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LE VOYAGE A LA DROGUE

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DU MÊME AUTEUR

Les Tétragonautes Calmann-Lévy

A PARAÎTRE EN 1970

La Ruée vers l'eau

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LE VOYAGE A LA

DROGUE

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI

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En couverture, page 1, de gauche à droite : Enseigne du magasin du gouvernement népalais à Kathmandou vendant librement haschich et marihuana, en gros et en détail. (Photo G. Borg) Masque des Thovil-Yakkùs des magiciens de Kadùrùpokùna. (Ph. G.B.) Paris. (Photo Richard Lemaire) page 4, de gauche à droite : Temple bouddhiste hinayana du XIV siècle (Ceylan). (Photo G.B.) Photo d'un voyage au LSD 25 prise à Kaboul, Afghanistan. (Photo G.B.)

© Editions du Seuil, 1970.

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à J.J. Dodard et en guise de chrysanthèmes sur la tombe du Père Noël.

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Avant-propos

Né en 1926 près de Paris, au sein d'une famille conster- nante, je fus dès ma prime enfance interné dans ces pieux éta- blissements desquels les enfants ne ressortent qu'idiots ou incendiaires, après avoir purgé leur peine, à savoir une douzaine d'années en moyenne. Mais déjà j'étais avare de mon mépris, pressentant « le grand nombre des nécessiteux ».

Voici pour la psychanalyse. Vers ma onzième année les fleuves russes me sauvèrent. Je dois tout aux fleuves russes et surtout à leurs affluents.

C'est en m'efforçant désespérément de les apprendre par cœur conformément aux rigueurs du programme, que je pris brusque- ment conscience de l'absurde de ma condition, comme on ne disait pas encore. Je m'engageai donc sans plus tarder dans l'aventure autodidacte. J'y suis toujours.

Voilà pour la passion de comprendre. Un jour, j'eus quinze ans et je me retrouvai libre dans une

France qui ne l'était pas et où chacun conspirait pour un camem- bert ou la libération finale. J'eus la malchance d'être inscrit sur les registres de l'occupant, colonne « contentieux », et la chance de voir arriver la libération avant d'avoir eu le temps de devenir héros à titre posthume.

Je fis alors ce que tout jeune homme se doit de faire avant de sauter en selle : caissier dans un cinéma, montreur de marionnet- tes avec Molière au programme, journaliste sans convictions, peintre sans talent, sculpteur porteur de message. Ceci pour les Beaux-Arts.

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Je passai ensuite au commerce et à l'industrie : débardeur dans une usine, j'installai enfin une savonnerie puis un laboratoire de produits de beauté. Ces passe-temps alimentaires me laissaient assez de loisirs pour poursuivre mes chères études sur l'homo sapiens et ses étranges comportements.

A vingt-cinq ans je me transportai en Amérique sans armes ni bagages.

Après quelques pérégrinations, je me fixai au Brésil afin d'y étudier un problème qui allait m'occuper pendant une dizaine d'années : la névrose contemporaine et plus précisément les coulisses de la guérison ou la mécanique thérapeutique des médecines maudites.

Chez les Macumbeiros, cousins des vaudous nordistes, je découvris l'hypnose, devins un hypnotiseur qui eut quelque renom (ce qui est à la portée du premier venu) et conservai la tête froide après quelque quatorze mille séances d'hypnose thérapeutique (ce qui est plus simple qu'on croit).

Comme j'avais déjà la manie d'aller au fond des choses, je fus bientôt chargé de cours dans l'un des principaux centres hospitaliers sud-américains, enseignant aux médecins l'utilisa- tion thérapeutique des réflexes pavloviens et des phénomènes hypnotiques, entre autres.

Dans le même temps je partageai le cabinet d'un médecin brésilien où je vis défiler tous les types possibles d'homo sapiens plus du tout maîtres de leur vitesse.

En 1957, épuisé par une clientèle amphigourique, sadique et surtout pléthorique, je pris deux années de réflexion.

Voilà pour la vocation. Je retapai alors la vieille coque d'un petit rafiot ébaroui,

taillai des voiles, fis quelques provisions et rentrai en Europe à la voile, en compagnie d'un poète chevelu, traversant l'At- lantique du sud au nord et d'ouest en est.

En Europe, côté médecines insolites, l'époque des guéris- seurs touchait à sa fin, celle de la télévision commençait.

Il était grand temps que j'arrive si je voulais achever mon

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étude sur la question. En un tour de main je devins secrétaire général d'une façon de syndicat des guérisseurs de France, lequel groupait encore trois cents magnétiseurs, phytothéra- peutes et manipulateurs des vertèbres déplacées. Seul moyen de pénétrer dans ce milieu passablement hermétique. Et, au demeurant, inoubliable.

Parallèlement, en collaboration avec quelques distingués professeurs de médecine, j'exerçai en tant que psychologue pen- dant deux années, à la suite desquelles je commençai à entre- voir qui était l'homo sapiens en question. Je ne devais jamais m'en remettre tout à fait.

En 1963, en compagnie d'une épouse japonaise, je mis les voiles et le cap en direction de l'Orient, laissant à d'autres bergers le soin d'expliquer que tout va pour le mieux dans ce monde de moutons.

Ainsi prenait fin une période scientifique passionnante autant qu'épuisante.

Ainsi commençait la période Jack London — Alain Ger- bault — Hemingway & C°.

Nous abordâmes successivement tous les pays riverains de la mer Rouge, puis l'Arabie interdite, le sultanat de Socotora, celui des atolls Maldives, Ceylan, Sumatra, la Malaisie, Bornéo, les îles désertes de la mer de Chine, Hong Kong...

Aventures de tous les instants ; sous-marines avec les requins quotidiens, et terrestres avec des ethnies souvent quasiment inconnues. Explorations, études sur la magie, les religions, les médecines étranges, la psychologie sauvage.

Existence rude et belle, lutte contre la mer et les vents, contre les bêtes et les hommes.

Sains travaux des métaux et des bois, apprentissage de nobles métiers : la voilerie, la charpenterie navale, l'art de la pêche au gros, celui de la chasse sous-marine, celui des moteurs et des machines, du calcul de la longitude et de cent autres choses, enfin vraiment sérieuses.

Sept années s'écoulèrent dans le soleil et les embruns.

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Un jour d'avril, j'abordai l'île perdue de Thi Tu et m'y couronnai souverain. J'avais même oublié que l'Occident existait. Voilà pour l'aventurier. Et puis, un soir, je rencontrai deux beatniks. Je compris qu'il se préparait quelque chose d'inévitable. Et, comme d'habitude, l'Histoire embauchait des francs-

tireurs. Je repris du service. Le voyage à la drogue commençait.

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Ce livre est un témoignage. Témoignage à verser au procès majeur de ce temps de pro-

cès. Notre entrée dans l'ère des drogues est-elle la fin de la civilisation occidentale ?

Ce récit relate une expérience volontaire que je viens de vivre pendant deux années dans l'univers de la drogue et dans dix-neuf pays jalonnant la route des hippies qui, de l'Europe mène aux confins de l'Extrême-Orient.

Ce voyage au bout de la désespérance était nécessaire. Comment comprendre autrement un phénomène de cette

nature et de cette dimension ? Il fallait que quelqu'un fasse le voyage et non pas seulement

en voyageur. Et qu'il le fasse sans réserves comme sans illu- sions. Il fallait vivre parmi eux, partager leurs grabats à une roupie la nuit, leurs brouets et leurs drogues.

Les méthodes de travail exigèrent quelque inconfort ; psy- chologue, je devins beatnik afin de pouvoir pénétrer dans un monde nouveau et inaccessible par ailleurs.

J'ai aussi expérimenté longuement un certain nombre de drogues, la plupart dangereuses, parce qu'il s'agissait de comprendre le pourquoi et le comment de l'incompréhensible.

Que découvrent finalement ces étranges pèlerins engagés sur la Route ? Une doctrine, la suprême vérité, ou les paradis artificiels à bon marché ?

J'arrivai à Hippyland et je les y trouvai tous. J'ai pu enfin revenir de cette pérégrination dans les gouf-

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fres, au guichet de laquelle il n'est délivré que des allers sim- ples. Mon retour en Occident fut surtout un retour aux éviden- ces : en fait j'avais toujours su que le problème se situait en-deçà et au-delà des drogues qui en étaient l'épiphénomène.

La nouvelle génération, quoi qu'on en dise, ne se nourrit pas encore d'héroïne mais le processus est déjà incontrôlable. Aux U.S.A., chaque soir, des chaînes de télévision, de radio, lancent le même appel : « Il est dix heures. Parents, savez- vous où sont vos enfants ? »

Mon propos vise moins à juger et à accuser qu'à déposer un constat.

Entre San Francisco, Londres et Hong Kong, des centaines de milliers de jeunes errent à la recherche de la vie ignorant que leur itinéraire mène le plus souvent au cœur de la nuit.

Ils appartiennent à toutes les classes sociales, leurs moti- vations sont innombrables. Et ils ne comptent plus sur nous. Plus du tout. Nous tentons encore de nous persuader que la beat generation et la brutale flambée des drogues ne sont que manifestation de l'irrationnel, phénomène de rejet ou crise d'originalité juvénile plus grave que les autres mais passagère. Les pouvoirs, que le phénomène déborde et inquiète, n'y comprendront pas grand-chose tant qu'ils n'auront pas intégré la quête de l'impossible à leurs calculs et le désespoir à leurs prévisions technologiques. Il faudra y ajouter également leurs propres erreurs.

Mais si demain votre enfant partait ? Ou pis, s'il se perdait à vos côtés ? En condamnant à vingt-cinq années de prison des gosses

de dix-neuf ans coupables d'avoir fumé une herbe, qui pour le moment est reconnue sans dangers, la société atteignait les limites extrêmes du répressif 1 L'échec n'en est pas moins 1. Lavarre, étudiant, U.S.A., 1969.

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total : les fumeurs de marijuana sont passés de un à dix millions en six ans pour les seuls U.S.A.

Augmentation de mille pour-cent qu'on retrouvera bientôt en Europe ? De toutes parts on nous assure que, de la mari- juana à l'héroïne, l'escalade est automatique.

Préparons-nous donc à voir surgir plusieurs millions de grands toxicomanes, consommateurs quotidiens d'héroïne, et au bas mot, quelques centaines de milliers de cadavres d'adolescents à la morgue. Paradoxalement, nous ne les voyons nulle part.

Seulement la cohorte des enfants perdus avec lesquels j'ai vécu à Kaboul, à Kathmandou, à Paris et ailleurs.

Les polémiques médicales autour des drogues sont signifi- catives de notre ignorance, comme de la faiblesse de nos moyens préventifs ou thérapeutiques.

Faute de mieux les médecins font confiance au judiciaire, lequel compte ferme sur la médecine. Les uns et les autres rappelant périodiquement aux parents et aux éducateurs que l'heure serait mal choisie pour faillir à leur tâche.

En attendant, de Londres nous vient un numéro de télé- phone, Caroline Coon, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, répond aux appels des naufragés de la vie : des avocats béné- voles prennent leur défense devant les tribunaux, des médecins prodiguent leurs soins, des industriels offrent des refuges, des emplois. Enfants perdus, drogués, gosses enceintes et suici- daires de vingt ans savent maintenant que lorsqu'il ne restera plus rien, le 229-7753, à Londres, répondra.

Caroline Coon a vingt-trois ans, et son beau corps comme son visage heureux témoignent qu'il y a quelque chose de nouveau sous le soleil. Mini-solution pour un problème colossal ?

C'est pourtant à Caroline Coon que se sèrait peut-être adressée, voici peu, cette jeune fille issue d'un milieu catholique et bour- geois, devenue junkie, et qui, à la veille de sa mort, attendue, espérée dans une venelle d'Istamboul, résumait sur une carte

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postale ses semaines de prison, d'hôpital, les viols, la prosti- tution, avec en conclusion et comme adieu une seule question : « Qu'as-tu fait de ta fille, papa ? »

C'est que la répression devient dérisoire quand le délit met en cause la vie quotidienne, familiale, la plus intime. Nous sommes responsables et complices quand nos enfants sont à la fois coupables et victimes.

Chaque jour des tonnes d'amphétamines et de psychotoniques sont fabriquées avec la bénédiction des gouvernements, vendues souvent librement et parfois remboursées par la Sécurité sociale.

Au centre de la crise des idéaux politiques, religieux, fami- liaux, des névroses sociales ou du dépassement de l'homme par les techniques, la confusion est totale, universelle et désespérante.

Certains n'hésitent plus à proclamer qu'à présent notre salut ne peut venir que de la chimie du cerveau. Donc de nouvelles drogues.

J'ai réalisé, entre autres, cinquante-sept voyages sous LSD 25 : le clavier cortical avec quelques millions d'impulsions électri- ques par seconde intéressant douze milliards de cellules céré- brales dotées chacune de vingt-cinq mille interconnections incite à aller plus loin dans l'exploration de l'instrument dont, à l'évi- dence, nous manque une partie du mode d'emploi. Or cette exploration nous est actuellement interdite par la loi.

Les outrances de langage ou d'idées qu'on trouvera dans ce récit, comme les remises en question qu'il implique ou la vio- lence de certaines périodes, ne sont pas mon fait mais les faits.

Les noms des personnes citées, comme les noms des lieux ou d'établissements sont authentiques, je les ai personnellement connus, visités ou contrôlés comme j'ai vécu personnellement les événements de ce récit.

Parfois j'ai dû remplacer des noms patronymiques par des initiales ou un pseudonyme, dans certains cas à seule fin de ne pas exposer les intéressés à des poursuites judiciaires ultérieures.

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C'est sans joie qu'à la pointe de l'aiguille d'une seringue hypodermique, j'ai cherché la vérité en même temps que ma veine.

Ce qui va suivre n'est ni réjouissant ni rassurant mais cela est. Nous l'ignorions hier. Plus aujourd'hui.

G.B.

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Relatant un long épisode vécu dans un milieu hermétique dont la langue parlée l'est elle-même partiellement, le narra- teur parvient inévitablement à une alternative : ou reproduire fidèlement les dialogues dont il fut le témoin, ou en fournir une version en langage clair. Ici, en l'occurrence, toute traduction impliquait une sophis- tication telle, qu'elle s'avéra impossible. Attendu que le récit qui va suivre est un témoignage, l'auteur a respecté un langage qui, à l'évidence, est inséparable de son contexte.

Les clefs nécessaires figurent en fin de volume.

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I. Le pèlerinage

L'hérétique, c'est celui qui a une opinion. Ces idées doivent être fausses puisqu'elles sont dangereuses. FERDINAND BRUNETIÈRE Discours de combat, Revue des Deux Mondes.

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I. Istambul ou les termes de l'alternative

Cinar, Ayasopia, Jerik, Kasova, Cagadù, Yeni Divan, Nurios- manya, Inkilap, Balci, Nur, Cemberlitas, Nilotel, Stopotel : la fiche de mes informateurs ne mentionne pas moins de treize hôtels hippy junkies, et quelques autres, fréquentés par les hitch-hickers. Je ne risque donc pas de rater mon entrée.

Mon objectif est le repaire junkie, le Gül Häne, marqué d'une croix rouge.

Aucun hasard n'aurait pu me mener là. Aucun guide touris- tique sur la Turquie ne mentionne l'hôtel Gül Häne. Cet éta- blissement discret est ici pourtant, tapi à l'ombre de la mosquée Ahmet, mais seuls les beatniks et les hippies bon teint peuvent en gravir l'escalier raide et poisseux.

Sur le palier du deuxième étage, une adolescente suédoise en soutien-gorge, le regard atone, lave de ténébreux caleçons dans un seau hygiénique d'âge indéfinissable. Je pousse la porte marquée 14. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre ? Et pourquoi pas celle-ci ? Il suffit de passer n'importe quelle porte pour que les dés soient jetés. Je connaissais au départ les enjeux. Ce que j'ignorais, c'est qu'à l'arrivée il me faudrait traverser des miroirs et un certain nombre d'autres obstacles faits de la même matière que le temps, que l'espace.

Dans une âcre odeur de tanière, cinq paillasses éventrées sont alignées sur un sol couvert de détritus. Je suis dans la première place forte junkie sur la grand-route orientale.

— Salut... je viens de la part de Franco... il voudrait un peu de savonnette, deux cents voyages environ.

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Je parle aussi des autres, ceux qui viennent d'arriver à Bénarès pour la méditation, à Vientiane pour l'opium, à Kaboul pour la shooteuse. Je donne des nouvelles de Kurt et de McCarthy qui sont installés au Népal où se trouvent réunis plus de quatre cents beats...

Trois barbus aux cheveux longs sont allongés chacun auprès d'une fille dont la plus âgée peut avoir dix-neuf ans : tous comateux, complètement défoncés. Injections d'amphétamines à hautes doses plus boulette d'opium cuite, probablement.

Assis sur le sol, deux garçons d'une vingtaine d'années, en blue-jeans, cheveux longs, préparent les pipes non coudées, les shiloms de haschich.

Sur le dernier grabat, vautré, un géant yougoslave — dix-sept ou dix-huit ans — brute hébétée dont le rapide halètement est difficilement supportable.

Deux ex-étudiants, peut-être hollandais, essayent de fixer à son bras une vieille ceinture de cuir en guise de garrot. La shooteuse, la seringue, est prête, posée à même la paillasse.

Le colosse est couvert de sueur, il tremble, regard chaviré. Les efforts des deux garçons pour atteindre une veine introu-

vable se poursuivent sans succès. Le spectacle de cette épave traquée laisse les autres parfaitement indifférents.

— Ce type n'a plus de veines, mais comme peau ! du croco- dile !... Tu entends? Tu n'as plus de veines... une peau de crocodile... Moi, j'abandonne, dit l'un des garçons.

Une grosse fille blonde aux yeux chassieux, vêtue d'une pelisse afghane, dit, en feuilletant des bandes dessinées : « Il faut appeler Adolf. »

Adolf est le spécialiste des fixes. Des portes claquent. On ramène Adolf, tout aussi hébété que

le géant couvert de sueur. Pour un fixe un tant soit peu compliqué c'est toujours Adolf.

Un vrai don. Le patient émet des borborygmes de lavabos qui se vident.

Il faut faire vite — sinon il va tout casser.

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Adolf lui tend la seringue ; le Yougoslave en lèche l'aiguille (à cause des microbes, l'hygiène). Adolf cherche alors la veine sous la peau du bras. C'est une question de flair, de patience et de chance. La veine est enfin trouvée. La respiration du géant se fait plus rapide. Horva, fils unique d'un haut-fonctionnaire très titiste de Belgrade, s'enfonce comme une masse dans un paradis où titisme et dictature du prolétariat ont peu de place.

Adolf rince la seringue dans l'eau d'un verre à dents. Prêt pour le second client. Le dévouement fait homme, Adolf.

La blonde dévoreuse de supermen interplanétaires dessinés, promise à une usine de la banlieue lyonnaise, me demande :

— A ton avis, qu'est-ce qu'on pourrait bricoler en ce moment du côté de Bangkok pour se faire un peu d'argent ? Autre chose que le tapin si possible... J'en ai marre des Turcs et d'Istambul... J'ai envie de partir là-bas faire les vitamine s ou les craies, n'im- porte quoi... Tu n'aurais pas un peu d'op sur toi ?

Sur ma fiche, le Yenner figure comme la gargote hippy la plus sérieuse d'Istambul. Je le trouve à quelque distance du Gül Hâne, près de la mosquée Ahmet. Une salle unique, huit tables. Toutes les places sont occupées. Les hippies de passage, les hitch-hickers, les junkies, restent là des journées entières, buvant des cafés, du thé, mangeant quelque ragoût. Le sieur Sitki Oruc, tenancier, est un seigneur. Avec beaucoup de dignité son regard erre sur les « ardoises ». Il attend patiemment que ses clients insolites et superbes aient pu vendre leurs vêtements, leur montre, ou qu'ils aient reçu un hypothétique mandat. Quel- ques-uns disparaissent, reprenant la route, sans attendre cet improbable événement. Sitki Oruc n'en continue pas moins de nourrir ceux qui ont faim.

Au Yenner on parle toutes les langues, même un peu de turc. On échange nouvelles, informations, adresses et petits paquets de drogues, d'herbe, de pollen, de cannabis. On consulte le registre du Yenner, livre de bord où les partants laissent quel-

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ques lignes sur leur destination, leur programme, leurs pro- blèmes.

A une table, je fais la connaissance d'Henri. Il tient à m'ex- pliquer d'abord que lui n'habite pas au Gül Häne parce qu'il est hippie.

— Dis-toi bien que ce que tu as vu au Gül Hâne n'a aucun rapport avec les hippies. Les junkies ne font pas partie de la famille. Une hérésie tout au plus et, dans le meilleur des cas, un pauvre enfer. Je me demande bien comment ils t'ont laissé entrer. Ils devaient être tous défoncés. Et le tôlier qui surveille l'entrée à l'entre-sol ? Tous ceux qui vivent au Gül Häne sont des junkies qui se shootent à l'op, aux amphétamines, à n'importe quoi, pourvu que ça leur fasse sauter la cafetière. A pleurer. Aucun ne s'en sortira jamais plus. Pour eux c'est foutu.

Henri est résolument anti-drogues, exception faite du cube « qui n'est pas une drogue ». Fumer le shilom ou le sticotin de hasch n'a jamais fait de mal à personne autant qu'on sache ; c'est selon lui moins nocif que l'alcool.

— Nous autres hippies, nous vivons séparés des junkies, les drogués aux stups. Chez eux c'est vraiment trop moche. D'ail- leurs ils se sentent souvent mal à l'aise parmi nous, comme s'ils avaient un peu honte, un sentiment de culpabilité quoi... enfin j'ai cru sentir quelque chose comme ça... Les filles des junkies, des Danoises, des Allemandes, des Anglaises et aussi des Françaises, ont dix-sept ou vingt ans, quelques-unes se pros- tituent de temps en temps aux Turcs pour une misère, une aumône de trente à cent lirasis, de deux à cinq francs, ça leur permet de tenir quelques jours. La journée au Gül Häne coûte six lirasis, soit trente centimes français. Ceux qui ne peuvent pas payer sont éjectés par le tôlier qui conserve leur sac et leurs affaires, bien sûr. Crasseux. Ils sont toujours aux abois pour acheter leur came. C'est pourquoi ils ont souvent des filles avec eux. Chez nous on se débrouille autrement. Les saines combines ne manquent pas. On n'est pas bousculé. On a tout le temps. Et

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puis surtout, pour nous hippies, Istambul c'est seulement la pre- mière étape sur la route du Népal ou du Japon. La porte du Levant. Pour les junkies c'est souvent le terminus. Minable, je te dis, à chiâler. Tous les junkies, bien sûr, se disent hippies... Et vu de l'extérieur où est la différence ?

Henri est grand, bien bâti, teint frais de vieux bébé nourri aux farines enrichies et au Pélargon, visage ouvert, souriant, facétieux avec un soupçon de gravité. Quelques poils blonds au menton. Les cheveux cascadent à hauteur d'épaules. Il est vêtu d'un large pantalon de paraffendi ottoman en soie orange, d'un gilet brodé d'evzone. Sandales indiennes. Il ne risque guère de passer inaperçu. Je constaterai bientôt qu'il est un maniaque de la propreté, qu'il lave son linge chaque soir et que le panta- lon orange est l'objet des soins les plus attentifs. Son rêve c'est l'Inde. Pour des raisons confuses, il n'a pu dépasser Karachi lors de son précédent périple.

— Combien de hippies sur la route en ce moment ? — A vue de nez, plusieurs milliers. Sur les quelque dix mille

jeunes qui, chaque année entre mai et août, quittent l'Europe et prennent la route de l'Orient, guère plus de deux mille attein- dront le Gange, et moins d'une cinquantaine parviendront aux temples Zen de Kyoto.

— Les autres ? — Trouille d'aller jusqu'au bout, abandon, retour. Des abou-

liques ! Certains connaîtront l'hôpital, la prison, l'accident, ou simplement resteront là où ils se trouvent, à Istambul, à Kaboul, à Lahore. Quelques-uns enfin deviendront junkies, forcenés des stups. Ils se grouperont dans certains coins où la drogue est pour rien. Ça ne dure pas bien longtemps, ils finissent tous à l'hôpital, avec leur manie de lécher l'aiguille des shooteuses en guise de stérilisation ! Je me suis laissé dire par un beat qui venait de San Francisco, que là-bas, il y a deux ou trois ans, en quatre-vingt-dix jours, plus de treize mille jeunes auraient été hospitalisés avec des pneumonies, et des hépatites à virus qui ne laissent que peau et os à ceux qui s'en sortent. Même en

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divisant par trois, ça fait pas mal de shoot et pas mal de crétins.

Henri me tend des registres crasseux. — C'est le Livre d'or du Yenner. En trois volumes. Un

document unique. La chronique du défi social en style télé- graphique avec dessins psychédéliques. Jette donc un coup d'œil là-dedans. Les immortelles pensées que depuis bientôt 10 années, hippies, junkies et même les globes et stoppeurs, lèguent à la postérité. J'y trouve un bref adieu aux armes : « To-morrow hospital. »

Plus loin, une française, d'une écriture d'étudiante en méde- cine, fait le point : « Est-ce que la vie de vagabond est le fait de chercher un morceau de pain et une chambre ? Je suis assise ici et je m'emmerde consciencieusement. Quelle défonce avec ce Turc ! Mais il en voulait à D... Prostituer son temps, ses idées et le reste à des bourgeois pour de l'argent, est-ce donc cela ? Ici j'ai même vendu ma guitare... Allons, on s'en fout, on reprend la route, avec ou sans espoir, tant pis ! »

Ailleurs, d'une écriture masculine assez belle : « Combien d'années sont nécessaires pour comprendre ce

qu'est la vie ? Combien d'années après l'avoir compris se suicide-t-on proprement ? »

Plus loin — signé Popaul — d'antiques formules : « Là où Popaul passe, la femme se surpasse ou trépasse. » Au centre d'une page blanche : « Je vais m'endormir dans les

siècles pour me réveiller sans printemps... », suivi d'une paque- rette à la Jean Effel.

Un certain Paul Vallée, de Tigy dans le Loiret, en date du 30 septembre 1966 s'affirme « le premier routier auto- stoppeur ». A la suite de quoi, nombreux sont ceux et celles qui l'assurent d'une écriture ferme qu'il est surtout « le premier connard de la Route ».

Signées La Puce et Savonnette, des « God save the beats ! » Plus loin un « Beatniks ? Si ! Pero porque no se banan ? »

Viennent ensuite les petites annonces :

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« For female only — general massages on sensitive parts available anywhere — Pam & Margaret. »

Et des recettes de cocktails intraveineux : 2 cc de morphine plus 2 cc. d'opium bouilli, 3 fois par jour.

Des rendez-vous fixés en Inde par une Miquette et une Ruth qui s'aiment d'amour tendre. L'adresse d'un fournisseur sérieux à Lahore. « La Chatte cherche un compagnon de voyage » et promet une « infinie tendresse ».

— Beaucoup ont disparu, d'autres sont rentrés, ajoute Henri. J'ai connu Pam et Margaret, deux nymphomanes comme on n'en voit plus. Des furieuses. Ce qu'elles pouvaient combiner, inventer comme trucs ! Leurs parties réunissaient jusqu'à une quinzaine de garçons et de filles. Elles sont maintenant en Hollande. Par contre, une centaine de junkies et aussi, hélas, des hippies, pourrissent le long de la Route dans des prisons datant de Gengis Khan. Mon copain William Lane — un bon gars — vient d 'écoper de huit années de prison, ici, à Istambul, pour une histoire de hasch, dans ce pays de salauds où on cultive la cannabis comme la rave chez nous et où tout le monde fume librement. Il sera sans doute fou à lier lorsqu'il en sortira, s'il en sort. Le mois dernier, le petit Narban, un étudiant blon- dinet, pas futé pour deux sous, a récolté deux ans et demi de réclusion pour... neuf grammes de hasch qu'il avait dans sa poche. Il a dix-huit ans. Pour neuf grammes ! Tu ne peux pas savoir de quel prix il paie ça, à la prison de la mosquée Ahmet. En voilà un qui ne doit pas s'asseoir souvent. Des copains pensent qu'il y a une combine : tous seraient donnés par M... et I..., les tôliers du Gül Häne. Quelques boucs émis- saires, de temps en temps, permettent ensuite de solides arran- gements avec les flics. M... est prévenu par téléphone, deux heures avant l'arrivée du panier à salade, mais, lui, il ne prévient pas tout le monde. Les filles savent bien ce qui attend celles qui ne sont pas très gentilles... Je vais quitter Istambul, ce gros piège pour gosses perdus. Le journal local Hurryct, cette semaine, admettait que la Turquie est l'un des pays où on trouve le plus

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Le grand voyage est parti des Etats-Unis où, chaque année, en juin, un demi-million d'enfants et d'adolescents disparais- sent du domicile familial et s'en vont rejoindre les villages ou les communautés hippies. D'Europe et surtout de France, quel- ques milliers de jeunes garçons et de filles, mineurs pour la plupart, prennent à leur tour "la route de l'Inde". Leur nombre double, dit-on, tous les ans.

Clochards précoces ou mystiques incompris, pèlerins ou dro- gués, révoltés ou enfants perdus, les hippies européens passent par l'hôpital, la prison, les fumeries de l'Asie... Nombreux sont ceux et celles qui ne reviennent jamais. La route de la drogue mène ces milliers de jeunes d'Istanbul aux temples Zen de Kyoto. On les retrouve dans les prisons ou les cimetières d'Iran, ou d'Afghanistan, dans les hôpitaux de l'Inde, les monas- tères bouddhistes de Ceylan ou du Népal, au pied de l'Hima-

laya, objectifs de la grande migration hippy. Expérience libératrice ou suicide collectif ? Qu'est ce voyage vers le fabuleux pays où

tout n'est qu'Amour et Liberté, Illumination et Bonheur ? Qui sont-ils ? Pourquoi partent-ils ? Reviendront-ils ? Gérard Borg, psychologue et écrivain, s'est lancé dans le grand voyage pour répondre

à ces questions. Il devient hippie et vit pendant près de deux ans dans les communautés beatniks de vingt pays différents. Il expérimente lui-même la plupart des drogues, pénètre dans les prisons, les fumeries, les temples interdits. Témoin des rituels les plus rares, il rencontre des sages, des ermites illuminés, des fous. Comment et pourquoi ces vagabonds de la liberté vont-ils si loin ? Comment et de quoi vivent-ils ? Pourquoi et par qui sont-ils parfois assassinés, souvent emprisonnés ? Pourquoi forment-ils une vaste société secrète ?

Le voyage à la drogue est beaucoup plus qu'un reportage épique, c'est une exploration intérieure et une interrogation passionnée sur les valeurs de notre temps et leur remise en cause par la jeunesse, sur nos responsabilités et nos chances de les assumer.

Page 28: Le voyage à la drogue - Numilog

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