le miroir chez mallarme

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Austin Gill Le symbole du miroir dans l'œuvre de Mallarmé In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1959, N°11. pp. 159-181. Citer ce document / Cite this document : Gill Austin. Le symbole du miroir dans l'œuvre de Mallarmé. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1959, N°11. pp. 159-181. doi : 10.3406/caief.1959.2145 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1959_num_11_1_2145

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Austin Gill

Le symbole du miroir dans l'œuvre de MallarméIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1959, N°11. pp. 159-181.

Citer ce document / Cite this document :

Gill Austin. Le symbole du miroir dans l'œuvre de Mallarmé. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,1959, N°11. pp. 159-181.

doi : 10.3406/caief.1959.2145

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1959_num_11_1_2145

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LE SYMBOLE DU MIROIR

DANS L'ŒUVRE DE MALLARMÉ

Communication de M. Austin GILL (Magdalen College, Oxford)

au Xe Congrès de l'Association, le 22 juillet 1958

Je voudrais proposer à votre attention une seule des fonctions du miroir dans le symbolisme de Mallarmé. On voit assez souvent paraître dans ses écrits, généralement sans se montrer entièrement et en changeant progressivement de sens, une certaine image qu'on pourrait appeler « Le poète et son miroir ». En examinant quelques-unes de ses apparitions, je tâcherai de montrer que cette image nous permet, sinon de suivre les transformations successives de la poétique de Mallarmé (ce serait trop dire), tout au moins de reconnaître les phases les plus importantes de son ambition de poète.

Je ne tenterai pas de faire un exposé systématique ; je n'oublierai pas la déclaration qu'on peut lire dans une lettre adressée par Mallarmé (le 17 août 1898) à un journal qui demandait au poète, pour ses abonnés, « une pensée » :

Jamais pensée ne se présente à moi, détachée, je n'en ai pas de . cette sorte et reste ici dans l'embarras ; les miennes formant le trait, musicalement placées, d'un ensemble et, à s'isoler, je les sens perdre jusqu'à leur vérité et sonner faux.

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Nous voilà avertis. L'image que malgré cet avertissement je voudrais

examiner avec vous représente la situation qui existe, selon Mallarmé, entre le poète, son poème, et le lecteur. Le poète apparaît comme celui qui montre, le lecteur regarde ce qui est montré, et ce qui est montré est une certaine image, que Ton voit bien entendu dans un certain miroir. Voilà le schéma de notre image. Nous la chercherons dans deux parties de l'œuvre du poète, très différentes, et assez éloignées dans le temps l'une de l'autre. D'abord nous essayerons de discerner le sens de cette image à trois moments successifs de ce qu'on peut appeler la belle époque ou (si l'on préfère) la période de formation : le moment des Fenêtres (1863), le moment de la Scène d'Hérodiade (1864-1869), le moment d'Igitur (disons 1870 environ). Ensuite, j'en signalerai quelques reflets, évanescents mais significatifs, dans les œuvres critiques de la maturité, à partir de 1885 environ.

L'intérêt pour notre sujet du poème de 1863, Les Fenêtres, est évident :

Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées D'où l'on tourne l'épaule à la vie, et, béni, Dans leur verre, lavé d'éternelles rosées, Que dore le matin chaste de l'Infini

Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j'aime — Que la vitre soit l'art, soit la mysticité — A renaître, portant mon rêve en diadème, Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !

On a souvent commenté ces vers, et on n'a pas manqué d'observer que la croisée d'où je tourne l'épaule à la vie est aussi un miroir qui me renvoie une image idéale de moi, d'un moi non plus exilé dans une réalité écœurante, mais rapatrié au paradis, que ce paradis soit celui que promet la religion ou celui que révèle l'art.

Nous laisserons de côté la religion ; la couronne mystique n'intéresse pas notre sujet. Mais l'autre diadème, le rêve poétique, l'intéresse directement. Celui qui le porte est en effet un des personnages de notre image. C'est le lecteur. Le lecteur, remarquons-le bien, plutôt que le poète. Car si en un sens celui qui dans Les Fe-

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net res dit « je » est le poète, il joue dans les strophes qui retiennent notre attention un rôle tout passif. Le don de rêver lui ouvre ici les délices de la lecture. Il lit les vers d'un autre poète, et les lit poétiquement : il est le parfait lecteur. Cette expérience dans laquelle le lecteur trouve dans les vers qu'il lit une image de sa propre nature poétique, Mallarmé Га décrite dans le poème en prose La Symphonie littéraire, qui est de 1864. Là, les vers qu'il lit, qui sont des vers de Gautier, éveillent toutes les facultés poétiques de son âme, de sorte que l'on peut dire que c'est l'âme poétique du lecteur qui se mire dans les vers du poète :

Tout mon être spirituel, — - le trésor profond des correspondances, l'accord intime des couleurs, le souvenir du rythme antérieur, et la science mystérieuse du Verbe, — est requis, et tout entier s'émeut, sous l'action de la rare poésie que j'invoque.

Tandis que la poésie de Baudelaire lui ouvre une vision de ciel chrétien lointain et inaccessible, celle de « l'impeccable artiste » Gautier le fait vivre (dit-il) dans la Beauté. Telle est la vertu de ce miroir que ce poète tend à son lecteur.

Le miroir-fenêtre de l'art, dans Les Fenêtres et dans La Symphonie littéraire, nous met donc d'emblée au oœur de notre sujet. Les raisons pour lesquelles je tiens à rappeler maintenant le thème du sonnet Le Pitre châtié sont moins apparentes. Dans ce poème le héros ne se regarde pas dans le miroir de l'art ; au contraire, la fenêtre qu'il enjambe le fait passer de l'art à la réalité. Néanmoins, le pitre nous intéresse, car c'est notre deuxième personnage, le poète, le poète en tant qu'artiste, montreur de phénomènes et surtout montreur de la Beauté, comme le héros du Phénomène futur et celui de La Déclaration foraine, et même un peu comme « l'opérateur » dans cette étrange mise en scène du « Livre » que nous a révélée le manuscrit étudié par M. Jacques Schérer. Le pitre de la Muse, ici infidèle, figure bien le poète artiste, le grimeur ou attifeur de sa propre âme, qui est aussi la Muse. C'est ce qui apparaît, plus nettement que dans la version finale publiée par Mallarmé, dans un état antérieur du poème :

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J'ai, Muse, — moi ton pitre — enjambé la fenêtre Et fui notre baraque où fument tes quinquets.

Ne sachant pas, hélas ! quand s'en allait sur l'eau Le suif de mes cheveux et le fard de ma peau, Muse, que cette crasse était tout le génie !

Voilà donc, tels qu'on les discerne au début, pas encore tout à fait nets, mais facilement reconnaissables, les trois éléments de notre fiction : le lecteur, le poème- miroir, le poète. Ces deux poèmes écrits à l'âge de vingt et un et de vingt-deux ans ouvrent, nous le verrons plus tard, une perspective où viendront se placer non seulement la Scène à'Hêrodiade mais aussi, au-delà d'elle, tous les moments de la pensée de Mallarmé que le symbole du miroir désignera à notre attention.

Cette affirmation peut sembler surprenante, mais il ne faut pas oublier que la pensée de Mallarmé évolue selon un approfondissement progressif, ou une prise de conscience de plus en plus nette, d'intuitions qui sont déjà présentes dans les réflexions de cette première époque, l'époque de Londres et de Tournon. Cette particularité de son esprit (signalée avec beaucoup de perspicacité par Lefébure dans une lettre datée du 15 avril 1864), le poète lui-même Га commentée d'une façon fort instructive. Sur une de ces petites fiches sur lesquelles ses amis le voyaient prendre des notes mystérieuses, il a justifié par le raisonnement suivant son intention de reprendre, pour les compléter, des poèmes commencés bien des années auparavant... :

dangereux de compléter un poème de jeunesse, mais il était suffisamment en avance sur moi quand je le fis pour qu'aujourd'hui je n'aie pas trop à revenir en arrière.

C'est parce que le processus essentiel de l'évolution intellectuelle de Mallarmé est ce creusement obstiné de ses pensées, que la perspective ouverte par Les Fenêtres et Le Pitre châtié peut nous conduire si loin dans l'œuvre de la maturité. Retenons surtout, de ces premières expressions de la pensée qui nous intéresse, la séparation qui est faite déjà entre le rêveur qui regarde dans le miroir et l'artiste qui tend ce miroir, séparation

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que l'on retrouve d'ailleurs dans les conseils que Mallarmé donne à ses amis poètes vers la même époque :

Ce que je te dis là (écrit-il à Cazalis le 25 avril 1864), s'applique à l'artiste et nullement au rêveur qui, chez toi, est tout à fait supérieur.

et encore, au même, en avril 1865 :

Quelle étude du son et de la couleur des mots, musique et peinture par lesquelles devra passer ta pensée, tant belle soit-elle, pour être poétique !

Or cette même distinction, devenue une opposition, est un des thèmes de la Scène d'Hérodiade. Je dis bien un des thèmes, parce que ce poème est le « point de rencontre » de plusieurs « fils déjà sortis » de l'esprit du poète. Notre thème à nous se cristallise autour du miroir. Nous sommes ici non plus dans la baraque de la Muse, mais dans son palais — si la Muse est la Beauté (ou, selon une expression que Mallarmé emploiera plus tard : « pas autre que notre propre âme, divinisée »).

C'est l'âme poétique qui se délecte dans la contemplation et dans la jouissance d'elle-même, et c'est aussi la poésie nouvelle qui se rêve si belle que la science de l'artiste est incapable d'atteindre à un tel idéal. Car dans la Nourrice qui pense aux fiançailles futures, et dont l'aide maladroite est repoussée, nous pouvons reconnaître le pitre de la Muse, ou l'artiste impuissant de L'Azur, celui dont la cervelle, usée « n'a plus l'art d'attifer la sanglotante idée ». De sorte que dans cette scène la poésie (et peut-être bien précisément ce poème d'Hérodiade tel que le poète le voudrait) est présentée comme se rêvant et ne sachant devenir. C'est la poésie délicieuse, et peut-être impossible à réaliser, que Mallarmé évoque dans une lettre à Cazalis, datée du 14 mai 1867, en des termes qui résument une poétique en même temps que le sujet de notre Scène :

Pour moi, la Poésie me tient lieu de l'amour, parce qu'elle est éprise d'elle-même et que sa volupté d'elle retombe délicieusement dans mon âme.

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C'est la poésie exquise du moi pur, faite des sensations les plus personnelles, des sentiments les plus intimes du poète, soustraits à sa vie toutefois, transférés à celle, tout idéale, de son héroïne et ainsi transmués en beauté.

Si nous pensons maintenant au schéma de notre image — poète, poème-miroir, lecteur — nous dirons que si dans cette Scène le miroir est (comme dans la Symphonie littéraire) un poème, c'est le poème non d'un autre poète mais de celui-là même qui s'y mire, le poète devenu son propre lecteur, nouveau Narcisse. Poète, lecteur et poème-miroir sont devenus un même moi :

Oui, c'est pour moi, pour moi que je fleuris, déserte

Mais le miroir d'Hérodiade est-il bien un poème ? J'ai déjà dit que dans la Scène d'Hérodiade différents

thèmes de la pensée de Mallarmé se rencontrent. La fiction est très souple, très éloignée encore de l'emblème ou de l'allégorie. L'héroïne elle-même n'est certainement pas toujours la poésie, ou la beauté, ou le poème qui se rêve. Ses paroles reflètent parfois des aspects différents de l'expérience du poète, et elle semble parfois s'exprimer au nom de celui-ci, directement. Il ne faut pas l'oublier. Il ne faut pas oublier non plus que bien des réminiscences littéraires viennent enrichir la rêverie de l'héroïne. On en a signalé beaucoup, et je pense reconnaître pour ma part dans la partie de la Scène qui retient notre attention deux réminiscences de ce genre : un souvenir de La Fée Hamonde de Léon Dierx (qu'on retrouve d'ailleurs dans Igitur) et un autre, de Baudelaire :

Tête-à-tête sombre et limpide Qu'un cœur devenu son miroir. Puits de vérité, clair et noir, Où tremble une étoile livide.

A travers ces réminiscences cependant, parmi les différents motifs de la rêverie, on peut discerner le thème qui nous intéresse avec assez de netteté pour qu'on puisse répondre affirmativement à la question posée.

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Oui, le miroir est bien parfois un poème. Un poème par exemple de Mallarmé lui-même, un poème écrit pendant sa première jeunesse et où il se voit, ou voudrait se voir, tel qu'il était alors :

Que de fois et pendant des heures, désolée Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont Comme des feuilles sous ta glace au trou profond, Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine.

Même lorsque le miroir n'est pas un poème, mais la conscience du poète dans un moment de réflexion lucide, ce que cette réflexion découvre peut aussi être un poème.

Il était arrivé au poète, pendant qu'il écrivait la Scène d'Hérodiade, d'entrevoir avec effroi un nouvel idéal poétique qui allait être le sien, qui était même déjà inconsciemment le sien. Il parle plusieurs fois de cette expérience, et notamment dans une lettre à Coppée, écrite de Besançon le 20 avril 1868 :

Pour moi, voici deux ans que j'ai commis le péché de voir le Rêve dans sa nudité idéale, tandis que je devais amonceler entre lui et moi un mystère de musique et d'oubli. Et maintenant arrivé à la vision horrible d'une œuvre pure, j'ai presque perdu la raison et le sens des paroles les plus familières.

C'est à cette espèce de conversion poétique que font allusion, bien certainement, les deux vers d'Hérodiade :

Mais horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine, J'ai de mon rêve épars connu la nudité.

Quelle est cette nouvelle conception de la poésie qui remplit le poète d'horreur ? Avant de répondre à cette question, nous ferons bien de nous pencher sur Igitur, qui pourra peut-être (exceptionnellement) nous éclairer sur ce point. Car dans les ébauches successives de la Vie d'Igitur cette même vision horrible est évoquée :

Igitur comme menacé par le supplice d'être éternel qu'il pressent vaguement, se cherchant dans la glace devenue ennui et se voyant vague et près de disparaître

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comme s'il allait s'évanouir en le temps, puis s'évoquant, puis lorsque de tout cet ennui, temps, il s'est refait, voyant la glace horriblement nulle, s'y voyant entouré d'une raréfaction...

Il se sépare du temps infini et il est ! Et ce temps ne va pas comme jadis... remplir une glace d'ennui où, suffoquant et étouffé, je suppliais de rester une vague figure qui disparaissait complètement dans la glace confondue ; jusqu'à ce qu'enfin... dans une épouvantable sensation d'éternité, en laquelle semblait expirer la chambre, elle m'apparût comme l'horreur de cette éternité. Et quand je rouvrais les yeux au fond du miroir, je voyais le personnage d'horreur, le fantôme de l'horreur absorber peu à peu ce qui restait de sentiment et de douleur dans la glace, ...et se former en raréfiant la glace jusqu'à une pureté inouïe, — jusqu'à ce qu'il se détachât, permanent, de la glace absolument pure, comme pris dans son froid.

Sur le plan philosophique ces passages ont un sens hégélien, que l'on pourrait préciser en se rapportant à certaines lettres à Cazalis et surtout à Villiers. Disons seulement que dans ces passages il s'agit des efforts faits par Pesprit pour se libérer du moi et se rendre pur:

Parvenu au plus haut point de son développement, dit Hegel, [parvenu au pinacle de moi, dira Igitur] l'esprit se manifeste à lui-même dépouillé de toutes les formes extérieures de la matérialité. Invisible, il se saisit immédiatement par la pensée pure. (Traduction, que Mallarmé semble avoir connue, d'extraits du Cours d'Esthétique — par Ch. Bénard, 1855.)

Mais quel est le sens littéraire de cette expérience ? Car la métaphysique de Mallarmé a toujours un aspect littéraire, qui est peut-être bien le seul qui importe. Sans essayer de donner une réponse complète à cette question, je voudrais tâcher d'indiquer, à la lumière (si je puis dire) des passages ď Igitur et aussi de certaines phrases de la correspondance, en quoi surtout la nouvelle conception semble différer de celle à laquelle elle succède, celle qui a présidé à la composition de la Scène d'Hérodiade.

La différence essentielle, c'est que la nouvelle conception est intellectualiste. La poésie devra être dominée par une pensée stricte et impersonnelle, diamant dans

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les facettes duquel viendront se refléter les aspects significatifs du monde extérieur, c'est-à-dire les aspects du monde extérieur qui offrent une analogie avec l'homme. De ces reflets, captés par le langage, se composera l'œuvre, à la fois résumé de l'univers et image de l'homme. C'est ainsi, je crois, qu'il faut interpréter un curieux passage de la longue lettre écrite par Mallarmé à Lefébure le 17 mai 1867 :

Je ne demande pas la vie sauvage, ... mais... je rejetterai toujours toute compagnie, pour promener mon symbole partout où je vais et, dans une chambre pleine de beaux meubles comme dans la nature, me sentir un diamant qui réfléchit, mais qui n'est pas par lui-même, ce à quoi on a toujours besoin de revenir quand on accueille les hommes.

C'est-à-dire un diamant qui réfléchit mon moi, ma vie personnelle, ma participation au monde, tout en restant distinct de ce moi. D'après cette conception, la poésie deviendra celle de l'esprit pur, séparé du moi, occupé à saisir, à travers ce moi, les analogies du monde avec l'Homme. Conception horrible pour Herodiadě, habituée à son calme narcotique de moi pur, mais conception que Mallarmé va faire sienne et pour longtemps. Près de vingt-cinq ans plus tard, le 8 août 1891, il écrit à Vielé- Griflîn :

Tout le mystère est là : établir les identités secrètes par un deux à deux qui ronge et use les objets, au nom d'une centrale pureté.

— phrase où on retrouve la notion des analogies réfléchies et ordonnées par les facettes du diamant pur et limpide.

Disons donc en résumé que le moment ďlgitur marque le début de la phase de la poésie-pensée, tournée vers le monde extérieur dans une intention d'explication. Elle succède à la phase de la poésie de la sensation et du sentiment, refermée sur elle-même et intensément personnelle, « peignant non la chose mais l'impression qu'elle produit ». Désormais, l'imagination sera d'abord au service de la pensée. Et en effet on peut dire

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que pendant la nouvelle époque qui s'ouvre pour Mallarmé, celle de Quand l'ombre menaça, du Toast funèbre, des sonnets de la chambre, de la Prose pour Des Esseintes, la sensibilité est sacrifiée à l'intellect. Remarquons cependant qu'elle ne Test que provisoirement. Sans doute le lyrisme personnel est-il abandonné définitivement, mais non pas le lyrisme tout court. Certaines définitions mallarméennes de la poésie nous le rappellent :

« L'explication orphique de la terre » — orphique^ c'est-à-dire lyrique.

« La poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence. » Le langage ramené à son rythme essentiel (accordé selon son origine, dira-t-il ailleurs), c'est encore le lyrisme.

Mais ces définitions sont de 1884 et de 1885. A l'époque ďlgitur l'accent est mis sur l'explication, sur l'aspect intellectuel de la tâche du poète. Essayons de comprendre cet aspect.

Comment le poète doit-il « expliquer » la terre selon son « sens mystérieux des aspects de l'existence » ? En tenant devant les hommes un miroir où ils puissent reconnaître, non pas une image du poète mais une représentation du monde et en même temps une image d'eux-mêmes. Cette image d'eux-mêmes, les hommes la découvraient jadis dans la nature extérieure, directement. C'est là tout l'enseignement des Dieux antiques* Le drame des jours et des saisons (« la Tragédie de la Nature »), reflète la tragédie de l'homme. Toute la mythologie n'est qu'une célébration, obscurcie et trop chargée de matière, de cette correspondance. Mais aujourd'hui le poète, ce voyant, ce « lecteur d'horizons », peut seul comprendre et interpréter le spectacle de la nature, cette « pièce écrite au folio du ciel, et mimée avec le geste de ses passions par l'Homme ». Voilà pourquoi, dans le magnifique poème en prose La Gloire, lorsque le train qui emporte « quelque part » la foule parisienne s'arrête à Fontainebleau, un seul passager descend — lui, le poète, « l'intrus royal qui n'aura eu qu'à venir ». Et lorsque dans Hamlet

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(Crayonné au théâtre) il est contraint de quitter Valvins pour se rendre à la ville :

Loin de tout, la Nature, en automne, prépare son Théâtre, sublime et pur, attendant pour éclairer, dans la solitude, de significatifs prestiges, que l'unique œil lucide qui en puisse pénétrer le sens (notoire, le destin de l'homme), un Poète, soit rappelé à des plaisirs et à des soucis médiocres... contemplateur dérangé de la vision imaginative du théâtre de nuées et de la vérité.

Cette figuration par la nature du destin de l'homme, Mallarmé la voit avec une netteté particulière dans le coucher du soleil, symbole de la fin d'une vie, d'une époque, d'un monde. C'est le coucher du soleil et son sens dramatique qui sont célébrés, par exemple, dans un passage significatif de Bucolique :

La première en date, la nature, ... communiquait à ma jeunesse une ferveur que je dis passion comme, son bûcher, les jours évaporés en majestueux suspens, elle l'allume avec le virginal espoir d'en défendre l'interprétation au lecteur d'horizons. Toute clairvoyance que, dans ce suicide, le secret ne reste pas incompatible avec l'homme, éloigne les vapeurs de la désuétude, l'existence, la rue.

Dans les poèmes de 1885 environ, une interprétation assez spéciale du coucher du soleil transparaît plus d'une fois. Mallarmé en doit la suggestion, sans doute, au Coucher du soleil romantique de Baudelaire. Selon cette « explication », le dernier rayon d'un magnifique couchant, qui s'attarde sur une console ou sur les cheveux de la bien-aimée, semble symboliser la poésie ; le poète, le dernier voyant, capte dans son poème, dans le miroir du langage, quelques derniers feux de l'antique splendeur. Ainsi dans une première version de Victorieusement fui :

Quoi ! de tout ce coucher, pas même un cher lambeau Ne reste, il est minuit, dans la main du poète Excepté qu'un trésor trop folâtre de tête Y verse sa lueur diffuse sans flambeau.

Cette idée que la nature figure la destinée de l'homme

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a une grande importance chez Mallarmé. Elle semble renforcer et justifier cette autre idée qui fait de l'art aussi un miroir de l'homme.

Nous voilà donc revenus à l'art. Mais non pas encore à la poésie ; avant d'arriver à la poésie il faut dire un mot des idées de Mallarmé sur le roman, sur le théâtre et sur la musique.

Dans tout ce qu'il écrit sur le roman et sur le théâtre, Mallarmé semble se référer continuellement à cette image de l'art miroir de l'homme. Même le théâtre et le roman de son temps sont des miroirs, mais des miroirs sans magie qui montrent les hommes et les femmes tels qu'ils sont dans la vulgaire et triste réalité. Le roman

ne présente rien, quant au lecteur, d'étranger ; mais recourt à l'uniforme vie. Ou, l'on ne possède que des semblables, aussi parmi les êtres qu'il y a lieu, en lisant, d'imaginer. (Etalages.)

Ce roman introduit chez nous (dit-il) des fâcheux à qui nous n'ouvririons pas la porte de notre appartement :

par le fait de feuillets entre-bâillés (ils) pénètrent, émanent, s'insinuent ; et nous comprenons que c'est nous.

Voilà ce que, précisément, exige un moderne : se mirer, quelconque. (Etalages.)

Morne image de notre opacité, donc, que le roman contemporain. Le théâtre de même :

M. Sardou à qui on sait une dextérité grande, est l'homme qui souvent me paraît, plus qu'aucun, offusquer de l'opacité vaine de ses fantoches la lumière éparse comme une frémissante pensée à l'ascension du rideau. (Notes sur le théâtre.)

Comme le roman sans poésie, le théâtre sans poésie (« Avec l'impudence de faits divers en trompe-l'œil remplir le théâtre et exclure la Poésie » ) est un miroir nul :

que... pour leur communiquer l'assurance que rien n'existe qu'eux, demeurent sur la scène seulement des gens pareils aux spectateurs...

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Notre seule magnificence, la scène, à qui le concours d'arts divers scellés par la poésie attribue selon moi quelque caractère religieux... je constate que le siècle finissant n'en a cure, ainsi comprise ; et que cet assemblage miraculeux de tout ce qu'il faut pour façonner la divinité, sauf la clairvoyance de l'homme, sera pour rien.

(Le Genre ou des modernes.)

Que faut-il donc que l'artiste reflète dans le miroir qu'il tient devant son public ? Toujours une image impersonnelle, bien sûr, non pas d'un homme mais de l'Homme (« Une Salle, il se célèbre, anonyme, dans le héros »), et dans l'Homme non pas le simplement humain mais le divin, non pas son opacité mais son invisibilité, son âme :

Et vous implanterez, au théâtre, avec plus de vraisemblance les paradis, qu'un salon.

(Le Genre ou des modernes.)

Que peut-on espérer voir, justement, dans le théâtre de l'avenir ?

... le prodige de Soi ou la Fête. (Le Genre ou des modernes.)

Un lieu se présente, scène, majoration devant tous du spectacle de Soi. ... Tout, comme fonctionnement de fêtes : un peuple témoigne de sa transfiguration en vérité.

(L'Action restreinte.)

Le mystère enfoui au cœur de l'homme se mirera dans le spectacle idéal que la société nous doit mais dont elle continue à nous priver :

La scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur, cela même que le citoyen, qui en aura l'idée, fonde le droit de réclamer à un Etat. ...Se figure-t-on l'entité gouvernante autrement que gênée ... devant une prétention de malappris à la pompe, au resplendissement, à quelque solennisation auguste du Dieu qu'il sait être !

(Le Genre ou des modernes.)

Voilà le scandale de l'art officiel

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prêt à contenir par le voile basaltique du banal la poussée de cohue jubilant si peu qu'elle aperçoive une imagerie brute de sa divinité. (Crayonné au théâtre.)

J'en viens à la musique, dont on connaît l'importance pour Mallarmé pendant la période de sa maturité. Nous venons de voir que pour lui le spectacle sur la scène peut refléter le mystère du cœur, et nous ne serons pas surpris de constater qu'il accorde ce même pouvoir à l'orchestre. Nous ne nous étonnerons pas non plus de voir présenter le chef d'orchestre comme un prêtre qui est aussi une espèce de montreur :

Même spectacle chaque saison : une assistance — et le dos d'un homme qui tire, je crois, il paraît le faire, les prestiges de leur invisibilité. (Plaisir sacré.)

Spectacle comparable, lui aussi, au coucher du soleil. Quand on rentre de Valvins pour assister au concert :

Le proche éparpillement du doigté lumineux, que suspend le feuillage, se mire, alors, au bassin de l'orchestre prêt. (Plaisir sacré.)

Mallarmé ne voit pas le théâtre de l'avenir sans musique orchestrale :

A quelque amphithéâtre, comme une aile d'infinité humaine, bifurque la multitude, effarouchée devant le brusque abîme fait par le dieu, l'homme — ou Type.

Représentation avec concert. Le miracle est cette pénétration, en réciprocité, du

mythe et de la salle... L'orchestre flotte, remplit et l'action, en cours, ne

s'isole étrangère et nous ne demeurons des témoins : mais, de chaque place, à travers les affres et l'éclat, sommes circulairement le héros — douloureux de n'atteindre à lui-même que par des orages de sons et d'émotions déplacés sur son geste ou notre afflux invisible.

(Catholicisme.)

Le poète est obligé de rendre hommage à la musique, même lorsqu'il l'oppose, en rivale, à la poésie. Il a beau affirmer que le lieu authentique et premier de la musique, sa source, est le langage, que

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ce n'est pas des sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans tout, la Musique. (Crise de vers.)

et que la poésie n'abdique pas devant l'orchestre :

Un solitaire tacite concert se donne, par la lecture, à l'esprit qui regagne, sur une sonorité moindre, la signification : aucun moyen mental exaltant la symphonie, ne manquera, raréfié et c'est tout, du fait de la pensée. La Poésie, proche l'idée, est Musique, par excellence — ne consent pas d'infériorité. (Le Livre, instrument spirituel.)

Il est obligé néanmoins de constater que la poésie doit devenir plus musicale qu'elle ne l'est en fait, doit reprendre à la musique son bien, subir en d'autres termes l'influence de l'orchestre :

un échange peut, ou plutôt il doit survenir, en retour du triomphal appoint, le verbe, que coûte que coûte ou plaintivement à un moment bref accepte l'instrumentation, afin de ne demeurer les forces de la vie aveugles à leur splendeur, latentes ou sans issue.

(La Musique et les Lettres.)

Quelque explosion du Mystère à tous les cieux de son impersonnelle magnificence, où l'orchestre ne devait pas ne pas influencer l'antique effort qui le prétendit longtemps traduire par la bouche seule de la race... Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d'écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré ; que nous en sommes là, précisément, à rechercher... un art d'achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien. (Crise de vers.)

Nous voici donc revenus à la poésie, telle que Mallarmé la célèbre dans les oeuvres critiques de sa maturité, au « chant ».

Nous avons constaté qu'au moment ďlgitur le lyrisme semblait avoir perdu de ses droits dans sa poétique. Si le poète redevient maintenant, et plus que jamais, l'adepte d'Orphée, c'est grâce à la révélation de la musique et de sa puissance, à ce que lui ont appris les

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concerts, Wagner, même les hymnes entendus dans une cérémonie religieuse (« fulguration de chants antiques jaillis ») :

quiconque y peut de la source la plus humble d'un gosier jeter aux voûtes le répons en latin incompris, mais; exultant, participe entre tous et lui-même de la sublimité se reployant vers le chœur : car voici le miracle de chanter, on se projette, haut comme va le cri. Dites si artifice, préparé mieux et à beaucoup, égalitaire, que cette communion, d'abord esthétique, en le héros du Drame divin.

(De même.)

Remarquons avec quelle certitude Mallarmé insiste maintenant sur le caractère impersonnel du lyrisme dont il annonce l'avènement — le lyrisme non plus épanchement du moi, mais communion, comme dans les offices de l'église :

Quoique le prêtre céans n'ait qualité d'acteur, mais officie — désigne et recule la présence mythique avec qui on vient se confondre. (De même.)

Pour affirmer maintenant que le chant (cet « antique délice du chant » qu'il célébrait déjà dans la Symphonie littéraire) est, et a toujours été, la vie de toute poésie» il a de nouveau recours au symbole du miroir.

Ici, il convient d'être très prudent et de n'avancer que des hypothèses. Il me semble qu'il y a, dans la dernière conception que Mallarmé s'est faite de la tâche du poète, non pas un miroir mais deux. L'un est celui que nous connaissons déjà, celui de la pensée analogique, diamant à facettes réfléchissant et ordonnant les aspects significatifs de l'existence. C'est toujours à ce diamant, je crois, que le poète fait allusion lorsqu'il déclare en 1898 que, pour lui, le moyen de rester fidèle à lui- même consiste

quotidiennement à épousseter, de ma native illumination, l'apport hasardeux extérieur, qu'on recueille, plutôt, sous le nom d'expérience. (De l'idéal à vingt ans.)

Pour comprendre le rôle du deuxième miroir, très différent de celui-là, il est utile de remarquer avec quelle

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fermeté le Mallarmé de la maturité sépare les deux principes de la création poétique, le principe intellectuel et le principe lyrique, la pensée et le chant. Le sens de la distinction est formulé dans un passage de Solennité, où le poète déclare :

Que tout poème composé autrement qu'en vue d'obéir au vieux génie du vers, n'en est pas un... Avant le heurt d'aile brusque et l'emportement, on a pu, cela est même l'occupation de chaque jour [encore une fois : quotidiennement], posséder et établir une notion du concept à traiter, mais indéniablement pour l'oublier dans sa façon ordinaire et se livrer ensuite à la seule dialectique du vers. Lui en rival jaloux, auquel le songeur cède la maîtrise, il ressuscite au degré glorieux ce qui, tout sûr, philosophique, imaginatif et éclatant que ce fût, ...ne resterait, à son défaut que les plus beaux discours émanés de quelque bouche.

Inversement :

L'éternel coup d'aile n'exclut pas un regard lucide scrutant l'espace dévoré par son vol.

C'est bien au principe lyrique que répond notre deuxième miroir, qui est en réalité une source. Faut-il dire que c'est la fontaine de la jeunesse ou de la vie ? Ou se contenter de dire que c'est « simplement » la poésie ou simplement l'âme (ce qui pour Mallarmé reviendrait au même) : « la Poésie — unique source », lit-on dans la Préface du Coup de dés, et dans Le Genre ou des modernes : « un visage exact penché... sur ma source ou âme ». C'est la source où puise sans cesse un pur lyrique comme Banville, qui est

un être à part, supérieur et buvant tout seul à une source occulte et éternelle. (Solennité.)

C'est la source d'où doit jaillir le chant, accordé par le Vers, ce « numérateur divin de notre apothéose ». Mais c'est aussi une source sur laquelle le poète doit se pencher pour surprendre l'image qu'il lui faut « montrer », une image qui soit à la fois la sienne et celle de l'Homme, « l'ombre puérile » du poète, mais aussi la

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« juvénile ombre de tous » (« à la fois éternel fantôme et le souffle »), comme Hamlet. La nature et la musique peuvent guider le poète dans la recherche de cette figure hyperbolique :

La merveille... que si c'est soi, un tel, poursuivi aux forêts, un concert aussi d'instruments n'en exclue la notion. (Bucolique.)

Plaisamment, il reconnaît dans le maillot des terrassiers, à rayures blanches et bleues, l'emblème de ce puisatier, l'Homme :

Vêtement oh ! que l'homme est la source qu'il cherche. (Conflit)

Et comment interpréter cette phrase qui se trouve dans une lettre à Octave Mirbeau, datée du 5 avril 1892 (date qui explique les échos qu'on y surprend de la conférence sur Villiers de L'Isle-Adam) :

Je retravaille, des fois pas mal : si j'ai l'heur, en finissant, de faire oublier les précédents devoirs de collégien publiés sous mon nom, on aura l'impression d'un Monsieur ressemblant à tous les autres et qui reste stupéfait de s'être miré, par exemple, dans une source.

Le génie de l'artiste découvrant le génie de l'Homme, pour le lui révéler, c'est tout le sujet de l'Hommage à Puvis de Chavannes. Mais ne dirait-on pas que c'est aussi saint Jean qui surprend le secret d'Hérodiade (« Vous mentez, ô fleur nue de mes lèvres... »), l'esprit qui comprend enfin le désir du cœur (cet instinct de ciel qu'on appelle l'âme), et qui le délivre de la glace d'horreur (horreur de l'être, horreur du sol) sous laquelle il était resté pris — encore comme Hamlet, ne sachant devenir.

« Un monsieur ressemblant à tous les autres... », dit-il dans la lettre que je viens de citer. On remarque toujours cette insistance sur le caractère impersonnel de l'art futur, et Ton songe aux termes que Mallarmé avait employés, parlant cette fois au nom du public et non de l'artiste, lorsqu'il définissait le mélodrame dans Crayonné au théâtre :

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je consens d'attendre ou de suivre, au long du labyrinthe d'angoisse que mène l'art — vraiment non pour m'accabler comme si ce n'était assez de mon sort, spectateur assistant à une fête ; mais me replonger, de quelque part, dans le peuple, que je sois, au saint de la Passion de l'Homme ici libéré selon quelque source mélodique naïve.

Rappelons aussi une phrase où, se plaçant au point de vue du lecteur, il rend hommage au poète qui s'efface pour faire place à son lecteur ; ceci dans une lettre à Van Verbergh, datée du mois d'avril 1898 :

Tout au long, on jouit d'un livre qui s'est fait de soi, au travers d'un poète divin. ... Rien qui m'émeuve autant, ou jusqu'à quelque source inconnue.

« Si j'ai l'heur, en finissant... » Ce qui fait que le poète doute de la réussite, c'est l'époque nulle dans laquelle il vit, qui n'accorde pas au poète sa place et dont l'art officiel est incapable de tenter cette alliance entre l'esprit et l'âme, entre la pensée et le chant, que le vrai poète rêve de réaliser avant qu'il ne soit trop tard. L'art officiel n'est qu'un vain simulacre :

Faussant à la fois... le jet délicat et vierge et une jumelle clairvoyance directe du simple, qui, peut-être, avaient à s'accorder encore.

En somme, le génie du poète rêve de fondre la glace du deuxième miroir, de ce miroir qui est une source, pour que s'en dégage ce jet délicat et vierge qu'est le chant poétique, et qui semble bien être de l'âme et en dernière analyse l'image la plus intime de l'Homme. Ce chant infuse la vie dans la vision imaginative du monde. Voilà ce que Mallarmé semble suggérer également dans une lettre à Ernest Raynaud, datée du 10 octobre 1887 :

Sa très rare originalité c'est, procédant de tout l'art musical de ces derniers temps, que le vers, aussi mobile et chanteur qu'il peut l'être, ne perd rien de sa couleur ni de cette richesse de tons qui s'est un peu évaporée dans la fluidité contemporaine, les deux, vision et mélodie, se fondant en ce charme indécis pour l'ouïe et pour l'œil, qui me semble la poésie même.

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Un dernier mot, pour mesurer le chemin parcouru par la pensée de Mallarmé et aussi pour faire remarquer combien cette pensée, à travers ses transformations, est restée fidèle à elle-même. Dans Les Fenêtres et dans la Symphonie littéraire, nous avons vu le poète-lecteur se mirer dans les vers d'un impeccable artiste. Dans Него- diade il nous a semblé reconnaître le poète lecteur de ses propres vers et tout absorbé en sa propre image. Après cela, le poète et le lecteur se sont progressivement séparés l'un de l'autre. Ce que le poète découvre finalement, pour lui-même, dans le miroir de la nature, est une image d'une grande sérénité. Car sa pensée et son imagination ont transformé son exil en authentique séjour terrestre, et bien que la cité n'ait rien à lui offrir, il n'a qu'à s'en aller de la ville, vers Valvins, pour s'émerveiller :

que le bruit puisse cesser à une si faible distance pour qui coupe, en imagination, une flûte où nouer sa joie selon divers motifs celui, surtout, de se percevoir, simple, infiniment sur la terre. (Bucolique.)

Avec véracité, qu'est-ce, les Lettres, que cette mentale poursuite, menée, en tant que le discours, afin de définir ou de faire, à l'égard de soi-même, preuve que le spectacle répond à une imaginative compréhension, il est vrai, dans l'espoir de s'y mirer. (La Musique et les Lettres.)

Mais à son lecteur le poète doit montrer, dans le miroir du langage poétique, une vision plus extatique. Il ne suffit pas de lui révéler la terre. « On ne peut se passer d'Eden. » Comme le héros des Fenêtres, le lecteur doit être transporté dans le ciel antérieur et s'y voir, non plus ange, bien sûr, mais âme, et radieuse. Dans l'article Solennité, qui est de 1887, Mallarmé décrit les délices de la lecture :

Le ciel métaphorique qui se propage à l'entour de la foudre du vers, ...ce spirituellement et magnifiquement illuminé fond d'extase, c'est bien le pur de nous-mêmes, par nous porté, toujours, prêt à jaillir à l'occasion qui dans l'existence ou hors l'art fait toujours défaut.

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C'est donc par la poésie que fleurira « la vie reconquise et native », car (dit Mallarmé, dans Catholicisme) € rien dorénavant, neuf, ne naîtra que de source ».

Le symbole du miroir dans l'œuvre de Mallarmé

Les Fenêtres :

Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits Mangent, et qui s'entête à chercher cette ordure Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits,

Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées D'où l'on tourne l'épaule à la vie, et, béni, Dans leur verre, lavé d'éternelles rosées, Que dore le matin chaste de l'Infini

Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j'aime — Que la vitre soit l'art, soit la mysticité — A renaître, portant mon rêve en diadème, Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !...

Le Pitre châtié (ancienne version) :

J'ai, Muse, — moi ton pitre — , enjambé la fenêtre Et fui notre baraque où fument tes quinquets.

Ne sachant pas, hélàs ! quand s'en allait sur l'eau Le suif de mes cheveux et le fard de ma peau, Muse, que cette crasse était tout le génie !

Herodiadě, Scène :

H

Aide-moi, puisqu'ainsi tu n'oses plus me voir, A me peigner nonchalamment dans un miroir.

N Sinon la myrrhe gaie en ses bouteilles closes, De l'essence ravie aux vieillesses de roses Voulez-vous, mon enfant, essayer la vertu Funèbre ?

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H Laisse là ces parfums ! ne sais-tu

Que je les hais, nourrice, et veux-tu que je sente Leur ivresse noyer ma tête languissante ? Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs A répandre l'oubli des humaines douleurs, Mais de For, à jamais vierge des aromates, Dans leurs éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates Observent la froideur stérile du métal, Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal, Armes, vases depuis ma solitaire enfance.

N Pardon ! l'âge effaçait, reine, votre défense De mon esprit pâli comme un vieux livre ou noir...

H Assez ! Tiens devant moi ce miroir.

О miroir ! Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée Que de fois et pendant des heures, désolée Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,

Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine, Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine, J'ai de mon rêve épars connu la nudité !

Oui, c'est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte ! Vous le savez, jardins d'améthyste, enfouis Sans fin dans de savants abîmes éblouis, Ors ignorés, gardant votre antique lumière Sous le sombre sommeil d'une terre première, Vous pierres où mes yeux comme de purs bijoux Empruntent leur clarté mélodieuse, et vous Métaux qui donnez à ma jeune chevelure Une splendeur fatale et sa massive allure !

Et ta sœur solitaire, ô ma sœur éternelle Mon rêve montera vers toi : telle déjà Rare limpidité d'un cœur qui le songea, Je me crois seule en ma monotone patrie Et tout, autour de moi, vit dans l'idolâtrie D'un miroir qui reflète en son calme dormant Herodiadě au clair regard de diamant... О charme dernier, oui ! je le sens, je suis seule.

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Igitur, Vie d'Igitur :

... Il se sépare du temps indéfini et il est ! Et ce temps ne va pas comme jadis s'arrêter en un frémissement gris sur les ébènes massifs dont les chimères fermaient les lèvres avec une accablante sensation de fini, et, ne trouvant plus à se mêler aux tentures saturées et alourdies, remplir une glace d'ennui où, suffoquant et étouffé, je suppliais de rester une vague figure qui disparaissait complètement dans la glace confondue ; jusqu'à ce qu'enfin, mes mains ôtées un moment de mes yeux où je les avais mises pour ne pas la voir disparaître, dans une épouvantable sensation d'éternité, en laquelle semblait expirer la chambre, elle m'apparût comme l'horreur de cette éternité. Et quand je rouvrais les yeux au fond du miroir, je voyais le personnage d'horreur, le fantôme de l'horreur absorber peu à peu ce qui restait de sentiment et de douleur dans la glace, nourrir son horreur des suprêmes frissons des chimères et de l'instabilité des tentures, et se former en raréfiant la glace jusqu'à une pureté inouie, — jusqu'à ce qu'il se détachât, permanent, de la glace absolument pure, comme pris dans son froid.