may main sure l infaillible

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Karl May MAIN-SÛRE L’INFAILLIBLE Old Surehand (1894)

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  • Karl May

    MAIN-SRE LINFAILLIBLE

    Old Surehand

    (1894)

  • Table des matires

    1 OLD WABBLE ....................................................................... 4

    2 PRS DE LEAU BLEUE ..................................................... 58

    3 LE MESSAGER DE WINNETOU ..................................... 109

    4 LOASIS ............................................................................. 180

    5 CUR DE FER ................................................................. 239

    6 LES CENT ARBRES ......................................................... 286

    7 DANS LE PIGE AUX CACTUS ...................................... 340

    8 LE GNRAL .................................................................... 371

    9 UNE SURPRISE ............................................................... 409

    propos de cette dition lectronique ................................. 445

  • MAIN-SRE LINFAILLIBLE

    SHUREHAND

    Old Surehand, la main infaillible, cest le nouveau compagnon que Winnetou, le chef des Apaches Mescaleros, et son insparable Old Shatterhand, viennent de rencontrer sur leur route, si riche dj en aventures1.

    Et ce nouveau compagnon est bien de la trempe de nos vieux amis. Sa taille de gant, ses dons ingalables de tireur, de cavalier, de nageur, son courage indomptable, le mettent au rang des plus valeureux hros de la belle poque du Far West.

    ces qualits minentes, Old Surehand joint le charme dune mlancolie dont lorigine reste mystrieuse. Quel est le secret de sa prsence dans lOuest, de sa singulire ressemblance avec certains des personnages, Peaux-Rouges ou Visages Ples, que son aventureux destin lui fait croiser sans les reconnatre ?

    Tour tour captif et triomphant, pourchass et victorieux, il simpose lestime et ladmiration de Winnetou et dOld Shatterhand. Il entre avec eux dans limmortelle lgende du Far West. Tous ceux qui connaissent dj Winnetou et Old Shatterhand voudront connatre Old Surehand et apprendront laimer.

    1 Voir : Winnetou, lhomme de la prairie ; Le trsor du lac dargent ; La main qui frappe.

    3

  • 1

    OLD WABBLE

    De tous les amis que je me suis faits en parcourant le monde, aucun ne mest plus cher que Winnetou, lillustre chef de la tribu des Apaches. Que de fois, revenant du fond de lAfrique ou de lAsie, je lai retrouv dans sa Prairie natale ! Je navais pas besoin de lui avoir fix de rendez-vous. Dans sa tribu, au bord du Rio Pecos, on savait toujours o il tait. Parfois mme je lapprenais en interrogeant un Blanc ou un Indien rencontr en chemin. Car le bruit des exploits de Winnetou ntait pas long se rpandre.

    Mais quand nous tions convenus du jour de notre rencontre, son exactitude, malgr lapparente imprcision de la manire quont les Indiens de mesurer le temps, tait strictement conforme aux indications de mon calendrier et de mon chronomtre.

    Une fois cependant, je pus croire que sa ponctualit serait en dfaut. Nous nous tions spars dans le nord, au lieu-dit Le Coteau, et devions nous retrouver quatre mois plus tard dans la Sierra Madre. Il me demanda :

    Mon frre connat leau quon appelle Clearbrook2. Nous y avons chass ensemble. Et se souvient-il du chne sous lequel nous avons alors camp ?

    Certes.

    2 Ruisseau clair.

    4

  • En ce cas nous ne pouvons nous manquer. Cet arbre est fltri et ne pousse plus. Vers le milieu du jour, quand lombre du chne sera exactement cinq fois plus longue que mon frre, Winnetou sera l. Howgh !

    lheure dite, jy tais. Mais pas trace de Winnetou. Jattendis longtemps. Je savais que seul un accident imprvu pouvait lavoir empch de tenir parole. Mais il me vint soudain lesprit quil tait peut-tre dj venu, et avait eu quelque bonne raison de sloigner. Auquel cas il mavait certainement laiss quelque indice. Jexaminai le tronc du chne, et y dcouvris, hauteur dhomme, une branche de pin quon avait d y ficher depuis longtemps, car elle tait toute dessche. Lattirant moi, je vis un papier qui enveloppait lautre extrmit, et, le droulant, lus ces mots : Que mon frre se hte de venir chez Bloody Fox, que les Comanches veulent attaquer. Winnetou court le prvenir.

    Ctait bien lcriture de Winnetou. La nouvelle ntait point bonne. Mon ami tait en danger. Quant Bloody Fox, il tait perdu si Winnetou narrivait pas temps. Et je ntais gure plus rassur sur mon propre sort. La demeure de Bloody Fox se trouvait dans une des trs rares oasis du Llano Estacado dsertique, accessible seulement travers le territoire des Comanches, contre lesquels nous nous tions souvent battus. Si je tombais entre leurs mains, jtais promis au poteau de torture, car les Comanches avaient depuis longtemps dterr la hache et pris le sentier de la guerre.

    Il ny avait pas une minute perdre. Jtais livr mes seules ressources, mais javais de bonnes armes et un cheval hors de pair. De plus, je connaissais bien la rgion. Aussi me dis-je quun vritable homme de lOuest se dbrouille mieux tout seul quen compagnie de gens dans lesquels il ne peut avoir une confiance entire. Dailleurs aucune hsitation ntait permise. Bloody Fox tait en danger : il fallait le sauver. Je montai cheval et suivis les indications de mon frre rouge.

    5

  • Tant que jtais dans la Sierra, je navais pas grand-chose craindre. Les couverts taient nombreux, et javais lhabitude de faire trs attention. Mais ensuite, ce furent les hauts plateaux dnuds, o lon peut tre vu de trs loin, coups de gorges escarpes et de canyons profonds, garnis dune maigre vgtation dalos et de cactus derrire lesquels un cavalier ne peut se dissimuler. Si les Comanches me surprenaient dans un de ces canyons, ma seule chance de salut tait de faire demi-tour et de me fier la vitesse et lendurance de mon cheval.

    Le plus dangereux de ces dfils tait le fameux Canyon de la Mprise, Mistake Canyon, car les Indiens lempruntaient souvent pour passer de la plaine la montagne et inversement. On racontait quun chasseur blanc y avait tu dun coup de feu son meilleur ami, un Apache, quil avait pris pour un Comanche. Je ne connaissais pas le nom des acteurs de cette tragdie, laquelle le canyon devait son nom et sa sinistre rputation. Car lesprit de lApache mort passait pour hanter les lieux.

    Je craignais moins la rencontre de ce fantme que celle de quelque ennemi bien vivant. Mais longtemps avant datteindre le canyon, je remarquai les traces de plusieurs cavaliers, qui rejoignaient mon chemin et le suivaient dornavant. Il ne pouvait sagir de chevaux sauvages, de mustangs, car il ny en avait pas dans ces parages. Je descendis de ma monture pour examiner les traces de plus prs, et constatai avec surprise et non sans inquitude que les chevaux taient ferrs. Les cavaliers ntaient donc pas des Peaux-Rouges. Qui taient-ils donc, et que venaient-ils faire ici ?

    Un peu plus loin, lun deux avait mis pied terre, peut-tre pour resserrer les sangles de sa selle, et les autres avaient poursuivi leur route. Sur la gauche des traces de pas, jobservai plusieurs petites entailles, de la largeur du dos dun couteau. Un de ces cavaliers aurait-il port un sabre ? Il sagissait donc de militaires ? Aurait-on lanc des troupes contre les Comanches, pour rprimer leurs incursions ? Je suivis la piste au galop. Les

    6

  • traces taient de plus en plus nombreuses, dans toutes les directions. Il ny avait plus aucun doute : larme tait l. Et, en dbouchant dun bouquet de cactus, japerus le camp. Je me rendis compte aussitt quil sagissait dune installation durable. Les cactus protgeaient le camp par derrire et sur les flancs, tandis que devant lui, un vaste espace dcouvert excluait toute possibilit dattaque par surprise. On ne mavait pourtant pas vu arriver de lOuest. Ctait une ngligence que de navoir pas post l des sentinelles, mme en plein jour. Que serait-il arriv si, ma place, une bande dindiens ennemis stait approche ?

    Plus loin, le terrain descendait jusqu un canyon qui fournissait sans doute leau ncessaire au camp. Les chevaux taient couchs ou erraient sans entraves. Les soldats avaient tendu des toiles sur les tiges des cactus pour se protger du soleil. Il y avait une vaste tente pour les officiers, lombre de laquelle on avait mis labri les provisions de bouche. Dans le voisinage staient installs quelques civils probablement dsireux de passer la nuit sous la protection des troupes, car le jour tirait sa fin. Je dcidai den faire autant. Si javais poursuivi ma route, jaurais d camper seul et sacrifier mon sommeil ma scurit.

    Ma prsence ayant enfin t remarque, un sous-officier maborda et me mena au commandant qui sortit de sa tente avec quelques officiers. Pendant que je mettais pied terre, il mobserva ainsi que ma monture, puis demanda.

    Do venez-vous, Sir ?

    Je descends de la Sierra.

    Et o allez-vous ?

    Au Pecos.

    Vous auriez eu du mal, si nous navions pas chass ces salopards de Comanches. Avez-vous trouv de leurs traces ?

    7

  • Non.

    Hum ! On dirait quils se sont dirigs vers le Sud. Voil prs de deux semaines que nous sommes l, et pas un na montr le bout de son nez.

    Jaurais volontiers trait dimbcile ce militaire qui simaginait quon peut trouver les Comanches sans prendre la peine de les chercher. En tout cas, sil navait pu les dcouvrir, eux savaient fort bien o il se trouvait, lui. La nuit, leurs guetteurs taient probablement posts tout autour du camp. Comme sil avait devin mes penses, le commandant poursuivit :

    Jai besoin dun bon claireur. Old Wabble a pass la nuit ici. Ctait tout fait lhomme quil maurait fallu. Mais je nai appris son identit quaprs son dpart. Il a d se douter de quelque chose, et sest fait appeler Cutter. Et il y a plus dune semaine quune patrouille a rencontr Winnetou le chef apache. aurait t encore mieux. Mais il sest empress de filer. Quand on voit Winnetou, Old Shatterhand nest pas loin. Celui-l, je voudrais bien quil me tombe entre les pattes. Quel est votre nom, Sir ?

    Charley, rpondis-je, en lui donnant mon prnom, qui pouvait aussi bien passer pour un nom de famille. Je ne tenais nullement lui rvler que jtais Old Shatterhand3 en personne, nayant ni le temps ni le dsir de rester l et de servir despion. Cependant jobservai les civils tendus prs de la tente, et constatai avec soulagement quils mtaient inconnus. Certes, mon cheval et mes armes pouvaient me trahir. Tout le monde savait quOld Shatterhand ne se dplaait pas sans son Tueur dOurs et sa carabine Henry, et quil montait ltalon noir que Winnetou lui avait offert. Le commandant ntait pas assez

    3 La main qui frappe.

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  • curieux pour remarquer ces dtails. Il se retira sous sa tente sans minterroger davantage.

    Mais les civils, tous hommes de lOuest, pouvaient me dcouvrir. Aussi mempressai-je denfoncer le Henry dans sa gaine de cuir, pour en dissimuler le mcanisme singulier. Le Tueur dOurs tait moins voyant. Cela fait, je dessellai ltalon et il ne tarda pas trouver, sinon de lherbe, du moins des figuiers de Barbarie suffisamment juteux pour assouvir sa faim, et dont il savait ter les pines sans se blesser. Je demandai ensuite aux civils la permission de masseoir avec eux. Lun deux rpondit.

    Bien volontiers. Sir, et mangez avec nous. Mon nom est Ralph Webster, et quand Ralph Webster a un morceau de viande il est prt le partager avec tout honnte homme. Avez-vous faim ?

    Certes.

    Alors tranchez l-dedans, et servez-vous largement. Nous sommes tous de lOuest, Sir. Et vous ?

    Il poussa vers moi un quartier de viande froide rtie qui devait bien peser huit livres. Jen pris un morceau et rpondis :

    Il marrive de me promener de ce ct-ci du Mississipi, mais je ne sais pas si jai droit au titre dhomme de lOuest. Ce nest pas la porte de tout le monde.

    Trs juste, Sir, trs juste ! fit-il avec un sourire. Je suis bien content de voir un homme qui ne se prend pas pour quelquun. Et quest-ce que vous faites dans lOuest, Mister Charley ? Chasseur ? Trappeur ? Collecteur de miel ?

    Je suis chercheur de tombeaux. Mister Webster.

    Chercheur de quoi ? Vous avez bien dit de de tombeaux ?

    Yes.

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  • Vous vous moquez de nous, Sir.

    Pas le moins du monde.

    Alors ayez la bont de nous donner quelques explications, si vous ne voulez pas que je vous chatouille les ctes avec ce couteau. Je naime pas quon se paie ma tte.

    Well ! Je recherche lorigine des Indiens. Et vous savez peut-tre que les tombeaux peuvent livrer l-dessus dutiles renseignements.

    Hum ! En effet, jai lu quelque part quil y a des gens qui ouvrent les tombeaux pour y apprendre lhistoire de lhumanit. Quelle idiotie ! Alors vous tes de ces gens-l ? Un savant ?

    Yes.

    Et vous navez pas peur de tomber dans un tombeau, et dy rester ? Pourquoi nallez-vous pas dterrer les morts dans un pays moins dangereux que celui-ci, o on ne peut plus faire un pas sans risquer de rencontrer une balle ou un tomahawk. Les Comanches sont sur le sentier de la guerre. Savez-vous tirer ?

    Un peu.

    Hum ! Moi aussi, jai cru que je savais tirer. Je vois que vous avez une bonne vieille caisse poudre, et l-bas, bien cach, un fameux rifle pour tireur du dimanche. Croyez-moi, cest dangereux de chercher des tombeaux par ici. Ne restez pas l. Venez avec nous, vous serez plus en sret que tout seul.

    Et de quel ct allez-vous ?

    Nous descendons sur le Pecos, comme vous, ce que nous avons entendu.

    Il eut un sourire la fois condescendant et ironique et ajouta.

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  • Vous navez pas mauvaise apparence. Propre comme un sou neuf ! Ici, a na pas cours, Sir. Un vritable homme du Far West na pas cet air-l. Mais vous me plaisez, et je vous renouvelle mon invitation de venir avec nous. Nous vous protgerons. Vous ne pouvez pas continuer tout seul. Et je vois que vous savez monter cheval. Vous avez d le dteler de votre voiture, celui-l ?

    Peut-tre bien. Mister Webster, rpondis-je amus de le voir prendre pour un cheval de trait mon talon indien, auquel seul le cheval noir de Winnetou pouvait se comparer. Mais il me plaisait, ce Webster, autant que je lui plaisais lui. Le jour o il apprendrait ma vritable identit, on rirait bien. En outre, je me dis quil ne me serait pas inutile dtre accompagn, tout au moins pour traverser le Mistake Canyon. Aussi ajoutai-je :

    Jaccepte avec gratitude votre proposition, Sir, et vous demande expressment votre protection.

    Vous laurez, et je pense que vous en aurez besoin. Je serai content quand nous serons partis dici. Sans compter que le commandant pourrait trs bien retenir lun de nous comme claireur. Quest-ce que tu en penses, mon vieux Jos ?

    Cette question sadressait un vieux bonhomme dont le visage sympathique tait empreint dune profonde mlancolie.

    Jos, cest le diminutif de Josua. Je devais apprendre plus tard quil sappelait Josua Hawley.

    Cest aussi mon avis, fit-il. Il ne manquerait plus que a, davoir tirer les marrons du feu pour ces galonns, et de se brler les pattes. Ils navaient qu garder Old Wabble. Ctait lhomme quil leur fallait. Moi, ils ne mauront pas. Je serai content une fois parti et quand jaurai le Canyon de la Mprise derrire moi.

    Pourquoi ? As-tu peur du fantme de lIndien ?

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  • Peur ? Non. Mais je ne peux pas mempcher dy penser tout le temps. Il my est arriv quelque chose de pas ordinaire, et jy ai trouv de lor.

    De lor ? Au Mistake Canyon ? Ce nest pas possible ! Il ny en a pas.

    Il faut croire quil y en avait quand mme, puisque nous ly avons trouv.

    Vraiment ? a devait tre par hasard.

    Non. Cest un Indien qui nous la montr.

    Ce nest pas croyable. Jamais un Peau-Rouge ne montre une trouvaille comme celle-l un Blanc, quand il serait son meilleur ami.

    Alors il sest agi dune exception. Dailleurs ctait lIndien qui a t tu l-bas par erreur. Je vous raconterai peut-tre cette histoire demain, quand nous serons au canyon. Ce soir je nen ai pas envie. Je me tais. Passe-moi la viande. Ce nest que de lantilope, mais a doit tre bon. Jaimerais mieux un quartier de bison ou dlan.

    De llan ? Ah, oui, tu as raison, scria Webster en faisant claquer sa langue. Cest la meilleure viande. Et llan me fait toujours penser lhomme qui a fait de moi un chasseur.

    Qui est-ce ?

    Nous avons dj prononc son nom : Old Wabble.

    Quoi ? Lui ? Old Wabble ? Tu le connais ?

    Si je le connais ? En voil une question ! Cest avec lui que jai eu ma premire aventure dans le Far West. Et je vais vous la raconter, a vous permettra de vous moquer de moi. Car il sagit de mon premier lan.

    Il prit un air inspir et commena son rcit.

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  • Son vrai nom est Fred Cutter mais on la surnomm Old Wabble cause de sa dmarche tremblotante et parce que ses vtements ballottent sur son maigre corps. Il a t cow-boy au Texas et a pris lhabitude du costume de l-bas, que personne na jamais pu lui faire abandonner ici.

    Je le vois encore, grand, maigre, chauss dinvraisemblables savates, et les jambes gaines de leggings hors dge.

    Par-dessus sa chemise, dont je ne mentionnerai pas la couleur, pendait une veste largement ouverte sur sa poitrine et son cou nus. Mais sous son chapeau caboss, il portait autour du front un foulard dont les pans retombaient sur ses paules. la ceinture, un grand coutelas, aux oreilles, deux lourds anneaux dargent, et dans la grosse main brune et osseuse, une ternelle cigarette. Tel tait Old Wabble, toujours semblable lui-mme.

    Mais ce quil avait de plus tonnant, ctait son visage au teint recuit par les intempries, rid, mais toujours ras de frais, avec de grosses lvres, un long nez pointu, et des yeux gris au regard perant desquels rien nchappait malgr des paupires toujours mi-closes. Au repos ou en mouvement, ce visage exprimait toujours une rsolution inbranlable. Car Old Wabble, tout dbraill quil ft, tait de premire force cheval, au fusil et au lasso, et possdait en outre toutes les qualits indispensables lhomme de lOuest digne de ce nom. Sa formule prfre : Its clear , (cest clair) prouvait bien quil trouvait simples les choses les plus difficiles.

    Pour moi, javais t Princeton une espce de commis darchitecte, et javais gagn tant dargent que je pus mettre excution mon projet de mquiper et de partir chercher de lor dans lIdaho. Jtais un greenhorn, un vrai novice. Je partis avec un seul compagnon, pour ne pas avoir partager avec trop de gens les richesses que jesprais recueillir. Il sappelait Ben Needler, et connaissait le Far West aussi mal que moi. En descendant de voiture Eagle-Rock, nous tions arms comme

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  • des grenadiers et chargs comme des baudets dune foule daccessoires magnifiques et luisants, dont le seul dfaut tait de ne servir rien. Une semaine plus tard, lorsque nous arrivmes Payette Fork, nous avions lair de vagabonds, nous mourions de faim, et nous nous tions entre temps dbarrasss de tout notre quipement, sauf les armes et les munitions. Mais jaurais volontiers donn tout mon arsenal pour un bon sandwich, et Ben Needler aussi.

    Nous nous assmes lore dun bois, baignmes nos pieds meurtris dans un ruisseau, et nous mmes parler de mille choses dlectables que nous aurions bien voulu avoir, cuissots de chevreuil, ctes de bison, rognons dours et rti dlan. Il y avait, parat-il dans la rgion, des lans aussi gros que des bisons. Et Ben, claquant la langue, scria :

    Good lack ! Si jen vois un, avec quelle volupt je lui collerai mes deux balles entre les cornes, et alors

    Et alors vous seriez fichus ! rpondit une voix goguenarde derrire nous. Llan vous mettrait en bouillie. Cest une bte quon ne tire pas entre les cornes. Dabord il nen a pas. Vous arrivez sans doute tout droit de votre prau dcole New York, Messieurs ?

    Nous nous levmes dun bond et apermes notre interlocuteur, qui se dgageait des buissons derrire lesquels il nous avait couts. Ctait Old Wabble, tel que je vous lai dcrit, et qui nous lanait, de ses yeux mi-clos, un regard fort dpourvu destime. Il nous interrogea comme un matre questionne des coliers, et nous invita le suivre.

    environ un mille de l se trouvait, au milieu dune clairire, une cabane en rondins quil appelait son rancho. Derrire la maison, se trouvaient les curies destines abriter par mauvais temps les chevaux, les mulets et les bufs alors en libert. Jadis cow-boy, Old Wabble tait devenu leveur. Son personnel se composait de Will Litton, le surveillant blanc, et de

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  • quelques Indiens Serpents, quil appelait ses vaqueros et qui lui taient dvous corps et me.

    Ils taient en train de charger sur une carriole des toiles de tente et dautres objets.

    Voil ce quil vous faut, dit le vieux. Vous voulez tirer des lans, et nous faisons prcisment nos prparatifs pour aller la chasse. Venez ! On verra bien ce que vous savez faire. Si vous tes bons quelque chose, vous pourrez rester chez moi. En attendant, entrons car, its clear, un chasseur affam jette sa poudre aux moineaux.

    Voil qui nous convenait parfaitement. Quand nous emes mang et bu, nous nous mmes en route. On nous avait donn des chevaux. Nous allmes dabord jusqu la rivire, que nous passmes gu. Le vieux avait pris la tte de la troupe, menant au bout dune longe un mulet haut-le-pied. Derrire nous chevauchaient Ben Needler et Will Litton. Puis venait le chariot attel de quatre chevaux, conduit par un Indien nomm Pap-Mouh, la Main Sanglante, dont laspect paisible et civilis dmentait le nom. Ses congnres taient rests au rancho.

    Au del du gu, nous traversmes dabord un bois clairsem, puis une valle verdoyante et sans arbres, qui dbouchait sur la savane herbeuse. Aprs quelques heures de marche, nous nous arrtmes pour camper lendroit o le terrain commenait monter. On dchargea le chariot et on dressa la tente, derrire laquelle on attacha les animaux, et devant laquelle on alluma le feu. Nous nous proposions de rester sur place une journe, pour chercher des antilopes, voire des bisons, dont la prsence tait atteste par quelques carcasses et l. Il y avait mme un crne tout blanchi par le soleil au voisinage immdiat de notre tente, dont nous confimes la garde Main Sanglante, cependant que nous montions vers la lande o selon Old Wabble, il y avait de llan foison.

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  • Mais de toute la journe, non plus que le lendemain, nous napermes pas le moindre gibier. Le vieux tait furieux, mais je ntais pas fch de ne pas avoir loccasion dexposer mes qualits de tireur ses critiques. Jtais alors parfaitement capable datteindre un clocher trente pas et de manquer soixante une antilope en pleine course.

    Old Wabble eut alors lide malencontreuse dprouver notre adresse en nous faisant tirer sur quelques vautours qui, une soixantaine de pas de nous, staient abattus sur une carcasse de bison. Je tirai quatre fois sans en atteindre un seul. Ben, sa troisime balle, arriva toucher un des oiseaux et les autres senvolrent alors.

    Incomparable, sesclaffa Old Wabble, tremblant de tous ses membres. Its clear, Messieurs vous tes faits pour le Far West. On peut tre rassur sur votre sort. Vous tes des gens arrivs. Vous nirez jamais plus loin !

    Ben accueillit paisiblement ces invectives, mais je protestai avec colre, ce qui mattira la verte rponse du vieux.

    Taisez-vous ! Votre camarade, lui, a au moins touch la troisime fois. Il a encore de lespoir. Mais vous ne valez rien pour lOuest. Je nai que faire de vous, et le seul conseil que jaie vous donner, cest de filer au plus vite.

    Affreusement vex, je rsolus de gagner tout prix lestime du vieux.

    Le lendemain matin nous arrivmes aux montagnes de la Salmon River. On chargea les provisions, les ustensiles de cuisine, les couvertures sur le mulet, et la voiture, inutilisable sur les sentiers de la montagne, resta auprs de la tente. Vous connaissez la rgion. Le parcours est trs dangereux par endroits, surtout au coude du Snake Canyon, quand il faut descendre pic pour gagner le sentier des Wihinas de lautre ct. droite, la falaise monte verticalement ; gauche, cest un

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  • gouffre noir ; et le sentier na pas trois pieds de large. Fort heureusement, nos chevaux taient habitus ce genre ditinraire, et je navais pas le vertige. Nous arrivmes sains et saufs. Mais un nouveau danger allait bientt nous menacer.

    Sur le sentier des Wihinas, nous rencontrmes un groupe de huit Indiens cheval, dont quatre portaient des plumes de chef. Sans paratre le moins du monde surpris de notre prsence, ils nous observrent en passant avec lexpression de mlancolie indiffrente qui caractrise la race rouge. Un des premiers, mont sur un cheval bai portait de son bras gauche un trange objet allong orn de plumes. Cette rencontre silencieuse mimpressionna. Ils me parurent toutefois inoffensifs, puisquils ntaient pas arms et ne portaient pas la peinture de guerre. Mais aussitt que la pente nous eut dissimuls leurs regards, Old Wabble sarrta et, jetant un regard soucieux en arrire, dclara :

    Zounds ! Quest-ce quils fichent ici, ces salopards ? Ce sont des Panashtes, et ils sont en querelle avec la tribu des Serpents, laquelle appartiennent mes vaqueros. O peuvent-ils bien aller ? Leur chemin passe par mon rancho. Je serais plus tranquille si jy tais.

    Mais ils ntaient pas arms, dis-je.

    Old Wabble me foudroya dun regard de ses yeux mi-clos, et, sans daigner me rpondre, poursuivit :

    Notre chasse llan est termine, tout au moins pour aujourdhui et demain. Il faut redescendre la tente, et peut-tre mme au rancho. Nous devons les devancer. Heureusement que je connais un sentier qui descend non loin dici. videmment il nest praticable qu pied. En avant, boys ! Ma dcision est prise. Il faut que nous les tenions au bout de nos fusils. Its clear !

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  • Il galopa cinq minutes vers la gauche. Au bout de la falaise, nous atteignmes un vallon tapiss de mousse et de gazon. Au pied de la paroi rocheuse slevaient de grands sapins, parmi lesquels serpentait un ruisseau. Old Wabble descendit de cheval et dit :

    Le sentier est au bout du vallon. Si nous marchons vite, nous serons la tente avant les Rouges. Lun de nous doit rester ici pour garder les btes. a sera celui dont nous avons le moins besoin, le fameux Ralph, qui a tir quatre fois sans toucher. Il serait capable de nous toucher nous, au lieu des Rouges

    Le fameux Ralph , ctait moi, bien sr, Ralph Webster, nagure commis darchitecte Princeton. Je protestai violemment, mais dus me soumettre. Les trois autres prirent leurs armes et sen furent au plus vite. Le vieux mavait ordonn de bien prendre soin des btes et de ne quitter le vallon sous aucun prtexte avant son retour.

    Jtais furieux. Allait-on me traiter de la sorte ? Allait-on abattre de pauvres Indiens daspect innocent ? Allais-je laisser faire ? Non ! Ctaient des hommes comme nous. Et puis je voulais me venger de loffense reue. Je ne connaissais pas le Far West, et jobis ma draison. Jattachai le mulet et les trois chevaux larbre le plus proche et revins au galop sur le chemin que nous avions parcouru. Je me proposais de remplir la tche qui mavait t assigne, mais aprs avoir, au pralable, prvenu les Indiens. Je descendis toute vitesse le sentier des Wihinas et pntrai dans le Canyon des Serpents. Japerus alors les Rouges. En mentendant, ils se retournrent, et sarrtrent. Je les rejoignis et demandai si lun dentre eux savait langlais. Celui qui portait lobjet allong rpondit :

    Je suis To-ok-ouh, la Flche Rapide, chef des Chochones-Panashtes. Mon frre blanc est-il revenu pour mapporter un message du vieux, dont les troupeaux sont gards par les Indiens Serpents ?

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  • Tu le connais donc ? demandai-je. Il vous considre comme des ennemis, et vous a devancs pied pour vous tuer. Je suis chrtien, et mon devoir tait de vous prvenir.

    Le regard de son il sombre perfora littralement mon visage. Il demanda :

    O sont vos btes ?

    Aprs le sentier des Wihinas, dans un vallon vert.

    Il sentretint quelques instants avec ses compagnons, puis, tournant vers moi un visage devenu plus amical, me demanda :

    Il ny a pas longtemps que mon frre est dans ce pays ?

    Depuis hier seulement.

    Quest-ce que les Visages Ples veulent faire dans la montagne ?

    Nous voulons chasser llan.

    Mon frre est-il un fameux chasseur ?

    Non. Je manque toujours le but.

    En souriant, il continua minterroger et je dus tout lui dire, jusqu mon nom. Il observa alors :

    Ralph Webster, cest un nom difficile pour lhomme rouge. Nous tappellerons At-poui, le Bon Cur. Avec le temps, tu apprendras la prudence. Ta bont aurait pu causer ta perte. Rjouis-toi que nous ne soyons pas sur le sentier de la guerre. Vois ce Wampum, fit-il en dsignant lobjet quil tenait sous son bras gauche, il contient un message de paix aux chefs des Chochones. Nous venons sans armes, pour lapporter au Rancho du vieux, dont les Indiens le transmettront ensuite. Nous navons donc rien craindre, mais nous sommes aussi reconnaissants que si tu nous avais sauvs de la mort. Quand tu

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  • auras besoin damis, viens chez nous. At-poui, le Bon Cur, sera toujours le bienvenu. Howgh ! Jai dit.

    Il me serra la main et sen fut avec ses compagnons. Je lui criai de ne rien dire au vieux et men retournai, trs satisfait de mon succs, mais non de ma sagesse. Javais t trs imprudent.

    Arriv dans le vallon, je dchargeai le mulet et librai les chevaux de leurs entraves pour les laisser patre. Puis jutilisai mes loisirs mentraner au tir. Javais une poire poudre pleine, et il y avait encore une bote avec les bagages. Quand ma poire fut vide, je pus constater avec satisfaction que jtais dsormais capable datteindre un clocher deux cents pas.

    Vers le soir, Old Wabble revint avec Ben et Will. Ils avaient rencontr les Rouges en bas, prs de la tente. Ils crurent mapprendre que les Indiens avaient les intentions les plus pacifiques, savoir de remettre le Wampum Main Sanglante et de rentrer chez eux. Bien entendu je ne soufflai mot de ce que javais fait.

    Nous passmes la nuit dans le vallon et, au matin, gagnmes la lande, qui ntait plus trs loin. Ctait un vallon beaucoup plus vaste que celui de la veille. Au centre stendait un petit lac aux rives marcageuses. Plus loin, ctaient des fourrs et des bois au sol incertain, et, au fond, des falaises boules et fendues par endroits qui enserraient la valle. Il fallait bien deux heures de marche pour la traverser.

    Le mulet dcharg, nous installmes le foyer et le campement o je devais rester pour garder les chevaux. Les autres se mirent en chasse. Le silence rgna jusqu midi. Puis jentendis quelques coups de feu. Bientt, Ben Needler revint seul. Il avait tir trop tt sur un lan femelle et Old Wabble, furieux, lavait renvoy. Il revint au crpuscule avec Litton, bredouille et maugrant.

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  • Des traces, il y en avait, grommela-t-il. Et pas seulement des traces dlans, mais aussi des traces de Peaux-Rouges qui ont d venir avant nous et faire fuir le gibier. Its clear ! Nous navons rencontr quune femelle. Et alors ce Needler a tir ses deux coups trop tt, et elle est partie. Voil ce que cest quand on sacoquine avec des greenhorns. Mais je ne veux pas avoir fait tout ce chemin pour rien. Je resterai ici jusqu ce que jaie descendu un vieux mle.

    Il ne nous adressa plus la parole que le lendemain matin, pour dire quil irait chasser avec Litton seul, laissant les deux greenhorns au campement, o ils ne feraient pas de dgts. Ctait son droit, mais nous avions nous aussi celui dagir notre guise. Quand ils furent partis, nous mmes excution le projet dont nous tions convenus pendant la nuit. Puisque les lans avaient t chasss de la valle, ils devaient se trouver ailleurs. Nous allions donc les chercher. Et nous emmenmes le mulet pour porter le butin.

    Nous sortmes de notre valle et pntrmes dans la suivante. Il ne sy trouvait ni lac, ni lande ni lans. Mais nous y apermes un mulet, sans bt ni bride, en train de patre lherbe verte. O donc taient les hommes qui laccompagnaient certainement ? Ben sapprocha de lui pendant que je poursuivais ma route avec notre mulet nous. Quand Ben fut cent pas de la bte, celle-ci, qui navait pas jusqualors interrompu son repas, dressa brusquement la tte et se prcipita dans ma direction, sans doute pour rejoindre son congnre. Mais, surprise, ce ntait pas un mulet ! Tout novice que jtais, jeus la prsence desprit de magenouiller derrire notre mulet, dajuster la bte et de tirer. Elle fit encore quelques pas, puis seffondra. Jaccourus, bientt rejoint par Ben. Javais abattu une biche. Nous lattachmes au bt du mulet et poursuivmes notre route jusquau fond du vallon, dont nous escaladmes la pente non sans peine, pour nous trouver devant une nouvelle dnivellation.

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  • Nous entendmes alors dans le lointain un bruit de voix humaines. Que se passait-il donc ? Laissant le mulet sur place, nous fmes lascension dune butte qui se trouvait gauche du col que nous venions de franchir. Ben, que ses vtements clairs rendaient trop visible, resta en arrire, et je mavanai pour mieux observer.

    Je ne pouvais voir ce qui se passait au premier plan de la valle. Mon poste dobservation tait trop bas. Mais au fond, je distinguai sept cavaliers indiens qui savanaient lentement, largement dploys et criant tue-tte. Le bruit se rapprocha et devint si fort que notre mulet donna des signes dinquitude. Jenvoyai Ben le calmer.

    Cest alors que japerus, sur le versant oppos du col, une quarantaine de pas de moi, un Indien assis. Ctait To-ok-ouh, la Flche Rapide. Il me fit un signe dintelligence, et porta sa main droite sa bouche pour minviter me taire. Comment tait-il arriv l ? Pourquoi devais-je me taire ? La veille, il tait sans armes ; mais l, je voyais un fusil en travers de ses genoux. Cependant que je minterrogeais ainsi, le bruit stait rapproch. Jentendis des pierres rouler juste au-dessous de moi. Et japerus une crature monstrueuse, haute de plus de deux mtres qui savanait en poussant daffreux grognements dirritation, qui faisaient frmir sa lippe hideuse et sa barbiche hrisse, tandis que ses yeux lanaient des regards furieux. En apercevant Ben Needler et son mulet, la crature se dtourna brusquement et fona dans ma direction. Cependant, Ben, voyant le monstre six pas de lui, avait pouss un cri dhorreur et, jetant son fusil, avait pris ses jambes son cou, bientt suivi par le mulet qui ntait gure plus courageux que son matre.

    Je neus pas le temps de voir ce qui leur arrivait. Car le monstre tait sur moi. Mon fusil mchappa des mains. Fuir ! Fuir ! Je sautai de rocher en rocher le long de la falaise, serr de prs par la Crature. Soudain japerus une ouverture dans la paroi. Je my glissai et my enfonai le plus profondment

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  • possible. son tour la bte passa son mufle dans louverture, heureusement trop troite pour sa carrure. Je sentais son souffle chaud sur mon visage. Plus effray encore que furieux, le monstre se retira pour fuir plus loin. Mais To-ok-ouh, qui lattendait impassiblement, lajusta dun geste bref et labattit.

    Cependant que je sortais prudemment la tte de mon trou, le Chochone minterpella dun ton joyeux.

    Que mon frre sorte. Ce peere (lan, en langue chochone) que ta balle a abattu, tappartient.

    Ma balle ? fis-je avec surprise en mextrayant de ma cachette.

    Oui, dit-il en souriant. Tu es At-poui, le Bon Cur. Tu as voulu nous sauver. Il faut que tu en sois rcompens en gagnant lestime des tiens. Les guerriers panashtes ont remis leur Wampum et vous ont prcds dans la valle des lans, o ils avaient dpos leurs armes. Vous ny aurez pas trouv dautre gibier que la biche que jai vue sur votre mulet. Tu as eu la sincrit de mavouer que tu tirais mal. Il ne faut plus le dire. Je veux que tes compagnons testiment autant que je taime. Je mtais assis sur la falaise pour quon rabatte sur moi cette grosse bte. Cest alors que je tai vu, et jai dcid de te loffrir. Quil soit dit que cest ta balle qui la abattue. Ton compagnon ne ma pas vu, et je pars pour quil ne maperoive pas. Mon il souhaite te revoir. Jai dit. Howgh !

    Il me serra la main, et sen fut grands pas, pour disparatre dans la valle.

    Ce sauvage tait assez reconnaissant pour me faire don dune gloire immrite. Jtais encore trop jeune pour avoir la force de refuser un tel prsent. Jallais mentir, pour obliger Old Wabble, qui mavait abreuv de son mpris, menvier, moi, un greenhorn.

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  • Ramassant mon fusil, je ne tardai pas rejoindre Ben Needler qui stait mis en lieu sr, avec le mulet, au fond de la valle. Je lemmenai jusqu llan. Ben navait pas vu lIndien et dailleurs personne ne savait que je le connaissais. Il tait donc convaincu que javais abattu la bte. Son tonnement et son envie me firent peine voir. Pour le consoler, et aussi pour apaiser ma conscience, je lui promis de dire Old Wabble que ctait lui qui avait abattu la biche. Fou de bonheur, il me prit dans ses bras.

    Cependant que je restais auprs de ma victime pour la garder contre les attaques des charognards, Needler partit avec le mulet la recherche dOld Wabble et de Litton. Il les ramena la fin de laprs-midi. Ils navaient pas encore aperu lombre dun lan. Le vieux resta stupfait de mon exploit, et avoua quil avait rarement vu une bte de cette taille. Lenvie le faisait trembler encore plus fort que de coutume. Puis, me lanant un regard presque menaant entre ses paupires mi-closes, il me dit :

    Eh bien, Sir, je vois que vous vous tes bien moqu de moi hier en faisant quatre trous dans le dcor, Its clear ! Mais jespre que cela ne se reproduira plus, si vous voulez que nous restions bons amis.

    Nous sommes rests bons amis, et avons fait ensemble pas mal de bonnes chasses. En moffrant sa prise, Flche Rapide semblait mavoir donn en mme temps lil et la main du bon tireur. Mes balles allaient toutes au but, et il ne vint jamais lesprit du vieux que javais trich au sujet du vieil lan. Quant Flche Rapide, je lai revu souvent, et les siens mappellent encore aujourdhui Bon Cur. Il a bien gard notre secret, et cest aujourdhui seulement que je le trahis. Oui Messieurs, je lavoue humblement. Mon premier lan na pas t mon premier ni mon dernier dailleurs, loin de l. Jai dit. Howgh !

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  • Son rcit termin, les autres se rpandirent en remarques factieuses. Mais je gardai le silence. On ne devient pas un homme de lOuest du jour au lendemain. Moi aussi, javais d faire mon apprentissage. Javais eu mes matres : dabord Sam Hawkens, merveilleux petit homme, et puis lincomparable Winnetou.

    Quant Old Wabble, javais souvent entendu parler de lui, mais ne lavais jamais vu. Dans les rcits de lOuest, il faisait figure de personnage mythique, situ hors du prsent. On racontait son sujet mille histoires qui le faisaient apparatre comme le plus original des originaux. On ne savait jamais o il tait. Soudain, il surgissait, pour trs peu de temps, et un nouvel pisode sajoutait la liste de ses exploits.

    Dans sa jeunesse, on lavait surnomm le roi des Cow-boys . Il passait maintenant pour avoir plus de quatre-vingt-dix ans, mais pour navoir rien perdu de sa vigueur. Seule la blancheur de ses longs cheveux flottant au vent comme une crinire quand il chevauchait au galop trahissait le nombre de ses ans. Javais toujours souhait le rencontrer. Et voil quil mavait prcd ici, sans doute pour disparatre pendant de longs mois.

    Le soir tait tomb pendant le rcit de Webster. cause des Comanches, il tait interdit de faire du feu. Il ny avait plus qu dormir.

    Le lendemain matin, quand nous voulmes partir, les soupons de Webster se trouvrent justifis. Le commandant dsirait retenir un des chasseurs comme claireur. Mais il rencontra une opposition si rsolue quil finit par y renoncer, comprenant quun claireur recrut par contrainte ferait plus de mal que de bien. Je mamusai lui offrir mes services. Mais il me repoussa dun geste mprisant en disant :

    Poursuivez votre route, Charley. Un homme qui fait mtier de chercher des ossements et des cadavres ne saurait me

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  • rendre les services que jattends dun claireur. Continuez fouiller vos tombes, ce nest pas moi qui vous imposerai dautre ouvrage.

    Il connaissait donc le prtexte de ma prsence dans lOuest. Well, ce cong me convenait fort bien. Pour ne pas tre dcouvert, je pris soin de me tenir aussi mal cheval que possible pendant toute ltape.

    Mes dix compagnons staient rencontrs en venant du Rio Gila, et ils se proposaient de faire route ensemble jusquau Texas. Mais chacun y avait ses intentions particulires et ils ne constituaient pas un groupe uni par un mme dessein.

    Du camp jusquau Mistake Canyon, nous chevauchmes pendant quatre heures sans incident. Josua Hawley sentendit rappeler sa promesse et annona quil allait la tenir. Mais javais dj devin de quoi il sagissait.

    Le plateau rocheux que nous avions parcouru descendait de plus en plus. Nous nous arrtmes devant un ravin profond auquel menait un sentier trs escarp. On aurait dit une coupure creuse dans le roc par la main dun gant. Au pied de ses parois verticales dont la hauteur pouvait atteindre une centaine de mtres, coulait une eau qui paraissait noire comme de lencre. Quelques cactus gants se dressaient au bord du prcipice. Ctait bien le Canyon de la Mprise, o nous allions descendre. En scrutant ses profondeurs on prouvait un indfinissable malaise.

    Nous descendmes jusquau fond, puis longemes le torrent dont les eaux avaient chang daspect. Arrivs un gros rocher sur lequel son cours se partageait, Jos arrta son cheval, mit pied terre, sassit sur le roc et dclara :

    Cest ici que je vais tenir ma promesse. Arrtez-vous Messieurs ! Vous allez apprendre lorigine de la lgende du fantme de Mistake Canyon.

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  • Un fantme ? Bah ! scria Ralph Webster. Il ny a que les imbciles pour croire ces fables. Un chasseur blanc a tu par erreur un ami Apache au lieu dun ennemi Comanche ? Mais personne ne sait de qui il sagit ni comment cest arriv.

    Moi, je le sais, et moi seul, fit Jos en se passant la main sur les yeux.

    Toi ?

    Oui, moi ! Cest moi-mme qui, de ce rocher sur lequel je suis assis, ai tir le coup fatal. Mes yeux avaient trente ans de moins, mais ntaient pas assez bons pour distinguer le vrai du faux. Javais un ami, un vrai, un Apache ; il sappelait Tkhlich-lipa, Serpent Sonnettes. Je lui avais sauv la vie, et il mavait promis de me montrer un endroit o il y avait des ppites dor en abondance. Je choisis donc quatre boys lestes et vigoureux pour maccompagner. La prudence simposait car lendroit se trouvait sur le territoire des Comanches. Les Blancs durent aller pied. Seul lApache navait pas voulu renoncer son mustang. Nous arrivmes au bord du canyon. Vous y voyez aujourdhui quelques cactus gants. Il y en avait alors toute une fort. Cest sur sa lisire que nous nous construismes une cabane. Le chantier tait en bas, au bord de leau.

    Tkhlich-lipa navait pas menti. Le gisement tait prodigieusement riche. Quatre hommes seulement pouvaient travailler, car il en fallait un pour garder la hutte, et un autre pour chasser. Ce dernier devait prendre les plus grandes prcautions car le chef des Comanches du lieu, Ava-kouts, le Grand Bison, tait renomm non seulement pour sa cruaut, mais encore pour son habilet dcouvrir les pistes. Bien entendu, chacun des travailleurs avait auprs de lui, outre sa pelle et sa pioche, son fusil.

    Nous tions l depuis trois semaines environ. Ctait lApache qui tait de garde la cabane. Le grand Dinters tait la chasse. Pendant que nous piochions courageusement au bord

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  • du torrent, le Peau-Rouge sennuyait l-haut sous le soleil. Il stait mis nu jusqu la ceinture, et se frictionnait le torse avec de la graisse dours, vieille recette indienne contre les piqres dinsectes. Soudain, il entend un bruit derrire lui. Il se retourne et reconnat aussitt le redoutable chef comanche, qui brandit son fusil. Avant quil ait pu esquisser un geste, la crosse sabat sur son crne. Il tombe sans connaissance, et sil na pas eu le crne fendu, cest parce que, par bonheur, il porte une coiffure faite de peaux de serpent et de queues de renard qui a amorti le coup.

    Ava-kouts le quitte pour fouiller la cabane. Il trouve nos sacoches pleines de ppites dor et les suspend sa ceinture. Puis, revenant Tkhlich-lipa, il lui prend son poncho et abandonne sa propre veste de toile. La coiffure de lApache est galement son got et il se la pose sur le crne. Il siffle alors son cheval, quil avait laiss en arrire, mais dcouvre que le mustang de lApache assomm est bien meilleur. Il sagit maintenant de scalper lennemi abattu et encore vivant. Le Comanche lempoigne de la main gauche par les cheveux, et de la main droite, fait avec son couteau une entaille doreille oreille. Cela fait il essaie darracher le scalp, mais ny parvient qu moiti. Serpent Sonnettes est rveill par la douleur et agrippe les poignets de son adversaire. Une lutte sengage. Grand Bison doit en sortir vainqueur car son adversaire a dj perdu beaucoup de sang.

    Sur ces entrefaites, Dinters, qui a fait bonne chasse, revient vers la cabane. Il remarque les traces du Comanche et les suit. Au coin du bois, il voit les deux Indiens aux prises et prend le Comanche pour lApache dont il a drob le poncho et la coiffure. Il lajuste, mais, fort heureusement, le manque. Le Comanche entend la dtonation, se retourne, et apercevant ce nouvel adversaire, saute sur le mustang de lApache et sloigne bride abattue, abandonnant son fusil. Serpent Sonnettes, fou de douleur et de rage, essuie ses yeux pleins de sang, bondit sur le cheval de son adversaire et se lance sa poursuite,

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  • empoignant son lasso. Le grand Dinters observe la scne sans rien y comprendre. Pour lviter, et ne pouvant franchir la muraille des cactus sur sa gauche le Comanche se dirige vers le sentier abrupt du canyon. Il ne se doute pas que quatre Visages Ples sont au fond.

    Vous voyez sur lautre rive cette troite corniche qui monte vers le sommet. Cest le sentier en question. Il est difficile pour un piton, et trs dangereux pour un cavalier. Aussi ne fmes-nous pas peu surpris de voir deux cavaliers le dvaler au grand galop. Le premier tait mont sur le mustang de Serpent Sonnettes, et portait sa coiffe et son poncho. Le second tait un inconnu au crne ensanglant qui le poursuivait en essayant de lattraper au lasso. Un cri nous parvint : Aguan selkhi no khi : Tirez-lui dessus. Je saisis mon fusil. Ils arrivaient au fond de la gorge. Le poursuivant, que la paroi de la falaise ne gnait plus, faisait dj tournoyer sa corde. Je tirai. Il sabattit. Quelques instants plus tard jeus la douleur de constater que je venais de frapper mort mon ami, dont les dernires paroles furent : Darteh litchane Ava-kouts : ce chien tait Grand Bison.

    Le narrateur se tut, et laissa errer son regard embrum sur la scne du drame. Nous respectmes son silence. Aprs un moment, il reprit :

    Il nous avait donn de lor. Nous lui avons donn du plomb. Nous avons appel cette gorge Mistake Canyon, le Canyon de la Mprise, et ce nom lui est rest. Souvent, cette histoire a t raconte en ma prsence, mais je nai jamais rvl que jen avais t le triste hros. Mais aujourdhui, ici, je ne peux plus me taire. Dites-moi si on a le droit de me traiter dassassin ?

    Non, non, nous crimes-nous tous dune seule voix. Tu es innocent. Mais quest-il arriv au Comanche ? Sest-il chapp ?

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  • Non. Nous lavons trouv tout prs dici. Son cheval avait trbuch sur un boulis et lavait renvers. Il y avait deux cadavres et non un seul. Telle est la loi de lOuest, vous le savez bien.

    Et les ppites ? Lor ?

    Aprs ce dramatique incident, nous en trouvmes de moins en moins, malgr tous nos efforts. Et ce que nous avons pu emporter disparut bientt Le jeu, le vin Je nai gard quune seule chose. Le souvenir du moment o ma balle a abattu le cavalier rouge. Je revois sans cesse cet instant, et jentends son cri dagonie. Allons-nous-en. Je ne peux plus rester ici.

    Nous nous remmes en selle et reprmes notre route le long de linterminable canyon, en silence, accabls par le rcit que nous venions dentendre. Au bout dune heure, vers la sortie du canyon, nous trouvmes quelques cactus gants chargs de fruits. Ralph Webster sarrta alors et dclara :

    Messieurs, il est toujours bon de savoir jusqu quel point on peut compter sur les gens. M. Charley sest joint nous, et il ne nous quittera probablement pas de sitt. Nous pouvons tout moment tomber sur des Comanches, et tre obligs de faire parler la poudre. Ne croyez-vous pas quil serait bon de faire faire un petit exercice de tir notre nouveau compagnon ?

    Oui, quil tire, quil montre ce dont il est capable, firent-ils.

    Seul Jos Hawley gardait le silence.

    Vous avez entendu, Sir, reprit Ralph, sadressant moi. Jespre que vous ne refuserez pas de fournir la preuve de vos aptitudes.

    Certes non, rpondis-je. Mais je tiens ne pas tre seul subir lpreuve.

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  • Qui encore ? demanda-t-il, surpris.

    Vous, dabord, ainsi que ces autres gentlemen. Cela va de soi.

    Vous trouvez que cela va de soi ? Je me demande pourquoi. Vous ne tirez probablement pas mieux que moi lpoque o jai rencontr Old Wabble. Je vous aurais volontiers soumis cette preuve ds hier, mais je ne voulais pas vous faire honte devant les militaires. Maintenant nous sommes seuls, sans tmoins prts rire.

    Well ! Sur quoi faut-il tirer ?

    Vous voyez ces cactus, cent cinquante pas environ. Ils portent des fruits. Voyons si vous tes capable den atteindre un.

    Et vous, en tes-vous capable, Mister Webster ?

    Quelle question ! Vous permettriez-vous den douter ?

    Vous exigez de moi une preuve, parce que vous ne me connaissez pas. Mais je ne vous connais pas davantage. Il est donc naturel que vous mapportiez, vous aussi, la preuve de vos talents. Quand vous laurez fait, je tirerai.

    Il me regarda un moment dun air stupfait, puis clata dun rire auquel les autres firent cho. Puis il scria :

    Mes talents ? Elle est bien bonne ! Il faut que Ralph Webster apporte la preuve de ses talents ! Eh bien soit ! Vous savez peut-tre quun homme de lOuest ne manque jamais une occasion de sexercer au tir. Aussi vais-je faire droit votre demande, si trange quelle puisse paratre. tes-vous daccord, gentlemen ?

    Les neuf autres se dclarrent daccord et nous mmes pied terre. Jtais fermement dcid tirer le plus mal possible et me laisser plaisanter. Rirait bien qui rirait le dernier.

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  • Bientt les coups de feu retentirent. Webster et Hawley tiraient bien, sans plus ; les autres mdiocrement. Quant moi, mes trois balles allrent si loin du but que les spectateurs clatrent de rire. Webster madmonesta avec svrit.

    Cest bien ce que je pensais ! Quand on met sa balle vingt pas du but, on ne parle pas si fort, et on nexige pas la preuve des talents de Ralph Webster. Croyez-moi, vous ne risquez datteindre ni un animal ni un Peau-Rouge et vous pouvez vous estimer heureux de nous avoir rencontrs. Malgr tout, vous me plaisez, et je ne vois pas dinconvnient ce que vous restiez avec nous jusquau moment o vous pourrez poursuivre votre route seul sans danger.

    Nous remontmes cheval. Ses paroles ne mavaient pas offens, car javais tout fait pour les provoquer. Aprs avoir travers plusieurs plateaux coups de ravins, notre route se mit descendre vers le Rio Pecos, que nous comptions atteindre, sauf imprvu, le lendemain soir. De temps autre, il y avait un peu dherbe et quelques lauriers-roses. Dans laprs-midi, nous arrivmes un cours deau bord de buissons. Au coucher du soleil, la valle slargit, et lendroit parut favorable une installation pour la nuit. Il y avait assez dherbe pour faire patre nos chevaux, et mme quelques arbres.

    Webster, que nous avions tacitement choisi pour guide, dsigna un assez bon emplacement suffisamment vaste pour nos montures, bord dun ct par la rivire et entour de buissons sur les trois autres. Quand nous fmes dmonts et dsquips, Webster et Hawley partirent chasser un peu de viande frache. Ils revinrent peu aprs le coucher du soleil avec quelques poules sauvages que nous fmes rtir sur un feu de branches sches dont le sol tait abondamment garni. Je consommai ma part et, quittant le foyer, allai mtendre prs de mon cheval que javais laiss au bord des buissons.

    Je prfrais tre seul, car la conversation des autres ne pouvait gure mintresser. Dailleurs, depuis lexercice de tir, je

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  • mtais tenu plutt lcart. Mais le vieux Jos avait plusieurs fois rapproch son cheval du mien, pour madresser quelques mots sur un ton plus amical que celui qui lui tait habituel. Cette fois encore, je le vis sloigner de ses compagnons et venir auprs de moi.

    Acceptez-vous ma compagnie, Sir, ou prfrez-vous rester seul ?

    Restez, je vous en prie, Mister Hawley.

    Merci. Vous ntes pas bavard et moi non plus. Je ne vais pas vous faire de discours. Tout lheure, quand jai racont lhistoire de la fatale mprise, vous navez rien dit. Mais jai senti la faon dont vous mcoutiez que vous aviez compris ma peine. Cest une chose terrible que davoir assassin un ami.

    Vous ntes pas un assassin.

    Je suis profondment heureux de vous lentendre dire. Vous ne faites pas beaucoup dtincelles, ici dans lOuest, mais vous avez quelque chose qui fait quon vous aime bien. Cest pourquoi jai regrett que vous vous soyez rvl comme un si pitre tireur. On sest moqu de vous. a ne vous fait rien ?

    Non. chacun ses talents. Quand on na pas celui dtre bon tireur, on peut en avoir dautres.

    Oui, mais quoi servent-ils, ici, dans lOuest ? Mais je ne veux pas vous faire de peine en parlant de ce que vous ne savez pas. Jespre pouvoir un jour vous tre utile. Assez bavard. Dormons.

    Il stendit sur le sol. Ceux qui taient rests auprs du feu sentretenaient bien trop bruyamment mon gr. Mais ignorant qui jtais, ils nauraient certes pas accept dobservation de ma part ce sujet. Les Comanches ntaient peut-tre pas loin, ils le savaient fort bien. Et je le savais encore mieux, car javais lu le message de Winnetou. Avoir allum du feu tait une

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  • imprudence encore plus grave que cette conversation trop sonore. La lueur, visible travers la broussaille, pouvait trahir notre prsence. Et mme sans cela, lodorat exerc des Indiens pouvait sentir la fume plusieurs centaines de pas. Aussi tais-je rsolu ne fermer les yeux ni les oreilles tant que le feu ne serait pas consum.

    Je restai longtemps couch ainsi, loreille contre terre et le regard balayant les buissons. Soudain je vis mon cheval cesser de patre, et pencher la tte de ct. Il aspira une bouffe dair, fit un lger grognement et se tourna vers moi. Quelquun sapprochait, et ce quelquun tait un Blanc. Sans quoi le cheval naurait mis aucun son. Le dressage lindienne le voulait ainsi.

    Hich hoch ! fis-je mi-voix.

    Le cheval comprit mon commandement et se coucha. Mayant prvenu, il ne manifestait plus aucun signe dinquitude. Celui qui sapprochait ne devait pas savoir que sa prsence avait t dcouverte.

    Il tait probablement seul. Ayant senti lodeur de notre feu, il avait d laisser son cheval en arrire pour venir nous observer. Nous navions probablement rien redouter de lui. Tout au contraire, un Visage Ple isol ne pouvait que souhaiter, vu les circonstances, de se joindre nous.

    Connaissant la direction dans laquelle il se trouvait, je me tournai de ce ct-l et fermai demi les yeux pour guetter son apparition sans quil se rendt compte quil tait observ.

    Le feu jetait sa lueur au travers du feuillage. Je vis les branches se dplacer trs lgrement. Un homme apparut, rampant avec prudence dans les buissons, sans bruit. Mes compagnons parlaient toujours aussi fort. Lhomme, quel quil ft, allait probablement tre oblig de couper une branche pour pouvoir observer ce qui se passait dans la clairire. Je ne mtais

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  • pas tromp : au bout dune demi-minute, je constatai que quelques feuilles avaient disparu, et japerus leur place deux points phosphorescents : ses yeux. Mais il fallait une longue exprience de lOuest pour le savoir. Au-dessus de ses yeux, on apercevait comme une espce de voile blanchtre. Ctait sans doute un vieux, il avait des cheveux blancs.

    Soudain, il poussa un cri et bondit :

    Webster ! Ralph Webster est l ! Cest une vieille connaissance. Je nai pas besoin de me cacher.

    Les hommes assis autour du feu accoururent, effrays. Prs de moi, Jos se leva dun bond. Je restai tendu.

    Old Wabble, Old Wabble ! scria Webster. Puis, se corrigeant aussitt : Fred Cutter ! Pardonnez-moi cette familiarit, Mister Cutter. Ma surprise en est cause.

    Ctait donc Old Wabble, que javais tant souhait rencontrer, et dont nous parlions la veille ! Ctait lui, en pleine lumire, en tous points semblable aux descriptions quon men avait faites. Il tait grand et prodigieusement maigre. Il avait aux talons des perons dont la roulette tait dun diamtre considrable. Ses jarrets nerveux taient gains de jambires qui devaient avoir au moins cent ans. Sa chemise malpropre laissait dcouvert le cou et la poitrine. Quant la couleur de sa veste, elle tait indfinissable. Il portait profondment enfonc sur le crne un chapeau trs larges bords, sous lequel on voyait un foulard dont les coins lui descendaient jusquaux paules. Deux lourds anneaux dargent pendaient ses oreilles. Un long bowie-knife tait pass sa ceinture, et sa main osseuse tenait un fusil. Le visage tait tel que Ralph Webster lavait dcrit la veille. Ce que cet ancien roi des Cow-boys avait de plus remarquable, ctait sa chevelure blanche, qui jaillissait de sous son chapeau comme une crinire et lui descendait presque jusqu la ceinture.

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  • Il jeta un regard rapide et pntrant autour de lui, secoua tous ses membres dun tremblement dlibr, et rpondit aux excuses de Webster.

    Pshaw ! Je sais bien quon mappelle Old Wabble, le pre la Tremblote, et je ny vois pas dinconvnient. Vous tes drlement imprudents. Vous allumez un feu quon peut sentir vingt milles, et vous criez si fort quon vous entend encore dix milles plus loin. Si, ma place, il y avait eu une demi-douzaine de Peaux-Rouges, ils vous auraient nettoys en moins dune minute : its clear ! Il y a des gens qui napprennent jamais rien. Et do venez-vous donc comme a, boys ?

    Du Gila, rpondit Webster.

    Et o allez-vous ?

    Au Pecos.

    a tombe bien. Je peux avoir besoin de vous, l-bas. Avez-vous vu le camp qui se trouve quelques heures de cheval de Mistake Canyon ?

    Nous y avons pass une nuit.

    Les militaires y sont encore ?

    Oui.

    Bien, trs bien ! Il faut que jy remonte. Quelque chose leur demander ; besoin de leur aide. Je vous raconterai a. Mais il faut dabord que jaille chercher mon cheval que jai attach l-bas, quand jai senti votre feu, pour venir voir. Je reviens tout de suite.

    Il disparut de lautre ct du ruisseau. Les dix hommes taient encore comme ptrifis de surprise. Ils se rpandirent en exclamations. Je gardai le silence. Mon cheval tait toujours couch. Pour quil pt recommencer patre, je lui fis

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  • doucement : Ssi, ssi ! . Il se leva dun bond et reprit son repas.

    Bientt Old Wabble revint, tenant son cheval par la bride. Aprs avoir travers le ruisseau, il le laissa aller, sassit auprs du feu, et dclara.

    Cette flamme est beaucoup trop haute : its clear ! Mais comme je viens darriver et que je sais que la rgion est sre, laissons-la brler. Combien de temps voulez-vous rester ici ?

    Rien que cette nuit.

    Vous y resterez aussi demain et la nuit prochaine.

    a me parat difficile.

    a me parat certain. Et vous allez savoir pourquoi. Mais je voudrais dabord savoir qui vous tes, tous. Je connais Ralph Webster. Cest chez moi quil a jadis tir son premier lan. Et les autres ?

    Webster nomma ses compagnons, puis, me dsignant :

    Et celui-l, l-bas, cest M. Charley, un savant franais, qui cherche les vieilles tombes indiennes.

    Old Wabble porta son regard sur moi. Je ne bougeai pas.

    Des tombes indiennes ? Quel drle de mtier ! Mais il est de lOuest, lui aussi ?

    Non, fit Webster. On la fait tirer aujourdhui et il a manqu le but de plus de vingt pas.

    Hum ! Je vois a. Jen ai vu de ces savants, qui venaient dans la savane pour crire des livres, des livres sur la langue et lorigine des tribus indiennes. Je leur ai servi de guide, et je men suis rendu malade de souci. Il ny en avait pas un qui sache de quelle main tenir un couteau ou un fusil. La science cest la ruine de lhomme, its clear. Mais jai une importante question

    37

  • vous poser. Avez-vous envie de quelques douzaines de scalps dindiens.

    Pourquoi pas ? De quelle tribu ?

    Des Comanches. Bien sr, a ne sera pas facile. Avez-vous peur ?

    Certes non. Mais je ne joue jamais sans connatre les cartes. Commencez donc par nous expliquer de quoi il sagit.

    Avez-vous entendu parler dOld Surehand ?

    ce nom, tous firent un geste de surprise, et Webster demanda aussitt.

    Old Surehand ? Lui ?

    Oui. Vous le connaissez donc ?

    Bien sr. Nous le connaissons tous, sans lavoir jamais vu. Cest le meilleur tireur du Far West.

    Cest peut-tre trop dire. Sa balle ne manque jamais son but. Do son surnom. Mais videmment Winnetou et Old Shatterhand tirent tout aussi bien. Je connais Old Surehand depuis un certain temps et je lestime. Il ny a pas longtemps que nous nous sommes quitts. Je devais monter vers Fort Scranton, et il voulait se rendre sur le Rio Pecos, chez les Apaches Mescaleros, pour y faire la connaissance de Winnetou et dOld Shatterhand. Peu aprs notre sparation, jai appris que les Comanches avaient dterr la hache de guerre. Il nen savait rien, et comme son itinraire passe par leur territoire, il se trouvait en grand danger. Jai aussitt fait demi-tour pour le prvenir, ce qui ne ma pas t trs difficile, car je connaissais sa route. Je lai rattrap. Mais le Diable tait contre nous. Il ny avait pas un quart dheure que je lavais rejoint que nous tions attaqus par une horde de Comanches.

    Tonnerre ! Ils taient nombreux ?

    38

  • Plus de cent.

    Et vous vous en tes tirs ?

    Moi oui, mais pas lui, rpondit Old Wabble dont le visage se creusa.

    Et vous lavez abandonn ? Comment diable avez-vous pu faire a ?

    Le vieux bomba le torse, prit un air rsolu et rpliqua.

    Vous allez me faire des reproches, moi Fred Cutter, quon appelle Old Wabble ? Vous ne vous tes pas lev assez tt pour a. Un grain de rflexion vaut parfois dix livres de poudre. Parfaitement, je me suis chapp. Pourquoi pas ? Toute rsistance tait inutile. Cest pourquoi Old Surehand sest rendu. Il ntait pas bless, je lai vu. Allais-je limiter ? Captifs tous les deux, nous naurions probablement rien pu faire lun pour lautre, et personne naurait connu notre sort. Les Comanches nous auraient excuts au poteau de torture, et on naurait appris quaprs notre trpas que nous tions tombs entre leurs mains et quils nous avaient gratifis dun ticket daller pour les Chasses ternelles. Non, pas de a pour Old Wabble ! Jai prfr prendre la poudre descampette. Leurs balles mont poursuivi, mais sans matteindre : its clear. Sans quoi, vous verriez les trous. Je suis libre et je peux aller au secours de Old Surehand.

    Comment allez-vous faire ? Cest dangereux.

    Je le sais bien. Mais je ne peux pas laisser tomber ce valeureux chasseur. Jai tout de suite pens aux dragons qui campent prs de Mistake Canyon, et je vais de ce pas demander leur aide.

    Viendront-ils ?

    39

  • Ils refuseront probablement, parce quils ont repr une autre tribu de Comanches. Mais je supplierai, je menacerai, jusqu ce quils viennent.

    Sil est encore temps !

    Well, le temps presse. Lattaque a eu lieu ce matin laube. Il faut que je laisse reposer mon cheval, qui est fourbu, jusqu demain matin. Je narriverai donc au camp que demain soir. Mme en partant immdiatement, il faudra deux jours pour arriver sur place, et les Comanches ny seront certainement plus. Il faudra donc les poursuivre, et ce nest peut-tre quau bout de deux jours encore, ou davantage, que nous pourrons les rattraper. Entre-temps, ils auront trs bien pu faire un sort Old Surehand. Mais je ne vois pas dautre moyen de laider. Et je compte sur vous, Mister Webster.

    Comment cela ?

    Le commandant ne maccordera probablement quune partie de son dtachement. Cest pourquoi je vous demande de mattendre ici jusqu ce que je revienne avec eux aprs-demain. Ensuite vous vous joindrez nous. Dix gars de lOuest avec dix bons fusils, cela compte.

    Je ne dis pas non, et tels que je connais mes compagnons, ils seront daccord. Mais jai peur que nous arrivions trop tard. Ne pourrions-nous pas essayer de librer Old Surehand sans laide des troupes ? Cela nous ferait gagner deux jours entiers. Y avez-vous pens, Sir ?

    Old Wabble laissa errer son regard sur le cercle des assistants. Cet examen ne dt gure le satisfaire, car ses traits se tirrent et il dclara.

    Cette proposition vous fait honneur, Sir. Mais il sagit dune entreprise des plus prilleuses. Ces hommes sont-ils prts risquer leur vie pour un tranger, mme sil sagit dOld Surehand ?

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  • Hum ! Demandez-le-leur vous-mme, Mister Cutter.

    Old Wabble les interrogea un un. Webster et Hawley furent les seuls rpondre dun ton ferme et dcid. Les autres acquiescrent galement, mais on sentait bien quils auraient prfr que laventure ft moins risque.

    Well, fit le vieux avec gravit, je sais quoi men tenir. Puis, en me dsignant, il ajouta : Quant larchologue, qui met sa balle vingt pas du but, il ne peut nous servir rien. Avec une poigne de gars rsolus et connaissant leur affaire, a ne serait pas grand-chose. Old Shatterhand et Winnetou, tout seuls, sans laide de personne, ont russi des coups encore plus difficiles. Je voulais dabord aller chercher Winnetou. Mais je ne sais pas en quel point du Rio Pecos se trouvent ses Mescaleros et

    Il sarrta. Mon talon, qui naimait gure la compagnie des chevaux inconnus, stait mis mordre le cheval dOld Wabble, qui stait par trop rapproch de lui.

    Quest-ce que cest que cette bourrique qui sattaque mon cheval ? scria le vieux, en se levant dun bond. Il accourut et saisit la bride de mon cheval, pour lloigner du sien. Mais ltalon se dressa, entranant Old Wabble au-dessus du sol et le fit retomber prs de moi. Le vieux se releva en maugrant et voulut reprendre la bride. Mais je crus bon de lavertir.

    Tenez votre cheval, mais pas le mien. Il nobit qu moi et si vous insistez, ses sabots vous craseront.

    Ltalon stait en effet mis en position de dfense, et se tenait prt envoyer une ruade au visage ou la poitrine du vieux. Cependant, il avait tourn vers lui sa tte magnifique, et le spectacle quil offrait ainsi, la lueur vacillante des flammes, tait fait pour ravir tout vritable cavalier. Old Wabble, qui navait pas remarqu la beaut de ma monture, recula de quelques pas et poussa un cri dadmiration.

    41

  • By Jove ! Quel cheval ! Voyons a de plus prs.

    Il resta pourtant bonne distance pour faire le tour de mon cheval. Lancien roi des Cow-boys tait connaisseur. Et son visage ravag exprimait une admiration sans bornes.

    Je nai encore jamais vu une bte pareille ! fit-il. Il ny a que chez les Mescaleros quon lve une race comme celle-l. Jen ai connu deux reprsentants, deux talons noirs comme le vtre, qui appartenaient

    Il sinterrompit, sapprocha de moi et se pencha. Jtais toujours dans lherbe. Il saisit le Tueur dOurs et la carabine Henry, qui taient encore dans leur gaine, les examina, les remit en place et me demanda.

    Ce cheval est vous, Sir ?

    Oui, fis-je.

    Vous lavez achet ?

    Non.

    Cest un cadeau ?

    Oui.

    Un sourire inexprimable parcourut son visage rid. Il hocha la tte et ses yeux silluminrent de joie.

    Et la veste de chasse que vous portez, cest aussi un cadeau ? Et les jambires, Sir ?

    Oui.

    Et vous cherchez vraiment des tombeaux ?

    En ce moment, oui.

    Et vous vous appelez Charley ?

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  • Bien sr.

    Well ! Jai entendu parler dun Blanc dont le frre sappelle Charley et je vous souhaite tout le succs possible dans vos explorations. Excusez-moi davoir mal jug votre cheval. Cela ne se reproduira plus, its clear !

    Il revint vers le feu et sassit. Il mavait perc jour, mais il ne voulait pas trahir mon incognito. Sans comprendre, les autres le regardaient avec tonnement. Il prit un air indiffrent, et ils recommencrent lentretien interrompu. Cependant, je me levai et passai devant eux afin de quitter le campement, mais sans en avoir lair. Je ne voulais pas veiller leur attention.

    En fait, javais dexcellentes raisons de vouloir mloigner. Old Surehand et Old Wabble avaient t attaqus. Ce dernier avait russi prendre la fuite. Ctait un des hommes les plus srieux, les plus expriments et les plus malins de tout le Far West. Je ntais donc pas surpris de son assurance. Jtais sr que les Comanches lavaient poursuivi. Ils savaient bien quil irait chercher du secours pour sauver Old Surehand, et tenaient certainement le rattraper pour le rduire limpuissance. Il avait march trs vite, mais on avait certainement lanc sa poursuite les guerriers les mieux monts. Lavance quil avait prise ne devait donc pas tre trs considrable. Les poursuivants staient peut-tre arrts pour camper le soir venu. Mais ils avaient pu penser quil avait continu chevaucher dans cette valle sans obstacles, et en avaient peut-tre fait autant. En ce cas, ils ntaient peut-tre pas trs loin.

    Aprs avoir franchi dun bond le ruisseau, je me dtournai. Mes yeux habitus lobscurit me permettaient de morienter sans difficult. Je choisis un chemin tel quun cavalier devait lviter, et me sentais donc relativement en scurit. Je nen avais pas moins mon bowie-knife la main, prt me dfendre, car les Peaux-Rouges pouvaient avoir aperu le feu et avoir mis pied terre pour sapprocher en rampant.

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  • Je mloignai donc ainsi, sans faire un pas avant de mtre assur quil ny avait pas dennemi dans mon voisinage immdiat. Lorsque lodeur du feu fut devenue peine perceptible, je marrtai. Ctait le point critique, lendroit dcisif. Je massis pour attendre. Si les poursuivants staient arrts pour camper, ils ne viendraient pas, et nous les rencontrerions demain matin. Sils avaient continu leur route, ils avaient d sentir le feu, et sarrteraient probablement pour se concerter. En ce cas, je voulais surprendre leurs paroles.

    Au bout de plus dune heure dattente, je me dis que je mtais dplac pour rien, et me levai pour regagner notre campement.

    Jeus alors limpression que quelque chose bougeait sur la pente. Je prtai loreille. Oui, il y avait quelquun. Je maccroupis aussitt derrire un buisson.

    Le bruit se rapprocha. Je distinguai le pas des chevaux assourdi par le gazon. Ils taient tout au plus trois. Mais japerus bientt les cavaliers. Ils ntaient que deux. Leurs silhouettes se dessinaient clairement sur lhorizon. Ctaient des Indiens. Ils passrent tout prs de moi. Je les suivis. Chaque fois que je faisais tant soit peu de bruit, le pas des chevaux me faisait cho. Mais lun deux sarrta soudain, renifla bruyamment, et dit, dans la langue vulgaire des Comanches, qui ressemble celle des Chochones.

    Uff ! On dirait que a sent la fume ?

    Lautre renifla galement et dit.

    Oui, il y a de la fume.

    Le chien blanc a eu limprudence de faire du feu.

    Sil a fait a, ce nest pas un grand guerrier, un homme de lOuest naurait pas commis une telle imprudence.

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  • Oui. Il doit manquer dexprience. Mon frre et moi naurons pas grand mal le scalper.

    Nous navions pas besoin dtre plus de deux le poursuivre. Mon frre voulait camper la nuit. Il est heureux quil ait suivi mon conseil, et que nous ayons continu notre course. Prenons son scalp et retournons aussitt Saskuan-kui4 o nos guerriers nous ont prcds.

    Ils mirent pied terre et attachrent leurs chevaux, puis savancrent pied. Je les suivis. Toute leur attention se portait en avant. Je ntais qu huit pas de celui qui marchait le second. Allais-je attendre quils arrivent en rampant auprs de notre feu ? Non : cet t une grave erreur. Il fallait attaquer tout de suite. Je nhsitai pas. Remettant ma lame au fourreau, je tirai mon revolver. En trois ou quatre bonds, jeus rejoint le Peau-Rouge et lui assenai sur le crne un tel coup de crosse quil seffondra. Celui qui marchait en avant entendit le bruit, sarrta, se retourna et demanda :

    Quest-ce quil y a ? Est-ce que mon frre

    Il ne put achever. Jtais sur lui. Ma main gauche agrippa son cou, et, de la droite, je lassommai lui aussi. Ils avaient des lassos. Je les ligotai lun lautre dos dos, si serr quils ne pourraient pas remuer mme aprs avoir repris connaissance. Par surcrot, je les attachai larbre le plus proche, pour les empcher de se rouler sur le sol. Ils taient immobiliss. Je regagnai notre camp.

    Une fois arriv, je me recouchai sans rien dire lendroit o je mtais tout dabord install. Old Wabble me jeta un regard interrogateur. Les autres ne staient mme pas aperus de ma longue absence.

    4 Leau Bleue.

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  • Vous ntiez pas l, Sir, et vous ne savez pas ce que nous avons dcid. Je ne vais pas aller jusquau camp des dragons, dit-il.

    Avez-vous une autre ide ? demandai-je. Un autre plan ?

    Oui. Javais oubli une chose laquelle jaurais d penser tout de suite. Vous avez entendu parler de Old Shatterhand ?

    Certes.

    Eh bien, ce chasseur se trouve dans les environs du Rio Pecos. Jai dcid daller le trouver et de lui demander son aide. Croyez-vous quil nous laccordera ?

    Jen suis convaincu.

    Pshaw ! fit Webster dun ton ddaigneux. Comment Mister Charley pourrait-il savoir ce quun homme comme Old Shatterhand est dispos faire ?

    Je ne suis pas aussi ignorant que vous paraissez le croire, protestai-je. Certes, je ne porte pas un des grands noms de lOuest, mais je naurais peut-tre pas commis des fautes comme celles que vous avez commises.

    Nous ? Des fautes ?

    Parfaitement. Vous vous tes laiss surprendre par Mister Cutter sans avoir remarqu quil sapprochait.

    Et vous, vous lavez remarqu ?

    Oui.

    Vous vous moquez de nous, Mister Charley.

    Pshaw ! Je peux prouver ce que javance, Mister Cutter, dites-nous donc si, pour mieux nous voir, vous navez pas coup une branche dans le buisson qui vous dissimulait !

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  • Parfaitement. Vous lavez certainement vu. Sir, sans quoi vous ne le sauriez pas.

    Si vous lavez vu, pourquoi ne nous avez-vous rien dit ? demanda Webster. Et si avait t un Peau-Rouge !

    Je savais que ctait un Blanc.

    Ce nest pas possible !

    Vous prtendez connatre lOuest et vous ne savez pas comment on peut, en pleine nuit, distinguer un Rouge dun Blanc sans le voir ! Et vous avez commis une faute encore plus grave. Une faute qui peut vous coter la vie.

    Ah , par exemple ! Et auriez-vous la bont de nous faire connatre cette faute qui met notre vie en danger ?

    Volontiers. Vous savez peut-tre ce que font les Peaux-Rouges quand un Blanc leur chappe ?

    Bien sr. Ils le poursuivent cheval, pour le reprendre. Tout le monde sait a !

    Alors ! Mister Cutter a chapp aux Comanches. Croyez-vous quils ne laient pas poursuivi ?

    Enfer et damnation ! scria Old Wabble en se frappant le front. Cest pourtant vrai, Sir. Comment ai-je pu ne pas penser ce danger ? Les Rouges sont certainement sur mes traces et ils feront tout pour semparer de moi.

    Et vous navez mme pas post de sentinelles !

    a va tre fait tout de suite.

    a ne suffit pas.

    Que faut-il encore ? Dites vite, Sir ? Je ferai ce que vous jugez ncessaire.

    47

  • Je gotais un plaisir infini observer les visages des autres qui portaient, tantt sur moi, tantt sur Old Wabble, des regards empreints de la plus vive stupfaction. Webster, les yeux carquills, demanda.

    Ce que ce Monsieur juge ncessaire ! Croyez-vous donc que Mister Charley sache ce quil faut faire dans une situation comme la ntre ?

    Oui, je le crois. Vous venez de constater quil a mieux pens notre scurit que nous-mmes. Alors, Mister Charley, que nous conseillez-vous ?

    Quand les poursuivants arriveront, dclarai-je, ils sentiront notre feu. Ils sont peut-tre dj en train de nous observer. votre place, jenverrais quelques claireurs pour fouiller le chemin jusqu lendroit o lodeur de notre feu est perceptible.

    Well, Sir, very well ! Nous ne perdrons pas une minute. Mister Webster, envoyez donc trois ou quatre de vos hommes en patrouille. Cest indispensable.

    Oui, rpondit Webster. Cest curieux que nous ny ayons pas pens nous-mmes et quil ait fallu un archologue pour nous le rappeler. Jy vais moi-mme et jemmne quatre hommes.

    Quils ouvrent bien leurs yeux et leurs oreilles, sans quoi ils ne verront ni nentendront rien : its clear !

    Webster choisit quatre hommes et sen fut avec eux. Je savais quils trouveraient les deux Comanches ligots et leurs chevaux, et je riais davance de la tte quils feraient. Ceux qui taient rests auprs du feu continurent changer des monosyllabes, cependant que jattendais, couch lombre des buissons, le retour des claireurs.

    48

  • Ils revinrent au bout de plus dune heure. Webster marchait en tte, suivi de deux hommes qui menaient les chevaux, et de deux autres qui tenaient chacun un Comanche. Ils les avaient spars. Avant mme davoir atteint le feu, Webster scria :

    Mister Cutter, regardez ce que nous ramenons.

    Old Wabble se leva dun bond, toisa les Peaux-Rouges qui avaient repris leurs esprits, et sexclama :

    Deux Indiens, deux Comanches. Je reconnais leur peinture de guerre. Do sortent-ils ?

    Nous les avons trouvs.

    Mais on ne trouve pas les Indiens sur le sentier de la guerre. Il faut les capturer.

    Cest bien ce que jai cru jusqu prsent, mais il nen est rien. Nous les avons vraiment trouvs, littralement trouvs, ligots lun lautre et attachs un arbre. Et bientt aprs, nous avons galement trouv leurs chevaux.

    Pas possible !

    Oui, cest peine croyable. Mais cest pourtant vrai. Qui donc a pu les matriser et les ligoter ? Il doit y avoir des Blancs dans le voisinage. Ils ont fait a sans savoir que nous sommes l.

    Le vieux me jeta un bref regard, hocha la tte et dit :

    Oui, des Blancs. Ou plutt, un seul Blanc.

    Un seul ?

    Yes. Les Rouges sont-ils blesss ?

    Non. Ils ne portent pas trace de blessures.

    49

  • Il ny a donc pas eu de lutte. Ils ont t matriss sans pouvoir se dfendre. Il ny a pas beaucoup de gens qui soient capables de faire a. Il ny a gure que celui dont jai prononc le nom tout lheure.

    Tonnerre ! Vous voulez dire Old Shatterhand ? Cest lui qui les a assomms et ligots ?

    a ne me parat pas douteux.

    Vous aviez donc raison de dire quil doit se trouver dans les parages. Il faut le chercher.

    a ne sera probablement pas ncessaire. Il sait certainement que nous sommes ici, et que nous avons besoin de lui. Fiez-vous lui. Il sera l au moment voulu.

    On croirait vous entendre quil sait tout. Aprs tout ce nest quun homme. Il ne peut savoir que ce quil voit et entend. Mais ne discutons pas l-dessus, Sir ! Dites-nous plutt ce que nous allons faire de ces deux prisonniers. Il nest gure question de les emmener. Ils nous encombreraient, et dailleurs ce serait assez dangereux. Mais nous ne pouvons pas non plus les relcher.

    Ce serait une sottise ; its clear.

    Alors une balle dans la tte, cest ce quil y a de mieux. Nous en serons dbarrasss. Et aprs tout, ils ne lont pas vol.

    Pas de prcipitation, Sir ! Ce nest pas nous qui les avons pris, cest Old Shatterhand. Vous savez sans doute quil ne tue jamais un Peau-Rouge sans y tre absolument contraint.

    Je ne veux pas le savoir. Dabord, il nest nullement certain quil soit l. En ce cas, ces prisonniers ne sont pas lui, mais nous. Enfin eh bien enfin nous allons maintenant discuter leur sujet et la loi de la Prairie aura le dernier mot. Vous en tes ?

    50

  • Non. Ces Indiens ne me concernent pas. Mais je vous couterai.

    Daccord. Commenons !

    Les deux Comanches, ligots, taient couchs par terre devant le feu. Les Blancs sassirent en cercle pour discuter. Peut-tre les Peaux-Rouges comprenaient-ils langlais et savaient-ils de quoi il tait question ? Mais rien dans leur attitude ne le laissait paratre. La discussion ne dura que quelques minutes, et il fut dcid que les captifs seraient fusills sur place. Seul Jos Hawley avait vot contre. Webster, sans perdre une minute, donna lordre trois de ses hommes demmener les prisonniers et dexcuter la sentence dans le voisinage. Cest alors que je crus bon dintervenir.

    Halte, Mister Webster ! Encore un moment. Votre jugement est entach dun vice qui le rend sans valeur.

    Quest-ce que vous savez de la loi de la Prairie ? De quel vice sagit-il ?

    Il y en a plusieurs. Dabord, il y a lun de nous qui na pas pris part la discussion.

    Mais Mister Cutter na pas voulu.

    Il ne sagit pas de lui, mais de moi. Jappartiens votre groupe, et on na pas le droit de mexclure dune dlibration aussi importante.

    Sans blague ! fit Webster. Vous nappartenez nullement notre groupe : vous tes sous sa protection, Sir. De la minute o vous ny serez plus, votre vie ne sera plus en sret.

    Ne discutons pas l-dessus, Mister Webster. Ma personne nest pas en cause. Mais il y a un second vice : cest que vous navez pas chang une parole avec ces Peaux-Rouges. On ne condamne tout de mme pas les gens mort sans les entendre. Enfin, un prisonnier ne peut appartenir quau

    51

  • vainqueur, et personne dautre. Mais qui dentre vous peut prtendre avoir vaincu et captur ces deux Comanches.

    Ne dites donc pas de btises ! Ces types sont nous. moins que vous puissiez nous dire qui est lhomme mystrieux qui les a vaincus, et que nous ne voyons pas.

    Je peux vous le dire, et dailleurs il ne se cache pas, il est bien visible, Mister Webster.

    Eh bien, montrez-nous-le donc !

    Il est devant vous. Cest moi.

    Vous ! Tonnerre ! Cest vous qui avez assomm et ligot ces deux Peaux-Rouges ? Si vous tes capable den faire autant un seul dentre eux, je veux bien ne jamais avoir t un homme du Far West.

    Eh bien vous ne lavez jamais t.

    Vraiment ! Mais pour accomplir un tel exploit, il faudrait tre aussi fort que Old Shatterhand. Vous nen avez tout de mme pas la prtention.

    Je lai. Et je vais vous le prouver. Attention !

    Jtais rest couch jusque-l, mais je me levai dun bond, lempoignai de ma main droite par la ceinture, le balanai plusieurs fois au-dessus de ma tte, et le posai nouveau sur ses pieds. Je demandai alors :

    Cela vous suffit-il, ou faut-il encore que je vous montre leffet que peut produire mon poing sur votre crne.

    Avant que Webster et pu rpondre, un des captifs scria :

    Old Shatterhand ! Cest Old Shatterhand.

    52

  • Il ne mavait pas reconnu tant que jtais tendu dans lombre. Mais je venais de me lever en pleine lumire. Je mapprochai de lui et linterrogeai.

    Le guerrier Comanche captif me connat-il ?

    Oui, rpondit-il.

    O mas-tu vu ?

    Dans le Llano Estacado. Jtais au nombre des vingt guerriers qui taient venus la rencontre de leur chef Tevua-choh et de son fils Chiba-bigk pour les protger contre les Vautours . Mais nous sommes arrivs trop tard. Tevua-choh tait dj tomb sous les balles des meurtriers.

    Cest exact. Tu parles assez bien la langue des Visages Ples et tu as par consquent compris ce quon a dit jusqu prsent.

    Oui. Nous avons galement entendu quOld Shatterhand a parl pour notre vie.

    Cest ce quil fait toujours. Je suis un ami des guerriers rouges, et je regrette toujours de vous voir lever le tomahawk contre les Visages Ples, car je sais que vous pouvez vaincre une fois, mais que cela ne fera que prcipiter votre perte. Vous saurez vous aussi que je ne veux pas la mort de lhomme rouge.

    Nous sommes des guerriers. Nous ne craignons pas la mort.

    Je le sais. Mais la vie vaut mieux que la mort. Et vous naurez point de gloire si votre tribu apprend que vous vous tes laisss prendre sans dfense et fusiller ensuite. Votre vie va dpendre des rponses que vous ferez mes questions. Comment sappelle le chef auquel ta tribu obit ?

    53

  • Cest Vupa-Umugi5, que personne na jamais vaincu.

    O sont vos tentes ?

    Je ne le dirai pas.

    Vos guerriers sont partis en campagne ?

    Oui.

    Combien sont-ils ?

    Je ne dis rien.

    O sont-ils en ce moment ?

    Je ne sais pas.

    Contre qui marchent-ils ?

    Je le sais, mais je ne le dirai pas.

    Tu nes pas bavard. Tu es un brave guerrier, qui aime mieux risquer sa vie que trahir les siens. Cela doit plaire tout brave guerrier. Cela me plat. Rentrez chez vous et dites vos chefs et tous vos hommes quOld Shatterhand sait apprcier le courage et le silence.

    Je me penchai pour les dlier de leurs entraves. Cela fait celui qui avait parl scria :

    Old Shatterhand nous dlie et nous dit de partir. Nous sommes donc libres et pouvons aller o bon nous semble ?

    Oui.

    Et nos armes et nos chevaux ?

    5 Grand Tonnerre.

    54

  • On va vous les rendre. Old Shatterhand nest pas un voleur.

    Uff ! Uff ! Allez-vous nous suivre pour savoir o nous allons ?

    Non. Je vous en donne ma parole.

    Uff ! Uff ! Old Shatterhand na jamais trahi sa parole. Il est le plus noble des Visages Ples. Nous le dirons sitt que nous serons revenus nos tentes.

    Il y a beaucoup dautres Visages Ples qui sont comme moi.

    Voici vos armes. Vos chevaux sont l. Allez ! Mais nous allons monter bonne garde. Si vous restez ici, ou si vous revenez pour nous guetter, nos balles ne vous manqueront pas.

    Nous allons partir sans mme nous retourner. Howgh !

    Jusque-l tous les Blancs avaient gard le silence. Mais Webster sapprocha de moi et me demanda.

    Est-ce que cest srieux, Sir ? Vous voulez vraiment les relcher ?

    Oui.

    Vous ne men voudrez pas, Sir, mais je dois vous dire que cest l une erreur qui

    Je linterrompis dune brve question.

    Vous savez maintenant qui je suis ?

    Yes.

    Vous savez que je ne suis pas ce Mister Charley que vous considriez comme la moiti dun idiot et un imbcile tout entier.

    55

  • Oui, je sais que vous tes Old Shatterhand, Sir.

    En ce cas taisez-vous, et abstenez-vous de me donner des instructions et de critiquer ce que je fais. Vous tes un brave homme, un homme de lOuest comme il en faut, mais je nai que faire de vos observations. Quand on est capable de prendre Hatatitla, le clbre talon dOld Shatterhand, pour un cheval de trait, on na pas de conseils me donner. Basta !

    Aprs cette admonestation, je le plantai l. Javais mes raisons pour lui parler sur ce ton. Si nous restions ensemble et sil se butait dans son amour-propre, il risquait de nous mettre en danger. Cest pourquoi javais jug ncessaire dexprimer mes reproches dune manire qui ne mtait pas habituelle.

    Les Comanches montrent cheval, me firent un geste de reconnaissance et sloignrent sans un regard pour les autres. Old Wabble lui-mme ne put se contenir.

    Ah les grommela-t-il. Comme si nous nexistions pas ! Vous ne croyez pas que vous avez t trop bon pour eux, Mister Shatterhand ?

    Non.

    Loin de moi lide de vous juger. Mais vous nauriez peut-tre pas d promettre que nous ne les suivrons pas. Si nous voulons sauver Old Surehand, il faut tout de mme savoir o on la emmen.

    Je le sais. Je les ai couts avant de les assommer. Ils lont emmen au Saskuan-kui, lEau Bleue.

    Trs bien. Savez-vous o cest ?

    Oui. Jy suis all deux fois.

    Mais jai peur quils racontent ce qui sest pass et nannoncent notre venue.

    56

  • Tout au contraire ! Sans quoi je ne les aurais pas laiss partir. Cest une manuvre qui tournera notre avantage.