esthétique musicale et philosophic ouverte

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EsthCtique musicale et philosophie ouverte par Eric EMERY Dans les deirnikres pages de son ouvrage Le probl2me du temps1. c’est-8-dire au moment de faire le bilan mkthodologique et philoso- phique de sa dkmarche, GONSETH propose entre autres cette conclu- sion : (< Pour nous, il ne fait aucun doute que I’option d’ouverture A l’expkrience et ses procedures dapplication et de rkalisation, la pro- ctdure de l’expkrience croiske en particulier, puissent jouer dans tout le champ de la recherche philosophique le m&me r81e que dans le champ de recherche si varit que nous venom de traverser. L’esquisse d’une Phknomknologie ouverte est chose dkj8 faite. On distingue dkjA les premiers traits de celle d’une Esthktique ouverte. * Ailleurs, dans une brkve presentation de l’essai2 que j’ai consacrk 8 l’ttude de certains problkmes posts par l’kvolution de la musique contemporaine, GONSETH kcrit : (( A bravers l’idke d’une esthktique ouverte, c’est 8 la philosophie ouverte qu’un apport valable est ainsi fourni - A une philosophie ouverte B tous les engagements de l’hom- me B 3. Voici donc que la question des rapports entre la philosophie ouverte et l’esthktique se trouve clairement poske : d’une part, l’option d’ouverture A l’expkrience, ses mkthodes d’application, en particulier la procedure de l’expkrience croiste, qui ont fait leurs preuves dans le champ de la connaissance scientifique, doivent pouvoir s’ktendre A tout le champ de la recherche philosophique, gagner un statut de gknkralite et toucher ainsi les fondements de la recherche esthktique ; d’autre part les pro- messes attachkes au projet d’klaboration d’une esthktique ouverte dont on voit s’esquisser les contours, laissent envisager d’autres conquttes en m2me temps que de nouvelles confirmations du bien-fond6 des prin- cipes qui inspirent la penske de GONSETH. Dialectica VOI. 24, NO 1-3 (1970)

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EsthCtique musicale et philosophie ouverte

par Eric EMERY

Dans les deirnikres pages de son ouvrage Le probl2me du temps1. c’est-8-dire au moment de faire le bilan mkthodologique et philoso- phique de sa dkmarche, GONSETH propose entre autres cette conclu- sion : (< Pour nous, il ne fait aucun doute que I’option d’ouverture A l’expkrience et ses procedures dapplication et de rkalisation, la pro- ctdure de l’expkrience croiske en particulier, puissent jouer dans tout le champ de la recherche philosophique le m&me r81e que dans le champ de recherche si varit que nous venom de traverser. L’esquisse d’une Phknomknologie ouverte est chose dkj8 faite.

On distingue dkjA les premiers traits de celle d’une Esthktique ouverte. *

Ailleurs, dans une brkve presentation de l’essai2 que j’ai consacrk 8 l’ttude de certains problkmes posts par l’kvolution de la musique contemporaine, GONSETH kcrit : (( A bravers l’idke d’une esthktique ouverte, c’est 8 la philosophie ouverte qu’un apport valable est ainsi fourni - A une philosophie ouverte B tous les engagements de l’hom- me B 3.

Voici donc que la question des rapports entre la philosophie ouverte et l’esthktique se trouve clairement poske : d’une part, l’option d’ouverture A l’expkrience, ses mkthodes d’application, en particulier la procedure de l’expkrience croiste, qui ont fait leurs preuves dans le champ de la connaissance scientifique, doivent pouvoir s’ktendre A tout le champ de la recherche philosophique, gagner un statut de gknkralite et toucher ainsi les fondements de la recherche esthktique ; d’autre part les pro- messes attachkes au projet d’klaboration d’une esthktique ouverte dont on voit s’esquisser les contours, laissent envisager d’autres conquttes en m2me temps que de nouvelles confirmations du bien-fond6 des prin- cipes qui inspirent la penske de GONSETH. Dialectica VOI. 24, NO 1-3 (1970)

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E. Emery

A vrai dire, il convient de signaler que ces remarques, dans le cadre strict de la recherche esthktique, constituent une hypothtse de travail et non pas le bilan d‘une Oeuvre accomplie. I1 ne s’agit, certes pas, d’une idte ntgligemment lancte au hasard des circonstances, puisque sa for- mulation s’est forgte au creuset d’une expkrience philosophique marie, dont le rtseau d’tpreuves couvre non seulement les domaines propres aux mathtmatiques et ?I la physique, mais encore certaines zones nette- ment rattachtes aux sciences humaines, A l’ethique, voire certains champs ptriphkriques de l’esthttique, telle la colorimttrie 4. En outre, pour qui connait le cheminement de GONSETH, il ne fait aucun doute que sous sa plume chaque ttude, si limitte soit-elle dans sa sphtre propre, est l’occasion d’une rtflexion centrte sur l’homme et sur le corps total de ses aotivitts, en y colmprenant celle du langage.

Mais en toute honn&tett, je dois dire que la methodologie ouverte ne s’est que modestement attaqute aux probltmes de l’esthetique. Je sais, par exemple, que mon etude sur le langage musical s’est dtployte dans des limites restreintes tout en atteignant le centre stratkgique, si l’on peut dire, de l’activitt de conscience du musicien. Ces debuts sont, je crois et je l’espkre, prometteurs : il r a t e ntanmoins beaucoup B faire.

Et surtout, une question primordiale est ici poste. Au point oh en sont mes travaux, c’est-&dire en cet instant oh l’effort d’un recul rtflexif est particulitrement requis, je m’en voudrais de l’tluder.

Cependant avant de la formuler, ne faut-il pas commencer par rendre hommage aux chercheum qui sont parvenus, de sitcle en sitcle et par la mise en Oeuvre de dtmarches varites, A lever le voile sur cer- tains aspects du mysttre de l’exptrience musicale? Et si j’avais un vceu B formuler, ce serait que la mhhodologie ouverte appliqute B ce champ hautement significatif de l’activitk de l’homme permette de ne rien perdre de ce qui a t t t mis en lumikre jusqu’ici avec justesse et authenticitk ; surtout que l’ceuvre crtatrice des vrais compositeurs, celle des interprttes, voire des auditezlrs - interprttes virtuels du message qu’ils entendent -, loin d’&tre entravte par l’analyse conceptuelle que propose abusivement toute rtflexion esthktique abstraite et coupke des sources intimes de l’art, continue A s’tpanouir dans l’espace de libertt qui lui est reserve. Ce qui n’emp6che point que les choix lucides puis- sent se faire en connaissance de cause, dans un esprit d’ouverture et de critique pertinente o i ~ la recherche esthetique joue un r6le stimulant et parfois libtrateur.

La question, la voici. Est-il rkellement possible d’amknager des rap- ports fkconds et rkguliers entre la philosophie ouverte et I’esthktique

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musicale? Vous craignez, n’est-ce pas, de retomber SOW un joug dont vous vous ktiez bien heureusement dtgagBs? On sait en effet que pen- dant plusieur milltnaires, depuis 1’Antiquitt jusqu’au dix-huitikrne sikcle - criticisme de KANT non compris - l’esthktique musicale, pour ne citer qu’elle, s’offrait A plus d’un titre comme simpEe champ d’application d’un syst2me philosophique prkalable. Aujourd’hui n’a-t-elle point enfin gagnk son autonomile ? Libre dans ses tendances et libre dans ses mttho- des, elle vise 8 donner, grhce B la diversitt de ses angles d’apprkhension, la description concrete et la plus complete possible du phtnomene mu- sical, sujet et objet Ctroitement associts l’un 8 l’autre6. Cet &tat de fait est 8 la fois btntfique et hasardeux. Btntfique, parce qu’il permet au chercheur de s’engager avec hardiesse, et sans fausse contrainte, dans toutes les voies d’analyse et de synthese que rtclame l’effort d’klucidation - ou simplement de comprkhension - du geste musical sous ses aspects les plus varies. Hasardeux, parce qu’il favorise sans distinction aucune les dkmarches les plus aventureuses et les moins assu- rkes ; llibkrtes de toute rtftrence philosophique explicite, elles courent le risque de s’enchaher 8 des principes secrets suceptibles de 10s vouer 8 l’arbitraire.

Je veux essayer de montrer, en quelques traits sommaires mais non superficiels, que l’application conskquente des principes qui inspirent la mkthodologie ouverte permet de sauvegarder la part d’autonomie dont la recherche esthttilque a besoin pour affirmer ses conquetes, en m8me temps qu’elle nous offre les moyens de se prtmunir contre l’irruption de l’arbitraire. Au reste, rappelons que les principes pro- pos6s par GONSETH ne president point 8 un systtme philosophique fermt ; ce sont des idtes directrices 8 mettre A l’tpreuve, des principes 8 faire valoir en vue de satisfaire A des exigences d’idontitk et non de vtritt absolue A l’abri de tout avatar.

Mon etude sur la gamme et le langage musical rtclamait, pour &re mente A bon port, une dtmarche de penste qui puisse &re accueillie par chacun, du moins comme l’une de celles qui apr&s examen attentif et non prkvenu, sont A mettre au bkntfice d’un consensus unanime. << Je r8ve de la Mtthode par excellenceG qui m h e sur le chemin de Vtritk, mais mon ambition me paralyse tant la quCte du Vrai est exigeante : je dtcouvre alors que rien a priori ne me permet d’affirmer l’unicitk de mtthode. - Devant la multiplicitt tventuelle des chemins de Vtritt, je rCve de faire le choix d’une voie sans retour et sans pause, qui me cmduise au but par une courbe d’un seul tenant, mais au premier pas dkj i s’ouvre une diversitt d’horizons et je saisis que quete de Vtritt

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rkclame chemins ouverts et langue patience. Ma trajectoire s’kpaissit et se ramifie ; et bientdt s’impose B moi la necessitC de pause, de reflexion. - Dans la densite de mes traces, je cherche au moins le reconfort de certitudes dkfinitivement acquises ; c’est B cela que mon r h e se rCduit ; mais j e ne discerne que conclusions provisoires, offertes B la rkflexion d’autres chercheurs et A la revision que leur imposent la patine du temps, l’kpreuve de l’expirience. La mkthode m que je choisis est elle-mCme sujette A revision. Je sais pourtant que je suis en route et que j’esquisse des mouvements d’approche ; une rtalitt s’est substituke B mon rtve et j’opte sans regret pour une mhthode ouverte. ))

Id m’apparait qu’une telle denarche n’implique p a de mi6e sous tutelle de l’esthhtique musicale ; je me declare habilite B la proposer aujourd’hui encore, dans les termes mCmes que j’avais choisis hier ; je sais toutefois aujourd’hui mieux qu’hier, que cette option d’ouverture n’est qu’un prtalable, que la qualit6 de la recherche depend largement de la mise en euvre de la mkthode, que le postulat de prudence - quant aux conclusions - reste A l’ordre du j a w tant il est vrai que 1’011 demeure sans cesse tributaire des elements de connaissance dont on dispose dans l’actuel.

Je n’ajouterai que qudques mots au sujet du projet mkthodologique ; on ne peat, en fin de compte, porter de jugement precis que sur l’ceuvre accomplie. J’ai insist6 sur Jta ntkessiltk d’une option d’ouverture ; il convient de souligner du mtme coup le rdle de contrble devolu A l’expb- rience. L’application du principe d’ouverture Ci l’expbrience, eQt-elle consciencieusement satisfait - A chaque stade de son dkveloppement et avec toute la souplesse requise - au programme bien connu des quatre phases’, n’aboutit qu’au &ant si elle marche B vide ou qu’elle triture du banal ou du rabfchk ; simplement elle vomit le factice et la fausse monnaie. C’est de la richesse et de l’authenticitt de l’expe- rience que depend, en dernikre analyse, la saveur du grain moulu. En ce qui concerne quelque Ctude que ce soit portant sur le phenomkne musical, on ne saulrailt substituer aucun succkdane B l’ex$drience effec- tivement vkcue d(e l’acte compcrsitionnel, ou du geste recreateur de l’interprkte et de l’auditeur.

Mais ce serait fort ma1 comprendre la methodologie ouverte que de la rkduire B la caricature du moulin. Revttue de ses attributs indis- sociables que sont les principes de revisibilitk, de structuralite, de tech- nicitC et d’intkgralites, e l k a t6t fait de denoncer le vide, le faux ou l’artificiel ; elle propose surtout un mode de cheminement qui permet d’Cviter l’arbitraire. Exercerait-elle dbs lors cette tutelle que l’esthktique

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musicale actuelle supporte si mal? LA encore, une esquisse permet de lever le doute, en soulignant au passage la fonction stimulatrice des principes proposb.

Ce qui prtckde nous aultorise B passer rapidement sur le principc de r6visibiZitk selon lequel aucun tltment de connaissance ne peut sans arbitraire &re post comme dkfinitif. Qui nous autoriserait B dtcrtter, sans possibilitt de recours, que tel jugement portt dans le domaine de la musique, meme s’il paraPt solidement ttayt et soigneusement attach6 A l’exptrience vtcue du passt au prtsent, est rtsolument arrktt et nc sera jamais appelt B Ctre rtexamint, corrigt, rtvist ou prtcist? Je cite, pour mtmoire, l’exemple illustre entre tous de la thkorie musicale de RAMEAU qui se voulait universelle, mais qui a subi depuis lors de nombreuses mkstamorphoses eu Cgard A l’tvolution du langage tonal lui-meme - pour ne pas sortir du cadre pour lequel l’explication par le phCnomtne ‘des harmoniques paraissait taillte sur mesure. - C’est prtcistment au nom du principe de rtvisibilitt que l’ktude des faits musicaux tvite de se figer dans un systkme qui ne mord plus vraiment sur la rCalitC vivante d’une musique en train de se faire. Le principe de rkvisibilitt ne limite en rien la primautt du musical sur d’autres facteurs, fussent-ils philosophiques, scientifiques ou non. I1 icarte en outre la tentation d’triger en absolu, par dtcret arbitraire, un systkme d’explicatiolns valable en sbtuation dmnke, mais virtuellement en ins- tance de mort ou en sursis.

Le principe de structuralit6 n’a CtC dtfini qu’aprks coup dans son extension la plus vaste. A l’origine, GONSETH l’entrevoyait en quelque sorte B travers la variante simplificatrice qu’est le principe de dualitt, au nom duquel on reconnait que << ni le rationalisme pur ni l’empirisme pur ne peuvent servir de plate-forme suffisante B la mtthodologie des sciences. La science rialise un dialogue, une dialectique, oh l’abstrait et le concret se sptcifient l’un par rapport A l’autre >> 9. Dans son ttude approfondie de la gtomktrie, GONSETH a recours A trois horizons d’in- terprttation ; l’un s’offre 21 l’intuitif, le second B l’exptrimental et le troisiirme au rationnel ; toutefois la solution du problkme de l’espace requiert un effort soutenu de synthkse dialectique lo. Envisage dans sa gtntralitt, le principe de structuralitt reconnatt que l’unitt de chaque domaine de la connaissance n’est pas un donne prtalable ; elle est A construire. En d’autres termes, ce principe prend en charge le fait que chaque domaine de la connaissance est dCfini par une diversitt bien determinee de phtnomtnes, d’aspects, dhorizons d’interpritation et que son m i t t structuralell est A conqutrir par un effort de synthkse dia-

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lectique. Cela implique que l’on sache dtcouvrir une idte directrice au nom de laquelle cette unitt peut Ctre rkaliste, attendu que cette idte directrice reste susceptible d’ktre reviste.

Deux remarques s’imposent : le principe de structuralitt rtpond 21 un dtsir de satisfaire B des exigences d’intelligibilitt que commande tou- tefois une dialectique, sans cesse alertte, du stable et du provisoire ; mais avant tout, ce principe postule implicitement la specificit6 de chaque do- maine de la connaissance. On ne saurait jamais assez insister sur ce point. Si GONSETH a consacre la majeure partie de son ceuvre A la mise B I’kpreu- ve des principes de la methodologie ouverte dans les domaines propres aux mathtmatiques et A la physique, ce n’est point - B ma connaissance - qu’il ait caresst l’espoir de parvenir B rtduire le philosophique au scientifique, mais qu’il ait voulu difinir, pour le philosophique, un sta- tut d’ouverture que la gtomttrie envisagee si longtemps comme apo- dictique et ntcasitaire n’avai’t su lui preter ; l’effort de GONSETH se poursuit, ces dernitres annkes, dans le domaine des sciences humaines, de l’tthique 12, le probltme du langage retient kgalement son attentioni3.

Le domaine propre A l’esthttique musicale, considtrk A la lumitre du principe de structuralitt, s’offre comme un champ d’ttude A carac- ttre sptcifique et dont l’unitt: structurelle est B constituer au nom d’une idte directrice idoine. Celle-ci est A rechercher avec patience ; nu1 doute qu’elle doit s’tlaborer dans le creuset de l’exptrience musicale elle- meme, celle du compositeur, celle de l’interprtte et celle de l’auditeur. Que ces derniers fassent valoir la diversitt d’aspects de leur engagement dans le geste crtateur ou recrtateur, cela n’est pas un sujet d’itonnement. Ne serait-ce point A la faveur d’une synthtse dialectique, oh les Cltments en presence soient respect& dans leur inttgritt et leur actualit6 - sensorialitt, affectivitt, cCrCbralitt, - que la reflexion esthttique conquiert unitt et valeur de reftrence? En vain, je cherche dans un tel programme - s’il est scrupuleusement respect6 - ce qui pourrait rava- ler la conscience musicale au rang de servante d’une conscience philo- sophique dominatrice, voire d’une conscience scientifique ou purement technicienne. L’esthttique musicale, ici encore, reste libre de tutelle. Elle se soumet A un principe organisateur dont l’instigatrice de dernitre instance demeure la conscience musicale ; ainsi se prtmunit-elle, une fois de plus, contre les morsures de l’arbitraire.

Que dire du principe de technicit; P I1 veut que l’ttude strieuse d’un domaine quelconque de la connaissance sache &server une place de choix, parfois oublite, B l’information qui se degage d’une prise en consi- dCration des divers aspects techniques dont la nature du domaine est

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dCpendante. GONSETH prtcise l4 : I( Qu’allons-nous entendre par m e technique? Ce sera, pour nous, le concours d’un certain ensemble de proctdks, rtunis en vue 2d’une certaine activitt et inform& par la connais- sance d’un certain horizon de rkalitt. Cette connaissance s’exprime par- fois par des rtgles et des prescriptions plus ou moins strictes. Une technique n’est cependant pas ntcessairement un ensemble fermt de proctdks bien dtfinis, bien arr6tts. Une technique est donc aussi un Q &re historique )), et l’ktat dans lequel elle se trouve B un moment dktermint pourrait &re appelk une forme d’activitk. B Cette forme d’ac- tivitt peut d’ailleurs revetir un caracttre essentiellement mental.

LA aussi, la conscience musicale ne perd rien de sa souverainetk. Tout au plus doit-elle se souvenir qu’elle manifeste son activitt avec le concours, explicite ou non, de l’ensemble des techniques mises A sa disposition A des fins expressives. L’enseignement soignt et complet que dtservent avec succts, on en convient, les Conservatoires, Instituts de musique, Universitts, Hautes Ecoles ou Acadtmies, se fait le ttmoin des techniques diverses favorisant le plein Cpanouissement de l’expt- rience musicale proprement dite. Toute rtflexion d’ordre esthktique qui fait fi du corps d’informations dont s’entoure le musicien CprouvC, court le risque de dtsengrener, de se couper de la rCalitC concrete du phCno- mkne musical ; dans le meilleur des cas, elle tombe dans le partiel, le lacunaire, voire le partial. L’arbitraire est d nouveau au seuil de la porte.

Reste A examiner dans quelle mesure le principe d’intigralitk ou de solidaritk sauvegarde, quant A lui, la part d’autonomie que l’estht- tique musicale a ptniblement gagnte au cours des kges. Sur ce point, je crois que la dtmarche mtthodologique rtclame les soins les plus attentifs ; car, si Yon prend la dkfinition de GONSETH au strieux - I( Un principe d’inttgralitt pose enfin l’ensemble de la connaissance comme un tout dont les parties ne sont pas autonomes >> l5 - il faut bien admettre que la thtse de l’autonomie-8-tous-crins a t bat- tue en brtche. Mais au fait, le choix de la recherche esthttique ne se cristallise pas autour de cette thtse unique. Ainsi que j’ai essay6 de le dire A plusieurs reprises, il s’agit d’tviter B la fois le charybde de la tutelle et le scylla de l’arbitraire. Je compte bien poursuivre sur cette lancCe. Or comme je ne puis me dkpartir de l’intention d’etre succinct, donc sommaire, nu1 ne m’en voudra de ne pas entrer dans le dttail de l’argumentation et de ne pas respecter les nuances. Au reste, A ce stade de l’expost plus encore qu’aux prkctdents, il convient de juger non sur

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les intentions, mais sur l’euvre accomplie. Eit celle-ci, en majeure par- tie, est B l’ttat de projet. C’est ile projet que je soumets B la critique.

Le principe d’intkgralitk veut donc que soient affirmks l’unitk et la cohkrence de la connaissance globale. DissociCe des autr’es principes - en particulier de celui d e structuralitt -, appliquke dans une pers- pective oh le contrble de l’exptrience n’est plus le critkre par excel- lence, la recherche A n’importe quel prix de l’unitk de la connaissance pourrait conduire B des rtductions plus que fbcheuses. L’histoire de la thkorie musicale en fournit, pour sa part, des exemples nombreux, par- fois subtih. J’en tiens pour preuve les essais de rkduction du musical B l’arithmktique (thtorie des rapports simpl’es), au gtomttrique (systkmes logarithmiques dominateurs), B la physique (thCorie de lla rksonance),

la psychophysiologie (thkorie de l’affinitk harmonique d’HELMHOLTZ), B la psychologie (thkorie de STUMPF), au sociologique (Ch. LALO), etc ... Qu’est-ce B dire? Qu’il faille prendre le contrepied de ces dogmatis- mes en ckdant B une sorte de tentation d’angklisme, qui consisterait B dtfinir la sphkre d u musical dans l’abstrait en posant au prkalable une base d’axiomes et de definitions B partir de laquelle il serait loisible d’kdifier un systilme strictement klabork ? On entreverrait ma1 comment cela serait acceptable tant du c6tk de l’objet que du cdtt du sujet.

Du cat6 de l’objet, on ne peut B bon droit oublier que le phknomene musical est conditionnk - mais je ne dis pas dktermint - par les lois qui prksident B son elaboration. A cet kgard, l’objet que j’ktudie com- porte diffkrents aspects ; rien ne me dispense - puisque la viske objective entre dans mon projet - de les examiner l’un a p d s l’autre dans un climat d’objectivitk historique et scientifique : aspect mathk- matique (arithmitique, voire gkomktrique), aspect physique, aspect psy- chophysiologique, aspect sociologique ... L’enqu2te comporte ses ruptures ; elle assume les irrkductibilitks d’un domaine B celui qui le suit. (( Va-t- elle pouvoir 2tre ainsi conduite jusqu’i ses conclusions ? )> ajouterait GONSETH 16. (( Le moment vient bientbt oh l’on voit que le nceud du problhrne se s h e au del i de toutes ses approches objective& La cons- cience musicale peut alors entrer en scene, avec la libertC et l’autono- miei7 qui lui sont propres. Les dkmarches de la connaissance objective se trouvent ainsi dkpasskes : ktaient-elles superflues ? Elles fixent les conditions sans lesquelles la libertC ne serait qu’arbitraire 17. )) On le voit ; ces lignes s’inscrivent dans la perspective dkfinie par l’application du principe d’intkgralitk. Ce serait ma1 en saisir la portke que de croire que le cheminement dkcrit soit d’une seule veine et surtout qu’il dbbouche, sans solution de continuitk, sur l’horizon d’interprktation de

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la conscience musicale. Celle-ci ne peut donc faire l’tconomie d’unz reprise en charge de ce qui n’est que proltgomhes.

Nous voici donc maintenant du cbtk du sujet, mais cette situation n’a rien d’ttrange. On ne peut oublier que l’expkrience musicale authen- tique n’est jamais coupbe du mnsicien qui en (est le porteur et le ttmoin. De ce cbtt-ci kgalement, le principe d’inttgralitk trouve sa justification. De quel droit dkcrtterions-nous que la personne humaine, riche d’un corps de rkfkrences acquis dam des horizons d’activitts varites, n’ait pas A construire son unite et sa cohkrence intimes ? Elle le fait dans une perspective d’intentionalitt qui lui est propre et au nom de telle ins- tance qu’elle considtre comme d6cisive. - La viste subjective entre aussi dans mon projet -. Qu’en son intimitt, des liens s’ttablissent entre les divers domaines de la connaissance au gr t d’analogies ou d’isomorphismes plus ou moins stricts, nu1 ne saurait le contester A moins de faire preuve d’idtes prtcongues et taillCes A la hache. Ne dit-on pas de certains musiciens, ce sont des constructeurs, des archi- tectes, lorsque leur gtnie crtateur s’attache A la beaut6 des structures, des difftrents plans, A l’tquilibre des formes? De certains autres, ce sont des pottes, des intuitifs, des amoureux de l’instant Cphtmtre mais riche de densitt ; leur langage est allusif ; tout est pour eux occasion de tisser le rtseau qui fait de l’univers de la sensibilith un monde cohkrent et persuasif ?

Mais nous nous perderions vite dans l’analyse de dttails A vouloir poursuivre sur ce ton.

Disons simplement que la personne humaine quelle qu’elle soit joue sur les registres de son &tre psychophysiologique, qu’elle dispose de l’ensemble des strucbures de sa lsubjectivitk, et que, ce faisant, elle ttmoigne de ses dtterminations tthiques. GONSETH l’a fort bien montrt dans son ttude de l’homo phenomenologicus 18, qui mkne, par la double voie de l’intimitk et de l’altkritk, sur le chemin du connais-toi t o i -mhe .

Les experiences compltmentaires de l’intimitt et de I’alttritt s’of- frent A la conscience humaine comme un programme de longue haleine. Elles s’instaurent selon la Zoi du dialogue l9, pour reprendre une formule de GONSETH. La voie de l’intimiltt suffit, pour porter B la connaissance d’autrui les nervures essentielles des structures de sa subjectivitt ; on est alors le tkmoin de soi-mCme. - En musique, tkmoin de sa propre conscience musicale. - Mais si l’on veut accCder A l’action et A la pen- ste justes dans la communautk des hommes, il n’y a pas dautre recours possible que celui de l’altkritt ; tous sont alors 6rigCs en ttmoins dans l’tpreuve du dialogue. C’est sur ce terrain de rencontre que les prota-

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gmistes de cette tpreuve peuvent tendre ensemble vers la solidariti. des Gtres et vkrifier sans dtsemparer que le discours et le geste, en tant que moyen de communication, doivent s’ouvrir aussi bien du &ti. de l’objet que du c6tC du sujet. Ainsi s’klaborent les elements dont une conscience collective se porte garante. - La conscience commune de la musique, par exemple, A laquelle ANSERMET fait allusion dans son etude : L’expd- rience inusicale et Ee monde d’aujourd’hui?O. -

Dans le contexte dtfini par le principe dinttgralitt, la proctdure des experiences croiskes - par exemple, le temps dans le langage, la mesure du temps, le temps chez les abeilles 21 - suscite des solutions parfois inattendues, ct souvent porttss B un haut niveau d‘adttquation. Cette prockdure qui relie, par faisceaux croisks visant A un mtme objet, des expkriences appafiemment disparates - exptriences mentes dans dles champs de connaissance de natures diffbrentes ou exptriences vtcues lors de contact avec des temoins de formations diverses -, paraPt sur- prenante A qui ne connait que des demarches B caractkre lintaire et B trame unique. Pour qui l’assume avec patience et ouverture &esprit, elle suscite des synthkses, oh souvent s’allient plusieurs aspects, initia- lement hit iroghes.

En risum6, les principes de la philosophie ouverte s’appellent et se compktent les uns les autres ; ils rebentitsent aussi les uns sur lea autres. Envisages comme un tout organique ordonne A des fins d’ouverture B l’exptrience - calle de la conscience musicale en l’occurrence -, ils sont susceptibles de jouer dans le domaine de la recherche esthitique le mCme r61e que dans les nombreux champs de recherche patiemment prospect& par GONSETH.

NOTES

Le probldme du temps, essai sur la mkthodologie de la recherche, F. Gonscth,

La gamme et le langage musical. P.U.F., 1961. a Musique, organc officiel du Conservatoire de La Chaux-de-Fonds ... ; No 4 ;

4 Cf. Bibliographic de F . Gonseth in La Philosophie des sciences de F. Gonseth,

ti Cf. Philosophie et esthitique musicales, G. Brelet, in Prkcis de musicologie,

Cf. Propos sur les fondements de la musique, in Dialectica No 64, dtcembre

’ Cf. La mktaphysique et l’ouverture ci l’expkrience, Seconds entretiens de Rome

Editions du Griffon, Neuchltd 1964, p. 381.

avril-mai 1961, p. 9.

E. Bertholet, Editions L’Age d’Homme, Lausanne 1968, pp. 319 ii 325.

J. Chailley, P.U.F., 1958; pp. 389 A 423.

1963, p. 54.

publits sous la direction de F. Gonseth, P.U.F., 1960; pp. 70 i 74.

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Langage, temps et libertk 121

Cf. Pouwoir de l’esprit sur le riel, Les deuxikmes entretiens de Zurich sur I’idke

Stratkgie du fondement et stratkgie &engagement, F. Gonseth, in Diulectica, de dialectique, Editions du Griffon, Neuchittel 1948 ; pp. 43 et 44.

vol. 22. fasc. 3 / 4. 1968 - 7 - - - - 9 Pouvoir de‘l‘esprit sur le rkel, op. cit. ; p. 44.

Cf. La gkonzbtrie et le problkme de l‘espace, I B VI, F. Gonseth, Editions du Griffon. Neuchitel 1945 - 1956.

11 On rend ici le mot structure dans le $ens d’un t( tout form6 de phknomhes SO-

lidaires, t e t que chacun depend des autres et ne peut &re ce qu’il est que dans et par sa relation avec euxn. Cf. Vocabulaire de la philosophie de Lalande.

12 Cf. La morale peut-elle faire l’objet d u n e recherche de caructdre scientifique ? F. Gonseth in Revue uniwersitaire de science morale, Nos 1, 2, 5 et 10 I l l , Genhve (1964 - 65 - 69).

Cf. Le probldme du temps, ap. cit. Divers articles publies par les soins de Dialectica : Vol. 20, 21 et 22 (1966-

Cf. La gdombtrie et le rob28me de l’esface, IV, op. cit., p. 283.

16 Texte dkji citC ; Musique, No 4 ; avril-mai 1961, p. 8. 17 C’est nous qui soulignons.

zo Cf. Dkbat sur PArt cantemporain, Rencontres internatiunales de GenPve 1948.

67 - 68).

15 Pouvoir de l’esprit sur P e rkel, op. cit., p. 44.

Cf. Dialectica, No 73 / 74, mars-juin 1965, pp. 40 B 69. Cf. Dialertica, vo~l. 6, N o 2, 1952.

Cf. Le probldme drc temps, op. cit., p. 359. Editions de la Baconnitre, NeuchSltel 1949.

Eric Emery La Chaux-de-Fonds

Ddectica Vol. 24, No 1-3 (1970)