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Vladimir Volkoff

Né en 1932, fils d'émigrés russes, Vladimir Volkoff a passé toute son enfance en Norman- die, apprenant à lire à la lueur d'une chan- delle dans les livres de la Comtesse de Ségur. Homme de lettres, de théâtre et d'épée, il par- tage sa vie entre l'escrime, l'écriture et la mise en scène, et se définit volontiers comme un « intellectuel homme d'action ». Sous le mysté- rieux pseudonyme de « Lieutenant X», il a écrit 45 Langelot Romancier réputé, Vladimir Volkoff a obtenu le prix Chateaubriand pour Le Retournement, le Grand Prix de l'Académie française pour Le Montage et le Grand Prix International de la Paix pour l'ensemble de son œuvre.

Françoise Moreau

Née en 1963, elle a fai t des études graphiques à l'ESAG. Depuis 1990, elle s'est spécialisée dans l'illustration de presse (comme p a r exemple ses étonnantes interprétations des fi- gures du jazz...) et de livres pour la jeunesse. Très attachée aux textes réalistes, Françoise Moreau aime cependant montrer leur par t d'étrangeté d'une manière bien à elle, c'est-à- dire surprenante.

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VLADIMIR VOLKOFF PEAU-DE-BIQUE

IMAGES DE FRANÇOISE MOREAU

H HACHETTE

J e u n e s s e

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À mon petit-fils, Emmanuel Gfoeller-Volkoff

sous les auspices de la bonne fée

Laurence Decréau

© Hachette Livre, 1994. 24, boulevard Saint-Michel, Paris VI

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1

ALEXIS

Alexis n'était pas un garçon comme les autres.

D'abord, il ne disait pas de gros mots, et ça ne plaisait pas.

Puis il ne copiait pas sur ses camarades, et ça ne plaisait pas non plus.

Il se tenait sur la réserve, et ça inquiétait. « Tu te crois meilleur que nous autres ? » Il secouait la tête. Un regard distant passait dans

ses yeux noisette et il ne répondait rien. Il avait un nom imprononçable, plein d'Y, de Z et

de W et se terminant — c'était un comble ! — par

un C avec un accent aigu dessus. Un jour, le profes-

seur principal, un petit homme avec une chemise rose clair aux pointes de col qui rebiquaient et une cravate rose foncé, nouée très serré, lui avait lancé :

« Hé, toi, Imprononçovitch ! »

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Toute la classe avait éclaté de rire et le surnom

en était resté à Alexis. Imprononçovitch par-ci, Imprononçovitch par-là. Souvent on abrégeait en Impro.

Quand on demandait à Alexis d'où il venait, il répondait :

« D'un pays qui n'existe plus. » Nouvelle occasion de rire. Le gros Puig avait

même répondu avec esprit : « Eh bien, retournes-y. Comme ça, avec un peu

de chance, tu n'existeras plus non plus. Bon débar- ras. »

Le professeur principal avait décidé de tirer l'affaire au clair.

« Impro, quelle est ta nationalité ? — Je n'en ai pas, senor. — Tu veux deux heures de colle ?

— Non, senor.

— Où es-tu né, voyons ? — Ici, à Barcelone.

— Alors ne me raconte pas d'histoires. Tu es

espagnol comme tout le monde. — Non. Je suis apatride. — Bon, mais avant d'être apatride ?

— Je n'étais pas né. — Tes parents avaient bien une nationalité

quand ils sont venus en Espagne ? — Oui, senor. Ils étaient trébizondiens. — La Trébizondie ? Ça n'existe sur aucune carte.

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— C'est ce que je vous disais. — Il y a bien quelque chose à la place ! — Il y a le T.R.I.T. — Qu'est ce que ça veut dire, le T.R.I.T. ? — Le Territoire Résolutoire International de Tré-

bizonde. — "Résolutoire" ?

— C'est une doctrine politique : les gens qui sont résolutoires croient qu'ils vont résoudre tous les problèmes.

— Et tes parents, le T.R.I.T. n'en a pas voulu ? — C'est plutôt eux qui n 'ont pas voulu du

T.R.I.T. »

Le professeur principal à la cravate rose détestait Imprononçovitch parce que, avec ses manières polies et sa petite voix, on ne savait jamais quand ce gamin-là se moquait de vous. Mais Alexis ne se moquait de personne.

« Que fait ton père ? demanda un jour le profes- seur qui remplissait des formulaires.

— Mon père a été fusillé », répondit Alexis. Et cette fois-ci, même le professeur, qui avait

pourtant le mot pour rire, ne sut que répondre et la classe tout entière en eut le souffle coupé.

Fusillé ? À notre époque ? Ça arrive ? Elena Belmonte trouvait Alexis très joli garçon,

avec ses yeux noisette et ses cheveux châtain clair qu'il portait en oreilles d'épagneul. Elle lui décocha un long regard par-dessous ses longs cils, mais elle ne dit rien sur le moment. Elle était patiente.

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Il ne sert à rien de se demander si Alexis Impro- nonçovitch était heureux ou malheureux parce que lui-même ne se posait jamais cette question. Il ne se sentait né ni pour être heureux ni pour être mal- heureux. Cet aspect des choses ne l'intéressait pas.

Il se demandait rarement aussi si telle action

serait agréable ou non. En revanche — et c'était une obsession plutôt surprenante pour un garçon de douze ans —, il se demandait souvent si telle action serait digne de lui.

« J'ai envie d'un quatrième caramel : est-ce que c'est digne de moi ? J'ai envie d'aller voir ce film idiot : est-ce que c'est digne de moi ? J'ai envie de sécher le cours d'histoire parce que le prof va parler de mon pays et qu'il dira des bêtises : est-ce que c'est digne de moi ? »

Et même :

« J'ai envie d'être l'ami d'Elena Belmonte : est-elle digne de moi ? »

Elena Belmonte était blonde et fluette, elle por- tait plus souvent de jolies robes que des jeans et elle avait de très longs cils dont elle savait très bien se servir.

« Tu ne veux pas m'expliquer quelle est la dif- férence entre le nominatif et le vocatif ? » deman- dait-elle à Alexis en sortant du cours de latin, et ses

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cils s'élevaient dans un mouvement d'interrogation presque pathétique.

Ou bien :

« Je suppose que je vais encore avoir un zéro en maths, lui disait-elle avant le cours d'arithmétique. Je ne comprends rien à ces histoires de bassins qui se vident et qui se remplissent. »

Et ses cils balayaient ses joues, comme si elle allait pleurer de désespoir.

Alexis expliquait gentiment : « Tu n'as qu'à voir à quelle vitesse ta baignoire se

vide si tu la remplis seulement d'eau chaude ou avec les deux robinets. »

Ou bien :

« Quand je dis "Elena, s'il te plaît", Elena est un vocatif. Quand je dis "Elena est jolie", c'est un nominatif. »

En prononçant « Elena est jolie », il rougissait et bégayait, mais n'importe : il était récompensé par un balayage des cils d'Elena comme il n'en avait encore jamais vu.

Maintenant qu'il avait une amie, cela transformait sa vie.

Quand il recevait une bonne note, il sentait un courant d'admiration monter à sa droite, du côté où étaient assises les filles. Quand il recevait une mau- vaise note, ce qui était rare, c'était un courant de compassion.

Cela lui faisait chaud au cœur.

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Mais il se disait le soir dans son lit :

« Moi qui suis pauvre, orphelin, avec un oncle chauffeur de taxi ivre un soir sur deux, comment

pourrais-je plaire à Elena Belmonte ? Elena Bel- monte est la fille d 'un professeur de médecine, elle a peut-être même une chambre pour elle toute seule, avec des disques et des posters et de jolies robes dans son placard... »

Et puis, comme il était humble mais non pas modeste, il se répliquait avant de s'endormir :

«J'ai beaucoup mieux dans mon placard, moi. » Il y avait longtemps qu'il souhaitait montrer son

placard à Elena, mais il se demandait si elle ne se moquerait pas de lui.

De lui, ce n'était pas si grave. Il avait l'habitude des railleries, et elles ne l'atteignaient pas vraiment. Mais qu'Elena se moquât de ce que le placard contenait ! Il lui semblait qu'il n'y survivrait pas.

Il faisait très froid cet hiver-là.

Dès la fin de la classe, les filles et les garçons s'égaillaient : les uns se précipitaient vers une voi- ture bien chaude, la portière entrouverte, le pot d 'échappement émettant un jet de fumée ; certains couraient vers la chaleur communale du métro ; d'autres baissaient bravement leur bonnet sur leurs

sourcils et allongeaient le pas pour rentrer chez eux à pied.

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Un jour, Elena et Alexis se retrouvèrent ensemble sur le trottoir.

« Maman avait un empêchement aujourd'hui, dit Elena. Elle m'a demandé de rentrer toute seule.

Mais j'ai le temps. Et j'ai pensé que tu pourrais m'expliquer le cas possessif en anglais. »

Alexis hésita. Il mordait sa lèvre glacée. Il savait qu'Elena avait compris le cas possessif en anglais aussi bien que lui. Il sentait qu'elle lui offrait une occasion.

Une occasion de quoi ? Il y avait des semaines qu'elle s'était montrée une

amie fidèle, ne riant jamais de lui avec les autres, lui tenant compagnie aux récréations, l'applaudissant chaque fois qu'il répondait bien en classe, parta- geant avec lui son chocolat au lait (qu'il se faisait un devoir de refuser deux fois sur trois pour rester digne de l'accepter la troisième).

Il se posa gravement la question : « Est-elle digne ? » Et il se répondit : « Oui. » Il dit alors :

« Elena, veux-tu connaître ma Trébizonde ? » Elle : « Bien sûr ! »

Mais lui, tenant à ce qu'il n'y eût pas de malen- tendus :

«Je ne peux pas te montrer la vraie Trébizonde.

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Mais je peux te montrer ma Trébizonde à moi. Personne ne l'a jamais vue. Tu seras la première. Veux-tu ?

— Oui », dit Elena, soufflant un jet de vapeur, comme si elle était un personnage de bande dessi- née parlant dans une bulle.

Alexis la regarda encore un instant. Il lui prit la main. «Tu sais, dit-il, chez moi ce n'est pas le grand

luxe. »

Elena ne répondit pas. Le luxe ne l'intéressait pas. Leurs souliers tintèrent en cadence sur le trot- toir glacé.

Alexis habitait un immeuble moderne et laid dans un ensemble d'immeubles modernes et laids.

Il y avait des voitures d'enfant dans le vestibule et, sur la porte couleur cerise de l'ascenseur, quelqu'un avait tracé des graffiti avec la pointe d'un clou.

On monta au quatrième. Elena fronça son petit nez. Le palier sentait les bébés mal tenus. Chez elle, le palier sentait l'encaustique.

Alexis tourna une clef dans la serrure et laissa

Elena passer devant lui. Il lui fit d'abord visiter l'appartement.

«Voilà la salle de séjour où je dors. Voilà la chambre de mon oncle. Voilà la salle d'eau. Et voilà la cuisine. Tu veux partager mon petit pain au chocolat ? »

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Ils partagèrent le petit pain au chocolat. « C'est drôle, dit Elena, il n'y a pas de tableaux au

mur chez toi. Il n'y a pas de vitrines avec des éventails dedans. »

Par politesse, elle s'empêcha d'ajouter : « Le fau- teuil du salon a un bras cassé et la table de la

cuisine branle. » Mais, comme elle était franche, elle osa demander :

« Cela te plaît de vivre comme cela ou c'est parce que vous êtes pauvres ?

— Nous sommes pauvres. Mon oncle gagne bien sa vie, mais tout ce qu'il gagne, il le boit. Alors...

— J'espère, dit Elena, que ce que j'ai dit ne t'a pas blessé.

— Pas du tout. Ce n'est pas triste d'être pauvre. C'est seulement un peu casse-pieds. Quelquefois. »

Ils avaient terminé le petit pain au chocolat. La fenêtre, qui donnait sur une cour entre deux immeubles modernes et laids, commençait à s'obs- curcir. Le soir tombait.

« Tu ne veux pas qu'on allume ? demanda Elena. — Non, pas encore. » Ils s'assirent côte à côte sur le divan qui servait

de lit à Alexis, ils se prirent la main et ils regar- dèrent la fenêtre changer de couleur, virant du gris au mauve.

« Ton oncle ne va pas rentrer ? dit soudain Elena avec un frisson.

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— Non, non, répondit Alexis en lui pressant la

main. Aujourd'hui, il ne rentre pas avant minuit. »

Lorsque la pénombre régna, il dit : « Maintenant. »

Il conduisit Elena par la main dans le couloir, sur

lequel donnait un placard. Tout à l'heure, en arri-

vant, Elena avait vu sur la porte du placard un

carton avec un drapeau à trois barres diagonales

vert blanc rouge, et une inscription en grosses lettres rouges : FRONTIÈRE INTERDITE. Devant la

porte, ils s'arrêtèrent. Elena n'avait aucune idée de ce qu'elle allait voir.

Elle s'imagina que, peut-être, ce placard communi-

quait avec un passage secret aboutissant aux égouts

de Barcelone, qui débouchaient sur un port clan-

destin où l'on pouvait s 'embarquer sur un sous-

marin en partance pour Trébizonde...

« Es-tu sûre d'être digne ? » demanda Alexis en

posant la main sur la poignée de la porte. Il avait un peu de mal à respirer. Elena secoua la tête. Ses cheveux blonds coupés

mi-long volèrent.

«Je ne suis pas sûre d'être digne, mais je suis sûre d'être capable », répondit-elle.

Alors, d'un seul geste, Alexis ouvrit la porte et alluma l'électricité.

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2 UNE INVITATION PRESQUE PROTOCOLAIRE

Le Patriarche venait de dire la messe dans la cathé-

drale de Trébizonde, la capitale de la Trébizondie. C'était un homme corpulent aux yeux mélanco- liques. Mélancoliques parce qu'il y a tant de mal dans le monde et que les hommes ne s'aiment pas comme il faudrait. Ce serait pourtant si simple !

Dans les premiers temps, le Parti Résolutoire international de Trébizonde avait persécuté toutes les religions, parce qu'il voulait prendre leur place. Beaucoup de prêtres et d'évêques avaient été arrê- tés au petit matin par la Police Politique, déportés, massacrés, beaucoup de croyants étaient morts dans des camps de travaux forcés. Cela avait duré tant que le Dictateur était resté tout-puissant.

Mais le régime avait commis beaucoup d'erreurs et connu beaucoup d'échecs.

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Le Dictateur était toujours là ; le Parti Résolutoire faisait toujours la loi ; et on l'appelait toujours le Parti des Chemises Bistres parce que ses membres portaient des chemises de cette couleur. Mais l'ordre résolutoire ne régnait plus : chacun faisait ce qu'il voulait. Les voleurs volaient, les fripons fri- ponnaient, et les prêtres priaient.

Le Patriarche ne jouait aucun rôle politique. Il ne voyait pas le Dictateur Padlino, qui était en même temps chef des Chemises Bistres. Il ne fréquentait pas non plus l'opposition naissante. Il considérait que ses responsabilités étaient religieuses avant tout.

Aussi fut-il surpris de voir un officier de la Police Politique, en grand uniforme azur, entrer dans la sacristie où il était en train d'enlever ses ornements sacerdotaux.

« Salut, citoyen Patriarche ! » Le Patriarche, il faut bien l'avouer, eut un mouve-

ment de frayeur. Il aimait son métier, il aimait la vie, il aimait Trébizonde : il n'avait pas envie de les

quitter. Mais il se maîtrisa aussitôt. « Que peut-il arriver de meilleur que le martyre à

un homme comme moi ? J'expierai mes péchés et je

donnerai l'exemple. Les croyants de Trébizonde sauront que leur chef est mort pour sa foi, cela leur d o n n e r a du courage. J ' e spère seu lement que d'autres ne vont pas souffrir avec moi. »

« Capitaine, dit-il courtoisement au policier,

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soyez le bienvenu, quelle que soit la mission qui vous amène ici. »

Le capitaine paraissait gêné. Il avait enlevé sa casquette azur et la tortillait entre ses mains.

« Citoyen Patriarche, je ne sais trop comment vous allez prendre la chose...

— Je suis prêt à toute éventualité, répondit le Patriarche avec dignité. Je dois vous suivre, c'est bien cela ?

— Pas tout à fait. Je suis chargé de vous trans- mettre une invitation du Général Glazok, chef de la Police Politique. »

Le Patriarche sourit dans sa barbe grise : « C'est bien ce que je pensais. Et je vous suis

reconnaissant de me mettre la main au collet avec

tant d'urbanité. Dois-je emporter quelques effets ou considérez-vous qu'ils me deviendront bientôt inu- tiles ? Une brosse à dents, par exemple ? »

Le capitaine se troubla encore plus : « Mais non, ce n'est pas ce que vous croyez. Le

Général vous appelle en consultation. Acceptez- vous ? Naturellement, nous vous emmènerons en voiture et nous vous ramènerons de même.

— Vraiment, fit le Patriarche avec ironie. Vous avez prévu de me ramener ?

— Mais bien sûr. Le Général n'a aucune mau-

vaise intention à votre égard. Simplement, vous savez que la date du Congrès des Députés du

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Peuple approche, et on est chargé de la sécurité. Alors on voudrait qu'il n'y ait pas d'incidents entre les croyants et les Chemises Bistres. C'est là-dessus que le Général voudrait vous consulter. »

Motif peu vraisemblable. S'il y avait des incidents entre croyants et Chemises Bistres, c'était toujours par la faute des Chemises Bistres, lesquelles n'agis- saient que sur ordre. Le Patriarche crut donc à un piège. Mais il était résigné.

« Allons-nous au siège de la Police Politique ou déjà à la Prison centrale ? » demanda-t-il.

Le capitaine hocha la tête. « Je vois bien que vous ne me croyez pas, citoyen

Patriarche. Je vous jure que vous ne risquez rien. — J'ai quelques excuses si j'en doute, vous

l'avouerez. Quelques dizaines de milliers d'excuses : autant que de croyants assassinés par vos services. »

Le capitaine eut un sursaut d'irritation : « Il y a quelques années, vous ne m'auriez pas

parlé sur ce ton. En tout état de cause, nous n'allons ni au siège ni à la prison. Nous allons dans une propriété privée du Général, à deux heures de voiture de Trébizonde. »

Quelques minutes plus tard, le Patriarche avait pris place dans une grosse voiture pilotée par un chauffeur en uniforme azur. Il y avait trois motards

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azur devant, trois motards azur derrière. Le cortège démarra.

Le Patriarche se retourna pour voir la cathédrale aux bulbes d'or de Trébizonde. Il se demandait s'il

la voyait pour la dernière fois.

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La jeune fille intimidée qui arrivait, c'était celle à qui Alexis avait apporté le cardigan tricoté par Niki- tichna. Elle avait été surprise d'être subitement invi- tée au Krak et ne savait pas pourquoi elle était là.

«Je vois bien, lui dit Alexis, que vous ne reconnaissez pas le pauvre Peau-de-Bique pour lequel vous avez été si gentille. J'ai fait préparer une tarte aux pommes spécialement pour vous, puisque vous les aimez. Mais j'ai bien peur qu'elle ne soit pas aussi bonne que la vôtre ! »

Rien de plus naturel pour Alexis que d'être aimable avec les gens. Dans le temps, sa timidité naturelle l'en avait quelquefois empêché. Elle avait disparu maintenant et ses manières étaient pleines de grâce.

La jeune fille rougit, esquissa une révérence et partagea sa tarte avec tout le monde.

À ce moment la porte s'ouvrit et trois nouveaux personnages parurent : un monsieur très digne, mais visiblement un peu mal à l'aise, en costume gris fer trois pièces, une rosette rouge à la bouton- nière ; une dame en chapeau et tailleur de grande coupe, qui jetait des regards admiratifs aux lustres, aux glaces, aux lambris du salon, et une ravissante fillette blonde avec de très longs cils, portant une très jolie robe bleu pervenche.

Le Basileus, qui ouvrait la bouche toute grande pour y enfourner un bout de tarte aux pommes, en demeura pétrifié pendant plusieurs secondes.

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À voir son air éberlué, Andréas se mit à rire. « Eh bien, Basileus, ne faites pas cette tête-là !

Quand nous étions allés vous voir, le Général, le Patriarche et moi, vous aviez l'air de regretter une certaine jeune personne en Espagne. Alors voilà, nous avons pensé que cela vous ferait plaisir de la revoir, et le Professeur et Señora Belmonte ont eu la gentillesse de nous amener la Senorita. »

Alexis retrouva ses esprits et fit les présentations, mais dès qu'il en eut l'occasion, il entraîna Elena vers la porte-fenêtre : il avait envie de la voir seul à seule.

La porte-fenêtre était percée dans une des plus hautes tours carrées du Krak et donnait sur un

balcon qui dominait Trébizonde. Les toits et les bulbes brillaient clair au soleil et les hirondelles

tournoyaient haut dans le ciel sans nuages. On voyait flotter partout le drapeau à trois barres dia- gonales vert blanc rouge.

Naturellement, les enfants avaient correspondu depuis le succès de la conspiration, mais ils se revoyaient pour la première fois, et il en résultait entre eux une certaine gêne.

«Je ne sais même plus comment je dois t'appe- ler, dit Elena Belmonte avec un grand effet de cils.

— Tu as oublié mon prénom ? demanda mali- cieusement Alexis.

— Non, mais maintenant que tu es Basileus... » Alexis s'accouda à la balustrade et s'amusa à jeter