roland barthes par roland barthes ou le demon de la totalite

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    Claude COSTEUniversit de Grenoble

    Traverses 19-21 (Centre .CRI.RE)

    Du fragment la totalit

    Quand il parat en 1975, Roland Barthes par Roland Barthes fonde cette ligne dautoportraits qui connatra un tel dveloppement dans la littrature fran-aise contemporaine1. Par ltoilement dune centaine de fragments classs selon lordre alphabtique, Barthes voque principalement son uvre et sa vie intellectuelle, non sans mnager une place importante son enfance et quelques traits plus intimes. Fini le temps des Mmoires doutre-tombe ou mme de lautobiographie plus ironique, mais trs compose, que reprsen-tent Si le grain ne meurt de Gide ou Les Mots de Sartre. Cest dsormais le fragment qui devient loutil le plus efficace pour chercher se dire au public des lecteurs. Mais comment faut-il entendre le mot fragment dont Barthes fait un usage rcurrent et quil confond souvent avec forme brve et cri-ture discontinue ? Pour en rester une apprhension simple, on dira que tout fragment entre ncessairement en relation avec une forme de totalit, mais que cette totalit est absente (ce qui distingue le fragment de la sim-ple partie). Hraclite ou Pascal nont pas crit de fragments : cest la vie ou lhistoire qui se sont charges de compromettre lintgrit de luvre, perdue chez le premier, jamais atteinte par le second. Sans lien avec les injures du temps, la fragmentation relve aussi dun geste de lauteur. De subi, le frag-ment devient alors le produit dune volont cratrice qui construit une sorte

    1. Roland Barthes par Roland Barthes [1975] (Dsormais abrg : RB), Seuil, crivains de toujours , 1995.

    Roland Barthes par Roland Barthesou Le dmon de la totalit

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    de simulacre, sans cesser de penser luvre en relation plus ou moins troite avec une ide de totalit. Quelle soit perdue (la plnitude du verbe divin selon Derrida), quelle soit venir (le rve mallarmen du Livre) ou quelle soit tout bonnement refuse (pour des raisons qui restent claircir), la totalit est ncessaire pour faire exister le fragment comme fragment et le distinguer de la citation, de lextrait ou de la simple forme brve (la maxime existe par et pour elle-mme, comme totalit ou comme partie dun recueil).

    De ces trois formes de totalit absente, qui, dailleurs, ne sexcluent pas lune lautre, on trouverait les traces dans le texte de Barthes. Mais cest incontestablement la troisime, la totalit refuse, qui simpose avec la plus grande vidence. En effet, quest-ce que le fragment pour Barthes sinon le moyen de manifester son rejet de la totalit formelle, rhtorique, cest--dire de toutes ces critures du continu que sont le rcit, le trait ou la dissertation ? Rflchissant sa propre potique, Barthes exprime clairement ce refus dune totalit factice, illusoire, et prfre le fragment, selon le mot dordre gidien, parce que lincohrence est prfrable lordre qui dforme ( Le cercle des fragments , RB, p. 89. Une fois encore, lennemi, cest l Imaginaire , notion quil faut prendre dans un sens trs large, mi-chemin de La Rochefoucauld et de Lacan, et que lon pourrait dfinir comme la reprsentation illusoire de soi-mme (et au-del comme toute forme de reprsentation se donnant pour la ralit). Proche de la btise flaubertienne ou de la mauvaise foi sartrienne, lImaginaire apporte au sujet le repos dune identit fige, le confort dune totalit sur mesure auquel lcriture fragmentaire oppose sa puissance de dnonciation (lclat rcuse le portrait) et desquive (le discontinu retarde le retour invitable de lImaginaire). En dautres termes, quand tant dautres crateurs chantent la mlancolie du fragment, la nostalgie ou lespoir de la totalit perdue, Barthes cultive une forme dcriture qui, ici et maintenant, garantit le double bonheur de la surprise et de la libert. Laffaire semble donc dfinitivement close

    Pourtant, malgr les lieux communs de la critique, malgr les dclara-tions les plus claires de lauteur, Barthes na jamais renonc la totalit Si lon considre ses dernires uvres, le temps de la fragmentation semble mme termin. Le continu rhtorique fait sa rapparition dans La Chambre claire, uvre qui, loin de lordre alphabtique, se prsente comme une vrita-ble qute de lessence photographique dans le sillage vident de la Recherche proustienne. De la mme manire, La Prparation du roman2, rompant avec lorganisation a-systmatique des cours prcdents, suit le cheminement

    2. R. Barthes, La Prparation du roman I et II, Cours et sminaires au Collge de France (1978-1979 et 1979-1980), Texte tabli, annot et prsent par N. Lger, Seuil/IMEC, Traces crites , 2003.

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    dune autre forme de qute : le professeur se met dans la position dcrire un roman, et ce sont les diffrentes tapes de cette aventure que les auditeurs ont pu suivre de sance en sance. Mais le dmon de la totalit nobsde pas seulement le tout dernier Barthes . Ds Roland Barthes par Roland Barthes, en effet, le dsir de totalit hante luvre, sans remettre en cause sa structure fragmentaire. Pour assumer pleinement ce paradoxe, faut-il dj chercher du ct du roman ? La phrase introductive ( Tout ceci doit tre considr comme dit par un personnage de roman ), les rfrences Balzac, Flaubert ou Proust pour voquer son propre roman familial , installent le genre lhorizon du texte comme une lointaine puissance tutlaire. Mais lhorizon seulement : malgr sa sduction, malgr le poids de la fiction et de linter-textualit, le roman reste encore un contre-modle, condamn pour ce qui le constitue en essence, le rcit.

    En 1975, Barthes se tient encore au seuil du roman . Cest donc ailleurs quil convient de chercher le fantme de la totalit. Venu cette fois-ci de luvre antrieure, le panorama soffrirait-il comme la solution ? Tantt pris au sens propre (dans La Tour Eiffel 3), tantt au sens figur (dans Le Degr zro de lcriture), le panorama renvoie chez Barthes livresse des sommets et des grandes ouvertures. Du haut de la tour Eiffel, la ville de Paris soffre au regard dun spectateur qui se laisse griser par lillusion de comprendre le monde, cest--dire de lembrasser des yeux pour le rendre intelligible. Les premiers chapitres du Degr zro de lcriture proposaient dj une autre forme de panorama quil faut prendre cette fois-ci dune manire plus abstraite. Comme on sen souvient, Barthes se lance dans une vaste reconstitution his-torique, traant des lignes droites, ouvrant des perspectives qui permettent dembrasser tout le XIXe sicle et de lui donner forme par la pense. On nest pas si loin de la prface de Cromwell ou des Mots et les choses : Barthes comme Hugo ou Foucault sabandonne livresse de lintelligibilit, mme si lon apprend des horreurs sur la mort de lhomme ou la fin des civilisations. Pour accompagner cette vue cavalire, cette troue heureuse dans le massif de lhis-toire, le mot euphorie revient de faon rcurrente dans Le Degr zro de lcriture : il apporte une tonalit positive dans la qute impossible de cette criture non marque, de cette criture blanche qui passerait pour lImmacu-le Conception de la littrature.

    Que reste-t-il de cette euphorie du panorama dans Roland Barthes par Roland Barthes ? De toutes ces manifestations, gographiques ou mtaphori-ques, le livre fragmentaire se contente de recueillir quelques dbris, comme dans Phases (RB, p. 129) o lauteur dresse et commente le tableau des

    3. La Tour Eiffel [1964] (Dsormais abrg TE), texte de R. Barthes, photographies de A. Martin, Delpire, CNP/Seuil, 1989.

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    grands moments et des intertextes de sa carrire. Le ton peut se montrer plus ironique quand il sagit de jeter un regard rtrospectif sur telle tape du parcours :

    Mme dans sa phase structurale, o la tche essentielle tait de dcrire lintel-ligible humain, il a toujours associ lactivit intellectuelle une jouissance : le panorama, par exemple, ce quon voit de la tour Eiffel (TE, p. 64) est un objet la fois intellectif et heureux : il libre le corps dans le moment mme o il lui donne lillusion de comprendre le champ de son regard. ( Lide comme jouissance , RB, p. 97)

    On retrouve la mme ironie, un peu plus amre, dans le fragment Emploi du temps . Aprs avoir numr tous les vnements de sa journe dcrivain en vacances, Barthes conclut sans mnagement devant un si beau panorama et une si cette belle perspective :

    Tout cela na aucun intrt. Bien plus : nous seulement vous marquez votre appartenance de classe, mais encore vous faites de cette marque une confidence littraire, dont la futilit nest plus reue : vous vous constituez fantasmatique-ment en crivain ou pire encore : vous vous constituez. ( Emploi du temps , RB, p. 79)

    Bref, du panorama, on tombe dans lImaginaire Quant au sens propre du mot, il se contente dune petite apparition avec le tramway Bayonne-Biarritz dont le trajet permet de dcouvrir un beau panorama sur le Pays basque ( La baladeuse , RB, p. 54). Tout cela pse bien peu, il faut se faire une raison : le panorama a fait son temps et le roman hsite encore se propo-ser comme modle structurel. Consubstantielle au fragment, la totalit dans Roland Barthes par Roland Barthes est donc chercher ailleurs.

    Le sentiment de lexistence

    Le monstre de la totalit : cest sous ce titre presque provocateur que Barthes dcide de terminer son autoportrait en clats. Si le premier para-graphe du fragment correspond une vision ngative et attendue de la totalit comme monstre, le second surprend par un tournant de pense et dcriture, aussi tardif quefficace :

    Autre discours : ce 6 aot, la campagne, cest le matin dun jour splendide : soleil, chaleur, fleurs, silence, calme, rayonnement. Rien ne rode, ni le dsir, ni lagression ; seul le travail est l, devant moi, comme une sorte dtre universel : tout est plein. Ce serait donc cela, la Nature ? Une absence du reste ? La Tota-lit ? (RB, p. 1564)

    4. Voir galement la lgende, p. 32 : Le dlice de ces matines U. : le soleil, la maison, les roses, le silence, la musique, le caf, le travail, la quitude insexuelle, la vacance des agressions

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    Quand tout le livre semblait emport par leuphorie de lcriture frag-mentaire, prendre cong du lecteur avec le mot totalit ne manque pas de surprendre. Dpourvu de valeur conclusive, mais dernire impression laisse par le texte, le fragment final, cest le moins quon puisse dire, ne livre pas immdiatement son sens. Comme souvent chez Barthes, la signification se construit par un jeu dchos, sclaire par les diffrentes reprises et variations dun mme mot ou dune mme formule. Quelques pages plus haut, une parenthse, en glosant le etc. qui clt la srie des anamnses5, apprhendait dj la nature comme lespace par excellence de la suffisance et de la plni-tude : Etc. (Ntant pas de lordre de la Nature, lanamnse comporte un etc. .) ( Pauses : anamnses , RB, p. 102). La prcision est parfaitement claire : dun ct les souvenirs qui reviennent sans fin la conscience, de lautre, la Nature qui se prsente comme une totalit indpassable, comme limage mme de la perfection. Quasi contemporain du livre, le sminaire sur Le Discours amoureux revient, dans un contexte diffrent, sur la mme rf-rence : (le etc. compte beaucoup. Rappelons-nous Valry : dans la nature, il ny a pas de etc. Tout ordre qui comporte un etc. nest pas dans la Nature, disons le Rel. Etc. : mot de lImaginaire)6. La rfrence valrienne est suffisamment insistante pour ne pas manquer dintriguer le lecteur.

    Dun texte lautre, comme par cho et par diffraction, un nouveau sys-tme homologique se met ainsi en place : la Nature soppose dsormais lImaginaire et la Totalit lIncompltude. Or, pareille quivalence, qui reste encore mystrieuse, vient remettre en cause ou complexifier une relation qui semblait exclusive dans Roland Barthes par Roland Barthes : jusquici, limage, globale, totalitaire et mensongre, lcrivain tentait dchapper par une double activit de fragmentation et de multiplication. Par la pulvrisa-tion du texte, par le refus de classer les fragments, sinon selon le code alphab-tique, Barthes luttait contre la puissance dune totalit imaginaire qui cherche imposer lillusion des essences. Mais voici que sans contredire le chant prin-cipal, une autre musique se fait entendre : lanc comme une flche du Parthe, au moment de fermer le livre, le mot totalit donne limpression que la pense bascule dans une nouvelle dimension et ouvre une autre relation possi-ble entre la totalit qui opprime et la fragmentation qui sauve. Autrement dit, dans le monde chatoyant de Barthes, une totalit peut en cacher une autre

    Cl manifeste de cette nouvelle attitude, le mot Nature recoupe de nombreuses acceptions. Entre la nature comme ngation bourgeoise de

    5. Comme une pause au milieu du livre, Barthes numre une srie de souvenirs denfance.6. Le Discours amoureux. Sminaire lcole pratique des hautes tudes 1974-1976 suivi de

    Fragments dun discours amoureux : indits, prsentation et dition de Cl. Coste, Seuil, Traces crites , 2007, p. 204.

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    lHistoire et les paysages du Sud-Ouest chers Barthes7, le mme mot dsi-gne des ralits si diffrentes quun dtour par luvre de Rousseau permettra sans doute dy voir un peu plus clair. Comme on sen souvient, lauteur des Rveries du promeneur solitaire se lance dans une qute du bonheur dont le contact avec la nature apparat comme une des voies daccs privilgies. Or, ce nest pas un hasard, Barthes revient souvent dans son uvre sur ce texte qui manifestement le fascine. Ds 1944, dans Existences, la revue des tudiants du sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet, il publie Plaisir aux classiques , un texte capital qui, dune certaine manire et en vitant toute perspective tlologique, vaut comme matrice dune grande partie de son uvre venir. Que lit-on en effet ? Aprs un vif loge des classiques , Barthes propose une anthologie de citations, dont un clbre passage tir de Rousseau. Tout lycen franais se souvient bien de laccident de la rue Mnilmontant racont dans la Seconde Promenade : parti pour herboriser, Rousseau remonte la longue rue parisienne, ne parvient pas viter un chien danois dboulant toute vitesse, svanouit aprs une chute et se rveille peu peu, reprenant conscience sur un mode euphorique. Voici la citation retenue par Barthes et appele un bel avenir dans son uvre :

    La nuit savanait. Japerus le ciel, quelques toiles, et un peu de verdure. Cette premire sensation fut un moment dlicieux. Je ne me sentais encore que par l. Je naissais dans cet instant la vie ; et il me semblait que je remplissais de ma lgre existence tous les objets que japercevais8

    Cette exprience singulire de bonheur revient dans de nombreux autres passages des Rveries au bord du lac de Bienne, en particulier, que Rousseau dcrit au cours de la non moins clbre Cinquime promenade (ou devant le feu de Milord Edouard dans La Nouvelle Hlose). Do provient cette douce euphorie, la fois si familire (chacun peut la connatre) et totalement atypique (par sa raret) ? Heureux de se retrouver au contact de la nature, berc par le rythme des vagues du lac de Bienne ou tourdi par sa chute, Rousseau dcouvre, ce quon appellera : le sentiment de lexistence. Quand le cogito cartsien repose sur la clbre formule : Je pense, donc je suis , le sujet rousseauiste se reconnatrait plutt dans un Je sens, donc je suis ou,

    7. Commence alors la grande lumire du Sud-Ouest, noble et subtile tout la fois ; jamais grise, jamais basse (mme lorsque le soleil ne luit pas), cest une lumire-espace, dfi-nie moins par les couleurs dont elle affecte les choses (comme dans lautre Midi) que par la qualit minemment habitable quelle donne la terre. Je ne trouve pas dautre moyen que de dire : cest une lumire lumineuse. R. Barthes, La lumire du Sud-Ouest , uvres compltes, t. V [1977-1980], nouvelle dition revue, corrige et prsente par . Marty, Seuil, 2002, p. 331.8. Plaisir aux classiques , uvres compltes, t. I (1942-1961) nouvelle dition revue, corri-

    ge et prsente par . Marty, Seuil, 2002, p. 64.

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    mieux encore, dans un Je sens que je suis . Dbarrass de tous les attributs (Barthes aurait dit les adjectifs ), la conscience sallge et le sujet, ignorant tout de lui hors sa pure existence, ne sapprhende plus que par la sensation dtre. Cette conscience trs particulire, qui lie inextricablement le sujet et le monde, mais dcante lun et lautre de tous les bruits parasites, de tous les etc. , fonde le bonheur sur une plnitude, sur une totalit que le moindre vnement de la vie vient, bien sr, mettre mal : interrompant lextase, le rveil est rapide et le bonheur senfuit.

    deux sicles de distance, le dernier paragraphe du Roland Barthes par Roland Barthes dialogue implicitement avec le texte de Rousseau et sa douce euphorie. Mais dautres textes ne sont pas en reste. Les notes de cours sur Le Neutre, habites par le rve dune vie sans histoire, par le dsir dchapper la tyrannie de lantithse et du paradigme, citent nouveau la description du rveil Mnilmontant9 et consacrent de longues pages la paix du lac de Bienne, sans faire rfrence, il est vrai, au sentiment de lexistence10 . De 1944 1978, Barthes se contente de citer ou de dcrire. Il faudra attendre un de ses derniers textes, un article publi par le journal Le Monde, pour non seulement retrouver le mme passage une fois encore, mais pour lire le long commentaire que Barthes stait refus jusqualors. Voici lintgralit de cette analyse, reformulation lointaine la fois du commentaire de Rousseau et de la fin de Roland Barthes par Roland Barthes :

    Voil dun mot, un soir doctobre 1776, le sujet dconstruit (comme on dit maintenant) : lego est bien l, mais cest pour mieux dire quil se quitte, sexpulse de la conscience pleine, se porte au bout de lui-mme, l o il se dissout dans le moment : cest le moment qui est subjectif, individuel, ce nest pas le sujet, lindi-vidu : thme encore si obscur (tout un devenir devant lui) quon le voit travaill, aujourdhui, courageusement, par Deleuze. Plus encore : le classicisme entrane la notation de Rousseau dans une sorte de sur-avant-garde , fait entendre la musique de quelque chose que nous ne connaissons pas encore : labandon de tout paroxysme, lloignement de cette violence de langage, que nous croyons moderne , et qui nest rien dautre que le refoulement dune valeur pourtant bien connue dautres civilisations (je pense lOrient) : lexistence minimale : car exister ne se sent pas forcment dans la violence, mais aussi dans ce peu de ciel, dtoiles, de verdure, qui permit Rousseau de partir , cest--dire de raconter. Car voici de nouveau le Rcit, et voici de nouveau la question moderne qui nous est pose ou la contrainte qui nous est rappele : comment crire sans ego ? Cest ma main qui trace, non celle du voisin. Pour dire que je quitte ce sujet classique, dont je ne veux plus, qui nest plus possible, je dois le retenir encore un instant, linstant dune phrase11.

    9. Le Neutre. Cours au Collge de France (1977-1978), texte tabli, annot et prsent par Th. Clerc, Seuil/IMEC, Traces crites , 2002, p. 29-30.10. Ibid., p. 180-181.11. Deux nous , OC V, p. 455.

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    Cette belle paraphrase (au sens musical) du texte de Rousseau sinscrit dans lvolution des rapports de Barthes et de la modernit . Quand il dcouvre que lego nest plus possible , le lecteur se souvient du quasi-aphorisme figurant dans le long article consacr au peintre Rquichot : tre moderne, cest savoir ce qui nest plus possible 12. La modernit , on le sait, affectionne les interdits et les formules ngatives Mais le temps o lon dcidait de ce qui est possible et de ce qui nest plus possible semble bien termin pour Barthes. Mme sil nest pas question de renouer avec une conception classique du sujet, cest--dire avec une conception qui ne sait rien de linconscient, de lidologie ou de limaginaire, le ton a chang, les propos diffrent sensiblement de lattitude arrogante et assertive de lavant-garde. Sans renoncer tre moderne, Barthes plaide pour un retour du sujet dont lambigut de certaines formulations voile la pleine piphanie. Dans le sillage dun Rousseau revisit, Barthes renonce la violence de la modernit, de la modernit comme violence, et dans le prolongement de ce non-vouloir-saisir13 , cest une vritable rhabilitation de la subjectivit quil nous propose. Il suffit de relire la toute fin du texte pour sentir linstabilit et le non-dit de la formulation :

    Car voici de nouveau le Rcit, et voici de nouveau la question moderne qui nous est pose ou la contrainte qui nous est rappele : comment crire sans ego ? Cest ma main qui trace, non celle du voisin. Pour dire que je quitte ce sujet classique, dont je ne veux plus, qui nest plus possible, je dois le retenir encore un instant, linstant dune phrase.

    Si lon suit la citation pas pas, on commence avec une note ngative : le Rcit, invitable et indsirable, cette fatalit de toute criture quil convient de retarder aussi longtemps que possible 14. Puis, au regret succde le dfi ( comment crire sans ego ? ) lanc par la modernit tout crivain : il faut absolument viter de sombrer dans le lyrisme, lgotisme et tous les piges dune affirmation identitaire de sa subjectivit. Lego apparat bien encore comme lennemi ou du moins comme lpouvantail fuir. Mais, la modalit interrogative, en mme temps, ne vient-elle pas inflchir le sens ? La question ne pourrait-elle pas se lire dune autre manire, en totale contradiction avec la premire interprtation ?

    Lambigut de la formulation rvle lambivalence de Barthes lgard de ce fameux ego dont personne ne veut plus. En effet, le comment crire ? na pas besoin dtre beaucoup sollicit pour tre entendu comme une

    12. Rquichot et son corps , uvres compltes, t. IV (1972-1976), nouvelle dition revue, corrige et prsente par . Marty, Seuil, 2002, p. 397.13. La formule apparat dans Fragments dun discours amoureux (Seuil, 1977). Elle dsigne

    lattitude du sujet amoureux qui renonce exercer le moindre pouvoir lgard de lobjet aim. 14. Le mot Rcit dsigne sans doute toute construction, quelle soit narrative ou analytique.

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    affirmation que lon interprtera ainsi : il est impossible dcrire sans faire une part lego La suite du texte semble justifier une interprtation qui para-trait encore bien hasardeuse. Linterrogation sur le mot ego est immdia-tement suivie dune phrase trs courte affirmant la singularit de toute main qui crit et du corps qui la prolonge Dabord condamn, puis presque jus-tifi, lego fait un retour dtourn par le biais du mot corps qui lui donne une forme acceptable, diffrente la fois du sujet cartsien et du fameux a parle , cette vritable scie dune modernit dont Barthes ne veut plus. Entre lvanescence du a et la consistance du vieil ego , Barthes refuse de choisir, prfrant dplacer la question vers une nouvelle apprhension de la subjectivit qui ne spare jamais la conscience et le corps, la conscience et le monde. Mais, surtout, grce au corps, cest bel et bien le sujet comme totalit qui se trouve restaur dans lombre honteuse dun ego qui na pas dit son dernier mot Cest ainsi que le texte se termine sur une belle conclu-sion indcise o le sens se cherche entre affirmation et rtraction, ncessit et regret, selon une pratique si ruse de lcriture que le lecteur se demande quoi sen tenir exactement. Parti du sentiment de lexistence de Rousseau, de cette forme si particulire de phnomnologie que proposent Les Rveries du promeneur solitaire, Barthes, bien loin de dconstruire (cest Deleuze qui est cit, non Derrida), reconstruit plutt le sujet ttons, et de dngation en interrogation, de rappel en nuance, impose une restauration qui nest pas loin du lapsus.

    La conscience de travail

    La rfrence rousseauiste claire le sens du mot nature en linscrivant dans une phnomnologie et une thique fondes sur le dsir dune vie sans bruits . Mais on ne peut rduire lattitude de Barthes cette poch si par-ticulire, qui nest plus suspension des savoirs anciens, mais leve des adjec-tifs, des qualits et des etc. , au profit dune conscience dcape de tout ce qui nest pas elle. Si leuphorie du sujet au contact du monde est palpable dans le dernier paragraphe de Roland Barthes par Roland Barthes, un autre mot, venu complexifier la situation, nous loigne de lunivers de Rousseau et dune apprhension purement extatique de la conscience dans le monde. Ce mot, on sen souvient peut-tre, est le mot travail : Rien ne rde, ni le dsir, ni lagression ; seul le travail est l, devant moi, comme une sorte dtre universel : tout est plein (RB, p. 156). Au cur dune description rous-seauiste de la nature et du bonheur, le texte de Barthes tire la qute de plni-tude et de totalit dans une autre direction. Il ne sagit plus comme lenfant

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    marocain15, dans Incidents, de vivre au ralenti, sur un mode quasi mystique ; il sagit de mnager une place laction, de trouver dans laction, et non plus seulement dans la contemplation, le moyen pour lhomme de saccorder au monde (cest la vieille affirmation de tous les humanismes depuis Aristote) et de se protger de lImaginaire (cest lobsession barthsienne).

    On a parfois dcrit Barthes comme un amateur, un dilettante ou un dandy. Les cinq tomes des uvres compltes, la publication des notes de cours et de sminaires16, limportance des archives encore inexploites conser-ves lIMEC, limmense fichier, construction de toute une vie intellec-tuelle, disent haut et fort que Barthes a beaucoup crit, beaucoup travaill et, si lon fait du travail la cl du bonheur, combien Barthes a connu de moments heureux Au sens rousseauiste du mot nature , il convient donc dajouter une autre signification, proche du mot travail , chacun de ces deux mots pouvant passer pour la mtaphore de lautre, grce une mme obsession de la plnitude ou de la totalit. la fin de la premire section, iconographique, de Roland Barthes par Roland Barthes, sont reproduites trois photographies montrant lauteur assis son bureau, dans diffrents lieux et des poques diffrentes. La lgende lve toute ambigut sur la valeur de cette configuration : Mon corps nest libre de tout imaginaire que lorsquil retrouve son espace de travail. Cet espace est partout le mme, patiemment adapt la jouissance de peindre, dcrire, de classer (RB, p. 44-45). En devenant acteur, le sujet cesse pour lui dtre un spectacle et un regard, cest--dire quil chappe lImaginaire qui vient la fois des autres (on me repr-sente) et de soi-mme (je me reprsente). Quand il travaille, le sujet bar-thsien trouve un parfait quilibre entre une conscience apaise, hrite de Rousseau, et une conscience active, qui ne dborde pas laction en train de se faire. Par un miracle sans cesse renouvelable, le travail permet ainsi de trou-ver la bonne position par rapport au monde et soi-mme, de mnager le bon recul, librant la pense tout en neutralisant limage. Tant quil marche devant Eurydice, lcrivain, tel un nouvel Orphe, ne sait pas qui il est et ce quil a fait ; tant quil travaille, lcrivain concide avec lui-mme, sappr-hende comme une totalit heureuse (je suis celui qui cris) et retarde autant

    15. Un gosse assis sur un mur bas, au bord de la route quil ne regarde pas assis comme ternellement, assis pour tre assis, sans tergiverser : Assis paisiblement, sans rien faire, Le printemps vient et lherbe, croit delle-mme. R. Barthes, Incidents, Seuil, 1987.16. Les trois cours au Collge de France (Comment vivre ensemble, Le Neutre, La Prpara-

    tion du roman), le sminaire sur Le Discours amoureux, donn lcole pratique des hautes tudes, sont parus au Seuil. Sont en prparation les sminaires sur le Fichier dauteur et sur Sarrasine17. LInstitut Mmoires de ldition contemporaine est situ lAbbaye dArdennes

    Caen.

  • ROLAND BARTHES PAR ROLAND BARTHES OU LE DMON DE LA TOTALIT

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    que possible le moment de se retourner ce moment du mauvais recul qui constitue luvre en uvre et le sujet en auteur.

    Dune certaine manire, Barthes en a beaucoup rabattu depuis lopti-misme des Mythologies. On se souvient de lopposition, mise en place dans Le mythe aujourdhui , entre le langage-objet qui agit sur le monde et le mtalangage qui se contente de le doubler dun commentaire analyti-que ou lyrique. Le premier usage correspond au bcheron qui transforme la fort, le second au pote qui chante les arbres, sans avoir prise sur eux. Apparemment condamn au mtalangage (il commente le monde), lintel-lectuel des annes 50 rve de faire de sa parole un outil qui lui permette dagir sur la ralit. Vingt ans plus tard, Barthes ne se pose plus avec la mme urgence la question de lengagement. Lopposition entre une parole active et une parole descriptive est penser dans le cadre nouveau de la lutte contre lImaginaire. Il ne sagit plus dopposer un langage qui transformerait le monde et un langage qui se contenterait de le dcrire. Pour Barthes, dsor-mais, cest au cur du seul mtalangage que tout se joue, comme sil avait dfinitivement fait son deuil des formes les plus militantes de lengagement. lopposition, ancienne, du langage-objet et du mtalangage corres-pond dsormais le couple antagoniste de la parole comme travail et de la parole comme image18.

    La totalit comme plnitude nat donc chez Barthes de ce quon appellera une conscience de travail . Grce elle, pour un temps toujours trop bref, le sujet chappe lImaginaire : celui qui travaille na pas dimage de lui, il est dans laction et non dans la reprsentation. Aprs Rousseau et son sentiment dexister, en arriverait-on Voltaire, lautre crivain dun couple comme les aime beaucoup lhistoire littraire franaise (larticle Deux nous porte sur une comparaison des deux clbres philosophes ) ? Tout lycen se souvient de Candide, de sa mtairie et de son fameux : le travail loigne de nous trois grands maux, lennui, le vice, et le besoin . Grce au travail, tout serait-il donc au mieux dans le meilleur des mondes ? Barthes connat bien ses classi-ques et le voil prt comme un autre cultiver son jardin , dans son bureau Paris ou Urt dans sa maison du Pays basque. Mais, en mme temps, rien nest jamais sr en ce monde et la plnitude comme la totalit sont sans cesse menaces dans leur existence. Et puisque cest le corps qui dfinit le nouveau sujet barthsien, cest un point du corps qui trahit la prcarit de ce bonheur si particulier. Voici ce quon peut lire dans le fragment Migraines :

    18. Comme Proust malade, menac par la mort (ou le croyant), nous retrouvons le mot de saint Jean cit, approximativement dans le Contre Sainte-Beuve : Travaillez pendant que vous avez encore la lumire. , R. Barthes, Longtemps, je me suis couch de bonne heure (OC V, p. 466).

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    Lorsque jai mal la tte, ce serait alors comme si jtais saisi dun dsir partiel, comme si je ftichisais un point prcis de mon corps : lintrieur de ma tte : je serais donc dans un rapport malheureux/amoureux avec mon travail ? Une manire de me diviser, de dsirer mon travail et den avoir peur tout la fois ? ( Migraines , RB, p. 113-114)

    Rvle par un mal physique qui affecte la tte, cest--dire le lieu symbolique de la vie intellectuelle, la fragilit de ce bonheur dpend dune premire cause, vidente : on ne peut travailler tout le temps. On sort du travail comme on quitte le rivage du lac ou comme on sort du sommeil : cest alors le moment de l aubade19 , le retour des soucis, des adjectifs et des etc. .

    Au-del de ce truisme, la migraine ouvre sur une ralit beaucoup plus dlicate, lie lhyperactivit de la conscience chez le sujet Barthes. Quand Rousseau senchante dune subjectivit qui habite le prsent avec lgret, Barthes parce quil aime le travail rvle en lui lexistence dune conscience perptuellement en veil, moins engonce dans la chaude matrialit du corps que celle du promeneur berc par le lac de Bienne. Proche en cela de Valry, hritier dune tradition franaise faite dautoanalyse et de lucidit triomphan-tes, Barthes a beaucoup de mal se laisser aller do la fascination quexerce sur lui le modle rousseauiste ou le modle oriental dune existence mini-male . La migraine et son malaise tmoignent de lobsession dun homme de tte qui noublie jamais de se poser la question du sens ( Quest-ce que a veut dire , RB, p. 133), qui existe constamment sur deux plans compl-mentaires, laction et le regard sur laction, au point de vivre cette situation comme une maldiction :

    Et cependant : au niveau de son corps, sa tte ne sembrouille jamais. Cen est une maldiction : aucun tat flou, perdu, second : toujours la conscience : exclu de la drogue et cependant la rvant : rvant de pouvoir senivrer (au lieu dtre tout de suite malade) ; escomptant autrefois dune opration chirurgicale au moins une fois dans sa vie une absence, qui lui fut refuse, faute dune anesthsie gnrale. ( Ma tte sembrouille , RB, p. 153)

    Fond sur une dfinition trs active et trs intellectuelle de la conscience, le bonheur li au travail se voit remis en cause par cette hyperactivit mme qui ne laisse ni rpit ni repos. Bien plus, en instaurant le sujet comme spectateur de lui-mme, la conscience cre une forme de recul propice la cration et la lucidit ; mais elle risque, galement, de privilgier le spectacle sur laction, limage du travail sur le travail et de rtablir lImaginaire au cur mme du processus qui tentait de la contenir. Quand on crit, en effet, mme si la tche est suffisamment absorbante pour viter davoir se retourner sur soi-

    19. Voir Rveil , lenseigne de la figure Laubade dans Fragments dun discours amou-reux, op. cit., p. 241 : RVEIL. Modes divers sous lesquels le sujet amoureux se retrouve, au rveil, rinvesti par le souci de sa passion.

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    mme et de dcouvrir lvanouissement dEurydice, le recul propre toute activit intellectuelle, le caractre imprieux de lhyperconscience risquent tout moment de sappliquer au sujet lui-mme, transform, malgr quil en ait, en spectacle, cest--dire en image sagement incluse dans un systme imaginaire. Quand il dclare, par exemple, Jcris classique , Barthes ne peut viter le retour de ladjectif (ici, classique ), offrant une reprsentation de lui la contemplation du lecteur. Toute conscience de travail emporte par le recul qui la caractrise se voit menacer de devenir une conscience du travail et par l mme de mettre fin au bonheur dune lucidit insouciante.

    Lecteur de Valry (la Jeune Parque se voit voir ), mais aussi de Lacan, Barthes se refuse tre dupe de sa propre clairvoyance. Le commentaire de deux photos du Roland Barthes par Roland Barthes semble entrer dans un dialogue secret avec un passage des Quatre Concepts fondamentaux de la psy-chanalyse, le sminaire de Lacan auquel il est souvent fait rfrence dans Le Discours amoureux. Contemplant son visage reproduit deux poques diff-rentes, Barthes sinterroge de la faon suivante :

    Mais je nai jamais ressembl cela ! Comment le savez-vous ? Quest-ce que ce vous auquel vous ressembleriez ou ne ressembleriez pas ? O le prendre ? quel talon morphologique ou expressif ? O est votre corps de vrit ? (RB, p. 42)

    Puis, aprs ce questionnement portant sur limpossible connaissance de soi, Barthes aborde la question du regard pour en arriver laporie du fameux voir voir :

    Vous tes le seul ne jamais vous voir quen image, vous ne voyez jamais vos yeux, sinon abtis par le regard quils posent sur le miroir ou sur lobjectif (il mintresserait seulement de voir mes yeux quand ils te regardent) : mme et surtout pour votre corps, vous tes condamn limaginaire. (RB, p. 42)

    Dans le lointain trs lointain sillage de linterrogation lacanienne sur lil et le regard20 , Barthes sait prendre ses distances lgard de la tradi-tion phnomnologique

    20. Nul besoin de nous reporter je ne sais quelle supposition de lexistence dun voyant universel. Si la fonction de la tache est reconnue dans son autonomie et identifie celle du regard, nous pouvons en chercher la mene, le fil, la trace, tous les tages de la constitution du monde dans le champ scopique. On sapercevra alors que la fonction de la tache et du regard y est la fois ce qui commande le plus secrtement, et ce qui chappe toujours la sai-sie de cette forme de la vision qui se satisfait delle-mme en simaginant comme conscience.

    Ce en quoi la conscience peut se retourner sur elle-mme se saisir, telle la Jeune Parque de Valry, comme se voyant voir reprsente un escamotage. Un vitement sy opre de la fonction du regard , J. Lacan, Le Sminaire Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte tabli par J.-A. Miller, Seuil, Le Champ freudien , 1973, p. 71.

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    La distance convenable

    Cest donc bien la question de la distance qui se pose : quelle distance faut-il se tenir de soi-mme et du monde pour agir sans transformer les choses en spectacle dessch et le sujet en frite21 livre la logosphre ? Une fois nest pas coutume, la leon vient des porcs-pics. Rflchissant la situation du sujet amoureux par rapport lobjet de son dsir, Barthes revient sur une parabole de Schopenhauer reprise par Freud dans ses Essais de psychanalyse :

    [] les porcs-pics, souffrant du froid, se rapprochaient alors les uns les autres, se piquant, sloignant et reconnaissant le processus cyclique : ces alternatives de rapprochement et dloignement durrent jusqu ce quils aient trouv une distance convenable22 o ils se sentirent labri des maux [] (la difficult : distance convenable : tautologie improductive)23.

    Comment se tenir labri des maux quand on est un porc-pic (mais la rponse ne nous intresse pas vraiment) ? comment se situer dans lespace social quand on est un amoureux ou tout individu confront la question thique ? Et pour revenir notre propos, comment la conscience de travail russira-t-elle prserver lquilibre entre recul et proximit ? Au fond, cest toujours la mme question formule sur tous les tons, selon les occasions ou les circonstances : quelle distance faut-il se tenir des autres et de soi-mme pour viter de sombrer dans la coalescence (je colle limage et sombre dans lImaginaire) ou dans un recul excessif (je me distancie tellement que je me transforme en spectacle, cest--dire, une fois encore, en objet de lImaginaire) ?

    21. Voir R. Barthes, Limage (OC V, p. 516-517) : Combat des systmes de langage : mtaphore de la ventouse. Revenons maintenant au combat des Images ( image : ce que je crois que lautre pense de moi) ; comment une image de moi prend-elle au point que jen sois bless ? Voici une nouvelle mtaphore : Dans la pole, lhuile est tale, plane, lisse, inso-nore ( peine quelques vapeurs) : sorte de materia prima. Jetez-y un bout de pomme de terre : cest comme un appt lanc des btes qui dormaient dun il, guettaient. Toutes se prci-pitent, entourent, attaquent en bruissant ; cest un banquet vorace. La parcelle de pomme de terre est cerne non dtruite, mais durcie, rissole, caramlise ; cela devient un objet : une frite. Ainsi, sur tout objet, le bon systme langagier fonctionne, saffaire, cerne, bruit, durcit et dore. Tous les langages sont des micro-systmes dbullition, des fritures. Voil lenjeu de la Mach langagire. Le langage (des autres) me transforme en image, comme la pomme de terre brute est transforme en frite. 22. Dans Comment vivre ensemble, son premier cours au Collge de France, Roland Bar-

    thes btit sa recherche partir dun fantasme, que cristallise le mot idiorrythmie . Ce mot, qui dsigne le mode de vie de moines rattachs un monastre mais vivant en marge de la communaut, renvoie toutes les formes de sociabilit qui tentent dharmonisent vie collec-tive et vie individuelle (Comment vivre ensemble Cours et sminaires au Collge de France (1976-1977), texte tabli, annot et prsent par Cl. Coste, Seuil/IMEC, Traces crites , 2002).23. Le Discours amoureux, op. cit. p. 452.

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    On est bel et bien confront la quadrature du cercle : quand on cherche dcrire la conscience par le biais trs banal dune mtaphore spatiale, on est rapidement soumis une insoluble contradiction. Parce que la conscience nexiste pas sans objet, parce que le sujet rousseauiste et barthsien investit tel ou tel aspect de la nature (le ciel, une branche) au point de se confondre avec lui et de concevoir la plnitude comme parfaite adhsion, la proximit appartient de plein droit lexercice de la conscience ; inversement, parce quil ny a pas de conscience sans recul, la distance entre galement de plein droit dans la constitution dune bonne relation au monde. Il ne sagit donc plus de choisir la distance contre la proximit ou de faire le choix inverse, mais de trouver le bon dosage qui permet dassurer un quilibre quasi impos-sible. Un terme, la fascination , exprime lui tout seul cet alliage de deux positions que le sens courant rend inconciliables. Quest-ce que la fascination en effet sinon cette relation paradoxale qui me tient coll un objet dont je me tiens distance ? Au fond, tre fascin (tant pis pour le paradoxe facile), cest adhrer de loin

    Mais le terme de fascination , souvent associ la btise de lamoureux, ne prend que rarement en charge le rve dun quilibre entre deux positions perues comme incompatibles. Il faudra trouver dautres mots pour dfendre le mme projet : sous la plume de Barthes, ce sera mditation qui concilie bien lintriorit et laction, ou sidration qui, dans le souvenir lointain de son tymologie, porte en lui tout un ciel toil. loppos donc de la coa-lescence , de la colle ou de l analogie , la plupart du temps connotes ngativement par Barthes parce quelles livrent le sujet pieds et poings lis lImaginaire, le mot mditation , dfaut dune solution, offre le rconfort dune verbalisation. Dans le texte liminaire de Roland Barthes par Roland Barthes, lauteur justifie ainsi le choix des photos qui ouvrent le volume :

    Lorsque la mditation (la sidration) constitue limage en tre dtach, lorsquelle en fait lobjet dune jouissance immdiate, elle na plus rien voir avec la rflexion, ft-elle rveuse, dune identit ; elle se tourmente et senchante dune vision qui nest nullement morphologique (je ne me ressemble jamais), mais plutt organi-que. (RB, p. 7)

    Cette citation extraordinairement dense brasse dans une seule phrase une multitude de termes apparemment contradictoires, renvoyant la distance ( dtach , objet , vision ), la proximit temporelle ou spatiale ( immdiate , jouissance ), mnageant la fois la prsence du sujet physiologique ( organique ) et le refus de vieil ego classique ( identit ).

    Hsitant choisir un des deux termes de loxymore (proximit distante), Barthes valorise finalement la distance, tant le vocabulaire de la proximit parat pjoratif dans son univers intellectuel. Quitte donner un peu le

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    tournis, ce sera donc sur la distance que se fondera un humanisme un peu naf, opposant clairement lhomme et le taureau :

    (Le taureau voit rouge lorsque son leurre lui tombe sous le nez ; les deux rouges concident, celui de la colre et celui de la cape : le taureau est en pleine analo-gie, cest--dire en plein imaginaire. Lorsque je rsiste lanalogie, cest en fait limaginaire que je rsiste : savoir : la coalescence du signe, la similitude du signifiant et du signifi, lhomomorphisme des images, le Miroir, le leurre cap-tivant. Toutes les explications scientifiques qui ont recours lanalogie et elles sont lgion participent du leurre, elles forment limaginaire de la Science.) ( Le dmon de lanalogie , RB, p. 50)

    Mais, dans ce bestiaire philosophique, la parabole des porcs-pics ne donnait-elle pas dj la rponse, indiquant clairement de quel ct penchait le choix de Barthes pour sortir de limpasse ? Comme on sen souvient, il sagissait bel et bien de trouver, non pas la proximit, mais la distance convenable , de dfinir le jeu qui relche et qui prserve le lien avec le monde et avec les autres.

    Dans Roland Barthes par Roland Barthes, la mme ide revient sans cesse, reformule de manire diffrente : si la btise concide avec la colle, si Bouvard et Pcuchet finissent par se transformer en copistes, il convient de miser fond sur le pouvoir de dprise qui caractrise la conscience et la pense, sur une pratique du ddoublement qui permet dchapper la coalescence. Les formules ne manquent pas : le sujet ddoubl (ou simaginant tel) parvient parfois signer son imaginaire ( Limaginaire , RB, p. 99) ; ou encore : Il suffirait de se voir bte pour ltre moins ( Bte , RB, p. 102). Mais le ton, on en conviendra, nest gure lenthousiasme Si une pratique trop confiante de la distance ouvre directement sur lImaginaire, Barthes sait bien quil ne lui reste plus qu entrer dans lespace du jeu, qu se confronter au simulacre, qu prendre ses distances avec la distance Ce qui revient faire la part du thtre, pour ne pas tre dupe de sa propre intelligence. Ainsi, Barthes va chercher thtraliser la conscience cratrice ce quil fait dans La Chambre claire (en reproduisant pour son lecteur les errances et les impasses de sa recherche) et, plus hyperboliquement encore, dans son dernier cours au Collge de France. De quoi sagit-il en effet dans La Prparation du roman ? Longtemps hostile au roman, puis fascin par un genre quil ne sait pas trop comment aborder, Barthes dcide de consacrer sa recherche la conscience cratrice du romancier, dont il restitue pas pas les diffrentes tapes. Au dlire de la Jeune Parque, le professeur prfre la dmarche plus ironique, plus hsitante de celui qui fait semblant de faire pour mieux comprendre, la fois, les secrets de la forme et le fonctionnement de sa propre crativit. Articulant citations et rfrences empruntes aux grands crivains (Flaubert,

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    Proust), mlant lensemble son propre regard et sa propre exprience, Barthes se met dans la position de quelquun qui va crire un roman. De cette thtralisation de la conscience, Barthes libre une double nergie : celle du professeur qui fait cours sur un fantasme obsessionnel et celle de lauteur qui crit son dernier livre cette Chambre claire quon peut lire comme une lointaine version d la Recherche du temps perdu

    coute24

    Mais le thtre ne va pas sans danger. En jouant efficacement avec les dcro-chements de conscience, il permet de mettre en scne la distance et dviter den tre dupe. En mme temps, prcisment parce quil est spectacle, le thtre nest pas loin de lhystrie. Menaante comme la btise, lhystrie se produit toutes les fois que je me donne en spectacle, prparant le retour dun Imaginaire triomphant. Une fois encore, que faire avec ce regard qui porte en lui la mort, comme Mduse ou Orphe ? Entre ralit et mtaphore, on sefforcera de lallger, de rendre la perception plus abstraite, moins figu-rative, comme nous le raconte Barthes propos dune conversation avec sa boulangre :

    Le temps quil fait : Ce matin, la boulangre me dit : il fait encore beau ! mais chaud trop longtemps ! (Les gens dici trouvent toujours quil fait trop beau, trop chaud). Jajoute : et la lumire est si belle ! Mais la boulangre ne rpond pas, et une fois de plus jobserve ce court-circuit du langage, dont les conversations les plus futiles sont loccasion sre ; je comprends que voir la lumire relve dune sensibilit de classe ; ou plutt, puisquil y a des lumires pittoresques qui sont certainement gotes par la boulangre, ce qui est socialement marqu, cest la vue vague , la vue sans contours, sans objet, sans figuration, la vue dune trans-parence, la vue dune non-vue (cette valeur infigurative quil y a dans la bonne peinture et quil ny a pas dans la mauvaise). En somme, rien de plus culturel que latmosphre, rien de plus idologique que le temps quil fait. ( Le temps quil fait , RB, p. 153)

    Dans cet pisode emprunt au petit thtre de la vie quotidienne, on retrouve, bien sr, un thme rcurrent de toute luvre de Barthes : le malen-tendu, le dialogue de sourds, la division des langages, la diffrence culturelle vcue comme une preuve ; mais pour qui sintresse au regard, lessentiel nest pas l. Ce que nous offre Barthes en dcrivant la lumire du Sud-Ouest , cest une belle exprience scopique o se conjuguent la sensualit et limmatrialit Voir une transparence , voir une non-vue , telles sont les sorties que propose Barthes pour chapper la tyrannie du mauvais il.

    24. Sur cette question, voir R. Barthes, coute , OC V, p. 340.

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    Mais cela suffit-il ? Afin de sauver la plnitude dun sujet qui trouve une forme de totalit dans le travail et laction, il faut aller plus loin, ne pas se contenter de dmatrialiser le spectacle.

    De lil, Barthes glissera donc vers loreille ; du regard, il passera lcoute comme moyen dinstaurer une autre forme de concidence avec le monde. Un fragment de Roland Barthes par Roland Barthes propose une exprience de concidence qui repose entirement sur lcoute et le piano :

    Je menregistre jouant au piano ; au dpart, cest par curiosit de mentendre ; mais trs vite je ne mentends plus ; ce que jentends, cest, quelque apparence de pr-tention quil y ait le dire, ltre-l de Bach et de Schumann, la matrialit pure de leur musique ; parce quil sagit de mon nonciation, le prdicat perd toute pertinence ; en revanche, fait paradoxal, si jcoute Richter et Horowitz, mille adjectifs me viennent : je les entends, eux, et non pas Bach et Schumann. Que se passe-t-il donc ? Lorsque je mcoute ayant jou pass un premier moment de lucidit o je perois une une les fautes que jai faites -, il se produit une sorte de concidence rare : le pass de mon jeu concide avec le prsent de mon coute, et dans cette concidence sabolit le commentaire : il ne reste plus que la musique (il va de soi que ce qui reste, ce nest nullement la vrit du texte, comme si javais retrouv le vrai Schumann ou le vrai Bach). ( La concidence , RB, p. 59)

    Renouant avec la plnitude, prouvant la sensation de ne faire plus quun Tout, Barthes connat dans cette page une double concidence dont lcoute est la cl. La premire est implicite : voquant sa propre pratique instrumen-tale, le pianiste se situe demble hors de porte de lImaginaire. Entirement absorb et dfini par son jeu, Barthes ne se reprsente pas, chappe toute forme de regard qui le figerait dans une posture. Mais ce nest pas tout. Sur cette premire concidence, sen greffe une seconde, explicitement et lon-guement dveloppe par le texte. Scoutant jouer du piano, Barthes abolit la diffrence entre le jeu et lcoute, entre la cration et la rception. une premire totalit lie au prsent du jeu (le sujet concide avec lui-mme dans linterprtation) sen ajoute une seconde : pass et prsent, associs dans une mme totalit, abolissent momentanment le temps, crant une fragile trans-cendance qui rappelle bien videmment, mais en mineur, la rvlation du Temps retrouv.

    Pourtant, si la musique, entre ralit et mtaphore, se donne comme le meilleur moyen dchapper au thtre et la tyrannie du regard, tout est rversi-ble dans le monde de Barthes : lcoute elle aussi connat son errance, ses dangers et son malaise. voquant la figure de Mduse , cest--dire le mauvais regard, un fragment de Roland Barthes par Roland Barthes drive dune manire inatten-due du ct de loreille. Cest comme si, du Temps retrouv, lexprience subjec-tive rgressait vers cet trange voyeurisme sonore que dcrit le narrateur au dbut de Sodome et Gomorrhe II quand il pie la rencontre de Charlus et Jupien :

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    Mduse, ou lAraigne, cest la castration. Elle me sidre. La sidration est pro-duite par une scne que jcoute mais ne vois pas : mon coute est frustre de sa vision : je reste derrire la porte.La Doxa parle, je lentends, mais je ne suis pas dans son espace. Homme du para-doxe, comme tout crivain, je suis derrire la porte ; je voudrais bien la passer, je voudrais bien voir ce qui est dit, participer moi aussi la scne communautaire ; je suis sans cesse lcoute de ce dont je suis exclu ; je suis en tat de sidration, frapp, coup de la popularit du langage. ( Mduse , RB, p. 112)

    Cette fois-ci, les mots et les valeurs sont inverss : la sidration ne vient plus au secours dune mditation heureuse sur la prsence organique du sujet, lcoute suscite linquitude, la distance critique est perue comme une forme de drliction Creusant une distance non convenable , lcoute retrouve une autre maladie, celle du regard prcisment, quand il fonctionne en solitaire, la pointe du paradoxe :

    Jai une maladie : je vois le langage. Ce que je devrais simplement couter, une drle de pulsion, perverse en ce que le dsir sy trompe dobjet, me le rvle comme une vision , analogue (toutes proportions gardes !) celle que Scipion eut en songe des sphres musicales du monde. la scne primitive, o jcoute sans voir, succde une scne perverse, o jimagine voir ce que jcoute. Lcoute drive en scopie : du langage, je me sens visionnaire et voyeur. ( Je vois le lan-gage , RB, p. 141)

    Les deux expriences sont parfaitement symtriques : lcoute du voyeur et la vision du langage indiquent trs clairement que la solution nappartient aucun type de perception en particulier. Mais la drive de chacun des deux sens lun vers lautre ne dessine-t-elle pas une porte de sortie ? Quand toutes les issues semblent barres, quand mon coute est frustre de sa vision et que lcoute drive en scopie , il suffit sans doute de pousser un peu plus loin le jeu des synesthsies.

    Mme sil ne le dit pas explicitement, Barthes ajoute une nouvelle conci-dence aux concidences, rmunre la dfaillance de chaque mode de percep-tion en jouant sur la rencontre de lcoute et de loue. En faisant concider lil et loreille, en les associant dans un souci quasi prophylactique, Barthes cre une nouvelle totalit et se dfinit ainsi comme crivain. En effet, si la main trace les signes pour celui qui lira le texte comme un spectacle, la voix nest jamais absente de lcriture, quil sagisse de lauteur ou du lecteur. Cest pourquoi la prsence de lcoute et du monde sonore, par la force imp-rieuse de la mtaphore, nous rappelle que la littrature a tout gagner en se situant dans le sillage de la musique25. crire en coutant, couter en lisant, se

    25. Jattends donc, peut-tre, une transformation de lcoute et peut-tre me viendra-t-elle, sans mtaphore, par la musique, que jaime tant. La Prparation du roman, op. cit., p. 384.

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    montrer sensible dans la graphie des mots la mlodie du sujet crateur, cest sans doute le meilleur moyen de trouver cette distance convenable qui installe la bonne proximit lgard du monde et des autres. La musi-que, comme on pouvait sy attendre, renvoie chez Barthes lharmonie de la structure, la suspension du sens (la signifiance), la sociabilit retrou-ve26 Mais dune manire plus personnelle, la musique vaut aussi chez lui comme modle de concidence heureuse entre le sujet et laction, la cration et la rception, la conscience et le prsent du monde

    Le dmon de la totalit na jamais abandonn Barthes : la solution est tantt rousseauiste, du ct dune vie minimale et dune subjectivit sans histoire ; tantt du ct de laction et du travail, seuls capables daffronter le temps qui dure et lchelle de la vie, seuls capables de suspendre, durant la marche, le retour des images et de lImaginaire. Or, transcendance des trans-cendances, cest prcisment la musique qui permet de dpasser et dunifier toutes ces totalits. Active et contemplative, subjective et collective, la musi-que vaut comme lutopie de lcrivain. Cest bien pour cela, comme le prcise Barthes dans La Prparation du roman27 quil faut toujours penser lcriture en termes de musique . Cest bien pour cela que la musique, lamour et la conscience entretiennent une relation secrte sous le regard protecteur de la littrature. En qute de totalit et deuphorie, lamoureux qui cherche lhar-monie dun monde inou , qui se met lcoute de la nouveaut (inaudita), se rvle comme le seul capable de mtamorphoser le dsir de comprendre et la vie de la pense. la conscience amoureuse, donc, de servir de guide la conscience de lcrivain :

    Je veux changer de systme : ne plus dmasquer, ne plus interprter, mais faire de la conscience une drogue, et par elle accder la vision sans reste du rel, au grand rve clair, lamour prophtique.(Et si la conscience une telle conscience tait notre avenir humain ? Si, par un tour supplmentaire de la spirale, un jour, blouissant entre tous, toute ido-logie ractive disparue, la conscience devenant enfin ceci : labolition du mani-feste et du latent, de lapparence et du cach ? Sil tait demand lanalyse non pas de dtruire la force (pas mme de la corriger et de la diriger), mais seule-ment de la dcorer, en artiste ? Imaginons que la science des lapsus dcouvre un jour son propre lapsus, et que ce lapsus soit : une forme nouvelle, inoue, de la conscience ?28)

    26. La musique de quelque chose que nous ne connaissons pas encore : labandon de tout paroxysme , Deux nous , op. cit.27. Op. cit., p. 321.28. Fragments dun discours amoureux, op. cit., p. 72-73.