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VivianeGuini

Toutelaviolencedu

monde

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©VivianeGuini,2020

ISBNnumérique:979-10-262-5347-1

Courriel:[email protected]

Internet:www.librinova.com

LeCodedelapropriétéintellectuelleinterditlescopiesoureproductionsdestinéesàuneutilisationcollective.Toutereprésentationoureproductionintégraleoupartiellefaiteparquelqueprocédéquecesoit,sansleconsentementdel’auteuroudesesayantscause,estilliciteetconstitueunecontrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.

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Lesentierdelamort

Quandleshommesmeurent,ilspartentsurlesentierdelamort.

Leurvoyageestlongjusqu’aupayssombre,oùlesoleilsecouche,au-delàdelagrandeprairie.

Leurspaslesconduisentaubordd’unrapideprofond.

Alors,lesmortssedisent:«Impossibled’allerplusloin!»cardesfalaisesabruptess’élèventsursesrivesetleurbarrentlaroute.

Maislesentiercontinueau-delàdurapide.

Pourpoursuivreleurpériple,lesmortsdoivents’engagersurunpontglissanttaillédansletroncd’unpinécorcé.

Del’autrecôtédupont,sixpersonneslesattendent.

Dèsquelesmortsarriventaumilieudelapasserelle,ellesleurjettentdespierres.

Lesespritsscélératstententdelesesquiver.

Ilstombentdutroncdansleseauxtumultueusesquigrouillentdedémons.

Ballottés par les tourbillons, les malheureux vont et viennent entre les griffes de leurs diaboliquesbourreaux.

Quelquefois,l’undecespauvreshèresparvientàgrimpersurunrocher.

Àl’horizon,ilaperçoitlepaysdesespritsvertueux.

Celuioùiln’irapas.

Lesespritsdeshommesvertueuxnecherchentpasàéviterlespierres.

IlsfranchissentlerapidesansencombreetaccèdentaupaysdesChasses-Éternelles.

Ilestencoreplusbeauquelagrandeprairie.

Iln’yajamaisd’orages.

Lecielyesttoujoursbleu,l’herbeverteetlesbisonsnombreux.

C’estunpaysdefêtesetdedanses.

(Issud’uneanciennelégendeamérindienne)

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PREMIÈREPARTIEAURORE,1972.

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JevaisparlermaintenantDaniel.

Lapluieredouble.C’estbien.J’aimecepaysd’eauetdeterregrasse.Jevousai demandé de venir et vous êtes là. Il y avait si longtemps.Vous avez vieillivous aussi. Je reconnais ce pli sur votre front. Plus creusé. L’automne s’estinstallé. Je regarde les grands hêtres par la fenêtre. Ils pleurent leurs feuilles.J’attendsqueladernièretombe.Qu’ai-jedemieuxàfaireaujourd’hui?Jesuisune très vieille femme. Je suis fatiguée,Daniel. Je sens que la vie s’enva. Jerespiredifficilementdepuispeu.Unjourprochain,lesoufflevamemanquer.Jeserai vide. Il sera l’heure. Non. Ne niez pas. Vous ne savez pas. Je vous aidemandédevenirparcequeletempspressedésormais.

Jevaisparler,Daniel.Vousme l’avez toujours interdit et j’ai respectévotreparole. Pour ne pas ajouter au malheur. Par fidélité envers vous. La pluieredouble. Nous nous entendons à peine dans la pénombre du soir et voustremblez.Defroid?Vousavezpeur.Peut-êtresommes-nousmortsl’unàl’autredevotreterreur.

Jem’appelleLéonced’Archambaud-Béguin.Jesuisissued’unenoblelignée.Celavousblesseencore?Iln’estplustempsDaniel.Ilestbientard.Emmanueladisparu.Antoinesebatauboutdumonde.Aurorepartàleurrechercheetvaseperdre.Jelesais.Jelesens.Ilyacettelettre.

Regardez-les, Daniel. Ils s’agitent sur la grande scène du monde. Ils secognent.Ilshurlent.Ilstombent.Ilstendentlesmains.Ilsappellentausecours.Dans les coulisses, Simon Ackerman tire à son gré leurs pauvres ficelles depantinsimpuissants.Jenepeuxplusriendésormais.Lapluieredouble.Ellenoielechagrin.Lafamilled’Archambaudvas’éteindre.Votrelignéeàvouss’épuiseà rechercher sa route.Aurions-nous pu ensemble leur offrir, àLaSauvette, cehavreprotégéoùretrouverlapaix?Nousnoussommesheurtésauxpréjugés.Ànospropres fantômes.Onm’adéclarée rebelle.Apatride,onvousa rejetéauxfrontièresdel’histoire.

AlorsjevaisparlermaintenantDaniel.Etvousallezleurdire.Avantqu’ilnesoittroptard.Avantqu’àleurtour,ilsnes’écrasentcontrelesmursduthéâtreetne sacrifient leurs enfants, nemassacrent leurs pères et ne reconnaissent plusleurspropresfrères.

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J’aiclaquélaporte

J’aiclaquélaporte.

Jeviensdedéciderquejeneretournerai jamaisenarrièreetmevoilàsur letrottoir poussiéreux de ma banlieue natale, avec la vieille valise écossaise auboutdubras.

Ivryachèveunedecesjournéescaniculairesquiattisentl’odeurd’abattoirsicaractéristique de toute mon enfance. Ici, on ne ressent l’été que par sespuanteurs,leslambeauxdegrisdélavéquipendentducieletlesjambesnuesdesgamins,salesdepuislematin.

Moi,jemeposteàlafenêtredesjoursentiers,pourfixer,absente,lestrainsdelagareMasséna,enattented’unmiracle.Parfois,lesglacesitaliennesduboutdelarueoul’interminablequeueàlapiscinenousarrachent,masœurJoëlleetmoi,àunquotidiendévasté.Pourlereste,lesmégèresàtabliersdenyloncancanentàla porte du Félix Potin d’en face. Les deux retraités du premier, chauves etacariâtres,pourfendentlesgrostitresdel’Huma,placardéeàl’entréedelacité.Et la pauvre vieille croupit là aussi, assise sur le muret du square, vidant etremplissant avec des gestes d’automate son antique cabas en toile, enpsalmodiantinlassablementlesdébrisincohérentsdesamisérablevie.

C’est fini. Je ne les haïrai plus. J’ai vingt ans. Une histoire saccagée. Madécisionestprise.Jevaisretrouvermonamid’enfance,Emmanuel,celuiquiadisparudemonexistenceilyadixans.Emmanuel.Safolie.Monrepère.Depuisjen’aiplusaucunenouvelle.Jesurvis.Ledésastre,c’estmasœurJoëllequimel’araconté.Elleprétendquenotrevieabasculélejouroùcetétrangerbourruafaitirruptioncheznous.Unphysiqued’ours,vêtucommeuncosaque,lecheveusombre, touffu et l’œilmauvais. Il s’était présenté à notre porte un dimanchematin.Monpères’étaitexclamé:«Toi!Ici!»Nousl’avionsvusedécomposer.Il avait entraîné l’hommedans l’escalier, nous laissant seules aux soinsdemamère,sansunmotd’explication.

On l’avait attendu longtemps ce jour-là. Ma mère avait à peine ouvert labouche.«Lesfilles,pasdetoiletteaujourd’hui.Jenefaispasbouillird’eau.Età

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midi,onfiniralasoupedelégumesd’hier.Jen’aipasl’intentiondeprépareràmanger.»Elle avait assénécelad’unevoixdure,presqueméchante.Lorsqu’ilétait enfin rentré, il semblait avoir vieilli d’un coup. Mes parents se sontenfermésdans le salon. Joëlleetmoiavonscollénotreoreilleà laporte.Monpèrebredouillait:

—Cettecanailleveutbeaucoupd’argent.Jenepourraijamaispayer.C’estunfou, Machanka. Assoiffé de vengeance. Je vais essayer d’obtenir des heuressupplémentaires.Tupourraistrouverunemploitoiaussi?

Un gémissement violent lui a répondu. Après un long silence, ma mère aarticulé:

—Non.Nousallonsquitter cepaysoùnousn’aurions jamaisdûmettre lespieds. Les souvenirs de la guerre fourmillent. Chacun raconte. Lesmorts, lesdisparus, lesmédailles, les traîtres.Noussommesétrangers.Tun’aspasfait larésistance. J’ai passé quatre ans cachée dans une soupente. Demain, j’iraichercherdesvisasetdesbilletsd’avionpourMontréal.Auloin,toutseraeffacé.

Aujourd’huiencorejenesaispasquiestlemonstrequiadétruitmafamilleenl’espacedequelquesheures.Maisilfaudrabienquej’enaielecœurnet.

***

Nous ne sommes pas partis. Après la visite du Tartare, l’atmosphère de lamaisonachangé.Monpèresetuaitautravail.Mamères’évaporait.Elleacessédeparler,des’occuperdesonfoyer,desortir.Entreseslonguesmigrainesquilaclouaientaulit,safatiguepermanenteetsesstationsprolongéessurledivandusalon,momifiéedanssesbandelettesdedouleur,ellenenousvoyaitplus,Joëlleet moi. Rapidement, elle s’est adjoint les services de quelqu’un pour prendresoindenous.Sixmoisplustard,monpèreestpartiaubureauunmatinetn’estjamaisrevenu.Elles’estalorsempresséedequitterlemondeàsafaçon.Ilauraitpeut-êtremieuxvaluqu’elle s’enaillepourdebon.Mais l’arrivéedecegéanthargneuxvenaitdedétruiresaseuleraisondevivre:monpère.

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UnjourdenovembreellenousatraînémasœuretmoiàlagareSaint-Lazarepourunedestinationmystérieuse.Àl’époque,levillagedeSainteCamilleétaitcoupédumonde.OnatteignaitComblot, àquelqueskilomètresde là aprèsunlongchangementàCaen.Etçaavaitétédescoupsdesifflet,desbrasinconnusqui me posaient au sol, une course dans un tunnel malodorant. Ma mères’énervait.Desmessieurs à casquettes donnaient des ordres contradictoires.Etpuisceventglacial,etlebrouillardquiavaitdûembarqueravecnous.

—Maman,oùonva?AvaitfiniparhasarderJoëllealorsquenousvenionsdenouseffondrersurunbancdésertédelagare.

—Horsdecemonde.Celui-là,iln’envautpaslapeine.

Voilàcequ’ellearépondu,mamère.

Aubout d’un temps interminable, on s’est retrouvées comme trois voleusesdanslevestibuled’unegrossebâtissecouvertedevignevierge.C’étaitimmense.C’étaitinconnu.C’étaitterrorisant.L’odeurdecireincrustéedanslevieuxbois,les empilements de manteaux d’enfants surchargeant le perroquet et le grandseauàcharboncoincédansl’entrebâillementd’uneporte,c’esttoutcelaquim’asautéauvisagelorsquenoussommesentrées.Faceànous,unescalierimposantdescendait vers une obscurité suspecte. Et d’un coup, une horde de gaminssurexcitésasurgidenullepart.Endeux temps troismouvements, ilsnousontembarquées dans des dédales de couloirs, jusqu’à une caverne d’Ali Babamansardée,ausoljonchédecubesetdejouetsenplastiquedépareillés.

Pendantcetemps-là,mamèreafaitsesadieuxauxdeuxpropriétairesdulieuet s’est éclipsée sans nous embrasser. Peut-être craignait-elle une séparationdouloureuse.Mais elle avait plutôt, une fois encore, basculé dans ses paradisintérieurs. Le monde est devenu pour moi un labyrinthe régi par des codesincompréhensibles.

Ledomaine, jenel’apprendraiquebienplus tard,appartenaitàunebrancheruinée de la famille d’Archambaud, de fervents catholiques, contre-révolutionnairesenleurtemps.Lademeureengardaittouslessignesextérieursde richesse : mobilier d’époque transmis de père en fils, argenterie à table,

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personnel demaison et incrustation de dentelles sur le linge brodé aux armesfamiliales.MaisMmeHenrietteet sa filleLéonce, lesdernières représentantesdecettenoblessedéchue,sevoyaientdésormaiscontraintesd’arrondirleursfinsde mois. Le patrimoine ne suffisait plus. Il n’était pourtant pas question detravailler. En pratiquantes zélées, elles avaient choisi d’héberger de « pauvresenfantssansfamille»,faisantainsid’unepierredeuxcoups:sauverleurdignitéetaccomplirdebonnesœuvres.

Je me demande encore comment ces deux maîtresses femmes ont réussi àrégnersur«LaSauvette»pendantprèsdetrenteansetàmaintenircetendroithorsdetoutstatutadministratifofficiel.Cen’étaitniunhomed’enfants,niunfoyer,niaucundeceshavressociauxbardésdepersonnelsqualifiésetderèglesstrictes,censéesremettredansledroitcheminleségarésdelavie.Non.C’étaitun lieu à part. Léonce avait de l’humour en baptisant son domaine « LaSauvette ». C’était bien vu : des gamins sauvés in extremis de catastrophesfamiliales plus rocambolesques les unes que les autres ; un quotidien précaireparcequechacund’entreeuxcraignaitensecretd’êtrearrachéuneénièmefoisàce semblantdechaleurauquel il se raccrochait ; enfinetmalgré toutcela,uneéducationrigide,rythméeparlaprièredusoiretlapeurdelapunition,tellequelesdeuxhéritièresl’avaientprobablementvécueelles-mêmes.

Ence temps-là,MmeHenrietten’étaitdéjàplus toute jeune. Invariablementvêtued’unelonguerobenoire,droitecommeuni,lescheveuxblancsnouésenun chignon bas, elle portait autour du cou un camée piqué sur un ruban develours qui accentuait encore sa mise guindée et son air altier. On tremblaitdevantMmeHenrietteetonfilaitdoux,enfants,personneletmêmeLéoncesafille. Lorsqu’elle sortait sur le perron qui dominait l’immense jardin, la cannepointée vers un ciel menaçant, criant le nom de l’un d’entre nous à pleinspoumons,toutlemondesavaitdanslamaisonqueledînerimposeraitunsilencehonteuxetquecen’étaitpas le soir à tacher lanappeempesée !Léonce, elle,allait avoir quarante ans. Énergique, bien faite, adorant les enfants, pourquoivivait-elle seule avec samèredans ce coinperdude la campagnenormande ?Voilàquialimentaitlesrumeurslesplusextravagantes.

Danslevillage,onaimaitàgrossirleromandesmalheursdeLéonceoudesestumultueusesaventurespassionnelles.Léoncesemontraitferme,unpeubrutalemême,maisc’étaitellequivenaitnousborderdansnotrelitetquifermaitl’œilquand nous revenions la bouche tachée du jus des framboises dont nous nous