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Christian Geffray Le Nom du Maître Contribution à l'anthropologie analytique Hypothèses AR E'

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Christian Geffray

Le Nom du Maître

Contributionà l'anthropologie analytique

HypothèsesAR E '

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CollectionHypothèses

ARCANESRecherche Psychanalytique

9, place Kléber, 67000 Strasbourg198, rue St Jacques 75005 Paris

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© Éditions Arcanes, 1997

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Christian Geffray

Le Nom du Maître

Contributionà l'anthropologie analytique

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Du même auteur

Ni Père ni mère. Critique dt la parenté: le cas makhuwa,Seuil, Paris, 1991.La Cause des armes au Mozambique,. anthropologie d'uneguerre civile, Karthala, Paris, 1991.Chroniques dt la servitude en Amazonie brésilienne,Karthala, Paris, 1995.

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SOMMAIRE

Préface, Dominique Simonney................................................ 7Avant-propos........................................................................ 19

Première partie: DOSSIER

I. La guerre au Mozambique et le vocabulaire de Freud 25II. Dette, loi et servitude en Amazonie brésilienne ...... 31III. L'amour et l'expression de la vie sociale au Brésil. 43

Deuxième partie: LE DISCOURS ANALYTIQUE SUR LA VIE SOCIALE

I. Freud, la masse et l'amour du meneur 75II. ~a configuration sociale du désir............................... 91III. A propos de Totem et tabou........................................... 141

Troisième partie: LA CIRCULATION MÉTAPHORIQUE DES IDÉAUX

I. La métaphore des Noms-du-Meneur 155II. La métaphore des Noms-du-Maître 169III. La métaphore des Noms-de-Ia-Loi 183

ANNEXE:

Les meneurs amérindiens d'Amazonie 201

Ouvrages cités 213

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PRÉFACE

Dominique Simonney

«On devine le prestige et l'importance d'une ethnologiequi, au lieu de se définir d'abord, comme elle l'a fait jus­qu'ici, par l'étude des sociétés sans histoire, chercheraitdélibérément son objet du côté des processus inconscientsqui caractérisent le système d'une culture donnée; elle fe­rait ainsi jouer le rapport d'historicité, constitutif de touteethnologie en général, à l'intérieur de la dimension où s'esttoujours déployée la psychanalyse. Ce faisant elle n'assi­milerait pas les mécanismes et les formes d'une société à lapression où à la répression de fantasmes collectifs, retrou­vant ainsi, mais à une plus grande échelle, ce que lapsychanalyse peut découvrir au niveau des individus; elledéfinirait comme systèmes des inconscients culturelsl'ensemble des structures formelles qui rendent signifiantsles discours mythique, donnent leur cohérence et leur né­cessité aux règles qui régissent les besoins, fondentautrement qu'en nature, ailleurs que sur de pures fonctionsbiologiques, les normes de vie. On devine l'importancesymétrique d'une psychanalyse qui, de son côté, rejoindraitla dimension d'une ethnologie, non pas par l'instaurationd'« une psychologie culturelle .., non pas par l'explication

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sociologique de phénomènes manifestés au niveau des in­dividus, mais par la découverte que l'inconscient lui aussipossède - ou plutôt qu'il est lui-même une certaine struc­ture formelle. Par là, ethnologie et psychanalyse vien­draient, non pas à se superposer ni même peut-être à se re­joindre, mais se croiser comme deux lignes orientées diffé­remment: l'une allant de l'élision apparente du signifiédans la névrose, à la lacune dans le système signifiant paroù celle-ci vient à se manifester; l'autre allant de l'analysedes signifiés multiples (dans les mythologies, par exemple) àl'unité de structure dont les transformations formelles déli­vreraient la diversité des récits. ,.

Michel Foucault, Les Mots et les choses, NRF, p. 391.

L'on me pardonnera d'introduire d'une si longue citationl'introduction même à l'ouvrage de Christian Geffray. Maisle vœu qui y est exprimé d'un entrecroisement de l'eth­nologie et de la psychanalyse me semble se retrouver dansledit ouvrage.

En effet il y sera traité du fait social et anthropologiquesous l'éclairage de la psychanalyse mais, dans le même mou­vement, cette causalité sociale se verra enrichie d'inventionsconceptuelles dont le matériel s'est trouvé recueilli sur leterrain même de l'ethnologue, au Mozambiqu~ et au Brésilnotamment..

Ses ouvrages précédents (Ni Père ni mère, La Cause des armesau M02Jlmbique, anthropologie d'une guerre dvile, Chroniques de laservitude en Amazonie brésilienne) sont. autant de jalons posés surle chemin qui amène l'auteur à avancer les thèses originalesque vous allez trouver développées ici.

Dans ce livre il sera question des formations collectivesque le lien social fait surgir. Certes Freud s'en est occupé,notamment dans son article célèbre sur la psychologie desmasses, mais il reste beaucoup à dire après lui, et pourquoipas autrement. Au-delà de ces formations, C. Geffray. inter­roge la trame même du lien social et s'efforce d'y dénicherdes causes que la psychanalyse nous a permis d'entrevoir.

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Quel rapport entre l'initiation, dont Lacan nous dit qu'ellemanque tant au monde moderne, et les affiliations lignagèresau Mozambique, en quoi la faillite du discours du maître ­question cruciale s'il en est - provoque-t-elle cette explosionde meurtres des dominés en Amazonie, pourquoi, toujoursau Mozambique, une population «libérée du joug colonial»s'empresse-t-elle de massacrer ses libérateurs ?

Autant de questions dont l'auteur se saisit aux finsd'élargir sa réflexion sur le rôle de l'inconscient individuel surle lien collectif, non pas sur le mode du fantasme collectif queréfutait Foucault, mais sur «la double articulation del'histoire des individus sur l'inconscient des cultures et del'historicité de celles-ci sur l'inconscient des individus» quecelui-ci appelait de ses vœux.

Avant d'en venir à l'inspiration que Christian Geffraytrouve dans Freud et dans Lacan et aux trouvailles qui enrésultent pour ses propres avancées, il ne me paraît pasinutile de revenir aux rapports ô combien complexes etsouvent lourds de malentendus qu'entretiennent ethno­anthropo-sociologues et psychanalystes.

Nous savons que les ethnologues, à commencer parKroeber, se sont efforcés, avec succès d'ailleurs, de réfuter lematériel que leur a emprunté Freud pour étayer son Totem ettabou, renvoyant cet ouvrage et sa thèse centrale du meurtreprimitif du père à son statut de mythe.

Les psychanalystes ont appris depuis à aborder autrementles questions soulevées dans Totem et tabou et ce livre gardepour eux un intérêt majeur, le meurtre primordial pouvanttout à fait être transposé sur le plan symbolique. La cohé­rence de l'œuvre de Freud n'en est pas entamée, nouspossédons d'autres outils de travail, fournis entre autre parLacan, qui font que nous n'avons plus besoin que ce meurtreait réellement eu lieu.

De même, le travail superbe de Claude Lévi-Strauss effec­tué dans Le Totémisme aujourd'hui démontre que le totémismene fait qu'exprimer un principe structural, dans l'union de

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termes opposés, mais qu'il peut être exprimé par biend'autres moyens et qu'il n'a donc rien d'universel dans lessociétés primitives. L'auteur semble avoir construit son livresur l'intention d'enfoncer le clou dans l'erreur freudienne,cette fois à propos du totem.

Mais là encore le «psychanalyste aujourd'hui », pour lesraisons qui viennent d'être évoquées, peut prendre grandplaisir à la lecture du livre de Lévi-Strauss sans penser pourautant que la théorie freudienne y est de quelque façonmenacée.

Ce qui intrigue davantage est le rapport de fascination­rejet qu'entretiennent nombre d'ethnologues avec la psy­chanalyse, à commencer par Lévi-Strauss qui, après avoirmis - avec Marx - Freud parmi ses maîtres au début de sonœuvre, met en route ensuite une véritable entreprise dedémolition critique, sinon de la psychanalyse, du moins del'intérêt de celle-ci pour le champ que circonscrit l'eth­nologie. Comme il le I!0te, non sans humour, dans Le Toté­misme aujourd'hui: «A la différence de Kroeber, notreattitude envers Totem et tabou s'est plutôt durcie avec lesannées ».

On pourrait ajouter, non seulement envers Totem et tabou,mais envers la psychanalyse tout entière.

Il n'est, pour s'en convaincre, que de lire La Potière jalouse,ouvrage beaucoup plus récent, où il entreprend une critiquesystématique du freudisme par le biais de l'abord par Freuddu symbolique «dans l'espoir de trouver aux symboles unesignification absolue» ou à travers le reproche fait à celui-cide « sa technique simpliste des associations libres [...] [au lieude] chercher à comprendre un individu de la façon dontl'ethnographe cherche à comprendre la société» (op.cit.,p. 247-248).

Or c'est à un mélange, plus qu'à une confusion, du sym­bolisme et du symbolique qui apparaît dans les premiersouvrages de Freud, La Science des rêves par exemple, que l'onpeut imputer une telle critique; en fait, il s'est de plus en plus

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départi de ce symbolisme anhistorique et n'encourt nulle­ment, au vu de l'ensemble de son œuvre, le reproche lévi­straussien d'être parfois trop jungien, mais juste celui d'êtretrop ... freudien.

En ce qui concerne le conseil de procéder commel'ethnographe, laissons la réponse à Moustapha Safouan :

.. Une telle explication implique que c'est la société qui ex­plique l'individu et non pas l'inverse, et que, partout, c'estla psychanalyse qui doit être subordonnée aux autres scien­ces humaines - ce qui ne correspond pas exactement à laconception qu'en avait Freud, dont Lévi-Strauss souligneles hésitations à ce sujet, notamment concernant l'interpré­tation du symbolisme. Or, la question est justement de sa­voir si la psychanalyse ne fraie pas une tierce yoie, qui nouspermet de ne pas nous enfermer dans la dichotomie socié­té-individu. » (La Parole ou la mort, Seuil, Paris, p. 81)

C'est à n'en point douter la voie que va suivre ici ChristianGeffray.

L'inconscient lévi-straussien, pure mécanique combina­toire symbolique, excluant par définition toute interventionen elle du pulsionnel, laisse entière la question de ce qui vadéterminer le sujet dans ses choix et dans ses actes, horscette matrice originelle. On sait que Lévi-Strauss n'a jamaisvéritablement tranché sur ce sujet; mais, d'un penchant trèsmarqué pour Jean-Jacques Rousseau, il extrapole une con­duite de l'homme qui pourrait se guider sur une iden­tification compassionnelle à l'autre, qui pourrait le menervers des chemins plus harmonieux dans sa vie personnelle etsociale.

Il est patent que, dans son œuvre, le pulsionnel, le désir,l'amour ne trouvent pas leur place.

Et pourtant il serait bien étonnant qu'entre l'individu, prisen tant que sujet (donc divisé par ses pulsions, son désir etses liens amoureux) et l'agencement des liens sociaux quiréunissent entre eux et à leur insu (en tant que leur échappe

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la raison même de cet agencement) ces mêmes individus, il yait un tel saut épistémologique qu'il empêche tout rappro­chement entre l'une et l'autre de ces deux approches.

Bien d'autres ethnologues se sont essayés à ce travail:écouter la musique qui nous parvient, rarement harmo­nieuse, du rapport du sujet à ses prochains et déterminercomment jouent leurs partitions, respectivement l'individu etle groupe.

Il me semble qu'existe souvent de leur part comme un re­cul devant les conséquences d'une prise en compte de lathéorie analytique jusque dans ses dernières conséquencesqui, après tout, ont un nom qui les résume: la castration, quilaisse le sujet en proie à sa division et au radical de son man­que et rend compte du pourquoi de cette introuvableharmonie.

Souvent l'ethnologue veut bien de la psychanalyse, maisun petit peu, avec réserve.

Je pourrais évoquer ici Maurice Godelier qui développeune théorie centrée sur l'imaginaire et qui soutient l'existencede deux inconscients :

« Tout se passe comme si l'existence sociale de l'hommen'était possible que grâce à deux processus de refoulementqui constituent les deux sources de la formation de l'in­conscient individuel et collectif. Le premier processus con­cerne la sexualité et sa répression, le second le, pouvoir(politique et économique) et ses exclusions ». (L'Enigme dudon, Fayard, p. 246) -

Le lecteur verra comment Christian Geffray se démarquede cet inconscient collectif (ici plus marxiste que jungien) enle diffractant en différents inconscients sociaux, qui sont toutsauf uniques et ne sauraient exister hors l'inconscientfreudien.

M. Godelier, comme beaucoup de ses contemporains,prône un dialogue des sciences sociales avec la psychanalysemais un « dialogue fondé bien entendu sur la reconnaissance

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des avancées de Jacques Lacan par rapport à Freud, maisaussi des effets négatifs du postulat, devenu dogme, selonlequel le symbolique prime sur l'imaginaire. » (Ibid., p. 277).

Or, chacun sait le soin qu'a toujours pris Lacan, déployantles catégories du réel, du symbolique et de l'imaginaire, depréciser les liens entre celles-ci et l'absence de prééminencede l'une sur l'autre, même si, dans tel ou tel de ses séminai­res, l'une d'entre elles peut être, pour des raisons didactiques,par!iculièrement mise en avant aux dépens des autres.

A la décharge de Maurice Godelier, il faut avouer que lespsychanalystes eux-mêmes s'y sont souvent trompés, accu­sant Lacan, selon l'époque ou le penchant théorique dechacun, de favoriser l'une des trois catégories au dépens desdeux autres. Force est de constater que Lacan, au début deson enseignement, tout à son combat contre la ~érive imagi­naire de l'ego-psychology qui nous venait des Etats-Unis, ainsisté lourdement sur le primat du signifiant. La fin de sonœuvre et le nouage très strict qu'il y effectue des trois caté­gories n'autorisent plus maintenant cette confusion.

Pour nos collègues œuvrant dans les sciences sociales, lapsychanalyse, dirai-je, est à prendre ou à laisser.

L'on m'objectera à juste titre que les psychanalystes eux­mêmes, à commencer bien sûr par Freud, n'ont jamais hésitéà s'accaparer allègrement telle ou telle part de l'œuvre d'unphilosophe ou d'un ethnologue, ignorant superbement ce quidans ladite œuvre ne convenait pas à leur propos.

Le psychanalyste reconnaîtra bien volontiers cette objec­tion et s'inquiétera légitimement de ce que l'on incrimine sadiscipline d'avoir des velléités hégémoniques sur la pensée.Mais, dans le cas présent, il faut aborder les choses autre­ment; si l'on soutient que la théorie psychanalytique n'estpas morcelable, qu'elle constitue un tout, cela ne veut pasdire qu'elle est définitive, encore moins exempte d'imper­fections, ou qu'elle échappe à la critique et au remaniement.Chacun sait d'ailleurs qu'il y a autant de théories psychanaly­tiques que de psychanalystes!

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Cela veut simplement dire que, si l'on reconnaît l'ensei­gnement de Freud et de Lacan, il y a un certain nombre deconcepts incontournables, qui ne peuvent être ignorés sansremettre en question l'ensemble de leurs théories.

Pourquoi cette différence de traitement pour la psycha­nalyse ? Lacan disait: «Impossible de me suivre sans passerpar mes signifiants ». Mégalomanie? Peut-être pas.

Nous pouvons lire saint Augustin et en apprendre beau­coup sans pourtant partager sa croyance. Lévi-Strauss aapporté, à travers son abord structuraliste, des données surla pensée sauvage qui ne seront probablement jamaisdépassées, pourtant nous pouvons remettre en question toutun pan de sa théorie. Hegel nous est infiniment précieux sansque pour cela nous adhérions forcément à sa prédiction de lafin de l'Histoire.

La psychanalyse, quant à elle, avance, quelles que puis­sent être ses variations théoriques, voire les controverses quileur font cortège, quelques concepts à propos desquels ellene semble pas pouvoir se dédire, sauf à voir s'écroulerl'édifice entier qu'elle a forgé.

Avançons une liste non limitative: la perte irrémédiablede l'objet primordial, la castration et son rapport à l'œdipe etaux Noms du Père, l'aliénation constitutive du sujet dans ledésir de l'Autre et dans le langage, la division du sujet. Vousretirez un de ces concepts, la psychanalyse perd toute sacohérence.

Nous pourrions résumer ainsi cette problématique: pourla philosophie et les sciences humaines, il y a à prendre et àlaisser, sans que la pertinence de chaque œuvre risque d'êtreentachée de nullité; pour la psychanalyse, si la consistancede l'un de ses concepts fondamentaux s'avérait nulle, ouavait, pour quelque raison de société, à être considéréecomme telle par tous, elle disparaîtrait en tant que discours.

Or c'est d'être un discours, au sens que Lacan a donné àce mot, qu'elle existe. S'il n'y a plus de discours psychanaly­tique, il n'y a plus de psychanalyse.

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Ce qui explique que cette obligation de cohérence soit vi­tale pour elle, alors que, dans d'autres champs, lacontradiction n'invalide en rien leur performance. Faut-ilrappeler que, faute d'avoir tenu fermement ces principes, lapsychanalyse a p'ratiquement disparu (à quelques notablesexceptions) aux Etats-Unis?

Par ailleurs, si le psychanalyste tente des incursions horsde son domaine, celui du divan, qui lui a permis de faire tenirses concepts comme fondamentaux, il risque certainementd'errer s'il se permet d'intervenir dans le champ du social oùil n'est pas présent en tant que tel, mais dont il perçoit lesmultiples échos.

C'est là que la charge de la preuve se renverse et que lesanthropologues ou les sociologues, qui, eux, parcourent ceterrain-là, sont à même de juger et de commenter les hypo­thèses des psychanalystes. Nous venons de voir que nombred'entre eux ne s'en sont pas privés.

Ces remarques appuyées sur la nécessaire cohérence dudiscours analytique ne viennent pas là comme un plaidoyerpro domo sans rapport avec l'ouvrage qu'elles introduisent.

Elles étaient nécessaires pour rendre le lecteur sensible ausoin qu'a pris Christian Geffray de «jouer le jeu» des théo­ries freudiennes et lacaniennes et de les suivre dans leursultimes conséquences en les appliquant à son propre champpratique et théorique.

Le lecteur constatera qu'il va, partant de formules et demathèmes tirés de la théorie psychanalytique, jusqu'à lesprolonger et en former de nouveaux, plus aptes selon lui àrendre compte de ce que sa pratique lui a enseigné.

Là, il bascule dans son propre champ et prend la respon­sabilité de ses inventions. Loin de se désolidariser dupsychanalyste, il rend simplement à César ce qui lui appar­tient. Il ne manque pas de tenir compte de ses remarques, s'illes juge pertinentes, et éventuellement de s'en servir commeapport à sa théorie.

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Pour le coup, ce sera à notre tour de demander au lecteurpsychanalyste de ne pas se montrer trop fétichiste et desuivre l'auteur dans son parcours sans le traiter d'ico­noclaste : s'il en rajoute sur la théorie analytique pour tenterd'approcher le domaine social, il ne lui enlève évidemmentrien.

En fait, le fil suivi est très strictement freudien, articulé au­tour des élaborations de Freud sur la psychologie desmasses, de Totem et tahou et de la métapsychologie du Moi etdu ça, et lacanien à travers l'ample usage de la métaphore desNoms du Père.

L'auteur suit fermement la logique des concepts qu'il leuremprunte et, s'il lui arrive de critiquer telle ou telle de leursélaborations - je pense notamment au fameux mythe de lahorde primordiale -, il n'en reste pas moins dans l'esprit et lalettre de leurs œuvres.

Pourtant, c'est son point de vue d'anthropologue qui luipermet de nous brosser un tableau inédit de la formation desfoules, de la naissance et de la mort des institutions, et durôle du meneur, du maître et de la Loi dans leur évolution.En cela il réalise cet entrecroisement de l'anthropologie et dela psychanalyse que Foucault appelait de ses vœux.

Le concept esquissé et jamais développé par Freud d'Idéalde la masse est le véritable «point de capiton» où cet entre­croisement fait la preuve de sa valeur opératoire.

Je laisse le soin au lecteur de découvrir la richesse des éla­borations qui en découlent. Qu'il me soit juste permisd'anticiper cette découverte par la remarque suivante: leshypothèses de Christian Geffray mènent à la plus brûlanteactualité, aux questions qui se posent quant à l'avenir denotre monde dit «post ou ultramoderne ».

Nous pensons à la déliquescence grandissante de la réfé­rence paternelle, à la constitution de masses sur un moderégressif et violent, que nous voyons proliférer de façon plusqu'inquiétante, que ce soit sur le mode de replis ethnico­religieux ou sur celui des sectes, et aussi à la faillite du dis-

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cours du Maître dont aurait tort de trop vite se réjouir, carelle entraîne des effets pervers sur le mode du stalinisme, dufascisme, du racisme et de l'antisémitisme.

Mais là je m'avance déjà trop, car tout cela est traité dansl'ouvrage que vous allez lire.

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AVANT-PROPOS

La première partie du livre, intitulée « Dossier », présentedes fragments d'analyses sociologiques effectuées à l'issue dediverses enquêtes en Afrique ou en Amérique latine. L'objetde ces recherches n'avait rien à voir avec la psychanalyse,puisqu'elles traitaient de la guerre civile au Mozambique, desformes de servitude en Amazonie, ou de l'expression de lavie publique au Brésil. La reprise de ces études vise simple­ment à suggérer comment le vocabulaire, ou certainesformes de raisonnement propres au discours freudien, sesont malgré tout imposés dans l'élaboration et l'exposé desfaits sociaux observés sur le terrain. C'est précisémentl'insistance, dans notre expérience, de l'entrée en résonanceconceptuelle du discours de la psychanalyse avec des objetsqui lui sont étrangers, qui a motivé la réflexion présentée parla suite, dans la seconde partie.

Celle-ci rompt avec le ton de la première partie. Il s'agitd'un essai théorique, où nous souhaitons établir à quellesconditions le discours des sciences sociales peut prendre saplace dans celui de Freud. Il eût été plus élégant, mieuxconforme à la tradition scientifique aussi, de formuler lepropos théorique dans le fil de l'élaboration des matériaux.

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Mais l'artifice d'exposition inductif s'est révélé finalementimpraticable, sans que nous sachions bien d'ailleurs s'il fautmettre cette impossibilité sur le compte de nos insuffisances,ou s'il faut la rapporter simplement à la nature de la tâche.

Nous n'avons pu faire l'économie, en effet, d'une relec­ture des textes où Freud expose lui-même ses thèses sur laquestion sociale, en particulier dans Psychologie des masses etanalyse du Moi ou Totem et tabou. Notre démarche s'est voulueau plus près du raisonnement de Freud, en reprenantl'examen des catégories qui nous concernent plus directe­ment - l'amour du meneur et l'identification -, tout en nousinterrogeant sur l'usage qui est fait dans sa démonstration del'expression d'« idéal de la masse ». Cette notion, aussi cru­ciale pour son raisonnement que pour le nôtre, demeure eneffet inexpliquée sous la plume de Freud, du point de vueanalytique. Nous tenterons d'élucider ce problème, tout enrenvoyant aux éléments d'enquête du dossier, chaque foisque cela semblera opportun ou à titre d'illustration.

Notre démarche part de la pensée de Freud et elle y de­meure, semble-t-il, jusque dans le dégagement de catégoriesnouvelles et étrangères au corpus conceptuel de son dis­cours. Le Nous et ses idéaux, comme instances imaginaireset symboliques des configurations collectives du sujet, noussont en effet apparues en germe dans les résultats de Freud,et c'est dans le prolongement de sa propre pensée que nousavons le sentiment d'avoir pu les mettre en lumière. Leurformalisation était à la portée de Freud, mais on dirait plusjustement peut-être qu'il les a mises à la nôtre: la vie socialen'était pas son objet, quelle que fût par ailleurs la justesse deson pre ssentiment quant à la portée de ses découvertes au­delà de son expérience.

Nous dûmes, dans le même mouvement, tirer les consé­quences de la nature strictement métaphorique du lien quiassocie la figure du père à celle du meneur; si le meneur estcomme un père, on suppose du même coup qu'il n'en est pasun : les substituts ne sont pas l'original, les fonctions qu'ils

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AVANT-PROPOS 21

incarnent ne sont pas identiques et, surtout, elles nes'exercent pas sur la même scène. Il apparaît de la plusgrande importance pour nous, sociologues, d'établir que lesdeux propositions: «le meneur est comme un père» et «lemeneur est le père », ne sont pas équivalentes, et que laseconde est fausse. Cette distinction, de même que la recon­naissance de l'existence d'instances imaginaires et sym­boliques étrangères à l'expérience de la cure (évoquées ci­dessus), comptent peut-être parmi les conditions préalables àla tenue d'un discours analytique sur la vie sociale. Un dis­cours sociologique qui donnerait raison de son articulationconceptuelle avec ce que dit la psychanalyse, tout en resti­tuant à son objet la plénitude de son autonomie ou de sacausalité propre.

Il faudra se résoudre, ce faisant, à trancher le cordon quirattache parfois le discours des sciences· sociales (chez lesethnologues, pour autant qu'ils ne méconnaissent pas l'exis­tence de la psychanalyse), à l'expérience de la cure. Celle-ciest étrangère à notre activité et ce qui s'y dit ne nous inté­resse pas directement. Lorsque Freud écrit les pagesémouvantes que l'on sait sur la guerre, on sent bien qu'unequestion majeure (pour nous) lui est indifférente, la réponseétant d'ailleurs hors de portée de son expérience : pourquoila guerre éclate? Mais pour citer quelques objets fréquem­ment perçus à la jonction de nos deux domaines, ilconviendra de prendre acte aussi, par exemple, que l'interditendogamique n'est pas l'effet de la prohibition de l'inceste,ou que l'ancêtre lignager n'est pas ce «père mort» dont lenom introduit le sujet à l'ordre symbolique. Les phénomènesse déploient sur deux scènes différentes, et dans la mesureoù nous saurons identifier précisément ce qui les sépare,quelque éclairage pourra être jeté dans la foulée sur la thèsefameuse et téméraire de Totem et tabou.

L'expérience de la cure ne nous « intéresse» pas, mais en­core faut-il savoir pourquoi. En tentant de répondre à cettequestion, une clôture s'effectuera touchant l'objet de la

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psychanalyse, pour autant que la réflexion sociologique par­viendra, paradoxalement, à se fonder dans son discours. Onverra alors que ce qui nous sépare des psychanalystes enséparant nos objets, renvoie à tout autre chose qu'à l'op­position entre «individu» et «société », ce paradigme dubon sens en sciences humaines, dont l'effet d'occultationaffecte souvent les psychanalystes autant que les sociolo­gues. On verra que si les uns et les autres ne parlent pas de lamême chose, c'est peut-être qu'ils n'écoutent pas la mêmeparole.

Nous employons ici le terme de « sociologue », ou d'« an­thropologue », pour désigner génériquement ceux qui sepréoccupent d'entendre quelque chose à la vie sociale et àson histoire, sans trop nous préoccuper des conventionsdisciplinaires. En ce sens, il concerne aussi les historiens oules économistes \. Le projet de faire prendre sa place, un jour,au discours des sciences sociales dans celui de la psychana­lyse, satisferait finalement, à sa manière, à l'ambition de lavieille anthropologie des philosophes, sur un registre qui neserait plus, cependant, celui de la philosophie.

1. La mise en perspective des faits sociaux proposée touche aussi à lapolitique. La question de la possibilité de celle-ci, telle qu'elle est poséedans les recherches contemporaines d'A. Badiou, S. Lazarus ouJ. Rancière par exemple, n'est pas abordée et encore moins tranchée.Elle demeure ouverte.

\

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Première partie

DOSSIER

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LA GUERRE AU MOZAMBIQUEET LE VOCABULAIRE DE FREUD

La guerre civile au Mozambique, entre 1977 et 1993, futun événement banal de la fin de ce siècle, mais elle fut long­temps difficile à comprendre pour les commentateurs, lesdiplomates, les journalistes et les responsables politiques etmilitaires m~mes qui la conduisaient sur le terrain. Les diri­geants de l'Etat mozambicain, en butte à la sédition arméed'un certain nombre de populations rurales, avaient étéportés au pouvoir à l'origine, en 1975, par une aspirationanticoloniale assez unanime, profonde et enthousiaste.Comment comprendre la brutalité du retournement d'unepartie de la population et son entrée en guerre contre ceuxqui avaient, quelques années auparavant et en son nom,conquis l'Indépendance contre le Portugal ?

Au lendemain de la défaite des colonisateurs, les dirigeantsnationalistes formulèrent une interprétation révolutionnairede leur propre rôle auprès des populations qui s'offraient à

.eux et qu'ils accueillirent dans la victoire. Retenons simple­ment, pour la préoccupation qui est ici la nôtre, que lesnouveaux maîtres du pays ne purent éIJoncer le sens de leurpropre légitimité, et celle du nouvel Etat à bâtir, qu'en se

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livrant conjointement à un déni, fort radical dans leur dis­cours, de l'existence historique et sociale des treize millionsd'anciens colonisés qui les acclamaient. L'affaire se présentaitcomme une version locale de 1'« idéologie de la page blan­che» : tout fut conçu comme si les popula;.tions (rurales enparticulier) s'étaient présentées devant l'Etat comme unevaste collection d'individus, hommes, femmes, vieillards etenfants désocialisés, subsistant les uns hors des autres, horsde leur propre histoire et de leurs liens sociaux, comme si,tombés du ciel, ils avaient attendu le Parti victorieux pours'« organiser ». Cette version africaine de 1'« homme nou­veau» fut, il faut le souligner, une interprétation douce, lacoercition physique y intervint de façon assez marginale,comparativement à ce qui est advenu ailleurs.

Une organisation administrative fut ainsi mise en place,peu à peu irriguée de la base au sommet par un flux continude papiers, rapports et circulaires dûment estampillés, dontune des fonctions principales semblait être de matérialiserl'existence de la hiérarchie, les échelons inférieurs renvoyantscrupuleusement aux supérieurs l'information et l'image queces derniers désiraient eux-mêmes pouvoir transmettre àleurs supérieurs, et ainsi de suite. L'usage de la «langue debois» autorisait maintes falsifications de la réalité, nourrissaitet perpétuait l'invention d'un pays et d'une société imaginai­res où «l'alliance des ouvriers et des paysans» aurait établisa dictature sur les «ennemis du peuple ». La rhétoriquepolitique (mais aussi bien technocratique, développementisteou communitariste chrétienne...), renouvelait ainsi, intermi­nablement, le désaveu de l'existence sociale des populations,tout en mettant, d'une certaine façon, hors de cause la bonnefoi des menteurs administratifs. La plupart croyaient natu­rellement bien faire en ne transmettant de ce qu'ils savaientque ce qui voulait bien se laisser penser et dire dans les caté­gories du discours officiel.

Si, par exemple, l'existence des dispositions politiques,foncières ou institutionnelles lignagères locales venaient

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entraver l'action de l'État (en particulier l'établissement de«villages communautaires »), elle était bientôt épinglée sousles rubriques convenues de 1'« obscurantisme », de la« superstition» ou du «féodalisme» grâce auxquelles étaitréincorporé, dans le discours du pouvoir, l'effet en retour dece qu'il excluait de sa logique. Bref, «ça» - l'existence so­ciale lignagère - était devenu littéralement inaudible àl'oreille des respon~ables, invisible à leurs yeux, à tous lesniveaux du jeune Etat dont la propre existence sociale sesoutenait, pour sa part, de la formulation d'un discours etd'un projet révolutionnaires jacobins.

Ceux, parmi les fonctionnaires, qui exerçaient leur activitédans leur propre région, pouvaient bien savoir, mieux quequiconque, ce qui se passait; ils n'en étaient pas moins ass u­jettis aux exigences symboliques de la rhétorique du pouvoirdans l'exercice de leurs fonctions. Ils pouvaient même prêterfoi avec ferveur et honnêteté au discours des maîtres del'État, sans méconnaître pour autant, individuellement, ceque ce discours oblitérait de la vie sociale qui leur était fami­lière. Lorsque la guerre survint, beaucoup de ces gensmoururent sans rien ignorer des véritables mobiles de ceuxqui les exécutaient, quoique leur propre discours leur eûtinterdit de les reconnaître. Embarrassés de la contradiction,ils étaient incapables d'élaborer publiquement (sinon poureux-mêmes) un compromis convainquant entre leur savoirsocialement refoulé, et le discours proclamé de leurcroyance progressiste. Impuissants à faire entendre ce qu'ilssavaient aux créateurs et proférateurs de discours de leurhiérarchie, ils n'avaient aucun espoir de convaincre leursbourreaux et n'eurent même pas la ressource de les haïr.

Le groupe armé qui a déclenché les hostilités (en 1977)n'était pourtant, à l'origine, guère plus qu'une bande merce­naire recrutée par les services spéciaux de la Rhodésievoisine : quelques dizaines de « chiens de guerre » ou simplessoldats. L'objectif des Rhodésiens, en commanditant lespremières opérations militaires en territoire mozambicain,

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n'allait d'ailleurs pas au-delà de la destruction des basesarrières de la guérilla rhodésienne, et d'un effort de déstabili­sation conjoncturelle de l'autorité marxiste de Maputo.Après coup seulement, leurs mercenaires passèrent à autrechose, d'une façon qui échappa pour une grande part à laperspicacité et à la réflexion stratégiques des petits blancsrhodésiens.

Les officiers rebelles, parmi ceux au moins qui étaientd'origine mozambicaine, entreprirent de reprendre à leurcompte en effet, d'exprimer et donc lier les désirs sociauxcensurés dans l'énonciation du discours du pouvoir révolu­tionnaire. Les guerriers avaient réactivé presque malgré euxces désirs, dont l'existence étaient demeurée comme latentejusqu'à leur arrivée, en,offrant aux populations de se sous­traire à l'autorité de l'Etat et en garantissant militairementcette soustraction. Les soldats n'eurent guère à réfléchir:bon an mal an, ils n'eurent qu'à flagorner les désirs dont ilsfavorisaient incidemment la révélation commune, sans ja­mais cesser de n'être que des guerriers, et sans bien savoir àl'évidence ce qu'ils faisaient. En ,leur absence, la tensionexistant entre les populations et l'Etat n'aurait probablementjamais revêtu une forme violente. Mais ces désirs cher­chaient finalement un représentant, et ils le trouvèrent dansl'organisation militaire, en vertu de quoi ils furent en effetreconnus. Les guerriers ne parvinrent jamais, jusqu'à la finde la guerre, à convertir véritablement leur rassemblementarmé en organisation politique.

On estime le nombre de victimes de cette guerre à unmillion de morts, civils pour la plupart. Il y aurait beaucoup àajouter, naturellement, pour étayer et conforter cette inter­prétation des événements, et en restituer toutes les di­mensions économiques, sociales, politiques et militaires,nationales et internationales. Sans parler du défi que repré­sente encore, pour l'analyse, les faits de cruauté extrême quiont accompagné la réorganisation de la vie civile sous

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l'autorité des hommes de guerre l, Mais peu importe, si l'on

peut dire, pour ce qui nous préoccupe ici: retenons seule­ment de cette évocation sommaire, l'usage qui put y être faitdes mots «désir », «reconnaissance », «latence », «cen­sure », «représentant» ou «liaison» du désir, «refou­lement », «dénégation », «[formation de] compromis »,« ça », auxquels il ne serait pas difficile d'ajouter, si nousdéveloppions un peu la réflexion, les termes de« résistance », de «défense» ou d'« identification»,.. Nousn'avions pas formulé l'interprétation des faits de terrainexactement dans ces termes à l'époque, peu s'en fallutd'ailleurs, mais ils ne nous paraissent pas trahir aujourd'hui lavérité du processus de l'entrée en guerre des populationsciviles, de la perpétuation des hostilités, et de leur extension àla totalité du territoire mozambicain en quelques années.

Or ces mots appartiennent au domaine de la psychana­lyse. Rien de ce qui vient d'être évoqué n'a à voir avecl'activité clinique des thérapeutes, mais l'usage des mots deleur discours ne nous paraît pourtant pas métaphorique, nimême analogique : ils permettent de décrire sans détour cequ'il y eut de plus profond, peut-être, dans la dynamique desévénements, et de la façon la plus fidèle à la parole effecti­vement prononcée ou à ce qu'on pouvait y supposer de non­dit, par ceux qui s'y trouvaient dramatiquement engagés,dont beaucoup y ont laissé la vie. Ce sont les mots de Freud,mais nous pourrions nous demander, à les écrire ici, si nousne serions pas en mesure d'en revendiquer, à la limite,comme sociologues ou anthropologues, la primauté sociale,et d'en souligner du même coup le caractère analOgique dansle discours de Freud...

Le mot dont nous avions usé à l'époque, pour orienternotre réflexion, était celui de «dignité », Nous nousefforcions de désigner par là l'exigence, formulée par lesmembres de certaines populations, que leur soient restituées

1. Geffray C., La Cause des armes au Mozambique. Anthropologie d'une guerrecivile, Khartala, Paris, I991.

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finalement les conditions permettant de continuer de s'aimerelles-mêmes, à travers la reconnaissance g'une imagecommune méritant les égards des maîtres de l'Etat. En défi­nitive, ce sont les guerriers qui surent écouter, accueillir etrépondre à la demande d'amour adressée .à la cantonade,comme une bouteille à la mer, par certaines populationsrurales. Ils l'entendirent d'autant plus aisément qu'aucunerhétorique ne venait leur boucher les oreilles, et que cettedemande s'offrait au commandement militaire séditieuxcomme une aubaine stratégique inattendue.

Nous n'osions pas parler d'« amour» encore; maisl'usage du mot est devenu inévitable. quelques années plustard, quand il s'est agi d'envisager les formes de servitude àl'œuvre sur un autre continent, en Amazonie brésilienne.Celles-ci étaient difficilement intelligibles en effet, sauf àadmettre l'existence d'une dette rigoureusement imaginairedans son principe, et à considérer la relation toute particu­lière que les dominants entretenaient là-bas avec la loi, leurpropre parole et la vérité. Autant de catégories familières,une fois de plus, des psychanalystes qui demeuraient étran­gères au vocabulaire de la sociologie.

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II

DETTE, LOI ET SERVITUDEEN AMAZONIE BRÉSILIENNE

Pendant la période d'enquête en Amazonie brésilienne,entre 1991 et 1993, de nombreux meurtres étaient encoreperpétrés, directement ou non, par des notables locaux ourégionaux 1. L'histoire et le folklore latino-américains sefaisaient l'écho d'innombrables exactions comparables: onavait assassiné naguère de la même façon dans l'arrière-paysde Bahia, Recife, Rio ou Siio Paulo, comme on avait tué enAmazonie déjà, jusqu'au milieu de ce siècle, les collecteurs decaoutchouc qui fuyaient le joug d'une dette trop lourde. Lamême menace pesait il y a quelques années, comme elle pèseprobablement aujourd'hui encore, sur les journaliers tra­vaillant à l'entretien de certaines grandes propriétés d'éle­vage (fQ.;:tndas), sur certains chercheurs d'or ou ramasseursde noix du Brésil... Il arrivait que l'on abattît les fugitifs

1. Ce chapitre reprend, en substance, le contenu d'une communicationprésentée au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, ColloqueInternational du 23 au 30 juin 1994: Geffray C., «La main sur le cœur,l'arme à la main. A propos des assassinats sociaux en Amazonie brési­lienne", Violente et politique, Lignes, 25, Paris, mai 1995, E. Balibar etB. Ogilvie éd., p. 223-232.

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endettés comme, d'ailleurs, ceux qui se contentaient desubsister trop paresseusement sur les domaines, ayant perdutout espoir de solder leur dette. Ces actes étaient commisdans le cadre d'activités productives variées, par des hom­mes de main armés (pistoleiros), ou parfois par leursemployeurs eux-mêmes. Les corps étaient jetés dans lesfleuves, abandonnés en forêt ou ensevelis dans des« cimetières clandestins» aménagés à dessein dans l'enceintede certaines propriétés. Il faudrait ajouter encorel'élimination de ceux qui, à un titre ou un autre, étaient enmesure de rendre public ces forfaits ou, plus exactement, deleur donner un prolongement juridique ou politique impor­tun pour les commanditaires des assassinats (car les faits, eneux-mêmes, n'étaient pas ignorés du public, ni des autorités).

On retiendra que ces violences ne relevaient pas de laguerre cette fois (il n'y avait pas d'affrontement entre organi­sations combattantes) \ ni de la délinquance ordinaire. Ellesn'étaient pas perpétrées par des personnalités marginales,d~munies, en situation d'affliction narcissique au revers del'Etat, mais au contraire par des notables, des nantis parfois,ou dE}s personnes agissant pour leur compte, voire au nomde l'Etat (complicités judiciaires ou policières). C'étaient lesvictimes qui étaient marginales, modestes et misérables:elles travaillaient sur les domaines de leurs bourreaux. Lesmaîtres tuaient leurs employés, et c'est précisément ce quidevait retenir notre attention.

La dette était le dénominateur commun à tous les théâtresde ces violences. Celles-ci n'étaient pas partout - tous lesmaîtres n'étaient certes pas des meurtriers - mais la dette,elle, était omniprésente et la violence, quand elle existait, luiétait toujours associée. Les rescapés des assassinats ne par­laient que d'elle: de prix, de livres de comptes, de solde oude débit, ainsi que de mensonge ou de promesse reniée pardes créanciers. Ces derniers étaient des propriétaires ter-

1. Sauf, ponctuellement et marginalement, dans certains conflits derivalité pour la terre.

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riens, des recruteurs de main-d'œuvre, des commerçants,des gérants, etc., autant de figures du dominant désignées ici,comme le faisaient les personnes endettées elles-mêmes, parle terme générique de « patron »...

Qu'il s'agît de ramasseurs de noix, de collecteurs decaoutchouc, des chercheurs d'or, des petits paysans desfronts pionniers ou des journaliers des grandes propriétésd'élevage, le face-à-face de ces hommes avec leurs patronss'effectuait de part et d'autre d'un comptoir, dans un maga­sin, dans une cabane ou de la main à la main en forêt: ilprenait d'une manière ou d'une autre la forme d'un com­merce l

. Mais les patrons qui achetaient et vendaient auxproducteurs agissaient de telle sorte qu'ils contredisaient lesprincipes communs de la circulation marchande. Il n'existait{'as de libre confrontation de la valeur des produits en effettdonc stricto sensu, localement, pas de marché), et on aurait pumontrer, à chaque fois, comment les patrons s'efforçaientd'interdire toute concurrence en contrôlant vigoureusementl'accès au marché de la population des producteurs. Ils par­venaient à s'imposer par là, aux yeux de ces derniers,comme les vecteurs uniques, ombilicaux, de l'accès auxbiens produits et vendus dans un autre monde.

Une fois leurs «clientèles» encloses, les patrons étaientalors en mesure, à la limite, d'inventer les prix au sein deleurs petits marchés privés. En sorte que le résultat deséchanges étaient toujours le même: quelle que fût la produc­tivité des « clients », quels que fussent les aléas du climat oudes prix du marché extérieur, quel que fût même le montantdu salaire promis, etc., à l'issue d'un cycle de transactions lesproducteurs avaient tout juste obtenu de quoi se nourrir etsubsister. Leurs patrons, quant à eux, avaient accaparé latotalité de la valeur marchande du produit du surtravail de

1. Nous évoquons le modèle classique de l'endettement au Brésil, dit du« barraciio» (magasin de brousse), sachant que la plupart des fonnes desujétion en cause ici lui sont assimilables dans leur principe, sous desapparences aujourd'hui plus diffuses.

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leurs «clients ». On retrouvait ici une figure générique del'exploitation.

Mais l'important est ailleurs pour notre propos, car l'ex­ploitation, ce réel qui « revenait toujours à la même place »,

n'était ici qu'un résultat. L'important, ce qui permettaitd'ordonner en paix l'asservissement des «clients », c'étaitque tout ce que les uns et les autres voyaient en la circons­tance restait une série d'échanges revêtant une formemarchande. Il existait un paradoxe apparent: il n'y avait pasde marché, mais on ne parlait pourtant que de ça, de prix...et de la bonne ou mauvaise foi des patrons qui les inven­taient. Le principe de l'exploitation résidait dans le contrôlemonopoliste de la circulation des biens, mais la mise enœuvre pratique, pacifique et réglée de la sujétion des produc­teurs, reposait tout entière sur cette fiction de l'équivalencedes biens échangés, fiction suspendue à la parole du patronqui la soutenait et l'argumentait. Cette croyance pouvait bienêtre partagée d'ailleurs par les patrons eux-mêmes, par lepropriétaire, le gérant, le commerçant ou le recruteur demain-d'œuvre, car la bonne foi des meilleurs d'entre eux nepouvait être surprise: la structure imaginaire de l'exploi­tation s'imposait à tous et tous en étaient captifs. Or c'est à laruine de cette croyance que surgissait la violence. Croyancedont l'expression la plus tangible, la manifestation la plusexigeante était cette fameuse dette qui pesait sur la proie destueurs.

L'insolvabilité de la dette, phénomène structurel bienconnu en Amérique latine (mais aussi en Asie, Inde, Pakistan,Bangladesh, etc.), supposait simplement que les maîtres desprix, d'une façon ou d'une autre, fixent empiriquement celuide la capacité de travail de leurs débiteurs en fonction d'unseuil de productivité maximum sur leurs domaines ou dansla région, en sorte que seuls les meilleurs parviennent àapprocher le solde du débit. La véritable fonction du débitdes producteurs n'était donc pas financière, mais tout entièresociale: lorsque la dette était reconduite, elle perpétuait la

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pression patronale sur les travailleurs de productivitémoyenne; quand elle augmentait, l'étreinte se resserrait,sanctionnant la faiblesse relative de la productivité des pro­ducteurs insuffisants, sur lesquels s'alourdissait le jougpatronal; si enfin elle diminuait, elle atténuait le poids desobligations des producteurs consciencieux.

La dette, toute fictive en son principe, rivait ainsi la totalitédes producteurs aux domaines ou magasins patronaux, lesparesseux comme les acharnés. Elle n'était qu'une formecomptable de l'exploitation, mais elle composait le cadreimaginaire dans lequel la captivité (<< 0 cativeiro ,,) des produc­teurs revêtait une signification chiffrée collectivement ad­mise, et pouvait acquérir une légitimité. Les patrons s'enautorisaient comme ils l'eussent fait d'une loi, afin de rappe­ler leurs obligés à l'ordre de ce qu'ils leur devaient, lesquelsse heurtaient aux exigences numériques de leur dettecomme aux murs d'une prison.

Dans ces condi tions, on conçoit que le plus menu serviceoffert par les patrons à leurs débiteurs s'effectuait à l'en­contre et aux dépens de tout sentiment de réciprocité. Un telservice ne pouvait que renchérir la dette, faire reculerl'horizon d'une inaccessible parité sociale, et mettre un peuplus ses destinataires à l'épreuve de leurs obligations. Le plushumble présent du dominé était reçu par le dominantcomme le dû d'un obligé, tandis que le même cadeau, venantdu patron, était reçu par son employé comme une faveurobligeante. Les patrons, agents et bénéficiaires directs del'exploitation, pouvaient ainsi prendre aux yeux de leursvictimes la posture inverse d'êtres d'exception, bons et ma­gnanimes. Loin d'être regardés comme des exploiteurs, ilsétaient loués et aimés pour la générosité de leurs menusservices et présents. Ils devenaient des redistributeurs pater­nels. Et ils l'étaient à leur manière en effet, pourvu que lapopulation destinataire de leurs largesses, qu'ils avaientcollectivement exclue de tout acc ès autonome au marché,les crût, obéît et travaillât pour eux.

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. Cette croyance habitait l'âme et fondait l'existence socialede tous les protagonistes du dispositif de servitude. C'estpour cette raison que les collecteurs de caoutchouc de na­guère, s'ils n'étaient pas parvenu à solder leur dette et nevoulaient pas mourir sur le domaine, n'avaient d'autre issueque la fuite. Et s'ils fuyaient, ils fuyaient comme des coupa­bles, avec le sentiment d'avoir failli à leurs obligations, et àleurs risques et périls, puisqu'il arrivait qu'on tuât les fugitifs.Les murs de la prison étaient chimériques, mais leur fran­chissement n'en exposait pas moins, et jusqu'à nos jours, audanger de mort.

Certaines grandes propriétés, certains placers aurifèresdits « fermés» (fechados), étaient donc encore pourvus il y aquatre ans, lors des enquêtes, de « cimetières clandestins»où étaient ensevelis journaliers, ramasseurs de noix ouchercheurs d'or.

Dans de nombreux cas, les assassinats r'ésul taient de laviolation de l'une ou l'autre règle du jeu de la detteimaginaire qui vient d'être évoquée: on tuait les fugitifs,c'est-à-dire ceux qui ne voulaient plus jouer et partaient sanspayer la dette, ceux qui quittaient le jeu.

On tuait aussi ceux qui demeuraient sur le domaine,lorsqu'ils traînaient les· pieds et se contentaient de voiraggraver leur dette sans travailler à la mesure de leursobligations... Ceux-là ne sortaient pas du jeu, mais ils yjouaient mal. Ils avaient éventé confusément, peut-être, lavanité des règles de la dette imaginaire et se comportaientcomme s'ils ne croyaient plus vraiment à ses exigences, nidonc à leurs propres obligations. Ils avaient perdu la foi et ilarrivait qu'on les assassinât.

On en tuait d'autres enfin, bien que leurs réactions fussentà l'inverse des précédentes: ils croyaient dur comme fer,eux, à la vérité des chiffres sur le livre des comptes patro­naux. Fidèles à la dette et totalement captifs de la fictionmarchande, ils travaillaient bien plus que leurs camaradesjusqu'à prendre leurs patrons au jeu de leurs propres écritu-

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res. Non seulement ils parvenaient à solder leur dette, maisen plus ils étaient en mesure de réclamer un salaire. Ceux-làne se contentaient pas de rester dans le jeu, ils y excellaient etjouaient trop bien. Car la dette imaginaire n'était pas faitepour être soldée, c'était un jeu où les producteurs n'étaientpas réputés gagner; tout était fait pour qu'ils subsistent envie, mais perdants. S'ils gagnaient à force de sacrifice, alors ilarrivait qu'on les tuât aussi.

Notons que les plus endettés, parmi les ramasseurs denoix de naguère (ceux qui jouaient le plus mal), pouvaientrevenir dans les faveurs de leurs patrons, pourvu qu'ils ac­ceptassent d'éliminer ceux de leurs collègues qui avaient tropbien joué: ceux qui avaient si bien travaillé qu'ils étaient enmesure de réclamer un salaire. «La seule alternative était lafuite, avec le risque d'être repris et tués par les hommes demain du patron. Dans certains cas, on promettait la rémis­sion de la dette en échange de quelque service [...] commel'assassinat d'un compagnon parvenu à accumuler un salaireraisonnable. En dehors de ces cas extrêmes, qui n'étaientd'ailleurs pas si rares, la violence se manifestait de façonconstante dans l'escroquerie [...] et le retard, pratiquementsystématique, du paiement des salaires 1.

Finalement, aux termes de ce dispositif de servitude, lesdominants pouvaient en venir à tuer ceux qui ne jouaientplus, ceux qui jouaient trop mal, ou ceux qui jouaient tropbien. Autrement dit: tous ceux qui dévoilaient par leursactes l'inanité de la fiction de l'endettement, cette fable struc­turelle qui nourrissait l'argumentaire d'un asservissementsoutenu par la parole du maître. Dans le dernier cas d'ailleurs(le meurtre de ceux qui jouaient trop bien), ce n'est pas lacroyance de la victime qui était prise en défaut mais bien laparole du patron lui-même: sa promesse.

1. Velho a.G., Frtntes de expansào e Estrutura Agraria, Zahar Editores, SiloPaulo, 1972, p. 64. L'information se rapporte ici à la situation prévalantdans les années 1960.

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La dette: telle était donc la structure de fiction, la règle dujeu d'asservissement en vertu de quoi la domination, etl'accumulation qui en résultait, pouvaient être verbalisées,légitimées et argumentées par les protagonistes. Ces dernierspouvaient se disputer bien sûr, chicaner sur les prix - ils nefaisaient que ça d'ailleurs -, ils pouvaient se haïr, peu impor­tait pourvu qu'ils demeurassent à l'intérieur de la structure etque la croyance en la fiction se perpétuât (ou aussi long­temps que chacun nt comme si) : ils demeuraient en paix. Enrevanche, le moindre défaut de la fiction, autrement dit la finde la croyance ou tout acte témoignant pour une telle fin,équivalait pour le dominant à une perte de légitimité, et pourla domination à la ruine de sa signification. C'était cette im­puissance de la parole, lorsque l'exploitation et son roiétaient nus et qu'il n'y avait plus rien à dire, qui ouvrait lavoie du basculement dans le meurtre. Cette impuissanceétait aussi en cause d'une certaine façon, on 'l'a vu, à proposdu déclenchement de la guerre civile au Mozambique, etnous pourrions entrevoir ici ce que la violence comporte de« défaite de la ~arole » et des règles qui la fonde, selon le motde M. Safouan .

Tout lien de servitude, donc toute exploitation ordonnée,doit s'offrir comme le résultat d'une relation imaginaire telleque la parole du dominant puisse librement se soutenir,comme toute parole, de se référer à la vérité. Mais on voitque la présente relation, qui se perpétuait aux marches ducapitalisme sans lui ressembler (nous l'avons qualifiée ailleursde « paternaliste2 »), était dépourvue de garantie juridiqu e, oumême magique, prévenant la tromperie, le mensonge, lereniement de la parole ou de la promesse. L'univers paterna-

1. «Poser la violence au principe de ce qu'on appelle la "conditionhumaine", sans tenir compte de ce qu'elle comporte comme défaite de laparole, ne mène nulle part.» Safouan M., lA Parole ou la mort. Commentune société humaine est-elle possible ?, Seuil, Paris, 1993, p. 65.2. Geffray C., Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne, Khartala,Paris, 1995.

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... liste latino-américain ne connaissait pas de contrat. En l'ab­sence d'un tiers institué qui, lui, n'eût pas menti, la vertupacifiante de la parole était suspendue sans ·filet à la croyancedans la bonne foi des personnes. Dès lors, la confiance étaithors d'atteinte, sauf à user d'un crédit tout «paternel» danssa forme et son principe: aucune signification - doné au­cune légitimité - n'était assignable à la domination qui neprocédât de l'usage social de la figure du «père» en lieu etl'lace du patron. Dans une telle situation de servitude en effet(particulièrement épurée il est vrai ici), les dominantsn'avaient d'autre choix que de revêtir spontanément les ori­peaux, fussent-ils grossiers, d'un substitut du père.

Il semblait par ailleurs que ceux-ci, pour autant qu'ilsmentaient et ne voulaient pas le savoir, n'avaient d'autrerégime d'expression possible que cette logorrhée verbalefameuse, baroque et cordiale, des maîtres sud-américains. Laséduction truculente et démagogue n'était peut-être pas poureux l'effet d'un choix, d'une faiblesse, d'une convenance oud'une afféterie singulière. Elle pouvait être l'exigence d'unestructure de servitude où chaque dominant - si minable fût­il - était le seul garant de sa propre parole. La même con­trainte pèse sur tous les «boni-menteurs ». Mais on le voitaussi, chaque fois que la référence à la vérité de la parolevacillait, chaque fois que le mensonge passait de l'ombre à lalumière et qu'il n'y avait donc, pour ainsi dire, plus rien à direpour personne, il ne restait plus aux dominés qu'à fuir, et auxdominants qu'à tuer. Ces dominants-là avaient souvent lesdeux mains occupées: une sur le cœur en gage de parolevraie, l'autre sur leur arme pour prévenir ou sanctionner safaillite. Pour compter parmi les plus cordiaux, ils n'étaientpas les moins cruels des maîtres.

La loi étant véhiculée et incarnée par les patrons qui enassumaient le ministère, il eût donc été surprenant que lesens collectivement assigné et reconnu d'une telle autoritésurgît d'autre chose que d'une métaphore paternelle. Jusqu'àune période récente, aux confins forestiers de l'Amazonie

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brésilienne et du Pérou ou de la Colombie, l'institution ordi­naire de la vie et de l'autorité domestique, la parenté, étaitd'ailleurs sollicitée pour fournir une interprétation avanta­geuse de l'ensemble de l'édifice social. Les patrons ducaoutchouc n'hésitaient pas à en convoquer l'artifice, lorsqueles collecteurs eux-mêmes n'en prenaient pas l'initiative, dèslors que le réseau des obligations était durablement enracinéautour de leur personne, ou pour contribuer à cet enracine­ment. Tous les enfants nés dans les familles de collecteursdevenaient alors les « filleuls» des patrons (ajilhados), lesquelsétaient promus «parrains» (padrinhos) de la descendance deleurs collect,eurs, qu'ils honoraient de leur copaternité(compadres). A la première génération, les « clients» eux­mêmes étaient invités à concevoir leur soumission person­nelle comme une obligation d'ordre filial. L'ensemble dudispositif des forces sociales et du système d'obligation ac­quérait ainsi une signification à la fois plus positive, accessibleet universelle, en s'exprimant dans le langage de la parenté.Les patrons, qui pouvaient prendre aux yeux de leurs dé­pendants la figure d'un être sévère mais juste, composaientvolontiers avec le signifiant de leur posture imaginaire, celuid'un père. Ils devenaient chefs de famille, leurs collecteurs nese contentaient plus d'être des clients chimériques, fauxpartenaires d'un marché fictif, ils accédaient à l'identité deleur condition en se métamorphosant en filleuls, enfantsd'une large famille symbolique réinstituée par le baptêmedans l'enceinte de leurs domaines et autour de leur nom.

Les amérindiens Kashinaua par exemple, non loin du Pé­rou, avaient été mis au travail sur les sentiers d'hévéas etasservis aux comptes d'un patron des rives du rio Jordào,dans le bassin du Tarauaca, au début du siècle. Ils étaienttous, à des degrés divers, «fils », « petit-fils» ou « parents»du fondateur du domaine, Felizardo Cequeira. Les vieuxcollecteurs gardaient, tatouée sur le bras, la marque «F.C.»signifiant leur appartenance. La servitude au principe del'ensemble de l'édifice était demeurée profondément enfouie

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dans une lointaine région opaque de la représentation com­mune de la petite collectivité pacifiée. Lorsque le sortilègepaternaliste était ainsi affermi, et à condition qu'il se renou­velât sur plusieurs générations sédentaires aux confins dumarché, la fidélité et l'amour des asservis apaisés se conser­vait ou croissait à la mesure de l'infaillibilité de la parole et dela promesse des patrons, qui reléguaient la violence horschamp du rassemblement institué de leurs «enfants». Surcertains domaines, ceux-ci se présentaient quotidiennementdevant leur maître en ordre et en silence, toutes générationsconfondues, le chapeau à la main, pour recevoir humble­ment la bénédiction patronale du soir: «Deus te abençoa Ji.

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III

L'AMOUR ET L'EXPRESSION DE LA VIE SOCIALEAU BRÉSIL

La résonance du fragment d'étude sociologique présentéci-dessus avec l'univers intellectuel de la psychanalyse paraîtplus profonde peut-être qu'à propos de la guerre civile mo­zambicaine. Le vocabulaire et la forme des raisonnements,les notions de « dette », de figure « paternelle », la distinctiondes registres imaginaires, symbolique et réel, l'évocation desrapports du sujet à la « parole» et à la « vérité» ne peuventguère laisser supposer, là encore, que leur usage résulted'une coïncidence analogique. L'amour et la mort intervien­nent à part entière comme des catégories dont l'usages'impose au discours sociologique, en l'opposant du mêmecoup à ses propres conventions académiques, pour autantque celles-ci les excluent communément de son outillageconceptuel. Nous n'éprouvons pas le sentiment de les avoirimportées abusivement de l'expérience connexe de la psy­chanalyse: nous en disposions dans nos bagages grâce àFreud (et à Lacan) sans doute, mais elles semblent s'êtreépanouies librement dans le déploiement d'une nécessitéendogène de la réflexion. D'autant, soulignons-le, que celle-cidemeurait là encore au plus près de la parole effectivement

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prononcée sur le terrain, par les personnes engagées dans lessituations envisagées. Ces notions et la façon de les ordonnerne sont pas extérieures à la chose - et cette chose n'est déci­dément pas celle de Freud l

Mais l'amour n'était pas seulement requis en Amazoniepour mobiliser le travail, comme on vient de le voir; il dé­terminait aussi les conditions de l'adhésion politique et del'~ccès aux mannes publiques ou privées, redistribuées parl'Etat ou les grands oligarques. C'était l'amour encore quiparaissait enchaîner la collectivité brésilienne tout entière,comme par un lien de fer, à la représention commune qu'ellese donnait d'elle-même. Les fragments d'analyse ci-dessouspeuvent introduire maintenant la réflexion à d'autres aspectsde la vie sociale brésilienne, et la feront aborder des rivages

,réputés plus périlleux, puisqu'elle touchera à 1'« âme », ou àce que le sens commun appelle souvent, sans penser à mal,

, 1'« esprit du peuple », ou son « style » ... Objet équivoque s'ilen est pour les sociologues, dont ils ont quelques raisonsd'éviter prudemment les parages. Mais on verra en quel sensnous croyons pouvoir le traiter, et nous orienter parmi lesécueils2

• Nous resterons donc au Brésil, pour y envisagermaintenant les formes très particulières de l'expression desmouvements sociaux.

1. L'observation du caractère imaginaire des termes et de la structure dumarché local résulte d'une relation spécifique des dominants à la loi, quisera abordée dans la troisième partie de cette étude. Elle laisse entrevoirque l'analyse du «vrai,. marché des économistes suppose à son tourd'élucider la fonction de la loi dans sa formation, et du lien qu'un autregenre de dominants, capitalistes, entretient avec elle.La question de la valeur moderne demeure à ce jour un mystère - si l'onveut bien admettre que ladite « valeur-travail,. de K. Marx se présente endéfinitive comme une formalisation, fort rigoureuse, de l'imaginairecapitaliste lui-même.2. Nous nous permettons de reprendre ici, au titre de ces fragments dudiscours sociologique à verser au «dossier,., des extraits réécrits desderniers chapitres de nos Chroniques de 10. servitude en Amazonie brésilienne.Ibid., p. 139-168.

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Les faits relatés plus haut présentaient parfois le caractèred'un certain cynisme meurtrier, ils le furent pour ce qu'ilsétaient: des pratiques minoritaires aujourd'hui à l'échelle duBrésil, mais qui ne pouvaient guère être regardées comme dela simple délinquance. Ils appartenaient à un dispositif deservitude encore puissant et cohérent, et révélaient à ce titrequelque chose de plus profond que la criminalité aberrantede quelques nantis anachroniques des confins forestiers.C'était bien l'histoire de la vie sociale brésilienne et au-delà,jusqu'à sa situation contemporaine, qui était en cause.

1 Ces patrons administraient, à leur manière, l'héritage poli­\tique de la vieille classe dominante historique brésilienne,j l'alliance des oligarques terriens et des grands négociants de

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l'import-export qui avaient voulu et conquis jadis, en 1822,l'Indépendance du Brésil. Ces derniers avaient refusé departager plus longtemps les bénéfices de l'exploitation colo-niale avec la métropole portugaise, avant d'assumer eux­mêmes les figur~s éléme~taires de la souveraineté etl'édification d'un Etat. Cet Etat néanmoins, comme en· té­moignait l'épisode des Colonels de la «Vieille République »,

avait longtemps été leur chose privée l: les dominants

avaient été inaptes à énoncer le discours de leur proprelégitimité nationale à travers l'édification de l'Etat etl'assomption de ses exigences collectives. Ils n'étaient pasparvenus à se hisser au-dessus ~'eux'mêmes, jusqu'à conce­voir l'universalité postulée de l'Etat moderne, et agir au nomet en vertu d'une telle universalité (la chose publique des« bourgeois »). Ils n'en avaient pas besoin probablement, ilsn'éprouvaient et ne reconnaissaient pour eux-mêmes d'autre

I. Les «Colonels,., dont la gouaille et la prépotence paternalistesdéfrayent encore les chroniques juridiques ou littéraires du pays, étaientles propriétaires de grandes plantations de sucre, de cacao, de seringais,castanhais ou fazendas, etc. Ils furent autrefois, si l'on veut, les maîtres desprincipaux domaines paternalistes régionaux, mais ils furent investisaussi par l'État, en tant que grands exploiteurs, de tâches relevant del'administration du ~ien public. Ils disposaient d'une troupe en un i­forme, allouée par l'Etat, dont ils usaient à leur convenance privée.

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\légitimité devant les populatio~s dominées, que cordiale1(paternaliste). Autrement dit, l'Etat brésilien n'avait guèrerésulté au départ d'une volonté politique des dominants defonder quelque chose comme une nation, un tel projet lesdépassait, de même d'ailleurs que cette légitimité nationaledont ils n'avaient jamais joui comme telle, et qui leur était,finalement, sociologiquement indifférente 1 - ainsi qu'elle ledemeure globalement aujourd'hui.

On pourrait d'ailleurs se demander si ce n'était pas cettescène désertée - la place vacante réservée aux tribuns del'idée nationale -, qu'avait naguère occupée l'Armée dansl'histoire du Brésil. L'institution dépositaire des moyensderniers de la souveraineté (les armes, pour la mise en formeinstitutionnelle de la menace de mort), requiert fonctionnel·lement pour sa part, pour se constituer et se reproduire, unepensée de la nation... Cette pensée que personne n'avait étésocialement en mesure de formaliser au Brésil, il semble eneffet que l'Armée s'en fût chargée toute seule. C'était bien lerôle historique que les militaires s'étaient longtemps dévolueux-mêmes, au point de regarder comme naturel le fait decontinuer de murmurer aujourd'hui au nom de la nation, parla seule vertu de l'uniforme, là où ce dernier leur eût enprincipe enjoint de se taire. Ils s'étaient autoproclamés lesgardiens du temple national et ils le furent longtemps eneffet, à leur façon.

« L'Armée est un organe essentiellement politique, écrivaiten 1934 le "connétable" Goes Monteiro, [un organe] quis'intéresse fondamentalement à tous les aspects de la poli­tique nationale [...], seules l'armée de terre et la marine

1. «De la politique, [l'oligarque] espère qu'eUe garantisse ses spécula­tions et qu'eUe réprime l'opposition populaire, mais pas qu'elle élaboreune politique économique. L'oligarchie n'est donc pas une classe so­ciale, capable d'agir de manière cohérente au niveau de l'ensemble de lasociété, mais une série d'individus intéressés avant tout à l'augmentationde leur fortune et à la défense de leur clan familial.,. Touraine A., lAParole et le sang, Odile Jacob, Paris, 1988, p. 74.

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sont des institutions nationales. Ce sont les seules forces quipossèdent ce caractère [au Brésil], et c'est seulement sousleur égide que les autres forces pourront s'organiser1

• »

C'était bien dans l'effervescence des Écoles de guerrequ'avaient été forgées les principales «doctrines nationales »,

au nom desquelles s'étaient effectuées les interventionschroniques des guides armés de la nation sur la scène publi­que. Ils se regardaient alors comme les dépositaires d'unsavoir transcendant les partis et les rivalités oligarchiques, unsavoir portant sur ce qui était bon ou mauvais pour le Brésil.Nourris de positivisme, inspirés par le fascisme, séduitsquelquefois par le communisme, des militaires s'étaient ef­forcés vaille que vaille d'agir au nom de cet universel inac­cessible aux dominants paternalistes absorbés par leursrivalités claniques ou clientélistes, par les fastes privés ouévergétiques.

Mais au temps des Colonels du moins, comme sous labotte des premières dicta~ures militaires, le fonctionnementcomme les fins du vieil Etat se faisaient finalement l'échofidèle des principes de l'autorité dominante dans la sociétébrésilienne. Les oligarques écrivaient alors leur propre loi eton peut supposer qu'en conséquence ils étaient moins néces­sairement enclins à la violer. Il n'en allait plus de même àl'époque de nos enquêtes, alors que de nouvelles couchessociales, urbaines, s'étaient engagées depuis plusieurs décen­nies dans la définition de nouveaux critères de légitimitépolitique. Ces critères, qui reprenaient l'idée démocratique,s'imposaient d'ailleurs conjointement aux élites dans l'évo­lution des rapports de force internationaux, ils pesaient sur lareconnaissance extérieure de leur légitimité. Le processus,interrompu cycliquement par les militaires, avait engendré

1. Monteiro G., A revoluçào de 30e a finalidade politica dtJ exercito (Eshoçohistorico), Adersen, Rio de Janeiro, 1934, p. 133, 156 et 163. Cité parRouquier A., Les Partis militaires au Brésil, Presses de la Fondation natio­nale des sciences politiques, Paris, 1980, p. 15-16.

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finalement ceci: la loi des autres (l'idée démocratique) avaitcommencé de s'écrire toute seule par-devers les paternalis­tes, une volumineuse littérature législative était éclose, quisatisfaisait - et continue d'agréer jusqu'à nos jours - lesaspirations citoyennes des milieux urbains, confortait l'imagemoderniste que les élites entendaient donner et se forgerd'elles-mêmes, et répondait au demeurant, fût-ce sous uneforme démagogique, aux aspirations des plus modestes.

L'engeance paternaliste avait perdu ainsi, peu à peu, lepouvoir d'écrire sa propre loi, 'mais sa puissance n'était paspour autant ruinée ... En sorte que la loi écrite pouvait bienêtre sur le papier la plus démocratique, il semblait que salettre engageât peu de monde en définitive, au-delà des« naïfs» courageux et obstinés qui la regardaient pour cequ'elle disait être, et persistaient à y voir l'œuvre d'un législa­teur exerçant son ministère au nom du peuple souverain.Une étrange et paradoxale industrie juridique s'est ainsidéveloppée, qui requérait de la majorité des juristes un sa­voir-faire particulier: ils devaient apprendre à nouerconstamment la conscience intime qu'ils se faisaient du droit,quelle qu'elle fût, à l'usage imaginaire qui en était fait dans lapratique, lequel contredisait et entravait l'existence symboli­que des lois conditionnant pourtant celle du droit commedroit. Cette loi écrite, symboliquement inepte, qui permettaitaux dominants d'en user à leur convenance (ou dont l'ineptierésultait de ce mésusage), autorisait aussi bien le législateur àfaire entrer dans sa lettre tout ce qui était susceptible denourrir, conjoncturellement, la surenchère populiste.

C'est pourquoi la loi était belle au Brésil, progressiste etempreinte des professions de foi les plus civiques et soli­daires; elle pouvait finalement énoncer n'importe quelleexigence collective, jusqu'aux plus irréalistes, puisque safonction sociale n'engageait guère son application. Et pluselle était belle, éventuellement irréaliste mais flatteuse etgratifiante pour l'image de ceux qui l'écrivaient et la célé­braient (c'est notoirement le cas de l'actuelle Constitution), et

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plus elle encourageait l'usage second qui en était fait par lesdominants dans tous ses domaines d'application, y comprisceux où elle prétendait répondre à une urgence civique ousociale élémentaire. Sans doute existait-il, naturellement, desdomaines de la vie économique et sociale où le droits'exerçait: mais il convenait alors d'en reconnaître les limiteset, surtout, la nature et le rapport des forces sociales enprésence en leur sein, afin de comprendre ce qui y instauraitconjoncturellement le droit dans la plénitude de son principe.

Quoi qu'il en fût, si la loi écrite au Brésil n'avait pas le ca­ractère d'une obligation commune s'imposant indistinc­tement à tous les membres de la collectivité, elle n'étaitcertes pas non plus, quant à sa lettre, l'expression juridiquede la domination sociale d'une couche particulière de lapopulation (quoiqu'en disent, parfois, les populistes de gau­che, dont l'assertion est d'autant plus inattendue qu'il leurarrive d'écrire eux-mêmes la loi). Et sans doute pouvait-onvoir, dans cette disjonction historique entre les procéduressociales de la domination et les dispositions écrites de la loi,un des facteurs structurels de l'usage imaginaire et secondqui en était fait par les maîtres dans la vie sociale. Le viol dela loi par les dominants avait pris un tour d'autant plus spec­taculaire en Amazonie que l'exercice ~aternaliste de ladomination s'y épanouissait plus crûment, mais l'ensembledu Brésil ne semblait pas moins la proie de la même désarti­culation symbolique et institutionnelle. La corruption, lesmeurtres et plus généralement le viol des lois par les notablesétaient véhémentement fustigés dans la presse publique àl'occasion, et très systématiquement dans les publicationsmilitantes, sociologiques ou caritatives; mais une inquiétudeconfuse s'insinuait souvent à la lecture de cette littérature,

1. Sur les formes clientélistes de la circulation et de la redistributionréelles des richesses, et donc sur le caractère structurel de la corruptionet du viol des lois par les populations dominantes, nous renvoyons ànotre chapitre .. Dominants criminels impunis .., Geffray C., op. cit., p. 97­120.

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légaliste, militante ou académique, car l'indispensable constatdu viol et sa dénonciation y étaient exposés sans qu'en soitsaisie la nécessité sociale. Et les dénonciateurs pouvaient biense frapper la tête contre le mur symbolique de la loi, lesmaîtres, eux, semblaient passer au travers comme des fan­tômes. Ceux qui s'en tenaient ainsi à la lettre et à l'esprit deslois ne pouvaient départir leur discours d'une pointe devanité angoissante, aussi longtemps qu'ils ignoraient ce qui,dans la nature intime des paternalistes, en faisaient structu­rellement des hors la loi, qui jouaient et se jouaient dessymboles comme de simples images.

Ce démembrement symbolique et institutionnel, àl'époque de l'enquête encore, semblait sévir à grande échelle,et s'étendre à de nombreuses sphères des activités civiles:une personne occupait rarement, sociologiquement, la placeexacte qui lui ~tait dévolue au terme de l'organigramme del'institution d'Etat ou privée qui l'employait, elle était pres­que toujours aussi, sinon d'abord et par-devers parfois laclaire conscience qu'elle pouvait en avoir, 1'« amie », lacréancière ou l'obligée affective ou matérielle d'un tiers. Et sice n'était pas en vertu de cette obligation qu'elle était venue àoccuper son poste, c'était en vertu de ce poste qu'elle pou­vait du moins polariser un réseau d'obligés: les fins socialesde son activité se déployaient structurellement sur le doubleregistre d'une autorité dévolue par l'institution, et des dispo­sitions clientélistes qui se constituaient et se reproduisaientindéfiniment au erétexte de celle-ci. Les Brésiliens parlaientici de «jeitinho» (le petit coup de main, ou savoir-faire), nonsans complaisance amusée ou cynique: ils dénommaientainsi la capacité d'une personne à jouer cordialement de sesliaisons éparses dans les diverses institutions, tout en sejouant de celles-ci pour parvenir à ses fins privées. On invo­quait communément le jeitinho comme une valeur nationale,faisant ainsi de nécessité vertu, et c'était compréhensible: ondésignait par là, somme toute, l'art pratique et véritable de lasubsistance et de la promotion sociales. On citait volontiers

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aussi l'antique et fameuse assertion grecque encourageant lasubversion des lois de la cité, selon laquelle la rigueur decelles-ci s'appliquait aux ennemis en épargnant les amis;beaucoup croyaient d'ailleurs qu'il s'agissait là d'un adaged'origine brésilienne. Ils révélaient confusément, ce faisant,qu'ils n'ignoraient pas tout à fait que la même corruption,stigmatisée avec véhémence parfois dans le discours dujeitinho, se présentait finalement comme le simple jeitinho desautres.

Les exigences techniques de la circulation et de l'inves­tissement des capitaux avaient bien pu engendrer formelle­ment toutes les figures institutionnelles du capitalisme finan­cier et industriel, celles-ci semblaient ne résulter encore,sociologiquement, que de la mise en œuvre de rapports deforce sociaux qui lui demeuraient organiquement étrangers.Et l'imprécision des catégories communes d'« élite» et de«classe moyenne », si difficiles à éviter dans la descriptiondes faits sociaux au Brésil, en témoignait peut-être à sa ma­nière. Car les véritables liens sociaux en vertu desquels seconstituaient ces figures instituées de la modernité économi­que, engageaient en réalité des réseaux hiérarchisés,imbriqués et institutionnellement transversaux qui pouvaientrassembler conjointement dans un dispositif uniqued'obligations sociales, et par-devers les fins proclamées deleurs fonctions respectives dans la société civile: un lot definanciers, un autre de hauts et petits fonctionnaires, untroisième d'hommes politiques, journalistes, propriétairesterriens, policiers, trafiquants de cocaïne et peoes... Tant il estvrai qu'aucune classe sociale ne semblait constituée par laseule vertu de sa fonction dans les procédures instituées del'accumulation ou de l'exploitation, comme dans la simple etlimpide structure historique du capitalisme, de ses entrepri­ses et de ses corps sociaux. La terminologie conventionnellereflétait finalement cette réalité infra-institutionnelle, où1'« élite» émergeait comme le sommet des sommets d'unechaîne de hiérarchies transversales composées d'obligés,

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autrement puissantes que les institutions elles-mêmes, sanscompter les obligés des obligés de l'élite des maîtres de clien­tèles. Les « classes moyennes» occupaient, comme leur noml'indique, une place médiane caractérisée adéquatement parl'accès possible au marché, dont elles ne contrôlaient pas lesgrandes commandes. Et le reste de la population était com­posé des exclus du même marché, comme de toutes lesmannes publiques et privées imaginables - à supposer toute­fois que dans une telle perspective la distinction du public etdu privé conservât un sens. Les classes moyennes, dont unepartie était menacée de perdre leur accès au marché et derejoindre ainsi le camp des exclus, étaient peut-être plusenclines à se prévaloir alors du discours institutionnel et à ycoller pour exiger qu'il prit force de loi... Elles englobaient,selon cette définition, la population ouvrière pourvue d'unrevenu contractuel garanti 1.

Au sein d'un tel dispositif social, qui embrassait comme onle voit bien autre chose que les lointains de l'Amazonie fores­tière, la promotion sinon la subsistance sociales étaientdifficilement envisageables sur la seule foi des institutions oude la qualification professionnelle. Peu ou prou, la plupartdes «citoyens» étaient contraints de constituer· ou de

1. Alain Touraine souligne la difficulté de caractériser socialement lesgroupes sociaux, en Amérique latine, par la position occupée par leursmembres dans la production: .. Si l'on parle des ouvriers, on se réfèred'abord à une catégorie socioprofessionnelle définie par sa place dans laproduction industrielle, mais cette définition ne permet pas de compren­dre un grand nombre de conduites de ceux qu'on nomme ouvriers etqu'ils faut davantage définir par leurs relations avec un État qui intervientdirectement dans la vie économique et sociale: ces ouvriers sont aussides citoyens, des habitants, de la ville, qui reçoivent ou non certainsavantages distribués par l'Etat. De la même manière, la situation decertaines catégories populaires se définit davantage par la marginalité oul'exclusion que par un rôle professionnel. La même remarque vaut pourla catégorie la plus élevée, qui est souvent moins celle des chefsd'entreprise que celle des privilégiés, de sorte que la notion d'oligarchieest souvent plus utile que celle de classe capitalWe.. JO Touraine A., op.cit., p. 86-87.

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s'introduire dans le sein de ces réseaux transversaux quisemblaient être le creuset véritable de la vie et de la dynami­que sociales, où résidaient les leviers réels, ou plutôt lesconditions réelles de l'accès aux leviers de la reconnaissance,de l'accumulation et de la subsistance. En sorte que la sociétéconstituée, telle qu'elle se donnait à penser et à percevoir àl'esprit de chacun à travers le discours de ses institutions,devenait l'objet de la défiance et du mépris structurels detous. D'où la nécessité pour chaque «citoyen» en milieuurbain, socialement vitale, de tisser et retisser perpétuelle­ment la toile de ses relations sur le mode de l'affectionprivée, de multiplier la virtualité d'« amitiés» dans tous lesdomaines de la vie dite publique, au-delà de la conscienceque chacun pouvait avoir de l'exigence quasi fonctionnellede ses démonstrations affectueuses. Beaucoup semblaientvivre comme lovés dans le creux d'une niche clientélistechaleureuse, qu'ils entretenaient et qui les protégeait du restedu monde et des méchants, et par la grâce de laquelle, pour­tant, ils s'inséraient dans le monde et le perpétuaient commetel: c'est-à-dire méchant et corrompu. Ce réseau était célé­bré, à un rythme parfois très soutenu, par les fêtes quivenaient démarquer rituellement ses limites et favoriser sonéventuel élargissement.

Ces réseaux d'affection transversaux semblaient trahird'autant mieux une affinité lointaine avec les formes deservitude paternalistes évoquées plus haut, qu'ils étaientplacés sous le signe obligé de la cordialité, et que sesmembres tendaient spontanément à se représenter leurrassemblement dans les termes de la métaphore familiale. Lasociété civile tout entière - la totalité de la vie publique - nesemblait accessible aux personnes que par la médiation decette métaphore, aux termes de laquelle était savamment etsystématiquement niée l'autorité symbolique de touteinstitution, par le rabattage de ses fonctionnaires sur le pland'une liaison de confiance pseudo-familiale, affective et

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chaleureuse 1. Et dans la mesure où ces réseaux transversauxde subversion du symbolique semblaient répondre à uneexigence impérieuse de la vie sociale urbaine, dans la mesureoù ils définissaient le cercle des proches de la confiancepseudo-familiale, opposé au reste de la société étrangère ethostile de la défiance, et dans la mesure enfin où ces réseauxpouvaient s'emboîter comme des poupées russes en repous­sant de proche en proche les bornes de la défiance, en raisonde territorialités sociales successives et imbriquées qui trou­vaient leur résolution finale dans l'espace du Brésil, onpouvait se demander si le secret du Brésil imaginaire nerésidait pas dans ce principe original et irrésistible de sociali­sation.

On pouvait se demander si la représentation commune de« 0 Brasil » adorable, dont on aurait tort de sous-estimer lapuissance des effets sociaux, ne procédait pas de la revendi­cation et de l'appréhension collectives de l'existence de cettegrande poupée russe: le Brésil comme « grand réseau », etcercle dernier de la confiance devant l'entité définitivementétrangère, hostile et menaçante, du reste du monde... Legrand réseau eût célébré alors ses propres fêtes, le football, lecarnaval... autant de rites engageant cette fois la totalité de lapopulation: outre les élites maîtresses du marché et les« moyens» consommateurs du marché, tous les exclus dumarché, démunis et petits voleurs des favelas métamorpho­sés périodiquement en rois de la célébration et chantéscomme tels. Ces cérémonies spectaculaires, farouchementunanimistes, semblaient mettre en scène dans les fastes et lebonheur de l'amitié collective cette conviction extraordi-

1. Dans les écoles brésiliennes, les instituteurs se font communémentappeler par leurs élèves « titio» ou « titia» (tonton ou tata), et il n'est pasrare de lire dans les marges des cahiers d'écoliers une observation de cegenre: «tu n'as pas bien fait ton exercice, cela fait beaucoup de peine àta tata ». Comme si, dès l'école primaire, toute autorité ne pouvaitrésulter que de la mise en place d'un dispositif sentimental favorable auchantage à l'amour.

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naire, partagée par tant d'habitants du Brésil: leur peuplen'était peut-être pas le plus puissant du monde, mais il nefaisait pas l'ombre d'un doute à leurs yeux qu'il fût le plusaimable de la Terre.

«Le Brésil, géant parmi les géants est un véritable sous­continent couvrant à lui seul près de la moitié del'Amérique du Sud, soit plus de quinze fois la France.Terre d'exception empreinte de sensualité et d'extra­vagance, pays généreux impitoyable, où pauvres et riches secôtoient sans vergogne dans un sens inné de la fête ... Paysde la démesure choyé des dieux, le Brésil a tout reçu: leclimat, l'immensité, les richesses naturelles, une pauvretésans limite, une nature encore vierge, une forêt luxurianteunique au monde, un fleuve d'une puissance extraordi­naire, c'est-à-dire le meilleur et le pire... Mais pour faireface à ses mauvais côtés, le ciel lui a donné le plus ouvert,le plus tonique et le plus chaleureux des peuples... 1 »

Il convenait d'ajouter peut-être, dans la même veine, quesa musique était la plus belle du monde, que ce peuple n'étaitpas raciste, savait rire et danser comme personne, qu'il étaità la fois.le plus pur et le plus lascif, le plus joyeux et le plusdévot, le plus naïf et le plus menteur du monde. Tous lescharmes, en somme, d'un peuple enfantin dans les veinesduquel eût coulé trois sangs: indien, noir et blanc.

Le malaise à la lecture de tels propos, ce qui les rendaitétranges et souvent douloureux aux intellectuels brésiliens,tout en détachant plus sûrement encore à leurs yeux leurpays du lot des nations, était que cette complaisance émer­veillée s'exprimait dans la bouche d'un grand nombre deleurs compatriotes, comme s'ils y avaient cru effectivement.Nombre de ceux-ci, parmi les mieux instruits parfois, jour­nalistes, hommes politiques, artistes, s'exprimaient publi­quement comme s'ils avaient vécu à l'intérieur de ce cliché

1. Prospectus annonçant une conférence publique sur le Brésil, enbanlieue parisienne, en 1992.

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bariolé, romanesque et superficiel, comme si la représenta­tion qu'ils s'étaient faite de leur propre collectivité avait puêtre contenue tout entière dans leurs cartes postales.

Il est vrai qu'un grand intellectuel brésilien avait conféréses lettres de noblesse ou ses palmes académiques àl'imagerie, il y a plus d'un demi-siècle, par sa consignationsavante dans un livre devenu célèbre bien au-delà des fro n­tières du Brésil, Maîtres et esclaves!. L'ouvrage, intemationa­lement salué à sa sortie comme un chef-d'œuvre littéraire etsociologique, était parvenu à s'offrir au public brésilien, ou àses élites, comme la clé de son histoire collective et de saculture... Le livre exposait avec brio, au fil d'une informationhistorique riche, foisonnante, ce que beaucoup d'intellectuelsbrésiliens regardaient durant nos enquêtes comme un con­centré rare de lieux communs idéologiques sur l'esprit dupeuple. Les jugements d'inspiration spontanément cultura­liste y étaient rendus avec élégance et érudition, mais sansretenue, sur la nature «du» Noir, «de l'» Indien et « du»Portugais génériques (ainsi que « du» Juin, étayant la théoriede ces « trois races» dont la fusion aurait été le creuset dubienheureux génie brésilien.

L'influence de cette théorie sociologigue avait disparucomme telle, dans le milieu académique (encore qu'elle fîtrécemment l'objet d'un regain d'intérêt dans certains cer­cles), mais les interprétations flamboyantes qui y étaientproposées demeuraient puissantes et insidieuses à l'extérieurde ce milieu, et elles étaient invoquées bien au-delà des dé­pliants touristiques où elles auraient dû être reléguées. Ce quilaissait supposer qu'elles énonçaient autre chose, en réalité,qu'une simple hypothèse sociologique: l'idéologie lusotropi­cale de G. Freire était probablement l'expression acadé­mique, datée, d'une disposition imaginaire collective plusprofonde, qui précédait et excédait sa «théorie des troisraces », et qui expliquait mieux peut-être l'ampleur du succès

1. Freire G. (1933), Maîtres et esclaves, Gallimard, Paris, 1974.

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de cette théorie, que celle-ci ne le faisait du sens des drameshistoriques et sociaux brésiliens.

Les recherches sociologiques et historiques contemporai­nes s'effectuaient naturellement, pour la plupart, à contre­courant de la distorsion imaginaire commune. Mais l'in­fluence de cette doxa tropicale était particulièrement trou­blante - elle le demeure aujourd'hui - à propos d'un faitd'histoire, dont l'interprétation s'apparentait à une illusioncollective si bien partagée que l'on aurait pu suspecter qu'ellene constituât, comme telle, une des coordonnées majeuresdu sens commun: le déni colonial. L'opinion ne pouvait pasignorer tout à fait, sans doute, que si la population brésilienneétait héritière des populations amérindiennes, c'était dans lamesure où les sociétés de celles-ci avaient été détruitescomme telles, les hommes asservis ou tués par les Portugaisou leur descendance, les femmes raptées ou violées, lespetites filles enlevées. Elle n'ignorait pas vraiment, non plus,que les grands-parents des noirs étaient nés sur les domainesesclavagistes, ou avaient été importés par les mêmes coloni­sateurs qui avaient perpétré ou orchestré le massacre etl'asservissement des Indiens. On savait bien enfin que l'In­dépendance du Brésil ne résultait pas de l'insurrection despopulations préexistant à la présence des colons, mais de larévolte des colons eux-mêmes, ou de leur élite marchande,contre l'administration de leur propre métropole. Maisbeaucoup s'exprimaient pourtant spontanément, fUt-ce autitre du lapsus, comme si le Brésil, en tant qu'entité nationale,avait bel et bien été colonisé. Et l'idée enchantée d'une chosebrésilienne préexistant à la colonisation et indépendante decelle-ci, alimentait le sentiment fréquent, chez les colonisa­teurs ou leurs descendants, qu'ils étaient encore aujourd'hui« colonisés ».

Les paralogismes résultant de cette aporie imaginaire, endépit de l'évidence avec laquelle ils s'imposaient à l'esprit desplus lucides ou des mieux instruits, étaient si profondémentimplantés dans celui de leurs interlocuteurs parfois, que ces

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derniers, littéralement (et passionnément), ne comprenaientpas de quoi on leur parlait à l'évocation du sujet, lorsqu'ilsn'en concevaient pas offense. Ils savaient pourtant que leBrésil n'est pas un de ces pays africains, comme le Mozam­bique, où les colonisés - et non les colons - avaient en effetconquis leur indépendance. L'histoire du Brésil s'apparentaitplutôt, de ce point d~ vue, à celle de l'ancienne Rhodésie,. deI:Australie ou des Etats-Unis ... Mais qui aurait douté auxEtats-Unis, dans la représentation collective que les habitantsse faisaient de leur existence nationale, que celle-ci résultaitcomme telle d'une insurrection conduite par les colons ve­nus d'Angleterre, et non par les colonisés ? La question eûtété anecdotique si un poisson remarquable n'avait ainsi éténoyé et comme englouti par le sens <:ommun, et si celui-cin'avait été si hégémonique et banal. A cet égard d'ailleurs,l'embarras heuristique des chercheurs recoupait les difficul­tés idéologiques de tous ceux qui désiraient s'engager sur lascène publique, afin d'y formuler le sens d'une action politi­que: car au-delà de la réalité des événements vécus par lespopulations africaines déportées et leur descendance, par lesIndiens et leur descendance, c'est toute l'histoire del'esclavage et de la colonisation constitutifs de la sociétébrésilienne contemporaine, qui se trouvait ainsi soustraite àla représenta~ion commune de ses membres: refoulée (lacensure de l'Etat n'y était pour rien).

En sorte que, s'il y avait un sens à parler à ce propos de«culture brésilienne », nombre de sociologues brésiliensdéploraient que celle-ci fût le lieu d'une absence insistante,une absence qui charmait sans doute autant qu'elle déran­geait et confondait les observateurs et les militants, et dontles effets pouvaient paraître parfoi~ vertigineux, puisqu'ils'agissait de son histoire. L'histoire brésilienne était telle, sil'on préfère, qu'elle ne paraissait pas pouvoir s'inscrire dansla culture. Elle n'y était pas représentée comme telle et n'ysurgissait jamais qu'au titre d'un folklore. Celui-ci n'est-il pas,

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par définition, l'expression dans la culture de l'ablation del'Histoire ?

Les travaux sociologiques et historiques, les recherchesrigoureuses de grande ampleur étaient nombreux au Brésil,mais quelle que fût leur valeur, leur portée sociale était nulle,car le champ de force des significations communes demeu­rait jusqu'à nos jours impénétrable. Aucun des grandsévénements constitutifs de l'histoire du pays n'accédait à lamémoire, à moins qu'il ne souffrit l'amputation de toutesignification sociale et politique par sa réélaboration coloréedans la perception folklorique et unanimiste de la sociétébrésilienne.

Un des résultats remarquables de cette procédure, sansqu'il fallût d'ailleurs y voir l'effet d'un mécanisme fonction­nel, était que les dominants de la société pouvaient sesoustraire à toute responsabilité historique dans la formationet l'état du pays, puisqu'ils reportaient, grâce à elle, la causede tous les drames passés et présents sur une entité étrangèrecolonisatrice, non moins imaginaire que le Brésil « colonisé ».

Et ils se regardaient en effet comme tels, en sorte que bienau-delà d'eux-mêmes, personne ne semblait socialementresponsable deva.nt une collectivité qui, faute de mémoire,accédait difficilement à l'existence politique. On n'y était pasplus responsable du passé et des tragédies de l'histoire dontrésultait l'état actuel du pays, que de ce qu'il advenait àd'autres parties de la population, dont le sort contemporain,on l'a vu, pouvait être inique. D'où, peut-être, ce pays«généreux et impitoyable, où pauvres et riches se côtoientsans vergogne dans un sens inné de la fête », évoqué plushaut dans un prospectus. Sans vergogne en effet: on avaitparfois le sentiment que la population subsistait sous l'empired'une irresponsabilité civique générale, joyeuse et impitoya­ble. D'autant plus douloureuse peut-être que la souffrancesociale elle-même n'était collectivement représentable, àl'instar du reste, qu'au titre du folklore, et que son assomp-

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tion autant que sa résolution politiques s'en trouvaient gra­vement hypothéquées.

Une loi de structure semblait pouvoir être tirée de cettedisposition imaginaire, qui se présentait comme un effet durefoulement: aucun mouvement social, quelle que fût parailleurs la légitimité de son existence et de ses revendications,ne parvenait à se faire reconnaître et à faire entendre undiscours sur la scène publique, à moins qu'il n'eût fait ladémonstration préalable qu'il méritait d'être aimé. C'est ainsique les collecteurs de caoutchouc avaient été contraints dese découvrir, pour être entendus, une vocation d'écologistesamoureux de la forêt tropicale; que les Amérindiens avaientappris à revêtir, devant l'œil des caméras ou dans les couloirsde l'administration des affaires indiennes, les parures tour àtour farouches, tendres ou libertaires du bon sauvage; queles descendants d'esclaves savaient jouer depuis longtemps, àSalvador de Bahia, toutes les gammes de la mystique afri­caine, musicale, éternelle, atavique et mystérieuse. C'est ainsique, d'une façon générale, l'ensemble des exclus misérablesétaient tenus de mettre en scène successivement chacunedes figures - elles étaient nombreuses - de la misère aima­ble. Personne ne semblait pouvoir échapper à cette structured'érotisation de la vie publique, qui assujettissait toute ex­pression collective des mouvements sociaux à leurfolklorisation: c'est-à-dire à la dénégation et à la déhistorici­sation des conflits ouvrant la voie à la perpétuation del'étreinte unanimiste.

Dans le vide de tout véritable ancrage symbolique de lalégitimité publique, les événements ne pouvaient finalementpas plus accéder à la signification commune aujourd'huiqu'ils n'y avaient accédé par le passé. Le trou de la mémoirecollective, cette absence insistante de l'Histoire dans la repré­sentation commune, qui ne la tolérait qu'au titre du folklore,se creusait au défaut de cet ancrage. La seule matrice possi­ble de l'ordonnance de l'Histoire dans l'esprit collectif,n'était-elle pas justement cette figure reconnue de la légitimi-

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té publique (nationale), qui n'avait jamais existé au Brésil ?Les élites de naguère, au sens des dominants de la vie éco­nomique, avaient été inaptes et globalement indifférentes à lajouissance d'une légitimité nationale. Mais on conçoit quedans la situation contemporaine, où la structure clientélistedu champ politique était préservée pour l'essentiel, elles nefussent guère mieux armées pour l'obtenir, ni même peut­être plus préoccupées de s'y employer. Il ne subsistait glo­balement, jusqu'à nos jours, de légitimité politique que privéeet contenue dans la personne propre des hommes publics.Ceux-ci restaient assujettis, quelle que fût la valeur de leursconvictions intimes et au-delà de la loi écrite, à la nécessitéd'un système qui les contraignait à revêtir les atours cor­diaux et charismatiques de la légitimité paternaliste. Alors lesens des tensions et des projets sociaux et politiques du pré­sent ne pouvaient guère surgir d'une signification reconnuedes victoires et des déf~ites du passé, puisque la mémoire decelles-ci avait été engloutie dans la chose imaginaire et folklo­rique sans qu'aucune interprétation politique lui eût survécu.Et les événements avaient le plus grand mal, aujourd'huiencore et pour les mêmes raisons, à se promouvoir en objetd'une interprétation collective, argumentative et contradic­toire, qui fut dépourvue de cet unanimisme empathique etaveuglant, de sorte qu'ils n'accédaient toujours pas en réalitéà la dignité de l'événement. .

On comprend mieux dès lors, la nature de l'affect qui ac­compagnait cette représentation enchant~e du fait brésiliendans la conscience commune. Car on n'y distinguait rien quiressemblât exactement à cet orgueil, ou même à l'arrogancequi constituent ailleurs le sentiment national, là où il existe,avec ses présomptions et ses dangers. La symbolisation eûtété requise en effet, portant signification universelle del'existence et des fins collectives, quelles qu'elles fussent,pour rapporter les sujets à l'ordre des idéaux où se nouait lafierté d'une appartenance: l'orgueil n'advient lui-même quepar l'effet d'un symbole, vecteur d'un idéal de soi. Or cette

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symbolisation, à laquelle sont suspendues la possibilité de lamémoire et la présence de l'Histoire dans la culture,n'existait pas. Comme si l'appréhension collective de l'ap­partenance n'avait été accessible que par l'immersion dansl'antre obscur de cette puissante et captivante formationimaginaire: l'entité ravissante du «grand réseau », etl'invocation du nom chéri qu'on lui donnait, «0 Brasil ».

Alors logiquement, la relation que beaucoup de Brésiliensentretenaient avec leur chose commune n'était pas tissée defierté, mais bel et bien d'amour (comme s'ils avaient laissél'orgueil aux militaires, seuls tribuns autorisés et autoprocla­més de la symbolique nationale).

Pas l'amour sévère et abstrait de la patrie sans doute, as­sujetti lui aussi aux effets du symbole et de l'Histoire. Unamour plus léger et échevelé, tendre et oblatif, mais qui necontribuait guère à éclaircir le champ politique aux yeux deceux qui, sans renier le caractère sentimental des liens qui lesrattachaient éventuellement à leur pays, n'admettaient paspour autant que l'expression de sa vie publique fût suspen­due à la démonstration d'un tel sentiment. Un amourcoextensif à la haine, tout aussi ingénue parfois, du mondeétranger au « grand réseau », et prompt à verser dans le dépitlorsque ce dernier avait déchu aux yeux de ses membres, ouà ceux des mêmes étrangers qui accréditaient son être exquiset ses records de merveilles. Brasil, Amor, Povo, Emoçao : ilsemblait que n'importe quel sémanticien aurait pu recons­truire ce qui vient d'être exposé par la seule étude, sur unéchantillon restreint de discours sociaux, de l'usage qui étaitfait de ces mots, énoncés avec un léger pathos qui les déta­chait du reste de la phrase.

N'était-ce pas cet amour insolite, voué à l'image collectivede soi, où se trouvait immergé l'univers public, qui semblaitcélébré dans tous les rassemblements de foule? Amour déçuà l'occasion d'une coupe du monde de football, que desétrangers ne cessaient de ravir au Brésil depuis plus de vingtans, et qui avait vu les supporters nationaux devenir la proie

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d'un si profond dépit qu'ils avaient foulé aux pieds leursdrapeaux verts et jaunes en pleurant, et quelques autres,submergés par la détresse, se suicider. Amour triomphal àl'occasion du carnaval bien sûr, mais aussi des grandes pro­cessions religieuses, des manifestations sportives oupolitiques... Car ceux qui y participaient semblaient douésd'une aptitude à la jouissance des effets de foule dont ondevait bien convenir, cette fois, qu'elle était unique aumonde. Tout rassemblement, quels qu'en fussent le mobileet les fins, semblait se prêter comme à l'insu des participantsà une célébration libre et joyeuse de l'appartenance enchan­tée: le grand réseau se mettait en scène. La grâce desdanseurs était alors sans égal et la puissance de séduction dela foule irrésistible. Certains n'étaient guère enclins à la re­joindre pourtant, qui suspectaient que ces démonstrations nefussent parfois, en quelque façon, comme un effet supplé­mentaire du trou noir imaginaire, qui n'ignoraient rien enoutre de la fragilité du voile de grâce, et de l'aisance aveclaquelle il venait à se déchirer en d'autres occasions, lorsquela même foule s'abandonnait avec une ardeur pareille auxdélices du lynchage. Celui-ci n'appartenait pas moins, touteschoses égales par ailleurs, à la panoplie des jouissances de lavie en foule.

L'illégitimité structurelle des dominants permettait doncde comprendre qu'une fonction politique majeure échût àl'Armée. Elle permettait de saisir intuitivement le sens decette défiance unanime - cette haine - qui régnait à l'endroitde la société constituée, regardée comme une canailleriecollective, en dépit du puissant sentiment d'appartenance quisubsistait au revers de ses institutions, et s'exprimait specta­culairement dans les célébrations du grand réseauimaginaire... Mais la même illégitimité pouvait éclairer en­core un autre trait de subjectivité commune: le statutambigu et puissant de l'entité «étrangère» dans le discourspolitique. Car pour être frustrés de légitimité, les politiquespar exemple, n'en étaient pas moins contraints de s'exprimer

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au nom de tous dans l'administration de ce qui était nécessai­rement présenté comme un service public. Beaucoupn'avaient en réalité, et comme par définition, à peu près rienà dire de consistant à ce propos; mais pour autant qu'ilsétaient préoccupés de l'intégrité morale de leur personne (eton ne pouvait guère leur en dénier le souci), ils devenaient laproie structurelle d'un verbe indéfiniment mû par le senti­ment d'une faute à l'endroit des autres au nom desquels ilsparlaient par la force, sinon par la légitimité des choses. Etces autres étaient bien entendu le fameux «peuple », dontl'érection comme la fonction symboliques dans le discourspaternaliste - c'est-à-dire, en l'espèce, populiste - semblaientrésulter ici, au-delà de la fatalité démagogique, d'un puissantcomplexe partagé de culpabilité. La domination étant illégi­time, l'assomption obligatoire dans le discours politique deses effets funestes dans la population renvoyait en effet à unvice que les élites avaient longtemps été enclines à attribuer àun tiers, forcément étranger, qui incarnait alors la responsa­bilité publique de la souffrance du « peuple ». Pas n'importequel « étranger» sans doute: seul comptait celui qui détenaitles clés véritables du marché lointain, inaccessible, et quipolarisait toujours, quoi qu'il en eût, la vie et le destin sociauxdu Brésil : 1'« impérialiste» ou le « colonisateur» (le reste dumonde n'existait pas).

L'illégitimité structurelle des dominants alimentait proba­blement d'ailleurs, du même coup, l'inquiétude fantasma­tique qui accompagnait l'usage ordinaire de la catégorie de«souveraineté nationale» dans le discours politique, quiprêtait à 1'« étranger» l'ambition maligne de dérober destranches du territoire ou de piller ses richesses. On conçoiten effet que des chefs illégitimes fussent habités par la hantisecollective d'une faillite de leur « souveraineté », lors mêmeque personne ne songeât jamais à la leur disputer. .. Le fan­tasme était particulièrement actif dans le discours des grandspaternalistes amazoniens, où il confortait puissamment le

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sens que les militaires, en faction sur les frontières, donnaientà la fonction politique de leur existence institutionnelle.

La chose étrangère et maléfique faisait donc pendantstructurel à la chose brésilienne adorable. Les deux chosesparaissaient indissociables et garantes de la cohérence del'édifice imaginaire, où la première supportait tout le poids dela faute et assumait la responsabilité des malheurs affectantl'intégrité de la seconde. Jusqu'à une période récente, lescaptifs de ce dispositif appartenaient à l'ensemble des sensi­bilités, de l'extrême droite et des militaires à l'extrêmegauche, en sorte que, longtemps, il n'a guère existé de vérita­ble légitimité politique au Brésil, qui ne s'autorisât de ladénonciation de cette entité étrangère portant la responsabi­lité publique et imaginaire de la souffrance du «peuple ». Onsaisirait mieux ainsi, peut-être, les ressorts de l'àdmirationsecrète que des militaires de droite avaient longtemps voué,dit-on, à Fidel Castro l'anti-impérialiste. Cette forteresseimaginaire n'était pas sans inconvénient bien sûr, puisqu'elleinterdisait à ceux qui y étaient enclos de distinguer la nature,l'origine et les fins exactes de l'intervention étrangère, lors­qu'elle existait effectivemene.

Llrresponsabilité, et donc l'ingénuité sinon l'innocencehistoriques des dominants, étaient comme écrites et postu­lées dans l'existence anhistorique du réseau enchantébrésilien et de son revers étranger. Il existait, en effet, unepuissante injonction d'irresponsabilité des classes dominan­tes, et à travers elle du «Brésil », en bloc, dans tous lesdrames de sa propre histoire, fonctionnellement et passion­nément méconnus. C'était peut-être, d'ailleurs, ce qui

1. Cette configuration semblait à l'œuvre au-delà des frontières du Brésil.Elle s'était manifestée de façon foudroyante en Argentine lors de laguerre des Malouines en 1982, d'une façon incompréhensible pourl'observateur peu familier de l'Amérique latine. Les militants radicaux dela gauche s'étaient en effet rassemblés, unanimes et en rangs serrés,derrière leurs propres bourreaux, lesquels avaient exercé à leur endroitune répression d'une sauvagerie beaucoup plus sanguinaire, par exem­ple, que celle des « gorilles,. brésiliens des années soixante-dix.

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conférait à ces élites le comportement, si caractéristiquelorsqu'elles s'exposaient en public, d'une communauté debelles âmes absorbées par leur franche auto-contemplationnarcissique. Mais cette complaisance n'était pas exempte denuage, puisque le même mouvement qui imputait à la choseétrangère le malheur du « peuple », semblait par ailleurs faire ­de l'étranger la seule instance dont le jugement valût recon­naissance à leurs yeux. On accéderait peut-être alors auprincipe de la souffrance spécifique des élites. Car cet étran­ger auquel était assigné la place du coupable était le seul quipût asseoir, à leurs yeux, sinon à ceux du « peuple », l'illusionde leur propre légitimité.

Les grands colons péri-capitalistes étaient venus d'Occi­dent en effet, et ils ne dépendaient pas seulement del'existence historique et capitaliste de celui-ci, mais encore deson existence symbolique. Les maîtres de la société colonialen'avaient d'autre histoire imaginable que celle de l'Occidentet de ses symboles dont ils procédaient eux-mêmes, en sorteque la même carence de légitimité qui conduisait à éprouverla faute et à la transférer sur lui faisait par ailleurs de celui-cila seule entité dont le jugement valût pour eux-mêmes. Iln'existait pas de loi alternative qui eût permis comme ailleursde séparer, dans l'esprit des dominants, le lieu de la fauteimaginaire de celui de la loi symbolique.: comme le faisaientpar exemple certaines élites islamistes du Moyen-Orientcontemporain qui parvenaient à promouvoir l'étrangerimaginaire en ennemi de leur propre Dieu et de sa loi, et àintégrer symboliquement par là, la faute imaginaire qui luiétait imputée. Seule l'idéologie révolutionnaire anti­impérialiste avait permis, pendant plusieurs décennies, desymboliser adéquatement, et donc de penser collectivementla chose étrangère à la place imaginaire qui lui était dévo­lue... mais les élites paternalistes n'auraient pu s'y aban­donner en masse sans détruire les fondements de leur domi­nation privée.

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En somme, si les élites se faisaient bien, en tant que pater­nalistes, le véhicule de la loi du peuple devant le peuple, ilfallait bien admettre que la seule loi dont pût procéder leurpropre et satisfaisante reconnaissance n'avait jamais quittéles métropoles. Elles trahissaient par là, sous un angle nou­veau, les deux fondements structurels de leur être social :leur incapacité histoIjque à forger, dans l'édification etl'administration de l'Etat, le principe universaliste de leurpropre légitimité, et l'essence coloniale de leur domination,qui leur interdisait le recours symbolique substitutif à une loiindépendante du monde des vieilles métropoles ... (les tenta­tives luso-tropicales d'établir une filiation de l'entitébrésilienne avec le «Noir» et 1'« Indien» n'avaient pas dé­bordé la v'anité d'un registre purement imaginaire).

La loi étrangère que les élites brésiliennes se reconnais­saient pour elles-mêmes induisait ce qu'elles percevaientcomme le paradigme de la «vraie vie» - le mode de vieoccidental -, mais cette loi ne commandait pas leur interven­tion dans la société qu'elles dominaient: elle était demeuréemystérieusement et douloureusement enfouie là-bas, dans leNord, en Occident. Et on comprenait du même coup lapuissance dévolue dans le discours politique à la catégoried'« opinion internationale» (pratiquement inexistante enEurope, en Afrique ou en Asie), dont l'invocation et la mobi­lisation pouvaient être si décisives au Brésil, dans ledéploiement des rapports de force politiques et sociaux.Nombre d'organisations militantes s'autorisaient en effet,dans leur intervention, de cette instance symbolique(<< l'opinion internationale »), n9n sans succès: elles traî­naient ainsi les maîtres de l'Etat devant le seul tribunaldevant lequel, finalement, ces derniers consentaient às'incliner. Les mêmes organisations militantes (politiques,caritatives, ,« développeuses », etc.) se substituaient conjoin­tement à l'Etat et aux élites, pour suppléer aux carences et àl'indifférence de ceux-ci devant le sort des populations aban­données ou recluses aux confins du marché - Indiens, petits

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paysans, habitants des favelas. Mais comme la médailleétrangère incarnait par ailleurs, sur son revers, la responsabi­lité de la faute, leurs adversaires conservateurs nemanquaient pas de dénoncer alors le scandale d'une ingé­rence bafouant la souveraineté du Brésil.

Ces pages brossent, à grands traits, un tableau sommairedes formes d'expression de la vie publique brésilienne. Ellespeuvent procéder, aux yeux du lecteur, d'un exercice devoltige un peu cavalier. Nous craignons de ne pas lui en avoirdit assez, sur une question grave dont les dimensions histori­ques et économiques furent à peine effieurées - et de lui enavoir trop dit en même temps, l'objet de notre propos necontraignant peut-être pas à l'entraîner dans une digression silointaine dans les arcanes de la vie sociale latino-américaine.

Mais le déséquilibre de cette dernière étude, relativementaux précédentes, résulte aussi du fait qu'il ne s'agissait plussimplement, comme auparavant, de faire entendre la réso­nance du vocabulaire de la psychanalyse avec le discourssociologique. Avec ses limites, ses raccourcis, ses approxima­tions ou ses erreurs peut-être, les lignes qui précèdentparaissent déjà avoir franchi la barre: maladroite ou discu­table, l'entreprise vise bel et bien, cette fois, à tenir undiscours analytique sur .la vie sociale - un discours qu'unpsychanalyste, à sa place, ne saurait pourtant tenir.

Que ce discours soit, là encore, au plus près des paro leseffectivement énoncées au Brésil, on peut l'imaginer aisé­ment. Mais comparativement aux deux études précédentes-la guerre mozambicaine et les formes de servitude amazo­nienne - l'intérêt de la troisième réside dans autre chose. Ladistinction du symbolique et de l'imaginaire, l'identificationdu caractère fondateur, dans l'imaginaire, de la dénégationcoloniale, le refoulement de l'Histoire dans la culture, lafolklorisation ou ce que nous avons appelé « érotisation de lavie publique », la localisation du lieu de la loi et la préoccupa­tion des modalités qui président à son invocation ou à seseffets, ne débouchent pas sur la formalisation d'un modèle

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clos de servitude. Les catégories analytiques mises à contri­bution paraissent autoriser, maintenant, l'énonciation d'undiscours sur la vie sociale qui subvertit franchement lesdistinctions disciplinaires, tout en donnant un sens, articula­ble et commun, à un grand nombre de phénomènesautrement disjoints. L'intuition créatrice des romanciersparvient parfois à les nouer ensemble - c'est le principe deleur talent -, mais les sociologues ne disposent d'ordinaire, ni

.des moyens ni du désir d'en formaliser la matrice commune.Quel sens y aurait-il en principe, pour ces derniers, à re­

pérer et à décrire quelque liaison entre la fonction politiqueéchue à l'Armée et le rite carnavalesque, entre la loi d'amourassujettissant l'expression publique des mouvements sociauxet les fictions comptables de la circulation réelle des riches­ses? Un économiste serait bien en peine d'en effectuer lecalcul} s'il s'en tenait aux statistiques mises à sa dispositionpar l'Etat: cette circulation étant plus clientéliste (c'est-à-direclandestinement redistributive) que marchande, ses fluxréels sont pour une part notable et, par définition, hors la loi.Le chiffr«; qui les comptabiliserait est invisible sur les tablet­tes de l'Etat. Il serait perceptible en principe, en partie aumoins, sur celles de la banque, mais les tablettes, de celle-cisont protégées par un secret d'airain garanti par l'Etat.

Le discours dont il s'agit maintenant ne tient quelqueconsistance en regard de son objet que de sa référenceexplicite, cette fois, aux catégories de la théorie du sujet engerme chez Freud, déployée par Lacan. L'opposition entresymbolique et imaginaire n'est plus suspecte, croyons-nous,de manifester une simple procédure homonymique, commes'exprimeJ.-Cl. Milner l

- ce qui pouvait être le cas, quoi quenous en ayons dit nous-mêmes, dans les deux précédentesétudes. Il y a bel et bien, croyons nous, «synonymie»: lescatégories travaillent selon leurs prémisses et dans l'intégritéde leur principe. Il ne s'agit plus de surprendre la

1. Milner j.-C., Les Noms indistincts, Seuil, Paris, 1983, p. 51-61.

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convergence de deux discours, séparés par leurs objets touten étant réunis par l'usage des mêmes mots, mais d'entrevoircomment un discours peut parvenir à se fonder dans lescatégories d'un autre, pourvues du même sens, sans quel'autonomie et la causalité propres de son objet distinct enparaissent affectées.

De nombreux auteurs nous ont précédé dans cette voie,sans le savoir parfois: l'interrogation sur ce qu'ils devaient àFreud ou à Lacan demeuraient chez eux accessoire, inutile,inopportune, certains niaient même farouchement qu'ilsdussent quelque chose à leur discours: ils n'étaient pas lesmoins brillants. D'autres savaient ce qu'ils faisaient et frayè­rent la voie en jetant les bases d'une entreprise rigoureuse etprofonde, bien que leur œuvre prît la forme de publicationsd'essais portant sur des thèmes étrangers à la discipline scien­tifique où ils disposaient d'une autorité académique l

. Notreaperçu, tout embryonnaire, de l'imaginaire' et des subver­sions du symbolique brésiliens est plus modeste; il mérited'être approfondi, critiqué, amendé, contredit, discuté, peuimporte: il s'offre du moins à la critique sociologique, éco­nomique, anthropologique, historique ou psychanalytique ...

L'important était de montrer une fois de plus, aprèsd'autres mais en partant. de notre propre expérience, qu'unevoie semble réellement exister pour la formalisation d'un teldiscours, fondé dans les catégories d'un autre, dont nousfaisons le pari qu'il ne serait pas inconsistant.

Il s'agit finalement de découvrir par quelles voies la pro­phétie de Valéry viendrait s'accomplir:

«Je crois, disait-il, à la dissolution, disparition ou transmu­tation assez prochaines des ces grandes mythologiesconnues sous les noms de Philosophie et d'Histoire."Mythologie", c'est-à-dire Création du Crédit, c'est-à-diredu Langage. C'est pourquoi Philosophie et Histoire seront

1. Nous pensons par exemple aux ouvrages de j.-C. Milner, De l'École,Seuil, Paris, 1984, et Archéologie d'un échec, 7950-7993, Seuil, Paris, 1993.

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plus ou moins remplacées par l'étude des valeurs de la pa­role - étude qui classera les œuvres de cette espèce entre leroman et les poésies - sans oublier les Livres saints, la théo­logie, etc. - toute la bibliothèque de la Fiducia1

• »

1. Souligné dans le texte de Valéry intitulé «Credo », rapporté parM. Safouan, op. cit., p. 61, qui tire lui-même la citation de Rey J.-M., PaulValiry, l'aventure d'une œuvre, Seuil, Paris, 1991, p. 138. M. Safouanajoute: «La fonction de la Fiducia n'est nulle part aussi transparente quedans la garantie qu'elle donne à la valeur monétaire », Ibid., p.61.

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Deuxième partie

LE DISCOURS ANALYTIQUESUR LA VIE SOCIALE

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1

FREUD, LA MASSE ET L'AMOUR DU MENEUR

De la guerre civile mozambicaine aux formes de servitudelatino-américaines, la résonance du vocabulaire de Freuddans la dynamique propre de nos objets est donc devenuetrop obsédante pour être assourdie. Nous avons été entraîné,de proche en proche, jusque dans les parages de ce « CapHom épistémologique », selon le mot de Marc Augé" oùconfluent les eaux de la psychanalyse et de la sociologie ­sans que l'examen du résultat des expéditions imposantes etnombreuses qui s'y étaient déjà risquées, parfois abîmées,parût un préliminaire indispensable. Il n'est pas invraisem­blable d'ailleurs qu'une telle revue critique ne se révèlefructueuse qu'en regard d'une élucidation, élémentaire etpréalable, de la question. Or celle-ci n'est toujours pas réso­lue. Il faut y revenir encore, préparer, monter, engager denouvelles expéditions, découvrir et ouvrir de nouveauxpassages pour naviguer, aborder et doubler finalement ceméchant cap, où l'esprit souffie fort et confusément en effet,de nombreuses direc tions à la fois.

1. Augé M., Symboù, fonction, histoire, Hachette, Paris, 1979.

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Il Ya plus à espérer, peut-être, pour cette entreprise, de lapratique et de la réflexion sociologiques elles-mêmes, que dela critique proprement épistémologique. On peut s'étonnerque les voies d'une telle opération demeurent encore siobscures: mais on admettra volontiers que le grief ne peuten être fait aux psychanalystes: ils ont déjà beaucoup tra­vaillé, à leur place, pour repérer, baliser et cartographier lescontours du continent unique qu'ils divisent avec les socio­logues, cette «Terre de Feu» commune au partage de nosocéans respectifs: le sujet dans le langage. C'est moins à eux,tout de même, de se déplacer pour envisager ce qui nouspréoccupe comme sociologues, qu'à nous-mêmes de noussituer en regard d'une découverte qui n'était pas de celles,écrivait Lacan, dont on « peut se contenter de faire sa place:c'est plutôt de prendre [notre] place en elle qu'il s'agie ».

On conçoit dès lors, qu'il eût été hasardeux de notre partde s'aventurer dans ces eaux, sans revenir aux textes oùFreud a formulé lui-même, à sa façon, une théorie de la viesociale. Un bref commentaire de « Psychologie des masses etanalyse du Moi2 » ouvre donc cette seconde partie - com~

mentaire dont l'objet est de dégager ou de remettre enmémoire les catégories freudiennes dont nous ferons usageultérieurement, pour débrouiller ces configurations particu­lières du sujet et du désir, dans le champ de la vie sociale quinous intéresse. Une nette rupture de ton affectera l'exposéen regard des pages précédentes, pour laquelle nous sollici­tions déjà l'indulgence du lecteur en avant-propos: l'indis­pensable travail conceptuel sur les catégories de la psycha­nalyse n'a pu être déployé en effet, fût-ce par fictioninductive, dans le même mouvement que l'exposé des étu­des présentées ci-dessus. Cette rupture désorientera peut-

1. «La découverte de Freud, cette "vérité nouvelle", exige qu'on sedérange. On ne saurait y parvenir à s'y habituer seulement. On s'habitueau réel. La vérité, on la refoule. ,. LacanJ., «L'instance de la lettre dansl'inconscient,., Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 521.2. Freud S. (1921) Œuvres complètes, XVI, PUF, Paris, 1991, p. 5-83.

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être les non-analystes, sachant que «le frayage de la psycha­nalyse a utilisé un matériel à certains égards désuee » et quenous ne nous sommes guère soucié de le rafraîchir. Les motsd'« âme », de « libido» ou d'« amour» seront pris comme ilsviennent sous la plume de Freud, convaincu avecG. Pommier, que 1'« armature logique, quant à elle, resterobuste et efficace, et qu'on dispose là d'un matériel qui vacertainement faire encore de l'usage 2 ».

Ce travail déroutera peut-être aussi, d'un autre côté, lesanalystes, dans la mesure où nous n'irons pas au-delà desraisonnements élaborés par Freud dans le cadre de ses pre­mières topiques. Le recours aux catégories de «pulsion devie» ou de « mort» par exemple, ne s'est pas imposé avec lamême nécessité que l'usage des autres notions, sansqu'aucune conclusion (de notre part) puisse d'ailleurs êtretirée de ce constat. Nous ne nous poserons guère de ques­tions sur la validité des instances freudiennes du Moi, del'Idéal du Moi, du ça, de l'inconscient, de la libido ou duconscient. Nous n'ignorons pas complètement la difficultédes problèmes techniques ou de fond ainsi éludés; maisnous avons passé outre néanmoins, confiant dans l'ex­traordinaire consistance dont peuvent se soutenir encore, ànos· yeux, le raisonnement et le dispositif théoriques cons­truits sur l'usage intuitif de ce vocabulaire. Il correspondaitpour Freud aux exigences pionnières de ses défrichements ...Disons qu'il nous permet d'avancer à notre tour: de frayerailleurs à la machette, parmi les friches qui n'avaient pasretenu son attention mais qui absorbent la nôtre, et de déga­ger finalement l'existence d'instances imaginaires etsymboliques étrangères à l'expérience clinique, le Nous etses idéaux.

D'une certaine façon, nous inclinons même à revendiquerle travail brut sur les catégories réputées «désuètes », car ilrépond à une préoccupation majeure permettant de définir

1. Pommier G., Libido illimited, Point Hors Ligne, Paris, 1990, p. 213.2 Freud S., op. cit., p. 22.

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tout le sens de notre démarche. Une règle du jeu déterminela structure et les fins de notre propos en effet, qu'il convientde reconnaître à l'avance peut-être, pour l'accompagner pluslibrement: nous entendons ancrer fermement notre ré­flexion dans le mouvement même des catégories de Freud,afin de voir jusqu'où elles sont capables de mener dans lesdomaines de la vie sociale qui nous intéressent. Le momentvenu enfin, nous ne pourrons ignorer l'apport propre deJacques Lacan, dont la distinction des registres imaginaire,symbolique et réel, ou la rigueur des formalisations concer­nant le rapport du sujet à la loi s'avéreront précieuses, etmême décisives pour débrouiller la portée et les limites desintuitions de Freud.

Tableau de la scène sociale

Freud envisage, dans «Psychologie des masses et analysedu Moi », une série de phénomènes où la spécificité du faitsocial semble se révéler, de façon manifeste, dans le compor­tement des personnes. Il parle de «masse» et d'« individudans la masse », il évoque le rassemblement tumultueu~ desfoules en colère, mais aussi l'assemblée recueillie d'une Egliseou encore celle, disciplinée et combattante, d'une Armée,sans toujours bien distinguer l'un ou l'autre type de regrou­pement au fil de son raisonnement.

La distinction ne présente pas d'importance particulièrepour son propos: les personnes engagées dans la formationde tels agrégats, proprement sociaux, semblent toujoursadopter, en effet, des traits de comportement étranges, quitranchent avec le jour sous lequel elles se présententd'ordinaire à leurs proches, dans la vie familière: c'est cetrait d'étrangeté commun qui intéresse Freud. « Les massesdu premier genre », écrit-il à propos des rassemblements lesplus éphémères, «sont en quelque sorte superposées [auxinstitutions] comme les vagues courtes mais hautes le sont

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aux longues houles de la merl» ; cependant les unes et lesautres demeurent pareillement des vagues.

Ce faisant, il définit la particularité de l'homme dans lamasse d'une formule propre à déconcerter le sociologue,puisqu'il le spécifie d'être «pris isolémene », c'est-à-dire,finalement, saisi hors du cercle des familiers (parents, amis etquelques autres) où se tissent les liens ordinaires que le psy­chanalyste a coutume de traiter avec ses patients. L'hommede la masse est envisagé loin de père et mère, «en tant quemembre d'une tribu, d'un peuple, d'une classe, d'une institu­tion, ou en tant que partie constitutive d'un amas humain quis'organise en masse à un moment donné, pour une fin dé­terminée3

». Il s'agira donc pour l'auteur d'expliquer, à lalumière des catégories de la psychanalyse, le fait surprenantqu'un tel « individu [...] sent, pense et agit [...] d'une manièretoute différente de ce qui est à attendre de lui, [sous l'effet deson] insertion dans une foule humaine qui a acquis la pro­priété d'une "masse psychologique" 4 ».

Freud dépeint longuement la situation afin d'en dégagerles traits saillants: la masse fait «sur l'individu une impres­sion de puissance illimitée et de danger invincible. Elle s'estpour un instant mise à la place de l'ensemble de la sociétéhumaine qui est porteuse de l'autorité, dont [l'individu] aredouté les punitions, pour l'amour de qui [il] s'est imposétant d'inhibitions 5 ». De sorte que, «dans l'obéissance à lanouvelle autorité, [chacun] a le droit de mettre hors

1. Ibid., p. 22.2. Ibid., p. 6.3. Ibid., p. 6.4. Ibid., p. 7. L'expression «masse psychologique,. est empruntée à ladescription de la foule par Lebon (1895), Psychologie des foules, PUF, Paris,1971. Freud s'inspire abondamment de cet auteur pour introduire saréflexion, « tant elle rejoint notre propre psychologie en mettant l'accentsur la vie d'âme inconsciente" (Ibid., p.20). Nous signalerons en note lescitations où Freud discute les arguments de Lebon par l'indication:« commentaire,..5. Ibid., p. 23.

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d'activité sa "conscience morale" antérieure, et par là decéder à l'appât du gain de plaisir au~uel [il] parvient à coupsûr par la suppression des inhibitions ». « Sensation riche enjouissance que de s'abandonner ainsi sans limite à [ses] pas­sions et de se fondre alors dans la masse, de perdre lesentiment de sa délimitation individuelle2

.» Ainsi, citantLebon: « L'individu [...] parvient du seul fait de la foule, àun sentiment de puissance insurmontable qui l'autorise às'adonner à des pulsions que, seul, il aurait nécessairementbridées [...] le sentiment de responsabilité qui réfrène cons­tamment les individus disparaît totalemene. »

Dès lors, « pour l'individu dans la masse la notion del'impossible disparaîe », et l'invraisemblable n'existe pluspour la masse elle-même: celle-ci est « sans critique et penseen images [...] qui ne sont mesurées par aucune instanceraisonnable à l'aune de leur concordance avec la réalitéeffective5

». « Elle est soumise à la puissance magique desmots qui peuvent provoquer, dans [son] âme les plus formi­dables tempêtes et aussi les apaiser 6

.» « Enfin les massesn'ont jamais connu la soif de vérité. Elles exigent des illusionsauxquelles elles ne peuvent renoncer [...J, l'irréel les in­fluence presque autant que le réel, elles ont la visibletendance à ne faire aucune différence entre les deux 7

.» « Lamasse ne connaît donc ni doute ni incertitude8

», et Freudsouligne que dans l'activité d'âme de la masse comme dans lerêve, « l'examen de la réalité cède le pas devant la force desmotions de souhait affectivement investies9. »

1. Ibid., p. 23.2. Ibid., p. 23. Freud commente ici Mac Dougall j., The Group Mind,University Press, Cambridge, 1920.3. Ibid., p. 10.4. Ibid., p. 14. Commentaire.5. Ibid., p. 14-15. Commentaire.6. Ibid., p. 17. Commentaire.7. Ibid., p. 18. Commentaire.8. Ibid., p. 15. Commentaire.9. Ibid., p. 18.

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1

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Pour autant, ces événements ne sont ni le fait ni le lieu fa­tal de la barbarie, loin s'en faut, car rien n'empêche - toutexige même - de souligner par ailleurs l'existence d'un phé­nomène de « moralisation de l'individu par la masse l

» : « Lecomportement intellectuel de la masse se situe très en des­sous de celui de l'individu, [mais] son comportement éthiquepeut tout aussi bien s'élever au-dessus de ce niveau2

• » Et s'ilest vrai que, « chez l'individu isolé, l'avantage personnel est àpeu près l'unique ressort, il est chez les masses très rarementprédominane [...] seuls les ensembles sont capables à unhaut degré de désintéressement et de dévouement4.» Ensorte qu'il convient de souscrire à« une bien plus hauteestimation de l'âme de la masses ».

Le tableau de la masse psychologique ainsi brossé, uneimage de l'individu se profile où il devient presque mécon­naissable. Ce point nous semble important à retenir:quelqu'un d'autre entre en scène, ou plutôt, la même per­sonne se trouve comme captive d'un autre rôle, passe surune autre scène où elle devient l'élément parmi d'autres d'unêtre nouveau, lui-même doté d'une âme, mais d'une autreque la sienne, 1'« âme de la masse6

». Selon cette peinturepréliminaire, la masse s'offre comme une sorte de scènedifférente, supplémentaire, de l'activité psychique des indivi­dus qui s'y trouvent engagés; la conscience personnelleordinaire y est altérée, abolie même (les expressions em­ployées par Freud à cet égard sont nettes et tranchées), noncomme conscience naturellement, mais en tant que person­nelle. Il existait déjà une «autre scène» familière auxpsychanalystes, sur laquelle se déployaient les phénomènes

1. Ibid., p. 17. Commentaire.2. Ibid., p. 17. Commentaire.3. Ibid., p. 21. Citation de Lebon, op. cil., p: 38.4. Ibid., p. 21. Commentaire.5. Ibid., p. 20.6. Freud semble reprendre cette expression de Lebon, mais il l'utiliseindifféremment avec ou sans guillemets.

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psychiques de l'inconscient; mais la conscience deviendraitcette fois l'élément et la proie d'une nouvelle dispositionsubjective, engageant des populations comme telles, rassem­blant éventuellement des millions d'hommes et de femmescaptifs, comme nous y reviendrons plus loin, d'une forma­tion imaginaire commune qui ne semble pas leur apparteniren propre.

Freud admet par ailleurs, pour la masse, la définition laplus large. On l'a vu : la bande enamourée des admiratricesd'un musicien célèbre, l'Armée, toute institution et plusgénéralement tout «amas humain» composent sous saplume autant de figures de la masse, dont la structure« animique» fondamentale se révèle identique dans le rai­sonnement. Qu'elle subsiste trois jours par la grâce d'uneémeute, ou trois mille ans par celle de la découverte d'unvrai Dieu, on parle en substance de la même chose: unemasse reste une masse l

• L'ampleur et la multiplicité desphénomènes résultant de l'existence d'une infinité de telles« masses» disparates, sur le théâtre de l'Histoire, soulignel'ambition théorique du propos. Sociologues ou historiens nemanquèrent pas de protester devant l'hétérogénéité des faitsembrassés par l'ampleur d'une telle mise en perspective.Freud vise en effet tout rassemblement de personnes, pourautant qu'elles entretiennent entre elles des relations autresqu'avec leurs proches respectifs (pères, mères, conjoints,enfants, familiers, amis ou ennemis privés). Il prétend attein­dre le principe du lien social, pour s'en saisir au-delà du détailet du divers infini de l'histoire humaine.

1. Le propos de Freud consiste précisément à établir ce qu'il y a decommun entre la " vaguelette,. (les foules animées) et la "grande houle ,de la mer" (les masses "artificielles" ou institutions) - distinction surlaquelle nous reviendrons nous -même ultérieurement. Les massesenvisagées par Freud pour nourrir et illustrer sa réflexion, introduit~ parcelle de Lebon, sont deux institutions ou "masses artificielles": l'Egliseet l'Armée.

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Il est loisible à chacun de discuter la légitimité d'une telleentreprise, de railler son ambition ou d'y voir une insuppor­table présomption, peu importe, mais on ne peut enrevanche en discuter l'argument sans admettre le plan surlequel il se déploie, la critique doit s'efforcer d'y accéder, des'y hisser, sauf à manquer son objet. En ce sens, toute discus­sion de l'argument freudien qui perdrait de vue le sens et laportée de l'ambition de Freud paraît vaine: l'auteur nes'écarte, ou ne paraît s'échapper, du champ propre de lapsychanalyse, que pour envisager ce qui fait lien de touttemps et en tous lieux entre les hommes en tant que sociaux.Il soutient et projette la réflexion par-delà les savoirs consti­tués de l'histoire, de la sociologie ou de l'anthropologie, afind'y exposer la nature du lien constitutif d'un monde situé enamont et en aval de l'événement œdipien: l'univers social (ilne cessera d'y suivre llour autant, on le verra, les avatars dela situation œdipienne).

L'amour

Il s'interroge donc sur ce qui fait lien dans cet univers :« Si les individus sont dans la masse reliés en une unité, il fautbien qu'il y ait quelque chose qui les lie les uns aux autres, etce moyen de liaison pourrait être justement ce qui est carac­téristique de la masse l

.» Il tranche la question: entre les

1. Ibid., p. 8. Un tel lien n'est pas sans rapport avec l'œdipe. Quelquechose d'essentiel à la société, à ce monde qui échappe au champd'investigation ordinaire de la psychanalyse, est néanmoins en rapportavec lui. Il lui «en coûterait, écrit Freud, d'accorder au facteur nombreune significativité telle qu'il lui serait possible d'éveiller à lui seul, dans lavie d'âme humaine, une pulsion nouvelle ordinairement désactivée,.(Ibid., p. 6). Il préfère penser que la « pulsion sociale [n'est] pas Originelleet indécomposable, les débuts de sa formation [pouvant] être trouvésdans un cercle plus étroit, comme par exemple la famille" (Ibid., p. 6).La famille en cause ici ne peut être cependant regardée, du point de vuesociologique au moins, comme l'institution sociale familiale. Il est despopulations, dites lignagères, où la « famille" semble instituer la totalitéde la vie sociale et se confondre avec elle (voir ci-dessous, troisièmepartie) ; il en est d'autres où le ménage ne peut en toute rigueur être

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membres d'une masse, au fond, il ne· peut s'agir que.d'amour. « Si l'individu dans la masse abandonne sa spécifici­té et se laisse suggestionner par les autres l », il le fait parceque chez lui existe le besoin d'être en bonne entente aveceux plutôt qu'en 0Eposition, donc peut-être, après tout,« pour l'amour d'eux2 » ? « Ce sont des relations d'amour (ouencore: des «liaisons de sentiment») qui constituent aussil'essence de l'âme de la masse3

», et donc, compte tenu de laportée qu'il prête à son propos: l'essence de toute vie so­ciale.

Freud introduit incidemment par là, dans le champ desétudes de la vie sociale, une dimension que les conceptionssociologiques contemporaines, parmi les mieux formalisées,écartent communément de leurs observations et de leursinterprétations. Nous l'avons déjà déploré plus haut: lasociologie n'est jamais convenue - ou s'est toujours gardée ­de concevoir ce qui est mis en exergue ici par Freud, et queles Grecs avant lui appelaient «philia ». Il dépose résolumentl'amour au principe de l'objet de la sociologie, là où il vientd'habitude en plus, ou en reste, en excès en tout cas, sur lediscours des sciences sociales. Il n'est pas indifférent deremarquer à ce propos, puisque nous avons consacré unepart de notre dossier à la guerre et aux formes du meurtredans la servitude, qu'une autre dimension subit un sort ana­logue dans le discours sociologique: la mort, ou plusprécisément la «mise en forme de sa menace », selon

regardé comme une institution (certains groupes de chasseurs cueilleurs,nombre de ménages de notre monde moderne); et il est des ménagesenfin, dont les membres du couple ne se font pas les vecteurs des fonc­tions œdipiennes... Aucune de ces situations n'obère d'ailleurs l'actualitéde l'œdipe en leur sein, les choses ne se déroulant pas, justement, sur lamême scène. La "famille» évoquée par Freud ne rassemble probable-.ment, dans son esprit, que l'ensemble des représentants, historiquementaléatoires, des fonctions du triangle œdipien.1. Le terme est repris de Lebon.2. Ibid., p. 31.3. Ibid., p. 30. Relations d'amour: Liebesbeziehungen.

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l'expression d'A. Joxe l. L'amour et la mort subsistent en effet

sur une' aile aveugle de l'édifice des sciences sociales, tandisque leur objet convenu et indiscutable demeure fermementtramé de ce qui reste en temps de paix, quand on a misl'amour à l'écart. Freud insiste pour sa part sans état d'âme,et ne perçoit de sens à la vie sociale qu'à y réintroduire lacatégorie de l'amour.

Deux sortes d'amours en réalité, deux amours distinctssont constitutifs de la « masse»: «Cha~ue individu est liélibidinalement d'une part au meneur [...J, d'autre part auxautres individus de la masse2.» S'agissant du ,meneur, «lemême mirage, la même illusion prévaut [dans l'Eglise et dansl'Armée, les deux exemples retenus par Freud] qu'un chefsuprême est là qui aime ,tous les individus qui composent lamasse d'un égal amour. A cette illusion tout est suspendu; sion la laissait s'effondrer les masses se dissocieraient aussi­tôe ». Quant à l'amour réciproque des «menés» les unspour les autres, on observe qu'entre les membres de lamasse, l'hostilité spontanée à l'endroit des étrangers ne semanifeste ~as (1'« affirmation de soi du narcissisme» sembleinexistante), or « l'amour de soi ne trouve sa limite que dansl'amour [...] pour des objets4 ». Dès lors, s'il existe «dans lamasse des restrictions de l'amour-propre narcissique qui, endehors d'elle, n'agissent pas », cela implique que «l'essencede la formation en masse consiste en des liaisons libidinalesd'une nouvelle sorte entre les membres de la masse5 ».

La « panique », conçue comme l'anéantissement en acted'une masse, offre peut-être l'image la plus suggestive pourrévéler, en creux, la nature des liens qui unissent les indivi­dus qui la composent. Car ce qui caractérise le phénomène,« c'est que plus aucun ordre supérieur n'est entendu et que

1. Joxe A., Voyage aux SOUTCes de la gueTTe, PUF, Paris, 1991, p. 44 et suiv.2. Freud S., op. cil., p. 34.3. Ibid., p. 32.4. Ibid., p. 41.5. Ibid., p. 41.

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chacun se préoccupe de lui-même sans égard pour les autres.Les liaisons réciproques ont cessé, et une angoisse dépour­vue de sens, gigantesque, se libère1» «Si nous prenons lemot « panique» au sens d'angoisse de masse, nous pouvonsétablir une analogie qui va loin. L'angoisse d'un individu estprovoquée soit par la grandeur du danger, soit par le fait quesont laissées vacantes les liaisons de sentiments(investissements de la libido) [maintenant la masse en cohé­sion], et ce dernier cas est analogue à l'angoissenévrotique2.» «La panique signifie la désagrégation de lamasse3

» et démontre donc, a contrario, que ce qui l'agrég~ait

était le lien d'amour, laissé vacant.Mais il convient de définir naturellement le contenu de ces

liaisons libidinales particulières, «d'une nouvelle sorte », quiconstituent «l'essence de la formation en masse ». Freudparvient alors à un tournant dans sa réflexion. Il déballe etdispose enfin, véritablement, l'arsenal des catégories de lapsychanalyse avec, en premier lieu: l'identification. Le rai­sonnement s'écartera de l'ébauche d'un tableauimpressionniste de la masse, pour mettre à l'épreuve cettefois la consistance des concepts de la psychanalyse. Le dé­veloppement est d'autant plus important pour nous, qu'à sonterme seulement, la peinture de la masse exposée ci-dessuspourra emporter la conviction.

L'identification

Rappelons les trois formes d'identification mises a Jourpar Freud dans l'expérience thérapeutique, dont l'intérêt estinégal pour notre propos :

1. L'identification est d'abord la forme la plus originelle deliaison de sentiment à l'objet, elle «aspire à d9nner au moipropre une forme analogue à celle du moi autre pris comme

1. Ibid., p. 34.2. Ibid., p. 35.3. Ibid., p. 36.

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modèle l ». C'est l'identification pré-œdipienne au père - à ladifférence des premiers investissements d'objet, où 1'« objetest ce qu'on veut avoir» et où «la liaison s'attaque à l'objetdu moi », l'identification «s'attaque [cette fois] au sujet dumoi », et « l'objet est ce qu'on veut être2 ». Cette identifica­tion originelle ne nous intéresserait pas directement, si elle nese présentait comme le prélude à une identification de naturedifférente qui, elle, nous concerne :

2. Une nouvelle identification s'effectue en effet, plus tard,comme substitut d'une liaison d'objet libidinale par introjec­tion de l'objet dans le moi. C'est l'œdipe:

oc La question la plus importante [pour le petit garçon] de­vient l'incompatibilité de son désir de tuer son père aveccelui, tout aussi ardent, de lui obéir aveuglément. Une desméthodes pour fuir ce dilemmé majeur du complexed'Œdipe est employée, par tous les garçons: c'e~t

l'identification au père. Egalement incapable de tuer sonpère et de se soumettre entièrement à lui, le petit garçontrouve une issue qui équivaut à tuer son père, sans toutefoisavoir recours au meurtre. Il s'identifie à son père. Il satisfaitainsi à la fois ses désirs de tendresse et d'hostilité envers lui.Non seulement il exprime son amour et son admirationpour son père, mais il l'écarte en l'incorporant à lui [...].Désormais, c'est lui qui est le père admiré et éminene. ,.

À supposer que le sociologue entende, et admette, la dia­lectique de ce mouvement, les conséquences seraient cettefois de la plus haute importance pour son objet, puisque:

- Cette identification engendre une nouvelle instancepsychique, le surmoi-Idéal du Moi, laquelle enchaîne défi­nitivement le sujet aux idéaux et aux exigences de la viesociale;

1. Ibid., p. 44.2. Ibid., p. 44. Souligné dans le texte.3. Freud S., Bullitt W., Le Président T. W Wiuon (1967), Payot, Paris, 1990,p.79-80.

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- La même identification correspond par ailleurs à unefixation narcissique, dite «secondaire », de la libido(<< désormais, c'est lui qui est le père admiré et éminent »). Etcette fixation de la libido s'accompagne de sa «dé­sexualisation1

» : les objets requis dans la recherche de sasatisfaction ne sont plus proprement sexuels.

En différenciant l'Idéal du Moi de son Moi, ajoute Freud,l'être humain s'autorise à être satisfait de son Moi. .. De sorteque l'on peut se demander, en passant, si la vie sociale peutêtre autre chose, pour l'inventeur de la psychanalyse, que lascène où se jouent les multiples drames issus de la recherchegénéralisée d'une telle satisfaction. Si l'on suit Freud,l'identification œdipienne est proprement la matrice de laformation, disons, de la personne: c'est-à-dire, en aval del'œdipe, du sujet comme être de société. Nous n'avions rien àconnaître stricto sensu, comme sociologues, de ce qui se pas­sait en amont de la personne (et de l'œdipe). En revanche,pour autant que nous respections la règle du jeu fixée auprincipe de notre étude - ancrer la réflexion dans le mou­vement propre des catégories de Freud - nous ne pouvonsplus ignorer maintenant que la fixation narcissique de lalibido (constitutive de l'être de société), compose comme lasubstance de nos objets: de toute vie sociale et aussi, peut­être, de la forme qu'elle prend.

3. Un troisième type d'identification doit être enfin envi­sagé, où il est « fait totalement abstraction du rapport d'objetà la personne copiée2

». Cette identification survient « chaquefois qu'est perçue une communauté avec une personne quin'est pas objet de pulsion sexuelle. Plus cette communautéest significative et plus il faut que cette identification partiellepuisse être couronnée de succès et corresponde ainsi au

1. L'expression est dans Freud S., «Le Moi et le ça,., Œuvres complètes,XVI, PUF, Paris, p.274. Voir aussi, dans «Psychologie des masses ... ,.op. cit., p. 79: «Toutes les liaisons libidinales sur lesquelles repose lamasse sont de l'espèce des pulsions inhibées quant au but. ,.2. «Psychologie des masses... ,., op. cit., p. 45.

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début d'une nouvelle liaison l ». Le phénomène nous inté­resse au premier chef, puisque selon Freud, «la liaisonréciproque des individus de la masse est de la nature d'unetelle identification2 ». Elle serait «due à une importantecommunauté affective, et nous pouvons supposer, dit-il, quecette communauté réside dans le mode de liaison au me­neur3 ». La solution de l'énigme posée par l'existence deliaisons réciproques entre les membres d'une masse exigeraitdonc une élucidation préalable du mode de liaison communà leur meneur, puisque leur propre «communauté» reposefinalement sur cette dernière liaison.

Freud attaque la question en raisonnant de façon compa­rative: pour mettre en évidence les ressorts de l'amour vouéau meneur, il envisage successivement diverses situations quilui sont cliniquement familières (l'état amoureux etl'hypnose) ... Mais il suffit de retenir le résultat de son argu­ment: une «masse », affirme-t-il [...] «est un certainnombre d'individus qui ont mis un seul et même objet à laplace de leur idéal du moi et se sont, en conséquence, identi­fiés les uns avec les autres· ». Telle est la «communautésigrlificative» des membres de la masse, autorisant leuridentification mutuelle (du troisième type), en vertu de leurcommune identification individuelle au meneur, laquelleconsiste à mettre le meneur à la place de l'Idéal du Moi, cetteinstance elle-même héritée de l'identification œdipienne (dudeuxième type). Telle est donc « la formule de la constitutionlibidinale d'une masses ». Et «c'est dans les masses bruyan­tes, éphémères [non artificielles], [...] que se produitjustement le miracle pa! lequel ce que nous avons reconnucomme étant la conformation individuelle disparaît, sans

1. IlJid., p. 45.2. IlJid., p. 46.3. IlJid., p. 46.4. IlJid., p. 54. Souligné dans le texte.5. Ibid., p. 54.

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laisser de trace l». Ce miracle, c'est le processus par lequel

« l'individu abandonne son idéal du moi et l'échange contrel'idéal de la masse incarné dans le meneur 2

». Le schémaproposé par Freud fOur illustrer cette conclusion est bienèonnu des analystes :

objet

1. Ibid., p. 68.2 Ibid., p. 68.3. Ibid., p. 54.

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II

LA CONFIGURATION SOCIALE DU DÉSIR

Le schéma ci-dessus formalise un exposé psychanalytiquedu fait sociaL .. Toute la structure libidinale d'une masse « seramène [en effet] à la différenciation du moi et de l'idéal dumoi, et au double mode de liaison par là rendu possible :identification et installation de l'objet à la place de l'idéal dumoi l » - catégories qui appartiennent en propre au domainede la psychanalyse. En mettant en lumière le principe deformation des masses animées, le fondateur de la psychana­lyse jette une passerelle pour aller des configurationspersonnelles du sujet, qui lui sont familières, aux configura­tions collectives qui composent la scène où se joue la viesociale. Nous ne croyons pas abuser de la pensée de Freuden observant, par ailleurs, que le mouvement qui vient d'êtreainsi décrit est double, ou qu'il s'effectue conjointement surdeux registres distincts :

1. Il y a substitution de l'Idéal du Moi par le meneur, ouplus précisément par son image, séparée de 1'« objet exté­rieur» sur le schéma: on est dans l'imaginaire.

1. Ibid., p. 68.

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2. Il Y a par ailleurs échange des idéaux: l'Idéal de lamasse incarné par le meneur (et donc séparé de lui), estéchangé contre l'Idéal du Moi, envisagé cette fois dans sadimension symbolique, selon la distinction introduite parJ. Lacan.

Sur le plan symbolique, la masse résulterait donc d'unprocessus tel que les Idéaux des différents Moi qui la com­posent: Il, 12 , 13 , ..., sont tout uniment substitués par unmême « Idéal de la masse », l', ce que nous pourrions noterainsi:

l'~ masse

Il est aisé de mettre alors en évidence que la notiond'« Idéal de la masse» (1') intervient comme un élément clef,tout à fait stratégique, de la formalisation théorique de Freud.Mais on remarque du même coup que cette expression estétrangère au vocabulaire de la clinique, et qu'elle surgitcomme une notion extérieure, non construite, de sa démons­tration. Cette imprécision l'a exposé, comme elle exposed'ailleurs encore nombre de psychanalystes lorsqu'ilss'expriment sur la vie sociale, à une volée d'interrogationsrécurrentes, de bonne ou mauvaise foi, intriguées ou sarcas­tiques, explicites, pénétrantes ou confuses, dans la bouchedes sociologues: qu'est-ce qui gouverne donc l'infinité régléedu surgissement de ces «Idéaux de masse» sur la scène del'Histoire, puisque nos objets et le champ propre de nosr~cherches sont constitués et circonscrits par cette question ?Freud a pris sur ce point un risque considérable, car il nes'est pas contenté de laisser prudemment la question ensuspens. Il entreprit d'y répondre à sa façon, dans la suite deson article, en reprenant l'argumentaire du Totem; autrementdit: « Le père originaire est l'idéal de la masse l

. » Ce faisant, il

1. Ibid., p. 67.

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circonscrivait le lieu précis à partir duquel les sociologues lesmieux disposés à son égard décrochèrent de son discours,tout en offrant aux autres l'occasion d'affaiblir le crédit quilui était éventuellement concédé pour le reste de sa démons­tration.

D'une certaine façon, nous pouvons considérer que le filconduisant toute la réflexion de notre ouvrage est réductibleau désir de suppléer cette carence, de corriger l'imprécisionthéorique patente dans le raisonnement de Freud... Nuln'ignore pourtant (Freud pas plus qu'un autre), que la saisiedu détail et de la vérité des drames noués sur la scène del'Histoire, ne se laissent pas articuler tout entière dans lesillage de l'invocation du chef de la horde originaire. Peut­être les sociologues, les psychanalystes et Freud lui-mêmeont-ils souffert ici de l'ombre portée du procédé: la lumièreque le mythe jette sur le monde ne va pas sans interdired'entreprendre une meilleure formalisation de ce qu'il éclairepar les voies de la raison. Nous nous réservons de revenirplus tard, à la lumière de nos propres résultats, sur le sens etles limites du mythe fameux du Totem (voir ci-dessous,deuxième partie). On verra alors qu'au-delà de ses vertus,l'audacieuse construction du Totem donne en effet le senti­ment de cadenasser, aux yeux des sociologues en particulier,l'entrée sur la scène sociale que Freud était pourtant parvenului-même à mettre au jour, comme s'il en avait conservé par­devers lui la clé. Il interdit, c'est vrai, tout accès analytique àl'univers social en y apposant le sceau du Totem ; mais on nedevrait pas méconnaître pour autant, que pour refermerainsi la porte, il fallait bien que Freud l'eût d'abord en quel­que façon trouvée.

Quoi qu'il en soit, c'est ici que nous nous séparons du rai­sonnement de Freud, sinon de sa démarche. Nousconsidérons comme acquise, par hypothèse, la configurationnouvelle qui nous est offerte par lui du monde social, commescène supplémentaire de la vie psychique, de même quenous accueillons l'amour qui hante cette scène et la constitue

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(la structure libidinale de la masse). Mais nous irons chercherailleurs que dans les situations familières aux analystes, et pard'autres voies que le mythe, ce qui règle le surgissement et lasuccession des Idéaux de masse.

Si l'on écarte (provisoirement) l'aporie anthropologiquedu Totem, la réflexion engagée par Freud peut en effet êtreréamorcée, et les questions traditionnelles des sociologuespourraient être à nouveau posées et remises sur le métiersous un angle nouveau : quelles sont les conditions requises àla naissance d'une structure libidinale de masse dansl'Histoire? Q!1'est-ce qui conduit les hommes à échangerleur Idéal du Moi avec celui de la. masse incarné par unmeneUJ" ? Pourquoi des hommes et des femmes échangent-ilsles Idéaux de leurs Moi avec ces Idéaux de masse-ci plutôtqu'avec ceux-là, incarnés par cette personne-ci plutôt quepar cette autre, pourvue des mêmes qualités psychiquespropres au meneur? N'existe-t-il pas autre chose, en dehorsdu face-à-face libidinal entre le meneur et les menés, indé­pendamment de leurs psychologies respectives, qui contri­bue à expliquer leur agglomération en masse?

En supposant, comme nous le ferons ci-dessous, que cetteautre chose existe en effet, nous effectuerons un mouvementténu, relativement à la perspective de Freud. Mais les consé­quences de ce léger déplacement peuvent se révélerconsidérables du point de vue sociologique: il ne s'agit pastant de sortir de l'impasse du Totem en effet (il suffiraitd'ignorer la psychanalyse), que de nous guider enfin vers laplace que nous croyons pouvoir prendre, comme sociolo­gues, dans le discours de la psychanalyse.

La liaison sociale du désir

Freud évoque, avec J. Mac Dougall, l'existence d'unesorte d'inclination collective, d'une «orientation de senti­ment du même genre dans une situation », d'un «intérêt

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commun pour un objee », partagé par les membres d'unepopulation susceptible de s'agglomérer en masse, et commepréalable à leur rassemblement. Nous pourrions supposerqu'une telle inclination partagée subsiste indépendamment etcomme en amont de la passion commune des menés pour lemeneur, puisqu'elle conditionne l'amorce des processusidentificatoires constitutifs de l'agglomération en masse.L'homme qui prétend s'ériger en meneur devrait alors sefaire l'écho, en quelque manière, de ces sentiments com­muns dans son discours et dans sa pratique - car le meneurparle en effet, et ce qu'il dit, l'objet de son propos, ne peutpas être regardé comme indifférent à la formation de lamasse autour de sa personne. Cela n'intéressait pas beau­coup Freud, assez logiquement, dans son élaboration de lafonction du meneur. Mais de notre point de vue en revan­che, nous ne pouvons ignorer que le meneur n'est tel quedans la mesure où il se soumet aussi, par ailleurs, à une exi­gence particulière: il doit parvenir à offrir sa voix et àélaborer son discours, de telle sorte que les membres de lapopulation à laquelle il s'adresse y reconnaissent, d'une façonou d'une autre, l'expression d'un sentiment qu'ils ont· enpartage. Et ce sentiment serait distinct de l'amour communqu'ils vouent au propriétaire de cette voix2

, même si, in fine,la masse ne devra son existence qu'à la naissance d'un tel

1. Ibid., p. 22. Nous reprenons, dans les citations, l'usage adopté parl'éditeur des PUF, où les mots d'une locution française traduisant un motallemand sont reliés par un point: «orientation.de.sentiment,..2. Apropos de la «voix,. du meneur, M. Safouan nous a fait la remar­que suivante, dont nous le remercions: «Selon la doctrine psy­chanalytique, la voix constitue, avec le regard, l'objet du désir parexcellence, alors que le sein et le scybale, par exemple, ne sont objets dudésir que pour autant que ce dernier se structure comme demande.L'importance de la voix dans la genèse du sunnoi est reconnue: la voixde la conscience. Sans cette voix, l'"Opinion'' ne saurait se transformeren commandement. La question se pose donc de savoir si la voix n'a passa place dans le schéma de Freud: celle de l'objet x inconnu. ,.

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amour l. Les discours des meneurs ne sont pas dépourvus de

sens, et pour autant qu'ils sont orientés par une exigence deformalisation de cette «communauté de sentiment» éprou­vée par une population quelconque, à 'laquelle ils s'adressent,cette même « communauté» - disons ici de souhait ou dedésir - devrait être regardée à son tour comme une desconditions requises au surgissement d'une masse et à la miseen forme de sa structure libidinale. C'est ce désir particulierque nous conviendrons de qualifier de «social », sans qu'ilsoit nécessaire encore d'en propç>ser une définition_moinsvague - le sens commun suffit. Etant entendu que c'est cedésir, diffus ou latent dans la population au seuil de sonagglomération en masse, qui se trouvera tout à la fois lié etexprimé collectivement dans l'existence nouvelle de lamasse.

Ces considérations sur la naissance de la masse compléte­raient le propos de Freud sans, pensons-nous, le contredire.Rien n'empêche en effet, au contraire, d'envisager de telsdésirs «sociaux» comme un destin de la libido2

• Nous pou­vons néanmoins le spécifier ici comme « social », non certespar son objet, pour le moment, mais en distinguant dumoins, dans un premier temps, les conditions particulières desa satisfaction et de sa reconnaissance. Nous illustrerons plusbas cette dynamique à l'œuvre dans la naissance de la masse,pour dégager les contraintes spécifiques qui pesaient sur lasatisfaction et la reconnaissance du désir social dans le cas de

1. Freud rapporte sans les discuter les raisons de J. Mac Dougall, mais lacitation pourrait annoncer sa propre élucidation de la structure libidinalede la masse, l'. orientation.de.sentiment" commune étant alors assimila­ble à l'amour commun que les menés portent au meneur. Le textesemble à cet égard ambigu.2. Il ne pourrait s'agir alors, que de cette part de la libido • inhibée- quantau but JO et fixée sur chacun des moi des personnes concernées à l'aube'de leur histoire singulière, lors de la formation de leur idéal du moi. Lavie sociale n'engage d'ailleurs, comme on l'a vu, que de tels moi pourvusd'une fonnation idéale à échanger avec les meneurs et les idéaux qu'ilsincarnent.

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la guerre civile mozambicaine; mais nous pouvons d'ores etdéjà proposer une définition formelle plus rigoureuse de lasituation. Si l'on admet les considérations ci-dessus, en effet,nous pouvons envisager que le surgissement d'une masseanimée requiert deux conditions préalables :

1. Il faut que l'objet (inconnu) de ces désirs communs soitde nature telle que leur satisfaction dépende de l'actioncollective d'une population. Cette condition exclut, parexemple, le désir sexuel, dont la satisfaction ne dépend pasde l'agglomération en masse de ceux qui l'éprouvent. Cha­cune des personnes habitées d'un tel désir identique est doncindividuellement suspendue, pour le satisfaire, à la recon­naissance préalable de ce désir par une population quel­conque qui la dépasse, et qui déborde le cercle de ses pro­ches, père, mère et familiers. La population requise· par cetteexigence de reconnaissance peut être composée a priori, sansdoute,- de tous ceux qui éprouvent le même désir latent (lesmembres de la masse virtuelle), mais aussi de ceux qui sontétrangers, voire hostiles à la satisfaction de ces désirs, celarevient ici au même.

Faute d'une telle qualification collective de la satisfactiondu désir et de sa reconnaissance, on ne voit pas, du point devue de la psychanalyse elle-même, ce qui pousserait lespersonnes concernées à abdiquer leur propre Idéal du Moipour contribuer à la formation d'une nouvelle entité subjec­tive, collective. On ne voit pas ce qui les conduirait àsubordonner l'expression et la satisfaction d'un souhait à leurpropre dilution dans l'âme d'une collectivité composéed'cc étrangers », et à endosser les costumes leur permettantde tenir un rôle sur cette autre scène. L'objet de ces désirsdoit être tel, si l'on veut, que leur satisfaction impose auxpersonnes qui l'éprouvent de se faire simultanément unereprésentation individuelle de leur désir commun, et unereprésentation commune de ce désir.

2. La naissance d'une masse suppose enfin que ces désirsne soient pas déjà liés et exprimés dans le discours d'une

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«masse animée» existante, d'un groupe quelconque déjàconstitué comme bande ou institution. Le désir commundevrait être dit latent, dans la mesure simplement où lespensées qui l'expriment n'organisent encore que la cohé­rence de ses représentations individuelles isolées, les uneshors des autres, déliées. Désir et pensées ne sont Eas déjà liéscollectivement: ils sont inexprimés et inexprimables par lapopulation en tant que telle de ceux qui l'éprouvent et leformulent individuellement. C'est-à-dire, finalement, quecette «motion de souhait» commune, comme dit Freudparfois, est dépourvue de tout représentant collectif. Lespensées personnelles qui l'expriment peuvent être, et sontd'ailleurs souvent, tout à fait contradictoires dans la diversitéde leurs expressions individuelles. Elles peuvent être con­nues et reconnues par les personnes peuplant l'universpersonnel des membres de la population concernée (la sériedes pères-mères et familiers, amis ou ennemis personnels),au titre d'autant d'expressions de désirs personnels. Ellespeuvent même théoriquement être «connues» individuel­lement par tous les membres de toutes les populations, sansêtre reconnues pour autant comme l'expression communed'un désir unique. Celui-ci n'est pas reconnu comme tel parles populations, et les personnes qui l'éprouvent ne disposentcomme telles d'aucun accès ordonné « à la motilité» com­mune, c'est-à-dire à l'action propre à exaucer leur souhait.

Un tel désir social - une « communauté de sentiment»pour reprendre les termes de Freud - préalable à la forma­tion de la masse, était verbalisé par exemple durant la guerrecivile mozambicaine par la doyenne d'un lignage noble(mpewe), qui nous exposa les causes de la guerre dans lestermes suivants :

« Ce sont les mapewe [chefs] qui faisaient exister la commu­nauté, en déposant l'epepa1

[ ••• ]. Grâce à cette epepa, le

1. L'epepa est la farine de sorgho détenue par le chef de chaque lignage,et qui lui permet de communiquer avec les ancêtres de son groupe. Lors

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malheur ne s'abattait jamais sur la communauté. Cetteguerre qui nous afflige aujourd'hui a été provoquée par le« abaixo ,.1. Nous ne pouvions rien faire: nous ne pouvionspas déposer l'epepa et ne pouvions aller dans aucun site deprière, parce que nous avions peur. Lorsqu'on nous sur­prenait à déposer l'epepa, nous étions emprisonnés. C'estpour cela que nous avons arrêté de déposer l'epepa: pourlaisser les maîtres [le parti Frelimo] faire ce qu'ils voulaient,pour laisser les akunhtl faire ce qu'ils voulaient. Nous avonsarrêté de déposer l'epepa et pour cette raison, la guerre n'apas demandé la permission pour entrer quand elle est arri­vée [...] personne ne pouvait plus l'empêcher. Elle a surgipar surprise, parce que nous avions peur d'aller sur leslieux de prière pour l'empêcher. Si nous étions allés dansces endroits, et si les autorités y avaient trouvé l'epepa, ellesnous auraient emprisonnés. Pour cette raison, la guerre estvenue, et elle est entrée violemment sur notre terre, dansnotre peuple. Nous nous sommes dispersés, la guerre nousa anéantis. Ceux qui avaient de l'epepa chez e~x, on la leur

de l'intronisation du mpewe, chef de chefferie, celui-ci reçoit une fractionde l'epepa de chacun des chefs de lignages qui composent sa chefferie.L'epepa du mpewe est donc particulière et lui permet de communiqueravec l'esprit des ancêtres de tous les membres de sa chefferie, quelle quesoit leur appartenance. La bienveillance de ces esprits est sollicitée enmaintes occasions, en cas de maladie, de sécheresse, pour conjurer unsort ou, comme ici, le fléau de la guerre.1. Abaixo signif!e en portugais "à b~,., comme dans "A. basl'impérialisme! A bas le colonialisme! A bas le féodalisme! A basl'obscurantisme!, etc." La " reine" Yamaruzu évoquait ici les slogansrituellement proférés par les nouvelles autorités locales, qui ponctuaientl'ouverture ou la clôture de toutes leurs prestations publiques. «Abaixo,.désigne donc le parti révolutionnaire Frelimo au pouvoir, et la véhé­mence de son discours.2. «Akunha,. signifie littéralement «blancs,. (la couleur) et désignaitnaguère les Européens. Par extension, le terme désigne aujourd'hui toutepersonne bien vêtue, riche ou pourvue d'une autorité étrangère à lasociété locale, quelle que soit la couleur de sa peau. Il s'agit ici desnouvelles autorités du Frelimo.

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a brûlée. Les ekhavete ont été cassés l... Ce sont les soldats

du Frelimo qui ont fait ça. Lorsque l'epepa était dans unebouteille, ils cassaient la bouteille et, le peu qu'il restait, ilsnous obligeaient à le diluer pour le boire. Ce furent desévénements très mauvais, et pour cette raison la terre a brû­lé. Nous sommes devenus très tristes, nous attendions notredernière heure. Parce qu'ils ont détruit toutes nos choses,ils ont tout cassé, ils ont tout brûlé, alors la guerre est arri­vée violemment. .. »

y amaruzu était une «reine» (apwyamwene) en paysMakhuwa, mais elle n'était pas une meneuse, elle demeurad'ailleurs loyale au Frelimo, en dépit de son ressentiment.Elle s'abstint d'accompagner les populations, y compriscertains de ses «, sujets », qui s'étaient retirées et mises horsde portée de l'Etat derrière les armes de la guérilla de laRenamo. Son discours était celui d'une notaQle, rompue auxarcanes symboliques de l'exercice du pouvoir local; lesentiment des populations ordinaires, largement mais confu­sément partagé, s'exprimait dans les termes de discours fortsdifférents et disparates. Beaucoup parlaient de l'humiliationdes chefs sans doute, mais d'autres évoquaient plus volon­tiers la coercition villageoise, la perte du contrôle de la terreet des anacardiers, la' disparition du marché, l'origine,étrangère à la région, des fonctionnaires de l'administrationdu district, les abus de pouvoir ou l'incurie administrative,etc. Tous se retrouvaient, il est vrai, pour stigmatiser le« ahaixo ». Certains, tout en s'affirmant solidaires del'affliction de Yamaruzu et des notables, .haussaient lesépaules à propos de r epepa : là n'était pas le problème à leursyeux. On imagine aisément le contenu des conversations,innombrables où étaient interminablement recomposée lahiérarchie des causes et des effets du malheur, dans le librejeu de la confrontation des opinions au sein d'une population '

1. Tambour du mpewe dont l'exhibition est indispensable à l'intronisationd'un chef de lignage.

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partageant la même «communauté de sentiment»: en.somme, il n'existait pas encore de représentation individuelledu désir commun, ni de représentation commune de cedésir, quand même chacun eût-il éprouvé confusément cesentiment qu'ils avaient en partage.

Les meneurs ne vinrent que plus tard: avec l'organisationmilitaire de la guérilla, dont les officiers ne parlaient pourtantpas la langue locale et n'avaient, par exemple, pas la moindreidée des enjeux symboliques en cause dans la manipulationde l'epepa : ils n'en avaient vraisemblablement, intimement,strictement rien à faire. C'est pourtant cette «communautéde_sentiment », verbalisée d'une façon très personnelle parYamaruzu, qui trouva un représentant dans l'organisationmilitaire dissidente, pendant la guerre civile au Mozambique.Chiens de guerre ou anticommunistes militants, les officiers­meneurs ne partageaient pas les préoccupations de Yamaru­zu, ils se fichaient bien des anacardiers abandonnés à l'issuede l'édification des villages communautaires, mais ils surenténoncer leur discours de telle sorte que ce désir social auquella « reine» offrait une expression toute singulière, dansl'ordre de l'opinion, trouvât dans leur bouche un écho deportée plus universelle dans lequel les victimes del'établissement villageois ou des spoliations foncières trouvè­rent pareillement leur compte. Cela supposait naturellementqu'en contrepartie, les chefs locaux et les populations entrésen dissidence aux côtés des officiers séditieux, se familiari­sassent avec le discours anticommuniste, contribuant deproche en proche à l'élaboration d'une formation de com­promis commune et rudimentaire, entre la loi des ancêtres,matrice de la règle foncière, et l'idéologie insurrectionnelle.Une représentation commune du désir individuel, et unereprésentation individuelle du désir commun put alors êtrefonnalisée: ce qui se déployait librement, confusément oucontradictoirement dans le libre bavardage de l'opinionaccéda alors à sa liaison dans la formalisation du discoursunique des meneurs, qui donna aux populations cet accès à

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la motilité qui leur demeurait autrement interdit. Enl'occurrence, ils entrèrent dans la guerre.

Nous aurions pu tout aussi bien exposer une analysecomparable à propos des formes d'expression de la viepublique brésilienne évoquée plus haut, dans le dossier.Certains collecteurs de caoutchouc des confins amazonienspar exemple, se représentaient individuellement leur condi­tion malheureuse dans des termes tels qu'ils ne voyaient pasd'inconvénient majeur, à la limite, à voir abattre la forêttropicale pour la transformer en parking, pourvu qu'unaccès autonome au marché, en dignité, leur fût ainsi préser­vé. Au seuil de la naissance de leur mouvement, la même«communauté de sentiment» préalable à leur «agglo­mération en masse» demeurait le théâtre d'un libre dé­ploiement d'opinions disparates et contradictoires, moteurd'un bavardage grave où chacun cherchait à tâtons, sans yaccéder, une représentation commune du' désir dont ils

. savaient bien, confusément, qu'ils l'avaient en partage.L'hostilité aux grands propriétaires fonciers venus du sudrevenait probablement avec beaucoup plus d'insistance dansle fil des conversations que l'amour de la forêt - si celui-ci yvint jamais - mais c'est dans le mouvement écologiste pour­tant qu'ils trouvèrent un. représentant, ou à tout le moins undiscours tenu par des gens susceptibles de contenir la voraci­té des grands propriétaires. C'est donc avec le discours desmilitants écologistes occidentaux qu'un meneur commeChico Mendès (assassiné depuis par deux faz:tndeiros) dutélaborer une formation de compromis. Le bricolage imagi­naire qui en résulta semblait cette fois particulièrementfragile. Mais il ne fut pas difficile de recruter, à Rio Branco,Rio de Janeiro ou parmi les ONG internationales, des idéolo­gues professionnels et imaginatifs prompts à consolider etrejointoyer quotidiennement les failles d'un discours quidonnait enfin, aux collecteurs, ce représentant conditionnantleur accès à la motilité - à l'action collective propre à satis­faire leurs souhaits.

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Il ne s'agit pas de mettre en exergue ici la disjonction pa­tente entre le désir social - la « communauté de sentiment»- et son expression dans la bouche des meneurs. Le décalageprit une tournure assez caricaturale dans le cas du mouve­ment des collecteurs de caoutchouc (ce distors nereprésentait cependant qu'un cas particulier de la règle géné­rale au Brésil, en vertu du principe de folklorisation évoquéplus haut). Ce trait de structure affecte la génération de touteformation de masse et nous y reviendrons ultérieurement. Ils'agissait plutôt de pointer, par ces exemples, l'existence etl'importance de ce désir « social », cette « communauté desentiment» indifférente à Freud et étrangère à l'expérienceanalytique, mais préalable néanmoins à la naissance et à laformation d'une structure libidinale de masse autour dumeneur. Ce désir oriente le sens du discours du meneur,quelles que soient par ailleurs la nature des mécanismessymboliques et les dispositions imaginaires déterminant laforme des compromis qui garantissent la vocation univer­selle, à laquelle le discours est assujetti comme à une figureimposée. Autrement dit - c'est ce que nous entendionsdémontrer: il existe bien autre chose, en dehors du face-à­face libidinal entre le meneur et les menés, indépendant deleurs psychologies respectives, qui contribue à expliquer leuragglomération en masse.

Nous pourrions résumer ainsi cette « autre chose»: lanaissance d'une masse nouvelle suppose l'existence, parmiles membres d'une population quelconque, d'un désir-social­non-lié.: les personnes qui l'éprouvent sont impuissantes à lesatisfaire par leur action individuelle: en ce sens déjà, il estsocial; les masses existantes (groupes constitués existants)

.ne reconnaissent pas son existence ou bien, ce qui revient aumême, les personnes qui éprouvent ce désir ne reconnais­sent pas aux masses existantes la capacité de l'exprimer et dele conduire à la satisfaction: il est non-lié.

Les pensées qui expriment individuellement de tels désirssociaux ne sont assujetties à aucune exigence d'homogénéité

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ou de cohérence. Elles composent ce que l'on pourrait ap­peler l'Opinion, à savoir: l'ensemble erratique et aléatoiredes significations individuelles qui s'attachent à la causecomme à l'objet du désir commun. C'était la situation pré­valant parmi certaines populations mozambicaines, à la veillede leur entrée en guerre. On peut supposer d'ailleurs que lecontenu de l'Opinion est plusieurs fois déterminé :

- Par l'état des relations réelles existant entre les popula­tions habitées par un même désir-social-non-lié, et unepopulation de référence plus vaste dont les premières atten­dent la reconnaissance de leur désir;

- Par le contenu des discours sociaux déjà reconnus, carvéhiculés cette fois par les masses constituées au sein decette population de référence (le discours écologiste parexemple). Ces discours composent en effet le réservoir dessignifications collectives reconnues, et comme la matièrepremière des constructions de pensée disparates circulantlibrement dans l'Opinion, en marge du discours des massesconstituées.

Le Nous

Un déplacement vient donc d'être proposé relativement àl'argument de Freud: la naissance d'une masse est condi­tionnée par la suspension collective de la reconnaissance etde la satisfaction d'un désir, et celui-ci, en conséquence, doitêtre situé en amont de la formation d'une structure libidinalede masse. Cette configuration particulière du désir socialétait ignorée de Freud, sa prise en considération l'auraitconduit à sortir de son propos, mais on voit peut-être en quelsens nous n'éprouvons pas le sentiment de sortir nous­même, ici, du « champ freudien» - quand même nous quit­terions celui de la psychanalyse. En tout état de cause, nouspouvons saisir d'un autre point de vue que celui de Freud, àprésent, l'intervention du «chef» dans la formation de lamasse. Pour qu'une personne devienne meneur, en effet,pour qu'elle soit en mesure d'offrir son Moi en échange de

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l'Idéal du Moi d'autres personnes et d'amorcer ainsi leurrassemblement, il ne lui suffit pas de disposer de cette psy­.chologie originale invoquée par Freud - la libido parti­culièrement déliée du chef de la « horde ». Le candidat doitaussi énoncer 'un discours, et exercer une activité telle que,d'abord, il se fasse reconnaître, fût-ce de façon conflictuelle(au titre de l'ennemi, à la limite), par les représentants desmasses constituées (bandes ou institutions) qui ne reconnais­sent pas, elles, le désir commun véhiculé dans l'Opinion parune population quelconque; d'autre part, tandis que lui­même reconnaît précisément ce désir encore délié et dé­pourvu de représentant, qui loge au sein de la population.Les membres de celle-ci ne perçoivent pas dans les massesconstituées la capacité à satisfaire leur désir, et ne reconnais­sent donc pas en elles leur représentant ou celUI de leur désir.

Autrement dit, le meneur devient lui-même ce représen­tant: il doit pouvoir occuper la place d'un maillon neuf etrobuste, à l'endroit précis où s'est rompue et où s'arrête lachaîne de la reconnaissance. On pourrait mieux compren­dre, alors, comment le meneur peut se substituer à l'Idéal'duMoi des personnes. Face aux masses existantes, aveugles etinsoucieuses du désir des membres d'une population quel­corique, en effet (et face aux idéaux collectifs dévalorisésqu'elles incarnent en conséquence), la personne qui parvientà se faire reconnaître de ces masses constituées, tout enreconnaissant le désir de ceux-là mêmes qui souffrent den'être pas reconnus par elles, tend assez logiquement à pren­dre la place des Idéaux du Moi de tes derniers. Une tellepersonne introduit, dans la chaîne des idéaux collectifs,l'idéal nouveau (ou ressuscité) dont l'absence interdisait auxsujets frustrés par les masses existantes de se reconnaître enelles, et donc de se satisfaire d'eux-mêmes - de leur Moi,tout autant que de faire reconnaître leur désir et de le satis­faire.

Avant l'intervention du meneur, les désirs des sujets ensouffrance subsistaient les uns hors les autres, déliés, leurs

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idéaux demeurant séparés et mutuellement non reconnus:Il, 12 , 13 , ... Le surgissement du meneur, incarnation d'unidéal de masse, l', réalise l'opération qui vient lier ces désirset autoriser leur reconnaissance mutuelle, en vertu del'échange commun des Idéaux avec l'idéal unique véhiculépar le meneur: 1'/(1 1,1 2,13 , •••). Une masse vient au jour dansle sillage de la génération d'un meneur: {Il, 12 , 13 ,}.

Le meneur vient lier les désirs sociaux antérieurement dé­liés, et les porter à cette existence sociale qui leur étaitjusqu'alors refusée, à l'instant précis où il s'en fait le repré­sentant. Un discours est requis dans la bouche du meneur,qui modifie ou annule les discours personnels hétérogènes etsocialement irresponsables, par définition, véhiculés dansl'Opinion. Le discours du meneur tend à se substituer à ceuxqui sont prononcés dans l'Opinion; on a vu à quel point lediscours du meneur pouvait diverger de celui des personnesqui l'écoutent au Mozambique ou au Brésil: il ne leur étaitpas identique. Mais au-delà de ces cas particuliers, retenonssur un plan plus général que le discours du meneur doittémoigner d'une conséquence élémentaire, comme s'il étaitassujetti, à sa manière, aux contraintes d'une réalité ignoréedes personnes profératrices d'opinions. C'est à ce titre préci­sément qu'il peut s'emparer d'elles: en même temps que lesopinions hétérogènes et irresponsables disparaissent et cè­dent la place à un discours homogène, la collectiondiscontinue des Moi qui véhiculaient ces opinions, dansl'impuissance et l'infirmité sociales, accède maintenant à lamotilité. En même temps qu'elles accèdent à la reconnais­sance commune de leur désir commun - à l'existence sociale-, les personnes s'agglomèrent en masse, c'est-à-dire enforce valide, puissante et capable d'action au sein d'unepopulation de référence plus large. On peut entendre ici unsimple écho à la phrase fameuse des révolutionnaires, selonlaquelle l'idée (1') s'emparant des masses «devient une forcematérielle» : l'idée (incarnée par le meneur) est la matrice dusurgissement d'une telle force, en effet, pour autant que cette

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razzia de l'idée venue de l'extérieur sur les populations(socialement infirmes en son absence) est la condition de leurpropre accès à la motilité et à leur formation en masse {II, 12 ,

13,}, c'est-à-dire en force capable d'initiative et d'action dansla vie sociale.

L'emploi du terme psychanalytique (<< motilité ») paraîtd'autant moins vain, ici, que c'est cet accès collectif à la mo­tilité qui nous conduit à admettre la constitution, pardifférenciation à partir de l'Opinion et en vertu de l'existencedu meneur qui en précipite la formation, d'une instancesubjective nouvelle. De cette instance procèdent les énoncéssociaux ordinaires tels que: en tant qu'intellectuel je... , entant que français je , en tant qu'ouvrier je..., en tantqu'élève de Untel je , etc. Autant de je qui entendent porterainsi la parole et se faire l'interprète de la pensée d'un Nous,dont ils revendiquent l'existence et la compétence subjectiveoriginale et indépendante de leur propre Moi, à l'âme duquelils affirment appartenir et s'identifier. Autant de noms pro­pres également, qui émaillent ces énoncés ... Sartre, Lénine,Robespierre, de Gaulle, Aron, Zapata, Lacan... du nom desmeneurs qui se sont forgés et ont incarné leur vie durantautant d'idées (1') de l'Intellectuel, de l'Ouvrier, de la France,du Mexique ou de la Chose freudienne.

Les personnes ainsi agglomérées en masse continuent dedire je, puisqu'aussi bien, comme le remarque Freud,« chaque individu est une partie constitutive de nombreusesmasses, lié de nombreux côtés par identification, et il a édifiéson Idéal du Moi selon les modèles les plus divers l

», éven-,tuellement même les plus contradictoires entre eux. C'est /l'affaire du Moi-qui-dit-je, de s'arranger de la coexistence enlui des divers Nous antagonistes qu'il se reconnaît éventuel­lemene. Certaines personnes tendent du reste à substituer lenous au je dans leur expression ordinaire, lorsqu'elles

1. « PsycholOgie des masses... " op. cit., p. 67.2 L'individu, conçède-Freud, peut tout de même «s'élever en plus decela à un peu d'originalité ". Ibid., p. 68.

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s'identifient précisément à un Nous unique dominant de trèshaut, et excluant tous les autres Nous possibles: c'est lafigure de la secte, dont l'idéal commun tend, par définition, àse substituer à la totalité des Idéaux du Moi des membres quila composent, dont ils deviennent tout à la fois la proie et lavoix quotidiennes. Outre la pathologie sectaire (ou le Moi duroi, pour des raisons évidentes 1), le Moi ordinaire dit « nous»chaque fois que la population à laquelle il croit apparteniréprouve, à l'occasion d'un rite ou d'une action, son exist~nce

imaginaire de Nous par le rassemblement réel du corps deses membres dans une unité de temps et de lieu: manifesta­tions, processions, cérémonies, réunions... Les sentimentsprévalant à cette occasion sont divers : colère, recueillement,joie, revendication, agressivité, victoire, tristesse, autosatis­faction, amour, haine ou témoignage... Ces rassemblementsont, de façon privilégiée, la propriété de mettre en scènel'existence du Nous en favorisant, par l'unité et l'identité duregard de chacun sur la collection des corps des Moi compo­sant le Nous, la dilution des Moi en présence etl'anéantissement des frontières de ceux-ci dans le sentimentunique du Nous. Le Nous s'écrit comme pronom sur lesaffiches, il se profère dans les slogans et les prières ... Ce sontces situations que Lebon a décrites, là où les sujets éprou­vent, au-delà de l'identité proclamée du désir et de sonreprésentant, l'illusion de l'identité ou de l'indistinction deleurs Moi.

La formation d'une telle instance subjective, le Nous, ré­sulte en définitive, on l'a vu,· des conditions particulières del'accès d'une population quelconque, en tant que telle, à la

1. L'usage du pronom «nous" dans la bouche du roi renvoie aussi à safonction dans le royaume: il est institutionnellement ce Moi particulier,offert pour incarner le Nous au-delà de la mort de son corps, et dont lafonction est transmise par héritage. Le dédoublement des instancesimaginaires dont la personne du roi est institutionnellement le théâtrepeut être situé au principe de la réflexion médiévale, poursuivie enAngleterre sur les «deux corps du Roi,., titre donné à l'ouvrage deKantorowicz E. (1957), Les Deux corps du Roi, Gallimard, Paris, 1989.

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motilité. Dans cette perspective, et à ce stade du raisonne­ment, la notion de population devrait être rigoureusemententendue au sens d'une collection d'objets composant unensemble, dJIDtles éléments seraient des Moi, c'est-à-dire destrictes entités imaginaires et non des corps, des personnesou des individus l

. Si l'on admet l'existence de l'instanceimaginaire du Nous comme représentation commune d'unecollection quelconque de Moi, étrangère à l'expérience ana­lytique, nous pouvons mieux cerner en retour ce que Freudvisait dans son raisonnement sur la vie sociale, tout en aban­donnant l'usage du terme, conceptuellement grossier, de« masse ». La masse, elle, rassemble des individus ou despersonnes, des corps et des âmes. Le Nous n'est pas lamasse, puisque nous distinguons par là l'existence d'uneinstance analogue au Moi, dans son principe imaginaire et sastructure de méconnaissance. Il représenterait tout au plus,comme on va le voir, un moment dans la vie de la masse,conçue comme une sorte d'individuation Circonstancielle duNous. Mais la catégorie du Nous pourrait néanmoins sesubstituer avantageusement à la notion de masse, dans laformulation proposée plus haut, qui y gagnerait en préci­siqn:

Le Nous résulte de l'échange des idéaux. Certains se lè­vent parfois en son nom (il a toujours un nom), et risquentleur vie pour le défendre s'ils le croient menacé, et c'est en

1. Nous renvoyons à la conception lacanienne du Moi comme instanceimaginaire et structure de méconnaissance, proposée d'ailleurs dans leprolongement de la description topique de Freud, sans nous soucier desambiguïtés éventuellement liées à la question du clivage de l'instance,etc. Seule compte ici la caractérisation du Moi comme instance distinctede la personne ou de l'individu, de tous les assemblages envisageables ducorps et de l'âme, comme naturellement du sujet.

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désespoir de lui que d'autres versent, au revers des idéaux demasse, dans le suicide ou, d'une façon différente, dans lemensonge ou le meurtre. Autant de comportements parais­sant résulter d'un désamour préalable ou d'une incapacité àaccéder et à se reconnaître en aucune représentation collec­tive imaginaire, et donc à se satisfaire de son Moi l

• En termesanalytiques, le Nous résulte d'un processus au terme duquelune population quelconque s'est donnée, en tant que telle etpar la grâce d'un meneur, une représentation de soi érigée'" enobjet de la libido narcissique de ses membres: derrière lesformules «en tant qu'intellectuel je »... «en tant qu'ouvrierje »" " etc" on peut toujours entendre «je m'aime »,

L'Opinion

Nous admettrons donc, à partir de maintenant, l'existencedu Nous comme instance dont le domaine de définition

. apparaît tout il la fois analytique et sociologique. Commeinstance imaginaire le Nous s'est formé, on l'a vu dans les casmozambicains ou brésiliens, par différenciation interne_ àl'Opinion, et à partir de lui, tout en s'appuyant sur le désircommun qui s'y exprimait de façon déliée, afin de le faireadvenir face à l'extérieur et pour l'y faire reconnaître. Onretrouve curieusement par là, sur un plan nouveau, la mêmetournure de raisonnement qui avait conduit Freud à dégagerle Moi comme instance de la vie psychique résultant d'unedifférenciation interne au ça, et de la confrontation de cedernier avec le monde extérieur. Freud écrivait en effet, que« cette différenciation du moi et du ça, [devait être attribuée]à des êtres vivants bien plus simples, puisqu'elle estl'expression nécessaire de l'influence du monde extérieur2

».

On peut envisager pareillement que le Nous se forme à son

1. Le caractère du Nous comme objet imaginaire recoupe l'emploi faitpar J.-C. Milner du terme d'« objets sociaux », pour désigner les institu­tions dans son ouvrage L'Archéologie d'un échec 1950-1993, Seuil, Paris,1993.2. «Le Moi et le ça », Œuvres complètes, XVI, PUF, Paris, 1991, p. 281.

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LA CONFIGURATION SOCIALE DU DÉSIR III

'tour par différenciation interne de l'Opinion face à une« réalité extérieure », au sein d'une population éprouvant unmême désir social: les ensembles de Moi ne sont pas moinsla proie en effet, d'une contrainte les poussant à la représen­tation commune d'eux-mêmes, en tant qu'ensembles, dèslors que leurs éléments sont suspendus, pour faire reconnaî­tre et satisfaire leurs désirs, à la création d'une représentationcommune de ces désirs. Cette représentation d'eux-mêmesest préalable à leur intervention dans la réalité, pour allervers la satisfaction de leurs désirs communs. Dès lors quedes Moi viennent à faire parler leur ensemble d'« une seulevoix» pour se faire entendre, et à lui octroyer par làl'existence subjective, et la consistance imaginaire, qui condi­tionnent son action: un Nous se constitue et rempli safonction.

L'Opinion, que nous avons pu envisager comme unesorte de «réservoir» de désirs et de pensées sociales-non­liées, posséderait au demeurant, comme telle, certainespropriétés dont l'analogie avec celles que' Freud prête au çaest troublante. Pensons à la déliaison du désir, à l'insou­mission au « principe de réalité» (inconséquence et irrespon­sabilité de l'expression des désirs déliés), à certaines formesd'accueil de la contradiction (incohérence). Mais il faudraitajouter surtout 'ce trait majeur, seul véritable dénominateurcommun structurel aux deux instances peut-être: l'inca­pacité d'accès autonome à la motilité qui affecte indifférem­ment les pensées circulant dans l'Opinion comme celles quicirculent dans le ça.

L'analogie peut être poussée plus loin, car le discours dumeneur, par exemple, n'est pas le simple fait d'une personneverbalisant un désir social. Ce discours est proféré face à unepopulation, physiquement rassemblée ou non; il s'adresse àune collection de Moi, entre lesquels circulent librement lespensées de l'Opinion. A ce titre, ce discours doit être pourvud'une cohérence (imaginaire) élémentaire et d'une significa­tion telle que chacun croit reconnaître ou découvrir en

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l'écoutant, comme provenant de l'extérieur, le sens de sonexpérience interne socialement invalide et inexprimable. Ence sens-là encore, pour l'Opinion comme pour le ça, « ce quiprovient de l'intérieur et veut devenir conscient doit setransposer en perception externe 1 »... Dans les deux cas« cela devient possible par le moyen des mots 2

». Il ne s'agitplus sans doute, comme pour le « rendre-conscient» du ça,de la sujétion originelle du désir aux « défilés de la parole », lalangue est déjà donnée dans les énoncés de l'Opinion. Mais iln'est pas moins question ici d'une mutation des fonctions dela parole, ou du moins de la structure de son énonciation,dans la profération de tels discours «sociaux », dont lesfigures de la rhétorique et de la langue de bois révèlentl'~xistence distincte de la parole familière.

Car la parole du meneur ne s'adresse pas à un autre Moi:1'« autre» à qui parle le meneur est une population-collectionde Moi, et non plus un destinataire privé ou solitaire. L'Autreà partir duquel il parle, qui ordonne en réalité son proprediscours, ne se fait pas entendre d'un autre lieu qued'ordinaire, mais ses injonctions doivent pouvoir s'énoncerdans la bouche du meneur comme si elles s'exprimaient dansl'espace libre et délié de la toute-puissance, impérative ouséductrice - quand même d'ailleurs, le tribun infortuné nedisposerait devant lui que d'un unique auditeur (pourvu qu'ilse prît encore pour un tribun). Une place particulière estdonc dévolue à certains des termes en cause dans la struc­ture d'intersubjectivité sociale (dont l'analyse reste à faire),distincte de celle qu'ils occupent dans la disposition familière.

On sait par ailleurs qu'inversement, l'orateur est réputéd'autant mieux qualifié qu'il sait s'adresser à plusieurs mil­lions de Moi comme s'il entretenait avec chacun d'eux uneconversation privée... On pense à ce malheureux présidentde la République française qui, dévoilant maladroitementson jeu, avouait en fixant l'œil d'une caméra son désir de

1. Ibid., p. 264-265.2. Ibid., p. 265.

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regarder, au travers de l'objectif de la machine, «dans lefond des yeux» de chaque Français ... On sait bien que larelation que chacun entretien avec sa propre parole n'est pasla même selon qu'il s'exprime en public et en privé: le pas­sage à l'expression publique, qui suppose d'accepter, 'ou deprendre le risque d'offrir pour un temps son Moi en Idéal àcelui des autres, est source de jouissances ou d'angoissesignorées de la conversation privée. Bien des choses pronon­cées sont interprétées comme innocentes, croit-on, lors­qu'elles sont dites d'un Moi à l'autre, qui seraient des fautes,croit-on encore, si elles étaient adressées à un ensemble deMoi. Quoi qu'il en soit, à supposer que quelque chose sepasse à l'énoncé d'une parole publique - à supposer doncque ça marche -, alors, là encore, le rôle des «repré­sentations de mots » particulières de cette parole deviendraitpleinement clair, comme dit Freud :

« De par leur intermédiaire, les processus de pensée inter­nes ont été faits perception. C'est comme si devait êtredémontrée [une fois de plus] cette proposition: tout savoirest issu de la perception externe l

. »

Nous-Opinion, Moi-ça: sens et limite de l'analogie formelle

Il existerait donc, selon notre point de vue, une analogieformelle troublante entre deux relations dynamiques ettopiques: celle qui rapporte le Moi au ça d'une part, chezFreud, et celle qui rapporte le Nous à l'Opinion dans la viesociale. Cette analogie n'est peut-être pas fortuite: on peutsupposer par exemple, qu'elle manifeste l'universalité decertaines fonctions du sujet mises en évidence par Freud.L'analogie est si frappante cependant, si bien réglée et inva­riable, qu'elle autorise le jeu d'une substitution purementmécanique de «Nous» à« Moi », et d'« Opinion» à« ça»dans le texte de Freud, là où ce dernier énonce quelques­unes des relations ou propriétés fondamentales de ses deux

1. Freud S., «Le Moi et le ça", op. cit., p. 267.

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unes des relations ou propriétés fondamentales de ses deuxinstances analytiques. Tout ce qui a été dit jusqu'à présent eneffet, peut être glissé subrepticement sous la plume de Freud,comme à son insu, par ce procédé automatique:

« V[Opinion] ne peut vivre ou connaître aucun destin exté­rieur, sinon à travers le [Nous], lequel représente auprès delui le monde extérieur'. » Mais «on ne doit pas non plusprendre la différence de l'[Opinion] et du [Nous] de façontrop rigide, ni oublier que le [Nous] est une part de1'[Opinion] qui a subi une différenciation particulière2

• ,.

«L'importance fonctionnelle du [Nous] trouve son ex­pression en ceci que la domination sur les accès à la motilitélui est concédée,., ajoute Freud, avant de comparer le couple[Nous/Opinion] à celui que composent le cavalier et soncheval: « Ainsi le [Nous] a coutume de transposer en actionla volonté de l'[OpinionJ, comme si c'était la sienne pro­pre3

• »

« Nous voyons maintenant le [Nous] dans sa force et dansses faiblesses. Il est chargé de fonctions importantes, [...] ilinstaure l'ordonnancement temporel des processus animi­ques et soumet ceux-ci à l'examen de la réalité. Par la miseen circuit des processus de pensée, il obtient un ajourne­ment des décharges motrices et il exerce sa domination surles accès à la motilité. Cette dernière domination est assu­rément plus formelle que factuelle, le [Nous] dans larelation à l'action a en quelque sorte la position d'un mo­narque constitutionnel, sans la sanction duquel rien ne peutdevenir loi, mais qui y regarde à deux fois avant d'opposerson veto à un vote du parlement. Le [Nous] s'enrichit lorsde toutes les expériences de la vie venant de l'extérieur,mais 1'[Opinion] est son autre monde extérieur qu'il aspire

1. Ibid., p. 282.2. Ibid., p. 282.3. Ibid., p. 269-270.

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à se soumettre. Il retire à 1'[Opinion] de la libido, remodèleles investissements d'objet de l'[Opinion] en configurationsdu [Nous]'. [...] ,«Comme être de frontière, le [Nous] veut faire l'inter­

médiaire entre le monde et l'[Opinion], rendre 1'[Opinion]docile au monde, et rendre le monde, par le moyen de sesactions, conforme aux souhaits-de-I'[Opinion]. Il se com­porte à proprement parler comme le médecin dans unecure analytique, en se recommandant lui-même - avec laconsidération qu'il porte au monde réel - comme objet li­bidinal à l'[Opinion], et en voulant diriger sur soi la libido.de celui-ci. Il n'est pas seulement l'aide de l'[Opinion],mais aussi son valet soumis qui brigue l'amour de son maî­tre. Il cherche si possible à rester en bonne entente avec1'[Opinion], revêt les commandements inconscients [socia­lement] de ses rationalisations préconscientes, fait miroiterl'illusion que l'[Opinion] obéit aux avertissements de la réa­lité, même là où l'[Opinion] est restée rigide et inflexible,maquille les conflits de 1'[Opinion] avec la réalité et, si pos­sible même, ceux avec l'idéal du [Nous]. Dans sa positiond'intermédiaire entre [Opinion] et réalité, il ne succombeque trop souvent à la tentation de devenir flagorneur, pp­portuniste et menteur, un peu comme un homme d'Etatqui, bien qu'ayant une bonne intelligence de la situation,veut néanmoins s'affirmer dans la faveur de l'opinion pu­blique (sicf, »

Incidemment, Freud en, vient à mettre lui-même 1'« opi­nion» face à l'homme d'Etat, incarnation de l'idéal d'unNous, à la place topique du ça face au Moi... La significationqui se dégage du texte de Freud à l'issue de ces substitutionsterme à terme, simples et méthodiques, se révèle intégrale­ment congruente avec notre propos. Tout a un sens; il n'y apas de reste. Freud ignorait le Nous autant que l'Opinion, ornous n'aurions probablement pas mieux décrit, nous­mêmes, la nature des liens entre les deux instances qui nous

1. Ibid., p. 298.2. Ibid., p. 299.

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préoccupent, alors que Freud, pour sa part, n'en avait rien àconnaître dans son expérience... L'analogie vaut, manifes­tement, et manifeste l'existence d'un phénomène si profondqu'il laisse supposer que quelque chose de plus structurelserait finalement en cause ici, qui ne serait pas assimilable àune simple analogie.

Mais jusqu'à quel point peut-on user ainsi de ces corres­pondances terme à terme sans dommage? Quelles sont leslimites de 1'« analogie », si c'en est une? Où s'épuise l'affinitépatente de nos deux discours? Nous n'envisageons pas, parexemple, que le Nous soit une structure identique à celle duMoi. Il répond à un développement particulier de la vieconcrète des Moi pris ensemble hors du cercle de leursproches, et ne peut donc être identifié en tous points auxconfigurations de chacun d'eux; il s'agit d'autre chose. LesMoi se rapportent imaginairement à des corps par exemple,et se présentent même, ainsi que le dit Freud, comme desprojections de leur «surface ». L'accès des populations deMoi à la motilité suppose pareillement, comme telle, li for­mation de figures de subjectivité comparables aux Moi: leuraccès passe bien par l'aliénation des éléments de ces ensem­bles dans la formation, « en surface» de leur rassemblement,de précipités différenciés: les Nous sont aussi des « êtres' defrontière », selon l'heureuse expression de Freud l

. Mais cespopulations, elles, n'ont pas de corps: elles se présententd'abord comme des ensembles de Moi et, à cet égard parexemple, la formation des Nous apparaîtrait comme seconderelativement à celle des Moi.

La question de l'antériorité des couples d'instances subjec­tives, à supposer qu'elle se posât, ne serait cependant pasrésolue par ce simple constat. Car d'un autre côté, par

1. À beaucoup d'égards, notre point de vue ne nous parait pas éloignédes réflexions générales de C. Castoriadis sur le «pour soi,., sinon quenous ne rencontrons pas la nécessité ici de séparer «individu social,. et« société ». Castoriadis C., «L'état du sujet aujourd'hui,., Le Mondemorcelé ,. les carrefours du labyrinthe, III, Seuil, Paris, 1990, p. 189-225.

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exemple, la vie des Moi vient à terme avec la mort des corpsdont ils s'offrent comme la projection, tandis que celle desNous subsiste à la disparition des corps, comme tels, despopulations qui se trouvent rassemblées dans le sillage deleur projection et de leur représentation communes dans lesNous. Ceux-ci peuvent vivre cinq mille ans. En ce sens, cesont les Nous qui apparaîtraient comme toujours déjà don­nés à l'avance dans la formation des Moi, et nous serionsconduit cette fois à envisager ces derniers comme seconds ...

Il n'y a qu'une issue à cet apparent paradoxe: les deuxinstances imaginaires sont évidemment données ensemble ­ilvec J~)a.Ilgage et l'ordre symbolique. Elles exercent leursfonctions sur deux scènes différentes, mais il n'y aurait pro­bablement pas plus de sens à vouloir établir une priorité desinstances entre Moi et Nous, qu'à s'interroger sur1'« origine» du langage, au sens où J. Lacan récusait la ques­tion. Freud s'y est risqué il est vrai, comme on le verra plusloin, en posant dans Totem et tahou l'hypothèse de la hordeoriginaire. Mais il suffit de prendre acte iCÏt-que l'existence duNous n'est pas concevable indépendamment de celle du Moiet inversement, sauf à s'abîmer, justement, dans les aporiesdu Totem. Moi et Nous sont indissociables et faits du mêmebois, imaginaire. Mais leurs images sont projetées sur deuxécrans différents et surtout l'articulation de leurs fonctionsdistinctes interdit de les regarder comme isomorphes. Nouspourrions exprimer formellement cette dernière distinction,pour fIxer les choses, de la façon suivante :

1. La collection des Moi composant l'ensemble des Nous{N} correspond au décompte des éléments des populations(c'est l'humanité fInie et dénombrable) 1:

1. Si l'on veut bien nous concéder, pour simplifier, l'existence d'uneindividuation par coïncidence systématique d'un Moi et d'un corps.

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2. La collection des Nous composant l'ensemble des Moi{M} correspond au décompte des identifications de tous lesMoi (elle n'est pas finie) :

Mais on évitera d'autant mieux les écueils d'une réflexionphylogénique sur la formation des deux instances qu'onparviendra à séparer les moments distincts de leur naissanceconjointe. Cela permettra de revenir plus loin, avec un œilcritique, sur les passages où Freud, quant à lui, s'est laisséséduire par l'aventure phylogénique, et sur les conséquencesultérieures de ce parti pris dans ses difficultés à concevoir lesens de sa découverte dans le champ de la vie sociale. Totemet tahou se présente en effet comme une tentative de déduirele meneur (et donc, au-delà, le Nous et la vie sociale toutentière), d'un Moi originel singulier devenu l'idéal de toutemasse, incarné par tous les meneurs à venir sur la scène del'Histoire: le Moi du Père de la horde. Comme si le Nous,sous la figure de l'institution, n'avait pas toujours été déjàdonné pour qu'advienne un meneur. .

Enfin, du point de vue de la topique et de la dynamiquedes instances mises en lumière par la psychanalyse, le Nousse distinguerait également du Moi par la nature des relationsque les deux formations entretiennent respectivement avecle ça. Rappelons que si la personne est un corps, un être depulsion, de libido, dont le ça serait selon Freud comme le« réservoir », le Moi se présente comme une instance diffé­renciée à partir du «réservoir », dont la fonction consisteprécisément à administrer ce qui en provient, en raison descontraintes de la réalité. Le Moi s'est constitué à l'issue del'œdipe en empruntant ses forces, au départ, à cette mêmelibido: en abandonnant l'objet d'amour et en «cherchant,comme dit Freud, à remplacer sa perte en disant: "regarde,

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tu peux m'aimer moi aussi, je suis si semblable à l'objet" 1 [ ••• ]

La transposition de libido d'objet en libido narcissique qui seproduit ici entraîne manifestement un abandon des butssexuels, une désexualisation, donc une espèce de sublima­tion2

• »En somme, à l'issue de l'œdipe, la libido a instauré son

«narcissisme secondaire» et s'est en partie désexualisée. Or,c'est cette fraction particulière de la libido qui intéresse seulele Nous (et les sociologues): une libido désexualisée maisconstitutive d'un Moi « renforcé» et assujetti à une configu~

ration nouvelle de son désir comme désir de reconnaissance,un Moi prompt à accéder par là au Nous et à s'y captiver.L'être social n'est que secondairement un être pulsionnel, etles sociologues n'ont que secondairement à en connaître: ilsne s'occupent de 1'« énergie d'amour» que dans la mesureoù celle-ci est toujours déjà fIxée sur les Moi, désexualisée, etsusceptible d'être liée comme telle pour se transformer enforce sociale agissant sur la scène qui les préoccupe - la viesociale. En ce sens le Nous, comme formation imaginaire« seconde» du narcissisme secondaire des Moi d'un ensem­ble quelconque, n'entretient aucune relation directe avec leça.

Sauf, peut-être, dans les situations particulières liées audélitement et à la refonte des Nous dans la guerre ou touteforme de violence collective, pour peu que les individus de lamasse, comme l'écrit Freud, «se mettent à la place de lasociété tout entière », et en viennent à se soustraire par làaux exigences de l'Idéal du Moi. Mais même alors, la libéra-

1. Freud S., op. cit., p. 274.2. Ibid., p.274. Surgit alors «une question digne, selon Freud, de traite­ment approfondi: cela n'est-il pas la voie générale vers la sublimation,toute sublimation ne se produit-elle pas par l'intermédiaire du moi,lequel transforme d'abord la libido d'objet sexuel en libido narcissiquepour lui poser ensuite, peut-être, un nouveau but? ". Mais on pourraitaussi se demander si une théorie satisfaisante de la sublimation est poss i­ble indépendamment de la considération .de l'instance imaginairedistincte du Nous.

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tion des pulsions du ça invoquée par Freud n'est intelligiblequ'à partir du développement et de l'histoire propres desNous et de la relation particulière de ceux-ci avec les Moi(encore une fois, la psychanalyse ne comprend pas par elle­même pourquoi la guerre éclate). C'est une des raisons quilégitime à nos yeux la distinction du Nous comme catégorie,tout à la fois analytique et sociologique. De même qu'il con­vient de distinguer, au-delà de leur identité symbolique, lesIdéaux de moi des idéaux de Nous, en raison de la distinc­tion des instances imaginaires (Moi et Nous) qui résultent dela circulation de ces idéaux par substitution. Cette distinctionétait méconnue de Freud lorsqu'il se trouva contraint derecourir à la notion, analytiquement peu fondée, d'« idéal dela masse ».

Les inconscients sociaux

Le Nous n'en reste pas moins une formation de type moï­que et, comme telle, une structure de méconnaissance.Notre expérience de sociologue nous a conduit à tournerindéfiniment autour de cette question, et c'est elle qui nous aentraîné dans la présente réflexion. Tout ce qui fut sommai­rement évoqué dans le dossier, en première partie, estréductible à la mise à jour des termes d'une telle méconnais­sance structurelle. Nous cherchions chaque fois à déterminerles conditions dans lesquelles un désir (social) délié cherchaitet trouvait le représentant qui, à son tour, allait donner àl'ensemble des Moi exprimant ce désir, impuissants dansl'Opinion, un accès à la motilité. Et chaque fois, le représen­tant ou son discours révélait une composante deméconnaissance (parfois spectaculaire), dont il n'était pasdifficile de montrer qu'elle était coextensive à l'exercice de lafonction même de représentance: une méconnaissaI!ce étaità l'œuvre dans le discours marxiste-léniniste de l'Etat mo­zambicain, une autre dans celui, anticommuniste de laguérilla, dans le discours écologiste du mouvement des col­lecteurs de caoutchouc... Nous avons évoqué encore la règle

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de folklorisation qui assujettit l'expression des mouvementssociaux au Brésil, préalable à leur accès sur la scène publi­que ... Et que dire du discours de rédemption généreuse etpaternelle des exploiteurs meurtriers des confins du marchéamazoniens ?, etc.

Le discours social - s'il est promu au lieu de la représen­tance - est soumis à une certaine Cl prise en considération dela réalité », comme s'exprime Freud, à une anticipation desconséquences de son énonciation publique. Sa constructionet sa profération dans la génération d'un Nous, c'est-à-diredans le processus de Cl rendre-conscient» d'un désir social­non-lié exprimé dans les pensées qui circulent librementdans l'Opinion, ne va naturellement pas sans reste. Plusprécisément, cela ne va pas sans déni ou évitement tels quele sujet, émergeant comme l'effet de ce discours, sache Cl touten s'effaçant comme sujet sachant ce dont il s'agit l ». Et ledéni à son tour, comme la mise à l'écart, ne va pas sansl'existence de quelque chose cherchant à se manifester préci­sément sous la figure de la dénégation (ou en dépit del'évitement): quelque chose que la dénégation exprime touten la maintenant dans un état que la psychanalyse qualifie deCl refoulé ». Autrement dit, le Nous, issu d'une liaison de cequi demeurait non-lié et impuissant avant lui, ne peut adve­nir qu'en déliant autre chose par ailleurs, dont l'expressionpublique était exempte de réprobation avant lui. Si l'onadmet les formulations qui précèdent à propos de la nais­sance et de la formation du Nous (la suspension collective dela satisfaction et de la reconnaissance du désir, et ses consé­quences ~ et nous les admettons par hypothèse), noussommes conduits à admettre du même coup l'existence,pour ainsi dire fonctionnelle, de l'exercice d'une censuretouchant l'expression publique de certains désirs sociauxdans le mouvement même de la génération du Nous. La.liaison de certains désirs est récusée dans le discours du

1. Safouan M., La Parole ou la mort. Comment une société humaine est-ellepossible ?, Seuil, Paris, 1993, p. 54.

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Nous sans cesser, d'une façon ou d'une autre, de lui apparte­nir. La lutte de libération nationale menée par le Frelimo auMozambique, dans les années soixante par exemple, s'ap­puyait déjà sur les revendications identitaires régionales, surl'indignation des populations dominantes lignagères humi­l!ées dès la période coloniale: mais la construction du nouvelEtat ne put tolérer la liaison de ces désirs, qui demeurèrentinterdits d'expression publique après la victoire du Frelimo,et dont la Renamo put hériter plus tard comme d'une au­baine tombée du ciel. Celle-ci se chargea de les lier pour leurdonner enfin une expression publique et l'accès à la motilité; .elle accomplit finalement ainsi l'ancienne pr,omesse reniée duFrelimo, envers et contre lui-même et son Etat. ..

Mais alors, les effets de la censure sont-ils concevablessans recourir à la catégorie du refoulement? L'interdit tou­chant le «régionalisme et le féodalisme », formalisé auMozambique sur le papier, dans la Constitution, la loi et lesActes des Congrès du Frelimo, correspondait à une volontéde censure argumentée et administrée, institutionnelle.L'usage du terme de «refoulement» paraîtrait peut-être, àcet égard, abusivement analogique, relativement au sens quilui est réservé d'ordinaire dans la problématique freudienne.Mais que dire de cette ablation de l'histoire dans la culture,pour prendre un autre exemple, qui qualifiait plus haut leprocessus de folklorisation au Brésil? Cette ablation s'effec­tuait sans l'intervention d'administration de contrôle, lespopulations paraissaient s'y précipiter avec bonheur;l'injonction unanimiste semblait s'imposer à chacun commeune condition évidente de la félicité commune; nulle loiécrite, nulle institution ne venait ordonner la censure.L'interdit de toute référence publique argumentée et contra­dictoire portant sur l'histoire commune de la collectivité,n'était pas simplement librement consentie, mais farouche­ment exercée par chacun comme si sa propre subsistancenarçissique y était suspendue. Dans ce dernier cas, l'affaireserait mal décrite en invoquant l'action d'une simple censure.

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Un seul terme paraît décrire adéquatement la dispositioncommune, qui préside à l'énonciation des discours publicslatino-américains: il s'agirait bien cette fois de «refou­lement». Autrement dit, le simple enchaînement logique denos raisonnements conduit-il à envisager l'hypothèse del'existence de processus sociaux inconscients ?

Le ça est inconscient. Mais en dépit des correspondancestroublantes observées ci-dessus, l'Opinion, à maints égards,ne lui ressemble guère: il n'a rien à voir directement, on l'avu, avec ce «réservoir des pulsions» caractéristique du ça,et il s'énonce si librement dans la langue qu'il paraît compo­ser jusqu'à la substance du bavardage. Le simple jeu despulsions ne rend pas compte il est vrai, selon Freud, de latotalité des contenus du ça: il faut compter aussi avec lerefoulé, justement, coextensif à la naissance du Moi dans laformation d'une personnalité, et dans lequel il voit comme le«prototype même de l'inconscient». Un refoulement com­parable ne serait-il pas, dès lors, coextensif à la naissance duNous, si l'on admet qu'il s'exercerait cette fois à l'encontre dedésirs sociaux, non sexuels - ou simplement des représen­tants de tels désirs: ceux, par exemple, dont lareconnaissance contredirait ou menacerait la possibilité deson discours? Seraient alors refoulés :

1. Les désirs sociaux dont la satisfaction ou l'expressionpubliques contredisent celles du désir commun et délié quiaspire à trouver un représentant pOUf se lier dans la généra­tion d'un Nous. Le refoulement s'effectuerait à l'occasion dela liaison de ce dernier désir, latent, dans le même mouve­ment que son accès à la représentance et à la motilité.

2. Les représentants de ces mêmes désirs, pour autantqu'ils contredisent ou menacent la possibilité du discours duNous naissant, et tendent à révéler son inconsistance ou,pour mieux dire, la méconnaissance structurelle qui le cons­titue.

Le Nous s'édifierait donc, non moins que le Moi, par cli­vage et sur le refoulement d'un certain nombre de pensées et

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de désirs sociaux, qui s'expriment et circulent librement dansl'Opinion mais dont l'accès serait interdit à la représentationcollective. Nous vivons en France par exemple, depuis unequinzaine d'années, une résurgence déconcertante des pen­sées politiques de l'extrême droite. Ces pensées avaient étécensurées et refoulées il y a plus de cinquante ans, à la Libé­ration, dans le mouvement de restauration du discours decette France dont de Gaulle disait s'être fait, «toute sa vie,une certaine idée» (l'). Il Y eut bel et bien à la Libération,désaveu et refoulement institués des pensées de la famillepolitique qui avait basculé dans la collaboration avecl'Allemagne nazie. Mais ce qui se p~se depuis quinze ansmontre que l'interdit n'avait pesé jusqu'alors, comme tou­jours, que sur l'expression et la liaison des pensées circulantdans l'Opinion, et non sur l'Opinion elle-même. De sorteque, à la limite, un grand nombre de Moi s'identifiant eux­mêmes comme français (se revendiquant donc commeélément de l'ensemble du Nous-France), auraient bien pus'affirmer, chacun pour soi ou pour son entourage, antisémi­tes, dans l'ordre de l'Opinion, sans affecter l'intégrité duNous-France - quand même ils eussent contredit ainsi lediscours de ce dernier comme Nous.

On connaît cette observation réputée populaire, qui jouis­sait d'une certaine fortune dans les milieux journalistiques,selon laquelleJ.-M. Le Pen disait « tout haut ce que beaucouppensent tout bas ». Mais de notre point vue, on voit quel'assertion est fausse: chacun aurait bien pu l'avoir toujoursdit « tout haut» en réalité, pourvu que cela ne sortît pas dudomaine de l'Opinion. Le «tout haut» viserait plutôt laparole publique: la question véritable réside dans le fait quele meneur-Le Pen ne proférait plus une «opinion », il neparlait à aucun Moi en particulier, mais il s'adressait bien enrevanche aux éléments du Nous-France comme tels. Il pré­tendait revenir sur le refoulement, pressentant sans doutequ'une telle procédure n'est jamais tout à fait acquise; ilattaquait la censure et jouait avec elle, en s'efforçant de

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révéler l'inconsistance du discours victorieux de l'après­guerre. Il sut tourner la censure et les interdits qui pesaientsur ces pensées et, globalement, sur l'évaluation de cettepériode de l'histoire de France: on sait comme il usa sansréserve du lapsus et du jeu de mots, multipliant les procèspour éprouver les dispositifs de défense institutionnels et, lecas échéant, s'en prévaloir. Il agissait ainsi dans le mouve­ment même de la reliaison de ce qui demeurait et circulaitencore librement dans l'Opinion: l'ancien désir commund'avant-guerre, qui avait trouvé accès à la représentance et àla motilité à l'époque, mais dont le Nous avait été anéanti à laLibération. En fait, le travail continuel de Le Pen et de sonFront avec, autour et contre la censure, n'accompagnait passimplement la reliaison du désir délié. Il était une des figuresimposées à tout discours délié tentant de naître ou renaîtrepubliquement, une exigence infligée au retour du refoulé,c'est-à-dire à la reconnaissance collective et la remise enscène de ces désirs (remise en selle pour reprendre la méta­phore de Freud) visant la réédification d'un Nous. Le succèsde J.-M. Le Pen fut naturellement perçu par la classe politi­que comme un danger pour l'intégrité du Nous-France, telque de Gaulle et la Résistance en avaient restitué les coor­données symboliques à la Libération ...

De tels processus s'exercent à des échelles multiples, lesquestions nationales ne sont d'ailleurs que des cas parmid'autres, et les illustrations seraient innombrables par défini­tion: rappelons que l'ensemble des Nous n'est pas fini...Néanmoins, l'idée d'« inconscient collectif» ou «social»présente un certain nombre de difficultés. En premier lieu dufait que les pensées qui persistent refoulées à l'issue de laformation d'un Nous, et continuent de le travailler del'intérieur, ne peuvent être inconscientes qu'en tant quecollectives et au regard du discours d'un Nous. Elles conti­nuent de circuler dans l'Opinion et demeurent parfaitementconscientes, on l'a vu, pour nombre de Moi parmi ceux quicomposent les éléments de ce même Nous. Elles sont même

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énoncées quotidiennement par eux au titre de l'opinionpersonnelle (peu importe: chacun s'arrange d'une contradic­tion qui n'engage que lui). En outre, des penséesinconscientes relativement au discours d'un Nous peuventsubsister a fortiori librement et consciemment dans l'opiniondes personnes qui se regardent comme étrangères à ce Nous,dont la naissance a provoqué le refoulement. Elles peuventenfin, naturellement, revenir à la conscience et à la représen­tation communes, pour peu qu'elles trouvent à se relier dansla «vie d'âme» d'un autre Nous existant, qui se pose dèslors, en quelque manière, en adversaire du premier. On peutd'ailleurs suspecter la récurrence de ~elles situations, où lespensées refoulées (donc déliées) dans l'érection d'un Nous setrouvent reliées dans la formation d'un autre, dont le surgis­sement antagoniste procède historiquement de la formationdu premier. C'était en partie le cas de la guerre mozambi­caine bien que, on vient de le voir, la Renamo se fût plutôtattachée à relier des désirs dont le Frelimo avait lui-mêmeengagé la liaison et promis la représentance, lorsqu'il condui­sait la guerre d'Indépendance, avant de renier sa promesseaprès la victoire (cette disposition schématique concerne,sous différentes modalités, de nombreuses formations insur­rectionnelles engageant les questions dites nationales, sansque ces dernières puissent cependant y être réduites).

Il existe donc plusieurs possibilités d'accès des penséessociales refoulées à la conscience, personnelle ou collective, àtel point qu'il est difficile d'admettre sans embarras, à leurpropos, le qualificatif d'cc inconscient» social. Celui-cin'existe finalement, que rapporté à l'énonciation du discoursd'un Nous déterminé, et le caractère inconscient des penséesrefoulées ne serait admissible qu'en regard de cette instanceparticulière: l'accès à la conscience reste formellementouvert à tous les Moi, qu'ils soient inclus comme éléments del'ensemble du Nous ou qu'ils en soient exclus. L'accès à laconscience collective ne pose aucune difficulté, pourvu quele « rendre-conscient» se fasse en raison du discours d'un

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autre Nous. Enfin, il n'est même pas impossible que les deuxdiscours sociaux antagonistes coexistent dans la «vied'âme» d'un même sujet: cela relève de l'habileté ratioci­nante de son Moi, de l'indifférence ou des facultés de celui-cià accueillir l'incohérence. Il conviendrait d'ajouter encore,parmi les conditions qui président à l'élaboration de tellesformations moïques de compromis, l'évolution des rapportsde force entre les Nous existants, pouvant contraindre ausilence ou à la prise exclusive de parti, que celle-ci soit l'effetd'une croyance ou, d'ailleurs, de la menace de mort.

Cela n'empêche pas cependant un tel refoulé de jouer sonrôle dans l'élahoration et l'énonciation de tout discours pu­blic, de travailler continûment et inconsciemment le contenude ces discours, de déterminer leur configuration, et deprovoquer l'apparition de phénomènes relevant de pleindroit de ce que les psychanalystes appellent «défenses »,« interdits », « résistances» et « censure », empruntant d'ail­leurs sur ce point directement leur vocabulaire aux domai­nes propres de la vie sociale. Cela n'empêche pas dereconnaître non plus que les procédures de construction dudiscours, en tant que mise en relation d'un désir non-lié avecdes «représentations de mot» comme l'écrit Freud, répon­dent aux mêmes lois que le « rendre-conscient» du ça par leMoi, où le rôle prépondérant de la chaîne signifiante tientune position identique: le surgissement d'un discours publicne prend son sens que de sa mise en relation avec l~s signi­fiants des discours sociaux existants, conscients ou refoulés.Cela n'empêcherait donc pas, finalement, d'admettre lavalidité de l'expression d'« inconscient social », à conditionde préciser les points suivants :

1. L'inconscient social n'est pas universel, il est l'in­conscient d'un Nous particulier, c'est-à-dire qu'il accompa­gne l'édification d'une représentation de soi d'une populationdéterminée, et suppose l'existence d'autres Nous pour les­quels le contenu de l'inconscient du premier peut bien être,le cas échéant, conscient chez eux. Il convient d'apporter

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cette preclSlon afin de lever toute ambiguïté sur l'usage quenous faisons de cette expression: il n'a rien à voir avec celuique purent en faire C. G. Jung, ses disciples et quelquesautres - les sociologues ou les anthropologues n'étant pas lesmoins audacieux en la circonstance.

2. La totalité des contenus de l'inconscient d'un tel Nouspeut bien, à la limite, accéder à la conscience de chacun desMoi qui composent son ensemble, sans affecter son carac­tère socialement inconscient.

Des objections théoriques peuvent être émises à l'en­contre d'une telle formulation, mais nous ne sommes pascertains qu'elles ne puissent être réduites, sans renier la con­ception freudienne de l'inconscient, par une réflexion plusapprofondie étayée sur l'analyse sociologique de situationsconcrètes. Il ne s'agit pas simplement d'une intuition selonlaquelle l'instance imaginaire du Nous (pourvu qu'on ad­mette son existence) comme celle du Moi, refoule: «Cer­taines tendances animiques doivent être exclues non seule­ment de la conscience, mais aussi des autres manières de sefaire valoir et de s'activer!.» Il s'agit également de prendreacte, en toute rigueur, des effets structuraux de la construc­tion et de l'énonciation de tout discours par un Moi lorsqu'ils'adresse à un ensemble de Moi: des procéduresd'évitement, censure, dénégation ou refoulement sont bel etbien à l'œuvre dans une telle structure d'énonciation. Freudregardait de telles procédures, dans le cadre de son expé­rience thérapeutique, comme la cause de l'existence et de lacirculation de pensées inconscientes; mais les mêmes méca­nismes sont à l'œuvre cette fois sur une scène étrangère à lasituation analytique, et elles définissent la position d'un sujetde l'inconscient qui se trouve hors champ de son expérience.Cette configuration nouvelle et collective du sujet n'en estpas moins homogène à celle que Lacan a mise en lumière (lesujet comme effet de la parole) :

1. Freud S., «Le Moi et le ça », op. cit., p. 262.

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- L'inconscient social est multiple: il en existe autant quede Nous, et l'ensemble des Nous n'est pas fini;

- Il n'est pas universel: le désir et les pensées inconscientsd'un Nous peuvent être conscients chez un autre Nous, etchez les Moi qui sont inclus dans son ensemble ;

- Il n'entretient aucune liaison directe avec les pulsions: ilne contient que du refoulé, le refoulement ne s'exerçant passur les pulsions sexuelles ou leurs représentants.

On pourrait dire encore de l'inconscient social qu'il se dis­tingue de celui qui préoccupe habituellement les psycha­nalystes au point de vue économique, en raison de l'absencedes pulsions sexuelles, mais qu'il lui ressemble au point devue dynamique, par la présence analogue du refoulement.

Tout cela semble raisonnable ... Pourtant, en dépit de nosefforts, l'ambiguïté et la saturation intellectuelles qui affectentl'usage commun de l'expression d'« inconscient social» ou« collectif» sont telles, que nous éprouvons le sentiment, enen défendant la pertinence à notre tour, que nous sommespeut-être plus soucieux de témoigner contre son emploiabusif, impressionniste, approximatif ou mystique parfois,que d'en démontrer la nécessité théorique ... Disons plutôt,pour mieux conclure, que nous nous sommes attaché àexposer les conditions de la possibilité théorique d'une tellecatégorie. Elle serait rendue disponible par là sur le chantiersociologique, où elle attendrait d'être mise éventuellement àl'épreuve.

L'Idéal du Nous

Le refoulement des pulsions est toujours déjà effectuéchez (lpar) les Moi entrant dans la composition d'un Nous.Un autre refoulement accompagne par ailleurs l'énonciationdu discours du Nous, lequel est structuralement coextensifde la mise à l'écart de quelque pensée sociale circulant dansl'Opinion. Les discours sociaux sont enfin constitutifs desMoi en tant qu'éléments actuels ou virtuels des Nous, c'est-à­dire en tant que Moi pourvus d'une instance idéale disponi-

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ble pour l'échange avec les idéaux des Nous, ou engagéedans un tel échange. En revanche, rien ne permet de postulerque des « rejetons» de l'inconscient freudien soient présentscomme tels dans les inconscients sociaux, tels que nousvenons de les définir. Freud lui-même semble très ferme surce point: il n'y a pas trace de pulsion sexuelle dans les for­mations collectives, celle-ci n'y intervient qu'en tantqu'« inhibée quant au but »... Mais 1'« énergie d'amour »,désexualisée selon Freud lors de sa fixation sur les Moi, n'enpersévère pas moins dans sa recherche de la satisfaction ; lalibido cherche toujours à se satisfaire dans sa conformationnouvelle, avec ses nouveaux objets: narcissiques. C'est en cesens qu'elle est constitutive de la scène sociale comme uni­vers de la reconnaissance, en même temps qu'elle est lacondition de la vie en société. De ce point de vue, au-delà duMoi, c'est la « société» tout entière en effet, qui peut s'offrirà l'interprétation comme le résultat de cette inhibition - cequi permet aux psychanalystes de définir parfois le lien socialcomme symptôme ou formation de l'inconscient (freudien) 1.

On pourrait entrevoir également au passage ici, en quoi lecontresens de W. Reich a pu se nouer à une méconnaissancede la fonction du Nous, et des processus identificatoires dontelle résulte: l'auteur entretenait un quiproquo ct se trompaitde refoulement en quelque sorte, en visant la levée sociale dela répression sexuelle, ce qui n'aurait pu conduire, par im­possible, qu'à la dissolution de l'existence sociale elle-même.

Nous pourrions donc revenir brièvement sur le destinpropre de cette libido narcissique, qui concerne au premierchef les sociologues, telle que Freud en décrit les étapes dans«Psychologie des masses et analyse du Moi ». On se sou­vient que ce destin était devenu saisissable à travers la miseen lumière d'un processus identificatoire (le Moi du meneurprend la place de l'Idéal du Moi des menés, et ceux-ci sereconnaissent entre eux en raison de cette identification

1. Pommier G., op. cit., p. 30-41.

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commune). Le jeu supposait naturellement l'existence pré­alable d'un tel Idéal, et donc d'une libido ayant subi, et réussi,les deux premières identifications formatrices du Moi(primaire et secondaire). L'entrée sur la scène sociale, par letruchement de la fonction du meneur, revêtait dès lors, sil'on veut, la signification d'une troisième identification,« tertiaire ». Mais précisément, nous passions alors sur uneautre scène: nous assistions à la naissance d'une autre confi­guration, collective, de la subjectivité. Freud parlait alorsd'« âme de la masse ». L'identification de masse inaugurait endéfinitive le destin proprement dit de la libido narcissique :elle retournait à l'objet (un meneur) sans cesser d'être narcis­sique, constituant le monde comme univers de lareconnaissance. Elle était « tertiaire» en regard du Moi sansdoute, s'agissant du destin de la libido sexuelle, et du point devue du psychanalyste. Mais au regard de l'instance imagi­naire du Nous qui en résulte, de notre point de vuesociologique et s'agissant du destin propre de la libido narcis­sique qui nous intéresse, ne devrions.nous pas plutôtenvisager qu'uI,le telle identification d'objet revêt un carac­tère « primaire » ?

Une fois de plus les propriétés de la «vie d'âme» ou, sil'on préfère, la théorie embryonnaire du sujet mise en évi­dence par Freud, semblent manifester quelque universalité.Nous en réitérons en tout cas l'hypothèse, car le mouvementà deux temps (deux identifications) de la formation du Moi,apparaît bien se déployer de façon analogue, dans la forma­tion et la vie du Nous. L'acte de naissance du Nous était biencette identification dont Freud soulignait la particularité,correspondant à un investissement d'objet sur le meneur dela libido narcissique déjà constituée. Mais le Nous qui enrésultait ne correspondait encore, stricto sensu, qu'à ce queFreud désignait comme étant la masse «primaire» (sic),instable, fragile, excessive, enfantine et « primitive» dans sesréactions, pour tout dire: un peu débile. Or, cette identifica­tion primaire de la libido narcissique ne mettait pas un point

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final à son destin, car toutes les masses n'étaient pas enfanti­nes, primaires: il existait aussi des masses que Freudqualifiait d'« artificielles» et dont il ne cherchait guère, il estvrai, à approfondir ce qui les distinguait des rassemblements« primaires ». Il s'exprimait ainsi: le passage de la masseprimaire à l~ masse artificielle (secondaire, c'est-à-dire àl'institution, Eglise, Armée, etc.), «consiste à pourvoir lamasse des propriétés mêmes de l'individu et qui furen t effa­cées chez lui du fait de la formation en masse l ».

Tous les Nous ne sont donc pas débiles, certains connais­sent les «propriétés de l'individu », c'est-à-dire ici, dansl'esprit de Freud, qu'ils peuvent être assujettis en tant que telsà des exigences comparables à celles qui pèsent sur un Moicapable de vie sociale (pourvu d'une libido narcissiqued'objet). Le Nous n'a pas fatalement les traits du Moi enfan­tin, cette instance fragile d'avant l'édification de son Idéal,avant son renforcement par l'abandon de l'objet etl'identification secondaire: le Nous pourrait accéder égale­ment, non moins que le Moi, à une conformation« renforcée» de son être, en se faisant institution (<< masseartificielle »). Il est tentant, dès lors, de contredire Freud surle fait que le caractère «enfantin» de la masse primairepuisse être interprété phylogéniquement à partir des confi­gurations du Moi. Là où le psychanalyste observe une« régression» du Moi dans la masse primaire, dont le com­portement rappelle celui d'un Moi « débile », ne serait-il pasplus raisonnable, du point de vue des sociologues,d'envisager que la masse primaire se présente en définitivecomme 1'« enfance» du Nous (pour reprendre l'allégorieenfantine) ? Car il apparaît bien, de façon comparable à cequi se passe pour le Moi en effet, que la maturation et lerenforcement du Nous dans l'institution sont saisissables àtravers la figure de 1'« identification secondaire ». Le meneur,l'objet-modèle des éléments de la masse primaire, peut être

1. Freud S., « Psychologie des masses... ", op. cil., p. 25.

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abandonné en effet comme objet d'amour (narcissique)extérieur, en sorte qu'un idéal du Nous vienne s'édifier par­mi les membres de la masse, non en tant que Moi saisis dansleurs entourages familiers, mais comme éléments entrantdans la composition de l'instance subjective imaginaire duNous.

Pour reprendre l'exercice de substitution mécanique, unpeu sauvage, auquel nous nous sommes livrés plus haut: untel idéal du [Nous] «n'est pas seulement le résidu des pre­miers choix d'objet de [l'Opinion], mais a aussi la signi­fication d'une formation réactionnelle énergique contreceux-ci. Sa relation au [Nous] ne s'épuise pas dans la somma­tion : Ainsi (comme le [meneur]) tu dois être; elle englobeaussi l'interdit: Ainsi (comme le [meneur]) tu n'as pas ledroit d'être (tu n'as pas le droit de faire tout ce qu'il fait) 1 ».

La masse primaire résultait déjà d'une substitution du Moidu meneur à l'Idéal du Moi des menés ... Mais c'est à partirdu Nous constitué, fût-il débile, de la population composantla masse primaire, que s'engage cette fois le processus identi­ficatoire. Il s'agit maintenant d'une introjection de l'objet­meneur dans le Nous, constitutive de son idéal proprementdit: l'Idéal du Nous. Car, si le meneur a été préservé commeobjet narcissique dans la formation de la masse primaire,comme le souligne Freud, il est à présent abandonné dans laformation de l'institution (<< masse artificielle »). Et « qu'un telobjet soit abandonné, par obligation ou nécessité, il n'est pasrare qu'alors, à la place, survienne la modification du [Nous]qu'il faut décrire comme érection de l'objet dans le[Nous] » ... «Un objet perdu est réérigé dans le lNous], doncun investissement d'objet est relayé par une identifica­tion »... «Le caractère du [Nous] est un précipité desinvestissements d'objet abandonnés, il contient l'histoire deces choix d'objets 2

• »

1. «Le Moi et le ça., op. cit., p. 277-278.2. Ibid., p. 273.

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Il existe naturellement une distinction importante, qui nepréoccupe guère Freud, entre une émeute de trois jours etune religion de trois mille ans 1. Cette distinction, nouspourrions la concevoir à présent comme résultant del'édification d'un Idéal du Nous comme instance séJ?arée àpartir du Nous (lui-même formé à partir de l'Opinion). C'estcette instance, issue de l'identification secondaire du Nous,qui donnerait alors naissance à l'institution, c'est-à-dire unNous pourvu, comme le dit Freud à propos de la masse, des« propriétés de l'individu»: soumission du Nous au«principe de réalité », exercice «continu» de la motilitécollective, surgissement de contraintes, d'interd its, d'obli­gations et de défenses propres au Nous. Toutes chosesignorées de la « masse primaire », mais qui qualifient adéqua­tement, en effet, l'administration de toute institution" qu'ils'agisse d'églises, de partis politiques, d'armées, d'Etats,d'associations 1901, de mafia sicilienne . ou de yakusajaponais.

L'expression « idéal de masse» était utilisée par Freud, onl'a vu, sans explication à caractère analytique. C'est en souli­gnant l'étrangeté de ce hiatus dans son raisonnement, quenous avons engagé la présente réflexion. Nous pourrionsproposer maintenant une telle explication, en substituantsimplement l'Idéal du Nous à l'expression approximatived'« idéal de la masse ». Il serait possible de figurer alors surun schéma, l'itinéraire identificatoire de 1'« énergie d'amour»entre l'ensemble des instances envisagées jusqu'à présent:

1. Freud l'ignore pour des raisons de méthode qui font leur preuve dansson raisonnement. Mais aussi, peut-être, du fait de sa méconnaissance duNous comme instance imaginaire d'une configuration collective -du sujet,pourtant introduite entre les lignes du propos de «Psychologie desmasses et analyse du Moi JO.

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POPULAnONS DE 11101

CORPS

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Deux plans sont séparés sur le schéma (de part et d'autrede la ligne horizontale), sur lesquels se déploient les proces­sus identificatoires distincts des deux instances imaginairesdifférenciées au fil de notre raisonnement: le Moi et le Nous.Les deux instances, on l'a vu, sont données ensemble, et ilserait vain de vouloir établir une forme d'antériorité quel­conque de l'une sur l'autre. De sorte que si 1'« énergied'amour» parcourt bien un itinéraire ordonné, son circuit nese boucle pas: il n'y a pas de clôture, donc pas de fin, nonplus que de commencement. Le segment de circuit figuré ci­dessus permet de fixer la place de chacun des termes de lastructure, mais il a été sélectionné arbitrairement: il auraitpu commencer par une autre instance que l'Idéal du Nous ;il aurait pu finir par une autre fonction que celle du Père ; lascène du Moi aurait pu se situer au-dessus de la barre et celle

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du Nous en dessous, etc. l Les termes de «corps» et de«populations de Moi », situés aux pôles et en retrait de cha­cune des scènes, figurent les entités réelles dont le Moi et leNous s'offrent comme la projection imaginaire, et auxquellesl'un et l'autre font respectivement écran.

Insistons sur la non-clôture du circuit ordonné (donc surl'absence de hiérarchisation des instances imaginaires et desscènes où elles exercent leurs fonctions), car ce point nousoppose nettement ici à la perspective envisagée par Freud, etil convient de lever les équivoques éventuellement surgies aufil de notre propre réflexion, en raison du parti pris initial del'ancrer dans le déploiement des catégories mêmes de Freud.La logique d'ensemble de l'exposé freudien suggère en effetune antériorité de la scène où surgit l'instance du Moi (entrela fonction du Père et l'édification de son Idéal, qui spécifientce qui est en jeu avec l'analyste dans la situation de la cure),relativement à la scène sociale. Or, de même que nous pos­tulons que les scènes respectives du Moi et du Nous sontdonnées ensemble, de même nous récuserions volontiers,contre Freud et pour les mêmes raisons, que la fonction dupère par exemple, soit plus fondamentale que celle du me­neur. Leurs fonctions respectives doivent, certes, êtreordonnées selon une succession rigoureuse, mais il est de laplus grande importance pour nous de souligner qu'elless'exercent sur deux scènes articulées et distinctes qui, elles,sont données ensemble. Il n'advient pas de meneur, à moinsque ne se fût exercé au « préalable» la fonction du père dansla vie des Moi des sujets menés, sans doute; mais cette der­nière fonction est réductible à la vectorisation de la loi, c'est­à-dire des Idéaux de Nous résultant de l'exercice de la fonc­tion d'un meneur non moins « préalable », qui fut abandonné

1. La structure demeurant identique à elle-même dans le cours del'Histoire, au fil de la création continue de nouveaux Idéaux de Nous etdes passages brutaux d'un discours à un autre, on pourrait néanmoins luidonner une expression topologique bouclée sous la forme d'une bandede Mœbius.

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comme objet d'amour avant d'être réérigé dans le Nouspour y différencier et y autonomiser l'Idéal vectorisé par lepère... Nous sommes finalement dans la structure topologi­que d'une bande de Mœbius.

Le raisonnement de Freud expose par ailleurs une évolu­tion linéaire de la «vie de la masse », qui commence avec1'« enfance» pour s'achever avec la maturité institutionnelle.Nous avons repris nous-même l'analogie «enfantine », pourdécrire certains traits de ce que Freud appelait la « masseprimaire ». La différenciation entre le meneur et l'institutions'effectuait alors sur la même scène, la vie sociale, et nousavons accepté de faire un bout de chemin avec lui dans cettedirection: il était nécessaire de hiérarchiser en effet les fonc­tions respectives du meneur et de l'institution sur cette scènecommune. Mais, en vertu de nos propres prémisses, nousn'aurions pu l'accompagner jusqu'au bout, nous aurions viteété conduit à soutenir, contre Freud, que la hiérarchie véri­table entre meneur et institution n'est pas celle qu'ilpropose: les institutions (ou les Idéaux de Nous qui en sontla matrice symbolique) sont nécessairement antérieures auxmeneurs en effet, contrairement à ce que suggère l'esprit duraisonnement freudien. Le meneur et les masses «fragiles»qui l'entourent, l'écoutent et le suivent, ne surgissent jamaisque relativement à un dispositif institutionnel déterminé ettoujours déjà donné d'avance - comme l'illustrent les castirés de notre expérience sociologique, et comme le suggère,pensons-nous, la logique d'ensemble de notre propre argu­ment (quoiqu'il fût exposé dans le prolongement de celui deFreud).

Les Nous supposent toujours l'existence, inclus dans leurensemble ou tournant dans leur orbite, d'un nombre quel­conque de meneurs virtuels susceptibles d'engendrerd'autres Nous à côté d'eux, dans leur propre sein, ou mêmede les anéantir. Autrement dit, les Nous - c'est-à-dire ici lesinstitutions - s'engendrent eux-mêmes sur la scène del'Histoire. Les institutions se reproduisent, naissent et meu-

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rent par le truchement des meneurs, lesquels ne surgissentjamais, avec les populations qui les aiment, que dans lesfailles ou à la ruine d'une institution (ou d'un complexe insti­tutionnel quelconque) qui les précède. La parole desmeneurs n'est audible que dans le silence des institutions: àla faillite de la parole de ses représentants. De sorte que, enregard des institutions, les meneurs s'offrent comme unsimple outil, comme la semence de leur reproduction - qu'ils'agisse du réinvestissement libidinal d'une institution fati­guée, ou de la naissance d'une nouvelle, flamboyante, à lamort d'une trop vieille et terne. Des milliards de meneurssont nés et morts dans l'histoire de l'humanité parlante, maisune toute petite minorité fut assez féconde pour parvenir àengendrer des Nous dont les Idéaux survécurent à leurmort, et à faire surgir ainsi les petits et les grands signifiantsdont la chaîne, en succession ou en mosaïque, composent cequ'on appelle la culture humaine. Un petit nombre de me­neurs féconds: à la façon si on veut (puisqu'il est question icide reproduction), du pourcentage infime de spermatozoïdesparvenant à survivre dans la formation de l'embryon d'uncorps nouveau.

S'il fallait filer plus loin encore la métaphore génétique, onremarquerait que la supposition freudienne d'une antérioritédu meneur sur l'institution, reviendrait à imaginer l'existenced'une sorte de gamète princeps, comme issue du néant - entout cas pas d'un corps préalable - capable par extraordi­naire d'engendrer le premier corps originel. Telle fut jus­tement, on le perçoit maintenant, la tentative de Freud dansl'hypothèse hardie de Totem et tabou, s'agissant de la généra­tion de la scène sociale et de la reproduction des institutionssur cette scène. Dans notre perspective en revanche, demême que nous n'avons pas à nous poser la question del'antériorité de la scène du Moi sur celle du Nous (ou inver­sement), nous n'avons pas à nous interroger sur le portraitd'un hypothétique « premier meneur ». Nous n'avons pas àsupposer qu'un meneur singulier aurait parlé un jour, ailleurs

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que dans le silence des institUtions et à la faillite de la parolede ses représentants, et qu'un tel meneur extraordinaire fûtpromu dès lors en générateur logique d'une institution origi­nelle.

Freud méconnaissait la scène du Nous et de ses Idéaux,dont il avait pourtant vigoureusement esquissé .les contours.Pour cette raison peut-être, comme on va le voir maintenant,le circuit qu'il assignait à la libido requérait un commence­ment: il s'engagea alors résolument dans cette chaînerégressive de questions malheureuses, qui le conduisirent àenvisager l'hypothèse de l'existence réelle d'un père origi­naire, générateur de la première institution. Deux traitsstructuraux majeurs paraissent donc avoir échappé ici àl'argument de Freud:

1. Le primat du symbolique, réaffirmé plus 'tard, avec laforce que l'on sait, par J. Lacan: le meneur ne surgit qu'à lafaillite de la parole énonçant l'idéal (1') d'une institution, dansl'ordre symbolique.

2. La topologie mœbienne de l'articulation des deux scè­nes, ou des deux causalités conjointes de la vie psychique etsociale: il n'y a pas de commencement.

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III

À PROPOS DE TOTEM ET TABOU

La mise en perspective de la vie sociale qui vient d'êtreproposée, selon une démarche d'apparence analogique audépart, prolongeait d'une certaine façon l'entreprise deFreud. Mais on vient de voir comment nous avons été con­duit à nous en séparer, pour récuser d'abord la primautéd'une causalité (psychique) sur une autre (sociale), avant deremonter en sens inverse l'ordre des fonctions à l'œuvre surcet « envers de la psychanalyse» qui désignait, chez J. Lacan,la causalité sociale l

• Nous serions tenté de préciser alorsqu'un tel « envers », s'il fallait le nommer ainsi relativementau champ de la psychanalyse, ne pourrait être que mœbien.

Le mot «analogique» revient sous la plume de Freud,dans la plupart des œuvres où il envisage les phénomènessociaux sous l'éclairage de sa découverte; on sait commentle modèle de la névrose obsessionnelle lui a permis de mettreà jour, par exemple, certains traits majeurs du phénomènereligieux et de sa formation. Freud s'émerveille lui-même,parfois, de la puissance et de la portée de ses instruments,tout en ponctuant soigneusement ses jugements, à intervalles

1. Lacan]., Le SéminLlire, Livre XVII, Seuil, Paris, 1991.

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réguliers, d'une batterie d'interrogations et de doutes sur lapertinence de son procédé ou sur la signification· de sonefficacité.

Dans Totem et tahou, d'une certaine façon, il propose uneréponse, devenue célèbre, aux interrogations sur le sens del'analogie. On connaît sa réflexion sur la «horde primitive»et le meurtre d'un père originel qui se serait réservé jalouse­ment, jadis, l'usage sexuel des femmes de son groupe. Nousavons d'abord écarté cette hypothèse, parce qu'elle embar­rassait inutilement le libre exposé de notre propre argument,et parce qu'elle soulevait d'autres questions, sévères, aux­quelles nous avons d'ailleurs commencé de répondre. Maisnous pourrions y revenir maintenant sous un autre angle,afin de mieux justifier nos réserves initiales. Freud écrivait:

« La religion totémique est résultée de la conscience de leurculpabilité qu'avaient les fils, comme une tentative destinéeà étouffer ce sentiment et à obtenir la réconciliation avec cepère offensé, par une obéissance rétrospective. Toutes lesreligions ultérieures ne sont qu'autant de tentatives en vuede résoudre le même problème, tentatives qui varient selonl'état de civilisation qui les a vues naître et ne diffèrent lesunes des autres que par la direction qu'elles ont suivie pourtrouver cette solution: mais toutes représentent des réac­tions contre le grand êvénement par lequel la civilisation adébuté et qui depuis lors n'a cessé de tourmenterl'humanité l

. »

Totem et tahou est souvent connu du public en raison de latémérité de cette hypothèse. Le discrédit qui l'a frappé plustard, chez nombre de sociologues ou d'anthropologues, aaffecté l'image d'un ouvrage qui contient pourtant, en dépitdes approximations ethnographiques de son temps, despages éblouissantes sur le tabou, l'interdit du meurtre ou del'inceste, la sorcellerie, la magie, le totem, le sacrifice ou le

1. Freud S. (1912-1913), Totem et tabou, Payot, Paris, 1965, p. 217.

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À PROPOS DE TOTEM ET TABOU 143

pouvoir. Si ces pages n'ont guère perdu de leur éclat au­jourd'hui encore (longtemps après la conclusion du débatethnologique ancien sur le totémisme), c'est, on peut lesupposer, que la pertinence des arguments qui y sont soute­nus n'était pas si étroitement dépendante de la formulationde l'hypothèse audacieuse finale sur le « père originaire 1 ».

Il est aisé d'examiner et discuter cette hypothèse à la lu­mière de nos résultats, en la rapportant simplement audiagramme proposé plus haut: avec le « père de la horde »,

Freud superpose en effet, pour les faire fusionner, les deuxconfigurations du sujet que nous prétendons maintenir fer­mement distinctes sur le schéma, comme s'il avait existé untemps ou un lieu originaire où les deux ne fussent pas sépa­rées. Il s'efforce de faire coïncider le père universel de lafonction œdipienne, formateur du Moi, avec le meneurhistorique d'une sorte de Nous inaugural de l'humanité. Maispourquoi cette hypothèse? L'auteur expose ses propresdoutes, en anticipant deux objections susceptibles d'êtreopposées à sa méthode2

:

«Avant de terminer, écrit Freud en conclusion de sonouvrage, je tiens à avertir le lecteur que [...] nous ne dissi­mulons nullement toutes les incertitudes inhérentes à nossuppositions et toutes les difficultés auxquelles se heurtentnos résultats. Je n'en relèverai que deux, les mêmes peut­être qui se sont déjà imposées à l'esprit du lecteur. Etd'abord, il n'a sans doute échappé à personne que nouspostulons l'existence d'une âme collective dans laquelles'accomplissent les mêmes processus que ceux ayant leursiège dans l'âme individuelle. [...] [C'est] là [une] hypothèsesusceptible de soulever de graves objections, et nous conve­nons volontiers que toute autre explication serait préférablequi n'aurait pas besoin de s'appuyer sur [une] hypothèse

1. L'exposé de cette hypothèse occupe une vingtaine de pages, concluantune réflexion qui s'expose sur plus de deux cent quarante pages (Ibid.,p.212-234).2. Ibid., p. 235-236.

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pareille. Mais en y réfléchissant de près, le lecteur consta­tera que nous ne sommes pas les seuls à porter la respon­sabilité .de cette audace. Sans l'hypothèse d'une âmecollective, d'une continuité de la vie psychique del'homme, qui permet de ne pas tenir compte des inter­ruptions des actes psychiques résultant de la disparition desexistences individuelles, la psychologie collective, la psy­chologie des peuples ne saurait exister. Si les processuspsychiques d'une génération ne se transmettaient pas à uneautre, ne se continuaient pas dans une autre, chacune seraitobligée de recommencer son apprentissage de la vie, ce quiexclurait tout progrès et tout développement. »

Notre diagramme se présente pareillement comme uncircuit de transmission des idéaux collectifs (Idéaux deNous) aux Moi; ces idéaux apparaissent indifférents à lamort des corps et à la disparition des Moi, et chacun de cesderniers pourrait s'entendre dire en effet, comme Freud lereprend d'un poète: «Ce que !lI as hérité de tes pères, ac­quiers-le pour le posséder l

». A cet égard, on l'a déjà vu,l'usage de la notion d'« âme collective» nous embarrassepeu: il suffit de s'entendre sur la définition d'un tel objet. Lepsychanalyste désigne sous le nom d'« âme », cette partd'autonomie élémentaire qu'il convient de concéder à la viepsychique, relativement à celle du corps, pour la saisir. Or,les sociologues et les anthropologues admettent volontiersque la vie sociale présente la même exigence - ils n'ont guèrele choix au demeurant, sous peine de se voir soustraire leurobjet. La notion d'« âme collective» exprimerait simplementla reconnaissance d'une causalité sociale2

, et nous venons devoir les liens et la structure topologique mœbienne qui ratta­cheraient cette dernière, selon nous, à la causalité psychiquesur laquelle travaille le discours de la psychanalyse.

1. Ibid., p.237.2. André Green parle de oc causalité socio-anthropologique JO. La Causalitépsychique, Odile Jacob, Paris, 1995, p. 120.

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Rien de substantiel ne nous sépare donc de Freud tou­chant la notion d'« âme collective », «âme» et « collectif» nenous gênent pas... En revanche, le mode singulier de l'ex­pression employée par Freud, le «une» (âme collective),poserait un problème plus sérieux. Freud réfléchit, au moinsdans l'hypothèse du Totem, comme s'il existait en effet Uneâme collective, et développe sa démonstration à partir dupostulat explicite de l'unicité d'une telle âme - nécessaire­ment créditée à l'humanité - que les résultats de notrepropre démarche ne préparent nullement, cette fois, à ad­mettre. Le postulat est plus sensible encore dans la secondeobjection que Freud s'adresse à lui-même, à propos de laréalité matérielle ou fantasmatique du meurtre du père l

:

«Le sentiment de responsabilité du névrosé repose sur desréalités psychiques, et non sur des réalités matérielles. Lanévrose est caractérisée par le fait qu'elle donne à la réalitépsychique le pas sur la réalité de fait, qu'elle réagit àl'action des idées avec le même sérieux avec lequel les êtresnormaux réagissent devant les réalités. Ne se pourrait-il pasqu'il en fût de même chez les primitifs? Nous savons déjàqu'étant donnée leur organisation narcissique, ils attachentà leurs actes psychiques une valeur exagérée. Aussi les sim­ples pulsions hostiles à l'égard du père, l'existence du désirimaginaire de le tuer et de le dévorer auraient-elles pu suf­fire à provoquer la réaction morale qui a créé le totémismeet le tabou. Nous échapperions ainsi à la nécessité de faireremonter les débuts de notre civilisation, dont nous som­mes si fiers, et à juste titre, à un crime horrible et qui blessetous nos sentiments. L'enchaînement causal, qui s'étend deces débuts jusqu'à nos jours, ne subirait de ce fait aucunesolution de continuité, car la réalité psychique suffirait àexpliquer toutes ces conséquences.[...] A cela on peut ré­pondre que le passage de la forme sociale caractérisée parla horde paternelle à la forme caractérisée par le clan fra­ternel constitue cependant un fait incontestable. »

1. Freud S., op. cit., p. 238.

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Un tel « passage» ne constitue certes pas un «fait incon­testable », et la résonance sensiblement dénégative de cetteassertion laisse entendre que, vraisemblablement, Freud nel'ignorait pas tout à fait. Ce « passage» il est vrai, ne constituepas non plus un fait contestable, à proprement parler: nousne savons à peu près rien des origines sous l'angle où Freudvoudrait les envisager, et on peut supposer que le véritableproblème ne se situe pas là. La conception freudienne del'Idéal du Moi ne semble pas suspendue à l'hypothèse d'unmeurtre originel réel, et rien, dans la clinique, ne paraît re­quérir une telle formulation. S'il ne s'agissait que d'opposer laréalité au fantasme, pourquoi Freud invoquerait-il icil'organisation narcissique originale des primitifs, plutôt quece petit garçon d(~mt on se souvient qu'il était suffisammentconvainquant: « Egalement incapable de tuer son père et dese soumettre entièrement à lui, il trouve une issue qui équi­vaut à tuer son père, sans toutefois avoir recours au meurtre.Il s'identifie à son père l

. » Le problème serait plutôt de com­prendre ce qui contraint l'auteur à assigner au parricide uneréalité dans l'Histoire, et de faire ainsi fusionner, au départ del'humanité, les fonctions du père et du meneur.

L'esprit darwinien que le fondateur de la psychanalysepartageait avec la majorité des scientifiques de son temps aété invoqué, pour expliquer son insistance visionnaire2

• Maisla voie que nous avons suivie jusqu'à présent suggère uneexplication peut-être plus structurelle du comportementthéorique de Freud. Car l'hypothèse du Totem peut êtreenvisagée en effet, de notre point de vue, comme énoncéedans l'ombre d'une occultation que nous avons justement

1. Freud S., Bullitt W., Le Président T. w: Wilson, Payot, Paris, 1990, p. 79­BO.2. Ce qui est un peu étrange en la circonstance, si l'on veut bien considé­rer que Darwin travaillait sur la différenciation des espèces vivantes sanss'interroger sur le passage de la matière inanimée à la vie, là où Freudtravaille précisément sur le passage de la nature à la culture en postulantl'indifférenciation d'une âme commune à l'humanité.

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voulu écarter dès le début de cette étude, car elle masquait leNous, cette instance méconnue du psychanalyste dont nouscherchions à révéler l'existence. Ce faisant, tout notre effortvisait précisément à distinguer les fonctions du père et dumeneur telles qu'elles sont figurées sur notre diagramme ducircuit de la libido: comme vecteurs de deux instancesimaginaires différentes, et de deux configurations distinctesdu sujet. En ce sens, le diagramme permettrait de localiseraisément 1'« erreur» de Freud: celui-ci ne prendrait enconsidération, sur le schéma, que les fonctions du père et dumeneur, du meneur et du père, invoquant ponctuellement lerôle médiateur, indispensable mais non explicité, des« idéaux de masse », mais sans repérer l'existence de cetteformation imaginaire intermédiaire, et nécessaire, que consti­tue de notre point de vue le Nous sur la scène de la viesociale. La tentation aurait peut-être été trop forte alors,pour Freud: rien de bien consistant ne s'interposait entre lesdeux fonctions du père et du meneur, la voie était dégagée,et il n'aurait pas résisté au désir de remonter jusqu'àl'élucidation mythique du passage à la culture, en faisantfusionner les fonctions aux origines. Il avait en main tous lesatouts conceptuels pour échafauder un tel édifice, dont on nesaurait nier les vertus d'enchantement intellectuel. Quoi qu'ilen soit, ce raisonnement fut effectivement tenu, et une sortede court-circuit en est résulté qui trouva son assomptionthéorique dans la conjecture du parricide originel. L'hypo­thèse de Freud mérite donc un examen plus attentif, enregard de nos résultats.

Le Nous se présente comme une instance constituée parles images communes offertes en objets de la libido narcissi­que des éléments d'un ensemble de Moi, et préalable àl'action de ceux-ci sur la scène sociale. Mais cet ensemble nesaurait jamais coïncider, contrairement à ce que l'hypothèsede Freud laisse supposer, avec le Tout de l'humanité. Sansdoute les populations accèdent-elles, dans la vie politique oureligieuse, à une représentation de soi qui requiert un dis-

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cours énoncé au nom de l'humanité ou de la société toutentières. Mais cela ne signifie pas qu'en retour, la populationconvoquée dans l'idéal puisse jamais coïncider avec celle quiaccède, en vertu de ce dernier, à la représentation et à lamotilité dans la vie sociale (au pire, cette dernière populationentreprend de découper, dans le Tout de l'humanité àlaquelle elle s'identifie, la part d'un reste conçu comme in­humain, sous-humain ou infidèle). En sorte que, de notrepoint de vue, si l'on désigne du mot d'« âme collective»l'ensemble des procédures identificatoires dont résulte laformation du Nous et de ses idéaux, il ne saurait y avoird'âme collective réellement existante que relativement à uneautre semblable, son avènement n'étant possible et saisissa­ble que dans le multiple. Il y en a toujours au moins deux,sans compter que la formation d'un Nous suppose parailleurs, au-delà, l'existence d'une population qualifiée plushaut « de référence ». On voit donc mal, selon cette défini­tion, comment une telle instance pourrait venir à représenterle Tout de la population des Moi de l'humanité (comme,d'ailleurs, de ladite « société»).

Freud ignore la structure de méconnaissance collectivequi nous préoccupe ici, qui suppose l'existence d'un autre duNous dans sa formation, comme d'un Autre distinct pourl'énoncé de ses idéaux, et qui interdit de jamais pouvoir fairede l'humanité un individu, non plus qu'un sujet. En fait, notreperspective n'oppose pas la société aux individus, elle envi­sage plutôt la formation d'un autre type d'individusempiriques: les institutions. Les instances en présence nesont pas individu et société, mais plutôt les corps parlant,leurs images et leurs idéaux (Moi et Idéal du Moi), les en­sembles quelconques de Moi, non moins multiples que lescorps parlant (l'ensemble de ces ensembles n'est eas fini),l'image projetée de ces ensembles et leurs idéaux (Nous etIdéal du Nous). Pour reprendre l'expression de J.-C. Milner,selon qui « Moi» n'est finalement que le « nom de la fonction

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imaginaire l », nous dirions que « Nous» est ici un autre nomde la même fonction, pourvu qu'une population de Moi (etnon plus un corps) accède en vertu de son exercice à lareprésentation et à la motilité. Le sujet, conformément à laperspective milnerienne (c'est-à-dire ici, lacanienne), de­meure pareillement distinct de toute espèce d'individuempirique, y compris de ces individus multiples, sans corpsmais dénombrables, que sont les institutions.

L'hypothèse du parricide originaire semble venir se loverdans la pénombre de l'occultation du Nous, et se déploiedans la déclinaison des fusions et confusions d'instances et defonctions ainsi livrée à la conjecture. Il est remarquable quel'étrangeté de sa conclusion se manifeste de façon tranchéeen regard de la perspective de Freud lui-même, car en règlegénérale, la« société» ou l'humanité sont bien situées par luien ce lieu structural que Lacan désigne comme étant celui de1'« Autre », distinct du Moi et des autres semblables et, ajou­terions-nous, distinct des Nous 2

• Dès lors, avec l'opération dela fusion du père et du meneur, Freud incline bel et bien àfaire de l'humanité - c'est-à-dire du Tout de la population,l'ensemble fini de tous les corps parlant - un individu. Cettetendance est-elle dérivée de la méconnaissance que noustentons de cerner ? Nous pouvons du moins admettre qu'ellese déploie dans son sillage, et que la réflexion y oscille entredeux pôles également funestes :

- Soit Freud souscrit à la conception, anti-darwiniennedans son principe, de l'hérédité des caractères acquis, issuequ'il a soin de maintenir ouverte;

- Soit il déplace l'unicité de l'humanité du seul lieu del'Autre, symbolique, où elle admet un sens et une fonctioneffectifs dans la vie sociale, pour la rapporter sur le plan

1. Milner j.-C., L 'Œuvre claire, Seuil, Paris, 1995, p. 56.2. Freud fait rarement occuper à ces entités (la société, l'humanité) laplace d'un sujet, contrairement à ce que laisse entendre une formulationencore commune chez les anthropologues, selon laquelle «la société faitceci, cela... »

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imaginaire d'une sorte de Nous (inconscient) où le Tout de lapopulation viendrait se regarder sans le savoir : il assigne uneâme à l'humanité. Alors en effet, la cohérence de sa démar­che, s'il est vrai que l'individuation de l'humanité y estimplicitement à l'œuvre, exige de lui qu'il postule l'existenced'un événement traumatique inaugural à l'orée de son his­toire.

On se rend compte néanmoins, que le reproche adressé àFreud ne peut viser ici la radicalité de sa démarche. La criti­que devrait plutôt lui faire grief d'avoir incidemment congé­dié son art intuitif ordinaire: on éprouve .en effet le senti- .ment qu'il demeurait comme interdit devant certainesconséquences de ses découvertes, et qu'il s'abstenait d'enpousser plus loin les feux. Comme si Freud n'osait admettreen l'occurrence ici, que les effets de subjectivité collectiveobservés par lui, dans la religion ou la civilisation par exem­ple, ne relevaient pas d'une simple coïncidence analogiqueavec ses observations cliniques: elles étaient justiciables,dans les limites que nous avons établies, de la même problé­matique générale du sujet qu'il avait lui-même contribué àdéfricher et à mettre en lumière dans sa pratique de théra­peute. Le fondateur de la psychanalyse avait ouvert· la voieet révélé, selon notre diagramme, la boucle des identifica­tions conduisant du père au meneur, en passant par le Moi.La passion ou l'audace pionnières l'ont manifestement en­couragé à entreprendre le voyage en sens inverse, pourrevenir sans escale du meneur au père en embrassant d'uncoup l'Histoire. Il passa alors au travers du Nous sansl'apercevoir - mais non sans buter au passage sur les« idéaux de masse ». Le problème fut résolu par un court­circuitage radical: «Le père originaire est l'idéal de lamasse l

• » La boucle des identifications collectives(autrement dit l'histoire effective des hommes et femmes quicomposent, depuis quelques centaines de milliers d'années

1. Freud 5., « PsycholOgie des masses... ", op. cit., p. 67.

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peut-être, l'humanité parlante) fut tout entière subsuméedans le geste qui postulait la fusion originaire des deux fonc­tions, et leur séparation ultérieure par le meurtre... Maisc'est au sociologue après tout, à l'anthropologue ou àl'historien, qu'il appartient de parcourir le chemin dans lebon sens (autrement touffu et escarpé), qui ramène du me­neur au père. Ils ne peuvent le faire, pour autant qu'ilsadmettent la validité des acquis fondamentaux de la perspec­tive freudienne pour la saisie de leurs objets, sans leverl'hypothèque à laquelle Freud, comme en passant, a assujettil'Histoire.

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Troisième partie

LA CIRCULATION MÉTAPHORIQUEDES IDÉAUX

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LA MÉTAPHORE DES NOMS-DU-MENEUR

Le meneur assume et incarne un grand nombre de carac­tères et de fonctions comparables à celles dévolues au pèredans la formation du Moi. On vient d'entrevoir la série deschausse-trappes et confusions susceptibles de résulter de cesanalogies pour le raisonnement. Le meneur prend la place dupère, il s'y substitue, il est regardé et se regarde comme tel:le meneur est comme un père. La portée de l'hypothèsefreudienne du Totem, ce qui lui confère à bon droit la puis­sance mythique qui lui fut souvent concédée, s'étaye sur lefait qu'un meneur n'advient en effet à l'existence qu'en pre­nant la place, aménagée par le père, .de l'idéal des élémentsde l'ensemble des Moi auquel il s'adresse. La force del'intuition est d'établir un lien et une analogie structurauxentre les deux fonctions, mais sa faiblesse se révèle dans lemême mouvement, par l'impossibilité à concevoir la distinc­tion de ces fonctions autrement qu'en postulant leur identitéoriginelle historique (le père-meneur de la horde primitive) etleur séparation ultérieure par le parricide.

Or tout notre effort, dans la présente étude, est réductibleà l'énoncé d'une seule et simple thèse: «être le père» et« être comme un père» ne sont pas deux propositions équi-

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valentes. Freud ne l'ignore pas, mais l'interprétation qu'ilpropose du «comme", conjonction de la métaphore, nepeut nous satisfaire. C'est à ce point du raisonnement deFreud que, depuis le début de cette étude, nous avons cha­que fois pris le relais comme sociologue, afin de proposerune interprétation du «comme" associant le nom du me­neur à celui du père, qui débouchât sur une conjecturemoins téméraire que celle du Totem. Autrement dit, toutnotre argument vise à montrer précisément en quoi la fonc­tion du père et celle de ses substituts, aussi loin que l'onremonte dans l'histoire des hommes, doivent être toujoursdistinguées. Nous devons défaire l'opération un peu exorbi­tante de Freud qui, en subsumant l'interprétation de ladifférence des fonctions au postulat de leur fusion originelle,en arrive à soustraire de facto leur objet aux sciences sociales.A cette condition peut-être, celles-ci pourront trouver leurplace dans le discours de la psychanalyse.

Il convient donc de ressaisir le sens exact de ce« comme" problématique. Cette élucidation présente pournous un enjeu théorique tout à fait stratégique et deux pointscruciaux doivent être rappelés :

1. Le parricide est fantasmatique. Il s'effectue dans l'espritdu petit garçon évoqué par Freud, et présente des propriétésstructurelles telles qu'il n'y a pas de raison de lui prêter uneréalité phylogénétique. Il est toujours déjà réalisé avant quene s'effectue la substitution des idéaux constitutive du Nouset de la scène sociale qui nous intéresse: l'1(lu 12, 13 ",) ~

Nous: {Il, 12 , 13 ••• }. On peut d'ailleurs supposer que ce meur­tre imaginaire est en quelque façon réactivé symboliquementà chaque procès moïque de socialisation, à l'entrée de cha­que Moi dans la composition d'un Nous : l'1(1J

2. Par ailleurs, on l'a vu, aucun des Moi composant la po­pulation allocutaire du discours du meneur, ne possède denom propre: pour autant qu'ils entendent ce discours, lesMoi n'admettent pour eux-mêmes que le nom de la popula­tion en vertu duquel, en compagnie d'autres semblables, tous

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se comptent ensemble pour Un - Français, ouvrier, intellec­tuel. .. Le meneur est le vecteur de la première opération desubstitution des Idéaux de Nous à ceux des Moi. Mais c'estlui aussi qui, en sens inverse pourrait-on dire, favorise lerenoncement des Moi à leurs noms propres pour accéder àcelui de la population au nom de laquelle il parle: il est levecteur d'une autre substitution, concernant des noms, quiouvrent un accès pour le Moi à l'identité française, ouvrière,intellectuelle, etc.

Substitut du père, le meneur se révèle être ainsi la matriced'une double chaîne de substitutions :

1. Substitution d'un Idéal du Nous aux Idéaux des Moicomposant l'ensemble du Nous;

2. Substitution du nom propre du Nous au nom propre dechacun des Moi entrant dans la composition du Nous (<< entant que Français, je... », etc.).

Il convient peut-être de s'arrêter maintenant sur la naturede ce mécanisme, dont on sait qu'il permet de définir uneopération rhétorique particulière, la métaphore: un signi­fiant vient à la place d'un autre. Il nous est difficile d'éluderplus longtemps, en effet, la possibilité ainsi offerte de formali­ser l'ensemble des phénomènes évoqués jusqu'à présent,dans les chapitres précédents, en nous appuyant sur1'« économie» lacanienne du signifiant. Lacan propose uneformulation de la naissance de l'Idéal du Moi, où le parricideest bien interprété comme l'effet d'une procédure métapho­rique, donc purement symbolique" et il expose ainsi dans lesÉcrits sa «formule de la métaphore, ou de la substitutionsignifiante2 » :

1. « La nécessité de la réflexion [de Freud] l'a mené à lier l'apparition dusignifiant du Père, en tant qu'auteur de la Loi, à la mort, voire au meur­tre du Père, - montrant ainsi que si ce meurtre est le moment fécond dela dette par où le sujet se lie à vie à la Loi, le Père symbolique en tantqu'il signifie la Loi est bien le Père mort.,., «D'une question prélimi­naire à tout traitement possible de la psychose ,., Écrits, Seuil, Paris, 1966,p.556.2. Ibid., p.557.

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L'auteur commente:

S $

$ x

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«Les grands S sont des signifiants, x la signification in­connue et s le signifié induit par la métaphore, laquelleconsiste dans la substitution dans la chaîne signifiante de Sà S'. L'élision de S', ici représentée par sa rature, est lacondition de la réussite de la métaphore.« Ceci s'applique à la métaphore du Nom-du-Père, soit lamétaphore qui substitue ce Nom à la place premièrementsymbolisée par l'opération de l'absence de la mère. »

Ce qui donne :

Nom - du - P~re Désir de la Mère N d p' ( A )----.,.--. ~ om- u- ere --Désir de la Mère Signifié au sujet phallus

Lorsque le Nom-du-Père est là, cela signifie 'en termesfreudiens que l'opération d'introjection de la figure paternellegénératrice de l'Idéal du Moi est réalisée, à l'issue de l'œdipe.Le lieu de l'idéal ainsi aménagé, par l'effet d'une métaphoreinaugurale réussie, le signifiant, installé dans ses nouveauxmeubles, se prête par sa nature même à l'amorce d'unechaîne infinie de substitutions: la déclinaison des substitutsdu père peut commencer. Dans les faits naturellement, lesenfants sont les premiers, et à proprement parler les seuls,con,cernés par cette opération, à l'issue de l'œdipe.

A cette période de leur vie, on voit bien comment ilséprouvent cette sorte de compulsion qui les inspire, et lesentraîne à échanger leurs vêtements et leurs rôles pourrevêtir ceux d'un Indien, d'un gendarme, d'une infirmière,d'un marin, d'un voleur, d'un soldat ou d'un justicier améri­cain... Les premiers petits meneurs sont des meneurs de jeu.Les enfants acquièrent et découvrent, avec les Noms-du­Père, une compétence métaphorique nouvelle, préalable à

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leur socialisation, et ils usent ou abusent librement de cettecapacité en filant et remontant indéfiniment la chaîne dessignifiants qui peuvent à présent venir pulluler à la place desNoms-du-Père. Ils découvrent et mettent simplement àl'épreuve l'effet surprenant de la formule où ils verbalisent lasubstitution de leur Idéal par celui d'un Nous quelconque:«en tant qu'Indien je... », « en tant que gendarme je... », et« on dirait que toi, tu serais un voleur (et en tant que voleurtu...) ».

Ils le font avec un plaisir comparable peut-être, à celuiqu'ils éprouvaient quelques années plus tôt, lorsqu'ils com­mençaient à parler, en affirmant, selon l'exemple deprédilection, que « le chien fait miaou» : dans les deux cas ilstestent, en jouant, la puissance ou la portée de leurs compé­tences symboliques nouvelles. La jubilation est à la mesurede la liberté de l'exercice: tout peut être mis en scène eneffet, pour autan! que la capacité symbolique s'exerce dansl'arène d'un jeu. A cet égard au moins, ce sont des signifiantspour rire, les enfants ne revêtent pas encore des costumes oudes uniformes, mais de simples déguisements. Au point quela questiun pourrait être posée ici aux psychanalystes, desavoir s'il n'y aurait pas lieu d'interpréter ces anticipationsludiques du Moi idéal, une fois l'opération de la métaphorepaternelle effectuée et couronnée de succès, comme un« stade formateur de la fonction du Nous ».

Quoi qu'il en soit, cette phase de la formation de la per­sonne se déploie toujours sous la protection et la garantie del'amour parental ou celui des proches, qui séparent et pré­servent, affectueusement ou farouchement, peu importe, lesenfants du reste du monde. Les enfants qui gagnent leur vie- ils peuvent y être contraints à cet âge, sous d'autres cieuxque les nôtres - ne jouent pas. L'existence de la forteresse­alcôve familiale est probablement ce qui confère à l'exercicede la fonction métaphorique nouvelle ce caractère de libertéou, pour mieux dire, de gratuité: elle se déploie en raisondirecte de l'absence d'enjeu narcissique vital, car les enfants,

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fussent-ils très mauvais joueurs, ne se suicident guère l• Cette

situation ne fait que préfigurer, sous une forme embryon­naire, les grandes fonctions de la vie sociale, et à ce titre déjà,elle serait susceptible d'intéresser le sociologue. Les rôlesauxquels s'abandonnent les enfants sont en effet les mêmesque ceux qu'ils observent de l'autre côté des parois du coconparental et à travers leur filtre, dans la vie sociale du mondedes grands.

Mais ce qui nous intéresse plus directement ici, commesociologue, concerne plutôt les événements qui se déroulentun peu plus tard, à l'époque des premières amours et despremières véritables menaces de faillites narcissiques, àl'apparition d'exaltations identificatoires étrangères au milieufamilier, mais très puissantes et qui ne peuvent plus guèreêtre apparentées à un jeu - les enjeux du moins, n'en sontplus les mêmes. L'adolescence est le temps des initiations,mais aussi de la drogue et des suicides. Le moment approcheoù l'amour parental et l'entourage familial ne sont plus enmesure de satisfaire, à eux seuls, la libido narcissique d'objetdu Moi. Celui-ci commence, d'une certaine façon, à éprou­ver l'effet du principe de Hegel, selon lequel «l'individu quine lutte pas pour être reconnu hors du §T0upe familialn'atteint jamais à la personnalité avant la mort ».

C'est donc là aussi, très précisément, que le sujet passe dece monde des proches dont l'évocation est si familière auxoreilles du psychanalyste et si présente dans le discours desanalysants, à celui de la vie sociale dont Freud s'étonnait plushaut qu'il modifiât tant le comportement des personnes.Quelque chose se passe à l'adolescence qui intéresse direc-

1. S'ils se tuent ou se laissent mourir, ce n'est pas pour avoir perdu enjouant, à la différence des adultes aux yeux desquels le «jeu» est investid'enjeux narcissiques vitaux. Les conditions qui déchaînent une catas­trophe narcissique ne sont peut-être pas les mêmes chez l'enfant etl'adulte; le chemin choisi pour aller à la mort, et la décision del'emprunter semblent correspondre également à des formes différentes.2. Cité par Lacan dans Les Complexes familiaux, Navarin, Paris, 1984, p. 35.

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tement le sociologue, au moment où l'amour parental estimpuissant à garantir ou à préserver, à lui seu~ la satisfactionnarcissique. La même fonction symbolique, mise en place àl'issue de l'œdipe, est toujours requise, sans doute, pour lefranchissement de ce nouveau cap - il faut disposer desNoms-du-Père pour l'aborder. Mais à l'entrée dans la vieadulte, la substitution des idéaux présente un nouvel enjeu,elle ne s'effectue plus au creux de la niche d'amour parental- quelle que soit par ailleurs, la profondeur éventuelle de sestravers - mais au grand air, et devant l'univers des inconnusdont le Moi était jusqu'alors,. vaille que vaille, prémuni. Lacompétence métaphorique engage alors, sous un jour nou­veau, le destin du Moi: il s'agit moins d'éprouver oud'exercer cette compétence à présent, que de l'appliquer etla mettre à l'ouvrage pour vivre dans un monde qui s'imposepar-delà les frontières de la famille et des proches, dansl'univers des inconnus. Du succès de ce voyage dépend,pour le Moi, la prévention des dangers nouveaux qui pèsentsur l'amour qu'il se porte à lui-même: ce ne sont plus dessignifiants ludiques, mais des signifiants pour vivre.

En ce sens, l'adolescence se rapporte directement à laformation du lien social qui nous intéresse. On peut certesenvisager l'adolescence, ainsi qu'il est légitime et commun dele faire, comme une étape de la formation de la personnalité,et la caractériser comme le moment d'un nouveau genre desélection effectué par le Moi, parmi l'éventail des Nous exis­tants, afin d'engager une substitution métaphorique suscep­tible de réengager son destin, cette fois, pour toute la duréede la vie de son corps. Mais du même coup, de notre pointde vue, la perspective peut être renversée: l'adolescencepeut aussi bien être regardée comme un moment du renou­vellement dans le temps, au passage des générations, de cesNous qui préexistent à l'existence de ces jeunes gens, indé­pendamment de la vie et de la mort de leurs corps. C'estl'heure où se fait entendre l'injonction du poète citée plushaut: «Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le

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posséder1.» Du point de vue du sociologue en effet, c'est à

partir de l'adolescence - et non de l'œdipe - que s'opère letransfert effectif des Idéaux de Nous au passage des généra­tions, garantissant la subsistance de ces instances, le caséchéant, pendant plusieurs milliers d'années.

L'expérience de l'ethnologue le met immanquablement enprésence de ce phénomène, d'autant plus édifiant lorsqu'ils'exerce dans des sociétés lignagères où la famille - au sensdu cocon familier - donne l'illusion de recouvrir tout lechamp de la vie sociale. Car la distinction des deux mondes(le familier, et l'inconnu de la vie sociale) n'en demeure pasmoins marquée et instituée spectaculairement par les céré­monies, graves et parfois très lourdes, de l'initiation. Nouspourrions l'illustrer en versant, ci-dessous, un documentcomplémentaire à notre dossier sociologique introductif: lepassage initiatique en pays makhuwa y est décrit à l'issued'une enquête effectuée avant la guerre, dans le nord duMozambique2

:

«Ce n'est qu'au sortir de son enfance sociale quel'appartenance d'un individu est rituellement instituéecomme filiation lignagère ou clanique, que le Mirasse sesait Mirasse, le Lapone Lapone, et que chacun reconnaîtl'appartenance de l'autre à travers sa filiation proclamée.De ce point de vue, la transmission du nihimo3 à l'initiationest beaucoup plus que le simple transfert du nom de clan,d'un pur signifiant - ou plutôt, dans la mesure où ce signi-

1. Freud S., Totem et tabou, op. cit., p. 237.2. Geffray C., Ni Père ni mère. critique de la parenté: le cas makhuwa, Seuil,Paris, 1991, p. 71-73.3. «Le nihimo est une entité spirituelle et ésotérique exclusivementtransmissible par les femmes. C'est également un nom: Lapone, Mirasse,Marevoni... par lequel les individus qui ont reçu le même nihimo sedésignent et se reconnaissent entre eux. C'est enfin un mot désignant ungroupe social, celui qui est composé de tous les individus qui se trouventêtre les dépositaires du même nihimo, qui portent le même nom, habitésde la même entité spirituelle; c'est le plus vaste groupe d'unifiliation, leclan. »

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fiant est celui de l'appartenance, son transfert introduit si­multanément son destinataire à l'intelligence de sa propreidentité sociale en même temps qu'à celle des autres.« La mutation subjective et sociale profonde que représentecet accès à l'identité des individus correspond, pour unjeune homme, au moment où l'on s'apprête à engager et àsoumettre son travail - et son sperme - auprès du groupede son épouse par son mariage. [...] [Le] transfert du nomlors des rites de passage est corrélatif de la révélation à lajeune personne d'une dette vitale à l'endroit des morts.Celle-ci est contractée envers tous ceux dont l'existencepassée et conforme à la Loi a permis au nihimo de poursui­vre sa course dans le temps, de la naissance à la mort desancêtres successifs, jusqu'à s'introduire dans la personneinitiée avec dans son bagage la signification toute faite del'existence de son hôte. Les éventuelles désobéissances oudérives sociales du «mauvais sujet lt seraient sanctionnéespar un retrait du nihimo et déclencheraient de la part de cedernier des activités néfastes, malignes, à l'encontre del'errutho' menaçant l'intégrité mentale et physique de la per­sonne vivante, mais indigne, qu'il a investie. Il est entrédans la personne à l'initiation (non sans effraction), il y de­meure jusqu'à sa mort, qu'il peut provoquer en se retirantprématurément du mauvais sujet. Le nihimo ne garantit lavie du sujet qu'il hante qu'en raison de la conformité ducomportement de ce sujet à la Loi, qui s'incarne avec luidans la personne de l'initié, au lendemain des rites initiati­ques. lt

Les Noms-du-Père étaient installés et leur place aménagéedepuis longtemps lorsque les jeunes Makhuwa venaient sesoumettre à ces rites de passage. Ils avaient eu le temps dejouer et jouir de l'enfance auparavant, pendant une quinzained'années; même à vingt ans, pourvu qu'ils ne fussent pasencore initiés, ils pouvaient encore surprendre les femmesnues au bain, sans que celles-ci dussent s'en offusquer. Laprocédure métaphorique à l'œuvre, avec le transfert du

1. On pourrait assez bien traduire ici trrutho par c Moi ».

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nihimo, est évidente et correspond assez bien à notre formule1'/(11). Elle vient mettre un coup d'arrêt à la succession indé­finie des identifications enfantines surgies dans le sillage de lamétaphore paternelle originelle, et introduire le sujet sur lanouvelle scène de la vie sociale.

L'effet d'une métaphore supplémentaire semble donc re­quis, pour interrompre l'enfance et arrêter le jeu - ou dumoins investir celui-ci, avec les enjeux vitaux qui sanctionne­ront dorénavant son succès ou son échec, d'une significationnouvelle. Or une telle métaphore ne peut réussir, par défini­tion, en substituant un signifiant à un autre identique. Noussommes obligés d'admettre que ce dernier signifiant, celui dela métaphore nouvelle qui travaille le sujet pendantl'adolescence, et à laquelle il travaille peut-être avec passion,ne peut pas être celui des Noms-du-Père. Peut-être convient­il alors de prendre au sérieux ce que disent les intéressés à cepropos : à savoir que le nihimo est le nom de l'ancêtre ou dela population au nom de laquelle ce dernier parle encore,par-delà la mort, c'est-à-dire qu'il est un des Noms-du­Meneur, et en l'espèce des Meneurs morts.

La métaphore paternelle inaugurait la sociabilité du sujetau sortir de l'œdipe. Il ne s'agissait encore que d'une compé­tence, ouvrant sur une virtualité sociale, et la chaîne desidentifications amorcée et déclinée jusqu'à l'adolescence nefaisait que perpétuer ou reconduire le refoulement du signi­fiant du Désir-de-Ia-Mère. La métaphore des Noms-du­Meneur amorce maintenant la socialisation effective du sujetdans la réalité au sortir de l'adolescence. Il se passe alorsquelque chose de nouveau: les Noms-du-Meneur viennentréellement à la place des Noms-du-Père. Alors seulementpeut-être, la mort du Père consécutive à la première méta­phore (qui intéresse les psychanalystes), peut être diteconsommée dans la seconde (qui nous intéresse plus direc­tement) - pour autant que le Moi parvient à s'y prémunir, eneffet, de la menace nouvelle d'une défaillance narcissique.

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L'injonction est faite au sujet, à l'adolescence, de prendre uneplace et un rôle réels sur la scène sociale.

La configuration subjective émergeant dans le sillage de laprocédure métaphorique, en réponse à l'injonction nouvelle,n'est cependant plus, ou plus seulement, celle du sujet duMoi: la substitution des Noms-du-Père par ceux du Mèneurengage maintenant la naissance, la vie et la mort du Nous.Par l'effet de cette métaphore nouvelle s'opère logiquement,de notre point de vue, la transposition du désir et la configu­ration particulière de ses objets sur la scène sociale qui nouspréoccupe. Si la substitution 1'/(11) ne s'effectue plus dans lemonde protégé de l'amour parental, si elle correspond bien,à présent, à une identification pour vivre dans l'au-delà del'univers familier l, nous pourrions alors nous inspirer de laformule de Lacan pour décrire le processus métaphoriqueen cause ici. Nous pouvons le faire dans la continuité de nospropres formules, puisqu'elles figuraient déjà une substitu­tion métaphorique :

l' Noms - du • Meneur (l' ) Noms - du - Père (1\, 12, ...)Noms· du - Père (1\, 12, ...) Signifié au sujet

(OPinion)-+ Nom - du • Meneur (1') -x-

Le X est ce qui court comme objet du désir socialementinconscient dans l'Opinion, devant les Nous existants oudans leur sein. Il est l'effet de cette transposition du désir surla scène sociale, que nous avons dès le début regardé commeune inconnue, et sur lequel nous reviendrons plus loin. Cettemétaphore est-elle une étape dans la formation du Moi, ausens où elle engendrerait une modification de la structureinconsciente du sujet? Nous ne sommes pas en mesure de le

1. Nous retrouvons, dans cette opposition du creuset familial à son au­delà, la même distinction que Freud établit dans les premières pages desa « Psychologie des masses ,., à laquelle il confère une portée structuralepour envisager la constitution de la scène sociale.

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soutenir ici, mais nous devons admettre, en revanche, qu'elleconditionne l'entrée du Moi dans la composition del'instance imaginaire d'un Nous - dès lors que cette mutationprésente pour le Moi un enjeu narcissique perçu commevital. L'adolescence, envisagée comme moment subjectif,engage donc conjointement et indissolublement la subsis­tance narcissique du Moi et la reproduction des Nous par­delà la mort des générations de corps et des Moi, opérationréalisée à la faveur de cette métaphore nouvelle. Sa réussite,en consommant symboliquement, une seconde fois, le meur­tre du père, introduit réellement le sujet sur la scène sociale l

.

Cette reprise du meurtre symbolique du père, sa mise enscène sur un nouveau théâtre, et la réordonnance des fonc­tions respectives du père et du meneur qu'elles induisent,encouragent à revenir, au passage, sur les termes d'un pro­blème ancien qui nous est toujours apparu, dans notreexpérience, maladroitement posé: la prohibition de l'inceste.Il était naturel que cette prohibition observée par les psy­chanalystes, entrât en résonance avec les faits d'exogamielignagère rencontrés sur le terrain des anthropologues. Ilétait inévitable aussi que psychanalystes et anthropologuesconçussent, à cette occasion, le projet de jeter des passerellesthéoriques susceptibles de rapprocher et de faire communi­quer leurs domaines respectifs. Freud, dans Totem et tabou, s'yest employé avec ferveur. Mais on voit aussi que, de notrepoint de vue, les deux questions sont en réalité disjointes:

La prohibition de l'inceste n'engage fondamentalementque l'interdit de la mère, elle est un effet de la métaphorepaternelle. Dans la cartographie de la libido proposée sur lediagramme, elle se déploie tout entière en deçà du passagesur la scène sociale, sous la barre qui sépare l'Idéal du Moidu meneur, et c'est précisément, au demeurant, ce qui lui

1. Si cette interprétation est valide, les psychanalystes diront peut-être cequ'il advient alors du signifiant du Désir-de-Ia-Mère, et les liaisons qu'ilconvient d'établir entre ce processus et l'abandon de la mère dans lesnouveaux choix amoureux de l'adolescence, chez le jeune homme.

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confère le caractère d'une universalité anhistorique. Mais lespages qui précèdent permettent d'entrevoir commentl'exogamie en revanche, ne prend forme que par l'effet d'unemétaphore supplémentaire, celle des Noms-du-Meneur: ellese déploie tout au-dessus de la barre du diagramme, sur lascène sociale.

Nos propres travaux en pays makhuwa, tendraient àmontrer que l'exogamie, comme institution, pourrait êtreentièrement pensable, à la limite, indépendamment de laprohibition de l'inceste. De sorte qu'il ne nous semble pasplus légitime de vouloir déduire l'exogamie de cette prohibi­tion universelle (ainsi que s'y eml?loie, après Freud et par desvoies différentes, C. Lévi-Strauss), que de tenter l'opérationinverse!. Cette dernière voie fut plus rarement empruntée(par C. Meillassoux, en particulier), mais il convient de souli­gner que si une telle entreprise était, à son tour, vouée àl'échec, elle n'en aurait pas moins permis une formalisationsociologique substantielle du problème historique de l'exo­gamie2

1. Les psychanalystes ont souvent débattu avec les anthropologues enconcentrant leur réflexion et leurs interrogations sur l'œuvre de ClaudeLévi-Strauss. L'opposition entre nature et culture, les thèses sur la prohi­bition de l'inceste, la forte distinction d'un ordre symbolique expliquentla séduction exercée par les conceptions de cet auteur (Lévi-Strauss C.(1947), Les Structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris-La Haye,1967). Les psychanalystes ont rarement tenu rigueur à Lévi-Strauss du faitque, selon leurs propres catégories,_ son discours excluait toute considé­ration structurale de l'imaginaire. A cet égard, l'œuvre de l'ethnologuenourrit souvent le sentiment que la formalisation d'un savoir sur la viesociale ne parvient à se frayer une voie qu'en dépit des prémisses théori­ques qu'il se donne.2. Meillassoux C., Femmes, greniers et capitaux, Maspero, Paris, 1977. Voiraussi AnthropolOgie de l'esclavage; le ventre de fer et d'argent, PUF, Paris, 1988.

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II

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Nous avons tenté de concevoir jusqu'à présent la diffé­rence des objets respectifs de la psychanalyse et des sciencessociales, tout en supposant qu'ils étaient susceptibles d'êtresaisis dans le champ d'un même discours, analytique. Nosrésultats peuvent être aisément résumés: les configurationsdu sujet, comme effets du discours, ne sont pas les mêmes,selon que l'autre imaginaire auquel le discours s'adresse estun Moi ou un ensemble de Moi. Il convient en conséquencede distinguer les instances imaginaires séparées où s'aliènealors le sujet, Moi et Nous. Celles-ci résultent d'une circula­tion continuelle des Idéaux de Nous, par leur substitutionmétaphorique aux Idéaux de moi. La fonction du meneurest de réaliser cette substitution; elle suppose, en ce sens,l'intervention cc préalable» de la fonction du père, c'est-à-direl'aménagement chez les sujets enfants des instances différen­ciées de leurs Moi, qui constitueront plus tard leur monnaied'échange avec les Idéaux de Nous incarnés par les meneurs.Mais en un autre sens, le père ne peut exercer sa fonctionqu'en vertu de l'existence cc préalable» des Idéaux de Nous,qu'il transmet en son nom et au titre de la loi chez les enfantsau moment de l'aménagement des Idéaux de leurs Moi Oa

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création des «monnaies d'échange» substituables). Nousavons donc insisté sur le fait que la double série des scènes,instances et fonctions se trouvaient données ensemble, etqu'aucune antériorité n'était légitimement repérable entre lesdeux séries. Leur articulation pouvait être figurée en revan­che, topologiquement, sous la forme d'une bande deMœbius : c'est-à-dire une structure révélant un envers et unendroit s'articulant dans leur stricte continuité - sans com­mencement ni fin, donc sans antériorité d'une face surl'autre.

Le passage d'une scène à l'autre, de l'endroit sur l'enversde la bande de Mœbius et inversement, n'en devait pasmoins être conçu autrement que comme pure continuité:chaque segment de la bande-à-une-face présente justement,un endroit et un envers. Nous avons identifié et décrit lepassage d'une face à l'autre comme relevant d'un processusrigoureusement métaphorique: la psychanalyse avait décritdepuis longtemps la métaphore des Nom-du-Père, condi­tionnant la socialisation des enfants (passage des Idéaux deNous au Moi via le père: de 1'« envers de la psychanalyse» àson endroit sur la bande de Mœbius). Nous avons repris parailleurs cette fonnulation pour décrire l'opération d'unemétaphore supplémentaire, celle des Noms-du-Meneur,conditionnant cette fois le passage en sens inverse, du do­maine psychanalytique sur son «envers », repérable àl'adole~cence (passage de l'Idéal du Moi au Nous via le me­neur). A chaque substitution métaphorique de cette nouvellesorte, 1'/(11), correspondait en effet la captivation du sujetdans la fonnation de l'instance imaginaire d'un Nous, quiconstituait le Moi comme entrant dans la composition d'uneconfiguration nouvelle et collective du sujet. Le truchementdes meneurs dans ce processus les posait comme autant de«substituts du père », au sens pleinement métaphorique dela « substitution ».

La formulation analytique pennettait donc de compren­dre - c'est essentiel pour le sociologue - les modalités de la

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résolution du désir personnel en désir social par substitutionmétaphorique des idéaux. Mais elle ne disait toujours riensur la signification de cet échange où le désir narcissiques'aliène dans sa poursuite indéfinie de la satisfaction. Lasubstitution des idéaux (et celle des instances qui en résulte:« le moi du meneur vient à la place de l'idéal du moi desmenés »), prenait un caractère inaugural pour la sociologie,puisqu'elle se présentait comme la matrice de l'univers so­cial. Mais elle semblait indiquer conjointement une limite, aumoins pratique, à l'objet de la psychanalyse. On n'avait riendit du désir en cause sur la scène sociale en effet, en mon­trant finalement que les composantes des «masses» seréunissaient autour des meneurs parce qu'elles n'étaient pasparvenues à prendre leur place, dans le trajet de socialisationqui les conduisait à échanger continûment leurs idéaux avecle Moi des meneurs, en vertu de l'amour qu'ils portaient auxinnombrables figures de ces «substituts du père 11). Rien nepermet de comprendre encore, ici, à quoi s'ordonne exac­tement le surgissement et la formation des Nous d'unesociété réelle: les Noms-du-Meneur permettent de transpo­ser la somme arithmétique des désirs narcissiques pour leslier, sur une autre scène, dans l'expression d'un véritabledésir social, mais celui-ci est aussi bien un autre désir \.

1. La formulation analytique permet, sans doute, de saisir ce qui est encause dans tout désir social: la libido narcissique d'objet, laquelle nesemble aspirer fondamentalement qu'à remettre le Moi à la place del'objet, abolir la stase née de l'édification originelle de l'Idéal du Moidans le Moi, car «être meneur,. c'est précisément faire coïncider ànouveau les deux instances du Moi et de l'Idéal du Moi. La formule vautaussi bien dans le dispositif imaginaire collectif qui met le Moi dumeneur face-à-face avec celui des autres dans la formation du Nous, quedans les aventures intérieures du Moi : dans tous les cas, «un sentimentde triomphe se produit quand quelque chose dans le Moi coïncide avecl'Idéal du Moi,. (<< Psychologie des masses ... ", op. cit., p. 70). Autrementdit, le triomphe surgit chaque fois que le Moi en vient à incarner l'Idéald'un Nous, pour lui-même comme pour les autres.

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.Le désir social, besoin réel et imaginaire

Le paysage théorique ainsi brossé, comporte donc encoreune inconnue, cet x que nous ve nons de retrouver dans lespages qui précèdent avec la formule de la métaphore desNoms-du-Meneur: qu'est-ce que le désir social? Nousl'avions qualifié d'abord comme distinct du désir en causedans la clinique, en montrant les conditions particulières desa satisfaction, de sa reconnaissance et de sa liaison (sa satis­faction ne dépend pas de la motilité des personnes en tantque telles qui l'éprouvent; il subsiste non lié dans l'opinion;le meneur, pour autant qu'il se fait le représentant de cedésir, permet l'accès à la motilité collective, etc.). Mais quelleest la nature de ses objets? Quelle est sa cause? Nous pou­vons certes admettre qu'à chaque substitution métaphorique1'/(11) s'effectue ce que nous pourrions appeler une transpo­sition du désir narcissique en désir social: représentationcommune du désir individuel, et représentation individuelledu désir commun. Mais cette transposition demeure mysté­rieuse. Le discours de la psychanalyse marque le pas au seuilde cet échange inaugural, là précisément où devrait com­mencer celui des sciences sociales. Freud offre les clés de latransposition du désir sur la nouvelle scène, et les psychana­lystes en disposent. Mais ces clés ne permettent pas, parelles-mêmes, de répondre à la question: qu'est-ce qui dé­termine la forme des objets du désir transposé? Autrementdit, la question est toujours la même depuis le début de cetteétude: pourquoi une population quelconque choisit-ellel'échange avec un Moi qui dit ceci, plutôt qu'avec cet autrequi dit cela?

Nous craignons de demeurer immobilisés au fond de cetteimpasse, aussi longtemps que nous persisterons assis sur leseuil de l'objet sociologique: aussi longtemps que nousregarderons les aventures collectives de la libido narcissiquecomme si elles avaient pour théâtre une population de Moisaisis dans l'entourage des familiers, tels qu'ils sont mis enscène dans le discours des analysants. Freud n'était pas répu-

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té sortir de cette réalité, mais ce n'est pas toute la réalité. Leslumières psychanalytiques sur le processus libidinal de larésolution collective du désir n'éclairent pas sa cause ­laquelle semble inaccessible finalement, aussi longtemps quene sont pas prises en considération les exigences originalesqui pèsent sur la vie des populations de Moi engagés dans lacomposition des Nous, et en vertu desquelles finalement, descollections de Moi en viennent à se compter pour Un. Unepasserelle doit être jetée, permettant de se glisser à l'extérieurde la forteresse-alcôve - heureuse ou malheureuse, chaleu­reuse ou perverse - de l'entourage des familiers, afin de voirce qui se passe hors les murs.

Notons sommairement par exemple, que dans la vie descorps dont les Moi viennent à se compter pour Un en en­trant dans la composition d'un Nous, il fait froid, il pleut, lesoleil brûle; les forces des vieilles personnes déclinent ou iln'yen a pas encore assez chez les petits; tous mangent plu­sieurs fois par jour, la nourriture se conserve plus ou moinsbien et il faut dépenser plus ou moins d'énergie pourl'acquérir, seul ou à plusieurs; il est bon de disposer d'unecouche confortable et abritée pour la nuit; certains animauxsont dangereux; la maladie, les accidents mettent hors d'étatde subsister seul et tous y sont exposés un jour ou l'autre; lagrossesse est un handicap, les hommes ne portent pasd'enfants et les femmes seules n'en font pas ; le ciel et la terrese déchaînent parfois, la tempête, la neige, les inondations, lesvolcans, le feu, les raz de marée, les avalanches ... La vie dansle monde est soumise à d'autres contraintes que l'amour.Comment les populations, composées de mille et un Nar­cisse, rencontrent-elles la butée d'un besoin? Leur corpsn'est seulement pas une surface érotique, et la question sepose, d'une façon ou d'une autre, de le conserver: prévenirou guérir la maladie, éviter ou différer la mort. Nul ne douteprobablement que ces questions se posent, et l'apparentetrivialité de la formulation qui vient d'en être donnée peutêtre aisément levée, puisque le véritable problème serait

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pour nous de saisir comment, sous quelles formes, ces ques­tions se posent au sujet. Penser le sujet devant le besoinn'engage pas fatalement le raisonnement dans les méandresd'un utilitarisme médiocre, et à décliner les innombrablesfigures de l' Homo Œconomicus - en revanche, récuser la ques­tion y ramènerait inévitablement, en laissant supposer que lechamp de la subsistance, de la valeur ou de la mort pût êtresoustrait de droit au discours analytique.

La question des «grands besoins vitaux» en cause ici sepose sans doute au sujet, mais dans quels termes? On 0 b­serve par exemple, que lorsque les exigences du besoin, sousla forme radicale de la mort ou non du corps, s'exercenteffectivement dans le réel au sein d'une population pourvueen principe de compétences sociales ordinaires (d'idéauxdisponibles pour l'échange), ces exigences semblent déter­miner alors un lien entre les hommes qui se qualifieraitjustement, pour nous, de n'être plus social. La circulationmétaphorique des idéaux tend même à s'interrompre dansces situations extrêmes: elle peut y être abolie, comme entémoigne le récit de ceux qui ont survécu aux univers con­centrationnaires, aux effets d'une famine 1 ou d'unecatastrophe isolée (la Méduse ...), aux assauts de la torture.Quelque chose de social ou d'humain ne resurgit en cesoccasions limites, «outre-sociales », qu'en vertu de la capaci­té singulière de certains Moi à rassembler leurs idéaux et àchoisir leur propre mort en lui assignant une ultime significa­tion, en opposant donc une résistance imaginaire «inouïe»au dictat et au non-sens du réeF.

1. On lira sur ce point Turnbull C. (1972), Un Peuple de fauves, Stock,Paris, 1973.2. «Tous les récits de torturés et de rescapés l'indiquent avec force : si lesbourreaux et les bureaucrates des cachots et des camps peuvent traiterleurs victimes comme des animaux promis à l'abattoir, et avec lesquelseux, les criminels bien nourris, n'ont rien de commun, c'est que lesvictimes sont bel et bien devenues de tels animaux. On a fait ce qu'ilfallait pour ça. Que certaines cependant soient encore des hommes, et entémoignent, est un fait avéré. Mais justement, c'est toujours par un effort

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Autrement dit, si la question du besoin - la mort ou nondu corps - se pose bien au sujet dans la vie sociale et à sup­poser qu'elle intervienne dans la configuration du désir surcette scène, elle apparaît devoir le faire strictement dansl'imaginaire, et non dans le réel. Nous l'avions déjà entrevuplus haut, en observant que la métaphore des Noms-du­Meneur opérait sur le théâtre d'une confrontation du Moi àun enjeu narcissique vital: nous désignions finalement par làla menace d'une défaillance imaginaire, qui pèse sur la vienarcissique au sortir du creuset familier de l'enfance.L'« enjeu vital *, à l'évidence, ne correspondait pas à l'exis­tence d'un danger de mort réelle, quand même l'échec de lamétaphore fût-il susceptible de conduire, avec le suicide oule meurtre, à une exposition réelle du corps à la mort.

De ce point de vue, on entrevoit peut-être comment il yaurait quelque sens à reprendre ici la catégorie freudienne de1'« étayage *, pour la réinvestir conceptuellement dans lechamp de la vie sociale qui nous intéresse. Car le résultattangible de l'étayage consiste précisément en ceci, qu'il n'estd'assouvissement pour le besoin qu'en vertu, de la satisfac­tion d'autre chose: une exigence d'amour. A partir de cemoment, le besoin est toujours déjà saisi dans l'imaginaire, lamort n'exerçant son effet dans le Moi qu'à travers l'augurede sa menace ou le réconfort de sa prévention. En ce sens, laproblématique freudienne de l'étayage conduit inévitable­ment à celle de la demande proposée par Lacan, mais on voitqu'elle ramène aussi au voisinage de la tradition hégélienne.La condition imaginaire à laquelle est suspendue la détermi­nation d'un besoin chez l'homme, permet d'introduire eneffet, dans l'analyse du destin de la libido narcissique d'objet(la seule qui nous intéresse), les dimensions du travail et de

inOUÏ, salué par les témoins - qu'il éveille à une reconnaissance radieuse- comme une résistance presque incompréhensible, en eux, de ce qui necoïncide pas avec ['identité de victime. » (Souligné dans le texte), Badiou A.,L'Éthique, Hatier, Paris, 1993, p. 13.

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tre et du mené un esclave, c'est-à-dire des êtres d'histoire l.

Désir social et régime de la demande

Les formes de servitudes coloniales latino-américainesévoquées dans le dossier, illustraient finalement une donnéed'observation très empirique et générale, familière des so­ciologues ou des anthropologues: nulle part dans lescollectivités humaines les biens assurant la subsistance et,plus généralement, la conservation de la vie ne reviennentimmédiatement à ceux qui les ont produits par leur travail.Quelle que soit l'interprétation donnée au phénomène, ilreste que partout, existe une façon de rétention, dont laforme est variable, en vertu de laquelle la subsistance vitalede tous, travailleurs ou non, est assurée tout en apparaissantsuspendue, dans l'imaginaire, à l'activité d'une populationparticulière: celle des Moi qui ordonnent ce que Lacanappelle le « service des biens ». Car il n'est d'accès aux bienset aux objets en effet, dans quelque société que ce soit, quepar la grâce d'un service. La vie propre de la totalité de lapopulation apparaît ainsi suspendue à l'existence sociale demeneurs spéciaux, dont la psychanalyse n'a pas à connaîtrecomme telle, auprès de qui certains travaillent éventuelle­ment, et dont tous dépendent imaginairement pour subsister,c'est-à-dire, croient-ils, ne pas mourir.

La subsistance en cause est imaginaire, c'est-à-dire ici nar­cissique. Les non-meneurs ont abdiqué l'idée, par définition,de faire coïncider leur Moi avec leur idéal - ils renoncent àêtre cet idéal et à partager les avantages narcissiques desmeneurs. Mais nulle part ils ne peuvent renoncer à croire

1. Hegel G.W.F. (1807), La Phénoménologie de l'esprit Aubier, Paris, 1991,p. 152-158. Voir aussi évidemment Kojève A. (1947) InJroduction à la lecturede Hegel, Gallimard, Paris, 1976, p. 11-34. Ces dimensions sont assezabsentes de la vision freudienne de l'Histoire, mais il manque en revan­che à la dialectique hégélienne la conception freudienne du au-moins­deux esclaves, permettant de concevoir le .. sentiment de masse" et1'« exigence de justice" (<< PsycholOgie des masses ... ", op. cit., p. 58-60).

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meneurs. Mais nulle part ils ne peuvent renoncer à croireque les meneurs l'incarnent pour eux, à croire que ceux-ciles aiment et à accéder par là à une satisfaction substitutive.Faute de quoi s'avérerait un décrochement, une rupture oùs'engageraient mille figures de la violence: meurtre, suicide,fuite, rébellion, répression, brigandage, insurrection... Rup­ture dont la virtualité est immanente au lien d'amour, et dontl'actualité surgit dans l'acte d'une faillite affectant la paroledes meneurs. Quelle que soit la forme de cette faillite, et lanature des populations conduites à en témoigner dans leurchair: une telle ruine résulte d'une opération qui s'amorcedans l'ordre symbolique, avec l'interruption de l'échange desidéaux: l'échec de la métaphore des Noms-du-Meneur.

Les menés croient devoir leur subsistance à l'amour dumeneur aux côtés duquel, éventuellement, ils travaillent. Ilsn'ont pas simplement besoin de croire que le meneur lesaime: ils croient subsister en vertu de cet amour. En sorteque la servitude, en dépit de la variété de ses configurationshistoriques, semble se résoudre chaque fois dans une figurede la dette. Cette disposition est bien isolable historique­ment; le cas un peu marginal des collecteurs de caoutchoucasservis sur les confins forestiers amazoniens ne doit pasocculter, par exemple, l'effet de rupture historique (àl'échelle de ce qu'on appelle l'Occident peut-être), des lois deSolon abolissant l'esclavage pour dette à Athènes, et que lesGrecs avaient coutume de situer eux-mêmes au principe,sinon de leur histoire, du moins de la révolution politique quidev,ait s'épanouir plus tard dans l'enceinte de leurs cités.

A certains égards, des sociétés domestiques africaines auxclientèles d'obligés latino-américains, notre propre expé­rience n'a jamais consisté qu'à isoler cette figure de la dette,pour en restituer la structure imaginaire et symbolique. Ellerevêt le caractère d'une exigence fétichiste radicale au seindes populations intéressées, car hors d'elle il n'est point desalut social (pacifique) : point de reconnaissance imaginableet donc, pour revenir au vocabulaire de Freud, point de

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tion que de cela : la satisfaction de cette figure de la libido estseule en cause dans la formation d'une société. L'assou­vissement du besoin - la non-mort - doit être garanti vailleque vaille, dans la mesure simplement où l'assurance sur lavie des obligés, engage le crédit de la parole du meneur etconditionne, comme telle, la possibilité de la substitution desidéaux (outre que le mené emporterait son travail avec luidans la tombe). En ce sens seulement, la question du besoinapparaît décisive: la parole du meneur, pour autant qu'ellese présente comme garante de la non-mort des menés,donne aussi bien une forme à la menace qui pèse implicite­ment sur leur vie. Cette menace est strictement imaginairedans son principe, elle donne le sens d'une dette qui ne l'estpas moins. Mais on l'a vu, à propos de l'assassinat des tra­vailleurs sur les grands domaines brésiliens par exemple: lafaillite de la parole (ruine de la croyance) n'en est pas moinssusceptible de faire basculer la menace dans le réel.

On voit que nous n'avons pas vraiment quitté la problé­matique de 1'« étayage» de Freud, la conservation de la vien'étant assurée qu'en vertu de la satisfaction d'autre chose l

1. L'évocation des avalanches, des fauves ou des fonctions biologiquesdistinctes de la reproduction sexuée a fait basculer notre propos assezloin, en apparence, du champ proprement analytique. Notons au passagenéanmoins, qu'une définition très générale de l'objet des sciences socia­les aurait pu encore surgir ici, qui restât justiciable d'un énoncéanalytique cohérent avec nombre d'observations de Freud sur unepulsion dont il ne trouvait trace que dans le Moi: l'autoconservation, lapulsion moïque «par excellence" (ignorée du ça). Nous aurions puproposer par exemple, au titre au moins d'une hypothèse formulée dansle vocabulaire freudien, et sans chercher à la mieux construire, quetoutes les formations historiques concrètes de la vie sociale, constituantl'objet propre des sciences sociales, procèdent de l'étayage de la libidonarcissique d'objet sur la satisfaction de la pulsion d'autoconservation.Une telle formulation n'aurait fait qU'élargir le domaine de 1'« étayage"caractérisant déjà les configurations originelles de la libido d'objet,puisqu'il n'est de libido d'objet chez Freud, qu'étayée sur la satisfactiondes grands besoins vitaux. En première approximation cependant, cettedéfinition n'aurait pas été sans difficultés: 1'« étayage" qui retient

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À cette différence près que la demande viserait, pour nous,au-delà des objets du besoin sur lequel un désir s'étaye, lareconnaissance et l'amour du meneur. Cette demande in­formerait alors la configuration particulière des objetséchangés ou redistribués parmi les populations, dont laconsommation atteste finalement, outre l'assouvissementdes besoins vitaux, une satisfaction d'ordre purement imagi­naire et narcissique. Il y aurait beaucoup à dire sur le sens dutransfert et de l'usage de ces biens, sur la délimitation desfrontières du consommable, sur la hiérarchie des objets et lesinterdictions qui les frappent, sur le prestige ou la déchéance,la créance ou l'obligation qui accompagnent leur acquisition,leur offre, leur réception ou leur perte, au sein des popula­tions historiquement les plus diverses. Un grand nombred'observations et d'interprétations pénétrantes ont été expo­sées et développées à ce propos par les anthropologues, lessociologues, les historiens; les économistes eux-mêmes nepeuvent s'épargner tout à fait une réflexion, fût-elle rudimen­taire, sur la question. Mais nous voudrions en venir à autrechose.

Les procédures de rétention et d'attribution des objets dé­terminent diverses figures de la dette au sein des populationsdans l'Histoire; elles sont solidaires d'une ordonnance parti­culière de la production des objets, tel que le travail s'yexerce chaque fois comme l'obligation d'une population deMoi redevables. L'exploitation éventuelle se présente alorscomme un résultat, une limite extérieure du lien libidinal deservitude. Mais la liaison du travail « obligé », qui fait généri­quement du meneur un maître et des menés des asservis, ne

définition n'aurait pas été sans difficultés: 1'" étayage.. qui retientl'attention de Freud intervient chez le nourrisson, avant la formation duMoi, la fixation narcissique de la libido et la naissance de ses Idéaux. Ils'effectue bien avant, par conséquent, l'apparition des compétencessociales qui nous intéressent. Nous voyons néanmoins comment cettenotion, compte tenu de la portée nouvelle que lui donne Lacan avec leconcept de la cl demande .., peut nous concerner directement.

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aléatoire de Moi. Il s'agit, là encore, d'une donnée empiriqueet générale : la soumission pacifique et ordonnée du travailne s'accomplit pas dans n'importe quelle «masse» pourreprendre le mot de Freud. Autrement dit, la création desobjets qui circulent parmi les membres d'une populationn'est pas le fruit de la composition de n'importe quel Nous.

Le Nous, dans la définition purement analytique qui enavait été donnée jusqu'à présent, était en lui-même étrangerà la question du service des biens. Nous sommes donc enclinà formuler maintenant une hypothèse supplémentaire:lorsqu'un Nous s'ordonne autour de la liaison du travailobligé, la forme de cette liaison n'apparaît pas seulementdéfinir un principe de servitude, elle détermine aussi ce quenous pourrions appeler, au moins provisoirement, un régimehistorique de la demande.

La vie sociale ne met jamais en scène de façon aléatoiredes meneurs et des menés, comme le suggérait Freud, sinonelle serait impossible à saisir. Elle présente aussi des domi­nants et des dominés, dont l'opposition et la liaison sestructurent selon le régime déterminé d'une demande visantl'amour des meneurs-dominants. Autrement dit, la demandes'adresse à ceux qui sont en mesure d'apaiser incidemmentun besoin dans le sillage d'une satisfaction d'ordre narcissi­que. Ces meneurs-là répondent à une demande qui résultede l'exposition imaginaire, par le Moi, de son corps à lamort: c'est en ce sens que leur discours se spécifie toujours,quoi qu'ils en aient, de la mise en forme implicite d'une me­nace de mort.

Le frayage de la libido narcissique vers sa satisfaction,pour autant qu'elle cherche un représentant et sa liaison dansl'énonciation d'un discours social quelconque, se trouvealors déterminé par l'existence sociale des dominants­meneurs - autrement dit, par l'existence des maîtres. Lerégime historique de la demande commande alors les Idéauxde Nous dont les maîtres assurent le transit en substitutiondes Idéaux du Moi des menés, en sorte qu'une parole circule

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des Idéaux du Moi des menés, en sorte qu'une parole circulecc à la demande» et relègue la violence. Ce faisant, ce régimeconditionnerait aussi le découpage historique des popula­tions de Moi dont le désir cherche un représentant:

- Il orienterait la censure qui autorise ou favorise l'accès àla motilité de certains désirs sociaux (la formation des Nous)et qui en interdit d'autres;

- Il déterminerait enfin la configuration des objets de lademande, dans laquelle s'aliène indéfiniment un désir socialqui demeure fondamentalement - nous pourrions l'écrire àprésent: désir de maître ou d'amour du maître.

La métaphore des Noms-du-Maître

On le pressent peut-être, ces formulations ouvrent unevoie pour la recherche ou l'enquête, dont le tracé est, enapparence, assez simple: il n'est que d'apprendre à entendrece que Nous y disent et s'interdisent d'y dire, puisque toutdemeure dans la parole. Quoi qu'il en soit, nous pourrionsenvisager de répondre maintenant aux questions posées aufil de cette étude, portant sur l'objet des désirs sociaux et lecc miracle» de la transposition du désir freudien en désirsocial. Freud offre la clé de cette transposition (la structurelibidinale de la masse) ; nous devrions admettre maintenantque l'objet et la cause du désir ainsi transposé touchent endéfinitive, d'une façon ou d'une autre, au maître et à l'amourdu maître. Nous pourrions envisager enfin, que c'est envertu d'un certain régime historique de la demande adresséeau maître, que le désir transposé, en lui-même anhistorique,découvre les objets dans lesquels il s'aliène indéfiniment, etque se composent par conséquent les configurations socialesconcrètes du sujet.

L'identification se révèle, là encore, une catégorie décisivede l'analyse. Mais ce qui est en cause pour nous maintenant,dans le champ sociologique ainsi conçu, n'est plus la simpleidentification des menés au meneur. Il s'agirait plutôt del'enchaînement des innombrables figures historiques concrè-

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tes possibles de l'identification commune des non-maîtres auNous des maîtres. L'échange des Idéaux du Moi avec l'Idéaldu Nous des maîtres déterminerait en effet la totalité de ceque Freud appelait « idéaux de masses », comme il détermi­nerait la nature des institutions - la longue houle de la mer ­résultant de l'identification secondaire des Nous. En vertu decette métaphore, s'opérerait la génération et la sélection desNous dotés d'un destin et susceptibles d'accéder à la maturi­té institutionnelle, ceux qui exercent la censure et font avecl'Opinion, devant elle ou contre elle, la dynamique concrètedes sociétés. Autrement dit, le discours des maîtres serait legénérateur symbolique de toute la chaîne imaginable des« substituts du père ».

S'il fallait reprendre la formulation lacanienne adoptéeplus haut, nous devrions apporter une précision à la méta­phore des Noms-du-Meneur. Celle-ci donne accès sansdoute, à la scène sociale, elle est constitutive de son principeuniversel et aléatoire. Elle rend compte, disons, du passagestructural d'une face à l'autre de la bande de Mœbius ... Maistoute considération de l'ordonnance historique, hiérarchiqueet concrète de la scène à laquelle elle donne accès, exigeraitd'en préciser les termes, en reconnaissant et en isolant dansle cortège infini des meneurs, la place cardinale, socialementstructurante, dévolue à ce meneur particulier et à son dis­cours : le Maître.

Noms - du - Mafire Noms - du - Père N d M..A (OPinion)------,----. ~ oms- u- i1llre ~

Noms - du - Père Signifié au sujet x{N}

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III

LA MÉTAPHORE DES NOMS-DE-LA-Lm

Les anthropologues, les sociologues, les économistes oules historiens, étudieraient donc, selon notre perspective,différents modes de liaison libidinale du travail, ainsi que lesstructures de fiction, soutenues par la parole des maîtres, quiorientent le discours et la croyance sociaux. Chacun de cesmodes est assujetti aujourd'hui à un régime dominant de lademande, qui bouleverse et réordonne la polarité contempo­raine des autres, d'un bout à l'autre de l'humanité, et qu'il estconvenu de dénommer « capitalisme ». Or le capitalismejustement se laisse mal saisir dans les termes de la métaphorequi vient d'êtr~ exposée - ce qui serait embarrassant si celle­ci ne pouvait, 1au moins indirectement, nous introduire auprincipe du discours « capitaliste» : le discours moderne.

Les situations sociales aux marches du capitalisme,comme on l'a vu à propos des ramasseurs de noix amazo­niens, révèlent une disposition qui fait encore des dominantslocaux des meneurs, et donc des maîtres: c'est-à-dire despersonnes qui s'interposent entre les dominés et les idéauxqu'elles incarnent pour eux. Ce pourrait être une autre défi­nition pour le maître: « substitut du père », il incarne etvectorise l'idéal pour des dominés qui ne disposent, en con-

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séquence, d'aucun accès autonome à la loi indépendammentde sa personne. Les dominés se font alors leurs obligés, letravail de ceux-ci se présentant comme le résultat d'uneliaison libidinale, et le sens de leur servitude n'étant accessi­ble, identifiable et assignable dans le discours, que dans unedéclinaison des figures de la dette. Les configurations concrè­tes de cette structure sont innombrables et il appartient auxsciences sociales, en principe, de les distinguer rigoureuse­ment les unes des autres: le « charisme» des patrons latino­américains ne procède pas de la même algèbre symboliqueque celui des doyens qui incarnent la loi des ancêtres ligna­gers, et les structures de fiction que leur parole soutient n'ontguère à voir l'une avec l'autre.

Le chef de lignage africain, par exemple, est un dominantdans l'univers où il ordonne, avec la dévolution des femmes,le service des biens. C'est aussi un meneur et donc un maî­tre: l'échange des idéaux fonctionne bien avec lui, il est unvéritable «substitut du père» qui incarne l'idéal, la loi desancêtres (le nihimo makhuwa), pour des dominés qui sontaussi bien des menés et donc des obligés. Ceux-ci n'ont au­cun accès à la loi indépendamment de sa personne. Il en vade même, à cet égard, au bénéfice des dominants paternalis­tes sud-américains. La «façon de rétention» et la structurede fiction qui spécifient le régime de la demande sont diffé­rents dans leur principe, bien entendu, puisque le contrôle del'accès au marché, plutôt que celui des femmes, est alors encause... Mais ils ne sont pas moins l'un et l'autre des maî­tres : ils ne peuvent dominer sans incarner la loi des dominéset donc, mécaniquement pour ainsi dire, susciter leuramour l

1. On notera l'existence analogue, dans les deux dispositifs de service desbiens (pour chacun de ces régimes de demande), d'une fonction redistri­butive entre les mains d'un meneur. Cette fonction apparait coextensive,en effet, à toutes les situations liant le travail obligé dans le service d'unedette, où le meneur se fait dominant et revêt l'habit du maître. Les popu­lations où cette fonction est absente du service des biens, semblent vivre

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Cette dernière disposition sociale n'est pas étrangère aucapitalisme, puisqu'elle en constitue jusqu'à nos jours unedes projections périphériques coloniales. Pour autant, elle neressemble pas à l'univers moderne occidental, sur lequelnous devons à présent nous arrêter. L'intérêt, en la circons­tance, n'est pas que la situation nous soit plus proche, nimême qu'elle soit prééminente dans le monde, mais bienplutôt qu'elle apparaît contredire la plupart des propositionsavancées ici: le portrait du maître serait difficile à brosserdans le monde bourgeois, comme le qualifie Milnerl

, faute demodèle, car on n'en rencontre guère ... Cette contradictionn'est pas fortuite et mérite examen, s'il est vrai que ladite« modernité» n'advient précisément qu'avec le refoulementdu désir de maître et ne se constitue, comme on va le voir,que dans le déploiement démocratique de sa censure. Envi­sagée sous cet angle, la saisie de la modernité permettrad'indiquer une voie pour l'interprétation de ces phénomènessociaux, dont chacun pressent la profondeur des racinesdans l'histoire occidentale contemporaine, mais qui résistentde façon si obstinée à l'assaut répété des sociologues:l'antisémitisme et le racisme.

Les dominants capitalistes ne sont pas des meneurs eneffet. Les patrons d'industries peuvent être capitaines pourleurs pairs, mais ceux qui travaillent pour eux à la confectiondes objets les aiment ou ne les aiment pas: la chose esttotalement indifférente et étrangère au principe de leurdomination. Les chefs ne sont pas les destinataires d'unedemande, quand même ils seraient sommés de répondre àune revendication formulée au titre d'un droit, donc en vertud'une loi à laquelle les dominés ont en principe un accèsdirect et indépendant de la personne du chef. Ces dominants

dans des univers sans maître: le monde bourgeois par exemple, maisaussi celui de nombreuses sociétés amérindiennes, où les meneurs nesont pas des dominants (voir annexe ci-dessous: «Les meneurs amérin­diens d'Amazonie »).1. Milner j.-C., Arch/alogie d'un échec, 7950-7993, Seuil, Paris, 1993, p. 26.

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ne sont pas des meneurs, ils ne sont donc pas des maîtres, etc'est ce qui paraît le mieux caractériser ladite « modernité »au regard de la plupart des formations sociales connues. Lafigure traditionnelle du bourgeois ne correspond pas à celled'un être de courage se hissant au-dessus. de ses intérêtsvitaux imaginaires. Le désir du bourgeois est lui-mêmetotalement aliéné aux objets de la demande, et n'est pasmoins immergé qu'un «esclave» dans son être-pour-Ia­mort: il n'entend nullement mettre en jeu sa vie ni, dans levocabulaire hégélien, entrer sous quelque forme que ce soitdans la lutte à mort de prestige. Il n'est pas en mesurecomme tel - et ne nourrit pas le désir - d'incarner la loi,quelque Idéal de Nous, pour ceux qu'il exploite et dont letravail, en conséquence, n'est pas saisi dans une liaisonlibidinale.

La population rassemblée dans l'entreprise capitaliste n'adonc pas de meneur: elle présente cette originalité singulièred'être indifférente à la représentation collective de soi qu'unMoi viendrait précipiter, pour l'ériger en objet de la libidonarcissique des autres: l'entreprise capitaliste n'est pas unNous. Passées les formes historiques naissantes de sa struc­ture de fiction (souvent dites « paternalistes»), celle-ci tend àse résoudre dans une modalité contractuelle de la relationentre dominants et dominés, en sorte que le dominant ne seconfond plus avec un meneur. En ce sens, le capitalismes'oppose à la plupart des régimes rencontrés dans son dé­ploiement historique colonial, où le dominant est toujours enquelque façon un meneur, vecteur ou incarnation de la loi,au pôle de la demande et, par là même, d'une substitutionmétaphorique des idéaux où paraît s'épuiser la substance dela vie sociale. L'univers capitaliste témoigne au contraired'une déliaison historique, qu'il faut bien qualifier de libidi­nale, de la relation entre dominants et dominés: lesdominants se décrochent de la substitution des idéaux, ils sesoustraient, si l'on veut, à la chaîne des «substituts du père»comme à l'amour des dominés. Un espace original d'au-

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tonomie symbolique a pu être conquis dans ce mouvementpar les dominés, à l'endroit des dominants, en même tempsque la possibilité et la nécessité adviennent de séparer la loide ces derniers. Les Lumières ont théorisé ce mouvement,au terme duquel la place laissée vacante de la loi exigeait uneformalisation de son principe désincarné. On peut d'ailleursenvisager que les figures essentielles, discursives et institu­tionnelles' de la modernité, soient réductibles à ce processussymbolique élémentaire: la séparation de la loi et des domi­nants, coextensive d'une déliaison libidinale entre dominantset dominés.

Ne devrions-nous y voir, par ailleurs, une des conditionsde la naissance et du succès idéologique de la psychanalyseelle-même? Ce mouvement isole en effet, et maintient fer­mement les uns hors des autres ce qui était auparavantconfondu: la fonction du «père », la chaîne des meneurs« substituts », le lieu de la loi, les dominants ... Il corresponden outre à une disjonction radicale de la structure de servi­tude et du discours de l'institution familiale: la figurepaternelle est reléguée dans ses foyers, ses usages sociauxcontenus, en principe, en lisière des institutions. Les mem­bres des populations deviennent alors la proie d'uneintrojection sans précédent des Idéaux de Nous, leurs per­sonnes étant rapportées imaginairement à elles-mêmescomme à leur propre maître - ce qu'on désigne communé­ment sous le terme d'« individualisme ».

Notons enfin que la séparation des dominants et de la loi,a requis en Europe la formation, sur les ruines ou àl'encontre des vieux royaumes et des anciens maîtres, d'unrassemblement de nature nouvelle. Les populations vinrent àconcevoir et exercer leurs activités, à exprimer et lier éven­tuellement leurs désirs sociaux dans le détachementcontractuel d'une loi commune, dite constitutionnelle. Unereprésentation collective nouvelle de la population a pus'ériger en objet de la libido narcissique de ses membres: lanation. C'est en raison et dans l'espace imaginaire de ce Nous

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particulier, que les principes d'égalité et de liberté purent êtreportés à l'universel et assujettir formellement le dominantlui-même (qui peut dominer sans mener) au principe sym­bolique au!onome dont procèdent les idéaux du Nous­nation. L'Etat moderne résulte de l'introjection de cesIdéaux, en vertu de quoi le Nous-nation accède à l'existenceinstitutionnelle (et donc à la motilité) à l'intérieur de ses fron­tières.

La «liberté» qui fut chantée dans ce mouvement a puêtre interprétée comme étant celle du «commerce », faceaux notables des anciens «royaumes », ou à l'encontre desmaîtres de clientèles privées ou publiques; plus profondé­ment, il convient probablement d'y reconnaître la figure laplus universelle de cette déliaison fondatrice des dominantset des dominés (Marx visait explicitement ce processus, à samanière, dans son analyse du «travail libre », c'est-à-diredélié). Avec la formation des configurations sociales moder­nes du sujet, s'opère donc une rupture de la chaînemétaphorique des «substituts du père ». L'échange desidéaux et des instances avec le dominant est interrompu, etcette déchirure n'est vraisemblablement pas étrangère audésinvestissement, sinon à l'abandon ou au meurtre de Dieu,envisagé comme distinction et exhibition d'un signifiantunique parmi la chaîne des Noms-du-Maître sur la scènesociale, comme Nom des Noms-du-Maître: puisque c'est àce signifiant que s'ordonnait jadis la chaîne des « substituts»et le discours social de la maîtrise. La rupture s'est accompa­gnée enfin, on l'a vu, du surgissement de la personne commedépositaire et responsable en droit, comme telle, des nou­veaux Idéaux de Nous, comptable de son activité devant lacollectivité du Nous-nation et son identification secondaire,matrice de l'État moderne. En ce sens, le citoyen libre est lefruit de l'institution désincarnée d'une déliaison fondatrice'.

1. Ce processus de "désenchantement du monde» (Weber), a pu seréaliser partiellement sans égarer Dieu, en individualisant le lien à la

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La littérature est suffisamment abondante pour que nousne nous étendions pas sur cet aspect des choses. Nos biblio­thèques regorgent des œuvres de tous ceux, philosophes,hommes politiques, sociologues, historiens, anthropologues,écrivains, qui ont scruté la genèse, la structure et le devenirdu phénomène. Mais on n'en a certes pas fini avec la moder­nité, et elle mérite peut-être d'être remise en perspective à lalumière du présent point de vue, justiciable de la formulesuivante:

_N....:o..:.,:InS..:..:....-..:;.de_-_I_a_-Lo_i. NOInS-du-Mailre ~Noms-de-Ia-Loi(OPinion) =>Noms-du -Maître Signifié' au sujet . x

{N}

Les Noms-du-Meneur, dont la métaphore est constitutivede la scène sociale, ne peuvent pas être refoulés: Mais lesdominants modernes n'ont plus l'usage de sa configurati0!1structurale comme maître: son nom ne leur sert à rien. Al'issue de la métaphore «moderne» - et sous réserve de saréussite -, les seuls Noms-de-Ia-Loi se substituent à ceux duMaître, à la place laissée vacante par les bourgeois. Plusprécisément, le vide aménagé par eux à cette place, est portéau principe de la légitimité de leur domination, et fait passerles Noms-du-Maître sous la barre de signification.

Antisémitisme et racisme

La structure de la fiction contractuelle (capitaliste) estdonc telle, que la population rassemblée pour la création desobjets de la demande, est indifférente à la précipitation d'unereprésentation commune d'elle-même par le truchementd'un meneur. La légitimité des anciens maîtres résultait deleur aptitude à incarner la loi et à engager par là, libidinale­ment, le travail de leurs obligés. Celle des dominantsmodernes résulte exactement du contraire: de leur capacité

divinité dans le protestantisme européen, aux dépens semble-t-il de laformation des rassemblements nationaux.

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à se prévaloir d'une loi indépendante à laquelle tous, domi­nants et dominés, sont également assujettis. Il convient desouligner néanmoins que la séparation de la loi et des domi­nants revêt aussi le caractère d'une conquête des dominés,sur laquelle les uns et les autres peuvent être enclins à reve­nir. Il suffirait de lier précisément le désir social qui faitl'objet d'un refoulement à l'apparition de cette configurationnouvelle du sujet. Autrement dit: lier ce qui se manifestecontinûment sous les traits de la nostalgie du maître, et queles démocrates désignent parfois sous le terme de «bêteimmonde », qualifiant suffisamment par là, peut-être, sanature de désir refoulé et socialement inconscient. Qui dit« délié» dit « refoulé» en effet; et de ce désir refoulé, qui semanifeste ordinairement comme nostalgie du maître, procè­dent deux des principaux fantasmes sociaux de la modernitéeuropéenne: le racisme et l'antisémitisme. Ces fantasmessont socialement inconscients, au sens que nous avons ad­mis: ils sont non liés et collectiv,ement inexprimables. Lesdéfenses légales et la censure de l'Etat moderne y parent et ypourvoient, au moins depuis l'époque tragique où ils furenteffectivement liés; beaucoup purent éprouver alors, dansleur chair, l'abjection des effets de cette liaison, et il fallutbien en prendre collectivement la mesure.

Le Nous-nation est ce rassemblement au maître introuva­ble, en vertu duquel se reconnaissent et subsistent narcis­siquement ensemble dominants et dominés devant la loiséparée. Mais toute blessure infligée à l'amour de soi duNous-nation (défaite guerrière, humiliation), jointe àl'incapacité des dominants à garantir que la demande desdominés ne demeure pas sans réponse, autrement dit àpréserver les conditions de leur subsistance narcissique,affecte la légitimité des dominants. Plus précisément, unetelle conjonction semble faire chanceler la légitimité duprincipe qui sépare les dominants de la loi, et réactiver chezles dominés le désir de maître, jusqu'alors latent. Si la libidonarcissique d'objet n'est plus satisfaite dans la disposition

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collective qui rapporte formellement les personnes à elles­mêmes comme à leur propre maître, si la contradiction esttrop brutale entre cette disposition imaginaire égalitaire et,disons, l'inégalité des moyens de l'éconduction des stases dela libido narcissique, celle-ci s'inquiète d'un maître et del'amour d'un maître. Elle se soucie d'un autre Moi, d'un objetpropre à réamorcer l'échange des idéaux où elle trouverait àse satisfaire: il y a «angoisse sociale », selon le terme deFreud (libido narcissique en mal d'objet). La citoyennetérévèle sa fiction auprès de populations dont les membresn'ont plus le moyen de s'aimer sans maître.

Un candidat meneur a alors ses chances, s'il sait se faired'abord meneur en tant que meneur. Il ne suffit pas en effetd'énoncer, d'élaborer et de lier les désirs sociaux refoulés:dans la mesure où ces désirs se donnent précisément commepur désir de meneur, il y a une sorte de redoublement del'objet: le meneur doit s'offrir comme tel, il est contraint dese mettre en scène comme pur chef, Duce, Führer, et disposerou affecter de disposer par conséquent, ainsi que le noteFreud, de cette libido «particulièrement déliée », totalementnarcissique, la libido des maîtres. Le principe de sa gloireréside en elle-même: dans l'offrande de son Moi pour ré­amorcer de la chaîne des substitutions interrompue, ce quisuppose d'énoncer un discours qui glorifie la gloire commetelle.

Rappelons, pour l'anecdote, la tentative d'opposer il y aquelques années sur la scène politique française un person­nage comme B. Tapie à J.-M. Le Pen. Pendant les annéesquatre-vingt, B. Tapie était un meneur dont la substance dudiscours et du comportement public consistait précisément àdire «je suis un meneur », à mettre en scène sa libido-de­meneur devant le parterre des populations en proie à1'« angoisse sociale », qui ne parvenaient plus à s'aimer sansmaître, en ajoutant simplement et publiquement: «Je vousaime.» Il ne cherchait pas cependant, à la différence d'unfasciste par exemple, à formaliser dans son discours les

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désirs sociaux qu'il flagornait pour les lier. Il semblait mêmeprésenter l'avantage tactique, pour un certain nombred'hommes publics de gauche, de revendiquer son allégeanceà leurs propres idéaux et à ceux des dominants réels. On saitque M. Le Pen avait vu suffisamment clair sur la nature de ladynamique ainsi engagée, pour envisager la formation d'un«front populiste »commun avec le meneur de gauche. Ilsavait que l'un et l'autre, indépendamment de la significationantagoniste de leurs discours respectifs, travaillaient dans lamême région de la vie sociale, à la mise en forme du mêmedésir malheureux.

Mais la signification des discours n'est nullement indiffé­rente, et celui du « fasciste» qui entreprend, pour sa part, deformaliser les désirs sociaux refoulés, pour les lier et les faireaccéder à l'existence sociale, mérite une plus grande atten­tion. Car c'est la déliaison de la loi et des dominants qui estexplicitement remise en cause chez lui, comme telle: il s'agitde retrouver le maître, c'est-à-dire la fusion originelle dudominant et de la loi. Il envisage de revenir sur la métaphoredes Noms-de-Ia-Loi, et de l'abolir en faisant repasser le maî­tre au-dessus de la «barre de signification ». Son projet estprofondément paradoxal: d'un côté il retient la dimensionnationale en s'adressant· à la population de ceux qui se re­vendiquent et se reconnaissent mutuellement comme autantd'éléments de l'ensemble du Nous-nation, il parle au nom dece Nous et de ses idéaux; mais d'un autre côté il prétendabolir le principe qui fut historiquement fondateur de lamême nation, autour duquel s'articulent les mêmes idéaux.

Sa démarche lui impose de concevoir la nation à la foiscomme morte ou «décadente », et à renaître, étant entenduqu'il s'agit de précipiter cette renaissance autour de sa per­sonne, dont l'offrande restitue le maître perdu. Il est dès lorsconfronté à un certain nombre de contraintes logiques. Cars'il exalte le Nous-nation tout en reniant l'idéal qui l'a faitadvenir à l'existence (en l'occurrence, la séparation de la loiqui le fonde), il n'a pas le choix: il doit s'en aller battre

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l'Histoire, par-delà les événements fondateurs réels de lanation et dans les ruines des anciens royaumes qui l'ontprécédé, pour trouver les matériaux qui lui permettront deformuler le sens imaginaire - réputé authentique - de sonexistence contemporaine. Le génie allemand a pu exhumerSiegfried ou les anciens Reich, l'italien César ou la mystiqueimpériale, le français Jeanne d'Arc, Clovis, Vercingétorix, ilsauraient pu en découvrir d'autres (on cherche encore),l'important n'est probablement pas là... La falsification de cequi fonde le Nous-nation, par l'instauration Oa restaurationimaginaire) d'une authenticité fantasmatique, est la conditionapparemment décorative, mais préalable et radicale, de toutdiscours social envisageant de lier la nostalgie du maître - cedésir qui subsiste refoulé parmi les membres de la nation,pour autant que celle-ci est fondamentalement un Nous­sans-maître.

Mais la falsification porte aussi sur la perception et laconception des dominants réels, dont l'existence sociale esten principe indifférente à l'incarnation de la loi, donc àl'amour des dominés. Or c'est précisément là ce qu'onreproche aux dominants, puisqu'il s'agit de retrouver et deréamorcer la chaîne perdue des «substituts du père ». La.réactivation de ce désir alimente un fantasme à doubledétente à l'endroit des dominants. Il y a cette croyance queles idéologues s'efforcent de formaliser, en l'existence d'unepopulation de dominants nationaux réputés authentiques,auxquels il serait possible de s'identifier et qui aimeraientceux qui sont la proie d'une « angoisse sociale ». Comme lesidéologues ne les rencontrent pas là où ils les cherchent oules attendent, ils les imaginent inhibés, entravés dansl'accomplissement du génie national par l'existence d'unepopulation maligne de dominants, non moins imaginaire quela précédente, dont ils croient qu'elle contrarie l'accès à ladomination légitime de celle-ci, c'est-à-dire son accès à lamaîtrise.

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Cette dernière population, cause délétère de l'inhibitiondes vrais maîtres, est décrétée non nationale ou antinatio­nale, étrangère à la nation. On lui prête logiquement tout cequi, parmi les traits distinctifs des dominants réels, les dis­qualifient précisément comme maîtres. L'objet de la haine demasse est alors, ni plus ni moins que la figure traditionnelledu dominant réel, du bourgeois. On l'a dit: celui-ci est toutsauf un être se hissant au-dessus de ses intérêts vitaux imagi­naires et de son être-pour-Ia-mort, il y est totalement im­mergé. Sa raison d'être est d'accumuler, la redistribution parses propres mains l'indiffère autant que l'incarnation de la loipour les do~inés et l'amour de ces derniers: ce sont làaffaires de l'Etat. Pour autant qu'il persévère dans son purêtre de bourgeois, l'offrande de son Moi pour la substitutiondes idéaux est à ses yeux une étrangeté et une démesure: ilse soustrait à l'identification des dominés, leur amour est lecadet de ses soucis. Il peut se préoccuper de leur bien-être, etfavoriser éventuellement, comme il peut, l'accès des domi­nés aux objets de la demande où leur désir s'aliène avec lesien, mais il n'imagine nullement devoir satisfaire au désir lui­même qui s'exprime dans cette demande, et qui viserait sonamour.

Tout ce qui fait que le dominant réel n'est pas un maître,est donc imputé à une population décrétée non nationale. Ledestin tragique de la population juive dans l'histoire de laformation des Nous-nation européens, est de s'être vueassignée plusieurs fois un rôle dans ce fantasme collectif. Cequi est visé à travers la judéité imaginaire, nous semble-t-il,au-delà de la population juive, serait en définitive le domi­nant réel en tant qu'il récuse la maîtrise: pour autant quel'amour des dominés l'indiffère. La propagande antisémitedes années noires semble aller toute dans ce sens: les domi­nants illégitimes sont réputés posséder indûment, car ils sont« étrangers », les clés de la domination; on leur prête dumême coup le dessein et la capacité d'en spolier les membresd'une élite nationale qui saurait bien pour sa part, n'était le

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«protocole des sages de Sion» ou tout autre équivalentfantastique, précipiter l'amour des dominés sur leur Moi demaîtres inhibés, et accomplir le génie et le destin partagés despopulations dominantes et dominées allemandes, françaises,italiennes ...

L'antisémitisme est alors interprétable comme résùltantdu désir de maître refoulé, et de la haine du dominant réelqui lui est coextensive, dès lors que l'aménagement modernede la satisfaction narcissique des dominés est, pour uneraison ou une autre, ruiné. Le maître imaginaire désiré estcelui qui accueille et nourrit l'amour du dominé, de qui celui­ci se croit aimé et reconnu; l'affirmation du sentiment anti­sémite permet au dominé d'accéder, sur un mode fantas­matique, à l'identification au maître qui lui est refusée dans laréalité. Mais la liaison et l'expression de ce sentiment refouléà la faveur de la formation d'un Nous, la destruction de lamétaphore moderne et le retour du maître au-dessus de la«barre de signification », lui donne accès à la motilité et lefait passer dans la réalité : au titre du passage à l'acte 1.

Le racisme ressortit probablement au même complexefantasmatique que l'antisémitisme, et le résultat en est, defaçon analogue, l'identification à un maître imaginaire. Maison pressent que le chemin conduisant au même résultatdiverge. Le désir de maître est aussi en cause, là encore, maisla satisfaction fantasmatique de ce désir ne requiert pas, cette

1. Ce point de vue peut être complémentaire de l'analyse de la « hainedes juifs,., que M. Safouan a soin de distinguer, après Hannah Arendt,de l'antisémitisme (La Parole ou la mort. Comment une société humaine est-ellepossible?, Seuil, Paris, 1993, p. 117). Pour autant que cette haine résultedu fait «que la foi d'Israël nous [met] au plus près de l'implacable denotre rapport à la loi,. - un dieu, auteur sans-nom de la loi, entretenantavec les membres de la population des croyants un lien de fidélité électif-, on peut supposer que l'antisémitisme contient aussi cette hainecomme une de ses composantes, par l'effet, selon l'expression de Freud,d'une «surdétermination,.. Elle intervient probablement dans le proces­sus de sélection de la population juive qui l'a conduit à revêtir malgréelle, le rôle fantasmatique que lui assigne le discours antisémite.

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fois, la croyance en l'existence d'une population occulte etmaligne de maîtres-sans-amour (donc non-maîtres) étran­gers, exerçant leur emprise imaginaire sur une élite nationaleinhibée. Les immigrés sont plutôt regardés comme des ri­vaux dans l'amour. du maître. Les juifs imaginaires étaientstigmatisés dans le fantasme social comme des dominantsillégitimes, tandis que les immigrés imaginaires le sontcomme des dominés illégitimes. Ils n'occupent pas indûmentla place des maîtres mais ils volent, eux, le pain et le travaildes nationaux (on pourrait ajouter leur logement, les alloca­tions de santé...) : on ne saurait mieux dire que le racisme,comme l'antisémitisme, est un fantasme d'esclave.

Antisémitisme et racisme engagent en définitive, séparé­ment, chacun des deux versants de la demande déçue: lepremier s'insurge contre le refus de l'amour visé par le désirdans la demande, et le second s'inquiète plus volontiers duretrait des objets où ce désir s'aliène dans la demande. Danstous les cas, la haine de personnes réelles autorisel'identification fantasmatique au maître désiré, identifiantdominants et dominés comme tout uniment Allemands,Français ...

On sait que de tels sentiments de masse se sont manifestésaussi, parfois, dans la formation de Nous dont le discourssocial était situé de l'autre côté du spectre politique: parmiles mouvements de gauche ou révolutionnaires, pour autantqu'ils s'efforçaient de lier et d'exprimer, eux aussi, une mo­tion commune hostile aux dominants réels. La perspectiveenvisagée ici permettrait de distinguer finalement, en conclu­sion de cette étude, les significations opposées qui sontoffertes à l'expression du même sentiment hostile par lesdiscours sociaux de la gauche et de la droite radicales.

Les idéologues de l'extrême droite, on l'a vu, cherchent àabolir la séparation de la loi et des dominants pour rétablir lafusion originelle. Ils rep~ochent aux dominants d'accepter laséparation, et donc à l'Etat d'exister en dehors d'eux. Ils nemettent en cause le principe de servitude que dans la mesure

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où ils s'attaquent à sa structure de fiction égalitaire, et pourautant que les dominants s'y trouvent socialement indiffé­rents à l'amour des dominés, et réputés par là indignes de lamaîtrise. Le Nous dont ils s'efforcent de favoriser l'accou­chement, brigue explicitement la liaison du désir de maître etrécuse le principe égalitaire: il faut des maîtres; des êtressupérieurs doivent exister, et il convient qu'ils puissent reve­nir s'asseoir à la juste place qui leur est encore réservée, etdont ils furent déchus : celle de la loi.

Les idéologues de l'extrême gauche entendent au con­traire accomplir la séparation de la loi jusqu'au bout. IlsreprocJtent cette fois aux dominants d'exister hors de l'État,et à l'Etat de tolérer l'existence sociale autonome des domi­nants. Ils remettent en cause, à la différence des idéologuesde l'extrême droite, le principe de servitude comme tel: ilsambitionnent d'étendre la portée de l'idéal égalitaire jusqu'àanéantir la «façon de rétention» - le régime de la.demandequi conditionne l'existence sociale des dominants. A certainségards - ce serait cette fois le paradoxe de l'extrême gauche- son discours social dessine la figure la plus achevée durefoulement qui s'opère dans la formation de l'Idéal du Nousbourgeois, à l'encontre du désir de maître. Ses idéologuess'efforcent de lier et d'exprimer les plus hautes configura­tions du désir résultant de ce refoulement: l'égalité etl'émancipation.

Ils entendent favoriser l'opération d'une identificationuniverselle des dominés (<< prolétaires de tous les pays... »).Si les révolutionnaires ont bien lié et exprimé par là quelquechose de l'ordre d'un désir socialement inconscient, à lafaçon de l'extrême droite, il ne pouvait évidemment s'agirpour eux du même désir. Ils refusaient d'entendre le désir demaître qui intéressait les fascistes: il ne pouvait s'agir poureux, que de cette part des Idéaux du nous universalistes desbourgeois, dont la liaison menace la propre existence socialede ces derniers. Ce qui conduit à admettre qu'une part del'Idéal du Nous des dominants (comme une part de l'Idéal

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du Moi), est vouée à demeurer socialement inconsciente,interdite de liaison et d'expression collective: celle parexemple, cruelle, du « surnous» qui parlait dans la bouchede Robespierre.

Il n'est pas indifférent d'observer à cet égard, que lesidéologues de l'extrême droite rencontrent leur jouissance àmesure qu'ils parviennent à humilier les dominants pour lafaiblesse «ploutocratique» de leur être social, à tourner endérision l'universalisme postulé des bourgeois. Ceux de l'ex­trême gauche en revanche, jouiraient plutôt de parvenir àciter les dominants à comparaître, comme autant de coupa­bles au regard des exigences radicales de leur propre idéal dedominants, devant un tribunal «populaire» qu'ils préside­raient eux-mêmes.

L'abîme populiste s'est souvent ouvert sous les pas desrévolutionnaires, qui ont rarement manqué de répondre enmiroir (c'est la fonction flagorneuse du Nous), à tous ceuxqui se reconnaissaient dans leur discours pour ce qu'il véhi­culait de sentiments hostiles à l'endroit des dominants. Ils ontlié et favorisé par là l'expression paradoxale, sous les auspi­ces du discours égalitaire, du même désir social que lesidéologues d'extrême droite avaient dans leur vocation deformaliser dans leur propre discours: le désir de maître. Iln'en demeure pas moins, quelles que soient les conséquenceshistoriques tragiques du passage à l'acte des uns et des au­tres, qu'ils lient et expriment deux désirs parfaitementdistincts. Ces désirs n'ont en commun que d'être socialementinconscients pour avoir été refoulés dans le même mouve­ment: la métaphore des Noms-de-Ia-Loi et l'édification duNous-nation moderne. Il conviendrait de distinguer alors ledésir de maître, le plus archaïque, qui subsiste latent dansl'Opinion; et le désir d'identification universelle (ou demeurtre du maître), qui demeure latent, pour sa part, dansl'Idéal du Nous des dominants modernes.

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ANNEXE

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LES MENEURS AMÉRINDIENS D'AMAZONIE

Suite à nos enquêtes africaines, l'expérience amtJ<Pnienne jùtl'occasion d'un étonnement, affectif et théorique, qui donna lieu à lapublication d'un article au Brésil dont un fragment, rapporté ci­dessous, ne jùt pas publié en français 7. Pour nous faire entendre plusplaisamment de nos collègues américanistes brésiliens, nous avons prisla liberté d'exposer une sorte de dialogue, une conversation poursuivie àl'occasion d'un voyage fictif, où un anthropologuéfamilier des sociétésamérindiennes d'Amazonie découvrirait en notre compagnie la viesociale lignagère sur le continent africain.

Ce petit texte n'avait guère sa place dans notre dossier introductif:iljùt rédigé postérieurement aux réflexions qui précèdent et, comme onva le voir, la différence des styles de vie sociale amérindienne et afti­caine nous est apparue directement saisissable dans la problématiquequi vient d'être exposée: l'échange métaphorique des idéaux, la dis-

1. «ReJltxoes de um Africanista em Terras Amerindias ", Anuàrio Antropologico~, Ediçoes Tempo Brasileiro Ltda, Brasilia, 1996, p.95-120. Cette pré­sentation des différences de style entre les vies sociales amazoniennes etafricaines, mises en scène et schématisées à l'extrême naturellement ici,s'exprime par ailleurs dans la forte différence des traditio~s académiquesaméricanistes et africanistes, en particulier en France. A cet égard, cepetit texte doit beaucoup aux conversations et échanges que nous avonspoursuivis, au Brésil ou en France, avec B. Albert et A. Ramos.

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tinction entre ks métaphores des Noms-du-Meneur et celle des Noms­du-Maître, et leurs conséquences.

Nous pouvons donner ainsi une sorte d'éclairage en contrepoint desproblèmes qui viennent d'être abordés, relatifs à la modernité, àl'individualisme, à la maîtrise ou à la loi.

On peut s'amuser à imaginer ce qui déconcerterait un an­thropologue familier de la vie sociale amérindienne d'Ama­zonie, dès les pre mières heures de sa visite dans un villageafricain. Mon collègue connaîtrait, bien sûr, la différencemajeure qui oppose les populations amérindiennes auxafricaines, mais peut-être n'en aurait-il pas pris encore toutela mesure (c'était mon cas en débarquant au Brésil): enAmérique, les Indiens sont relégués territorialement et so­cialement aux marges de ce qu'il est convenu d'appeler le«peuple» politique, alors que les villageois d'Afrique com­posent le «peuple» lui-même. Ils sont eux-mêmes cetteentité au n~m de laquelle s'énonce le discours du gouverne­ment des Etats. En visitant quelque terre africaine, moncollègue commencera à percevoir alors pourquoi, sur cecontinent, la notion de « contace » est dépourvue de signifi­cation sociologique ou politique, pourquoi ce mot n'existepas dans le lexique africaniste, mais il lui faudra sans douteun certain temps pour en percevoir toutes les conséquences- il m'a fallu plusieurs mois, personnellement, pour com­prendre la logique et la légitimité politiques de la formationdes « aires indigènes » au Brésil.

En entrant dans un village, son regard s'attardera peut­être sur les greniers qui prennent parfois des dimensionsimposantes, et dont la facture peut être très soignée, ornée.Je l'inviterais à réfléchir sur la signification d'un tel stockagede la nourriture, sur l'existence d'un cycle annuel de produc­tion, sur la redistribution quotidienne pendant toute l'année

1. R. Cardoso de Oliveira a réfléchi sur la notion de «contact », siétrange aux oreilles des africanistes, dans A sociologia do Brasil Indigena,Tempo Brasileiro, Brasilia, 1978.

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d'un produit récolté et emmagasiné en une fois: le gardien­nage des greniers et le contrôle de la redistribution de soncontenu, l'ordonnance de la commensalité et l'institution durepas, la temporalité viagère de l'économie domestique...

Mais je l'ennuierais; d'ailleurs, tout bien pesé, ce ne sontpeut-être pas les greniers qui attireraient d'abord son atten­tion (à moins que nous ne visitions un village désert). Si je merapporte à ma propre expérience amazonienne, ce qu'il atoutes les chances de percevoir d'abord en entrant dans levillage, c'est en réalité le regard de ses habitants, le ton, leregistre subjectif original imposé par les formes d'adresse deleur parole. Quelque chose de l'ordre d'un style, qui engage,dès les premières secondes parfois, le destin d'une rencontre.

Chez les Uru Eu Wau Wau ou les Yanomami d'Amazoniebrésilienne, hommes, femmes ou enfants sont plus ou moinshardis ou timides, accueillants ou méfiants, enjoués ou sou­cieux, mais il est frappant que chacun paraît n'autoriser saparole que de lui-même. Ils n'ont d'ailleurs pas besoin deparler: l'autonomie individuelle est immédiatement percep­tible dans leurs regards, leurs rires, leur façon d'écouter oud'abandonner la conversation, entre eux comme avec levisiteur. Une atmosphère singulière s'en trouve instaurée,qui contribue à l'aura de liberté incontestable qui règne par­mi ces populations, qui séduit ou inquiète tant l'étranger.Mon collègue, s'il est familier de cette ambiance, s'étonneraalors du contraste africain. Il pourra s'adresser à tout lemonde, mais il se rendra vite compte de l'existence d'unesorte de retenue commune, chez ses interlocuteurs, qui leconduira comme malgré lui, de proche en proche, à s'asseoirinévitablement auprès d'un homme particulier. Un hommedont tous conviennent que sa parole cette fois est autorisée,dont tous s'autorisent le cas échéant, mais qui dira lui-mêmene s'autoriser que d'une «coutume », d'une loi quelconquequi le précède et le dépasse. Le style social, cette fois, paraîtmoins ouvert et plus policé.

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Il Ya de bonnes chances pour que cet homme-là compteparmi les plus âgés du village, que sa maison soit un peu plusgrande que les autres, que ses greniers aussi soient plus im­posants' que plusieurs femmes vaquent ou travaillent ensilence dans une cour soigneusement balayée. Si mon collè­gue se souvient de la forme de circulation des objets chez lesIndiens, qui passent de main en main sans jamais s'accu­muler nulle part, pas même chez le meneur de la maloca(grande maison commune, inexistante en Afrique), il prendraacte que les richesses, cette fois, convergent vers la maisonde son interlocuteur où elles arrêtent leur course pour s'yentasser dans un coin.

Les enfants qui jouent dans la cour sont beaux et rientcomme partout ailleurs, mais il observera une distance mar­quée· entre eux et les adultes qu'il n'avait pas notée chez lesIndiens. Nulle part au monde sans doute, les enfants ne sontles égaux des adultes; mais cette fois mon collègue n'auraguère l'occasion de s'amuser de la liberté des prises degueule, des insolences et de la tendresse qui émaillent la viecommune des grands et des petits de la maloca. L'inférioritéet la dépendance des enfants semble revêtir maintenantquelque chose de plus rigide, les hommes jouent moins avecles plus petits, et ces derniers les taquinent peu, leur universapparaît plus fortement relégué hors du monde des adultes,mieux circonscrit. Ils paraissent disposer d'une sorte destatut d'enfants (fût-il défini comme un « non-statut »), etc'est à ce titre peut-être, que l'un ou l'autre des gamins es­saiera de séduire mon collègue. En comparaison, les enfantsd'Indiens paraissent jouir de l'enfance sans en affecter le rôle.

J'aurais beau jeu alors, au soir du premier jour, de rappe­ler à mon collègue mes conceptions sur le dispositif lignager.Je répéterai que le destin social des enfants, nés ou à naître ­et donc le ventre des femmes qui leur donnent le jour - estl'objet d'un enjeu majeur autour duquel se structurel'ensemble du dispositif social. « L'autorité sur le destin socialdes enfants préoccupe également les Indiens », dira-t-il. ..

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Sans doute, mais elle ne m'apparaît pas devoir être situéechez eux au principe de leurs institutions. Or c'est bienl'institution de cette revendication d'autorité - la filiation -,qui ordonne ici la hiérarchie rigoureuse de l'appareil lignager.C'est elle qui distribue la valeur inégale des sexes, des généra­tions et de la position dans la génération. C'est elle aussi quiinstitue la latence sociale de l'enfance.

j'insisterai encore sur les doyens, gérontocrates et maîtresdes mariages entre groupes exogames, en les présentantcomme autant d'ordonnateurs d'un mode pacifique de re­production sociale ignoré des Indiens: la parenté n'occupepas chez eux la même place cardinale. Les vieux non plus,n'ont pas le même rôle là-bas et ici, et mon collègue, s'ilm'écoute encore, devra bien admettre en tout cas, que lemême nom-des-morts que les Yanomami censurent, quepersonne n'est autorisé à prononcer, fait l'objet en Afrique,au contraire, d'un organigramme symbolique rigoureux (lagénéalogie des ancêtres), qui permet seul de formuler collec­tivement le sens des enjeux politiques de la filiation et del'alliance... Mais définitivement, c'est le « style» qui intriguemon interlocuteur, mon discours le lasse. D'ailleurs, il a déjàlu mes rapports et articles sur ces affaires, et mes histoires deproduction et de reproduction ne le convainquent pas.

Fort bien. Je ne peux préjuger de ce qu'en pensera moncollègue, mais s'il faut vraiment discuter du style, je prendraialors les choses par un autre bout. Je proposerai d'évoquerce qui, pour ma part, contribue fortement à déterminer ladifférence des «styles» sociaux, dans l'ordre symboliquecette fois: je veux parler de l'absence de l'opération de lamétaphore du Nom-du-Maître chez les Indiens... Cela mé­rite explication.

Je proposerai une définition simple: on peut parler d'opé­ration métaphorique du Nom-du-Meneur, dès lors qu'unepersonne vient incarner la loi auprès d'une autre, de tellesorte que celle-ci tisse avec elle une relation qui conjointl'amour à la dépendance. Au plan social, on a coutume de

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parler ici de cc charisme », et ceux qui sont en mesure depolariser ainsi, autour de leur personne, l'amour des dépen­dants sont désignés comme autant de cc meneurs ». Maislorsque les meneurs sont aussi capables de se soumettre letravail des dépendants, en se prévalant de la loi qu'ils incar­nent, de telle sorte que ceux qui travaillent pour euxn'imaginent même pas pouvoir subsister indépendammentde leur propre servitude (ils la voient inscrite dans la loi),alors nous devrions parler de cc maîtres» et non plus sim­plement de cc meneurs ».

Voilà par exemple, dirais-je, de quoi penser la différencedes styles: car si les chefs de lignages sont bel et bien desmaîtres, les chefs de maloca n'en sont pas. Les premiers vec­torisent et incarnent une loi (celle des ancêtres) auprès deleurs dépendants, tout en mobilisant leur travail dans lesillage de leur amour. La configuration lignagère est, à cetégard, tout à fait cristalline: les membres du lignage n'ontaucun accès imaginable à la loi, indépendamment de la per­sonne de leur chef. Lui seul sait, ou est supposé savoir, ce quidoit être. Les Indiens ne sont pas dans une disposition analo­gue vis-à-vis de leurs propres meneurs, dont le compor­tement tranche d'ailleurs, fortement, avec la façon d'être deschefs de lignages. Les chefs de maloca sont bien des meneurs,ils sont cc charismatiques» et incarnent évidemment quelquechose de la loi, mais rien dans cette loi ne les prédispose àjouir de leur position: ils n'en héritent pas, ils doivent lamériter, la conforter et la reconquérir en permanence. S'ilsen abusent ils ne peuvent plus en user: leurs dépendantsalors, simplement, se détournent d'eux.

Autrement dit, les chefs de maloca ne s'identifient pas insti­tutionnellement avec la loi, ils en sont séparés et font deuxavec elle, leur rencontre est précaire: l'unité magique de laloi et du corps du meneur, qui constitue l'alchimie du pou­voir institué de tous les maîtres du monde, leur demeureinaccessible. Enfin, l'ensemble des meneurs d'une populationamérindienne quelconque ne constitue pas une collectivité

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de dominants, au contraire des maîtres de lignages. Logi­quement, ces meneurs-là ne prennent pas d'esclaves ...

Toute la question évidemment, serait de comprendrepourquoi le mode de reproduction sociale lignager s'accom­pagne d'une configuration symbolique de l'autorité qui estcelle du maître (incarnation instituée de la loi, corrélatived'une soumission sociale du travail), et non pas les modes dereproduction sociale souvent observables en Amazonie. Lamise en perspective proposée ici offre, peut-être, quelquespistes; y compris pour comprendre les conséquences diffé­rentes du «contact» historique entre le colonisateureuropéen et les populations africaines ou américaines. Iln'était pas facile en effet, pour les Européens, de s'approprierle travail des membres d'une collectivité où ce derniern'avait pas déjà été préalablement saisi dans une liaison libi­dinale qui en faisait un s.ervice obligé - dans la configurationcommune de la dette. A moins de détruire cette société, oud'en extraire les membres pour en faire des esclaves (dont laréputation d'ailleurs, était médiocre). Les colonisateurs eu­rent d'autres alternatives en Afrique...

Mais pour revenir à la question du style, il faudrait main­tenant préciser ma pensée: il conviendrait de dire en fait,plus justement, que la métaphore du Nom-du-Maîtren'opère pas, dans l'ordre symbolique, au sein des popula­tions amérindiennes qui retiennent notre attention: c'est-à­dire que le meneur et la loi y demeurent séparés. Je soutien­drai alors cette intuition devant mon collègue : le mystère del'étonnante revendication d'autonomie individuelle, qui se litdans le regard et la façon d'être de ces gens, gît dans le creuxde cette structure. J'irai plus loin, car je supposerai que c'estégalement cette absence de la métaphore du Nom-du-Maître(la séparation du meneur et de la loi), qui a troublé des géné­rations d'anthropologues américanistes, qui l'a fasciné

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comme elle m'a fasciné moi-même l• Car nous avons tous

grandi dans un monde, la «modernité », dont l'opérationsymbolique fondatrice consiste précisément dans la censuredu Nom-du-Maître (la séparation du dominant et de la loi,cette fois), dont les Indiens nous renvoient un étrange écho.

« Il existe pourtant des dominants dans la vie moderne »,remarque mon interlocuteur. Certes, mais les capitalistesmodernes ne sont pas des maîtres: ils n'ont que faire du« charisme» et de l'amour de ceux qui travaillent pour eux2

La légitimité moderne est justement fondée, tout au con­traire, dans le fait que ces dominants-là se prévalent d'une loiséparée d'eux-mêmes, réputée égale pour tous, dominants etdominés - cette séparation devrait d'ailleurs être regardéecomme la ,matrice symbolique de ce qu'on appelle au­jourd'hui l'Etat de droit, où les dominants et la loi, là aussi,font deux. La censure du Nom-du-Maître ne s'est pas réali­sée sans douleur dans notre Histoire: l'ère des Lumières,succédant à l'âge des bûchers, annonça aussi celle des Ré­volutions. Par ailleurs, la censure n'annule jamais le désir, eton sait que des forces obscures continuent de travaillerstructurellement les démocraties de l'intérieur. Elles furentassez puissantes en Europe, au fil de ce siècle, pour avoirrenversé l'interdit et satisfait le désir de maître, en lui don­nant figure abjecte ... Dès lors - et je rassure mon collègue,car c'est à ce point que je voulais en venir -, quel sentimenttraverse nos esprits de «modernes », lorsque nous rencon­trons les membres d'une population (une petite «cité» enforêt), où il semble que, comme chez nous, la métaphore duNom-du-Maître n'opère pas? Quand, en outre, l'absence de

1. Cette situation a nourri une tradition américaniste originale de ré­flexion sur le pouvoir, en particulier chez Clastres P., La Société contrel'État, Minuit, Paris, 1974.2. On peut douter, à cet égard, que les dominants sud-américains soientdes capitalistes «modernes JO. L'expérience de la modernité n'est pasidentique chez un anthropologue brésilien, japonais, français ou nord­américain.

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cette métaphore semble n'entraîner aucun «malaise» parti­culier «dans la civilisation» des Indiens, car elle ne résultepas comme chez nous, de l'effet d'une censure? La méta­phore semble, simplement, ne pas être advenue dans l'ordresymbolique.

En tout état de cause, et sur ce point nous seronsd'accord: les modernes éprouvent en compagnie des In­diens l'effet de la même puissance individualisante, quirésulte d'une séparation pareille de la loi. La séparation est denature différente chez eux et chez nous, puisqu'elle s'effectueà l'encontre des meneurs chez les Indiens, et à celui desdominants chez les modernes. Mais dans tous les cas, par desvoies différentes, les uns et les autres récusent la maîtrise: niles meneurs amérindiens, ni les dominants modernes nepeuvent s'identifier à la loi pour s'en faire le vecteur institué.Les deux populations se présentent identiquement commeun rassemblement de Moi où chacun se trouve renvoyé àlui-même comme à son propre maître. De ce point de vue,Indiens et modernes composent tout uniment des collectivi­tés de petits maîtres, où chacun ne s'en reconnaît aucunautre à l'extérieur de lui-même. Eux et nous, par des voiesdifférentes et malgré tout ce qui nous sépare, sommes en cesens «individualistes ». Ce style-là, mon collègue américa­niste serait bien en peine de le rencontrer en Afriquelignagère.

Nous aurions beaucoup à discuter alors, par exemple,pour réinterpréter ensemble la fiction théorique du «bonsauvage» des Lumières, en mettant en évidence le lien quiexiste peut-être entre ce mythe étrange, et la formidableopération de censure du Nom-du-Maître que les penseurs duXVIIIe siècle ont formalisé en Europe: nous pourrionscomprendre par exemple, pourquoi les philosophes ontsouvent fait habiter leurs sauvages en Amérique, plutôtqu'en Afrique ...

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Ces histoires de «bon sauvage» rappelleront peut-être aucollègue américaniste cet article où E. Viveiro de Castro l

décrit le désarroi des jésuites dans leur œuvre d'évan­gélisation auprès des populations amérindiennes. Viveiro deCastro rapporte la réflexion d'un prêtre sur les effets del'action pastorale de sa congrégation en Chine et en Améri­que du Sud. Le prêtre regrettait, dit-il, que la diffusion de laBonne Parole en Extrême-Orient nécessitât, bien souvent,l'engagement de guerres longues et cruelles. Mais il se félici­tait néanmoins qu'une fois passée et gagnée la guerre, laparole du Dieu unique se perpétuât de génération en généra­tion : une nouvelle communauté chrétienne finissait tout demême par éclore, le signifiant monothéiste était alors dura­blement installé dans le dispositif symbolique despopulations converties.

Cette réflexion nous intéresse, dirait mon collègue, car encontrepoint, le même jésuite évoquait l'aisance avec laquelleles populations amérindiennes se convertissaient par centai­nes, du jour au lendemain et dans la bonne humeur. Maisc'était pour déplorer aussitôt, évidemment, que deux joursplus tard les mêmes populations semblaient tout ignorer desexigences de la loi nouvelle qui était réputée les habiter ausoir de leur baptême; comme si elles avaient tout oublié. Enfait, le négoce symbolique des jésuites marchait très mal enAmazonie: le signifiant des chrétiens n'engendrait rien quivaille, durablement, chez les Indiens.

Je conçois volontiers, pour ma part, que le signifiant mo­nothéiste ait rencontré quelque difficulté pour trouver saplace au sein d'une structure symbolique où la métaphore duNom-du-Maître n'opérait pas. La censure de ce nom, forma­lisée en Europe par les Lumières, n'avait-elle pas conduit sespromoteurs à envisager conjointement de congédier saprojection commune et universelle dans la chaîne des signi­fiants où s'ordonnent les Idéaux de Nous: tuer Dieu lui-

1. Viveiro de Castro E " «0 Màrmore e a Murta: Sobre a lru:onstâru:ia t!IlAlma Salvagem », Revista de Antropologia 35, Slio Paulo, USP, 1992, p. 21-74.

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même? Or il se trouve <J.ue la métaphore opérait bien enChine (comme en Afrique), même si d'autres signifiants quele Dieu des chrétiens en occupait déjà la place : pour les enchasser, il suffisait en effet de faire la guerre. L'affaire étaitmilitairement coûteuse, mais symboliquement plus aisée, carla place, du moins, était toute prête pour le signifiant, toutechaude. Et une fois installé, bien calé, le Dieu des chrétiensne bougeait plus.

En revanche, il semble que les malheureux jésuites, quitrimbalaient obstinément leur signifiant divin parmi lesAmérindiens, n'aient tout simplement trouvé nulle part oùl'accrocher dans la structure symbolique à laquelle ilss'attaquaient. Ils excellaient, partout ailleurs, dans ces opéra­tions de chirurgie symbolique, mais cette fois il y avait un os.Ils ne savaient ni où ni comment effectuer leur greffe, ensorte qu'elle revêtît quelque signification aux yeux des In­diens, et que ces derniers s'abstinssent de rejeter le divingreffon comme un hochet. Certains jésuites finirent tout demême par trouver une solution, de façon tout empirique: ilsuffisait d'asservir les Indiens. Il suffisait de retrouver lescoordonnées de toute maîtrise en effet: amour, travail, etmise en forme de la menace de mort. Alors seulement leschrists demeuraient fermement cloués sur leurs croix, etleurs images commençaient d'inspirer, à l'esprit de ceux quiles regardaient, le balbutiement d'une prière.

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Impression et façonnage par

1 III , 1 1 III E IlE

FRANCE~CAHORS

N° d'impression: 61862 FFDépôt légal: février 1997

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Christian Geffray

Le orn du MaîtreContribution à l'anthropologie analytique

Comment la psychanalyse peut-elle intéresser les sociologueset les anthropologues .)

C'est la question à laquelle Christian Geffray essaie derépondre il partir de fragments d'enquêtes anthropologiques- de la guerre civile mozambicaine aux formes de servitudeen Amazonie. On verra que, paradoxalement, alors que lescatégories de la psychanalyse son! entrées pour lui en réso­nance avec les situations observées sur le terrain, il n'est par­venu à assigner ses limites au champ de la psychanalyse quedans la mesure où son argument sociologique est venu se fon­der dans le discours de Freud et de Lacan.On voit alors que ce qui sépare l'objet des sciences socialesde celui de la psychanalyse renvoie à tout autre chose qu'àJ'opposition entre individu et société, ce paradigme du bonsens en sciences humaines dont l'effet d'occultation frappeparfois les psychanalystes autant que les sociologuesLe projet de faire sa place, un jour, à la réflexion des sciencessociales dans le discours de la psychanalyse satisferait finale­ment larnbition de l'anthropologie des philosophes ... maisce serait pour la soustraire du même coup il la philosophie.

120 F

1111111111111111111111119 782910 729196

ISBN 2-910729-19-2