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LA FRONDE DES CADDIES

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MICHEL-ÉDOUARD LECLERC

LA FRONDE DES

CADDIES

Vers une nouvelle société de consommation

PLON 76, rue Bonaparte

Paris

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Un livre présenté pa r Christine Clerc

© Librairie Plon, 1994. ISBN 2-259-00240-4

Note : La marque Caddie est déposée par les Ateliers Caddies Réunis.

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Pour Hélène et Édouard Pour Anne-Christine

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INTRODUCTION

Une économie sous influence

Nous sommes 57 millions de consommateurs fran- çais pris en otage par les choix électoraux d'un pou- voir public sous influence. Jamais depuis les années 50, les corporatismes et les lobbies n'ont autant dicté leurs lois à la République.

Depuis un an, les masques tombent. Les discours protectionnistes font la loi. Les libéraux se planquent. Parler de déréglementation ou de concurrence devient une provocation! Oser évoquer l'intérêt du consom- mateur devient franchement déplacé. On gêne!

Patronat et hommes politiques, dans une belle reculade organisée, imposent ce diagostic accablant : les consommateurs sont de mauvais Français. Des secteurs de l'agriculture, de l'artisanat et de l'indus- trie, des voix accusatrices s'élèvent pour dénoncer leur égoïsme : « Vous avez profité depuis dix ans de prix bas ! Vous avez tellement tiré sur les prix que la production ne suit plus. Vous remplissez vos Caddies de produits pas chers et de produits importés, au mépris de l'industrie française et de l'emploi ! »

Ouvrez bien vos oreilles, le délinquant, c'est vous. Incités tout au long des années 80 à épargner

(« pour permettre aux entreprises d'investir »), à se désendetter, voilà nos consommateurs invités à désé- p à vendre leurs SICAV, à acheter des « pri-

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vatisables », à consommer le reste, tout de suite, de préférence français, accessoirement européen (mais seulement accessoirement), et si possible, des articles chers. Et surtout, chez l'épicier, plutôt que dans la grande surface.

Tous en chœur, Martine Aubry, Nicolas Sarkozy, les leaders de la F N S E A et du C N J A et l'incontournable M. Rebuffel, patron de la CGPME 3 jouent les donneurs de leçon : « Il faut que vous appreniez à payer plus cher l'essence pour qu'on puisse embaucher des jeunes dans les stations- service, il faut que vous acceptiez de payer plus cher les services publics pour que les écoles puissent rester ouvertes dans les zones rurales. Plus cher aussi les

produits agricoles qui ne rémunèrent plus nos pay- sans. » On avait bien compris : les marges sont exsangues. Les entreprises doivent se refaire une santé. Mais en quoi payer plus cher favoriserait-il la relance ?

La volte-face était prévisible. La discussion des accords de Schengen sur l'immigration, les pitoyables débats technocratiques autour du traité de Maastricht et les reculades sur l'Europe monétaire avaient quel- que peu troublé la fête. C'est la crise économique et l'absence de signe de reprise qui ont fait monter en puissance la peur et l'angoisse des principales corpo- rations françaises, mal préparées à la concurrence internationale et aux effets de l'ouverture des fron- tières.

Ces craintes et ces peurs se précipitent dans les cabinets ministériels qui privilégient l'urgence d'un discours d'entreprise et corporatiste, au détriment des consommateurs.

1. Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles. 2. Centre national des jeunes agriculteurs. 3. Confédération générale des petites et moyennes entreprises.

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La crise actuelle remet en cause notre confort et nos propres certitudes. Les controverses sur la poli- tique économique semblent dérisoires. Devant la montée du chômage et le nombre d'exclus, l'État- providence n'en peut plus, aligne les déficits publics, sollicite le contribuable malgré les promesses électo- rales, baisse les bras. Interdit par la loi, la mendicité sur la voie publique n'est plus un délit pénal depuis 1993!

Pourtant, là où il faudrait du souffle, on nous explique qu'il faut tempérer les ardeurs, différer les réformes. Là où il faudrait de la mobilité, des profes- sions figent leurs lignes de défense. Là où il faudrait de la flexibilité, des patrons et des syndicalistes conti- nuent de requérir des mesures protectionnistes.

Les producteurs ont tort de s'obstiner : il n'y a pas de « crise de la demande ». La fronde des Caddies est l'aboutissement d'un long processus de maturation des mentalités. Les consommateurs rejettent aujourd'hui en bloc la culture frime, la spéculation, les manipulations. L'intox, les fausses promos, les gadgets, ça ne marche plus!

En politique comme en économie, c'est la fin du « prêt-à-consommer ». Les électeurs consommateurs refusent la langue de bois et la passivité dans les- quelles on veut les maintenir. Le discours des impré- cateurs (« consommez ! », disent-ils) n'y fera rien. Non seulement à cause de la conjoncture. Mais tout simplement parce que le peuple des pousseurs de Caddies a découvert un nouveau pouvoir : celui de refuser, celui de dire non, celui de résister, celui de choisir! Paradoxalement, alors que cette maturation des comportements ouvre de nouvelles perspectives de croissance et d'emplois, les vieilles forces conserva- trices n'ont d'autre réponse que la diabolisation de la concurrence et la culpabilisation des consommateurs.

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Le terreau nourricier du conservatisme social, c'est le corporatisme. Le pouvoir politique est rarement intrépide, jamais vertueux. Le clientélisme est son point faible, surtout quand les stratégies électorales mobilisent les appareils!

La gauche soigne ses instituteurs, ses fonction- naires, ses intellectuels. Elle drague sur les territoires de banlieue colonisés par la jeune vague d'immigrés. Elle fait la queue aux Restos du Cœur pour récolter l'adhésion des chômeurs et des exclus... Il suffit d'appuyer sur le bouton de la guerre scolaire pour que de la FEN à l'Élysée, on entonne l'hymne à Jules Ferry!

La droite soigne ses artisans, ses commerçants, ses paysans. Dans les sous-sols de l'Assemblée nationale et du Sénat, on frise la rédaction d'une anthologie de la démagogie ! Jacques Chirac avec les petits patrons ou les agriculteurs jouent Capitaine Crochet chez les Frères Rapetout. Leurs mots d'ordre? Braquer les grandes surfaces, pourfendre les commissaires euro- péens, faire la peau de l'Oncle Sam. Un vrai pro- gramme quoi! M. Balladur n'a qu'à bien se tenir!

Derrière le discours généreux des uns, et protec- teur des autres, il faut donc débusquer les arguties, les faux-semblants. Et, sous la plaidoirie pour l'inté- rêt public ou la spécificité du secteur, révéler les basses manœuvres de la défense des intérêts privés. C'est toujours au nom de leur spécificité et de la défense des grands principes que les catégories pro- fessionnelles essaient de déroger aux lois communes de la concurrence. L'appareil d'État, dont les sollici- tations corporatistes légitiment et perpétuent le pou- voir, vient cautionner l'incapacité des professionnels à s'adapter à la nouvelle donne du marché.

Tour à tour, les secteurs de la culture, de la santé, du pétrole ou du commerce ont ainsi érigé des bar-

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rières qui renchérissent les seuils d'entrée sur leurs marchés et freinent le passage de relais aux nouvelles générations.

Pour échapper à la concurrence, le pétrolier dit : « Mon essence n'est pas la même que celle qui est vendue dans les supermarchés. Voilà pourquoi il faut la payer plus cher. »

Les libraires invoquent leur spécificité culturelle : le livre n'est pas une marchandise ! « Pas de discount sur les œuvres de l'esprit. »

Le pharmacien se pose en défenseur de la santé publique. Même pour vendre des lunettes de soleil et des brosses à dents!

Sous couvert de venir en aide au petit commerce, l'État cautionne depuis vingt ans les pratiques les plus douteuses de financement de la vie politique. Et peaufine son image auprès des petits patrons!

Pour la plupart, les réglementations derrière les- quelles se retranchent les professionnels ont pu avoir, en leur temps, une justification. Une protection mini- male n'est pas injustifiée en soi, si elle est mise à pro- fit par les intéressés pour rattraper leur retard et s'adapter au marché. Mais la loi pétrolière française date des temps de pénurie. Le prix du baril s'effondre? C'est encore elle que l'administration et les pétroliers invoquent pour justifier le maintien du monopole, les prix imposés, la chasse gardée des sta- tions-service sur les autoroutes.

Le code de déontologie derrière lequel se retranchent les pharmaciens date du régime de Vichy. Les parois qui séparent les marchés des produits de santé, de bien-être, de forme, de beauté, de diététique sont de plus en plus poreuses. Qu'importe! Les potards veulent réduire la diversité de ces produits à la notion unique de médicament pour en conserver la vente exclusive.

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La loi Royer enfin fête ses vingt ans. La génération de commerçants qu'elle était censée protéger ou reconvertir est désormais pratiquement à la retraite!

Obsolètes, inadaptées, ces réglementations consti- tuent maintenant des barrières infranchissables. Les pouvoirs publics, le Parlement maintiennent certaines professions sous une cloche d'inertie et bloquent le renouvellement des hommes, des entreprises et des idées.

Ce sont encore ces barrières idéologiques, ces rigi- dités intellectuelles qui pourrissent les dossiers chauds de l'économie française.

La montée du protectionnisme témoigne de la force avec laquelle la concurrence internationale bouscule nos savoir-faire. Paradoxalement, ce sont les secteurs qui, sur le marché intérieur, ont été le plus protégés qui crient au loup!

Comme si ce n'était pas à la production de s'adap- ter, on cherche à diaboliser là aussi nos partenaires commerciaux. Prompts à invoquer l'invasion des pro- duits nippons ou coréens, on en oublierait que les pays du Sud-Est asiatique constituent pour les Euro- péens une opportunité commerciale soutenue par des taux annuels de croissance qui frisent les 10 %, et des milliards d'êtres humains dont le faible degré d'équi- pement révèle autant de marchés potentiels. Pendant ce temps, les Américains lancent les amarres en direc- tion de la Chine, de l'Indonésie et de la Corée.

En France même, plus de 700 milliards de liquidi- tés dorment dans les comptes en banque. Au moins, la « crise de la demande » n'empêche-t-elle pas l'exis- tence d'un immense réservoir de consommation. Les subventions, les prix imposés, les systèmes d'aide ne

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sont-ils pas un moyen détourné de financer sur le dos des consommateurs le maintien d'une production qui n'arrive plus à séduire, à attirer le chaland ?

Quand les chefs d'entreprise refusent de se remettre en cause, d'imaginer une nouvelle organisa- tion du travail, d'améliorer la qualité des productions et de sortir des modèles standardisés de consomma- tion, peut-on encore accuser les consommateurs de tuer l'emploi ? De qui se moque-t-on ?

L'État producteur lui-même a sa part de responsa- bilité. L'idéologie du service public freine l'envol d'un véritable secteur de services dans l'économie mar- chande. La centralisation administrative nuit au dia- logue entre les usagers et les bâtisseurs de notre envi- ronnement.

Beaucoup de Français rêvent encore d'accéder à un logement individuel. Mais nombreux sont ceux que préoccupent désormais la transmission et la valorisa- tion d'un patrimoine. Pour investir ou acheter un appartement, les habitants des villes et des villages veulent aujourd'hui connaître l'évolution prévisible de leur environnement. Ils cherchent à voir clair dans ce fatras de réglementations urbaines. La ville à la carte ? Ils refusent en tout cas la loi du bétail dans les banlieues et celle des stéréotypes sur la France rurale. La politique du logement, de l'aménagement du terri- toire reste malheureusement l'apanage des grands commis de l'État ou des collectivités locales, qui se retranchent derrière un énorme balisage administra- tif pour refuser tout dialogue avec nos concitoyens.

La fronde des Caddies rejoint le combat de tous les usagers et des citoyens qui veulent s'affranchir des grands discours idéologiques, des promesses, des plai-

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doiries paternalistes, qu'ils émanent de l'État, des producteurs ou des distributeurs. Le consommateur adulte renvoie dos à dos l'État-patron et l'État- providence, la droite autoritaire et la gauche préten- dument généreuse, et manifeste dans son comporte- ment qu'il sait désormais devoir compter sur lui- même.

Dans les écoles de commerce, d'ingénieurs, dans les IUT ou dans les lycées, les jeunes générations étouffent. Elles réclament le droit d'accéder à une société qui offrirait « plus de champ pour exercer leur autonomie, leur créativité, leur goût d'entre- prendre 1 » C'est cette demande-là qu'il faut faire éclore et assouvir. Il est temps de s'opposer aux appa- reils, aux intérêts des castes qui en vivent, de plus en plus mal d'ailleurs.

Si un gouvernement entend réellement lutter pour permettre à l'économie française de s'adapter à la nouvelle donne de l'économie, « il doit commencer par se refuser à lui-même le droit de distinguer les bons privilèges des mauvais, les corporatismes sympa- thiques de ceux qui ne le sont pas. Il doit les refuser tous et les combattre également... Ce qu'il perdra en clientèle, il le gagnera en autorité », pour mener la politique de réforme dont chacun se réclame.

Entre la défense des corporations et l'intérêt des citoyens, il faut choisir...

1. Philippe Michel, «Les libéraux », Journal républicain, 15 décembre 1986.

2. Yves Canac : « Corporatismes », L.S.A., 23 mars 1984.

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PREMIÈRE PARTIE

LES NOUVEAUX CONSOMMATEURS

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CHAPITRE 1

La fronde des Caddies

La production doit être au service de la consommation, pour la même raison que les bras sont au service de l'estomac : toute société où cet état de choses est renversé périra.

Charles Gide

Si nos ministres ou leurs collaborateurs passaient un peu de temps dans les magasins et sur les marchés, les pouvoirs publics auraient pu mesurer et anticiper la déprime du consommateur français. Toutes les enquêtes corroborent ce diagnostic : la diminution de la consommation s'explique avant tout par un senti- ment de précarité, d'insécurité, d'angoisse du fait principalement de la croissance du chômage. L'effet « massue » des annonces en cascade des licenciements, des faillites d'entreprises, des mises en préretraite, voire des conflits sociaux de plus en plus durs, n'a rien pour stimuler, on en conviendra, l'éveil et le désir de consommation.

Le discours patronal lui-même est devenu inco- hérent. Légitime quand il évoque le poids des charges sociales portant sur les coûts de production, il ne l'est plus quand il aborde la baisse des salaires ou celle du SMIC. Alors que sept millions de Français seraient incapables d'accéder au minimum vital sans l'aide de

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l'État, les débats sur la réduction du temps de travail, du partage de l'emploi, et même sur la réhabilitation des petits boulots, appauvrissent les perspectives d'enrichissement et de bien-être. Ils annihilent peut- être toute idée de révolte mais ne parviennent aux oreilles des Français que comme des menaces supplé- mentaires sur leur pouvoir d'achat. La peur du chô- mage rôde dans les préoccupations familiales. « La diminution des revenus occasionnée par le chômage est responsable en moyenne d'une baisse de près d'un quart de la consommation », affirment les analystes de l'INSEE.

Le blues des consommateurs

Dans la plupart des pays d'Europe, les consom- mateurs ont l'œil désormais rivé sur leurs indica- teurs personnels de niveau de vie, et en priorité sur l'estimation de leur patrimoine. Les années d'infla- tion avaient eu ceci de positif qu'artificiellement, elles entretenaient l'illusion de l'enrichissement. Le passage à une ère de déflation, ou même de stabilité des prix, ôte l'espérance de transmettre à nos enfants un immeuble, ou un bien acquis grâce à une épargne parcimonieuse. Profitable à l'inves- tissement industriel, la baisse des taux d'intérêt est, à court terme, perçue comme une atteinte à la valeur de leur pécule.

Le débat sur les retraites, sur le financement de la politique de santé, ou sur le déficit des caisses d'allocation chômage sont autant de pavés dans la mare des dernières certitudes d'une population française dont les démographes et les sociologues nous disaient pourtant qu'elle avait qu'elle a beau- coup épargné pour mieux « cocooner ». Voilà

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qu'on annonce l'allongement de la durée de temps de travail nécessaire à l'obtention d'un bon capital retraite. L'inquiétude s'empare des jeunes ménages qui savent désormais que leurs cotisations ne suffi- ront plus pour couvrir une retraite décente future. L'élan de la consommation qui a connu depuis 1980 un rythme de progression annuelle d'environ 3 % s'est donc brisé en 1992. L'INSEE confirme ainsi une profonde « modification du comportement d'achat des ménages, plus sensibles à la conjoncture et aux incertitudes touchant à l'évolution de leur pouvoir d'achat ! Les consommateurs ont limité leurs dépenses en rationalisant leurs achats sans avoir pour autant réduit les quantités de produits achetés ».

L'analyse des postes budgétaires en 1992 et 1993 (qu'ils soient appréhendés à partir de statistiques nationales ou confirmés par les patrons d'hyper- marchés) atteste la rupture sur fond de crise sociale.

La consommation alimentaire, qui paraissait décidément incompressible au point que, dans le sentiment populaire, les supermarchés échappent toujours à la crise, marque un coup d'arrêt. Le « Caddie moyen » dépensé dans les grandes surfaces chute, suivant les rayons alimentaires, de 2 à 8 %. Après avoir flirté avec les produits de bon standing et s'être laissé éblouir par les emballages et les publicités séduisantes des grandes marques, les clients, soucieux d'économiser, plébiscitent les pre- miers prix. Symboles de ce retour aux produits de base, les ventes d'eaux minérales stagnent, ainsi que celles des condiments, des sauces, du thé ou du café. Le P-DG de BSN, Antoine Riboud, le roi du Carambar et du Malabar, qui dépense tant d'éner- gie pour que les consommateurs oublient le mot yaourt au profit de sa marque Danone, martèle,

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autant pour convaincre ses cadres que lui-même : « Les consommateurs se tournent vers les produits bon marché ; ils mangent des pâtes au lieu des légumes verts, du poulet au lieu du bœuf, font un succès aux premiers prix ! » Les producteurs de champagne, qui s'étaient laissé griser par l'aug- mentation constante de leurs marges, sont pris à la gorge et doivent, à leur tour, consentir des rabais. Toutes les grandes marques doivent repositionner leur prix!

La consommation des produits manufacturés subit, elle aussi, la plus forte dégradation jamais enregistrée de mémoire de fripier, ou de droguiste. Le repli est particulièrement fort dans l'électromé- nager, l'horlogerie-bijouterie, l'équipement de la maison, les arts de la table. Les grandes marques de confection n'ont pu maintenir leurs ventes dans l'hexagone qu'en laissant chuter les prix, et en bais- sant le niveau de leurs gammes.

Seul poste « épargné par la crise », le secteur de la santé : les dépenses de médicaments, de médecins, de dentistes, et même de produits dermo-cosmé- tiques continuent de s'accroître à un rythme supé- rieur à 4 % l'an, comme pour mieux exorciser la crise. Quand on vous dit que le mal consommer est d'origine psychosomatique !

Jamais, sauf pendant la crise de Suez ou la guerre du Golfe, les Français n'avaient autant sur- veillé les étiquettes, comparé les prix, profité des soldes ou marchandé. Combien de patrons d'hyper- marchés, qui avaient rengainé l'agressivité de leurs messages publicitaires sous l'influence de quelques gourous de la communication, ont été désemparés par le rush de consommateurs déambulant entre les gondoles, le nez dans leur prospectus, ou l'encart promotionnel découpé dans la presse. Depuis les

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années d'après-guerre, les régies publicitaires n'avaient jamais vu autant de réclames offrant rabais, soldes, primes et prix bas. Certains jours, la surenchère conduit les lecteurs de Sud-Ouest, d'Ouest-France ou de La Dépêche à prendre connaissance de 2 000 à 3 000 prix affichés en rang serré, comme les mercuriales que l'on trouvait dans la presse professionnelle il y a encore une vingtaine d'années.

C'est pour avoir négligé, ou minimisé l'ampleur de la crise, que le gouvernement Balladur a d'abord agi à la légère. Raymond Barre, Valéry Giscard d'Estaing, Marc Blondel ou Nicole Notat ont eu rai- son de dire que les 40 milliards de prélèvements sup- plémentaires 2 prévus par le premier plan de redres- sement précipitaient cette tendance. En ponctionnant vingt-deux jours de consommation de produits manu- facturés, le gouvernement a participé à la décrois- sance de l'activité économique.

Dans ce contexte, les imprécations de nos leaders politiques pour essayer de remettre la France en état de marche paraissent bien dérisoires et déplacées. Comment des responsables politiques, qui contri- buent à l'augmentation de la feuille d'impôt, peuvent- ils être crédibles aux yeux des consommateurs, obsédés par l'évolution de leurs rémunérations ? Les diatribes à l'encontre des « fauteurs de prix bas » n'ont aucune chance de dépasser la capacité d'audi- tion des parlementaires ou des leaders d'opinion quand le bon peuple, lui, se précipite là où les prix baissent ?

1. Bulletin professionnel reproduisant les cours officiels des mar- chandises vendues sur un lieu public.

2. Il s'agit principalement de l'augmentaiton de la C.S.G.

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Le temps des fourmis?

Pourquoi vouloir culpabiliser le consommateur ? Comment ne pas comprendre que leurs comporte- ments ne constituent rien d'autre qu'une preuve de maturité ? Les ménages n'hésitent plus à sabrer dans les dépenses superflues. Signe des temps, les vacan- ciers redécouvrent le tourisme rural, le camping à la ferme, les voyages culturels, et délaissent les grands tour-opérateurs classiques. Le Club Med recentre sa communication sur le loisir familial. Les futurs mariés ne s'encombrent plus sur les listes de mariage de somptueux cadeaux, et préfèrent s'équiper chez Habitat, Ikea, ou proposer à leur entourage la construction d'une épargne « en vu de... » et « des fois que... ». Le consommateur réclame non seulement la liberté de choix, mais s'affirme suffisamment mûr pour gérer individuellement la satisfaction de ses besoins, loin de toute tutelle ou sollicitation. Confronté à la crise du pouvoir d'achat, il épargne plutôt que de dépenser. Un acte logique quoi qu'en disent nos macro-techno-économistes.

La presse grand public et la télévision nous pré- sentent le nouveau consommateur telle une fourmi, défricheuse quasi professionnelle d'un nouveau terri- toire sportif ou ludique : le marchandage ! Le client malin déplie la carte des commerces, des marchés et des Puces. Bison futé, il déjoue le piège des fausses soldes, teste les différentes méthodes qui, de la séduc- tion à la menace, foudroient les prix élevés, font tous- ser les caisses enregistreuses, et craquer les nerfs de ces voleurs de commerçants. Images d'Épinal, stéréo- types faciles dont abusent les médias, voilà nos Mères Denis bien dociles transformées en horribles Cruella. Éloignez les dalmatiens de vos cabas!

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Inutile de dire que les distributeurs ont une vision plus complexe du nouveau comportement des consommateurs critiques, non seulement à l'égard de la composition des produits (thème mobilisateur des revendications consuméristes des années 70 et 80), mais aussi de leur utilité. C'est ainsi qu'ils rejettent les produits trop sophistiqués, ou perçus comme tels.

Dans leur initiative pour récupérer des parts de marché conquises par les grandes surfaces, les compagnies pétrolières ont, malgré elles, retardé le développement de l'essence sans plomb en France, à cause d'argumentaires techniques qui ont fini par faire peur aux automobilistes. Le constat vaut pour les produits dits « bruns » comme la hi-fi, le son, la vidéo et la micro-informatique. Dans les années 80, les publicités des micro-ordinateurs s'adressaient principalement à des utilisateurs professionnels, ou à des amateurs éclairés, capables de décrypter le langage hermétique des apprentis sorciers de la Silicon Valley. Ce fut d'ailleurs le choix délibéré des stratégies publicitaires de Victor ou d'Amstrad. Mais, en ce début des années 90, le grand public, à qui se destine ce nouveau marché, se rebiffe. La technicité des notices d'emploi est à nos Géo Trou- vetout du dimanche ce que certains discours de Michel Rocard sont aux lecteurs d'Ici-Paris : un tir nourri de mots hermétiques... A faire fuir le cha- land.

Critique, le Français l'est aussi à l'égard de la durée de vie des produits. Les consommateurs s'aperçoivent que les industriels accélèrent artifi- ciellement le degré d'obsolescence des appareils électroménagers, des voitures, des appareils photo, et même des vêtements. Sentiment de gaspillage, de fausse innovation, de gadgétisation. La crise de la

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consommation révèle, plus de vingt ans après les événements de 1968, la contestation d'une politique industrielle qui sécrète des besoins factices et génère des surcoûts écologiques et collectifs désastreux autant qu'inutiles.

Critique enfin, le consommateur l'est à l'égard de lui-même. Les deux chocs pétroliers successifs, le spectre de la guerre vecue chaque soir en direct du Golfe, la montée des préoccupations humanitaires et d'images d'exclusion dans notre société postindus- trielle ont écorné bien des réflexes conditionnés. Dans toutes les enquêtes dont les sociétés d'étude inondent la distribution, les consommateurs snobent les dépenses de standing pour revenir « à l'essen- tiel ». En résistant à la mode, ils redécouvrent les valeurs classiques et les produits « basiques ». Plus globalement, ils délaissent les produits dont les valeurs marchandes excèdent les valeurs d'usage, ceux dont les arguments publicitaires, les embal- lages cautionnent des prix élevés sans réelle valeur ajoutée.

C'est la prime offerte aux marques de distribu- teurs, aux produits orange, blancs, bleus, ou libres, aux produits génériques. Interprété à tort comme un sentiment de défiance à l'égard des grandes marques industrielles, le développement de ces pro- duits doit tout autant à l'efficacité commerciale de quelques distributeurs 1 qu'à ce repli sur les valeurs utilitaires. Mais c'est surtout à travers l'accroisse- ment des ventes de produits premier prix (sous- marques de distributeurs ou marques industrielles) et des formules de vente dites de hard discount que la lecture de ce phénomène révèle une mini- révolution culturelle.

1. Dès 1987, Étienne Thil et Claude Baroux annonçaient cette révolution dans le Pavé dans la marque (Flammarion).

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Les nouveaux consommateurs

L'élévation du niveau général d'éducation a joué un rôle prépondérant dans l'information du consom- mateur, tout comme l'accession des femmes au même niveau de responsabilités que les hommes. La modifi- cation des rythmes de travail, la dispersion géo- graphique des occupations quotidiennes (loisirs, tra- vail) ont brisé les tabous familiaux concernant l'argent. L'autonomie budgétaire de la femme et l'ouverture à toute la famille de la discussion sur les

grosses dépenses créent une sensibilité nouvelle face à l'acte de consommation. Les enfants eux-mêmes

pèsent très largement sur les choix familiaux puisque, dans le domaine alimentaire, 50 % des achats sont effectués sous leur influence.

La multiplicité des sources d'information (écrites, audiovisuelles) et des émissions ou articles consacrés à la consommation, la qualité des messages publici- taires interpellent chaque jour les consommateurs. Si les publicitaires ou les conseils en marketing disent souvent que la pléthore d'information nuit à la capa- cité d'écoute des clients, les bons boutiquiers sou- tiennent avec conviction que cette profusion exige du consommateur une plus grande implication dans l'acte d'achat, l'oblige à comparer, à soupeser, à sélec- tionner et, finalement, à arbitrer.

Cette rationalisation des choix est d'autant plus nécessaire que les dépenses alimentaires cèdent la priorité à l'acquisition de biens non alimentaires dont la valeur unitaire augmente sans cesse.

La grande bouffe, c'est terminé! Il n'est plus besoin de sillonner le Périgord ou l'Alsace pour découvrir que, même en ces lieux de haute culture gastronomique, la France mange moins et ne

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consacre plus l'essentiel de ses loisirs en ripailles dominicales! C'est un fait de société majeur qu'il faut savoir prendre en compte. En 1960, les ménages fran- çais consacraient près de 35 % de leurs dépenses en nourriture. En l'an 2000, elles ne représenteront plus que 15 % ! Outre l'influence indéniable de la mode de la « silhouette mince » et du « manger peu pour se sentir mieux », les consommateurs préfèrent utiliser une part croissante de leur budget à leur logement, à la santé, aux loisirs et aux voyages.

Un paquet de biscottes, un kilo de café ou un pou- let excède rarement le prix de vingt francs l'unité. Cet acte d'achat quotidien ou hebdomadaire n'entraîne donc pas un traumatisme important ni une réflexion préalable. En revanche, l'acquisition d'un Compact Disc, d'un livre, d'un robot électrique, d'une nuit d'hôtel ou d'une location estivale nécessite un calcul mental, une épargne d'anticipation, et suscite un flux de dépenses beaucoup moins régulier. L'achat est désormais plus intelligent, mais aussi plus « anxio- gène », comme le dit Robert Rochefort, directeur du CREDOC 1 Parallèlement aux citoyens qui n'adhèrent plus aux idéologies, aux discours électora- listes ou trop globalisateurs, le consommateur exprime des préoccupations de plus en plus indivi- duelles, des choix réfléchis et pertinents. La révolu- tion consumériste passe d'abord par la décollectivisa- tion des cerveaux et du comportement. Le consommateur n'est plus un clone triste ni un loboto- misé expérimental!

Les Français continuent, bien sûr, à travers leurs dépenses, à s'identifier à tel ou tel comportement dont ils subissent l'influence, à tel acteur social auquel ils veulent ressembler. Mais ces attitudes révèlent

1. Centre de recherches, d'études et de documentation sur la consommation.

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aujourd'hui une plus grande fragmentation du tissu social, la déconstruction des classes sociales et des socio-types.

La fin des modes collectifs de consommation prend de court les industriels et les socioprofessionnels qui n'ont su répondre à cette mutation qu'à travers une production standardisée et banalisée, ou encore à par- tir d'un positionnement de gamme, de prestations de services trop conventionnels. Il prend de court les hommes politiques, les syndicalistes, les professeurs et les économistes, dont les discours sur la consomma- tion se sont contentés de la désignation d'une simple fonction économique, sans tenir compte des hommes et de leurs angoisses. Décidément, il faudrait réhabi- liter l'enseignement de la sociologie!

Le centre commercial, l'emplacement ou la taille du magasin ne sont plus considérés comme des sym- boles d'éviction sociale. Sur le parking des centres É. Leclerc des années 60, les 2 CV et les 4 L côtoyaient les véhicules haut de gamme de la production fran- çaise, les DS et les 404. La politique de prix des supermarchés attirait principalement les catégories sociales les plus déshéritées (ceux qui « comptent » par nécessité) et les plus fortunées (ceux qui, par culture, comptent pour ne pas dépenser trop). La petite-bourgeoisie et les cadres moyens (ceux qui dépensent plus pour se montrer) se devaient d'acheter les mêmes articles vendus quelquefois 20 à 30 % plus chers dans les grands magasins de centre-ville ou les magasins populaires (qui n'avaient déjà plus de populaire que le nom). « Il ne fallait pas se faire voir chez É. Leclerc. »

De nos jours, toutes les catégories sociales fré- quentent indistinctement les hypermarchés, les grandes surfaces spécialisées ou les enseignes fran- chisées. Dans un même espace se côtoient le smicard

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et le client aisé, les célibataires et les familles nom- breuses des zones rurales ou des banlieues.

Les produits et les marques, dont l'acquisition était hier encore symbole de différence sociale, produisent des images interchangeables. Telle famille ouvrière achètera sans complexe un grand cru bordelais, quand tel autre cadre supérieur passera son samedi à collectionner des petits vins de pays. Les construc- teurs automobiles confirment que ce ne sont plus (en tout cas, pas uniquement) les critères de rémunéra- tion qui motivent l'achat d'une Renault Espace plutôt que celui d'une Renault 21 ou d'une Twingo, mais la perception par l'acheteur de ses propres désirs, de son confort, dans son propre espace de référence. C'est toute la société qui a bougé et il ne faut pas croire que seules les nouvelles générations affichent ces déborde- ments. La plupart des consommateurs français ne souhaitent plus désormais se sentir prisonniers des modèles culturels ou sociaux.

Il faut alors s'évader des modèles économétriques des années 70, rejeter les stéréotypes à l'honneur dans de nombreuses industries de biens de consommation. Dans les équations de nos prévisionnistes, la variable « consommation » intègre désormais les réactions, les anticipations psychologiques de citoyens qui se sentent plus que jamais responsables de l'avenir de leur propre famille et de leur environnement affectif.

Responsables ? Oui, en ce sens que le scepticisme et la désillusion achèvent de les convaincre des limites des bienfaits de l'intervention de l'État en matière de transfert de revenus et d'extension des services publics. Quand les responsables politiques d'un pays, notamment ceux qui ont la charge de la gestion des budgets sociaux, osent solliciter en permanence le sponsoring (par exemple, pour financer le sport en banlieue!), valoriser à outrance le mécénat privé