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SOEREN KIERKEGAARD CRAINTE ET TREMBLEMENT Traduit du danois par P.-H. TISSEAU AUBIER

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  • SOEREN KIERKEGAARD

    CRAINTE

    ET TREMBLEMENT

    Traduit du danois par P.-H. TISSEAU

    AUBIER

  • CRAINTE ET

    TREMBLEMENT

    LYRIQUE-DIALECTIQUE

    par Johanns de Silentio

    COPENHAGUE

    1843

  • CRAINTE ET TREMBLEMENT

    Was Tarquinius Superbus in seinem Garten mit den Mohnkp

    sprach, verstand der Sohn, aber nicht der Bote. HAMANN.

    Ce que Tarquin le Superbe donnait entendre par les ttes pavot

    de son jardin, son fils le comprit, mais non le messager.

    [Valre Maxime, Actions mmorables, VII, 4 (Des stratagmes), 2]

    AVANT-PROPOS Notre poque organise une vritable liquidation dans

    le monde des ides comme dans celui des affaires. Tout sobtient des prix tellement drisoires quon se demande sil y aura finalement preneur. Tout marqueur de la spculation, consciencieusement appliqu pointer les tapes de la significative volution de la philosophie, tout privat-docent, matre dtude, tudiant, tout philosophe, amateur ou attitr, ne sen tient pas au doute radical, mais va plus loin. Il serait sans doute intempestif de leur demander o ils vont de ce pas ; mais lon ferait preuve dhonnte politesse en tenant pour certain quils ont dout de tout, puisquautrement il serait trange de dire quils vont plus loin. Ils ont tous fait ce mouvement pralable, et, selon toute apparence, avec tant daisance quils ne jugent pas ncessaire de donner un mot dexplication ; en vain cherche-t-on, avec un soin minutieux, un petit claircissement, un indice, la moindre prescription dittique sur la conduite tenir en cette immense tche. Mais Descartes la bien fait ?

  • Descartes, ce penseur vnrable, humble et loyal, dont nul assurment ne peut lire les crits sans la plus profonde motion, Descartes a fait ce quil a dit, et il a dit ce quil a fait. Ah ! Ah ! voil qui nest pas si commun de nos jours ! Descartes na pas dout en matire de foi, comme il le rpte maintes reprises : Nous ne devons pas tant prsumer de nous-mmes que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils Surtout nous tiendrons pour rgle infaillible que ce que Dieu a rvl est incomparablement plus certain que tout le reste, afin que si quelque tincelle de raison semblait nous suggrer quelque chose au contraire, nous soyons toujours prts soumettre notre jugement ce qui vient de sa part (Principes de la philosophie, Premire partie, 28 et 76). Il na pas cri au feu, ni fait tous un devoir de douter ; il tait un penseur solitaire et paisible, et non un veilleur de nuit charg de jeter lalarme ; il a modestement avou que sa mthode navait dimportance que pour lui, et quil y avait t amen, en une certaine mesure, par la confusion de ses connaissances antrieures. Ainsi mon dessein nest pas denseigner ici la mthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte jai tch de conduire la mienne Mais sitt que jeus achev tout ce cours dtudes, au bout duquel on a coutume dtre reu au rang des doctes, je changeai entirement dopinion. Car je me trouvais embarrass de tant de doutes et derreurs quil me semblait navoir fait autre profit, en tchant de minstruire, sinon que javais dcouvert de plus en plus mon ignorance. (Discours sur la mthode, Premire partie). Ce dont les anciens Grecs, quelque peu connaisseurs en philosophie, faisaient la tche de la vie entire, car la pratique du doute ne sacquiert pas en quelques jours ou quelques semaines, le but auquel parvenait le vieux lutteur retir des combats, aprs avoir gard lquilibre du doute dans tous les piges, ni inlassablement la certitude des sens et celle de la pense, brav sans faiblesse les tourments de lamour-propre et les insinuations de la sympathie, cette tche est aujourdhui celle par laquelle chacun dbute.

    De nos jours, on ne sarrte pas la foi ; on va plus loin. Que si je demande o lon va ainsi, je passerai sans doute pour un sot ; mais je ferai, coup sr, preuve de politesse et de culture

  • si jadmets que chacun a la foi, puisquautrement il est singulier de dire quon va plus loin. Il nen tait pas de mme au temps jadis ; la foi tait alors une tche assigne la vie entire ; car, pensait-on, laptitude croire ne sacquiert pas en quelques jours ou en quelques semaines. Quand le vieillard prouv approcha de sa fin, aprs avoir combattu le bon combat et gard la foi, son cur tait encore rest assez jeune pour ne pas avoir oubli langoisse et le tremblement qui avaient disciplin le jeune homme, que lhomme mr avait matriss, mais dont nul ne se dlivre entirement, sauf si lon russit aller plus loin daussi bonne heure que possible. Le point o parvenaient ces vnrables figures, cest de l quaujourdhui part un chacun pour aller plus loin.

    Le prsent auteur nest pas le moins du monde philosophe ; il na pas compris le systme, sil y en a un, sil est fini ; son faible cerveau a dj suffisamment de mal la pense de la prodigieuse intelligence ncessaire chacun, aujourdhui que tout le monde a une aussi prodigieuse pense. Lon a beau tre en mesure de formuler en concepts toute la substance de la foi, il nen rsulte pas que lon a saisi la foi, saisi comment on y entre ou comment elle entre en quelquun. Le prsent auteur nest pas le moins du monde philosophe ; il est, poetice et eleganter, un crivain amateur, qui ncrit ni systme, ni promesses de systme ; il nest pas tomb dans lexcs de systme et ne sest pas vou au systme. crire est pour lui un luxe, qui gagne en agrment et en vidence, moins il y a de gens pour acheter et lire ses productions. Il na pas de peine prvoir son destin une poque o lon biffe dun trait la passion pour servir la science, une poque o un auteur qui veut tre lu doit prendre soin dcrire un livre facile feuilleter pendant la sieste, et soin de se prsenter avec la politesse du garon jardinier de lannonce qui, le chapeau la main et muni du certificat de son dernier patron, se recommande au trs honorable public. Lauteur prvoit son sort : il passera compltement inaperu ; il devine, avec effroi, que la critique jalouse lui fera plusieurs fois donner le fouet ; bien plus, il tremble la pense quun scribe zl, quun avaleur de paragraphes (toujours prt, pour sauver la science, traiter

  • les ouvrages des autres comme Trop [personnage de J.L. Heiberg, Recensentem og Dyret, Scne 7] en usait vis--vis de La destruction du genre humain pour sauver le got ), il tremble que ce censeur ne le dcoupe en , inflexible comme lhomme qui, pour satisfaire la science de la ponctuation, divisait son discours en comptant les mots : trente-cinq jusquau point et virgule, cinquante jusquau point. Je mincline avec la plus profonde soumission devant tout chicaneur systmatique : ce nest pas le systme, cela na rien voir avec le systme. Je lui dsire tout le bonheur possible ainsi qu tous les intresss danois de cet omnibus ; car ce nest jamais une tour quils lveront. tous et chacun en particulier je souhaite bonne chance et succs.

    Trs respectueusement.

    JOHANNES DE SILENTIO.

  • ATMOSPHERE Il tait une fois un homme qui avait, en son enfance, entendu

    la belle histoire dAbraham mis par Dieu lpreuve, victorieux de la tentation, gardant la foi et recevant contre toute attente son fils pour la seconde fois. lge mr, il relut ce rcit avec un tonnement accru, car la vie avait spar ce qui tait uni dans la pieuse simplicit de lenfance. mesure quil vieillit, sa pense revint plus souvent cette histoire avec une passion toujours plus grande ; pourtant il la comprenait de moins en moins. Il finit par oublier toute autre chose ; son me neut quun dsir : voir Abraham ; quun regret : celui de navoir pas t le tmoin de cet vnement. Il ne souhaitait pas de voir les beaux pays dOrient, ni les merveilles de la Terre promise, ni le pieux couple dont la vieillesse fut bnie par Dieu, ni la vnrable figure du patriarche rassasi de jours, ni lexubrante jeunesse dIsaac donn en prsent par lternel : la mme chose pouvait arriver sur une lande strile, il ny voyait pas dobjection. Il aurait voulu participer au voyage de trois jours, quand Abraham allait sur son ne, sa tristesse devant lui et Isaac ses cts. Il aurait aim tre prsent au moment o Abraham, levant les yeux, vit dans le lointain la montagne de Morija, au moment o il renvoya les nes et gravit la pente, seul avec son fils ; car il tait proccup, non des ingnieux artifices de limagination, mais des effrois de la pense.

    Cet homme ntait dailleurs pas un penseur ; il nprouvait aucun besoin daller plus loin que la foi ; le sort le plus beau lui semblait dtre appel dans la postrit le pre de la foi, et il trouvait digne denvie de la possder, mme linsu de tous.

    Cet homme ntait pas un savant exgte ; il ne savait pas lhbreu ; sil avait pu le lire, il aurait sans doute alors aisment compris lhistoire dAbraham.

  • I Et Dieu mit Abraham lpreuve et lui dit : prends ton fils, ton

    unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-ten au pays de Morija, et l, offre le en holocauste sur lune des montagnes que je te dirai.

    [Gense, XXII, 1-2] Ctait de grand matin ; Abraham se leva, fit seller les nes,

    quitta sa demeure avec Isaac, et, de la fentre, Sara les regarda descendre dans la valle jusqu ce quelle ne les vt plus. Ils allrent trois jours en silence ; le matin du quatrime, Abraham ne dit pas un mot, mais, levant les yeux, il vit dans le lointain les monts de Morija. Il renvoya les serviteurs, et, prenant Isaac par la main, il gravit la montagne. Et Abraham se disait : Je ne peux pourtant pas lui cacher o cette marche le conduit. Il sarrta, mit la main sur la tte de son fils pour le bnir, et Isaac sinclina pour recevoir la bndiction. Et le visage dAbraham tait celui dun pre ; son regard tait doux et sa voix exhortait. Mais Isaac ne pouvait le comprendre ; son me ne pouvait slever jusque-l ; il embrassa les genoux dAbraham ; il se jeta ses pieds et demanda grce ; il implora pour sa jeune vie et ses belles esprances ; il dit la joie de la maison paternelle, il voqua la tristesse et la solitude. Alors Abraham le releva, le prit par la main et marcha, et sa voix exhortait et consolait. Mais Isaac ne pouvait le comprendre. Abraham gravit la montagne de Morija ; Isaac ne le comprenait pas. Alors Abraham se dtourna un instant de son fils, et quand Isaac revit le visage de son pre, il le trouva chang, car le regard tait farouche et les traits effrayants. Il saisit Isaac la poitrine, le jeta par terre et dit : Stupide ! Crois-tu donc que je suis ton pre ? Je suis un idoltre. Crois-tu donc que jobis lordre de Dieu ? Je fais mon bon plaisir. Alors Isaac frmit, et, dans son angoisse, il cria : Dieu du ciel ! Aie piti de moi ! Dieu dAbraham, aie piti de moi, sois mon pre, je nen ai point sur la terre ! Mais Abraham se disait tout bas : Dieu du ciel, je te rends grces ; car il vaut mieux quil me croie un monstre que de perdre la foi en toi.

  • Quand lenfant doit tre sevr, la mre se noircit le sein, car il serait dommage quil gardt son attrait quand lenfant ne doit plus le prendre. Ainsi lenfant croit que sa mre a chang, mais son cur est le mme et son regard est toujours plein de tendresse et damour. Heureux celui qui na pas recourir des moyens plus terribles pour sevrer lenfant !

    II Ctait de grand matin ; Abraham se leva, embrassa Sara, la

    fiance de sa vieillesse, et Sara donna un baiser Isaac qui lavait prserve de la honte, lui son orgueil et son espoir dans toute la postrit. Ils cheminrent en silence ; le regard dAbraham resta fix sur le sol jusquau quatrime jour ; alors, levant les yeux, il vit lhorizon la montagne de Morija, et il baissa de nouveau les yeux. Il prpara lholocauste en silence, et lia Isaac ; en silence il tira le couteau ; alors il vit le blier auquel Dieu avait pourvu. Il le sacrifia et revint... Depuis ce jour, Abraham devint vieux ; il ne pouvait oublier ce que Dieu avait exig de lui. Isaac continua de grandir ; mais lil dAbraham tait sombre ; il ne vit plus la joie.

    Lorsque lenfant, devenu grand, doit tre sevr, sa mre cache

    pudiquement son sein, et lenfant na plus de mre. Heureux lenfant qui na pas perdu sa mre autrement !

    III Ctait de grand matin ; Abraham se leva ; il donna un baiser

    Sara, la jeune mre, et Sara donna un baiser Isaac, ses dlices, sa joie jamais. Et Abraham, sur son ne, chemina pensif ; il songeait Agar et son fils quil avait chasss dans le dsert. Il gravit la montagne de Morija et tira le couteau.

  • Le soir tait paisible quand Abraham, sur son ne, sen alla seul Morija ; il se jeta le visage contre terre ; il demanda Dieu pardon de son pch, pardon davoir voulu sacrifier Isaac, pardon davoir oubli son devoir paternel envers son fils. Il reprit plus souvent son chemin solitaire, mais il ne trouva pas le repos. Il ne pouvait concevoir que ctait un pch davoir voulu sacrifier Dieu son bien le plus cher, pour lequel il et lui-mme donn sa vie bien des fois ; et si ctait un pch, sil navait pas aim Isaac ce point, alors il ne pouvait comprendre que ce pch pt tre pardonn ; car y a-t-il plus terrible pch ?

    Quand lenfant doit tre sevr, la mre aussi nest pas sans

    tristesse en songeant quelle et son enfant seront de plus en plus spars, et que lenfant, dabord sous son cur, puis berc sur son sein, ne sera plus jamais si prs delle. Ils subissent donc ensemble ce bref chagrin. Heureuse celle qui a gard lenfant ainsi auprs delle, et na pas eu dautre raison de chagrin.

    IV Ctait de grand matin. Dans la maison dAbraham, tout tait

    prt pour le dpart. Il prit cong de Sara, et Elizer, le fidle serviteur, le suivit en route jusquau moment o Abraham lui dit de retourner. Puis Abraham et Isaac allrent ensemble en bonne intelligence jusqu la montagne de Morija. Abraham fit tous les prparatifs du sacrifice avec paix et douceur ; mais quand il se tourna pour tirer le couteau, Isaac vit que la gauche de son pre se crispait de dsespoir et quun frisson secouait son corps pourtant, Abraham tira le couteau.

    Alors ils revinrent la maison, et Sara se hta leur rencontre ; mais Isaac avait perdu la foi. Jamais il nen fut parl au monde, et Isaac ne dit jamais rien personne de ce quil avait vu, et Abraham ne souponna pas que quelquun avait vu.

  • Quand lenfant doit tre sevr, sa mre recourt une nourriture plus forte pour lempcher de prir. Heureux celui qui dispose de la forte nourriture !

    Ainsi, et de bien dautres manires rflchissait sur cet

    vnement lhomme dont nous parlons. Chaque fois quil revenait de la montagne de Morija la maison, il seffondrait de lassitude, joignait les mains, et disait : Il ny a donc personne de la taille dAbraham, personne qui puisse le comprendre ?

  • LOGE DABRAHAM Si lhomme navait pas de conscience ternelle, si au fond de

    toutes choses il ny avait quune puissance sauvage et bouillon- nante, produisant toutes choses, le grand et le futile, dans le tourbillon dobscures passions ; si le vide sans fond, que rien ne peut combler, se cachait sous les choses, que serait donc la vie, sinon le dsespoir ? Sil en tait ainsi, si lhumanit navait pas de lien sacr, si les gnrations se renouvelaient comme le feuillage des forts, steignaient lune aprs lautre comme le chant des oiseaux dans les bois, traversaient le monde, comme le navire, locan, ou le vent, le dsert, acte aveugle et strile ; si lternel oubli toujours affam ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie quil pie, quelle vanit et quelle dsolation serait la vie ! Mais tel nest pas le cas ; comme il a cr lhomme et la femme, Dieu a aussi form le hros et le pote ou lorateur. Celui-ci ne peut rien accomplir de ce que fait celui-l ; il ne peut que ladmirer, laimer et se rjouir en lui. Non moins que lui, pourtant, il est favoris ; car le hros est pour ainsi dire le meilleur de son tre, ce dont il est pris, heureux de ne pas ltre lui-mme, afin que son amour soit fait dadmiration. Le pote est le gnie du ressouvenir ; il ne peut rien, sinon rappeler, rien, sinon admirer ce qui fut accompli ; il ne tire rien de son propre fonds, mais il est jaloux du dpt dont il a la garde. Il suit le choix de son cur ; a-t-il trouv lobjet de sa recherche, il va de porte en porte dire ses chants et ses discours, pour que tous partagent son admiration pour le hros et en soient fiers comme lui. Telle est son action, son humble tche, son loyal service dans la maison du hros. Sil est ainsi fidle son amour et lutte jour et nuit contre les embches de loubli avide de lui ravir le hros, sa mission accomplie, il entre dans la compagnie du hros qui laime dun amour

  • galement fidle, car le pote est pour ainsi dire le meilleur tre du hros, dbile assurment comme un ressouvenir, mais aussi transfigur comme lui. Cest pourquoi nul ne sera oubli de ceux qui furent grands ; et sil faut du temps, si mme le nuage de lincomprhension dissipe la figure du hros, son amant vient pourtant ; et plus tarde sa venue, plus aussi il sattache fidlement lui. [Homre, LIliade, III, ligne 381]

    Non ! nul ne passera de ceux qui furent grands, chacun sa manire et selon la grandeur quil aima. Car qui saima lui-mme fut grand par sa personne, et qui aima autrui fut grand en se donnant ; pourtant, qui aima Dieu fut le plus grand de tous. Les grands hommes seront clbrs dans lhistoire ; mais chacun deux fut grand selon quil espra. Lun fut grand dans lespoir qui attend le possible, un autre dans lespoir des choses ternelles ; mais celui qui voulut attendre limpossible fut le plus grand de tous. Les grands hommes seront gards dans la mmoire, mais chacun deux fut grand suivant limportance de ce quil combattit. Car qui lutta contre le monde fut grand en triomphant du monde, et qui lutta contre lui-mme fut plus grand par sa victoire sur lui-mme ; mais celui qui lutta contre Dieu fut le plus grand de tous. Tels furent les combats livrs sur cette terre : homme contre homme, un contre mille ; mais celui qui lutta contre Dieu fut le plus grand de tous. Tels furent les combats engags ici-bas : lun vint bout de tout en usant de sa force, lautre dsarma Dieu par sa propre faiblesse. Lon en vit sappuyer sur eux-mmes et triompher de tout, et dautres, forts de leur force, tout sacrifier ; mais celui qui crut en Dieu fut le plus grand de tous. Et il y eut des hommes grands par leur nergie, leur sagesse, leur esprance ou leur amour ; mais Abraham fut le plus grand de tous, grand par lnergie dont la force est faiblesse, grand par la sagesse dont le secret est folie, grand par lespoir dont la forme est dmence, grand par lamour qui est la haine de soi-mme. [Premire ptre aux Corinthiens, III, 19]

    Cest par la foi quAbraham quitta le pays de ses pres et fut tranger en terre promise. [ptre aux Hbreux, XI, 9] Il laissa une chose, sa raison terrestre, et en prit une autre, la foi ;

  • sinon, songeant labsurdit du voyage, il ne serait pas parti. Cest par la foi quil fut un tranger en terre promise o rien ne lui rappelait ce quil aimait, tandis que la nouveaut de toutes choses mettait en son me la tentation dun douloureux regret. Cependant, il tait llu de Dieu, en qui lternel avait sa complaisance ! Certes, sil avait t un dshrit, banni de la grce divine, il et mieux compris cette situation qui semblait une raillerie sur lui et sur sa foi. Il y eut aussi dans le monde celui qui vcut exil de sa patrie bien-aime. Il nest pas oubli, ni ses complaintes o, dans la mlancolie il chercha et trouva ce quil avait perdu. Abraham na pas laiss de lamentations. Il est humain de se plaindre, humain de pleurer avec celui qui pleure, mais il est plus grand de croire, et plus bienfaisant de contempler le croyant.

    Cest par la foi quAbraham reut la promesse que toutes les nations de la terre seraient bnies en sa postrit. [ptre aux Galates, III, 8] Le temps passait, la possibilit restait, Abraham croyait. Le temps passa, lesprance devint absurde, Abraham crut. On vit aussi au monde celui qui eut une esprance. Le temps passa, le soir fut son dclin, et cet homme neut point la lchet de renier son espoir ; aussi ne sera-t-il jamais oubli lui non plus. Puis il connut la tristesse, et le chagrin, loin de le dcevoir comme la vie, fit pour lui tout ce quil put et, dans ses douceurs, lui donna la possession de son esprance trompe. Il est humain de connatre la tristesse, humain de partager la peine de lafflig, mais il est plus grand de croire et plus rconfortant de contempler le croyant. Abraham ne nous a pas laiss de lamentations. Il na pas tristement compt les jours mesure que le temps passait ; il na pas regard Sara dun il inquiet pour voir si les annes creusaient des rides sur son visage ; il na pas arrt la course du soleil pour empcher Sara de vieillir, et son attente avec elle [Livre de Josu, X, 12] ; pour apaiser sa peine, il na pas chant Sara un triste cantique. Il devint vieux et Sara fut raille dans le pays ; cependant, il tait llu de Dieu et lhritier de la promesse, que toutes les nations de la terre seraient bnies en sa postrit. Net-il pas mieux valu quil ne ft pas llu de Dieu ? Quest-ce donc qutre llu de Dieu ?

  • Cest se voir refuser au printemps de la vie le dsir de la jeunesse, pour en obtenir lexaucement dans la vieillesse aprs de grandes difficults. Mais Abraham crut et garda fermement la promesse laquelle il aurait renonc sil avait chancel. Il aurait alors dit Dieu : ce nest peut-tre pas ta volont que mon dsir se ralise ; je renonce donc mon vu, mon unique, o je mettais ma flicit. Mon me est droite et ne recle pas de secrte rancune devant ton refus. Il naurait pas t oubli ; il en aurait sauv beaucoup par son exemple, mais il ne serait pas devenu le pre de la foi ; car il est grand de renoncer son vu le plus cher, mais plus grand de le garder aprs lavoir abandonn ; il est grand de saisir lternel, mais plus grand de garder le temporel aprs y avoir renonc. Puis les temps furent accomplis. Si Abraham navait pas cru, Sara serait sans doute morte de chagrin, et lui, rong de tristesse, naurait pas compris lexaucement, mais en aurait souri comme dun rve de jeunesse. Mais Abraham crut ; aussi resta-t-il jeune ; car celui qui espre toujours le meilleur vieillit dans les dceptions, et celui qui sattend toujours au pire est de bonne heure us, mais celui qui croit conserve une jeunesse ternelle. Bnie soit donc cette histoire ! Car Sara, bien quavance en ge, fut assez jeune pour dsirer les joies de la maternit, et Abraham, malgr ses cheveux gris, fut assez jeune pour dsirer dtre pre. premire vue, le miracle, cest que lvnement arriva selon leur esprance ; mais au sens profond, le prodige de la foi, cest quAbraham et Sara furent assez jeunes pour dsirer, et que la foi garda leur dsir, et par l leur jeunesse. Il vit lexaucement de la promesse et lobtint par la foi, et cela arriva selon la promesse et selon la foi ; car Mose frappa le rocher de son bton, mais il ne crut pas. [Nombres, XX, 11]

    Alors il y eut de la joie dans la maison dAbraham, et Sara fut lpouse des noces dor.

    Pourtant, ce bonheur ne devait pas durer ; une fois encore Abraham devait connatre lpreuve. Il avait lutt contre la sournoise puissance laquelle rien nchappe, contre lennemi dont la vigilance nest jamais en dfaut le long des annes, contre le vieillard qui survit tout, il avait lutt contre le temps

  • et gard la foi. Alors, toute la terreur du combat se concentra en un instant : Et Dieu mit Abraham lpreuve et lui dit : prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-ten au pays de Morija et l, offre-le en holocauste sur lune des montagnes que je te dirai.

    Ainsi, tout tait perdu, malheur plus terrible que si le dsir net jamais t exauc ! Ainsi, le Seigneur ne faisait que se jouer dAbraham ! Voici quaprs avoir ralis labsurde par un miracle, il voulait maintenant voir son uvre nant. Quelle folie ! Mais Abraham nen rit pas comme Sara quand la promesse leur fut annonce. [Gense, XVII, 17 ; Gense XVIII, 12] Soixante-dix ans dattente la plus fidle, et la courte joie de la foi exauce. Qui donc est-il, celui qui arrache le bton de la main du vieillard, qui est-il pour exiger que le vieux pre le brise lui-mme ! Qui est-il, pour rendre inconsolable un homme aux cheveux gris en exigeant quil soit linstrument de son propre malheur ! Ny a-t-il point de compassion pour le vnrable vieillard et lenfant innocent ! Et pourtant, Abraham tait llu de Dieu, et ctait le Seigneur qui infligeait lpreuve. Tout allait donc tre perdu ! Le magnifique renom de la race venir, la promesse de la postrit dAbraham, ce ntait l que lclair dune fugitive pense du Seigneur quil incombait maintenant Abraham deffacer. Ce fruit magnifique aussi vieux que la foi dans le cur dAbraham, et de longues annes plus g quIsaac, ce fruit de la vie dAbraham, sanctifi par la prire, mri dans la lutte, cette bndiction sur les lvres du pre, voici que ce fruit allait lui tre ravi et perdre tout sens ; quel sens en effet revtait le fruit de la promesse quand il fallait sacrifier Isaac ! Cette heure de tristesse et pourtant bienheureuse, o Abraham devrait dire adieu tout ce quil aimait quand, soulevant une dernire fois sa tte vnrable, la face resplendissante comme celle du Seigneur, il recueillerait son me pour donner la bndiction, dont la vertu stendrait sur tous les jours dIsaac, cette heure-l ne viendrait pas ! Car Abraham devait dire adieu son fils, en demeurant lui-mme ici-bas ; la mort devait les sparer, mais en faisant dIsaac sa proie. Le vieillard ne devait pas son lit de mort tendre avec

  • joie sa main sur son enfant pour le bnir, mais, las de la vie, lever le bras sur lui en un geste meurtrier. Et Dieu lprouvait. Malheur ! malheur au messager venu porter cette nouvelle. Qui donc avait os se faire lmissaire de cette dsolation ? Mais ctait Dieu qui prouvait Abraham.

    Pourtant, Abraham crut, et crut pour cette vie. Certes, si sa foi avait simplement concern une vie venir, il aurait sans doute aisment tout dpouill, pour sortir au plus vite dun monde auquel il nappartenait plus. Mais la foi dAbraham ntait pas de cette sorte, sil y en a de telle ; car, vrai dire, ce nest pas la foi, mais sa plus lointaine possibilit, qui devine son objet lhorizon le plus recul, quoique spare de lui par un abme o se dmne le dsespoir. Mais Abraham avait la foi pour cette vie ; il croyait quil vieillirait dans le pays, honor du peuple, bni dans sa postrit, inoubliable en Isaac, son amour le plus cher en cette vie, et quil embrassait avec une affection bien mal exprime quand on dit quil accomplissait fidlement son devoir paternel, dailleurs suivant le texte : ton fils, celui que tu aimes. Jacob eut douze fils et en aima un ; Abraham nen eut quun, celui quil aimait.

    Mais Abraham crut et ne douta point ; il crut labsurde. Sil avait dout, il aurait agi autrement ; il aurait accompli un acte grand et magnifique ; car aurait-il pu faire autre chose ? Il serait all la montagne de Morija, il aurait fendu le bois, allum le bcher, tir le couteau il aurait cri Dieu : ne mprise pas ce sacrifice ; ce nest pas ce que je possde de meilleur, je le sais bien ; quest-ce en effet quun vieillard auprs de lenfant de la promesse ? Mais cest le meilleur que je puisse te donner. Fais quIsaac nen sache jamais rien, afin que sa jeunesse le console. Il se serait enfonc le couteau dans le sein. Le monde laurait admir, et son nom naurait pas t oubli ; mais une chose est dtre admir, et une autre, dtre ltoile qui guide et sauve langoiss.

    Mais Abraham crut. Il ne pria pas pour lui, pour toucher le Seigneur ; il ne savana en suppliant que lorsquun juste chtiment descendit sur Sodome et Gomorrhe. [Gense, XVIII, 23]

  • Nous lisons dans lcriture [Gense, XXII, 1] : et Dieu mit Abraham lpreuve et lui dit : Abraham, Abraham, o es-tu ? Et Abraham rpondit : me voici ! Toi, qui mon discours sadresse, en as-tu fait autant ? Quand tu as vu venir de loin les coups du sort, nas-tu pas dit aux collines : cachez-moi ! et aux montagnes : tombez sur moi ! [Luc, XXIII, 30] Ou, si tu fus plus fort, ton pied ne sest-il pas avanc bien lentement sur la bonne voie, nas-tu pas soupir aprs les vieux sentiers ? Et quand lappel a retenti, as-tu gard le silence, as-tu rpondu, tout bas peut-tre, en un murmure ? Abraham, lui, ne rpondit pas ainsi ; avec joie et courage, plein de confiance et pleine voix, il dit : me voici ! Nous lisons encore [Gense, XXII, 3]: et Abraham se leva de bon matin. Il se pressa comme pour une fte, et de bon matin il fut lendroit dsign, sur la montagne de Morija. Il ne dit rien Sara, rien Elizer : qui dailleurs pouvait le comprendre ? Et la tentation, de par sa nature, ne lui avait-elle pas impos le vu du silence ? Il fendit le bois, il lia Isaac, il alluma le bcher, il tira le couteau. Mon cher auditeur ! Bien des pres ont cru perdre en leur enfant leur plus prcieux trsor au monde, et tre dpouills de toute esprance venir ; mais aucun fils na t lenfant de la promesse au sens o Isaac le fut pour Abraham. Bien des pres ont perdu leur enfant, mais il leur fut pris par la main de Dieu, par linsondable et immuable volont du Tout-puissant. Tout autre est le cas dAbraham. Une plus lourde preuve lui tait rserve, et le sort dIsaac se trouva dans la main dAbraham tenant le couteau. Telle tait la situation du vieillard devant son unique esprance ! Mais il ne douta point, il ne regarda point dun il angoiss droite ou gauche, il ne fatigua point le ciel de ses prires. Donc le Tout-puissant lprouvait, il le savait, et il savait que ce sacrifice tait le plus lourd quon pt lui demander ; mais il savait aussi que nul sacrifice nest trop lourd quand Dieu le demande et il tira le couteau.

    Qui donna la force au bras dAbraham, qui tint sa droite leve et lempcha de retomber, impuissante ? Le spectateur de cette scne en est paralys. Qui donna la force lme dAbraham et

  • empcha ses yeux de sentnbrer au point de ne voir ni Isaac ni le blier ? Le spectateur de cette scne en devient aveugle. Et pourtant, sans doute, rare est lhomme qui en devient aveugle et paralys, et plus rare encore, lhomme qui raconte dignement ce qui sest pass. Nous le savons tous : ce ntait quune preuve.

    Si Abraham avait dout sur la montagne de Morija, sil avait regard autour de lui dans lirrsolution, si, en tirant le couteau, il avait par hasard aperu le blier, si Dieu lui avait permis de le sacrifier la place dIsaac alors il serait revenu chez lui, tout serait rest comme avant ; il aurait eu Sara prs de lui, il aurait conserv Isaac, et pourtant, quel changement ! Car sa retraite aurait t une fuite, son salut un hasard, sa rcompense une confusion et son avenir peut-tre la perdition. Alors, il naurait tmoign ni de sa foi ni de la grce de Dieu, mais il aurait montr combien il est terrible de gravir la montagne de Morija. Alors, Abraham naurait pas t oubli, ni la montagne de Morija. Elle aurait t cite, non comme lArarat o larche sarrta, [larche de No : Gense, VIII, 4] mais comme un lieu deffroi : cest l , et-on dit, quAbraham a dout .

    Abraham, pre vnrable ! Quand tu revins chez toi de

    Morija, tu neus aucunement besoin dun pangyrique pour te consoler dune perte ; car, nest-ce pas tu avais tout gagn, et gard Isaac ? Dsormais, le Seigneur ne te le prit plus et lon te vit joyeux table avec ton fils dans ta demeure comme l-haut pour lternit. Abraham, pre vnrable ! Des milliers dannes se sont coules depuis ces jours, mais tu nas pas besoin dun admirateur attard pour arracher par son amour ta mmoire aux puissances de loubli ; car toute langue te rappelle et pourtant, tu rcompenses qui taime plus magnifiquement que personne ; tu le rends l-haut bienheureux en ton sein, et tu captives ici-bas son regard et son cur par le prodige de ton action. Abraham, pre vnrable ! Second pre du genre humain ! Toi qui le premier as prouv et manifest cette prodigieuse passion qui ddaigne la lutte terrible contre la fureur des lments et les forces de la cration pour combattre avec Dieu, toi qui le premier as ressenti cette passion sublime,

  • expression sacre, humble et pure, de la divine frnsie, [ ils ont t vainqueurs il nest pas de plus grand bien que puisse atteindre un homme, aussi bien dune humaine sagesse, que dun dlire divin ! : Platon, Phdre, 37, 256 b (traduction par Lon Robin)] toi qui as fait ladmiration de paens, pardonne celui qui a voulu parler ta louange, sil sest mal acquitt de sa tche. Il a parl humblement, selon le dsir de son cur ; il a parl brivement, comme il convenait ; mais il noubliera jamais quil ta fallu cent ans pour recevoir contre toute attente le fils de la vieillesse, et que tu as d tirer le couteau pour garder Isaac ; il noubliera jamais qu cent trente ans, tu ntais pas all plus loin que la foi.

  • PROBLEMATA

    EFFUSION PRLIMINAIRE Seul celui qui travaille a du pain , dit un vieux proverbe

    inspir du monde extrieur et visible et, chose curieuse, sadaptant mal la sphre qui est surtout la sienne [deuxime ptre aux Thessaloniciens, III, 10] ; car le monde extrieur est soumis la loi de limperfection ; lon y voit constamment que loisif a lui aussi sa nourriture, et le dormeur en plus grande abondance que le travailleur. Tout est aux mains du possesseur dans le monde visible asservi la loi de lindiffrence ; lesprit de lanneau obit qui le possde, Nouredin ou Aladin, et qui dtient les trsors du monde en est le matre, de quelque manire quil les ait obtenus. Il nen va pas de mme dans le monde de lesprit o rgne un ordre ternel et divin ; l, il ne pleut pas la fois sur le juste et linjuste ; l, le soleil ne luit pas indiffremment sur les bons et les mchants [Matthieu, V, 45] ; l, vraiment lon peut dire : seul le travailleur a du pain, seul langoiss trouve le repos, seul celui qui descend aux enfers sauve la bien-aime, seul celui qui tire le couteau reoit Isaac. L, le pain nest pas pour le paresseux ; il est tromp comme le fut Orphe abus par les dieux qui lui donnrent un fantme au lieu dEurydice ; et il fut du parce quil tait un effmin sans courage, un joueur de cithare, et non un homme. [ il avait agi par mollesse et que, au lieu davoir eu, comme Alceste, le courage de mourir par amour, il avait us dartifice : Platon, Le Banquet, 179 d (traduction par Lon Robin)] L, rien ne sert davoir Abraham pour pre [Matthieu, III, 9] ou dix-sept quartiers de noblesse ; qui refuse de travailler sy voit appliquer la parole de lcriture sur les vierges dIsral : il enfante du vent [sae, XXVI, 18] ; mais qui veut travailler enfante son propre pre.

  • Une doctrine tmraire prtend introduire dans le monde de lesprit cette mme loi de lindiffrence sous laquelle gmit le monde extrieur. Il suffit, pense-t-elle, de savoir ce qui est grand, sans nul besoin dautre labeur. Aussi ne reoit-elle pas de pain, elle meurt dinanition en voyant toutes choses se changer en or. Et que sait-elle, dailleurs ? En Grce, des milliers de contemporains, et dans la postrit des multitudes innombra- bles ont connu tous les triomphes de Miltiade, mais il ny en eut quun seul pour en perdre le sommeil. [Plutarque, Vie de Thmistocle, III, 4]

    Des gnrations sans nombre ont su par cur et mot mot lhistoire dAbraham ; mais combien dhommes a-t-elle livrs linsomnie ?

    Elle a cette vertu singulire dtre toujours magnifique, si pauvrement quon la comprenne, condition encore ici quon veuille travailler et se donner de la peine. Mais lon prtend en avoir lintelligence sans labeur. On parle la gloire dAbraham, mais comment ? On caractrise toute sa conduite dun mot trs gnral : il fut grand daimer Dieu au point de lui sacrifier le meilleur de ce quil avait. Sans aucun doute ; mais ce meilleur est bien vague. Au cours de la pense et de la parole, on identifie bien tranquillement Isaac et le meilleur, celui qui mdite peut, son aise, fumer sa pipe au cours de ses rflexions, et celui qui coute commodment allonger les jambes. Si le jeune homme riche que Jsus rencontra en chemin avait vendu tout son bien et en avait distribu largent aux pauvres, nous louerions sa conduite comme toute grande action, encore que nous ne le comprendrions pas sans travailler ; cependant, il ne serait pas devenu un Abraham pour avoir sacrifi son bien le meilleur. [Matthieu, XIX, 21] Ce quon omet dans lhistoire du patriarche, cest langoisse. Car si je nai pas dobligation morale envers largent, le pre est li par la plus noble et la plus sacre envers son fils. Mais langoisse est dangereuse pour les douillets ; aussi la passe-t-on sous silence ; nanmoins, lon prtend parler dAbraham. On prore et, tout en discourant, lon alterne les deux mots dIsaac et de meilleur ; tout va merveille. Mais si parmi les auditeurs il en est qui souffrent

  • dinsomnie, on frise alors le tragi-comique du malentendu le plus profond et le plus effroyable. Notre homme rentre chez lui, dsireux dimiter Abraham ; son fils nest-il pas son meilleur bien ? Si lorateur lapprend, il accourt sans doute, rassemble toute sa dignit de prtre et scrie : Homme abject, rebut de la socit ! quel dmon te possde et te pousse tuer ton fils ! Et ce prtre, que son sermon sur Abraham na gure chauff ou mis en sueur, stonne de son pouvoir et de la juste colre, avec laquelle il a frapp de ses foudres le pauvre homme ; il est content de lui-mme, car jamais il na parl avec cette force et cette onction ; il se dit, et rpte sa femme : Jai le don de la parole ; seule loccasion ma manqu jusquici ; dimanche, quand jai prch sur Abraham, je ne me sentais pas du tout empoign par mon sujet. Si ce prdicateur avait un petit reste de raison perdre, je pense quil le perdrait lorsque le pcheur lui rpondrait avec calme et dignit : mais cest ce que tu nous as dit toi-mme dimanche dans ton prche. Comment dailleurs le prtre aurait-il pu simaginer pareille chose ? Il ny avait pourtant l rien de surprenant ; sa seule faute tait de navoir pas su ce quil disait. Comment ne se trouve-t-il pas de pote pour adopter rsolument des situations de ce genre, au lieu des balivernes, dont comdies et romans sont farcis ! Ici, le tragique et le comique se rejoignent dans linfini absolu. En soi, le sermon du prtre est sans doute assez ridicule, mais il le devient infiniment par son effet pourtant tout naturel. On pourrait encore montrer le pcheur converti par la semonce du prtre sans lever dobjection vritable, et le zl pasteur revenant chez lui tout joyeux, en songeant que sil touche son auditoire du haut de la chaire, il a surtout un irrsistible pouvoir dans la cure dme, puisque le dimanche il soulve lassemble et que le lundi, tel un chrubin brandissant le glaive flamboyant, il se prsente devant linsens prt faire mentir par ses actes le vieux proverbe : il nen va pas dans la vie selon le prche du pasteur 1. 1 On disait autrefois : malheureusement, la vie nest pas comme le prche du pasteur ; peut-tre le temps vient-il, surtout grce la philosophie, o lon pourra dire : Heureusement, la vie nest pas comme le prche du pasteur ; car la vie a pourtant quelque sens, mais son prche nen a aucun.

  • En revanche, si le pcheur nest pas convaincu, sa situation est assez tragique. Il est alors probablement excut ou envoy dans une maison de fous ; bref, il devient malheureux lgard de la soi-disant ralit et, bien entendu, en un autre sens que celui o Abraham la rendu heureux ; car celui qui travaille ne prit pas.

    Comment expliquer une contradiction comme celle de notre prdicateur ? Dira-t-on quAbraham a acquis par prescription le titre de grand homme, de sorte quun acte comme le sien est noble, accompli par lui, mais constitue un pch rvoltant, accompli par un autre ? Dans ce cas, je nai pas envie de souscrire un loge aussi absurde. Si la foi ne peut sanctifier le fait de vouloir tuer son fils, Abraham tombe sous le mme jugement que tout le monde. Que si lon na pas le courage daller jusquau bout de sa pense et de dire quAbraham fut un meurtrier, mieux vaut alors acqurir ce courage que de perdre son temps en pangyriques immrits. Au point de vue moral, la conduite dAbraham sexprime en disant quil voulut tuer Isaac, et au point de vue religieux, quil voulut le sacrifier ; cest en cette contradiction que rside langoisse capable de livrer linsomnie, et sans laquelle cependant Abraham nest pas lhomme quil est. Peut-tre encore na-t-il aucunement fait ce que lon rapporte ; peut-tre son acte, sexpliquant par les murs du temps, fut-il tout autre : dans ce cas, laissons le patriarche dans loubli ; quoi bon en effet rappeler le pass qui ne peut devenir un prsent ? Peut-tre enfin notre orateur a-t-il oubli un lment rpondant loubli moral du devoir paternel. Quand, en effet, on supprime la foi en la rduisant zro, il reste seulement ce fait brutal quAbraham voulut tuer son fils, conduite assez facile imiter par quiconque na pas la foi, jentends la foi qui lui rend le sacrifice difficile.

    Pour moi, jai le courage daller jusquau bout dune ide ; aucune ne ma fait peur jusqu prsent, et sil sen prsentait une pour meffrayer, jespre que jaurais du moins la franchise de dire : cette pense, je la crains, elle soulve en moi de linconnu, et je refuse de lexaminer ; si jai tort, je ne manquerai pas dtre puni. Si je voyais lexpression de la vrit dans ce jugement quAbraham est un meurtrier, je ne sais si je pourrais faire taire

  • la pit que je lui porte. Mais si je le pensais, je garderais sans doute le silence, car lon ne doit pas initier les autres de pareilles considrations. Mais Abraham nest pas un prestige ; il na pas acquis sa clbrit en dormant, et il ne la doit pas un caprice du destin.

    Peut-on parler franchement dAbraham sans courir le risque dgarer quelquun qui ferait la mme chose ? Si je nai pas ce courage, je passerai Abraham sous un complet silence, et surtout je ne labaisserai pas en faisant de lui un pige pour les faibles. Car si lon fait de la foi la valeur totale, si on la prend pour ce quelle est, je pense que lon peut parler sans danger de ces questions de nos jours qui extravaguent si peu en matire de foi ; et cest par la foi seulement quon ressemble Abraham, non par le meurtre. Si lon fait de lamour un sentiment fugitif, un voluptueux mouvement de lme, on tend purement et simplement des piges aux faibles en parlant des exploits de cette passion. Tout le monde a de ces mouvements passagers ; mais si tout le monde savisait de recommencer lacte terrible que lamour a sanctifi comme un exploit immortel, alors tout est perdu, et le haut fait, et son imitateur gar.

    On peut donc parler dAbraham ; car les grandes choses ne peuvent jamais nuire quand on les envisage dans leur sublimit ; elles sont comme une pe deux tranchants, qui tue et qui sauve. Sil mincombait den parler, je montrerais dabord lhomme pieux et craignant Dieu que fut Abraham, et digne dtre appel llu de lternel. Seul un tel homme est soumis une pareille preuve, mais qui est ainsi ? Ensuite, je dirais son amour pour Isaac. Enfin, je prierais tous les esprits secourables de massister pour donner mon discours le feu de lamour paternel. Je dpeindrais si bien cet amour, je lespre, quil ny aurait pas beaucoup de pres dans le royaume pour oser soutenir le parallle. Mais si leur amour ntait pas comme celui dAbraham, la seule ide de sacrifier Isaac produirait une crise religieuse. On pourrait commencer par en entretenir lauditoire plusieurs dimanches de suite, sans se presser. Si le sujet tait convenablement trait, il en rsulterait quun certain nombre de pres nauraient pas besoin den entendre davantage, mais,

  • provisoirement, seraient heureux den tre arrivs aimer autant quAbraham aimait. Et sil en restait un qui, aprs avoir entendu dcrire la grandeur, mais aussi lhorreur de lexploit dAbraham, se risquait se mettre en route, je sellerais mon cheval pour aller avec lui. chaque halte, avant darriver la montagne de Morija, je lui dclarerais quil est encore libre de revenir sur ses pas, de se repentir, de la mprise o il se serait cru appel soutenir un pareil combat, davouer son manque de courage, laissant Dieu matre de prendre lui-mme Isaac sil en avait envie. Jai la conviction quun tel homme nest pas maudit, quil peut obtenir la flicit avec tous les autres, mais non dans le temps. Mme aux poques les plus croyantes, ne le jugerait-on pas ainsi ? Jai connu un homme qui aurait un jour pu sauver ma vie, sil avait t magnanime. Il disait sans dtours : Je vois bien ce que je pourrais faire, mais je ne lose pas ; je crains de ne pas avoir, dans la suite, la force ncessaire, je crains de men repentir. Il manquait de cur ; mais qui lui retirerait pour cela son affection ?

    Quand jaurais ainsi parl et remu mes auditeurs au point de leur faire sentir les combats dialectiques de la foi et sa gigantesque passion, je me garderais de les induire dans lerreur de penser : Quelle foi il possde ! Pour nous, il nous suffit de le tenir par le pan de son habit. Jajouterais : Je nai nullement la foi : la nature ma donn une bonne tte, et les gens de mon espce ont toujours de grandes difficults pour faire le mouvement de la foi ; en soi pourtant, je ne confre aucune valeur la difficult qui, lorsquil la surmonte, conduit un bon cerveau au del du point o le plus simple desprit arrive moins de frais.

    Cependant lamour trouve ses prtres chez les potes, et lon entend parfois une voix qui sait le chanter ; mais la foi na pas de chantre ; qui parle la louange de cette passion ? La philosophie va plus loin. La thologie se tient farde la fentre et, mendiant les faveurs de la philosophie, lui offre ses charmes. Il doit tre difficile de comprendre Hegel, mais Abraham, quelle bagatelle ! Dpasser Hegel, cest un prodige ; mais dpasser Abraham, quoi de plus facile ! Pour ma part, jai dpens assez de temps pour approfondir le systme hglien,

  • et je ne crois nullement lavoir compris ; jai mme la navet de croire que, lorsque, malgr toutes mes peines, je narrive pas saisir sa pense en certains passages, cest quil nest pas tout fait au clair avec lui-mme. Je mne toute cette tude sans peine, tout naturellement, et je ny attrape pas mal la tte. Mais quand je me mets rflchir sur Abraham, je suis comme ananti. chaque instant mes yeux tombent sur le paradoxe inou qui est la substance de sa vie ; chaque instant je suis rejet en arrire et malgr son acharnement passionn, ma pense ne peut pntrer ce paradoxe de lpaisseur dun cheveu. Je tends tous mes muscles pour dcouvrir une chappe : au mme instant, je suis paralys.

    Je ne suis pas sans connatre les actions que le monde admire comme grandes et magnanimes ; elles trouvent un cho dans mon me en toute humilit assure que le hros a aussi combattu pour moi : nam tua res agitur, me dis-je en le contem- plant. [ Car ton intrt est en jeu (quand le feu est au mur voisin) : Horace, ptres, Liber Primus, XVIII, ligne 84] Jentre dans la pense du hros, mais non dans celle dAbraham : parvenu au sommet, je retombe, car ce qui mest offert est un paradoxe. Il nen rsulte nullement que la foi soit mes yeux chose mdiocre, mais, au contraire, quelle est la plus sublime et quil est indigne de la philosophie dy substituer autre chose et de la tourner en drision. La philosophie ne peut ni ne doit donner la foi ; elle a pour tche de se comprendre elle-mme, de savoir ce quelle offre ; elle ne doit rien enlever et surtout ne doit pas escamoter une chose comme si elle ntait rien. Je ne suis pas sans connatre les vicissitudes et les dangers de la vie ; je ne les crains pas et les affronte hardiment. Je ne suis pas sans exprience des choses terribles ; ma mmoire est une fidle pouse, et mon imagination est, ce que je ne suis pas, une courageuse petite fille toute la journe bien sage son travail, dont elle sait le soir si gentiment mentretenir quil my faut jeter les yeux, bien que ses tableaux ne reprsentent pas toujours des paysages, des fleurs ou des idylles champtres. Jai vu de mes yeux des choses terribles, et je nai pas recul deffroi ; mais je sais fort bien que si je les ai affrontes sans

  • peur, mon courage nest pas celui de la foi et ny ressemble en rien. Je ne peux faire le mouvement de la foi, je ne peux fermer les yeux et me jeter tte baisse, plein de confiance, dans labsurde ; la chose mest impossible, mais je ne men fais pas gloire. Jai la certitude que Dieu est amour ; cette pense a pour moi une valeur lyrique fondamentale. Prsente, je suis indiciblement heureux ; absente, je soupire aprs elle plus vivement que lamant aprs lobjet de son amour ; mais je nai pas la foi ; je nai pas ce courage. Lamour de Dieu est pour moi, la fois en raison directe et inverse, incommensurable toute la ralit. Je nai pas pour cela la lchet de me rpandre en lamentations, mais pas davantage la perfidie de nier que la foi soit quelque chose de bien plus lev. Je peux trs bien maccommoder de vivre ma faon, joyeux et content, mais ma joie nest pas celle de la foi et, en comparaison, elle est malheureuse. Je nimportune pas Dieu de mes petits soucis, le dtail ne me proccupe pas, jai les yeux fixs uniquement sur mon amour dont je garde pure et claire la flamme virginale ; la foi a lassurance que Dieu prend soin des moindres choses. Je suis content dtre en cette vie mari de la main gauche ; la foi est bien assez humble pour solliciter la droite ; car, quelle le fasse dans lhumilit, je ne le nie pas et ne le nierai jamais.

    Est-ce que vraiment chacun de mes contemporains est capable de faire les mouvements de la foi ? moins de mtre grandement abus sur leur compte, ils sont plutt ports senorgueillir daccomplir ce dont assurment ils ne me croient pas mme capable : limparfait. Il est contraire mon me de suivre lusage si frquent de parler sans humanit des grandes choses, comme si quelques milliers dannes constituaient une si norme distance ; cest de ces choses que je parle de prfrence en homme, comme si elles taient arrives hier, et leur distance est, pour moi, uniquement leur grandeur, o lon trouve, ou bien son lvation, ou bien son jugement. Si donc, comme hros tragique (car je ne peux mlever plus haut), javais t invit entreprendre un voyage royal aussi extraordinaire que celui de Morija, je sais bien ce que jaurais fait. Je naurais pas eu la lchet de rester au coin du feu ; je ne me serais pas amus en

  • route, je naurais pas oubli le couteau pour me mnager un petit dlai ; je suis peu prs sr que jaurais t prt lheure et que tout aurait t en ordre ; peut-tre mme serais-je arriv en avance, pour en avoir plus tt fini. Mais je sais encore ce que jaurais fait de plus. Au moment de monter cheval, je me serais dit : maintenant, tout est perdu ; Dieu demande Isaac, je le sacrifie, et avec lui toute ma joie ; pourtant, Dieu est amour et continue de ltre pour moi ; car dans la temporalit, Lui et moi nous ne pouvons causer, nous navons pas de langue commune. Peut-tre, de nos jours, Pierre ou Paul serait-il assez fou, en son zle pour les grandes choses, pour simaginer et me faire croire quen agissant rellement de la sorte, jaurais accompli un exploit suprieur celui dAbraham ; car mon immense rsignation lui semblerait beaucoup plus empreinte didal et de posie que le prosasme dAbraham. Cest l pourtant la plus grande des faussets ; car mon immense rsignation ne serait que le succdan de la foi. Par consquent, je ne pourrais aussi faire plus que le mouvement infini pour me trouver moi-mme et reposer de nouveau en moi-mme, je naimerais pas non plus Isaac comme Abraham. Ma rsolution deffectuer le mouvement montrerait la rigueur mon courage humain, et lamour que je porte de toute mon me Isaac constitue la prsupposition sans laquelle toute ma conduite est un crime ; cependant, je ne laimerais pas comme Abraham, car jaurais alors rsist la dernire minute, sans pour cela arriver trop tard Morija. En outre, jaurais gt toute lhistoire par ma conduite, car si javais recouvr Isaac, jaurais t dans un grand embarras. Jaurais eu de la peine me rjouir de nouveau en lui, ce qui ne souffre pas de difficult pour Abraham. Car celui qui, de tout linfini de son me, proprio motu et propriis auspiciis, effectue le mouvement infini sans pouvoir davantage, ne conserve Isaac que dans la douleur.

    Mais que fit Abraham ? Il ne vint ni trop tt, ni trop tard. Il sella son ne et suivit lentement la route. Tout ce temps il eut la foi ; il crut que Dieu ne voulait pas exiger de lui Isaac, alors pourtant quil tait dispos le sacrifier sil le fallait. Il crut en vertu de labsurde, car il ne saurait tre question de calcul

  • humain ; et labsurde, cest que Dieu, qui lui demandait ce sacrifice, devait rvoquer son exigence un moment aprs. Il gravit la montagne, et linstant encore o le couteau tincelait, il crut que Dieu nexigerait pas Isaac. Il fut alors assurment surpris par lissue, mais, par un double mouvement, il avait rejoint son premier tat, et cest pourquoi il reut Isaac avec plus de joie que la premire fois. Poursuivons ; supposons quIsaac ait t rellement sacrifi. Abraham crut ; il ne crut pas quil serait un jour bienheureux dans le ciel, mais quil serait combl de joie ds ici-bas. Dieu pouvait lui donner un nouvel Isaac, rappeler la vie lenfant sacrifi. Il crut en vertu de labsurde, car tout calcul humain tait depuis longtemps abandonn. Que le chagrin puisse rendre lhomme fou, cela se voit, et cest assez cruel ; quil y ait une force-volont capable de se dresser si nergiquement contre le vent quelle sauve la raison, encore quon en reste un peu drle, cela se voit aussi, et je ne le sous-estime pas ; mais quon puisse perdre la raison et avec elle tout le fini, dont elle est lagent de change, pour recouvrer alors le mme fini en vertu de labsurde : voil qui effraie mon me ; mais je ne dis pas pour cela que ce soit une bagatelle, quand cest, au contraire, le seul prodige. On croit en gnral que le fruit de la foi, loin dtre un chef-duvre, est un travail lourd et grossier rserv aux natures les plus incultes ; mais il sen faut de beaucoup. La dialectique de la foi est la plus subtile et la plus remarquable de toutes ; elle a une sublimit dont je peux bien me faire une ide, mais tout juste. Je peux bien excuter le saut de tremplin dans linfini ; mon chine, comme celle dun danseur de corde, sest tordue dans mon enfance ; aussi le saut mest-il facile : un, deux et trois ! je me lance la tte la premire dans la vie, mais le saut suivant, jen suis incapable ; je ne puis faire le prodigieux, mais seulement rester devant, bouche be. Certes, si linstant o il enjamba le dos de lne, Abraham stait dit : perdu pour perdu, autant sacrifier Isaac ici, la maison, que dentreprendre ce long voyage de Morija alors, je naurais que faire de lui, tandis que maintenant je mincline sept fois devant son nom, et soixante- dix sept fois devant son action. Car il ne sest pas livr ces

  • rflexions ; jen ai la preuve dans la joie profonde quil prouve en recouvrant Isaac, et en voyant quil neut pas besoin de se prparer, pas besoin dun dlai pour se recueillir devant le monde fini et ses joies. Sil en tait autrement de lui, il aurait peut-tre aim Dieu, mais il naurait pas cru ; car aimer Dieu sans avoir la foi, cest se rflchir en soi-mme ; mais aimer Dieu avec la foi, cest se rflchir en Dieu.

    Telle est la cime o est Abraham. Le dernier stade quil perd de vue est celui de la rsignation infinie. Il va rellement plus loin et arrive la foi ; car toutes ces caricatures de la foi, cette lamentable paresse de tides qui disent : rien ne presse, inutile de se mettre en peine avant le temps , cette mesquine esprance qui suppute : peut-on savoir ce qui se produira ?... peut-tre que... ces parodies de la foi sont au nombre des misres de la vie, et dj la rsignation infinie les a couvertes de son infini mpris.

    Je ne peux comprendre Abraham ; en un sens, je ne peux rien apprendre de lui sans en rester stupfait. Simagine-t-on qu considrer la fin de lhistoire, on a chance de se laisser aller la foi, on se fait illusion, et lon veut tromper Dieu en se dispensant du premier mouvement de la foi ; on prtend extraire du paradoxe une rgle de vie. Peut-tre tel ou tel y parvient-il ; car notre temps ne sarrte pas la foi et son miracle qui change leau en vin ; il va plus loin et change le vin en eau.

    Ne vaudrait-il pas mieux sen tenir la foi, et nest-il pas rvoltant que tout le monde veuille la dpasser ? Quand aujourdhui lon refuse, et en le proclamant de tant de manires, de sen tenir lamour, o pense-t-on aller ? la sagesse du monde, aux calculs mesquins, la misre et la bassesse, tout ce qui peut faire douter de la divine origine de lhomme. Ne serait-il pas prfrable de sen tenir la foi et qualors on prt garde de ne pas tomber [premire ptre aux Corinthiens, X, 12] ; car le mouvement de la foi doit constamment tre effectu en vertu de labsurde, mais, chose essentielle, de manire ne pas perdre le monde fini, mais le gagner intgralement. Pour moi, je peux bien dcrire les mouvements de la foi, mais

  • je ne peux les reproduire. Pour apprendre nager, on peut se munir de courroies suspendues au plafond ; on dcrit bien les mouvements, mais on ne nage pas ; je peux pareillement dcomposer les mouvements de la foi ; mais quand je suis jet leau, je nage sans doute (car je ne suis pas du nombre des barboteurs) ; pourtant, je fais dautres mouvements, ceux de linfini, tandis que la foi fait le contraire : aprs avoir effectu les mouvements de linfini, elle accomplit ceux du fini. Heureux qui en est capable ; il ralise le prodigieux, et je ne me lasserai jamais de ladmirer, Abraham ou esclave de sa maison, professeur de philosophie ou pauvre servante, cela mest absolument gal : je ne regarde quaux mouvements. Mais jy fais attention, et je ne men laisse pas conter, ni par moi, ni par personne. On a vite reconnu les chevaliers de la rsignation infinie : ils vont dun pas lastique et hardi. Mais ceux qui portent le trsor de la foi font aisment illusion, parce que leur extrieur offre une ressemblance frappante avec ce que mprisent profondment aussi bien la rsignation infinie que la foi : avec lesprit bourgeois.

    Je lavoue sincrement : je nai pas trouv, au cours de mes observations, un seul exemplaire authentique du chevalier de la foi, sans nier pour cela que peut-tre un homme sur deux nen soit un chantillon. Jai pourtant cherch ses traces pendant plusieurs annes, mais en vain. On fait dordinaire le tour du monde pour voir des fleuves et des montagnes, des toiles nouvelles, des oiseaux multicolores, des poissons monstres, des races dhommes ridicules ; on sabandonne une stupeur animale, on carquille les yeux devant le monde et lon croit avoir vu quelque chose. Tout cela me laisse indiffrent. Mais si je savais o vit un chevalier de la foi, jirais, de mes jambes, trouver ce prodige qui a pour moi un intrt absolu. Je ne le lcherais pas un instant ; chaque minute je noterais comment il opre ses mouvements, et mestimant pourvu jamais, je ferais de mon temps deux parts, lune pour lobserver, lautre pour mexercer, si bien que toute ma vie se passerait ladmirer. Je le rpte, je nai pas trouv un tel homme ; cependant, je peux bien me le reprsenter. Le voici ; connaissance est faite ;

  • jai t prsent. linstant mme o jattache sur lui mes regards, je le repousse de moi, je fais un bond en arrire, je joins les mains et dis demi-voix : Grand Dieu ! Est-ce lhomme, est-ce vraiment lui ? Il a tout lair dun percepteur ! Et pourtant cest bien lui. Je mapproche un peu, je surveille ses moindres mouvements pour essayer de surprendre quelque chose dune autre nature, un petit signe tlgraphique manant de linfini, un regard, une expression de physionomie, un geste, un air de mlancolie, un sourire trahissant linfini dans son irrductibilit par rapport au fini. Mais rien ! Je lexamine de la tte aux pieds, cherchant la fissure par o linfini se fait jour. Rien ! Il est solide en tout point. Sa dmarche ? Elle est ferme, toute au fini ; nul bourgeois endimanch faisant sa promenade hebdomadaire Fresberg na le pas plus assur ; il est tout entier ce monde, comme aucun boutiquier ne saurait davantage. Rien dceler de cette nature trangre et superbe o lon reconnat le chevalier de linfini. Il se rjouit de tout, sintresse tout, et chaque fois quon le voit intervenir quelque part, il le fait avec une persvrance caractristique de lhomme terrestre dont lesprit sattache ces soins. Il est ce quil fait. le voir, on croirait un scribe qui a perdu son me dans la comptabilit en partie double, tant il est mticuleux. Il clbre le dimanche. Il va lglise. Nul regard cleste, nul signe de lincommen- surable ne le trahit ; si on ne le connaissait, il serait impossible de le distinguer du reste de lassemble ; car sa manire saine et puissante de chanter les psaumes prouve tout au plus quil a une bonne poitrine. Laprs-midi, il va la fort. Il samuse de tout ce quil voit, du grouillement de la foule, des nouveaux omnibus, du spectacle du Sund ; et quand on le rencontre sur le Strandvej, on dirait exactement un picier qui prend du bon temps ; car il nest pas pote, et jai vainement cherch dpister chez lui lincommensurable de la posie. Vers le soir, il rentre la maison ; son pas ne trahit pas plus la fatigue que celui dun facteur. Chemin faisant, il songe que sa femme lui a srement prpar pour son retour un petit plat chaud, une vraie nouveaut, qui sait ? une tte dagneau au gratin, et garnie, peut-tre. Sil rencontre son pareil, il est bien capable de pousser

  • jusqu sterport pour lui parler de ce plat avec une passion digne dun restaurateur. Par hasard, il na pas quatre sous, mais il croit dur et ferme que sa femme lui rserve ce friand morceau. Et si daventure cest le cas, quel spectacle digne denvie pour les gens de haute condition, et digne de soulever lenthousiasme du menu peuple, que de le voir table : Esa na pas un pareil apptit. Si sa femme na pas ce plat, il garde, chose curieuse, exactement la mme humeur. Sur sa route, il trouve un terrain btir ; survient un passant. On cause un moment, et lui, en un clin dil, fait surgir une maison : il dispose de tous les moyens pour cela. Ltranger le laisse en pensant quil sagit certaine- ment dun capitaliste, tandis que mon admirable chevalier se dit : Bien sr, si la question se posait, je men tirerais sans peine. Chez lui, il saccoude une fentre ouverte, regarde la place sur laquelle donne son appartement, et suit tout ce qui se passe ; il voit un rat qui se faufile sous un caniveau, les enfants qui jouent ; tout lintresse, et il a devant les choses la tranquillit dme dune jeune fille de seize ans. Pourtant, il nest pas un gnie, car jai vainement cherch surprendre en lui le signe incommensurable du gnie. Le soir, il fume sa pipe ; on jurerait alors un charcutier dans la batitude de la journe finie. Il vit dans une insouciance de vaurien, et pourtant il paie au prix le plus cher le temps favorable, chaque instant de sa vie ; car il ne fait pas la moindre chose sinon en vertu de labsurde. Et pourtant, cest en devenir furieux, du moins de jalousie, cet homme a effectu et accomplit tout moment le mouvement de linfini. Il vide dans la rsignation infinie la profonde mlancolie de la vie ; il connat la flicit de linfini ; il a ressenti la douleur de la renonciation totale ce quon a de plus cher au monde ; nanmoins, il gote le fini avec la plnitude de jouissance de celui qui na jamais rien connu de plus relev ; il y demeure sans traces du dressage que font subir linquitude et la crainte ; il sen rjouit avec une assurance telle que, semble-t-il, il ny a rien de plus certain que ce monde fini. Et pourtant, toute cette figure du monde quil produit est une nouvelle cration en vertu de labsurde. Il sest infiniment rsign tout pour tout ressaisir en vertu de labsurde. Il fait constamment le

  • mouvement de linfini, mais avec une telle prcision et sret quil en obtient sans cesse le fini sans quon souponne une seconde autre chose. Jimagine que, pour un danseur, le tour de force le plus difficile est de sinstaller demble dans une position prcise, sans une seconde dhsitation, et en effectuant le saut mme. Peut-tre aucun acrobate na-t-il cette matrise : mon chevalier la possde. Force gens vivent enfoncs dans les soucis et les joies du monde ; ils sont comme ceux qui font tapisserie au bal. Les chevaliers de linfini sont des danseurs qui ne manquent pas dlvation. Ils sautent en lair et retombent ; ce passe-temps nest pas sans agrment, et il nest pas dplaisant voir. Mais chaque fois quils retombent, ils ne peuvent, dun seul coup, se retrouver sur leurs jambes ; ils chancellent un instant en une hsitation qui montre quils sont trangers au monde. Cette vacillation est plus ou moins sensible, suivant la matrise, mais le plus habile dentre eux ne peut la dissimuler. Inutile de les regarder en lair ; il suffit de les voir linstant o ils touchent le sol et reprennent pied : alors, on les connat. Mais retomber de telle manire quon semble la mme seconde debout et en marche, transformer en marche le saut dans la vie, exprimer lessor sublime dans le train terre--terre, voil ce dont seul est capable le chevalier de la foi, voil le seul prodige. Mais comme cette merveille peut aisment faire illusion, je vais dcrire les mouvements dans un cas prcis capable dclairer leur rapport avec la ralit ; car cest toute la question. Un jouvenceau sprend dune princesse ; toute la substance de sa vie est dans cet amour ; cependant, la situation est telle que lamour ne peut se raliser, se traduire de son idalit en la ralit 1. Les misrables esclaves, grenouilles embourbes dans les marais de la vie, disent naturellement : quelle folie que cet amour ! La riche veuve du brasseur est un parti parfaitement 1 Il va de soi que tout autre intrt o un individu voit pour lui concentre toute la ralit du monde donn peut, quand il apparat irralisable, provoquer le mouvement de la rsignation. Jai cependant choisi le cas de lamour pour montrer les mouvements parce que cet intrt est plus facile comprendre et me dispense ainsi de toutes les considrations prliminaires qui ne peuvent intresser profondment que de rares personnes.

  • aussi convenable et srieux. Laissons-les tranquillement coasser dans leurs bourbiers. Le chevalier de la rsignation infinie ne les coute pas ; il ne renonce pas son amour, pas mme pour toute la gloire du monde. Il nest pas si bte. Il sassure dabord que son amour est rellement la substance de sa vie, et son me est trop saine et trop fire pour quil en prodigue la moindre parcelle au hasard. Il nest pas lche ; il ne craint pas de laisser son amour pntrer au plus profond de ses penses les plus caches, de le laisser sinsinuer en rseaux innombrables autour de chaque ligament de sa conscience ; et si son amour devient malheureux, il ne pourra plus jamais sen dtacher. Il prouve une dlicieuse volupt laisser lamour vibrer en chacun de ses nerfs ; pourtant son me est solennelle comme lme de celui qui a vid la coupe de poison et sent la liqueur sinfiltrer en chaque goutte de son sang car cet instant est vie et mort. Quand il a ainsi compltement absorb lamour et sy plonge, il a encore le courage de tout oser et risquer. Il embrasse la vie dun regard, il rassemble ses penses rapides qui, telles des colombes rentrant au pigeonnier, accourent au moindre signe ; il agite sur elles la baguette magique et elles se dispersent tous les vents. Mais quand elles reviennent toutes, comme autant de tristes messagers, pour lui annoncer limpossibilit, il reste calme, les remercie, et, demeur seul, il entreprend son mouvement. Ce que je dis l na de sens que si le mouvement seffectue normalement 1. Tout 1 Il faut pour cela de la passion. Tout mouvement de linfini seffectue par la passion, et nulle rflexion ne peut produire un mouvement. Cest l le saut perptuel dans la vie, qui explique le mouvement, tandis que la mdiation est une chimre qui, chez Hegel, doit tout expliquer, et qui est en mme temps la seule chose quil na jamais essay dexpliquer. Mme pour tablir la distinction socratique entre ce que lon comprend et ce que lon ne comprend pas, il faut de la passion, et davantage encore naturellement pour faire le mouvement socratique proprement dit, celui de lignorance. Ce qui manque notre poque, ce nest pas la rflexion, cest la passion. Ainsi notre temps a-t-il, en un sens, trop de sant pour mourir ; car le fait de mourir constitue lun des sauts les plus remarquables qui soient. Jai toujours beaucoup aim une petite strophe dun pote qui, aprs cinq ou six vers, dune beaut toute simple, o il dsire les biens de la vie, termine ainsi : Ein seliger Sprung in die Ewigkeit. (Un saut bienheureux dans lternit).

  • dabord, le chevalier doit avoir la force de concentrer toute la substance de la vie et toute la signification de la ralit dans un seul dsir. dfaut de cette concentration, lme se trouve, ds le dbut, disperse dans le multiple ; lon nen viendra jamais faire le mouvement ; on se conduira dans la vie avec la prudence des capitalistes qui placent leur fortune en diverses valeurs de bourse pour se rattraper sur lune quand ils perdent sur lautre ; bref, on nest pas un chevalier. Ensuite, le chevalier doit avoir la force de concentrer le rsultat de tout son travail de pense en un seul acte de conscience. dfaut de cette concentration, son me se trouve, ds le dbut, disperse dans le multiple ; il naura jamais le temps de faire le mouvement, il courra sans cesse aux affaires de la vie, sans jamais entrer dans lternit ; car linstant mme o il en sera tout prs, il sapercevra soudain quil oublie quelque chose, do la ncessit de faire demi-tour. Linstant daprs, pense-t-il, je pourrai faire le mouvement, ce qui est aussi trs juste ; mais avec de pareilles considrations, on ny viendra jamais ; au contraire, elles vous enfonceront de plus en plus dans la vase.

    Le chevalier fait donc le mouvement, mais lequel ? Oubliera- t-il le tout ; car l aussi, il y a bien une espce de concentration ? Non ! car le chevalier ne se contredit pas, et il y a contradiction oublier la substance de toute sa vie en restant le mme. Il ne ressent aucune impulsion devenir un autre homme, et il ne voit nullement en cette transformation la grandeur humaine. Seules les natures infrieures soublient et deviennent quelque chose de nouveau. Ainsi, le papillon a compltement oubli quil a t chenille ; peut-tre oubliera-t-il encore quil a t papillon, et si compltement quil pourra devenir poisson. Les natures profondes ne perdent jamais le souvenir delles-mmes et ne deviennent jamais autre chose que ce quelles ont t. Le chevalier se souviendra donc de tout ; mais ce ressouvenir est prcisment sa douleur ; cependant, dans sa rsignation infinie, il se trouve rconcili avec la vie. Son amour pour la princesse est pour lui devenu lexpression dun amour ternel ; il a pris un caractre religieux ; il sest transfigur en un amour dont lobjet est ltre ternel, lequel, sans doute, a refus au chevalier de lexaucer, mais la nanmoins tranquillis en lui donnant la

  • conscience ternelle de la lgitimit de son amour, sous une forme dternit que nulle ralit ne peut lui ravir. Les fous et les jeunes gens vont se vantant que tout est possible lhomme. Quelle erreur ! Au point de vue spirituel, tout est possible ; mais dans le monde du fini il y a beaucoup de choses qui sont impossibles. Mais le chevalier rend limpossible possible en lenvisageant sous langle de lesprit, ce quil exprime de ce point de vue en disant quil y renonce. Le dsir qui voulait le mener dans la ralit, et qui sest achopp sur limpossibilit, sinflchit dans le for intrieur ; mais il nest pas pour cela perdu ni oubli. Tantt le chevalier sent en lui les obscures impulsions du dsir qui veillent le ressouvenir ; tantt il provoque lui-mme celui-ci ; car il est trop fier pour admettre que ce qui fut la substance de toute sa vie ait t laffaire dun moment phmre. Il garde jeune cet amour qui prend avec lui des annes et de la beaut ! Par contre, il na aucunement besoin dune intervention du fini pour favoriser la croissance de son amour. Ds linstant quil a effectu le mouvement, la princesse est perdue. Il na pas besoin de ces frissons nerveux que provoque la passion la vue de la bien-aime, ni dautres phnomnes analogues ; ni davantage de lui faire au sens fini de perptuels adieux, puisquil a delle un ressouvenir ternel ; il sait fort bien que les amants si avides de se revoir encore une fois et pour la dernire ont raison de montrer cet empressement, et raison de croire quils se rencontrent pour la dernire fois ; car ils ont vite fait de soublier lun lautre. Il a compris ce grand secret que, mme en aimant, on doit se suffire soi-mme. Il ne sintresse plus dune manire finie ce que fait la princesse, et cela justement prouve quil a fait le mouvement infini. Lon a ici une occasion de voir si le mouvement de lIndividu est vrai ou mensonger. Tel a cru lavoir accompli qui, le temps passant, et la princesse changeant de conduite (elle pouse par exemple un prince), a vu son me perdre llasticit de la rsignation. Du coup, il a su quil navait pas fait le mouvement comme il convient ; car celui qui sest infiniment rsign se suffit lui-mme. Le chevalier nabandonne pas sa rsignation, il garde son amour la fracheur

  • du premier moment ; il ne le lche jamais, et prcisment parce quil a fait le mouvement infini. La conduite de la princesse ne saurait le troubler ; seules les natures infrieures trouvent en autrui la loi de leurs actions, en dehors delles les prmisses de leurs rsolutions. En revanche, si la princesse est dans la mme disposition desprit, elle verra spanouir la beaut de lamour. Elle entrera delle-mme dans lordre des chevaliers o lon nest pas admis aprs ballottage, mais dont est membre quiconque a le courage de se prsenter tout seul ; elle entrera dans cet ordre qui prouve sa prennit en ce quil ne fait pas de diffrence entre lhomme et la femme. Elle aussi gardera la jeunesse et la fracheur de son amour, elle aussi aura fait taire son tourment, bien que, suivant la chanson, elle ne soit pas chaque nuit auprs de son seigneur. Ces deux amants seront alors lunisson pour lternit, dans une harmonia praestabilita tellement inbranlable que si jamais (ce dont ils nont pas la proccupation finie, sinon ils connatraient la vieillesse), si jamais venait le moment favorable lexpression de leur amour dans le temps, ils se verront en mesure de commencer au point mme o ils auraient dbut sils avaient t maris ds le premier moment. Celui qui comprend cela, homme ou femme, ne peut jamais tre tromp, car seules les natures infrieures simaginent quelles le sont. Aucune jeune fille manquant de cette noblesse ne sait vraiment aimer ; mais celle qui la possde ne saurait tre due par les ruses et les finesses du monde entier.

    La rsignation infinie comporte la paix et le repos ; tout homme qui le veut, tout homme qui ne sest pas avili (vice plus terrible quun excs dorgueil) en se moquant de lui-mme peut faire lapprentissage de ce mouvement douloureux, mais qui rconcilie avec la vie. La rsignation infinie est semblable la chemise du vieux conte [L.G. Mailath, Contes, fables et lgendes hongroises (1825)] : le fil est tiss sous les larmes, blanchi par les larmes, la chemise est cousue dans les larmes ; mais alors, elle protge mieux que le fer et lacier. Le dfaut de la lgende, cest quun tiers peut tisser ltoffe. Le secret de la vie, cest que chacun doit coudre sa chemise, et le curieux, que lhomme le peut tout aussi bien que la femme. La rsignation infinie

  • comporte le repos, la paix et la consolation dans la douleur, toujours condition que le mouvement soit effectu normale- ment. Je naurais cependant pas de peine crire un gros livre, o je passerais en revue les mprises de toutes sortes, les situations renverses, les mouvements avorts, quil ma t donn dobserver au cours de ma modeste exprience. On croit trs peu lesprit, indispensable pourtant pour accomplir ce mouvement, auquel il importe de ne pas tre uniquement le rsultat dune dira necessitas, qui rend dautant plus douteux le caractre normal du mouvement quelle simpose elle-mme davantage. Si lon prtend, par exemple, que la froide et strile ncessit doit ncessairement intervenir dans le mouvement, on dclare, par l, que nul ne peut vivre la mort avant de mourir rellement, ce qui me parat dun matrialisme pais. Mais, de nos jours, on ne se soucie gure de faire de purs mouvements. Si quelquun, voulant apprendre danser, disait : Voici des sicles que les gnrations successives ont appris les positions ; il est grand temps que jen tire profit et me mette aux danses franaises , on ne manquerait pas de rire un peu ; mais, dans le monde de lesprit, on trouve ce raisonnement plausible au plus haut point. Quest-ce donc que la culture ? Jai cru que ctait le cycle que parcourait lIndividu pour parvenir la connaissance de lui-mme ; et celui qui refuse de le suivre tire un trs maigre profit dtre n lpoque la plus claire.

    La rsignation infinie est le dernier stade prcdant la foi, si bien que quiconque na pas fait ce mouvement na pas la foi ; car cest dabord dans la rsignation infinie que je prends conscience de ma valeur ternelle, et cest alors seulement quil peut tre question de saisir la vie de ce monde en vertu de la foi.

    Voyons maintenant le chevalier de la foi dans le cas cit. Il agit exactement comme lautre; il renonce infiniment lamour, substance de sa vie ; il est apais dans la douleur ; alors arrive le prodige ; il fait encore un mouvement plus surprenant que tout le reste ; il dit, en effet : Je crois nanmoins que jaurai celle que jaime, en vertu de labsurde, en vertu de ma foi que tout est possible Dieu. Labsurde nappartient pas aux diffrences comprises dans le cadre propre de la raison. Il nest pas identique

  • linvraisemblable, linattendu, limprvu. Au moment o le chevalier se rsigne, il se convainc de limpossibilit selon les vues humaines ; tel est le rsultat de lexamen rationnel quil a lnergie de faire. En revanche, au point de vue de linfini, la possibilit demeure, au moyen de la rsignation ; mais cette possession est en mme temps une renonciation, sans tre cependant une absurdit pour la raison ; car celle-ci conserve son droit de soutenir que dans le monde fini o elle est souveraine, la chose est et demeure une impossibilit. Le chevalier de la foi a aussi clairement conscience de cette impossibilit ; la seule chose capable de le sauver, cest labsurde, ce quil conoit par la foi. Il reconnat donc limpossibilit et, au mme moment, il croit labsurde ; car sil imagine avoir la foi sans reconnatre limpossibilit de tout son cur et avec toute la passion de son me, il se dupe lui-mme, et son tmoignage nest nulle part recevable, puisquil nen est pas mme venu la rsignation infinie.

    La foi nest donc pas une impulsion dordre esthtique ; elle est dun ordre beaucoup plus relev, et justement parce quelle prsuppose la rsignation ; elle nest pas linstinct immdiat du cur, mais le paradoxe de la vie. Quand ainsi, en dpit de toutes les difficults, une jeune fille garde lassurance que son dsir sera exauc, sa certitude nest pas le moins du monde celle de la foi, malgr son ducation chrtienne et peut-tre toute une anne de catchisme. Elle est convaincue dans toute sa navet et toute son innocence denfant ; sa conviction ennoblit aussi son tre et lui donne une grandeur surnaturelle, si bien quelle peut, comme un thaumaturge, conjurer les forces finies de la vie et mme faire pleurer les pierres, tandis que, dautre part, elle peut en sa perplexit tout aussi bien sadresser Hrode qu Pilate et mouvoir le monde entier de ses prires. Sa certitude est fort aimable, et lon peut apprendre de cette jeune fille beaucoup de choses, sauf une : lart des mouvements ; car sa conviction nose pas voir limpossibilit en face, et dans la douleur de la rsignation.

    Je peux donc voir quil faut de la force, de lnergie et de la libert desprit pour faire le mouvement infini de la

  • rsignation ; et de mme, que son excution est possible. Mais le reste me stupfie ; mon cerveau tourne dans ma tte ; car, aprs avoir fait le mouvement de la rsignation, tout obtenir alors en vertu de labsurde, voir exauc intgralement tout son dsir, cest au-dessus des forces humaines, cest un prodige. Mais je peux voir que la certitude de la jeune fille nest que lgret, compare linbranlable fermet de la foi, bien quelle ait reconnu limpossibilit. Chaque fois que je veux faire ce mouvement, mes yeux se troublent ; au mme instant quune admiration sans rserve sempare de moi, une effroyable angoisse treint mon me ; quest-ce alors en effet que tenter Dieu ? Cependant, ce mouvement est celui de la foi et le sera toujours, mme si la philosophie, pour brouiller les concepts, veut nous faire accroire quelle a la foi, mme si la thologie veut la solder bon compte.

    La rsignation nimplique pas la foi ; car ce que jacquiers dans la rsignation, cest ma conscience ternelle ; et cest l un mouvement strictement philosophique que jai le courage de faire quand il est requis, et que je peux aussi minfliger ; car chaque fois quune circonstance finie va me dpasser, je mimpose le jene jusquau moment de faire le mouvement ; car la conscience de mon ternit est mon amour envers Dieu, et cet amour mest plus que tout. Pour se rsigner, il ne faut pas la foi, mais elle est ncessaire pour obtenir la moindre chose au del de ma conscience ternelle ; car cest l le paradoxe. On confond souvent les mouvements. On dit quil faut la foi pour renoncer tout ; on entend mme le propos encore plus singulier de gens se plaignant davoir perdu la foi ; et quand on regarde quel degr de lchelle ils en sont, on saperoit avec tonnement quils sont tout juste arrivs au point o ils doivent faire le mouvement infini de la rsignation. Par la rsignation je renonce tout ; cest un mouvement que jaccomplis de moi-mme, et si je men abstiens, la raison en est ma lchet, ma mollesse, mon manque denthousiasme ; je nai pas alors le sens de la haute dignit propose tout homme dtre son propre censeur, dignit plus minente que celle du censeur gnral de toute la rpublique romaine. Je fais ce mouvement de

  • moi-mme, et ma rcompense, cest moi-mme en la conscience de mon ternit, dans une bienheureuse harmonie avec mon amour pour ltre ternel. Par la foi, je ne renonce rien ; au contraire, je reois tout, au sens o il est dit de celui qui a de la foi comme un grain de moutarde quil peut transporter des montagnes. [Matthieu, XVII, 20] Il faut un courage purement humain pour renoncer toute la temporalit afin de gagner lternit ; mais du moins je lacquiers et ne peux, une fois dans lternit, y renoncer sans contradiction ; mais il faut lhumble courage du paradoxe pour saisir alors toute la temporalit en vertu de labsurde, et ce courage est celui de la foi. Par la foi, Abraham ne renona pas Isaac ; par elle, au contraire, il lobtint. Le jeune homme riche aurait pu donner tout son bien en vertu de la rsignation ; aprs cela, le chevalier de la foi aurait pu lui dire : Tu retrouveras chaque sou en vertu de labsurde ; peux-tu le croire ? Et ce discours ne doit nullement tre indiffrent au jeune homme ; car sil donne son bien parce quil en est fatigu, cest que sa rsignation laisse fort dsirer.

    Toute la question porte sur la temporalit, le fini. Je peux, par mes propres forces, renoncer tout et trouver alors la paix et le repos dans la douleur ; je peux maccommoder de tout ; mme si le cruel dmon, plus terrible que la camarde, effroi des hommes, mme si la folie prsentait mes yeux son costume de bouffon et me faisait comprendre son air que cest moi de lendosser, je peux encore sauver mon me, si dailleurs il mimporte de faire triompher en moi mon amour envers Dieu plutt que mon bonheur terrestre. Un homme peut encore, ce dernier instant, recueillir toute son me en un seul regard tourn vers le ciel, do vient tout don parfait, et ce regard sera compris de lui et de celui quil cherche, comme le signe quil continue malgr tout dtre fidle son amour. Il revtira donc tranquillement le costume de la folie. Lme dpourvue de ce romantisme sest vendue, que ce soit au prix dun royaume ou dune misrable pice dargent. Mais je ne peux obtenir par mes propres forces la moindre des choses appartenant au monde fini ; car jemploie constamment ma force renoncer tout.

  • Je peux renoncer de moi-mme la princesse, et au lieu de me lamenter, je dois trouver joie, paix et repos dans ma douleur ; mais je ne peux la recouvrer de moi-mme, puisque jemploie ma force renoncer. Mais par la foi, dit ltonnant chevalier, par la foi, tu la recevras en vertu de labsurde.

    Hlas ! je ne peux faire ce mouvement. Ds que je my mets, tout se retourne et je me rfugie dans la douleur de la rsignation. Je peux nager dans la vie, mais je suis trop lourd pour cet essor mystique. Je ne peux exister de telle manire que mon opposition lexistence traduise chaque instant la plus belle et la plus sereine harmonie avec elle. Et pourtant, il doit tre magnifique dobtenir la princesse ; je le dis constamment ; et le chevalier de la rsignation qui ne le dit pas est un menteur, qui na pas connu le moindre dsir et na pas gard la jeunesse du dsir en sa douleur. Peut-tre en est-il pour se fliciter de voir le dsir dessch et la flche de la douleur mousse : ils ne sont pas des chevaliers. Une me bien ne qui se surprendrait dans ces sentiments se mpriserait et recommencerait ; et surtout, elle ne souffrirait pas dtre lagent de sa tromperie. Et pourtant, il doit tre magnifique dobtenir la princesse ; et pourtant le chevalier de la foi est le seul heureux, lhritier direct du monde fini, tandis que le chevalier de la rsignation est un tranger vagabond. Le merveilleux, cest dobtenir aussi la princesse, de vivre heureux et joyeux, jour aprs jour, avec elle (car il est aussi concevable que le chevalier de la rsignation obtienne aussi la princesse ; mais mon me a vu clairement limpossibilit de leur bonheur futur) ; le merveilleux, cest de vivre ainsi chaque instant heureux et joyeux en vertu de labsurde, de voir chaque instant lpe suspendue sur la tte de la bien-aime, en trouvant, non le repos dans la douleur de la rsignation, mais la joie en vertu de labsurde. Celui qui en est capable est grand, il est le seul grand homme, et la pense de ce quil fait emplit dmotion mon me, qui na jamais mesur son admiration devant les grandes choses.

    Si maintenant chacun de mes contemporains refusant de sen tenir la foi a vraiment mesur leffroi de la vie et a compris Daub [Rosenkrantz, Souvenirs de Karl Daub] disant quun soldat,

  • seul son poste, larme charge, prs dune poudrire, par une nuit de tempte, nourrit de singulires penses ; si vraiment chacun de ceux qui refusent de sen tenir la foi a la force dme ncessaire pour comprendre que le dsir tait irralisable et prend ensuite le temps de demeurer seul avec cette pense ; si chacun de ceux qui refusent de sen tenir la foi a trouv lapaisement dans et par la douleur ; si chacun de ces gens-l a de plus accompli le prodigieux (et sil na pas fait tout ce qui prcde, il na pas besoin de se donner de mal lorsquil sagit de la foi) ; sil a ressaisi les choses de ce monde en vertu de labsurde, alors ces lignes sont le plus grand loge des hommes de mon temps, crites par le dernier dentre eux, qui a seulement pu faire le mouvement de la rsignation. Mais pourquoi ne veut-on pas alors sen tenir la foi ; parfois entendons-nous dire que des gens rougissent davouer quils ont la foi ? Voil ce que je ne puis pas concevoir. Si jamais jen arrive pouvoir faire ce mouvement, jirai lavenir en quipage quatre chevaux.

    En est-il vraiment ainsi ; est-ce que tout lesprit de mesquine bourgeoisie que je vois dans la vie et que je ne juge pas par mes paroles, mais par mes actes, nest vritablement pas ce quil parat ; est-il le prodige ? On peut le penser ; car notre hros de la foi offrait une ressemblance frappante avec cet esprit ; il ntait pas mme un ironiste et un humoriste, mais quelque chose dencore plus relev. De nos jours, on parle beaucoup dironie et dhumour, surtout des gens qui ny ont jamais russi, mais qui savent nanmoins tout expliquer. Je ne suis pas tout fait sans connatre ces deux passions, jen sais un peu plus que ce quon en trouve dans les recueils allemands et allemands-danois. Je sais, par consquent, que ces deux passions sont essentiel- lement diffrentes de la passion de la foi. Lironie et lhumour se rflchissent aussi sur eux-mmes et appartiennent par suite la sphre de la rsignation infinie ; ils trouvent leur ressort dans le fait que lindividu est incommensurable la ralit.

    Malgr mon plus vif dsir, je ne puis faire le dernier, le paradoxal mouvement de la foi, quil soit devoir ou autre chose. Quelquun a-t-il le droit de dire quil le peut ? lui den

  • dcider ; cest une affaire entre lui et ltre ternel, objet de la foi, que de savoir sil peut, ce sujet, passer un accommo- dement. Ce que peut tout homme, cest le mouvement de la rsignation infinie et, pour ma part, je nhsiterais pas accuser de lchet quiconque simagine quil en est incapable. Pour la foi, cest une autre question. Mais il nest permis personne de faire croire aux autres que la foi a peu dimportance ou est chose facile, quand elle est, au contraire, la plus grande et la plus malaise de toutes.

    On