque pour

rendre un corps docile, il ne suffit pas de le malmener, de le prendre au

piège, il faut encore lui faire répéter le même geste jusqu’à ce que celui-ci

soit intégré et comme automatisé8.

Epuiser les possibilités du langage 

Cette brutalité exercée sur les corps se double, chez Nauman comme chez

Beckett, d’une réflexion sur le langage et sur les mécanismes

d’assujettissement qui s’exercent à travers lui. Quand les corps en sont

réduits au piétinement ou à l’immobilité, la parole se trouve en effet investie

d’une certaine dynamique, même si celle-ci s’avère, dans la plupart des cas,

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également circulaire. À l’image des corps, le langage est conçu comme unensemble d’éléments formels que l’on peut décomposer, isoler, associer,

répéter9. Comme le souligne Gilles Deleuze dans L’Épuisé 10, le langage se

trouve soumis dans l’œuvre de Beckett aux mêmes effets de combinatoire et

de dislocation que les mouvements du corps, à la même volonté d’épuiser ses

possibilités. Or de la même façon que la répétition d’un geste conduit à une

forme d’automatisation et de non-sens, la répétition continue d’un son ou

d’une proposition mène à une dissolution du sens.

 Dresser les corps 

Injonctions ou ordres péremptoires répétés, le langage a essentiellement

pour fonction chez Bruce Nauman d’activer le spectateur. À travers une

pièce comme « Pay attention, motherfuckers » (1973), l’artiste exerce une forme

de pouvoir en produisant une réaction d’obéissance quasi instinctive. Aucun

choix n’est laissé au spectateur, ni celui d’accepter, ni celui de refuser l’ordredonné. L’installation Get out of my mind, Get out of this room (1968) repose sur un

principe similaire : deux haut-parleurs dissimulés dans les murs d’une salle

vide s’adressent au visiteur qui entend quelques bruits de pas, puis deux

exclamations répétées inlassablement (« Get out of my mind, Get out of this

room »), sur un ton alternativement enjoué et menaçant. Le message intime

donc au spectateur l’ordre de sortir de la pièce ; prenant ainsi le contre-pied

de l’exigence classique de l’œuvre d’art qui requiert d’être contemplée,

l’œuvre invite le spectateur à la fuir. Ici encore, la voix est d’autant plus

comminatoire qu’elle est invisible et qu’elle joue sur différents registres de

tonalités, tantôt douce, tantôt inquiétante. Les voix-off jouent un rôle tout

aussi central et déstabilisant chez Beckett, qu’il s’agisse de la voix qui

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parvient du fond de la scène dans Pas ou de la voix féminine qui persécute lepersonnage de Dis Joe.

Les coups de sifflets qui scandent la pièce de Beckett intitulée Acte sans

 parole 111 témoignent également de cette violence exercée depuis un point

aveugle sur les individus. Dans cette pièce en un acte, un mime obéit non

pas à des ordres verbaux, mais à de simples coups de sifflets. La pièce joue

sur le désir et la frustration et prend rapidement l’allure d’une séance detorture. Un personnage seul sur scène voit en effet, à intervalles réguliers,

une carafe remplie d’eau descendre du plafond mais ne parvient pas à la

saisir. Telle la bobine, évoquée par Freud, que l’enfant jette au loin avant de

la ramener à lui, l’objet ne cesse de disparaître, puis de réapparaître,

obligeant l’homme à s’épuiser dans son désir de s’en emparer. Quand la

carafe finit par frôler son visage à la fin de l’acte, le mime n’a plus la force de

l’attraper. La chorégraphie qui s’engage entre les mouvements de

l’accessoire et ceux de l’homme suggère qu’il n’y a aucune échappatoire

pour le personnage, condamné à ne jamais saisir ce qu’il convoite. Plus

violent encore que des mots, le son tranchant du coup de sifflet souligne

dans cette pièce le rapport d’automatisation auquel le corps se trouve livré12.

 Dislocation du langage chez Beckett  

Chez Beckett, l’ordre se révèle en effet d’autant plus exigeant qu’il s’exprime

sous une forme minimale, voire non langagière. Coups de projecteur dans

Comédie, coups de sifflet dans Acte sans parole 1, sons de percussion dans Quad ,

coups assénés par Molloy sur le crâne de sa mère, les personnages de Beckett

répondent dans toutes ces pièces à des signaux. Or Michel Foucault

démontre, dans Surveiller et punir , qu’un ordre pour être efficace n’a pas

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besoin d’être formulé explicitement et que le sujet obéissant n’est pas celuiqui se conforme aux ordres parce qu’il les comprend, mais celui dont le

corps répond adéquatement et presque instantanément aux signaux13. Cette

façon de diriger les corps au moyen de signes sonores ou lumineux

correspond par ailleurs à une préoccupation essentielle chez Beckett, celle

d’épuiser le langage. Cherchant à s’affranchir des mots, l’auteur se

concentre sur ce qui constitue finalement l’essence même de tout ordre : le

son, le rythme et la répétition.

Dans L’Epuisé , Gilles Deleuze distingue trois types de langues chez Beckett,

qui correspondent chacune à un épuisement progressif du langage : à la

langue des noms succède une langue des voix, puis une troisième faite de

hiatus et de trous. La première qu’il appelle Langue I est une «… langue

atomique, disjonctive, coupée, hachée, où l’énumération remplace les

propositions… » 14. Cette langue des noms n’est pourtant pas encore une

langue « épuisée ». Car, « si l’on espère ainsi épuiser le possible avec des mots, il

faut non moins avoir l’espoir d’épuiser les mots mêmes ; d’où la nécessité d’un autre

métalangage, d’une langue II qui n’est plus celle des noms, mais celle des voix. »15 

Enfin,

Il y a une langue III qui ne rapporte plus le langage à des objetsénumérables et combinables, ni à des voix émettrices, mais à deslimites immanentes qui ne cessent de se déplacer, hiatus, trous ou

déchirures dont on ne se rendrait pas compte, les attribuant à la simplefatigue, s’ils ne grandissaient pas tout d’un coup de manière àaccueillir quelque chose qui vient du dehors ou d’ailleurs16.

Dans une lettre de 1937, Beckett explique

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[qu’] étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d’un seulcoup, nous devons au moins ne rien négliger de ce qui peutcontribuer à son discrédit. Y forer des trous, l’un après l’autre, jusqu’aumoment où ce qui est tapi derrière, que ce soit quelque chose ou riendu tout, se mette à suinter à travers17.

Dans les pièces de Beckett, le langage ne sert ni à dire quelque chose, ni à

communiquer, mais à faire apparaître en creux le dysfonctionnement même

du langage. En ce sens, parler sert avant tout à révéler la vacuité du langage

et à masquer, simultanément, l’impossibilité de se taire.

 Ne pas se taire, parler jusqu’à l’épuisement  

Le langage a donc chez Beckett une fonction presque essentiellement

négative : il sert en effet à ne pas se taire, à se donner l’illusion que les choses

continuent18. Les dialogues de sourds, sans queue ni tête, d’ En attendant Godot 

ou de Fin de Partie en témoignent ; plus que de véritables dialogues, il s’agit

de monologues qui se croisent et qui parfois, très rarement et in extremis,parviennent à se nouer dans un dialogue. Le personnage de Willie, bien que

pratiquement muet, joue en cela un rôle essentiel dans Oh les beaux jours : il

permet en effet à Winnie de ne pas être seule et donc de pouvoir continuer à

parler. Parler est une façon pour Winnie, comme pour les autres, de

continuer19. Si les personnages chez Beckett parlent sans cesse, ce n’est donc

pas parce qu’ils ont quelque chose à dire, mais parce qu’ils ne peuvent rester

silencieux. Comme le note François Noudelmann, « le dialogue met donc enscène la lutte contre le silence, le processus d’amoindrissement qui grève

toute parole. »20 Dans Pas moi, Beckett met en scène une bouche face à un

auditeur immobile. La bouche prononce un monologue décousu et qui n’en

finit pas. Après avoir été « pratiquement muette… toute sa vie »21, elle se

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trouve prise dans un flot de paroles et devient littéralement « impossiblearrêter »22.

La répétition est constitutive de ce langage qui, malgré son épuisement ou

ce que Noudelmann appelle son « amoindrissement », ne parvient pas à

s’interrompre. Pris entre l’impossibilité de continuer une action ou un

dialogue qui n’ont plus de sens et l’impossibilité d’y mettre fin, les

personnages en sont réduits à reprendre les mêmes gestes, les mêmesphrases. Le début du deuxième acte d’ En attendant Godot , lorsque Vladimir se

met à chantonner une ballade, rend très clairement compte de ce motif de la

répétition23. Sans début ni fin, comme certaines comptines pour enfants,

cette chansonnette peut être reprise indéfiniment24. Au comique de

répétition vient ici se superposer une certaine angoisse. Comment mettre fin

à la répétition ? Comment définir les limites de ce qui se donne sous la forme

d’un jeu mais qui, précisément sans limites, sans règles, ne relève plus du

 jeu ? Quand et comment mettre un terme à la partie en cours ? Chez

Beckett, les personnages jouent avec cette limite et la transgressent

constamment : jusqu’où ira la mascarade que Pozzo impose à Lucky ?

 Jusqu’où mènera la partie qui se trame entre Hamm et Clov ? Face à ces

questions la comédie tourne court et le jeu laisse place à une forme de

malaise. La répétition, tout autant que ressort comique, est donc aussi le

signe d’un vertige face à quelque chose qui tourne en rond, qui se trouve

pris dans un cercle et dans une durée possiblement indéfinie. Au plaisir pris

à la répétition se substitue un déplaisir dû à une incertitude : quand et

comment cette répétition va-t-elle prendre fin25 ?

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Angoisse, compulsion de répétition et esthétique du choc.Les pièces de Nauman comme de Beckett sont presque toutes entières

construites autour de l’idée de répétition : répétition des mêmes gestes, des

mêmes mots et des mêmes motifs. Il convient toutefois de distinguer deux

formes de répétition : chez Nauman, la réitération signale une radicalisation,

une brutalité croissante exercée sur les corps ; chez Beckett, la répétition va

de pair avec une forme d’amoindrissement, de perte d’intensité, va

decrescendo26. Ces corps qui répètent, omniprésents chez Nauman et Beckett,

peuvent donc représenter aussi bien des corps assujettis pris dans des

processus de dressage que des corps désoeuvrés qui reproduisent les mêmes

gestes dans le seul but de continuer. Dans les deux cas, ce qui a lieu sur

scène semble ne pas avoir de début assignable. En ce sens, le spectateur a

toujours la sensation d’arriver en plein milieu. L’événement initial est

insituable, il s’agit d’un événement dont on ne peut se souvenir mais que

l’on peut tout juste reproduire et répéter.

 Impossible mémoire et involution du temps.

Dans les pièces de Beckett, le motif de la répétition croise constamment celui

du souvenir. Les personnages tentent de se rappeler un passé proche ou

lointain, mais à chaque fois leurs efforts s’avèrent vains. Les souvenirs, au

mieux, se juxtaposent mais sans parvenir à s’articuler entre eux, c’est-à-dire

sans parvenir à former quelque chose comme une mémoire. Ce processusest particulièrement frappant dans La Dernière Bande (1958) où le protagoniste

dénommé Krapp, assis à sa table, met en marche et arrête un

magnétophone. Krapp écoute ainsi ses souvenirs enregistrés tout au long de

sa vie sous forme de journal ; pourtant ces instants mis bout à bout ne

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forment aucune continuité, rien qui puisse ressembler à une mémoire. Laseule façon pour Krapp de se remémorer le temps passé consiste à écouter

son magnétophone, mais ce passé qu’il cherche à ressaisir, en le répétant

sans fin, se dissout totalement, d’autant plus que la machine finit par

s’enrayer et que les bandes ne diffusent plus que des paroles

incompréhensibles. L’enregistrement conduit ici à une forme de

fragmentation et d’effacement.

Les vidéos de Nauman sont construites sur un modèle quelque peu

similaire, mais montées en boucle, sans début ni fin, elles impliquent

davantage une suspension, voire une involution du temps qu’une

fragmentation de celui-ci. Ces vidéos s’inspirent en cela des premiers films

non narratifs d’Andy Warhol que Nauman décrit ainsi :

Ces bandes continuent sans fin, on peut les regarder ou ne pas les

regarder. Une bande a peut-être déjà commencé, le spectateur entre,regarde un moment, puis il se peut qu’il reparte ; s’il revient huitheures plus tard, la bande passe toujours. […] Cette façon destructurer le temps me plaisait beaucoup27.

La structure du temps qu’implique la boucle est de fait très particulière

puisqu’elle conduit simultanément à une forme d’enroulement, de

suspension et de dissolution du temps. La répétition retient en quelque sorte

l’instant et fait ainsi obstacle à toute progression linéaire. Selon une

temporalité aux accents beckettiens, l’action ne se déroule pas mais se répète

sans fin, les choses finissent et durent à la fois, ou pour le dire autrement,

n’en finissent pas de finir. La répétition apparaît à la fois comme ce qui

empêche le temps de passer et la mémoire de se sédimenter. Le temps passe

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sans passer, les secondes se brisent les unes contre les autres sans constitueraucune continuité, comme l’explique le narrateur de L’Innommable :

C’est la fin qui est le pire, non, c’est le commencement qui est le pire,puis le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire, cette voixqui, c’est chaque instant qui est le pire, ça se passe dans le temps, lessecondes passent, les unes après les autres, saccadées, ça ne coulepas, elles ne passent pas, elles arrivent, pan, paf, pan, paf, vousrentrent dedans, rebondissent, ne bougent plus, quand on ne saitplus quoi dire on parle du temps, des secondes, il y en a qui les

ajoutent les unes aux autres pour en faire une vie, moi je ne peuxpas, chacune est la première, non, la seconde, ou la troisième, j’aitrois secondes, et encore, pas tous les jours28.

 Répéter pour se tenir prêt 

La façon dont fonctionne le principe de répétition dans les œuvres de

Beckett et Nauman peut être éclairée par l’analyse que donne Freud du

phénomène de compulsion de répétition dans Au-delà du principe de plaisir 29.

Ce processus se trouve selon lui étroitement lié à la question du trauma etdes névroses traumatiques. Partant de l’idée que l’économie des processus

psychiques est globalement régie par un principe de plaisir et que chaque

individu cherche toujours, en général, à substituer un état agréable à un état

pénible, Freud s’interroge sur ces cas dans lesquels un individu répète des

expériences déplaisantes. Dans les névroses traumatiques liées à un accident,

par exemple, le sujet peut ainsi rêver de façon répétée de celui-ci. Pourquoi

se soustraire au principe de plaisir et entrer si frontalement en conflit aveclui ? Freud est amené à postuler une tendance irrésistible à la répétition qui

s’affirme sans tenir compte du principe du plaisir, en se mettant au-dessus,

au-delà de lui. Les rêves, dans lesquels le sujet se trouve ramené à la situation

qui a causé le choc, ont en réalité « pour but de faire naître chez le sujet un

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état d’angoisse qui lui permette d’échapper à l’emprise de l’excitation qu’il asubie et dont l’absence a été la cause de la névrose traumatique. »30 

L’angoisse suscitée par le rêve est donc une façon d’anticiper et de répondre

à l’événement traumatisant. Elle s’avère indispensable pour maîtriser autant

que possible la situation et ne pas se trouver débordé par celle-ci. En

répétant l’événement et en déclenchant lui-même le signal d’angoisse, le moi

cherche ainsi à se préparer au choc.

Comme il n’est plus possible d’empêcher l’envahissement del’appareil psychique par de grandes quantités d’excitations, il ne resteà l’organisme qu’une issue : s’efforcer de se rendre maître de cesexcitations, d’obtenir leur immobilisation psychique d’abord, leurdécharge progressive ensuite31.

La répétition dans sa double acception de recommencer mais aussi de se préparer 

à, a donc entre autres pour fonction d’atténuer l’intensité du choc. Hamm et

Clov répètent ainsi tout au long de Fin de Partie le départ de Clov, départ

imminent quoique toujours différé. Toute la pièce est donc orientée vers

cette fin qui doit se produire, vers cette fin annoncée par Hamm dès le début

de la pièce : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir »32, et qui

pourtant n’advient pas puisque lorsque le rideau tombe, Clov se trouve

toujours à la même place33.

 Définition de l’art par Nauman et « esthétique du choc » selon Walter 

 Benjamin.

Si les effets de répétition suscitent un sentiment de malaise chez Nauman et

Beckett, c’est sans doute parce qu’ils manifestent, en filigrane, l’existence

d’un choc initial, non représenté, mais constamment reproduit. L’impression

que quelque chose a eu lieu, et peut à tout moment se répéter, ou que

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quelque chose va arriver, maintient acteurs et spectateurs dans un étatd’attente angoissée34. Or le corps qui attend est un corps qui répète et,

inversement, le corps qui répète est un corps en suspens. Reprendre sans

cesse les mêmes postures ou les mêmes discours permet ainsi aux

personnages de canaliser l’intensité de cet événement qui menace à tout

instant de faire (ou refaire) surface. Il s’agit donc, à travers la répétition,

d’amortir le choc voire de l’anticiper en le produisant soi-même.

Le sentiment de perte ou d’abandon affleure constamment chez Beckett et

il est sans cesse évoqué par les personnages comme si le fait de le verbaliser

ou de le mimer pouvait le conjurer. La plupart des personnages redoutent la

solitude : Hamm vit dans la crainte de voir Clov le quitter, Winnie est

terrifiée à l’idée de ne plus voir Willie, Vladimir cherche à retenir Estragon.

Chez Beckett, les personnages s’épuisent littéralement en cela à continuer, à

répéter les mêmes mouvements et les mêmes phrases. Chez Nauman, les

personnages semblent, à l’inverse, toujours mettre la même énergie dans le

renouvellement de leurs gestes (comme par exemple dans la vidéo Double No

où un clown saute sans fin sur ses pieds en criant No, no, no35.)

Si l’idée d’épuisement est reprise par Nauman, elle l’est donc sur un mode

plus brutal, plus direct que chez Beckett. Nauman s’attache en effet tout

particulièrement à suggérer, à travers la répétition d’actions aussi anodines

que marcher en rond ou sauter sur place, des effets de choc et d’intensité36.

Son travail, on l’a vu, se soustrait délibérément au modèle de la

contemplation ou du recueillement, se rapprochant en cela de l’« esthétique

du choc » que Walter Benjamin analyse à propos du dadaïsme : « De

spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille,

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l’œuvre d’art, avec le dadaïsme, se fit projectile. Le récepteur en étaitfrappé.»37 Le dadaïsme, selon Benjamin, ne fait par là qu’anticiper l’effet de

choc propre au cinéma. Celui-ci étant en effet :

La forme d’art qui correspond à la vie de plus en plus dangereuse àlaquelle doit faire face l’homme d’aujourd’hui. Le besoin de s’exposer àdes effets de choc est une adaptation des hommes aux périls qui les menacent. Lecinéma correspond à des modifications profondes de l’appareilperceptif, celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie

privée, le premier passant venu dans une rue de grande ville, àl’échelle de l’histoire, n’importe quel citoyen d’un Etatcontemporain38.

Le cinéma, en assénant une série de coups au spectateur, lui apprend à

s’adapter à une société dont les rythmes s’accélèrent et dans laquelle les

dangers se multiplient. En opérant le passage d’une esthétique du

recueillement à une esthétique de la distraction, le cinéma donne au

spectateur la capacité de s’accoutumer aux chocs qui ponctuent la vie

moderne. Comme le résume Eric Michaud,

Benjamin esquissait ainsi par fragments une théorie générale de lafonction de l’art : si la frayeur que produit un choc résulte, commel’avait dit Freud, d’une “absence de préparation au danger”, et sidonc un choc peut être “atténué par un entraînement du sujet dansla maîtrise des stimuli ”, alors l’une des fonctions majeures de l’art estbien de préparer les hommes au danger en les entraînant à maîtriserles effets de stimuli négatifs toujours plus nombreux39.

Cette esthétique du choc, telle que la décrit Benjamin, entre singulièrement

en résonance avec la définition de l’art que propose Nauman dans un de ses

entretiens, dans lequel il dit s’inspirer du musicien de bi-bop, Lenny

Tristano. Ce pianiste, explique Nauman, ne jouait ni introduction ni final,

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mais simplement quelque chose de très intense pendant deux minutes, vingtminutes ou plus :

Dès le début j’ai essayé de voir si je pouvais réaliser quelque chosequi produirait cet effet. Un art qui surgirait comme ça tout d’uncoup. Un art qui agirait comme un coup de batte de base-ball enpleine face. Ou mieux, un art qui agirait comme un coup sur lanuque qu’on ne voit pas venir et qui vous étend. Une espèced’intensité qui ne s’expose pas au jugement et à l’appréciation40.

L’art, pour Nauman, consiste donc avant tout à rechercher de tels effets

d’intensité, soit directement à la façon d’« un coup de batte de base-ball en

pleine face », soit indirectement et sur un mode plus beckettien, en

multipliant les effets de répétition qui préparent et anticipent la déflagration

du choc.

Corps désarticulés, langue disjonctive, mémoire lacunaire : on se trouve

chez Nauman, comme chez Beckett, dans l’ordre du morcellement. Lescorps comme le langage, mais aussi la mémoire, y apparaissent sous une

forme éclatée et incomplète. Les gestes, les mots, les souvenirs s’épuisent

sans suggérer de continuité, les mouvements ne s’articulent pas les uns aux

autres, les sons se juxtaposent sans former de récit. Discontinues, répétitives,

les œuvres de l’écrivain comme celles du plasticien peuvent être relues ou

revues sans fin, et l’angoisse qui s’en dégage continuellement semble

précisément venir de cette structure en boucle. En mettant les corps àl’épreuve de la répétition, Beckett et Nauman produisent donc un sentiment

d’angoisse dont l’enjeu consiste à anticiper et à amortir les chocs. Chez

Beckett comme chez Nauman, la répétition est ainsi le signe d’un trauma

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dont il n’est pas explicitement question, mais qui affleure constamment, quimenace de surgir et de frapper par derrière, sans prévenir.

1 Voir Bruce Nauman, Slow angle walk (Beckett walk) (1968) ; Dance or exercise on the perimeter of a square (1967-1968) ; Stamping in the studio (1968).2 Samuel Beckett, Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 97, « Je sortis de sous l’auvent

et me mis à me balancer lentement en avant, à travers les airs. La démarche du béquillard,cela a, cela devrait avoir, quelque chose d’exaltant. Car c’est une série de petits vols, à fleurde terre. On décolle, on atterrit, parmi la foule des ingambes, qui n’osent soulever un piedde terre avant d’y avoir cloué l’autre. Et il n’est jusqu’à leur course la plus joyeuse qui nesoit moins aérienne que mon clopinement. »3 Id., Watt , Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 31-32, « La méthode dont usait Watt pouravancer droit vers l’est, par exemple, consistait à tourner le buste autant que possible vers lenord et en même temps à lancer la jambe droite autant que possible vers le sud et puis àtourner le buste autant que possible vers le sud et en même temps à lancer la jambe gaucheautant que possible vers le nord […] et ainsi de suite, inlassablement, sans halte ni trêve,

 jusqu’à ce qu’il arrivât à destination, et pût s’asseoir. »4 Id., L’Innommable, Paris, Editions de Minuit, 1953, p. 59-60, « J’avais déjà fait une bonnedizaine de pas, si on peut appeler ça des pas, non pas en ligne droite bien sûr, mais selon

une courbe fort prononcée, laquelle, sans peut-être me ramener précisément à mon pointde départ, semblait destinée à me le faire frôler de fort près, pour peu que je m’y maintinsse.

 Je m’étais probablement empêtré dans une sorte de spirale renversée, je veux dire dont lesboucles, au lieu de prendre de plus en plus d’ampleur, devaient aller en rétrécissant, jusqu’àne plus pouvoir se poursuivre, vu l’espace d’espèce où j’étais censé me trouver. »5 S. Beckett, « Trio du fantôme », dans Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Éditions deMinuit, 1992, p. 21.6 Voir B. Nauman, My last name exaggerated fourteen times vertically (1967), néon.7 Jean-Charles Masséna, « Danse avec la loi » dans  Bruce Nauman, Image/ texte 1966-1996 ,Paris, Centre Pompidou, 1997, p. 32.8 La répétition au sens théâtral ou chorégraphique procède d’ailleurs, sur un mode moinscoercitif, mais peut-être tout aussi rigoureux, de ce phénomène.9 Le langage se prête chez Nauman à toutes sortes de jeux de mots, palindromes et

anagrammes.10 Gilles Deleuze, « L’Épuisé », dans S. Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Paris,Éditions de Minuit, 1992.11 Id., « Acte sans parole 1 » dans Comédie et Actes divers, Paris, Éditions de Minuit, 1972.12 Marie-Claude Hubert, Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années cinquante. Ionesco,

 Beckett, Adamov, Paris, José Corti, 1987, p. 119, « Ces stimuli extérieurs impérieux, quicommandent la parole ou les gestes des personnages et auxquels ces derniers répondentaveuglément, symbolisent l’aliénation des héros, soumis à des pulsions si fortes qu’ils nepeuvent se comporter que comme des automates. Le projecteur force F1, F2 et H à parler,

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à se souvenir, alors qu’ils n’aspirent qu’au silence. (…) Les voix off, comme les stimuli, ontune coloration persécutoire nettement marquée. Leurs ordres sont implacables, lepersonnage ne peut s’y dérober, pas plus que le délirant ne peut échapper aux injonctionsque lui donnent ses voix. »13 Michel Foucault, Surveiller et punir , Paris, Gallimard, 2008, p. 195, « Toute l’activité del’individu discipliné doit être scandée et soutenue par des injonctions dont l’efficace reposesur la brièveté et la clarté ; l’ordre n’a pas à être expliqué, ni même formulé ; il faut et ilsuffit qu’il déclenche le comportement voulu. Du maître de discipline à celui qui lui estsoumis, le rapport est de signalisation : il s’agit non de comprendre l’injonction mais depercevoir le signal, d’y réagir aussitôt, selon un code plus ou moins artificiel établi àl’avance. »14 Ibid., p. 66.15 Ibid. (je souligne).16 Ibid., p. 69-70 (je souligne).17 Ibid., S. Beckett cité par Deleuze, p. 70 (je souligne).18 S. Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 98, « Moi je ne suis pas de ceux qui risquent dechanger de chanson. Je n’ai qu’à continuer, comme s’il y avait quelque chose à faire,quelque chose de commencé, quelque part où aller. Tout se ramène à une affaire deparoles, il ne faut pas l’oublier, je ne l’ai pas oublié. »19 S. Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Editions de Minuit, 1963, p. 26-27, « De sorte que jepeux me dire à chaque moment, même lorsque tu ne réponds pas et n’entends peut-êtrerien, Winnie, il est des moments où tu te fais entendre, tu ne parles pas toute seule tout àfait, c’est-à-dire dans le désert, chose que je n’ai jamais pu supporter – à la longue. (Untemps) C’est ce qui me permet de continuer, de continuer à parler s’entend. »20 François Noudelmann, Beckett ou la scène du pire, Paris, Honoré Champion Editeur, 1998,

p. 65.21 S. Beckett, Oh les beaux jours suivi de Pas Moi , Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 87.22 Ibid. p. 89, « imaginez !... aucune idée de ce qu’elle raconte !... et ne peut arrêter…impossible arrêter… elle qui un instant d’avant… un instant !... rien pu sortir… pas unson… aucun son d’aucune sorte… la voilà qui ne peut arrêter… imaginez !... »23 S. Beckett, En attendant Godot , Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 80.24 On retrouve le même principe de circularité dans la pièce de Nauman, Clown Torture (1987) dans laquelle un clown répète sans fin la même histoire : « Pete and Repeat weresitting on a fence. Pete fell off. Who was left ? Repeat. Pete and Repeat were sitting on afence… »25 Ce principe est repris et poussé à son extrême par certaines installations vidéo deNauman. La répétition oscille, dans Clown Torture (1987) par exemple, entre le jeu d’enfantet la torture pure et simple.26 F. Noudelmann, op. cit, p. 20 : « Répéter, c’est aussi bien déployer que déliter. Deleuze asu trouver le mot qui règle ces répétitions : « épuiser » qui dit à la fois l’affaiblissement etl’exténuation. De fait la répétition peut à la fois se poursuivre à l’infini et se perdre à lamanière de l’écho. »27 Chris Decon, Entretien avec B. Nauman, « Décomposer, Décomposer sans cesse » dans

 Bruce Nauman, Image/ texte 1966-1996 , op. cit., p. 99.28 S. Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 222.29 S. Freud, « Au-delà du principe du plaisir » dans  Essais de Psychanalyse, trad. S.

 Jankélévitch, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973.

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30 Ibid., p. 40.31 Ibid., p. 36.32 S. Beckett, Fin de Partie suivi de Acte sans parol es, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 10.33 F. Noudelmann parle à ce propos d’une « fin inchoative, sans cesse ébauchée,abandonnée, reprise. », op. cit., p. 116.34 De là, le thème de l’attente sans véritable objet dans En attendant Godot , ou encore del’attente déçue ou court-circuitée par un retour au même dans les vidéos de Nauman.35 Voir B. Nauman, Double No (1988), installation vidéo.36 Voir Jean-Pierre Criqui, « Pour un Nauman » dans Un trou dans la vie. Essais sur l’art depuis1960, Paris, Desclée de Brouwer, « Arts & Esthétique », 2002.37 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » dansŒuvres, (trad. de M. Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch), Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, t.

3, 2000, p. 309.38 Ibid., (je souligne).39 Eric Michaud, Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005, p. 45.40 Joan Simon, Entretien avec B. Nauman, « Rompre le silence » dans  Bruce Nauman, Image/ texte 1966-1996 , op. cit., p. 107. 

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Bibliographie

Beckett, Samuel, Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1953.Beckett, Samuel, Watt , Paris, Éditions de Minuit, 1968.Beckett, Samuel,  L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 1953.Beckett, Samuel, Trio du fantôme, dans Quad et autres pièces pour la télévision,

Paris, Éditions de Minuit, 1992.Beckett, Samuel,  Acte sans parole 1, dans Comédie et Actes divers, Paris, Éditions

de Minuit, 1972.Beckett, Samuel, Oh les beaux jours, Paris, Éditions de Minuit, 1963.Beckett, Samuel, Oh les beaux jours, suivi de Pas Moi , Paris, Éditions de

Minuit, 1986.Beckett, Samuel,  En attendant Godot , Paris, Éditions de Minuit, 1991.Beckett, Samuel,  Fin de Partie, suivi de Acte sans paroles, Paris, Éditions de

Minuit, 1957.Benjamin, Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité

technique » dans Œuvres, (trad. M. Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch),Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, t. 3, 2000.

Criqui, Jean-Pierre, Un trou dans la vie. Essais sur l’art depuis 1960, Paris,Desclée de Brouwer, 2002.

Deleuze, Gilles L’Épuisé , dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour latélévision, Paris, Éditions de Minuit, 1992.

Foucault, Michel, Surveiller et punir , Paris, Gallimard, 2008.Freud, Sigmund, « Au-delà du principe du plaisir » dans Essais de

 Psychanalyse, trad. Sophie Jankélévitch, Paris, Petite BibliothèquePayot, 1973.

Hubert, Marie-Claude, Langage et corps fantasmé dans le théâtre des annéescinquante. Ionesco, Beckett, Adamov, Paris, José Corti, 1987.

Noudelmann, François, Beckett ou la scène du pire, Paris, Honoré ChampionÉditeur, 1998.

Michaud, Eric, Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005.Van Assche, Christine (sous la dir.), Bruce Nauman, Image/ texte 1966-1996 ,trad. Jean-Charles Masséra, Paris, Centre Pompidou, 1997.