[tome 3] christopher paolini - eragon - brisingr · 2013-06-10 · - 3 - comme toujours, ce livre...

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    Comme toujours, ce livre est ddi ma famille.

    Ainsi qu Jordan, Nina et Sylvie, lumires vives dune nouvelle gnration.

    Atra estern ono thelduin.

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    RSUM DE ERAGON ET DE LAN LIVRES I ET II DE LHRITAGE

    Alors quil chasse dans les montagnes de la Crte, Eragon, un

    jeune paysan de quinze ans, stonne de voir tomber, quelques pas de lui, une pierre bleue et lisse. Il la rapporte la ferme o il vit avec son oncle, Garrow, et son cousin, Roran, prs du petit village de Carvahall. Garrow et son pouse, Marian aujourdhui dcde , ont lev le garon. On ne sait rien de son pre ; sa mre, Selena, la sur de Garrow, na plus donn signe de vie depuis la naissance de lenfant.

    Un peu plus tard, la pierre se brise, et un bb dragon en sort. LorsquEragon le touche, une marque argente apparat sur sa paume, et un lien irrvocable se tisse entre leurs deux esprits, faisant de ladolescent lun des lgendaires Dragonniers. En souvenir dun dragon mentionn par Brom, le conteur du village, il nomme le sien Saphira.

    Vieille de plusieurs millnaires, la caste des Dragonniers fut cre au terme de la guerre dvastatrice entre les elfes et les dragons, afin dviter toute reprise du conflit. Les Dragonniers devinrent les garants de la paix, des ducateurs, des gurisseurs, des alchimistes, ainsi que les plus puissants des magiciens grce au lien qui les unissait leur dragon. Sous leur autorit et leur protection, le pays connut un ge dor.

    Quand les humains arrivrent en Alagasia, certains dentre eux se joignirent cet ordre dlite. Aprs de longues annes de paix, les Urgals, peuple belliqueux, turent le dragon dun jeune Dragonnier humain ; le malheureux, appel Galbatorix, en devint fou. Les anciens ayant refus de lui fournir un nouveau dragon, il rsolut de dtruire la caste des Dragonniers.

    Il vola un dragon, quil nomma Shruikan, le soumit sa

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    volont par la magie noire, puis il rassembla autour de lui un groupe de treize tratres, les Parjures. Avec laide de ces cruels disciples, Galbatorix anantit les Dragonniers, tua leur chef, Vrael, et se proclama roi de lAlagasia. Sa conduite poussa les elfes se retirer au cur de leur fort de pins, et les nains se cacher dans leurs grottes et leurs tunnels. Aucune des deux races ne se risquait plus hors de ses retraites secrtes. Le statu quo entre Galbatorix et les autres peuples dura plus dun sicle, pendant lequel tous les Parjures trouvrent la mort. Cest dans ce climat de troubles politiques quEragon sera prcipit.

    Plusieurs mois aprs lclosion de Saphira, deux trangers menaants aux allures de scarabes gants, des Razacs, arrivent Carvahall en qute de la pierre bleue, luf de dragon perdu. Eragon et sa jeune dragonne parviennent leur chapper, pour dcouvrir leur retour que les odieuses cratures ont ras la ferme et tortur Garrow mort.

    Eragon se jure alors de traquer les Razacs et de les tuer pour venger son oncle. Tandis quil quitte Carvahall, Brom, le conteur du village, qui connat lexistence de Saphira, lui propose de laccompagner. Il lui donne une pe de Dragonnier rouge, Zarroc, mais refuse de lui dire do il la tient.

    Au cours de leur priple, Brom enseigne Eragon lart de se battre lpe et la pratique de la magie. Ayant perdu la trace des Razacs, ils se rendent dans la cit portuaire de Teirm, o vit Jeod, un vieil ami de Brom qui pourrait les aider. L, ils apprennent que le repaire des Razacs se trouve proximit de Dras-Leona ; lherboriste Angela, voisine de Jeod, dit la bonne aventure Eragon, et son compagnon, le chat-garou Solembum, donne deux tranges conseils au garon.

    Sur le chemin de Dras-Leona, Brom finit par rvler quil est un agent des Vardens, un peuple rebelle dcid renverser Galbatorix, et quil se cachait Carvahall en attendant que surgisse un nouveau Dragonnier. Vingt ans plus tt, avec Jeod, il a vol luf de Saphira Galbatorix et tu Morzan, premier et dernier des Parjures. Il nexiste plus que deux ufs de dragon, toujours en la possession de Galbatorix.

    Prs de Dras-Leona, les Razacs se manifestent. En voulant protger Eragon, Brom est mortellement bless. Un mystrieux

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    jeune homme du nom de Murtagh met les Razacs en fuite. La nuit suivante, avant de steindre, Brom avoue quil a t Dragonnier et que son dragon sappelait lui aussi Saphira.

    Eragon et Saphira se rsolvent alors rejoindre les Vardens. Captur Gilead, le garon est conduit devant Durza, un Ombre puissant et malfaisant au service de Galbatorix. Avec laide de Murtagh, il svade de prison, emmenant avec lui une autre captive, lelfe Arya, ambassadrice auprs des Vardens. Sous leffet du poison que lui administrait Durza, elle est inconsciente, dans un tat qui ncessite des soins urgents.

    Poursuivis par une horde dUrgals, Eragon, Saphira et leurs deux compagnons sefforcent de gagner le quartier gnral des Vardens dans les montagnes des Beors, qui culminent neuf mille toises. Murtagh veut bien faire le voyage, mais pas aller chez les Vardens ; il se trouve contraint de rvler quil y sera mal accueilli, car il est le fils de Morzan. Il a toutefois reni son tratre de pre et quitt la cour de Galbatorix pour forger son propre destin. Eragon apprend cette occasion que Zarroc tait autrefois lpe de Morzan le Parjure.

    Sur le point dtre dbords par une attaque des Urgals, Eragon et ses amis sont secourus par les Vardens, qui semblent sortis tout droit de la paroi rocheuse ! Il savre que les rebelles sont bass Farthen Dr, vaste cratre au centre dune haute montagne qui abrite Tronjheim, la capitale des nains. L, Eragon est amen Ajihad, chef des Vardens, et Murtagh, jet en prison en raison de son ascendance.

    Eragon rencontre le roi des nains, Hrothgar, et la fille dAjihad, Nasuada ; il est mis lpreuve par les Jumeaux, deux magiciens chauves et antipathiques au service dAjihad. Pendant que les Vardens gurissent Arya, Eragon et Saphira bnissent une enfant orpheline la demande de la foule.

    On apprend alors quune arme dUrgals approche, empruntant les galeries creuses par les nains sous la montagne. Au cours de la bataille qui sensuit, Eragon est spar de Saphira et doit affronter Durza seul. Plus puissant que nimporte quel humain, lOmbre a facilement raison du garon et lui ouvre le dos de lpaule la hanche dun coup dpe. Au mme moment, Arya et Saphira brisent le plafond du hall, une

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    toile de saphir de soixante pieds de large. Cette diversion permet Eragon de frapper son adversaire au cur. Les Urgals, librs des enchantements de lOmbre qui les maintenaient sous son emprise, sont repousss.

    Aprs la bataille, tandis quEragon gt sans connaissance, il est contact mentalement par un tre mystrieux qui se prsente sous le nom de Togira Ikonoka, lInfirme Inchang. Il presse le garon de venir suivre son enseignement Ellesmra, la cit des elfes.

    Lorsquil revient lui, Eragon dcouvre limpressionnante cicatrice qui lui barre le dos. sa grande dception, il comprend aussi quil a abattu Durza sur un simple coup de chance et quil manque cruellement dune vritable formation.

    la fin du premier livre, il dcide que, oui, il ira trouver Togira Ikonoka Ellesmra pour que celui-ci linstruise.

    LAn commence trois jours aprs la victoire dEragon sur

    Durza. Le peuple des Vardens se remet de la bataille pendant quAjihad, Murtagh et les Jumeaux traquent les Urgals qui se sont chapps sous Farthen Dr par les tunnels. Surpris par un groupe de guerriers ennemis, Ajihad est tu ; Murtagh et les Jumeaux disparaissent dans la mle. Aprs dlibration du Conseil des Vardens, Nasuada succde son pre, et Eragon lui prte serment dallgeance en tant que vassal.

    Avant le dpart dEragon et Saphira pour Ellesmra, o ils entameront leur entranement auprs de lInfirme Inchang, Hrothgar, le roi des nains, propose dintgrer le jeune homme au sein de son clan, le Drgrimst Ingeitum ; Eragon accepte cette offre qui lui confre les mmes droits que les nains et lui permet de siger leurs conseils.

    Arya et Orik, le fils adoptif de Hrothgar, accompagnent Eragon et Saphira dans leur voyage au pays des elfes. En chemin, ils sarrtent dans la cit naine de Tarnag. Tous les habitants ne sont pas amicaux, loin de l ; un clan en particulier, le Az Sweldn rak Anhin, soppose la prsence du dragon et de son Dragonnier, espces auxquelles il voue une haine farouche depuis que les Parjures ont dcim ses membres.

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    Le groupe arrive enfin au Du Weldenvarden, la fort des elfes. Ellesmra, Eragon et Saphira sont reus par la reine Islanzad, dont ils apprennent quelle est la mre dArya. Ils rencontrent aussi lInfirme Inchang, un trs vieil elfe appel Oromis, Dragonnier lui aussi. Lui et son dragon, Glaedr, dont lexistence est tenue secrte depuis un sicle, cherchent un moyen de dtrner Galbatorix.

    Dragon et Dragonnier souffrent tous deux des squelles danciennes blessures qui les empchent de combattre : Glaedr a perdu une patte ; captur par les Parjures, Oromis a t bris. Sil est capable denseigner, il est sujet des crises qui lpuisent et ne matrise plus la magie que pour les sorts mineurs.

    Tantt ensemble, tantt sparment, Eragon et Saphira entament leur apprentissage. Le jeune Dragonnier tudie lhistoire des races dAlagasia, le maniement de lpe, et la langue ancienne quemploient les magiciens. Cest ainsi quil dcouvre lerreur terrible quils ont commise, Saphira et lui, en bnissant la petite orpheline de Farthen Dr : dsireux de lui pargner les souffrances, il sest tromp dans sa formulation. Au lieu de dire Puisses-tu tre protge du malheur , il a dit en ralit Puisses-tu tre une protection contre le malheur , condamnant le bb subir les douleurs des autres leur place.

    Grce lenseignement de Glaedr, Saphira progresse rapidement, mais la cicatrice quEragon garde de son duel contre Durza ralentit son apprentissage. La douleur se rveille sans crier gare et lui inflige des spasmes si violents quil se demande comment il russira parfaire ses talents de magicien et de combattant avec un tel handicap.

    Eragon prend aussi conscience des tendres sentiments quil prouve pour Arya et les lui avoue. Hlas, elle le repousse et le quitte bientt pour retourner chez les Vardens.

    Entre-temps, les elfes clbrent lAgaet Snghren, ou Serment du Sang, une crmonie au cours de laquelle Eragon est transform par la magie en un hybride mi-elfe, mi-humain. Sa cicatrice a disparu, il est guri et possde prsent les extraordinaires capacits physiques des elfes. Ses traits se sont modifis et son visage a pris quelque chose delfique.

    Il apprend que les Vardens, la veille dune guerre contre

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    lEmpire, ont cruellement besoin de lui et de Saphira. Pendant leur absence, Nasuada a conduit les Vardens de Farthen Dr au Surda, pays situ au sud de lEmpire, dont il demeure indpendant, chappant ainsi la tyrannie de Galbatorix.

    Aprs avoir promis Oromis et Glaedr quils reviendront ds que possible terminer leur formation, Eragon et Saphira quittent Ellesmra en compagnie dOrik.

    De son ct, Roran, le cousin dEragon, vit ses propres aventures. Galbatorix a dpch les Razacs et une lgion de soldats de lEmpire Carvahall pour le prendre en otage, esprant se servir de lui pour soumettre Eragon. Roran leur chappe et se rfugie dans les montagnes voisines. Puis, avec les autres villageois, il tente de repousser les soldats. Le village essuie de nombreuses pertes au cours des escarmouches. Enfin, Sloan, le boucher, pactise avec lennemi : il dteste Roran, qui voudrait pouser sa fille, Katrina. Suite cette trahison, les Razacs attaquent le jeune homme en pleine nuit dans sa chambre. Il russit se librer, mais les immondes cratures enlvent Katrina.

    Roran convainc alors le peuple de Carvahall de quitter le village pour chercher refuge auprs des Vardens au Surda. Ils partent vers louest, vers la cte, dans lespoir de trouver un bateau qui les y conduira. Mens par Roran, dont les qualits de chef se confirment, les villageois traversent la Crte et atteignent la mer sains et saufs. Dans la cit portuaire de Teirm, ils rencontrent Jeod. Celui-ci leur rvle quEragon est un Dragonnier, qu leur premire visite Carvahall, les Razacs venaient chercher luf de Saphira ; Jeod se propose daider les villageois se rendre au Surda. Lorsquils seront en scurit auprs des Vardens, Roran pourra demander laide dEragon pour dlivrer Katrina. Stant empars dun vaisseau de lEmpire, Jeod et les villageois font voile vers le Surda.

    Pendant ce temps, Eragon et Saphira ont rejoint les Vardens qui se prparent pour la bataille. Dans le camp, Eragon dcouvre le rsultat de sa bndiction mal formule : bien que la petite Elva soit encore un bb par son ge, elle a lapparence dune fillette de quatre ans, la voix et les manires dune adulte dsabuse. Le sort prononc par Eragon la condamne

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    ressentir les douleurs de tous ceux qui lentourent et les en protger ; si elle rsiste cette obligation, cest elle qui en ptit.

    Avec larme des Vardens, Eragon et Saphira se mettent en marche pour affronter les troupes de lEmpire dans les Plaines Brlantes, vaste tendue dserte consume par des feux de tourbe souterrains qui dgagent des nuages de fume mphitique. Ils sont stupfaits de voir apparatre un autre Dragonnier chevauchant un dragon rouge. Le Dragonnier inconnu tue Hrothgar, le roi des nains, avant de sen prendre Saphira et Eragon. Au cours de la lutte, Eragon parvient lui arracher son heaume et reconnat Murtagh !

    Le jeune homme nest pas mort dans laffrontement avec les Urgals sous Farthen Dr. Les Jumeaux des tratres avaient organis cette embuscade dans le but de faire abattre Ajihad et de capturer Murtagh pour le ramener Galbatorix. Sous la contrainte, le jeune homme a d jurer fidlit au roi en ancien langage, de sorte qu prsent lui et Thorn, son dragon nouvellement clos, sont ses esclaves. Eragon le supplie dabandonner Galbatorix pour se joindre aux Vardens, mais Murtagh affirme que les serments quil a prononcs lempchent jamais de dsobir son matre.

    Le duel reprend. Dot dune puissance inexplicable, Murtagh soumet Eragon et Saphira sans difficult. Il dcide cependant de leur rendre la libert en raison de leur amiti passe. Mais il sempare de Zarroc, pe quil revendique comme son hritage en tant que fils an de Morzan. Et il rvle quil nest pas le seul fils du dernier des Parjures : Eragon et Murtagh sont frres, tous deux ns de Selena, la compagne de Morzan. Cest en examinant les souvenirs dEragon lors de son arrive Farthen Dr que les Jumeaux ont dcouvert la vrit sur ses origines.

    Boulevers par cette rvlation, le jeune Dragonnier vaincu se retire avec Saphira. Il retrouve bientt Roran et les villageois de Carvahall, qui ont atteint les Plaines Brlantes juste temps pour prter main-forte aux Vardens dans la bataille. Au terme dun combat hroque, Roran a russi abattre les Jumeaux.

    Les cousins se rconcilient : Roran pardonne Eragon sa part de responsabilit dans la mort de Garrow, et Eragon promet de laider tirer Katrina des griffes des Razacs.

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    1 LES PORTES DE LA MORT

    Tapi au sommet dune minence sablonneuse parseme de

    rares touffes dherbes, de buissons pineux et de petits cactus en forme de bouton de rose, Eragon fixait le sinistre repaire des monstres qui avaient tu son oncle Garrow.

    Les tiges sches et cassantes des pousses de lanne passe lui griffaient les paumes tandis quil rampait plat ventre pour avoir une meilleure vue sur Helgrind. La tour de pierre noire, surgie telle une lame des entrailles de la terre, dominait tout le paysage.

    Le soleil dclinant zbrait les collines basses dombres obliques, et illuminait au loin la surface du lac Leona, transformant lhorizon en une bande ondoyante dor liquide.

    sa gauche, Eragon entendait la respiration rgulire de son cousin, Roran, tendu prs de lui. Inaudible pour une oreille normale, ce lger souffle lui semblait presque bruyant tant ses sens taient aiguiss depuis lAgaet Snghren, ou Serment du Sang, crmonie elfique au cours de laquelle il avait t transform.

    Il ny prtait gure attention, se concentrait sur la procession lvidence venue de Dras-Leona, quelques miles de l qui progressait lentement vers la base de Helgrind, mene par vingt-quatre hommes et femmes en longues robes de cuir. Au sein du groupe, les modes de dplacement taient varis, curieux : on y boitait, tranait les pieds, sautillait ou se tortillait ; certains se balanaient entre des bquilles, dautres, aux jambes bien trop courtes, se propulsaient avec les bras. Alors quils approchaient, Eragon saperut que les vingt-quatre meneurs du cortge se contorsionnaient de la sorte parce quils

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    avaient perdu un ou plusieurs membres. Sur une litire soutenue par six esclaves au corps huil, leur chef homme ou femme, impossible dire se tenait droit, ce qui relevait de lexploit, car il navait ni bras ni jambes ; une couronne haute de trois pieds, faite de cuir ouvrag, tait pose en quilibre sur sa tte.

    Les prtres de Helgrind, murmura Eragon Roran. Ils ont accs la magie ? Peut-tre. Je ne veux pas risquer une exploration mentale

    de Helgrind avant leur dpart. Sil y a des magiciens parmi eux, ils le sentiront et nous serons dcouverts.

    Derrire les prtres marchait une double file de jeunes gens draps de toges dores. Chacun deux portait un cadre travers par douze barres horizontales auxquelles taient accroches des cloches de fer grosses comme des rutabagas. La moiti dentre eux secouaient leur cadre lorsquils posaient le pied droit, produisant une douloureuse cacophonie ; lautre moiti procdait de mme en posant le pied gauche, et les battants cognaient contre lenveloppe de mtal, rpandant travers les collines leur clameur lugubre. Dans lextase de leur transe, les acolytes accompagnaient ce carillon de leurs cris et de leurs plaintes.

    La procession grotesque se prolongeait en une queue de comte forme par les habitants de Dras-Leona : nobles, riches marchands, ngociants, officiers militaires de haut rang, et la masse moins fortune des paysans, mendiants et simples soldats dinfanterie.

    Eragon se demanda si Marcus Tabor, le gouverneur de la ville, tait parmi la foule.

    Les prtres sarrtrent en bordure de limmense rempart de pierraille qui entourait Helgrind, et se rangrent de chaque ct dun rocher couleur de rouille au sommet lisse. Lorsque toute la colonne se fut immobilise devant cet autel rudimentaire, la crature porte sur la litire entonna une mlope dune voix aussi discordante que les lamentations des cloches. Des bourrasques rptes emportaient lincantation du chaman, de sorte quEragon nen percevait que des bribes, des phrases en ancien langage dform et mal prononc entrecoupes de mots

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    venus du nain ou de lurgal, mlange auquel sajoutaient des passages dans le dialecte archaque de sa langue maternelle. Ce quil en comprenait lui donnait le frisson. Le sermon traitait de sujets quil aurait mieux valu laisser dans lombre, dune haine venimeuse, nourrie pendant des sicles dans les cavernes obscures des curs, qui stait rpandue au grand jour en labsence des Dragonniers, dune frnsie sanguinaire et de rites infmes clbrs la lune noire.

    Au terme de cette homlie abjecte, deux prtres de moindre rang savancrent et soulevrent leur matre de la litire pour le hisser sur lautel. Le Grand Prtre lana alors un ordre bref. Scintillant comme des toiles, des lames dacier jumelles se levrent pour frapper. De chaque paule du Grand Prtre jaillit un flot de sang qui ruissela le long de son torse gain de cuir pour saccumuler au sommet du rocher jusqu dborder et couler sur les cailloux.

    Deux autres prtres se prcipitrent pour recueillir le liquide vermeil dans des gobelets. Sitt remplis, ils taient distribus parmi les fidles, qui buvaient avec empressement.

    a alors ! souffla Roran. Tu avais omis de prciser que ces dvoys avides de carnage, ces hystriques abrutis par leur culte insens taient des cannibales !

    Pas tout fait. Ils ne consomment pas la chair du sacrifice. Lorsque lassistance eut communi, les acolytes serviles

    remirent le Grand Prtre sur sa litire et pansrent ses paules avec des bandes de drap blanc. Des taches sombres souillrent aussitt ltoffe immacule.

    Lhomme-tronc ne semblait pas souffrir de ses blessures car, sitt retourn face la foule des fidles aux lvres cramoisies, il dclara :

    prsent que vous avez got la sve de mes veines au pied du tout-puissant Helgrind, vous tes vraiment mes Frres et mes Surs. Le sang appelle le sang, et si un jour votre famille a besoin daide, faites alors ce que vous pourrez pour lglise et pour ceux qui vnrent le pouvoir de notre Effroyable Seigneur Afin de proclamer notre fidlit au Triumvirat, rcitez avec moi les Neuf Serments Par Gorm, Ilda et Fel Angvara, nous jurons de rendre hommage au moins trois fois

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    par mois, lheure qui prcde le crpuscule, puis de faire offrande de notre chair afin dapaiser la faim ternelle de notre Grand et Terrible Seigneur Nous jurons dobserver les pnitences telles quelles sont dcrites dans le livre de Tosk Nous jurons de toujours porter le Bregnir sur nous, dviter jamais le douze des douze comme le contact de la corde nuds multiples afin de ntre pas corrompus

    Le vent forcit soudain, emportant le reste de son oraison. Eragon vit ensuite les fidles sortir un petit couteau lame recourbe et, lun aprs lautre, sentailler le pli du coude pour oindre lautel de leur sang.

    Quelques minutes plus tard, la bourrasque furieuse se calma, et la voix du Grand Prtre redevint audible :

    tout ce que vous dsirez ou convoitez vous sera accord en rcompense de votre obissance Notre culte sachve. Toutefois, sil est des braves parmi vous qui souhaitent tmoigner de la profondeur de leur foi, quils se prsentent !

    Lassistance se raidit, se pencha en avant. Les visages exprimaient une fascination fbrile : ctait apparemment le moment attendu.

    en juger par le long silence qui suivit, ces gens risquaient dtre dus. Enfin, un acolyte sortit du rang et scria :

    Moi ! Avec un rugissement de plaisir, ses frres brandirent leurs

    cadres et agitrent leurs cloches avec frnsie, dchanant lenthousiasme des fidles, qui se mirent sauter en hurlant comme des possds. Malgr la rpugnance que lui inspirait la crmonie, Eragon ntait pas insensible cette musique sauvage qui veillait en lui une certaine excitation, quelque chose denfoui, de primitif et de brutal.

    Ayant t sa toge dore, le jeune homme brun, vtu dune simple culotte de peau, bondit sur lautel. Des gouttes de rubis giclrent de chaque ct de ses pieds. Face Helgrind, il se mit trembler, sagiter au rythme impitoyable des cloches. Sa tte roulait sur son cou, ses bras ondulaient, tels des serpents, de lcume se formait aux commissures de ses lvres. Avec ses muscles luisants de sueur, dans la lumire mourante, on aurait dit une statue de bronze anime.

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    Le tempo des cloches sacclra encore, les notes se heurtaient, sentrechoquaient. Dans ce chaos sonore, le jeune homme tendit une main derrire lui. Un prtre y plaa le pommeau dune bizarre pe de deux pieds et demi de long simple tranchant, avec une poigne munie dcailles pour la prise, une garde minimale, et une lame plate qui slargissait pour schancrer au bout en arc de cercle et former une pointe. Cette arme, qui rappelait laile dun dragon, tait conue dans le seul but de pourfendre les armures, les os et les muscles aussi facilement que des outres remplies deau.

    Le jeune homme la brandit vers le point culminant de Helgrind, puis il tomba genoux et, avec un cri de bte, il abattit la lame sur son poignet droit.

    Le sang claboussa les roches derrire lautel. Eragon grimaa et dtourna les yeux, ce qui ne lui pargna

    pas les hurlements stridents du garon. Sil avait vu pire sur le champ de bataille, il trouvait malsant quon se mutile ainsi de son plein gr quand dautres taient dfigurs par les simples accidents de la vie quotidienne.

    Froissant lherbe sous lui, Roran changea de position et marmonna un juron qui se perdit dans sa barbe.

    Tandis quun prtre soccupait du jeune homme et arrtait lhmorragie en prononant un sort, un acolyte dtacha deux des esclaves qui portaient la litire du Grand Prtre pour les enchaner par les chevilles un anneau de fer serti dans lautel. Les autres acolytes tirrent de dessous leur toge des paquets quils entassrent sur le sol, hors de porte des esclaves.

    La crmonie termine, les prtres et leur suite quittrent Helgrind pour regagner Dras-Leona dans un concert de lamentations et de carillons. Le jeune fanatique amput dune main clopinait derrire la litire du Grand Prtre, le visage clair par un sourire bat.

    Eh bien, souffla Eragon alors que la colonne disparaissait derrire une colline lointaine.

    Eh bien, quoi ? Jai sjourn parmi les elfes et les nains, et jamais ils ne se

    sont conduits dune manire aussi trange que ces gens, ces humains.

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    Ils sont aussi monstrueux que les Razacs. Roran pointa le menton en direction de Helgrind : Maintenant quils sont partis, tu peux tenter de savoir si

    Katrina est l-haut ? Je vais essayer. Prpare-toi courir au cas o. Les yeux ferms, Eragon tendit sa conscience vers

    lextrieur, allant dun tre vivant lautre, comme leau se propage travers le sable. Son esprit effleura des cits grouillantes dinsectes vaquant leurs affaires, des lzards et des serpents cachs parmi les roches tides, diverses espces doiseaux chanteurs et de nombreux petits mammifres. Insectes et animaux sactivaient en prvision de la nuit ; les diurnes se retiraient dans leurs trous et leurs tanires tandis que les nocturnes billaient et stiraient avant de se mettre en qute de nourriture.

    De mme que lacuit de ses sens, sa capacit de contacter dautres esprits diminuait avec la distance. Parvenu mentalement la base de Helgrind, il ne percevait gure quune faible manation des animaux les plus gros.

    Prudent, il tait prt se rtracter sil effleurait ceux quils traquaient : les Razacs ou bien leurs parents et montures, les Lethrblakas. Il en prenait le risque parce quaucun membre de cette race ntait en mesure dutiliser la magie ; de plus, il ne croyait pas que des non-magiciens puissent tre entrans au combat par tlpathie et capables de briser les barrires mentales. Razacs et Lethrblakas se passaient dailleurs fort bien de tels subterfuges puisque leur seule haleine provoquait la stupeur chez les plus solides gaillards.

    Son enqute distance pouvait certes rvler sa prsence, mais il fallait que Roran, Saphira et lui sachent si Katrina, la fiance de son cousin, tait emprisonne Helgrind. La rponse dciderait du but de leur mission : libration de la captive, ou capture de lennemi pour interrogatoire.

    Pendant un long moment, avec une attention soutenue, Eragon sonda la citadelle rocheuse. Lorsquil revint en lui-mme, Roran le dvisageait tel un loup affam. Un mlange de rage, despoir et de dsarroi flambait dans ses yeux gris avec une intensit liqufier les roches.

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    Cela, Eragon le comprenait. Sloan le boucher, pre de Katrina, avait trahi Roran pour le

    livrer aux Razacs. Faute davoir russi le capturer, ils avaient enlev Katrina et lavaient emmene loin de la valle de Palancar, laissant aux soldats du roi Galbatorix le soin de tuer les habitants de Carvahall ou de les rduire en esclavage. Dans lincapacit de secourir Katrina, Roran avait pu convaincre les villageois dabandonner leurs maisons et de le suivre travers les montagnes de la Crte il ntait que temps ! Sous sa conduite, ils avaient ensuite fait route vers le sud, long la cte dAlagasia, et rejoint le camp rebelle des Vardens. Aprs ce long dtour parsem dembches, aprs avoir triomph des preuves, Roran avait finalement retrouv son cousin ; Eragon connaissait lemplacement du repaire des Razacs et lui avait promis de laider sauver Katrina.

    Comme il lavait expliqu plus tard, Roran naurait pu mener lentreprise bien sans la force de son amour ; sa passion le poussait des extrmits qui rebutaient les uns et effrayaient les autres, mais qui lui permettaient de vaincre ses ennemis.

    Une ferveur identique animait Eragon. Il slancerait au-devant du danger sans souci de sa propre

    scurit si un tre cher se trouvait menac. Il aimait Roran comme un frre, et, puisque Roran allait pouser Katrina, son sens de la famille stendait elle aussi. Il y attachait dautant plus dimportance que son cousin et lui taient les derniers de la ligne. Eragon rcusait tout lien de parent avec Murtagh, son frre de naissance. Il navait donc plus que Roran, et maintenant Katrina.

    Ces nobles sentiments ntaient pas lunique motivation des jeunes gens. Alors mme quils projetaient darracher Katrina aux griffes des Razacs, les deux guerriers, simple mortel et Dragonnier, rvaient de vengeance : ils comptaient bien abattre les serviteurs contre nature du roi Galbatorix pour les punir davoir tortur et tu Garrow, le pre de Roran, qui avait t un pre pour Eragon.

    Pour lun comme pour lautre, les renseignements glans par Eragon taient cruciaux.

    Je crois lavoir sentie, dclara-t-il enfin. Nayant encore

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    jamais touch son esprit, je nen jurerais pas. Dautant que nous sommes trop loin de Helgrind. Je pense toutefois quelle est l-haut, cache lintrieur de ce pic isol, prs du sommet.

    Elle est malade ? Blesse ? Par piti, Eragon, parle ! Ils lui ont fait du mal ?

    Elle ne souffre pas pour le moment. Je ne peux pas ten dire davantage. Jai dpens toute mon nergie pour reprer la tache lumineuse de sa conscience, et je nai pas russi communiquer avec elle.

    Eragon sabstint de mentionner quil avait dtect une seconde personne dont il devinait lidentit. Si ses soupons se confirmaient, sa tche en serait singulirement complique.

    Je nai toutefois trouv ni Razacs, ni Lethrblakas. En supposant que je naie pas peru les Razacs, leurs parents sont si normes que leur force vitale devrait briller comme un millier de lanternes, lgal de celle de Saphira. En dehors de Katrina et de quelques vagues taches lumineuses, il ny a rien l-haut, Helgrind est noir, noir, noir.

    Roran plissa le front et, crispant le poing, il fixa le pic rocheux dont les contours sestompaient pour se fondre dans les ombres violettes du crpuscule.

    Que tu aies raison ou non, cela ne change pas grand-chose, murmura-t-il dune voix sans timbre.

    Comment cela ? Nous nattaquerons pas ce soir. Cest la nuit que les

    Razacs sont les plus forts. Sils rappliquent, nous serons dsavantags. Ce serait idiot de se battre, tu es daccord ?

    Oui. Nous attendrons donc laube. Dun geste de la main, Roran dsigna les esclaves enchans

    lautel sanglant, et poursuivit : Si ces deux malheureux ont disparu entre-temps, nous

    saurons que les Razacs sont au nid, et nous procderons comme prvu. Sinon, pas de chance pour nous, cest que lennemi nous a chapp. Nous librerons les esclaves, nous dlivrerons Katrina, et nous nous envolerons au plus vite avec elle pour regagner le camp des Vardens avant que Murtagh nous donne la chasse. Dans un cas comme dans lautre, je doute que

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    les Razacs laissent Katrina longtemps sans surveillance, pas si Galbatorix tient ce quelle survive pour lutiliser contre moi.

    Eragon acquiesa dun hochement de tte. Il aurait dtach les esclaves sans plus tarder sil navait craint dalerter ladversaire. Saphira et lui ne pourraient pas intervenir non plus quand les Razacs viendraient chercher leur repas. Un combat arien entre un dragon et des cratures de lenvergure des Lethrblakas attirerait lattention de tous les hommes, femmes et enfants sur des lieues la ronde. Il y avait fort parier que ni lui, ni Roran, ni Saphira nen rchapperait si Galbatorix apprenait quils taient seuls sur le territoire de lEmpire.

    Attrist, il se dtourna des pauvres hres enchans. Jespre pour eux que les Razacs sont lautre bout de lAlagasia ou, au moins, quils nauront pas faim ce soir.

    Sans stre consults, Eragon et Roran entamrent en rampant la descente de la petite minence au sommet de laquelle ils taient tapis. Arrivs en bas, ils se redressrent un peu, changrent de direction et, plis en deux, coururent entre les ranges de collines. Creuse par les crues soudaines, la dpression se mua en un ravin bord de schiste qui seffritait.

    vitant les genvriers noueux qui en parsemaient le fond, Eragon leva les yeux et vit, entre des touffes daiguilles, les premires constellations piqueter le ciel de velours. Elles semblaient aussi froides et dures que des clats de glace. Puis il reporta son attention sur le sol et se concentra pour ne pas glisser tout en trottant au ct de son cousin vers le sud et leur bivouac.

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    2 AUTOUR DU FEU DE CAMP

    Le lit de braises palpitait comme le cur de quelque animal

    gant. De temps en temps, une grappe dtincelles dores jaillissait et courait la surface du bois pour disparatre dans une crevasse incandescente.

    Les restes du feu mourant baignaient le primtre immdiat dune lueur rouge, rvlant une zone de sol rocheux avec, au premier plan, quelques buissons dun gris dtain, puis la masse indistincte dun genvrier, et derrire, plus rien.

    Jambes tendues vers les braises de rubis, Eragon chauffait ses pieds nus, le dos cal contre la puissante patte droite cailleuse de Saphira. En face de lui, Roran tait perch sur une vieille souche dure comme fer, dcolore par le soleil et polie par les vents. chacun de ses mouvements, le vestige de tronc crissait avec vhmence, vrillant les tympans sensibles dEragon.

    Le calme rgnait au creux du vallon, les braises elles-mmes couvaient en silence. Roran avait choisi du bois mort trs sec afin dviter que la fume nattire sur eux lattention dennemis potentiels.

    Eragon achevait de raconter les vnements de la journe Saphira. En temps normal, ce rcit aurait t inutile, car penses, sentiments et sensations diverses circulaient entre eux comme leau entre les berges dun lac. Aujourdhui cependant, il avait d lever des barrires mentales pour se protger pendant son incursion dsincarne dans le repaire des Razacs.

    Aprs une pause prolonge, Saphira billa, dcouvrant une range de crocs redoutables. Les Razacs sont peut-tre cruels et mauvais, mais, sils envotent leurs proies et leur instillent le

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    dsir dtre manges, ils mimpressionnent. Ce sont de trs grands chasseurs Il faudra que je tente a, un jour.

    Pas sur des gens ! protesta Eragon. Essaie plutt sur des moutons.

    Des gens, des moutons, quelle diffrence, pour un dragon ? Un rire fit vibrer sa gorge, roulement sourd qui rappelait les grondements du tonnerre.

    Pour ne plus sentir la morsure des cailles au bord acr contre son dos, Eragon se redressa, puis il ramassa le bton daubpine pos prs de lui. Il le fit tourner entre ses paumes, contempla les jeux de lumire sur lentrelacs de racines polies son sommet, sur la pique de mtal rafle sa base.

    Avant de quitter le camp des Vardens dans les Plaines Brlantes, Roran le lui avait flanqu dans les bras en dclarant : Fisk la confectionn pour moi quand le Razac ma mordu lpaule. Je sais que tu nas plus dpe, jai pens quil pourrait te servir Si tu veux te procurer une autre lame, libre toi, mais lexprience ma enseign quun bon gourdin permettait de remporter presque tous les combats. Se rappelant alors le bton qui accompagnait Brom o quil aille, Eragon avait renonc lpe en faveur de cette branche daubpine noueuse. Dpossd de Zarroc, il navait aucune envie de se rabattre sur une lame de moindre qualit. Cette nuit-l, il avait renforc le bton daubpine et le manche du marteau de Roran par des sorts qui les empcheraient de se briser, moins dune pression extrme.

    Des souvenirs importuns lui revinrent par bouffes. Un ciel orange et pourpre qui tourbillonne tandis que Saphira plonge la poursuite du dragon rouge et de son Dragonnier. Le vent qui siffle ses oreilles Ses doigts rendus gourds par le choc des lames alors quil se bat au sol contre ce mme Dragonnier Arrachant le heaume de son adversaire en plein duel, il dcouvre le visage de son ancien ami et compagnon de voyage, Murtagh, quil croyait mort Le rictus satisfait sur les traits de Murtagh, qui lui prend Zarroc et revendique lpe rouge comme son hritage en tant que fils an de Morzan, leur pre

    Tandis que le bruit et la fureur des combats se dissipaient,

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    lagrable parfum du bois de genvrier se substitua lodeur rance du carnage. Dsorient, Eragon cligna des yeux et passa la langue sur ses dents pour chasser de sa bouche le got amer de la bile.

    Murtagh. Ce seul nom veillait en lui une foule dmotions

    contradictoires. Dun ct, il avait une relle affection pour le jeune homme. Murtagh les avait sauvs des Razacs aprs leur premire et tragique visite Dras-Leona, il avait risqu sa vie pour le tirer des geles de Gilead et combattu avec honneur aux cts des Vardens pendant la bataille de Farthen Dr ; enfin, malgr les tourments que son geste lui vaudrait, il avait choisi dinterprter les ordres de Galbatorix de manire les librer, Saphira et lui, au lieu de les emmener captifs. Ce ntait pas la faute de Murtagh si les Jumeaux lavaient enlev, si le dragon rouge avait clos pour lui, et si Galbatorix avait dcouvert leur vrai nom tous deux pour leur arracher des promesses de fidlit en ancien langage.

    Eragon ne pouvait rien reprocher de tout cela Murtagh. Il avait t victime du destin, comme il ltait depuis sa naissance.

    Et pourtant, pourtant Si Murtagh servait Galbatorix contre sa volont, sil rpugnait aux atrocits que le roi lobligeait commettre, une part de lui semblait se dlecter des pouvoirs nouveaux dont il jouissait. Au cours de laffrontement rcent entre les Vardens et les forces de lEmpire dans les Plaines Brlantes, Murtagh avait vis Hrothgar, le roi des nains, et lavait abattu de son propre chef, sans ordre en ce sens de Galbatorix. De plus, sil les avait pargns, Saphira et lui, sil leur avait rendu la libert, il les avait matriss dans une brutale preuve de force pour couter ensuite les suppliques dEragon.

    Pire, son ancien ami avait pris bien trop de plaisir le faire souffrir en lui rvlant quils taient frres, fils de Morzan, premier et dernier des treize Dragonniers parjures, ces tratres qui avaient livr leurs pairs Galbatorix.

    Quatre jours staient couls depuis la bataille et, prs du feu de camp, une explication vint lesprit dEragon : peut-tre Murtagh se rjouissait-il de voir un autre endosser le terrible fardeau quil portait depuis toujours ?

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    Que lhypothse soit vraie ou fausse, Eragon le souponnait davoir embrass son nouveau rle pour les raisons qui poussent un chien battu se retourner un jour contre son matre. Le jeune homme avait t si souvent puni et fustig par le sort que, loccasion lui en tant offerte, il avait rsolu de se venger dun monde bien peu clment envers lui.

    Hlas, mme si une flamme de bont brlait encore dans le cur de Murtagh, ses promesses en ancien langage le liaient pour toujours Galbatorix par des chanes indestructibles, et le condamnaient devenir lennemi mortel dEragon.

    Si seulement il navait pas poursuivi les Urgals avec Ajihad sous Farthen Dr ! Sil avait t plus vif, les Jumeaux

    Eragon , linterrompit Saphira. Il sbroua mentalement, heureux quelle soit intervenue.

    Malgr ses efforts pour ne pas sabmer en tristes rflexions sur Murtagh et leurs parents communs, ces penses refoules se plaisaient le surprendre lorsquil sy attendait le moins.

    Dsireux de revenir au prsent, il prit une longue inspiration et relcha lentement son souffle afin de se vider la tte. Sans rsultat.

    Au lendemain de limportante bataille des Plaines Brlantes, tandis que les Vardens se rassemblaient et se prparaient suivre les troupes de lEmpire qui staient retires quelques lieues en amont de la rivire Jiet, Eragon tait all voir Nasuada et Arya de bon matin. Il leur avait expliqu la situation de Roran et demand lautorisation daccompagner son cousin pour lui prter main-forte, en vain. Les deux femmes sopposaient avec vhmence ce que Nasuada qualifiait de projet fou dont les consquences seraient dsastreuses pour toute lAlagasia sil venait mal tourner .

    La discussion stait envenime et se serait encore prolonge si Saphira navait soudain pouss un rugissement tel que la tente de commandement en avait trembl sur ses bases. Aprs quoi, elle avait dclar : Je suis moulue, fatigue, et Eragon dfend fort mal sa cause. Navons-nous pas mieux faire que de rester l jacasser comme des pies soles ? Bien sr que si. Alors, coutez-moi.

    Avec le recul, Eragon songea quil tait difficile dargumenter

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    contre un dragon. Complexes dans le dtail, les remarques de Saphira

    senchanaient selon une logique aussi limpide quimparable. Elle soutenait Eragon parce quelle savait combien cette mission lui tenait cur ; de son ct, Eragon soutenait Roran au nom de lamour, de la famille, et parce quil savait quavec ou sans lui, son cousin tenterait de dlivrer Katrina. Seul, Roran navait aucune chance contre les Razacs ; de plus, aussi longtemps que lEmpire garderait Katrina en otage, Galbatorix tait en possession dune arme pour le manipuler, et Eragon travers lui. Si lusurpateur menaait de tuer Katrina, Roran serait contraint de se soumettre sa volont.

    Ctait l une faille dans leur dfense, quil tait prfrable de combler avant que lennemi nen tire avantage.

    Le moment tait de surcrot idal. Ni Galbatorix, ni les Razacs ne sattendraient un raid au centre de lEmpire alors mme que les Vardens combattaient les troupes du tyran la frontire du Surda. On avait vu Murtagh et Thorn voler en direction dUrbaen, sans doute pour y tre chtis dans les rgles. Comme Eragon, Nasuada et Arya pensaient que ces deux-l repartiraient vers le nord pour affronter la reine Islanzad et larme quelle commandait ds que les elfes auraient frapp, signifiant leur entre en guerre. Si la chose savrait possible, il serait donc utile dliminer les Razacs au plus tt, avant quils ne sment la terreur dans le camp des Vardens et dmoralisent les guerriers.

    Saphira avait ensuite fait valoir, en termes des plus diplomatiques, que, si Nasuada usait de son autorit de suzeraine pour interdire Eragon de participer ce raid, la rancur lie ce dsaccord empoisonnerait leurs relations, ce qui nuirait la cause des rebelles. Le choix vous appartient, avait-elle ajout. Libre vous dexiger quEragon reste. Je ne suis cependant tenue par aucun engagement, et jai quant moi rsolu daccompagner Roran. Laventure me parat belle.

    Un sourire se dessina sur les lvres dEragon au souvenir de la scne.

    Les arguments de Saphira allis son raisonnement implacable avaient convaincu Nasuada et Arya de donner leur

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    accord malgr leurs rticences. Nasuada avait alors dclar : Eragon, Saphira, nous nous

    en remettons votre jugement. Pour votre bien comme pour le ntre, jespre que lexpdition se droulera sans heurt. Au ton de sa voix, Eragon naurait su dire si ses paroles exprimaient un vu sincre, ou si elles recelaient une subtile menace.

    Suite cet entretien, il avait pass la journe rassembler le ncessaire pour le voyage, tudier des cartes de lEmpire avec Saphira, prononcer les sorts quil jugeait ncessaires, en particulier pour viter que Galbatorix ou ses sbires naperoivent Roran par magie.

    Le lendemain matin, son cousin et lui avaient enfourch Saphira pour slever au-dessus des paisses nues orange qui touffaient les Plaines Brlantes et filer vers le nord-est. Elle avait vol sans relche, jusqu ce que le soleil ait travers la vote cleste et disparu sous lhorizon avant de renatre dans une glorieuse dbauche de rouges et de jaunes.

    Cette premire tape les avait mens aux confins peu peupls de lEmpire. L, ils avaient mis le cap louest, vers Dras-Leona et Helgrind, se dplaant de nuit pour ne pas attirer lattention, car la vaste tendue de prairie qui les sparait de leur destination tait parseme de nombreuses bourgades.

    Eragon et Roran staient emmitoufls de capes et de fourrures, gants de chaudes mitaines et coiffs de chapeaux de feutre, Saphira ayant choisi de voler plus haut que les sommets couronns de neiges ternelles, si haut que lair rarfi et sec leur brlait les bronches. Ainsi, rien ne la distinguerait dun aigle si un fermier soignant un veau malade dans son champ ou un guetteur faisant sa ronde venait lever les yeux son passage.

    Partout, la guerre tait en marche, ce ntait que camps de soldats, chariots de ravitaillement regroups pour le bivouac, files dhommes au cou cercl de mtal quon avait arrachs leurs foyers et enrls sous la bannire de Galbatorix. On dployait contre les rebelles des ressources impressionnantes.

    Vers la fin de la seconde nuit, la silhouette de Helgrind tait apparue au loin, masse inquitante de colonnes dchiquetes aux contours encore flous dans la lumire couleur de cendre qui

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    prcde laube. Saphira stait pose dans le vallon quils occupaient maintenant, o ils avaient dormi presque toute la journe avant de partir en reconnaissance.

    Roran jeta une branche sur le reste de braise, ce qui souleva une petite tempte de poussires ambres. Surprenant le regard de son cousin, il haussa les paules et dit :

    Froid. Eragon neut pas le temps de rpondre quun bruit de

    friction, comme dune lame quon tire dun fourreau, se fit entendre.

    Dinstinct, il se jeta dans la direction oppose, roula sur lui-mme et se releva croupetons, brandissant son bton daubpine pour parer un coup ventuel. Roran fut presque aussi rapide. Quittant la souche sur laquelle il tait assis, il agrippa son bouclier et tira son marteau de sa ceinture en lespace de quelques secondes.

    Immobiles, ils attendaient lattaque. Le cur dEragon tambourinait et ses muscles tremblaient

    tandis quil scrutait les tnbres, guettant lesquisse dun mouvement.

    Je ne sens rien , remarqua Saphira. Plusieurs minutes passrent sans incident. Eragon se risqua

    tendre sa conscience sur le paysage environnant et dclara : Personne. Il plongea en lui pour capter le flux de magie et pronona les

    mots Brisingr raudhr ! . Une boule lumineuse dun rouge ple se matrialisa quelques pas devant lui, baignant le vallon dune clart liquide. Elle flottait dans lair au niveau de ses yeux o quil se tourne, comme sils taient relis elle par une barre invisible.

    Ensemble, les jeunes gens se dirigrent vers la source du bruit, dans le ravin qui courait vers lest. environ vingt coudes de leur bivouac, Roran fit signe Eragon de sarrter et lui montra du doigt une plaque de schiste qui gisait dans lherbe, lvidence dplace. Il sagenouilla puis en frotta un petit morceau contre la plaque, produisant un crissement mtallique identique celui quils avaient entendu. Aprs avoir examin les parois du ravin, Eragon laissa la boule de lumire se

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    dissoudre et conclut : Elle a d tomber. Roran hocha la tte, se releva et pousseta son pantalon. Tandis quils retournaient auprs de Saphira, Eragon

    rflchissait la vivacit de leurs ractions. Il en tait encore oppress, ses mains tremblaient, et il brlait denvie de slancer travers la campagne sur des lieues et des lieues, aussi vite que le porteraient ses jambes. Nous naurions pas bondi de la sorte autrefois.

    Leur vigilance accrue sexpliquait delle-mme : chaque combat avait entam leurs placides certitudes, laissant leurs nerfs vif, si bien quils sursautaient pour un rien.

    Roran devait remuer des penses similaires, car il demanda : Tu les vois ? Qui ? Les hommes que tu as tus. Tu les vois dans tes rves ? Parfois, oui. Le rougeoiement des braises clairait le visage de Roran par

    en dessous ; des ombres lui barraient le front et la bouche, ses yeux aux paupires tombantes avaient quelque chose dinquitant. Il sexprimait lentement, comme si chaque mot lui pesait :

    Je nai jamais voulu tre un guerrier. Plus jeune, comme tous les garons, javais des fantasmes de gloire sanguinaire, mais cest la terre qui comptait pour moi. La terre et la famille prsent, jai tu tu, et tu encore. Et tu as tu bien plus que moi.

    Son regard se perdit au loin, concentr sur des images que lui seul voyait.

    Il y avait ces deux hommes Narda Je tai dj parl deux ?

    Bien quil lui et relat lincident, Eragon secoua la tte en silence.

    Ils gardaient la porte principale tous les deux. Celui de droite avait les cheveux dun blanc de neige. Cela ma frapp, parce quil navait gure que vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Ils portaient linsigne de Galbatorix, mais ils avaient laccent de Narda. Ce ntait pas des soldats de mtier. Juste des hommes

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    ordinaires qui avaient dcid de protger les leurs contre les Urgals, les pirates, les brigands Nous navions pas lintention de lever la main sur eux, je te le jure, Eragon. Ce ntait pas prvu comme a. Seulement, je nai pas eu le choix. Ils mont reconnu. Jai poignard le jeune aux cheveux blancs sous le menton jai eu limpression de revoir Papa gorger le cochon. Et lautre, je lui ai fracass le crne. Je sens encore ses os cder sous le choc Je me souviens de chaque coup donn, depuis les soldats de Carvahall jusqu ceux des Plaines Brlantes Tu sais, quand je ferme les yeux, il y a des nuits o je ne peux pas dormir La lumire des incendies que nous avons allums dans les docks de Teirm est si vive mon esprit que jai limpression de devenir fou.

    Eragon serrait son bton si fort que les jointures de ses doigts avaient blanchi et que les tendons de ses poignets saillaient.

    Oui, dit-il. Au dbut, ce ntaient que des Urgals, et puis il y a eu des hommes et des Urgals, et ensuite la dernire bataille Jai beau savoir que notre cause est juste, que nous agissons au nom du bien, la tche nen est pas plus facile. En raison de ce que nous sommes, Saphira et moi, les Vardens comptent sur nous la tte de leur arme pour exterminer des bataillons entiers de soldats. Ce que nous faisons. Avons fait.

    Sa voix se brisa, il se tut. Tout bouleversement entrane des dsordres, leur dclara

    Saphira. Et, puisque nous sommes les agents du changement, nous sommes aussi les plus touchs. En tant que dragon, je ne regrette pas la mort de ceux qui nous mettent en danger. Si tuer les gardes de Narda nest pas un titre de gloire, il ny a pas lieu non plus de culpabiliser. Il fallait le faire, Roran. Ne sens-tu pas lexcitation farouche du combat qui te donne des ailes lorsque tu dois te battre ? Ne connais-tu pas le plaisir de te mesurer un adversaire digne de toi ? Le plaisir de voir les corps de tes ennemis sentasser tes pieds ? Eragon, toi qui as vcu cela et qui comprends, aide-moi lexpliquer ton cousin.

    Le garon fixait les braises. Elle venait dnoncer une vrit quil hsitait reconnatre par peur de se mpriser lui-mme sil admettait quon pouvait prendre plaisir la violence. Il garda

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    donc le silence. En face de lui, Roran tait galement songeur. Ne soyez pas fchs, reprit Saphira dune voix plus douce.

    Je ne voulais pas vous causer de peine Joublie parfois que vous ntes pas encore habitus ces motions, alors que moi, je me suis battue bec et ongles pour survivre depuis le jour o je suis sortie de luf.

    Eragon se leva pour aller prendre, dans ses sacoches de selle, la petite bouteille en terre cuite quOrik lui avait donne avant quils se sparent. Il avala deux bonnes goules dhydromel la framboise, grimaa et tendit le flacon Roran tandis que le feu liquide lui rchauffait lestomac.

    Plusieurs gorges plus tard, quand lhydromel eut en partie dissip sa morosit, Eragon prit la parole :

    Nous aurons peut-tre un problme, demain. Quel genre de problme ? Je tai dit que Saphira et moi, nous aurions raison des

    Razacs sans difficult, tu te souviens ? Oui. Et cest vrai , renchrit la dragonne. Eh bien, jy ai rflchi pendant que nous observions

    Helgrind, et je nen suis plus aussi sr. Lusage de la magie offre des possibilits sans nombre. Supposons que je veuille allumer un feu. Je pourrais le faire partir de la chaleur prise dans lair ambiant et le sol, ou bien crer une flamme dnergie pure ; je pourrais susciter un clair, concentrer les rayons du soleil sur un point, employer la friction, et ainsi de suite.

    Et alors ? Le problme, cest que, si je suis en mesure dimaginer une

    foule de sorts pour raliser une action, il suffit dun seul contre-sort pour les neutraliser tous. Quand on empche laction de se produire, il nest plus ncessaire dadapter le contre-sort aux proprits particulires de chaque sort dclencheur.

    Je ne vois pas le rapport avec lexpdition de demain. Moi si , intervint Saphira, qui avait parfaitement saisi les

    implications. Cela signifie quau cours du sicle coul, Galbatorix

    pourrait avoir plac des barrires autour des Razacs afin de les protger contre

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    toute une gamme de sorts. Si bien que je serais sans doute

    incapable de les tuer en utilisant les mots mortels quon ma enseigns, ou encore des plans dattaque que nous pourrions inventer ce soir

    ou dans le feu de laction. Nous devrons peut-tre nous en remettre Arrtez ! scria Roran. Il les gratifia dun sourire penaud, puis ajouta : Je vous en prie, cessez cela. Vous me donnez le tournis,

    tous les deux. Eragon en resta bouche be ; jusqu ce que son cousin les

    interrompe, il ne stait pas aperu que Saphira et lui sexprimaient tour de rle. Il sen rjouit, car ctait la preuve quils avaient atteint un niveau de coopration suprieur et ragissaient comme un seul tre, ce qui les rendait plus puissants que sils additionnaient simplement leurs forces. En mme temps, de par sa nature, cette symbiose rduisait lindividualit de chacun, et cette pense le troublait.

    Il se ressaisit et rit. Excuse-nous. Pour rsumer, ce qui minquite, cest que, si

    Galbatorix a pris certaines prcautions, les armes seront le seul moyen dabattre les Razacs. En ce cas

    Je vais te gner demain. Au contraire. Tu es sans doute moins rapide que les

    Razacs, mais tu leur donneras de bonnes raisons de te craindre, Roran Puissant Marteau.

    Le compliment parut faire plaisir son cousin. Le danger, cest que les Razacs ou les Lethrblakas

    parviennent te sparer de nous. Tant que nous resterons groups, nous serons en scurit. Avec Saphira, je mefforcerai de les occuper. Il nest cependant pas improbable que lun deux nous chappe. quatre contre deux, mieux vaut faire partie des quatre.

    Si javais une pe, Saphira, je suis sr que je russirais abattre les Razacs. Y arriverai-je avec mon seul bton, alors quils sont aussi vifs que des elfes ?

    Cest toi qui as insist pour emporter ce vieux bout de bois

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    la place dune arme digne de ce nom. Je tavais pourtant prvenu que ce ne serait pas suffisant contre des ennemis aussi dangereux.

    Eragon concda le point regret : Si mes sorts se rvlent inefficaces, nous serons plus

    vulnrables que prvu Laventure de demain pourrait mal se terminer.

    Ignorant tout de cet change mental, Roran reprit le fil de la conversation o ils lavaient laiss :

    Cest compliqu, cette histoire de magie. La souche sur laquelle il tait assis mit un long

    gmissement tandis quil posait les coudes sur ses genoux. En effet, confirma Eragon. Le plus dlicat consiste

    anticiper tous les sorts possibles ; je passe la majeure partie de mon temps minterroger sur la manire de me protger si on mattaque comme ci, me demander si un autre magicien sattendrait ce que je ragisse comme a.

    Tu pourrais me rendre aussi fort et rapide que tu les ? Eragon rflchit pendant quelques minutes avant de

    rpondre : Je ne vois pas comment. Il faut que lnergie vienne de

    quelque part. Si Saphira et moi te la donnions, nous perdrions en force et en vitesse ce que tu y gagnerais.

    Il sabstint de mentionner quon pouvait extraire cette nergie des plantes et animaux des environs, au prix du sacrifice des plus petits dentre eux un bien lourd tribut payer. Ctait l une technique entoure de secret quil prfrait ne pas rvler la lgre, voire ne pas rvler du tout. De plus, elle ne servirait rien ici. Il y avait trop peu de vie sur Helgrind pour y puiser lnergie ncessaire alimenter le corps dun homme comme Roran.

    Tu mapprendrais utiliser la magie ? Voyant quEragon hsitait, il sempressa dajouter : Pas maintenant, cela va de soi. Nous nen avons pas le

    temps, et je nespre pas devenir magicien en une nuit. Je voulais dire de faon gnrale. Pourquoi pas ? Nous sommes du mme sang, et ce serait un atout prcieux.

    Jignore comment les non-Dragonniers apprennent la

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    magie, avoua Eragon. Je nai pas tudi la question. Il regarda autour de lui, ramassa une pierre ronde et plate et

    la lana son cousin, qui lattrapa au vol. Tiens, essaie a. Concentre-toi pour soulever ce caillou

    denviron un pied en disant Stenr rsa . Stenr rsa ? Parfait. Le front pliss, Roran louchait sur la pierre pose sur sa

    paume, dans une attitude qui rappelait Eragon ses premires tentatives ; une bouffe de nostalgie lenvahit au souvenir des heures passes travailler avec Brom. Les sourcils de son cousin se touchaient, ses lvres crispes se retroussaient, et il gronda soudain Stenr rsa avec une intensit telle quEragon sattendait voir le caillou senvoler et disparatre.

    Rien ne se produisit. Fronant les sourcils et louchant de plus belle, Roran rpta

    lordre : Stenr rsa ! La pierre ne bougea pas davantage. Bon, dit Eragon. Ne te dcourage pas, continue. Cest le

    seul conseil que je puisse te donner. Mais attention Il leva lindex en signe davertissement et enchana : Si par hasard tu russis, viens me trouver immdiatement

    ou, si je ne suis pas l, va consulter un magicien. Tu peux te tuer ou tuer les autres en exprimentant la magie sans en comprendre les rgles. Et rappelle-toi ceci : si tu jettes un sort qui exige trop dnergie, tu en mourras. Ne te lance pas dans des projets qui dpassent tes capacits, nessaie pas de ressusciter les morts ni de dfaire ce qui est fait.

    Roran hocha la tte sans quitter la pierre des yeux. En dehors de la magie, reprit Eragon, je viens de penser

    une chose beaucoup plus importante quil te faut apprendre. Ah oui ? Tu dois tre capable de protger ton esprit contre la Main

    Noire, le Du Vrangr Gata et leurs semblables. Ce que tu sais maintenant pourrait nuire aux Vardens. Il est donc capital que tu matrises cette technique, et nous nous y emploierons ds que nous serons rentrs. Tant que tu ne seras pas en mesure de

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    bloquer les incursions mentales des espions, ni Nasuada, ni moi, ni personne ne te livrera de renseignements susceptibles de servir les desseins de nos ennemis.

    Je comprends. Sauf en ce qui concerne le Du Vrangr Gata. Ils sont tes ordres et ceux de Nasuada, non ?

    Oui. Il nempche que, mme parmi nos allis, beaucoup donneraient leur bras droit cette image lui tira une grimace pour dcouvrir nos plans et nos secrets. Les tiens aussi, Roran. Tu es devenu quelquun, Puissant Marteau. Du fait de tes exploits, et parce que nous sommes parents.

    Je sais. Et je me sens tout drle quand des inconnus me saluent.

    Certes. Dautres observations du mme ordre brlaient les lvres

    dEragon, qui jugea prfrable de remettre cette discussion plus tard.

    prsent que des consciences ont contact la tienne, que les sensations te sont familires, tu serais peut-tre en mesure de te projeter pour toucher dautres esprits.

    Je ne suis pas certain den avoir envie. Peu importe. De toute faon, rien ne prouve que tu y

    arriveras. Avant de ty essayer, il faut que tu pratiques lart de la dfense mentale.

    Roran haussa un sourcil interrogateur : Comment ? Choisis un son, une image, une motion, ce que tu

    voudras. Ensuite, tu te concentres dessus jusqu chasser toute autre pense de ta tte.

    Cest tout ? Cest plus difficile que tu ne crois. Vas-y, essaie. Quand tu

    seras prt, fais-moi signe, que je voie comment tu ten sors. Plusieurs minutes passrent. Enfin, dun geste de lindex,

    Roran invita son cousin le tester, et Eragon se projeta vers lui pour examiner le rsultat.

    La pleine puissance de son mental se heurta un mur compos de souvenirs de Katrina quil ne put pntrer. Impossible de trouver une faille, une crevasse par laquelle sinfiltrer. En cet instant, la personnalit de Roran se rsumait

  • - 36 -

    ses sentiments pour Katrina. Jamais Eragon navait rencontr de dfenses aussi solides. Lesprit de son cousin ne laissait pas de prise qui permette de se glisser en lui pour le manipuler.

    Il remua alors la jambe gauche, et la souche sur laquelle il tait assis mit un grincement aigu.

    Le mur qui tenait Eragon en chec se fractura soudain tandis que Roran luttait contre une foule de penses parasites : Quest-ce que Zut ! Ne toccupe pas de a, il va passer. Katrina. Pense Katrina. Pas Eragon. La nuit o elle a accept de mpouser, lodeur de lherbe, de ses cheveux Cest lui que je sens ? Non ! Se concentrer ! Ne pas

    Profitant de sa confusion, Eragon sengouffra dans la brche et immobilisa son cousin avant quil puisse se protger.

    Tu as compris le principe , dit-il. Puis il se retira de lesprit de Roran pour poursuivre voix haute :

    Il faut cependant que tu apprennes rester concentr, mme en pleine bataille. penser sans penser te vider despoirs et dinquitudes pour ne garder en tte quune seule ide : celle qui constitue ton armure mentale. Les elfes mont enseign un truc qui ma beaucoup aid : rciter une nigme, une strophe dun pome, un couplet dune chanson. Lorsquon rpte les mmes mots en boucle, lesprit a moins tendance vagabonder.

    Jy travaillerai, cest promis. Tu laimes vraiment, hein ? murmura Eragon. Ce ntait pas une question la rponse simposait delle-

    mme , plutt renonciation dune vrit, laveu timide de son tonnement fascin. Sils avaient autrefois pass des heures discuter des mrites respectifs des jeunes filles de Carvahall et de ses environs, jamais ils navaient chang de confidences sentimentales.

    Comment cest arriv ? Elle me plaisait. Je lui plaisais. Quimportent les dtails ? Allez, raconte ! Jtais trop en colre pour te le demander

    avant que tu partes pour Therinsford, et nous ne nous sommes pas revus jusqu ce que nous nous retrouvions il y a quatre jours. Je suis curieux.

    Roran se massa les tempes, tirant et plissant la peau autour

  • - 37 -

    de ses yeux. Il ny a pas grand-chose raconter. Jai toujours eu le

    bguin pour elle. Avant de devenir un homme, je ne men souciais pas plus que a. Et puis, aprs les rites de passage, jai commenc minterroger sur la femme que jaimerais prendre pour pouse, qui serait la mre de mes enfants. Au cours dune de nos visites Carvahall, jai vu Katrina sarrter devant la maison de Loring pour cueillir une fleur de pourpier qui poussait lombre de lavant-toit. Elle souriait en regardant la fleur un sourire si tendre, si dbordant de bonheur que a a t plus fort que moi. Jai eu envie de la faire sourire comme a du matin au soir et de contempler son sourire jusqu ma mort.

    Des larmes brillrent dans les yeux de Roran, puis il cligna des paupires, et elles disparurent sans se rpandre.

    Je crains davoir chou, conclut-il. Aprs une pause convenable, Eragon le relana : Donc, tu las courtise. En dehors des compliments que tu

    menvoyais lui porter, comment ty es-tu pris ? Jai limpression que tu cherches tinstruire pour ton

    compte Certainement pas ! Tu te fais des ton tour davouer, cousin. Je sais que tu me caches

    quelque chose. Je le vois ton air niais et tes oreilles qui rougissent. Les elfes tont peut-tre donn un nouveau visage, mais cette part de toi na pas chang. Quest-ce quil y a entre toi et Arya ?

    La perspicacit de Roran avait quelque chose de troublant. Rien ! Il ny a rien. La lune te met la tte lenvers. Sois franc. Tu bois ses paroles, tu chris chacun de ses

    mots comme si ctaient des diamants, tu la dvores des yeux comme un affam devant un banquet auquel il nest pas convi.

    Un plumet de fume grise schappa des naseaux de Saphira, suivi dun curieux bruit trangl. Ignorant le rire quelle rprimait, Eragon reprit :

    Arya est une elfe. Elle est aussi trs belle. Ses oreilles pointues et ses yeux en

    amande ntent rien son charme. Et puis, maintenant, tu ressembles un chat, toi aussi.

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    Elle a plus de cent ans ! Cette rvlation surprit Roran au point quil en resta bouche

    be. a alors ! Je ne te crois pas. Elle est dans la fleur de lge. Cest pourtant vrai. Quoi quil en soit, Eragon, tu te rfugies derrire des

    prtextes raisonnables, et il est rare que le cur coute la raison. Elle tattire, ou pas ?

    Si elle lattirait davantage, intervint Saphira, je ne rsisterais pas moi-mme lenvie dembrasser Arya.

    Mortifi, Eragon lui donna une tape sur la patte. Saphira, je ten prie ! Roran eut le bon sens de ne pas se gausser de son cousin. Tu veux bien rpondre ma premire question, et me dire

    ce quil y a entre vous ? Tu lui as dclar tes sentiments ? Tu as parl sa famille ? Jai dcouvert quil valait mieux ne pas laisser traner ce genre de situation.

    Oui, murmura Eragon en fixant son bton daubpine. Je me suis dclar elle.

    Et alors ? Comme son cousin tardait le satisfaire, Roran laissa

    chapper un grognement frustr. Tu es impossible ! Obtenir des explications de toi est

    encore plus pnible que de tirer Birka travers un bourbier. Eragon ne put sempcher de rire au souvenir de leur cheval

    de trait. Saphira, par piti, claire-moi, ou nous nen finirons

    jamais. Alors, rien, Roran. Elle ne veut pas de moi. Le ton tait neutre, comme sil commentait les malheurs

    dun tiers, mais un torrent de douleur bouillonnait en lui, si violent quil sentit Saphira reprendre ses distances.

    Je suis dsol pour toi, dit Roran. Le cur serr, la gorge noue, Eragon dglutit avec peine. Ce sont des choses qui arrivent. Aussi improbable que cela te paraisse pour le moment, un

    jour, tu rencontreras une femme qui te fera oublier Arya. Les demoiselles ne manquent pas, et je suis prt parier que plus

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    dune femme serait ravie dattirer lil dun Dragonnier. Tu nauras aucun mal trouver une pouse parmi toutes les beauts dAlagasia.

    Et toi, comment aurais-tu ragi si Katrina avait repouss ta demande ?

    Roran carquilla les yeux comme des soucoupes. lvidence, il nen avait aucune ide.

    Eragon poursuivit : Contrairement ce que toi, Arya et tous les autres semblez

    croire, je suis conscient quil existe des jeunes femmes disponibles en Alagasia, et que certains peuvent tomber amoureux plusieurs fois. Si je passais mon temps la cour du roi Orrin en compagnie des dames, jen trouverais sans doute une mon got. Quoi quil en soit, la voie qui mest trace ne me le permet pas. Et, supposer mme que mes affections sattachent un autre objet car, comme tu le soulignais, le cur est imprvisible , reste savoir si ce serait une bonne ide.

    Cesse de texprimer par nigmes. Ton langage est devenu aussi tortueux que les racines dun pin.

    Trs bien. Quelle femme humaine pourrait comprendre ce que je suis et ltendue de mes pouvoirs afin de partager ma vie ? Une magicienne. Il y en a peu. Parmi ce groupe restreint, parmi toute la gent fminine, combien sont immortelles ?

    Roran clata dun grand rire sonore qui se rpercuta travers le ravin :

    Autant vouloir mettre le soleil dans sa poche, ou encore Il sinterrompit soudain, se tendit comme un ressort et se

    figea : Pas possible. Tu nes pas Si. Cest le rsultat de ta transformation Ellesmra, ou cela

    tient ltat de Dragonnier ? Cela tient ltat de Dragonnier. Voil pourquoi Galbatorix nest pas mort. Exactement. La branche que Roran avait jete sur le feu crpita et se

    fendit. Les braises avaient chauff le bois noueux jusqu

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    atteindre une petite poche deau ou de sve qui avait chapp aux rayons du soleil pendant des dcennies et qui sifflait maintenant pour se muer en vapeur.

    Cest tellement norme que cen est presque inconcevable, commenta Roran. La mort nous dfinit. Elle nous guide, elle nous forme, elle nous rend fous. Es-tu encore humain si tu nes plus mortel ?

    Je ne suis pas invincible. On peut toujours me tuer dun coup dpe, dune flche. Je ne suis pas immunis contre les maladies incurables.

    Mais, si tu vites ces dangers, tu vivras ternellement. Si jy parviens, Saphira et moi, nous perdurerons. Cest la fois un don et une maldiction. Certes. En toute bonne foi, je ne peux pas pouser une

    femme qui vieillira et mourra alors que les ravages du temps ne maffectent pas. Ce serait cruel pour nous deux. Je tavouerais aussi que lide de mariages rptition au fil des sicles me dprime.

    La magie te permettrait de rendre quelquun immortel ? On peut redonner leur couleur aux cheveux blancs, lisser

    les rides et gurir la cataracte. Si lon tient se surpasser, on peut rendre un corps de jeune homme un vieillard. Toutefois, les elfes nont jamais dcouvert le moyen de rajeunir qui que ce soit sans effacer ses souvenirs. Qui voudrait perdre la mmoire tous les vingt ou trente ans en change de limmortalit ? Devenir un autre, un tranger pour continuer vivre ? Un vieux cerveau dans un corps jeune nest pas une solution non plus. Mme avec une sant de fer, la matire dont sont faits les humains nest pas prvue pour quils durent beaucoup plus dun sicle. On ne peut pas davantage empcher les gens de vieillir. Cela entrane toutes sortes de complications Oh, les elfes et les hommes ont essay mille et une recettes pour tromper la mort, sans jamais y arriver.

    En dautres termes, il vaut mieux que tu aimes Arya plutt que de garder ton cur libre au risque quune femme humaine le prenne.

    Qui pourrais-je pouser si ce nest une elfe ? Surtout avec mon physique.

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    Eragon rprima lenvie de tortiller la pointe de ses oreilles, un tic qui lui tait venu.

    Quand je sjournais Ellesmra, il mtait facile daccepter ma mtamorphose physique. Dautant que les dragons mavaient beaucoup donn. Et puis, les elfes taient plus amicaux envers moi aprs lAgaet Snghren. Cest mon retour chez les Vardens que jai ralis quel point jtais diffrent Et cela me perturbe. Sans tre tout fait un elfe, je ne suis plus un humain normal. Je suis un hybride, un sang-ml.

    Du cur, que diable ! Tu nauras peut-tre pas tinquiter longtemps de ton immortalit. Galbatorix, Murtagh, les Razacs, ou mme les soldats de lEmpire peuvent nous abattre nimporte quand. Le sage ne se soucie pas de lavenir ; il boit, chante, fait ripaille et profite des joies de ce monde tant quelles soffrent lui.

    Je sais ce que Papa aurait rpondu cela. Et il nous aurait flanqu une racle pour faire bonne

    mesure ! Ils en rirent tous deux, puis le silence qui ponctuait si

    souvent leurs conversations sinstalla de nouveau, produit de la fatigue, de la familiarit et, linverse, du foss que le destin avait creus entre les deux jeunes gens, dont les vies ntaient autrefois que des variations sur un mme thme.

    Vous feriez bien de dormir, leur dit Saphira. Il est tard et nous devons repartir laube.

    Levant les yeux vers la vote noire du ciel, Eragon estima lheure la rotation des toiles. La nuit tait plus avance quil ne limaginait.

    Excellent conseil, dclara-t-il. Je regrette seulement que nous nayons pas eu quelques jours de repos avant de nous lancer lassaut de Helgrind. La bataille des Plaines Brlantes nous a vids de nos forces. Entre le vol pour venir ici et lnergie que jai transfre dans la ceinture de Beloth le Sage ces deux dernires nuits, Saphira et moi navons pas encore rcupr. Jai les membres courbatus et plus de bleus que je nen saurais compter. Regarde

    Dtachant le poignet de sa manche gauche, il retroussa la

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    souple toffe de lmarae, que les elfes tissaient avec du fil dortie sur une trame de laine, et dcouvrit une trane jauntre lendroit o son bouclier avait heurt son bras.

    Ha ! sexclama Roran. Tu oses appeler a un bleu ? Je me suis fait plus mal ce matin en me cognant le gros orteil ! Attends. Je vais ten montrer un digne de ce nom.

    Il dlaa une botte, lta, et remonta son pantalon pour exhiber une zbrure noire et large comme le pouce en travers du quadriceps.

    La hampe du javelot dun soldat qui se retournait. Impressionnant, mais jai mieux. Eragon se dbarrassa de sa tunique, dgagea sa chemise de

    sa ceinture et se tourna de ct pour que Roran admire une large tache dcolore sur ses ctes, et une autre identique sur son abdomen.

    Des impacts de flches, expliqua-t-il. Puis il dnuda son avant-bras droit, rvlant une marbrure

    symtrique celle de son bras gauche, coup essuy en arrtant de son brassard lpe dun adversaire.

    son tour, Roran dcouvrit une collection de taches bleu-vert de la taille dune pice dor, qui lui couraient de laisselle gauche au bas des reins, rsultat dune chute sur un tas de cailloux et darmures.

    Eragon examina les lsions et pouffa : Pff ! Des piqres dpingle ! Tu tes battu contre un

    rosier ? Jai l de quoi te faire rougir de honte. Ayant enlev ses bottes, il se redressa et tomba le pantalon,

    de sorte quil ne portait plus que sa chemise et un caleon de laine.

    Je te dfie dgaler a, dit-il en dsignant lintrieur de ses cuisses.

    La peau moire dune dbauche de couleurs allant du vert pomme au violet sale ressemblait celle de quelque fruit exotique en train de mrir.

    Ae, commenta Roran. Quest-ce qui test arriv ? Au cours du combat arien contre Murtagh, jai saut de

    Saphira en vol, ce qui ma permis de blesser Thorn. Saphira a russi plonger pour se placer en dessous de moi et ma

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    rattrap de justesse. Jai atterri un peu brutalement sur son dos. Roran grimaa en frissonnant. a monte jusque Il laissa la phrase en suspens et dsigna lendroit du geste. Hlas, oui, rpondit Eragon. Voil une meurtrissure remarquable ! Tu peux en tre fier.

    Se blesser l dans des circonstances aussi exceptionnelles relve de lexploit.

    Le compliment me ravit. Nempche. Si tu as le plus extraordinaire des bleus, le

    Razac ma inflig une blessure que tu nes pas prs dgaler, puisque jai cru comprendre que les dragons avaient effac la balafre que tu avais dans le dos.

    Tout en parlant, il se dfit de sa chemise et exposa son torse nu la lueur palpitante des braises.

    Sous le choc, Eragon carquilla les yeux, puis il se ressaisit et adopta une expression plus neutre en se reprochant cette raction excessive : cela ne pouvait pas tre si grave. Pourtant, mesure quil examinait la cicatrice, sa consternation saccrut.

    Une longue trace rouge plisse et luisante senroulait autour de lpaule droite de Roran, depuis la clavicule pour jusquau milieu du bras. lvidence, le Razac avait en partie sectionn le muscle, dont les deux moitis ne staient pas ressoudes, formant une vilaine grosseur lendroit o les fibres staient rtractes. Plus haut, la peau se creusait en une dpression profonde dun demi-pouce.

    Roran ! Tu aurais d me montrer a plus tt. Je ne pensais pas que ton Razac avait fait autant de dgts Tu as des difficults remuer le bras ?

    Pas vers larrire, ni sur le ct il le prouva. Le problme, cest devant. Je narrive pas lever la main plus haut que ma poitrine.

    Il grimaa et labaissa. Mme ce simple geste mest pnible. Il faut que je garde le

    pouce dans lalignement, sinon, je ne sens plus mon bras. Ce que jai trouv de mieux, cest de le balancer par larrire et de le laisser retomber sur ce que je veux attraper. Avant de matriser la technique, je me suis rafl les doigts plusieurs reprises.

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    Songeur, Eragon tournait et retournait son bton. Saphira, ton avis ? Je crois que a simpose. Nous risquons de le regretter demain. Tu regretterais bien davantage de ne pas lavoir fait si

    Roran venait mourir faute davoir frapp de son marteau quand la situation lexigeait. En puisant lnergie autour de nous, tu viteras le surcrot de fatigue.

    Tu sais que je naime pas a. Rien que den parler, jen suis malade.

    Nos vies sont plus importantes que celle dune fourmi, Eragon.

    Pas pour la fourmi. Tu nes pas une fourmi. Ne joue pas au plus fin, sil te

    plat. Avec un soupir, il posa son bton et fit signe son cousin : Viens, je vais tarranger a. Vrai ? Tu peux me gurir ? Il semblerait que oui. Dans lenthousiasme du moment, les traits de Roran

    sclairrent, puis il se rembrunit et demanda : Maintenant ? Tu es sr que cest une bonne ide ? Comme me la dit Saphira, il vaut mieux que je te soigne

    pendant que jen ai le loisir afin dviter que ta blessure te cote la vie ou nous mette en danger.

    Roran sapprocha, Eragon posa la main droite sur la cicatrice tout en tendant sa conscience aux arbres, plantes et animaux qui peuplaient le ravin, lexception de ceux quil jugeait trop fragiles pour survivre au sort.

    Il se mit ensuite rciter une longue incantation en ancien langage. Rparer des lsions de cette ampleur tait bien plus complexe que de refermer les lvres dune plaie superficielle. Il eut recours des formules curatives quil avait apprises Ellesmra et pass des semaines mmoriser.

    La marque argente de sa paume, la gedwy ignasia, devint incandescente lorsquil libra la magie. Une seconde plus tard, il ne put retenir un gmissement en mourant trois reprises : deux avec un couple doiseaux qui nichaient dans un genvrier

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    voisin, une avec un serpent cach parmi les roches. En face de lui, Roran rejeta la tte en arrire et retroussa les lvres dans un cri silencieux tandis que le muscle de son paule se tordait et tressautait sous la surface ondoyante de la peau.

    Linstant daprs, ctait fini. Eragon inspira par saccades et se couvrit le visage de ses

    mains pour essuyer discrtement ses larmes avant de contempler le fruit de ses efforts. Roran haussa les paules et fit de grands moulinets avec son bras. Des annes durant, il avait creus des trous, enfonc des piquets, dplac des cailloux et rentr le foin, travaux qui lui avaient donn une solide musculature. Malgr lui, Eragon eut un pincement denvie. Il avait beau tre le plus fort, jamais il navait eu le physique dathlte de son cousin.

    Roran sourit dune oreille lautre : Parfait ! Il est comme neuf. Je te remercie. De rien. Ctait drlement bizarre. Jai eu limpression que jallais

    sortir de ma peau. Et a me dmangeait, une horreur ! Jai d me retenir deux mains pour ne pas marracher

    Tu veux bien aller me chercher du pain dans ta sacoche ? Jai faim.

    Alors que nous venons de dner ? La magie. Jai besoin de manger un morceau aprs une

    telle dpense dnergie. Eragon renifla. Il sortit son mouchoir, sessuya le nez et

    renifla de nouveau. De fait, il avait dform la vrit ; ce ntait pas le sort qui lavait puis, mais son cot en vies animales qui le bouleversait et lui soulevait le cur, de sorte quil voulait se caler lestomac afin dattnuer sa nause.

    Tu nes pas souffrant, au moins ? senquit Roran. Non, a va. Accabl par la mort dinnocentes petites btes, il tendit le

    bras pour prendre le flacon dhydromel dans lespoir dendiguer le flot de penses morbides.

    Un coup sabattit sur sa main, quun gros objet lourd et pointu plaqua au sol. Avec une grimace de douleur, il baissa les yeux et vit une imposante griffe divoire senfoncer dans sa

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    chair : Saphira ! Elle le fixait de son grand il brillant, sa paupire cligna une fois, et, aprs un long moment, elle leva sa griffe comme on lve un doigt, librant Eragon. Il dglutit, renona lhydromel et reprit son bton daubpine, puis il seffora de se concentrer sur cette ralit tangible au lieu de sabmer en tristes ruminations.

    Roran tira une miche de pain entame de sa sacoche, rflchit, baucha un sourire et demanda :

    Tu ne prfrerais pas du chevreuil ? Il men reste. De son autre main, il brandissait maintenant une broche de

    fortune faite dune branche de genvrier noircie sur laquelle taient empals trois morceaux de viande dore. Lodeur riche, un peu cre, chatouillait les narines sensibles dEragon, vocatrice des nuits de bivouac sur la Crte, des longs dners dhiver prs du pole en compagnie de Roran et de Garrow tandis que le blizzard se dchanait dehors. Leau lui vint la bouche.

    Cest encore chaud, insista Roran en lui agitant la broche sous le nez.

    Rsistant la tentation, Eragon secoua la tte. Le pain me suffira, merci. Tu es sr ? La viande est cuite point, pas trop sche, pas

    trop tendre, avec juste ce quil faut dassaisonnement. Elle est si juteuse quon croirait dguster le meilleur ragot dElain.

    Non, je ne peux pas. Allons, tu aimes a ! Roran, je ten prie, cesse de me tarabuster et donne-moi ce

    pain ! Ah ! Tu as dj meilleure mine. Ce nest pas de pain que tu

    avais besoin, mais de quelquun pour te rebrousser le poil. Eragon le foudroya du regard et, plus vif que lclair, lui

    arracha la miche des mains. Tandis quil la rompait, son cousin, que lchange amusait, dclara :

    Je ne comprends pas comment tu tiens le coup ce rgime de pain, de fruits et de lgumes. Pour conserver ses forces, il faut quun homme mange de la viande. Cela ne te manque donc pas ?

    Si, plus que tu ne limagines.

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    Alors, pourquoi te torturer ? Toutes les cratures de ce monde se nourrissent dautres tres vivants, mme si ce ne sont que des plantes. Nous sommes faits ainsi. quoi bon aller contre la nature ?

    Je lui ai tenu le mme discours Ellesmra, remarqua Saphira. Cest sans espoir, il ne veut rien entendre.

    Eragon haussa les paules : Nous avons dj eu cette discussion, Roran. Tu es libre

    dagir ta guise, je nimpose rien personne. Cela tant, je suis incapable de consommer sans remords la chair dun animal dont jai partag les penses et les sensations.

    La queue de Saphira sagita, et ses cailles tintrent contre un affleurement de rochers.

    Cest trop bte ! Elle redressa la tte, tendit le cou et croqua dans la viande

    sans se soucier de la broche. Le bois craqua sous ses crocs acrs, et le tout disparut dans la fournaise de son ventre.

    Miam ! Tu navais pas exagr. Quel succulent morceau, si fondant, si sal, si savoureux et dlectable que je men roulerais par terre de plaisir ! Tu devrais cuisiner pour moi plus souvent, Roran Puissant Marteau. Seulement, une prochaine fois, il vaudrait mieux prparer plusieurs chevreuils pour moffrir un repas ma mesure.

    Ne sachant si elle plaisantait ou si sa requte tait srieuse, Roran semblait rflchir un moyen poli de se soustraire cette obligation aussi imprvue quonreuse. Dans lembarras, il leva un regard suppliant sur Eragon, qui clata de rire devant son air dconfit.

    Le rire norme de Saphira se joignit bientt au sien pour se rpandre en vagues sonores travers le vallon. la lueur des braises, ses dents luisantes avaient des reflets garance.

    Une heure plus tard, ils taient couchs. Blotti contre

    Saphira, envelopp de bonnes couvertures pour se protger du froid, Eragon contemplait la vote cleste. Tout ntait que silence, croire quun mage avait enchant la terre entire, figeant les tres et les choses dans limmobilit dun repos ternel et que, sous le regard scintillant des toiles, jamais plus

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    rien ne changerait. Sans bouger, il murmura en pense : Saphira ? Oui, petit homme ? Suppose que jaie raison et quil soit Helgrind ? Je nai

    aucune ide de ce que je dois faire Conseille-moi. Je ne peux pas, petit homme. Cette dcision tappartient.

    Les mthodes des humains ne sont pas celles des dragons. Je lui arracherais la tte et je le dvorerais sans sourciller. De ton point de vue, ce serait mal.

    Tu me soutiendras, quoi que je dcide ? Toujours, petit homme. Et maintenant, dors. Tout se

    passera bien. Rassrn, Eragon fixa le vide entre les toiles et ralentit son

    souffle pour sombrer dans la transe qui lui tenait lieu de sommeil. Sil demeurait conscient de ce qui lentourait, les personnages de ses rves veills lui apparurent sur la toile de fond des blanches constellations, thtre dombres confus qui habitait ses nuits.

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    3 LASSAUT DE HELGRIND

    Un quart dheure avant laube, Eragon se redressa. Il claqua

    des doigts deux fois pour rveiller Roran, puis il rassembla ses couvertures et les noua en un baluchon. Roran se leva et fit de mme.

    Tout frmissants dexcitation, ils se regardrent. Si je meurs, Eragon, tu veilleras sur Katrina ? Je te le promets. Tu lui diras que je suis all au combat avec la joie au cur

    et son nom sur mes lvres. Je ny manquerai pas. Le jeune Dragonnier murmura une brve formule en ancien

    langage. La baisse dnergie fut presque imperceptible. L. Voil qui filtrera lair et nous protgera de lhaleine

    paralysante des Razacs. Il prit son armure dans sa sacoche, la dbarrassa de la toile

    de jute dans laquelle il lavait enveloppe. Encrass de sang et de sueur depuis la bataille des Plaines Brlantes, le corselet avait perdu de son brillant, et les mailles de sa cotte portaient des traces de rouille ici et l. Sil avait nglig de la nettoyer, il en avait cependant rpar les accrocs avant de se mettre en route pour lEmpire.

    Fronant le nez tant elle empestait la mort et le dsespoir, Eragon enfila une chemise au dos renforc de cuir. Il attacha des brassards durcis au feu ses bras, des grves1

    1 Pices darmure couvrant le bas de la jambe.

    ses jambes. Aprs stre couvert le crne dun bonnet matelass, il passa son

  • - 50 -

    camail2

    Roran endossa un harnachement semblable, augment dun cu de bois dont le tour tait renforc dune bande de mtal pour mieux parer les coups. Ayant besoin de ses deux mains pour manier le bton daubpine, Eragon ne stait pas encombr dun tel objet, mais il portait en bandoulire le carquois que lui avait offert la reine Islanzad. Outre vingt solides flches en bois de chne, empennes de plumes doie grise, il contenait aussi, tendu et prt lemploi, larc aux ferrures dargent que la reine des elfes avait chant pour lui dans de lif.

    et coiffa par-dessus un simple heaume dacier. Pendant le duel arien entre Saphira et Thorn, il avait perdu celui quil arborait la bataille de Farthen Dr, cadeau des nains grav lemblme du Drgrimst Ingeitum, de mme que son bouclier. Enfin, il mit des gantelets de mailles.

    En route ! leur lana Saphira qui piaffait dimpatience. Laissant leurs sacoches accroches aux branches dun

    genvrier, Roran et Eragon se hissrent sur son dos. Pour gagner du temps, ils ne lavaient pas desselle la veille au soir. Le sige de cuir tait tide, presque chaud. Eragon empoigna une pique de son cou pour se stabiliser lors des brusques changements de direction. Derrire lui, Roran saccrochait dun bras sa taille, brandissant son marteau de sa main libre.

    Une plaque de schiste craqua sous le poids de Saphira qui se ramassait pour slancer. Puis, dun bond vertigineux, elle atteignit la lvre du ravin, o elle resta quelques instants en quilibre avant de dployer ses immenses ailes. La fine membrane vibrait tandis quelle les levait vers le ciel. Tendues la verticale, on aurait dit deux voiles bleues transparentes.

    Doucement, tu me fais mal ! grommela Eragon. Dsol, rpondit Roran en desserrant sa prise. Tout change devint impossible ds que Saphira reprit son

    essor, abaissant ses ailes avec un bruit de tempte pour les emporter plus haut dans les airs. Chaque nouveau battement les rapprochait des longs nuages troits.

    Alors que Saphira virait en direction de Helgrind, Eragon vit,

    2 Capuchon de mailles mtalliques protgeant la tte, le cou, les paules.

  • - 51 -

    sur sa gauche, la vaste tendue du lac Leona quelques miles deux. Une paisse couche de brume montait de sa surface, grise et fantomatique dans le rougeoiement de laube, comme si un feu magique brlait sous leau. Malgr son acuit visuelle, le jeune Dragonnier ne parvenait pas apercevoir lautre rive et moins encore, au-del, les contreforts mridionaux de la Crte, ce quil dplora. Il y avait si longtemps quil navait pas pos les yeux