cartalade-protagoras defendu par socrate

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PROTAGORAS DÉFENDU PAR SOCRATE... ou l'aphorisme du metron-anthrôpos àla lumière de l' «Apologie »du Théétète Author(s): Vincent Cartalade Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 188, No. 2, PHILOSOPHIE GRECQUE (AVRIL-JUIN 1998), pp. 165-174 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41098097 . Accessed: 22/01/2015 09:11 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org This content downloaded from 168.176.5.118 on Thu, 22 Jan 2015 09:11:26 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Ancient PhilosophyRetoric - Sophist's Socratic dialogue

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  • PROTAGORAS DFENDU PAR SOCRATE... ou l'aphorisme du metron-anthrpos la lumire de l'Apologie du ThtteAuthor(s): Vincent CartaladeSource: Revue Philosophique de la France et de l'tranger, T. 188, No. 2, PHILOSOPHIEGRECQUE (AVRIL-JUIN 1998), pp. 165-174Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41098097 .Accessed: 22/01/2015 09:11

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  • PROTAGORAS DFENDU PAR SOCRATE.. ou l'aphorisme du metron-anthrpos

    la lumire de Apologie du Thtte

    L'affirmation protagorenne selon laquelle l'homme est la mesure de toutes choses est frquemment voque dans le corpus platonicien. L'explication que la tradition en a le plus souvent retenue est celle propose par certains passages du Cratyle (386 a- 386 d) et du Thtte (152a-152d). Nanmoins, la lecture de ces deux textes platoniciens nous semble insuffisante pour saisir la teneur du clbre aphorisme de Protagoras, si on prend la peine de les confronter un autre extrait de ce mme Thtte, o Socrate prend fictivement l'habit du sophiste pour en produire la dfense (166 a- 168 c). Nous nous proposons donc ici de montrer que c'est cette longue tirade de Socrate - habituellement dsigne du nom d' Apologie de Protagoras - qui est la plus mme de nous rv- ler la pertinence de ces mots fameux1, et de donner alors de nou- veaux contours la figure trop vite rature de ce sophiste. Mais, si les deux premiers textes auxquels nous avons fait rfrence sont insuffisants pour rendre compte de la cohrence de l'aphorisme, ils n'en permettent pas moins une premire comprhension. Aussi convient-il de commencer par les examiner.

    Qu'il s'agisse de l'extrait du Cratyle ou bien de celui du Thtte, nous avons toujours affaire la mme reformulation de l'aphorisme du metron-anthrpos.

    1. Dans sa version intgrale et originale l'aphorisme de Protagoras est le suivant : pantn khrmatn metron estin, anthrpos, ton men onion hs estin, ton de ouk ontn hs ouk estin (DK 1 - Sextus Empiricus, Contre les mathma- ticiens, VII, 60 = Platon, Thtte, 152 a). On se propose de le traduire par : L'homme est la mesure de toutes choses, de l'tre de celles qui sont, du non- tre de celles qui ne sont pas.

    Revue philosophique, n 2/1998, p. 165 p. 174

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  • 166 Vincent Cartalade

    Dans le Cratyle, Socrate s'adresse Hermogne en ces ternies : A nous de voir prsent si, pour les choses qui existent (ta onta) , tu as l'impression qu'il en est de mme ; que ce n'est que pour chaque homme en particulier qu'elles ont leur ralit (idiai autn he ousia einai hekasti), au sens o l'a pris Protagoras quand il a dit : "L'homme est la mesure de toutes choses" ("pantn khrmatn metron" einai anthrpon) , c'est--dire que tels m'apparaissent moi les objets (hoia men an moi phaintai ta pragmata einai), tels ils t'apparaissent toi (hoia d'an soi), tels ils existent pour toi (toiauta de soi). l Et, toujours propos de la sentence de Protago- ras, Socrate demande Thtte, dans le dialogue auquel ce dernier prte son nom : Eh bien ! est-ce qu'en quelque sorte il ne s'ex- prime pas de la faon que voici : Telles "m'apparaissent" moi les choses en chaque cas (hoia men hekasta moi phaintai) , telles elles "existent" pour moi (toiauta men estin moi) ; telles elles "t'appa- raissent toi" (hoia de soi), telles pour toi elles "existent" (toiauta de an soi) ? (152 a).

    Force est donc de constater que le Socrate de Platon explicite chaque fois la phrase du sophiste avec des termes similaires. Sa lec- ture insiste sur la dimension subjective de l'aphorisme et sur l'iden- tit que devait tablir Protagoras entre l'tre et l'apparatre. Ainsi, le terme anthrpos renvoie chaque individu : l'homme-mesure signifie donc que chacun de nous est mesure, que tout homme, quel qu'il soit, est mesure. Et la mesure, l'valuation qu'il fera des choses, sera corrlative la manire dont lui apparatront les choses lors de la sensation. Autrement dit, les choses ne sont pour lui que dans leur apparatre et qu'en tant qu'elles lui apparaissent. C'est donc l'apparatre des choses qui sera pour chacun leur tre. Si une chose ne se manifeste pas par l'entremise des sens, elle n'existe pas pour l'homme.

    Mais les choses apparaissent diffremment selon les individus, car, comme le prcise Socrate : N'arrive-t-il pas parfois qu'au souffle du mme vent, l'un de nous frissonne, et non l'autre ? Que dirons-nous alors de ce souffle du vent, envisag tout seul et par rapport lui-mme ? Qu'il est froid ou qu'il n'est pas froid ? Ou bien, en croirons-nous Protagoras : Qu'il "est" froid pour qui frissonne et ne "est" pas pour qui ne frissonne pas ? (Tht. 152 6). Ou encore: Est-il donc possible, si Protagoras dit vrai, si la vrit c'est la conformit des choses l'opinion que

    1. Cratyle, 385 e-386 a. Les traductions que nous utiliserons ici seront celles de L. Robin, Platon, uvres compltes, 2 vol., La Pliade, NRF , 1950.

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  • Protagoras dfendu par Socrate... 167

    chacun s'en sera faite, que nous soyons les uns raisonnables, les autres draisonnables ? (Crat. 386 c). La conclusion que Socrate soumet Hermogne est alors la suivante : Et voil du moins, ce que je pense, une chose dont tu es compltement d'avis, c'est que, y ayant une raison et une draison, il est impossible que Protagoras dise vrai ! Aucune supriorit vraie de la raison n'exis- terait sans doute, en effet, de l'un sur l'autre, si justement les opi- nions que chacun peut se faire sont pour chacun la vrit (Md.).

    Pour illustrer la thorie du sophiste, les exemples que choisit Socrate dans les deux dialogues sont assez diffrents car, comme le prcise M. Untersteiner, si, dans le Cratyle, les exemples portent sur des concepts abstraits (phronsis et aphrosun, aret et kakia), dans le Thtte, en revanche, l'exemple choisi est tir du monde des sens (froid et chaud)1. Dans le passage du Cratyle cit ici, Socrate fait en effet rfrence au raisonnable et au draisonnable, autre- ment dit, des prdicats contradictoires ; alors que dans celui du Thtte, il s'agit de prdicats contraires, le chaud et le froid. Der- rire les termes khrmata et pragmata - que Platon identifie ici, puisque la reformulation de l'aphorisme qu'effectue Socrate dans le Cratyle substitue au terme original khrmata celui de pragmata -, il faudrait donc entendre, d'aprs Platon et pour reprendre une ter- minologie qui lui est propre, la fois les choses de l'Intelligible et celles du Sensible.

    Outre le fait que les exemples choisis par Socrate ne sont pas du mme genre dans les deux dialogues, ce qu'il veut montrer travers eux, c'est l'absurdit laquelle conduit la thse de Prota- goras. L'affirmation de la vrit de toutes sensations et de la rela- tivit de toutes choses dbouche sur l'impossibilit de statuer absolument et dfinitivement sur les choses, et rend par cons- quent impossible la formulation d'une thse gnrale. En effet, si la sensation et le jugement que porte tout individu sur telle chose sont vrais, et si deux individus ont des sensations contraires et des opinions contradictoires sur la mme chose, alors les choses sont totalement vanescentes, tantt ceci tantt cela, autant dire que les choses ne sont plus rien de dtermin, tout comme la vrit n'est plus qu'un mot vid de toute signification. Par cons- quent la thse de Protagoras s'effondre d'elle-mme ou s'auto- infrme : affirmant la vrit de toutes sensations et de toutes opi-

    1. Les sophistes, trad. Tordesillas, Paris, Vrin, 1993, vol. 1, p. 74.

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  • 168 Vincent Cartalade

    nions, elle affirme aussi la vrit de la thse inverse. Telle est au fond l'ide sous-jacente ces deux textes1.

    Mais, supposer que pour Protagoras les khrmata soient bien toutes choses, tant les mots (doxai) que les choses ou les sensations que l'on peut en avoir (aisthses), l'homme est-il mesure de la mme manire dans les deux cas ? Autrement dit, le sophiste iden- tife-t-il, comme le prtend Platon, la doxa du Cratyle et Yaisthsis du Thtte ? Et Socrate peut-il lgitimement et fidlement conclure de la vrit de toutes sensations celles de toutes opinions ? Doxa et aisthsis ont-elles le mme statut pour le sophiste ? D'autre part, si l'explication de l'aphorisme protagoren que proposait Socrate dans ces deux passages du Cratyle et du Thtte tait suffisante, quel besoin aurait-il de revenir ensuite, au sein mme du Thtte, sur cette thse du metron-anthrpos, la lecture et les consquences qu'il en a tires ? Pourquoi en effet produire une dfense du prota- gorisme aprs en avoir si bien montr l'absurdit ? Si la rfutation socratique de l'aphorisme est en bonne et due forme, pourquoi reve- nir encore dessus ?

    Le passage du Thtte qu'on appelle gnralement Apologie de Protagoras (166 - 168c) vient aprs la lente dconfiture de Thtte, cens reprsenter et dfendre Protagoras, face aux atta- ques acerbes de Socrate. Au dbut de cette longue tirade, o Socrate imagine ce que Protagoras lui-mme aurait dit ce point du dialogue, Thtte est ouvertement considr comme un pitre reprsentant du grand sophiste d' Abdre ; un gamin qui a pris peur et qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez (166 a). Bref, tout ce qui a t dit prcdemment en vient tre mis en doute par Platon qui nous laisse entendre que Thtte n'a proba- blement pas tout fait rpondu Socrate comme l'aurait fait Pro- tagoras lui-mme. En quoi donc le disciple Thtte n'a pas bien reprsent le matre Protagoras ? Et que nous apprend alors de nouveau le Protagoras de Socrate sur son aphorisme ?

    1. C'est d'ailleurs le mme reproche que fait Aristote Protagoras, lors- qu'en Mtaphysique Gamma il crit : Si toutes les contradictions relatives au mme sujet sont vraies en mme temps, il est vident que tous les tres n'en feront qu'un. Il y aura identit entre une trirme, un rempart et un homme, si, de tout sujet, il est possible d'affirmer ou de nier, indiffremment, un prdicat, comme doivent ncessairement l'admettre ceux qui adoptent le systme de Protagoras. En effet, s'il y a quelqu'un croire que l'homme n'est pas une tri- rme ; par consquent aussi, il est une trirme, puisque la contradictoire est vraie (1007 b 19-24, trad. Tricot).

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  • Protagoras dfendu par Socrate... 169

    La vrit, je le dclare en effet, la formule en est ce que j'ai crit : "Chacun de nous est la mesure de toutes choses", de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas ; les diffrences qu'il y a entre celui-ci et celui-l se comptent toutefois par milliers, pour cette raison prcise, que autres sont et apparaissent les choses celui-ci, autres celui-l (166 d). En faisant dire ceci Protagoras, Socrate n'ajoute rien ce qu'il avait pu faire dire prcdemment l'aphorisme. Mais, si l'on avance dans ce plaidoyer fictif de Socrate en faveur de Protagoras, nous rencontrons un passage autrement plus intressant, et sur lequel la plupart des commentateurs ne se sont peut-tre pas suffisamment arrts. Qu'nonce-t-il sur les rela- tions qu'tablit le sophiste entre l'impression et l'opinion ?

    D'aprs le Protagoras de Socrate : II n'est possible en effet, ni de porter un jugement sur ce qui n'a point d'existence (oute gar ta me onta dunaton doxasai), ni de juger diffremment de l'impression dont on se trouve tre actuellement le sujet (oute alla par9 ha an paskh) : or cette impression est toujours vraie (tauta de aei al- th) (167 a). Quant aux jugements ou aux opinions : Ce sont l prcisment les reprsentations que, par ignorance, certaines gens appellent "vraies" (ha d tines ta phantasmata hupo apeirias alth kalousin) ; quant moi, je les appelle "meilleures" les unes que les autres (ego de belti men ta hetera ton hetern), mais elles ne sont nullement "plus vraies" (althestera de ouden) (167 6). C'est dans ces quelques phrases de l'Apologie que rside selon nous la clef d'une lecture pertinente de l'aphorisme. Que nous enseignent ces lignes prcieuses et trop inusites ?

    Pour le sophiste, ce qui est gnr par le biais de la sensibilit, de Yaisthsis, c'est--dire le pathos (ou ta ha an paskh), est toujours vrai, alors que ce qui l'est au sein du jugement, c'est--dire la doxa, vaut plus ou moins. On assiste donc, chez Protagoras, une vri- table inversion des registres: pour lui en effet, la vrit est de l'ordre de la sensibilit, et la valeur de l'ordre de la pense. En d'au- tres termes, il n'y a pas de pense, de proposition ou d'opinion vraie (ou d'ailleurs fausse), mais seulement des jugements qui ont plus ou moins de valeurs les uns que les autres. Protagoras substitue ainsi la notion classique de vrit objective d'un jugement celle de sa valeur relative; et celle de valeur subjective d'une impression celle de sa vrit absolue. Mais la question est alors de savoir ce qui permet de passer de l'impression l'opinion, de l'ordre de la vrit celui de la valeur ?

    Le Protagoras de Socrate nous le laissait implicitement entendre lorsqu'il considrait que nous ne pouvons opiner (dunaton Revue philosophique, n 2/1998, p. 165 p. 174

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    doxasai) que sur ce qui est (ta onta), c'est--dire l'impression. Or, outre l'impression, qu'est-ce qui permet d'opiner, de formuler une opinion, si ce n'est le logos ? Le logos joue donc le rle d'interm- diaire, de troisime terme, entre l'impression et l'opinion; il est celui qui informe la matire inerte de l'impression passe pour la revitaliser, la reprsenter, dans l'opinion. Le verbe doxaz utilis par le Protagoras de l'Apologie renvoie d'ailleurs cette ide de reformulation, puisque, outre sa signification classique - croire, juger, penser -, il signifie aussi de faon drive s'imaginer ou se figurer . Et l'ide du Protagoras de Socrate est bien de dire que l'opinion est une figuration de l'impression. Comme l'a bien soulign E. Terray : L'tre que le langage est capable de susciter ou mme de crer, c'est l'tre de Protagoras, c'est--dire l'appa- rence et la reprsentation. Le langage s'apparente ici la magie : de mme que, par le seul miracle de sa parole, le sorcier fait surgir les spectres dont il prononce les noms, les mots se substituent la ra- lit absente pour produire sur l'me les impressions que celle-l lui aurait apportes. l C'est en ce sens que l'opinion n'est pas vraie, puisque la vrit (altheia) ou la ralit (ta onta) de l'impression n'y est plus, elle n'est qu'un ple reflet de la ralit, et ce titre peint plus ou moins bien la ralit, c'est--dire a plus ou moins de valeur.

    Cette thorie de la sensation, ainsi que la gnalogie de l'opinion qui lui est corrlative, laissent cependant intacte la question de la dfinition de la connaissance. Qu'en est-il alors de la gnosologie du sophiste ? L'existence d'un savoir et d'un savant (kai sophia kai sophon), tant s'en faut que je la nie, explique le Protagoras de l'Apologie ; mais seulement celui que j'appelle un savant (sophon), c'est l'homme ventuellement capable d'oprer pour tel ou tel d'entre nous tel changement (metaballn), qui lui fasse apparatre et tre bonnes (poisei agatha phainesthai te kai einai) les choses qui actuellement lui apparaissent et lui sont mauvaises (phainetai kai esti kaka) (166 d). Le sophos se dfinit donc avant tout par sa capacit pratique rformer le sujet sur lequel il agit. En aucune manire il n'est l'homme de la theoria, de la contemplation ou des elaborations thoriques. Son champ d'action n'est pas celui de la vrit mais celui de la valeur. Ainsi, avec Protagoras, le savoir ne se voit plus dfini dans le registre ontologique et thortique mais dplac dans la sphre axiologique et pragmatique. A ce titre on peut constater que le mot utilis par le Protagoras de Socrate n'est

    1. La politique dans la caverne, Paris, Seuil, 1990, p. 41.

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  • Protagoras dfendu par Socrate... 171

    pas Yepistm mais la sophia. Il n'y a pas d'epistm proprement parler, au sens o on l'entend habituellement : le concept de Yepis- tm, c'est--dire la science qui nonce absolument la vrit sur tel objet, n'est pas ce dont il est question chez le sophiste. La sophia protagorenne, au contraire, n'nonce rien sur les choses, mais pr- tend agir sur elles. Pour notre sophiste, le savoir n'est pas ce qui permet de dire ce que sont en elles-mmes les choses, mais ce qui permet de les orienter vers ce qu'elles doivent tre relativement l'homme.

    Ainsi, rappelle-toi en effet ce qui se disait prcdemment de l'homme qui se porte mal et pour qui ce qu'il mange apparat et est amer, tandis que cela est et apparat l'oppos pour celui qui se porte bien. Or aucun de ces deux hommes il ne faut attribuer un savoir suprieur celui de l'autre (sophteron men oun toutn oude- teron dei poisai) : ce n'est pas possible en effet, et il ne faut pas non plus accuser d'ignorance le malade parce qu'il en juge comme il fait (oude katgorteon hs ho men kamnn amaths hoti toiauta doxazei) tandis qu'on attribuerait au bien-portant le savoir, parce qu'il en juge diffremment (ho de hugiainn sophos hoti alloia) . Mais ce qu'il faut, c'est oprer sur le malade, un changement de sens oppos (metablteon d'epi thatera) ; car l'autre manire d'tre est meilleure (ameinn gar he hetera hexis) (166e-167o). Qu'il s'agisse de l'homme malade ou de l'homme sain, tous deux sont dans la vrit, les impressions de chacun d'eux sont vraies, en tant qu'elles sont prouves et relles pour chacun. Par contre le jugement que cha- cun peut porter sur les choses vaut plus ou moins que celui de l'autre (et n'est nullement plus ou moins vrai). Mais rien ne permet de dterminer quels sont l'impression et le jugement qui s'ensuit, qui tmoignent de ce qu'est vritablement et en soi la chose. Un homme qui serait par exemple enrhum, et aurait par consquent l'odorat altr, n'aurait pas les mmes impressions sur un vin qu'un homme qui n'aurait pas l'odorat altr. Pourquoi considrer alors que celui qui dirait la vrit, ou qui dterminerait la nature de ce vin serait l'homme sain ? Que ce soit pour l'un ou pour l'autre, leurs impressions respectives sur ce vin sont tout fait relles et vraies. Par contre, le jugement que chacun porte sur ce vin, partir des impressions qu'il en a, est plus ou moins bon. Le jugement de l'homme sain est meilleur que celui de l'homme malade, non parce que la bonne sant est l'tat vrai, mais parce que cet tat lui per- met d'apprcier davantage ce vin que s'il tait malade. Autrement dit, Protagoras, professeur d'nologie, serait, non celui qui prten- drait dire ce qu'est en soi tel vin, mais un homme capable d'ins- Revue philosophique, n 2/1998, p. 165 p. 174

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  • 172 Vincent Cartalade

    truire et de disposer au mieux ses lves, afin qu'ils puissent appr- cier le plus amplement possible les saveurs de ce vin. Et c'est en cela que consiste sa science.

    Ainsi, les choses ne nous sont connues qu'au travers du proces- sus de la sensation, processus qui, bien que commun tous, ne pro- duit pas les mmes impressions chez tous face un mme objet. Et, tandis que certains, en raison de la manire d'tre d'une me en mauvaise condition (ponrai psukhs hexei), portaient des juge- ments qui sont apparents ce que leur me est elle-mme (doxa- zonta suggen auts), une me en bonne condition a fait porter des jugements d'une nature diffrente (khrsti epoise doxasai hetera toiauta) (1676). C'est donc Vhexis (la disposition) qui gnre telle impression et par suite telle opinion sur une chose. Et, il n'y a pas d'hexis plus vraie qu'une autre, ou qui permettrait de dterminer ce qu'est en elle-mme la chose. Il y a autant d'expressions diffrentes de la chose qu'il y a d'hexeis diffrentes d'un individu l'autre. Le seul constat qu'on peut tablir est de dire que telle hexis vaut mieux qu'une autre vis--vis de telle chose. La pluralit des points de vue sur la chose nous interdit de dire quel est le point de vue en soi qui noncerait ce qu'est absolument la chose. On ne peut au mieux qu'exprimenter le fait que certaines hexeis, certains points de vue, valent mieux que d'autres face un objet donn.

    Aussi, la fonction du savant, comparable l'ducation, consiste oprer un changement qui fait passer d'une certaine manire d'tre celle qui vaut mieux (apo heteras hexes epi tn amein metablteon) ; mais, tandis que ce changement, le mdecin l'effectue au moyen de drogues, c'est par la parole que le sophiste l'effectue (alVho men iatros pharmakois metaballei, ho de sophistes logois) (167 o). Pour changer les dispositions physiques le mdecin emploie le pharmakon, alors que le sophiste use du logos pour modi- fier les dispositions mentales. Le discours sophistique, en effet, est l'me ce que le pharmakon, remde/poison, est au corps : il intro- duit un changement d'tat, pour le pire ou pour le meilleur. Mais le sophiste, comme le mdecin, sait utiliser le pharmakon, et peut transmettre ce savoir ; il sait et enseigne comment faire passer, non pas selon la bivalence du principe de non-contradiction, de l'erreur la vrit ou de l'ignorance la sagesse, mais, selon la pluralit inhrente au comparatif, d'un tat moins bon un tat meilleur. l Avec Protagoras, nous n'avons plus affaire une philosophie de la

    1. B. Cassin, Sophistique et critique de l'ontologie, l'effet sophistique, thse, Paris IV, 1994, p. 16.

    Revue philosophique, n 2/1998, p. 165 p. 174

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  • Protagoras dfendu par Socrate... 173

    vrit ou une ontologie classique, mais une philosophie de la valeur, un perspectivisme axiologique. La sophia, la sagesse ou le savoir, est pour notre sophiste l'exprience des diffrents points de vue et la connaissance de la meilleure perspective possible, c'est-- dire de celle qui permet d'avoir la plus large et la plus efficace vision des choses.

    Et voil en quel sens on dira la fois qu'il y a des hommes qui sont plus savants que d'autres, et que personne ne juge faux ( Kai hout sophteroi te eisin heteroi hetern kai oudeis pseud doxazei). En fin de compte, bon gr mal gr, il faut que tu t'accommodes d'tre "mesure de toutes choses" (kai soi, eante boulei eante me, anekteon onti metri) ; car c'est sans dommage que la thse en ques- tion se tire des cas envisags (sizetai gar en toutois ho logos outos) (167 d). Telle est la conclusion que tire Protagoras de ce qui vient d'tre expos. Et rappelons-nous que c'est Socrate, et non Protago- ras, qui parle ici, et qui affirme ouvertement que ce qu'il a pu la- borer prcdemment comme rfutation de l'aphorisme ne tient plus aprs ce long claircissement.

    En proposant cette dfense de Protagoras, Socrate invalide totalement en effet certaines lectures de l'aphorisme, au premier rang desquelles se trouvait celle du Cratyle, o Socrate lui-mme demandait : Est-il donc possible, si Protagoras dit vrai, si la vrit, c'est la conformit des choses l'opinion que chacun s'en sera faite (kai estin aut h altheia, to oia au doki hekasti toiauta kai einai), que nous soyons les uns raisonnables, les autres drai- sonnables? (386 c). Etant donn que l'opinion n'est jamais de l'ordre de la vrit et ne saurait tre confondue avec l'impression qui seule est vraie, la lecture que proposait Socrate du protagorisme dans le Cratyle est errone. C'est d'ailleurs cette erreur, cette fausse assimilation de l'impression et de l'opinion sur le terrain de la vrit, qui sera par la suite l'origine de la plupart des msinterpr- tations de l'aphorisme protagoren. Il en ira ainsi d'ailleurs de la lecture d'Aristote qui crit au livre Gamma de la Mtaphysique : De la mme opinion procde le systme de Protagoras, et les deux doctrines doivent tre galement vraies ou galement fausses. En effet, si toutes les opinions et les impressions sont vraies (ta dokounta panta estin aleth kai ta phainomena) , il est ncessaire que tout soit en mme temps vrai et faux... (1009 a 6, trad. Tricot). Or cette identification entre l'opinion et l'impression n'est encore une fois nullement opre par le Protagoras de l'Apologie, qui les dis- tingue nettement comme nous pensons l'avoir suffisamment mon- Revue philosophique, n 2/1998, p. 165 p. 174

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  • 174 Vincent Cartalade

    tr. Ainsi, n'ayant pas retenu le Protagoras de l'Apologie, toute une tradition d'interprtation, commencer par Aristote lui-mme, n'a pu saisir la vritable teneur de l'aphorisme du sophiste et la perti- nence de la doctrine qui le sous-tend.

    Vincent CARTALADE, 5, rue du Muguet,

    Les Quatre Saisons, 12850 Onet-le-Chteau.

    RSUM. - L'Apologie de Protagoras est Vun des rares textes platoni- ciens o la teneur de l'aphorisme de l'homme-mesure apparat dans toute son originalit. A ce moment du Thtte (166 a- 168 c), Socrate nous invite comprendre que la phrase du sophiste est sous-tendue par un vritable renver- sement ontologique : puisque seule l'impression (ou le pathos J est vraie, l'opi- nion (ou le logos,) ne relve pas du domaine de la vrit, mais de celui de la valeur.

    Abstract. - The Apology of Protagoras is one of the rarest of Plato's texts in which the strengh of the aphorism on metron-anthrpos appears in its whole originality. At this point of the Theaetetus (166 sl-168c), Socrate invites us to understand that the sophist's sentence indeed proposes us a real ontological reversal : since the only impression (or pathos ) is true, the opinion (or logos,) does not belong to the sphere of truth but to the sphere of value.

    Revue philosophique, n 2/1998, p. 165 p. 174

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    Article Contentsp. [165]p. 166p. 167p. 168p. 169p. 170p. 171p. 172p. 173p. 174

    Issue Table of ContentsRevue Philosophique de la France et de l'tranger, T. 188, No. 2, PHILOSOPHIE GRECQUE (AVRIL-JUIN 1998), pp. 145-271Front MatterDMOCRITE. CONNAISSANCE ET APORIES [pp. 145-163]PROTAGORAS DFENDU PAR SOCRATE... ou l'aphorisme du metron-anthrpos la lumire de l' Apologie du Thtte [pp. 165-174]LE "CRATYLE" OU LA SIGNIFICATION DANS SON PLUS PETIT TAT [pp. 175-196]REVUE CRITIQUELE RETOUR DES SCEPTIQUES [pp. 197-220]

    ANALYSES ET COMPTES RENDUSXVIe SICLEReview: untitled [pp. 221-222]Review: untitled [pp. 222-222]

    XVIIe SICLEReview: untitled [pp. 223-223]Review: untitled [pp. 223-225]Review: untitled [pp. 225-227]Review: untitled [pp. 227-228]Review: untitled [pp. 228-229]Review: untitled [pp. 229-231]Review: untitled [pp. 231-232]Review: untitled [pp. 232-233]Review: untitled [pp. 233-234]Review: untitled [pp. 235-236]

    XVIIIe SICLEReview: untitled [pp. 237-237]Review: untitled [pp. 237-238]Review: untitled [pp. 239-239]Review: untitled [pp. 239-240]Review: untitled [pp. 240-241]Review: untitled [pp. 241-242]Review: untitled [pp. 243-243]Review: untitled [pp. 243-244]Review: untitled [pp. 244-245]Review: untitled [pp. 245-245]Review: untitled [pp. 245-246]Review: untitled [pp. 246-247]

    XIXe SICLEReview: untitled [pp. 248-248]Review: untitled [pp. 249-250]Review: untitled [pp. 250-251]Review: untitled [pp. 251-253]Review: untitled [pp. 253-254]Review: untitled [pp. 254-255]Review: untitled [pp. 255-257]Review: untitled [pp. 257-257]Review: untitled [pp. 257-258]Review: untitled [pp. 258-259]Review: untitled [pp. 260-260]Review: untitled [pp. 260-261]Review: untitled [pp. 261-263]Review: untitled [pp. 263-264]Review: untitled [pp. 264-265]Review: untitled [pp. 265-265]Review: untitled [pp. 266-266]

    OUVRAGES DPOSS AU BUREAU DE LA REVUE (dcembre 1997 - fvrier 1998) [pp. 267-270]INFORMATIONS [pp. 271-271]Back Matter