la revue du projet n°20

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u P. 6 LE DOSSIER ART ET CULTURE LES SENTIERS DE L’ÉMANCIPATION P. 44 CRITIQUES MICHEL VOVELLE Un engagement révolutionnaire pour aujourd'hui par Louis Gabriel P. 32 QUI DIRIGE LE CAC 40 ? par Gérard Streiff P. 28 NOUS AVONS CHANGÉ DE MONDE par Jacques Fath N°20 OCT 2012 REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF COMBAT D'IDÉES LE GRAND ENTRETIEN P. 44 CRITIQUES MICHEL VOVELLE Un engagement révolutionnaire pour aujourd'hui par Louis Gabriel

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La revue du projet n°20

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Page 1: La revue du projet n°20

u P.6 LE DOSSIER

ART ET CULTURELES SENTIERS DE L’ÉMANCIPATION

P.44 CRITIQUES

MICHEL VOVELLEUn engagement révolutionnaire pouraujourd'huipar Louis Gabriel

P.32 QUI DIRIGELE CAC 40 ?par Gérard Streiff

P.28 NOUS AVONSCHANGÉDE MONDEpar Jacques Fath

N°20OCT2012

REVUEPOLITIQUEMENSUELLE

DU PCF

COMBAT D'IDÉESLE GRANDENTRETIEN P.44 CRITIQUES

MICHEL VOVELLEUn engagement révolutionnaire pouraujourd'huipar Louis Gabriel

Page 2: La revue du projet n°20

LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

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SOMMAIRE2

4 FORUM DES LECTEURS

5 REGARDTerry Atkins Ulukuk, 2011

6 u26 LE DOSSIERART ET CULTURE : LES SENTIERSDE L’ÉMANCIPATION.Alain Hayot Qu’est-ce qu’on attend ?

Marie José Mondzain Culture etcommunication, un mariage contre nature

Nicolas Frize À l’écoute du travail vivant

Roland Gori Retrouver la dignité de penserdans une culture de la marchandise 

Robert Guédiguian Entretien....

Alexia Morvan Éducation populaire  : un enjeude lutte 

Jean-Michel Leterrier La culture dansl'entreprise : quel dialogue possible ?

Philippe Coulangeon Culture de masse oucultures de classes  ?

Michel Duffour Nouveaux territoires de l’art,un atout pour innover

Nawel Bab-Hamed La culture à l’èremétropolitaine

Jean-Jacques Barey Quand je serai grand, jeserai intermittent  !

Samuel Zarka L’art de l’impérialisme

Jack Ralite Accéder à l’arbitraire du signe

Olivier Barbarant Aragon, l’intime et lepolitique

Nicolas Monquaut et Claude Michel Lespolitiques publiques de la culture sont notrebien à tous

27 SONDAGESUne nouvelle image communiste

28-31 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENJacques Fath Nous avons changé de mondeBRÊVES DE SECTEURÉcologie Contribuer à la conférenceenvironnementaleEnseignement supérieur et recherche Un atelierlégislatif décentraliséJeunesse Besoin de sécurisation et non deprécarisation

32 COMBAT D’ IDÉESGérard Streiff Qui dirige le CAC 40 ?

34 MOUVEMENT RÉELJacques Rancière De l’art et du travail

36 HISTOIREAnnie Burger-Roussennac Argenteuil, denouvelles noces entre les intellectuels et lemouvement communiste français  ?

38 PRODUCTION DE TERRITOIRESFrançois Moullé L’Union européenne, unegestion différenciée et évolutive desfrontières

40 SCIENCESJean-Pierre Kahane La place de la science dansla société 3/3

42 REVUE DES MÉDIAAlain Vermeersch L’austérité, vite !

44 CRITIQUESCoordonnées par Marine Roussillon• Michel Vovelle, Un engagement révolution-naire pour aujourd’hui

• Louis Althusser, Cours sur Rousseau [1972]

• Isabelle Garo, Marx et l’invention historique

• La Pensée n°371, « Vatican II, 50 ansaprès »

• Europe n°996, « Gilles Deleuze »

• Transform ! n° 10, « Europe, Démocratie encrise »

Une : © Frédo Coyère : Acrylique sur toile

Maintenant prenez le pouvoirLes Éditions de l’Atelier, 2012 PIERRE LAURENT PAR OLIVIER RITZ

Maintenant prenez le pouvoir travaille à dire l’état dumonde et les voies de sa transformation. Pierre Laurentenvisage la question du pouvoir à partir de tout ce quifait obstacle à son exercice : en premier lieu, les forces del’argent ; avec elles, les experts et tous les discours qui, postu-lant la trop grande complexité du monde, veulent exclure lespeuples des lieux de décision ; en France, la présidentialisa-tion qui réduit le débat politique au choix d’un chef. Cetteconcentration sans précédent des pouvoirs contraste avec unhaut « niveau d’information et de qualification des citoyens ».Un tel constat interdit d’attendre les prochaines échéancesélectorales. Il faut refuser le rôle de spectateurs extérieurs etimpuissants et « sortir de l’attente du changement promis pouren devenir des artisans exigeants et impliqués ».Pierre Laurent dénonce également la « la compétition de touscontre tous ». La militarisation des relations internationales vade pair avec la « vision guerrière » d’une Europe qui devrait être« forte et compétitive » et les idées coloniales qui postulent lasupériorité de l’Occident. Aux niveaux mondial, européen et

national, « mondialisation acharnée et nationalismeexacerbé sont les deux faces de la même guerre éco-nomique ». Pierre Laurent oppose à cet état du mondeaux conséquences catastrophiques (en particulier pourla question écologique, très présente dans le livre) lanécessité « d’un nouveau type de développement quiaura pour finalité la coopération et le partage » et dontla condition est la « démocratie ». Deux chapitres déve-loppent ces questions à l’échelle de l’Europe, deux

autres à celle du monde, notamment à propos de l’Amériquelatine et de la Chine.Le Front de gauche apparaît comme la déclinaison stratégiquede ces ambitions coopératives, puisqu’il fait converger troisgrandes traditions politiques, le communisme, l’écologie et lesocialisme. Pour les militants du PCF, l’ouvrage constitue ainsiune introduction stimulante au congrès à venir. La réflexionsur le pouvoir conduit Pierre Laurent à soulever deux ques-tions qui ne manqueront pas de faire débat : les effets de la pré-sidentialisation à l’intérieur du Front de gauche et la persis-tance de « rapports sociaux et culturels de domination » jusqu’àl’intérieur de notre parti. « Les chemins de l’émancipation s’in-ventent en marchant, ils ne se plaquent pas sur une carte d’état-major en convoquant le peuple à faire la révolution commeon déplace des petits soldats pour renverser l’armée d’en face ».

Nous disposons d'une édition La Revue du Projet publiée et recommandée par larédaction de Mediapart. http://blogs.mediapart.fr/edition/la-revue-du-projet

Chaque mois, retrouvez La Revue du Projet dans les colonnes du journal deJean Jaurès et sur le site Internet www.humanite.fr.

Parce que prendre conscience d'un problème, c’estdéjà un premier pas vers sa résolution, nouspublions, chaque mois, un diagramme indiquant lepourcentage d'hommes et de femmes s’exprimantdans la revue.

Part de femmes et part d’hommes s’exprimant dans ce numéro.

HommesFemmes

Page 3: La revue du projet n°20

3

OCTOBRE 2012 - LA REVUE DU PROJET

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PATRICE BESSAC, RESPONSABLE DU PROJET

ÉDITO

ON S’ENGUEULE… JEVOUS RACONTE MÊME PASRéunion samedi dernier du

comité de rédaction de la Revuedu projet. C’est la réunion dite

de programmation trimestrielleexpression pompeuse pour désignerle débat de trois heures qui fixe lesprochains thèmes de la Revue.

On s’engueule… et finalement si, jevais vous raconter. Nous avonsdécidé d’un prochain numéro sur leprogrès. Oui, le progrès cette notionqui a envahi le champ de la gauchepour finalement être rejetée à sesmarges sur fond de défaites et decatastrophes qu’elles soient poli-tiques, sociales ou techniques. Nousvoulons en parler.

Et là commence le problème. Notrescientifique préféré s’échauffe (marreque des journalistes avec une licencede psycho parlent des problèmesthermonucléaires…), notre philo-sophe adoré commence à crier à lapartialité et au scientisme… bref enquelques secondes nous assistons,nous spectateurs placides, à unesorte de débat type Cécile Duflot ver-sus Anne Lauvergeon. (humour ! mesdeux amis).

So what ? Écoutez l’interview surFrance inter de Corinne Lepage àpropos de l’étude sur le maïs OGMNK 603 : c’est un dialogue de sourds,un salmigondis d’arguments com’,de données scientifiques et de pro-cès d’intention… Fatiguant.

Je veux en venir au point suivant :une série de débats et de posturespolitiques de la période précédentesont épuisés. Si le débat dans lemonde du réchauffement climatique

est nucléaire ou pas nucléaire, et seu-lement cela, cela n’a aucun intérêt.Et de la même manière sur les OGMdéconnectés des conditions de pro-duction industrielle, sociale, agro-nomique…

Entendons-nous bien : je ne suis pasen train de dire que je suis pour oucontre, bien au contraire… Je disjuste qu’il faut retrouver un terrainrationnel ou tout du moins raison-nable de débat qui confronte lesenjeux scientifiques et techniquesavec les enjeux économiques,sociaux, écologiques… En bref, l’es-pace du débat d’idées avant le débatde ligne.

Je sais bien que c’est compliqué, tantil est vrai que le temps perpétue desoppositions et des manières dedébattre dont on a oublié l’origine…Mais bon, en vieillissant nous éprou-vons chacune, chacun le besoin defonder notre action et notre penséesur des fondations plus solides queles éléments de langage de tels outels…

Un prochain numéro sera consacréaux nouveaux adhérents auxquelsun homonyme d’un célèbre explo-rateur portugais a consacré durantl’université d’été une courte étudeanthropologique.

Nous en publierons de larges extraits.

Les arêtes principales sont assez sim-ples : les nouveaux adhérents adhè-rent en ayant déjà connu une socia-lisation avec les valeurs humanistes,de gauche ou communiste. Jusque-là rien de nouveau. Ils adhèrent à un

parti, le Parti communiste français,qu’ils considèrent comme un « partisage », un « parti de l’histoire deFrance »… bref ils adhèrent en s’ins-crivant dans une mythologie delongue durée (tiens, tiens, le rapportà l’histoire n’est pas que négatif…),ils et elles ont une attente fantastiqued’un lieu de pensée, d’action, devaleurs (leurs attentes dépassent trèslargement les attentes basiques quiexistent vis-à-vis des autres partis…),ils et elles sont très étonnés de la réa-lité du parti (ils pensaient entrer dansun parti de vieux et finalement le motqui revient le plus est « sympa » puis« chaleureux »)… et last but not leastils considèrent que le nouveau com-munisme est déjà là…

J’entends déjà certains solistes pro-fessionnels hurler que cela n’effacepas la profondeur des transforma-tions nécessaires, des difficultés duparti, du communisme, du mouve-ment, que sais-je encore… Tout celaest vrai, sans doute… Mais peut-êtrepouvons-nous tout de même consa-crer un peu de temps à ce que disentces nouveaux adhérents (je n’ai pasdit jeunes mais nouveaux)… Peut-être que nous apprendrions un oudeux trucs.

À bon entendeur.

Page 4: La revue du projet n°20

LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

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FORUM DES LECTEURS

La Revue du Projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice Bessac - Rédacteur en chef : Guillaume Quashie-Vauclin - Secrétariatde rédaction : Noëlle Mansoux - Comité de rédaction : Nicolas Dutent, Amar Bellal, Marine Roussillon, Renaud Boissac, Anne Bourvic, AlainVermeersch, Corinne Luxembourg, Léo Purguette - Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère - Mise en page : Sébastien Thomassey - Éditépar l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) - Imprimerie Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex) - Dépôt légal : octobre 2012 - N°20 - Numéro de commission paritaire en cours d'attribution.

Montaigne et l’art de la coopération

Bien avant les utopistes et pas très éloi-gné de Thomas Moore, Montaigne avait

développé au XVIe siècle le concept de coo-pération au milieu d’un cortège de luttes sansmerci, de meurtres et de persécutions pen-dant les guerres de religions. En effet, dansles Essais, publiés en 1598, ce philosophe,posait cette question qu’il avait cherchée àrésoudre depuis longtemps : « Quand je joueavec ma chatte, comment sais-je qu’elle nejoue pas avec moi ? ».Cet animal lui servit de symbole pour sonconcept de coopération. En effet, il écrivaitaussi : « Le soi-même est un objet plein d’in-satisfaction, on ne peut y voir que misérabi-lisme et vanité » et il ajoutait : « Pour ne pasnous décourager la nature nous a doté del’action de diriger notre vue vers l’extérieur. ».

Montaigne pense que l’empathie est la vertusociale cardinale. [...]Dans une société d’idéologie capitaliste etindividualiste du « chacun pour soi » commela nôtre où l’on raisonne souvent en termesde « eux contre nous » et de « vous êtes toutseul » qui nie toute solidarité, Montaigneapporte une bouffée d’oxygène où on se ditque l’être humain n’est pas encore complè-tement hominisé pour en arriver au point dene plus considérer « l’autre » comme un rival.De ce point de vue, « l’humain d’abord » duFront de gauche est vraiment pertinent etd’actualité pour progresser vers un huma-nisme rénové et source d’espérance en unmonde meilleur.

MICHEL

LE GRAND THÉÂTREDE GUIGNOLS !Les cris aigus des piècesretombent en éclats lourds dont l'écho frappe la poussièrechaude chaufféeà rouge sangsouvent innocentsouvent ignorantdealé par Halliburton et Dassaultkaïrasd'ÉtatcommelesJudas auturbanrançonnant Dieu de commandementsetde permis d'égorger...Seulement, tout au bout de la cordele champdu potiervous désire patiemment.

JEAN-MICHEL

La politique de la ville doit désormais effec-tivement prendre en compte tous les

aspects de la ville. Un aspect me paraît impor-tant, celui de la reconquête par tous, citoyens,habitants, occupants, de l'espace public. Àla fois pour éviter les appropriations ram-pantes (commerciales ou autres) ou la stéri-lisation/désertification qui conduisent lespouvoirs publics à installer des caméras inu-tiles et coûteuses pour soi-disant sécuriserles rues. Reconquérir l'espace public, c'est rendre lesrues circulables pour les piétons, les enfants,

les personnes âgées ou handicapées, les flâ-neurs, cesser de transformer n'importe quellerue un peu étroite en un parcours du com-battant. [...] Permettre que la notion de col-lectivité redonne à tous l'idée de la vie com-mune. L'inverse de ce qui s'est passé durantles dernières décennies. Pour cela, la poli-tique de la ville doit accepter de prendre desrisques, celui de la liberté notamment, n'êtrepas seulement un organe de contrôle caché,un pansement sur les plaies béantes du libé-ralisme. Ce n'est pas gagné ! Mais peut-être n'est-ce pas encore perdu.

BÉATRICE

CHOIX TECHNOLOGIQUES EN DÉMOCRATIE

L’analyse des difficultés à faire des choix technologiques majeurs dans le cadre d'une démocratie, des piègesexistants, ainsi que les propositions de Sylvestre Huet sont à mon sens clairs et pertinents. Je suis tout à

fait en phase avec lui quant aux erreurs malheureusement faites par nos politiques de plus hauts niveaux enFrance, pour n'avoir pas  intégré ce raisonnement  : N. Sarkosy avec sa volonté farouche de vendre des centralesnucléaires à des pays non organisés pour en assurer la sûreté, mais aussi F. Hollande qui s'est permis à de maintesreprises de justifier sa volonté de fermer la centrale de Fessenheim en avançant des arguments en oppositionavec l'avis de l'Autorité de Sureté Nucléaire, bafouant ainsi sa légitimité. Si un débat voire un référendum doitêtre organisé dans notre pays, avec  une volonté de transparence et le respect des citoyens (c'est à dire sanschercher à les manipuler), il devra s'appuyer sur les éléments de cette conférence. […]

ALAINUN APPEL

AUX BÉNÉVOLESUn chaleureux accueil de La Revuedu projet à l’université d’été et à lafête de L’Huma...Mais pour vivre la version papier doitrencontrer de nouveaux lecteurs etnous devons étendre notre visibilitésur la toile pour élargir notreaudience et diffuser nos réflexions.C’est pourquoi nous lançons un appelà tous les bénévoles qui pourraientnous apporter leur concours...Vous êtes prêt à nous aider à renfor-cer la connaissance de la Revue duprojet dans les fédérations et sec-

tions ainsi qu'au-près des élus pourassurer une plusgrande diffusionmilitante de larevue politiquedu PCF. Vous vou-lez nous aider àaméliorer ladimensionInternet de laRevue. Faites-vous connaître.Écrivez-nous :[email protected]

La politique de la ville

Nous avons lu la Revue du Projet notamment consacrée à l'immigration pen-dant la période électorale. Cela nous a beaucoup aidés, notamment dans

le cadre de l'alimentation quotidienne de notre blog de campagne, y comprissur d'autres sujets.

DOMINIQUE ET YVON

Page 5: La revue du projet n°20

Alors que certains tentent de faire de l'art contempo-

rain le domaine de chasse des industries du luxe et des

grands industriels se piquant d'être des collectionneurs,

la triennale d'art contemporain venant de se terminer

à Paris nous a offert l'occasion de découvrir d'une

manière toute différente la scène française et interna-

tionale.

Profitant de la réouverture du Palais de Tokyo et de sa

nouvelle surface d'exposition de 22 000 m2, la Triennale,

dont le but premier était de montrer les artistes fran-

çais contemporains, a fait le pari de « l'intense

Proximité » : c'est-à-dire du rapport à l'autre, de son

regard, de nos ressemblances et dissemblances.

Que ce soit par la confrontation entre art et anthropo-

logie, la mise en relation d'artistes occidentaux et orien-

taux, la présentation d'œuvres faisant de leur raison

d'être la confrontation au réel, ou en nous montrant

des pièces de Thomas Hirschhorn, Adel Abdessemed

ou Bouchra Khalili, La Triennale fait plus que de confron-

ter les formes, elle pose la création de valeurs comme

le problème fondamental de l'art contemporain.

ÉTIENNE CHOSSON

OCTOBRE 2012 - LA REVUE DU PROJET

REGA

RD

55

La Triennale

Terry Adkins, Ulukuk, 2011, de la série Nutjuitok (Polar Star), After Matthew Henson 1866, 2011. Courtesy de l'artiste

Page 6: La revue du projet n°20

PAR NICOLAS DUTENT*

«D ès l’instant où l’on commenceà répartir le travail, chacun aune sphère d’activité détermi-

née et exclusive qu’on lui impose et dontil ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur,berger ou " critique critique ", et il doit lerester sous peine de perdre les moyens desubsistance – alors que dans la sociétécommuniste, où chacun, au lieu d’avoirune sphère d’activité exclusive, peut seformer dans la branche qui lui plaît ; c’estla société qui dirige la production géné-rale qui me permet ainsi de faireaujourd’hui ceci, demain cela, de chasserle matin, d’aller à la pêche l’après-midi,de faire l’élevage le soir et de critiquer aprèsle repas, selon mon bon plaisir, sans jamaisdevenir chasseur, pêcheur ou critique. »

Dès l’Idéologie allemande, Marx refusaitla segmentation arbitraire des activitéshumaines et des rôles auxquels notrecondition notamment sociale nousassigne. L’idée selon laquelle l’affirmationet la réalisation de soi passent par une voieunique est radicalement écartée, voire dis-créditée. Le mouvement qu’appelle etgénère le projet communiste ne peut effec-tivement se contenter de limiter ainsi l’of-fre des expériences au monde. Or, leslogiques capitalistes à l’œuvre dans les« démocraties modernes » valident etacceptent de fait la répartition détermi-née sociologiquement du savoir et l’ex-clusivité des jouissances intellectuelles.

L’art, s’il demeure réduit par une partiedes forces réactionnaires à sa dimensionpurement consumériste et/ou industrielle,doit redevenir pour la gauche le lieu et lesoccasions par lesquelles tous les indivi-dus sont amenés à partager une expé-rience sensible, indistinctement de leurscapacités initiales. La défense du droit « àéprouver et cultiver le beau » en multi-pliant les expériences esthétiques n’est

jamais un vœu pieu ni une idée abstraite :elle incarne au contraire, à travers les gestesde la pensée et de la création, un attache-ment ferme à l’accès « à la citoyenneté, laliberté, l’égalité ».

Prôner une véritable démocratie cultu-relle, c’est revendiquer une société decitoyens épanouis et conscients, tous capa-bles de penser et qui refusent de n’êtrevalorisés ou considérés que sur le plancomptable. La crise économique multi-forme que nous vivons s’impose avec laforce d’une évidence, mais qu’est-il faitpour prévenir, éviter ou même contenirla « crise culturelle » qui se profile ?

Force est de constater que ce sont lesmêmes élites qui jouissent le mieux et leplus durablement de l’offre culturelle etartistique, en qualité et en diversité. Unerefondation du rapport de l’art à la société,de l’art au travail, de la politique à l’esthé-tique… ne peut faire l’économie d’unetransformation profonde de cette relationprivant de nombreux groupes sociaux(relativement) de toute possibilité d’ex-pression et de manifestation artistiques,excluant ainsi la majorité même du corpssocial des fruits de cet apprentissage. Or,nous n’entrons pas dans l’art ou enart comme on pousse les portes de sonsupermarché. La méconnaissance descodes esthétiques, l’ignorance des pré-supposés et référents historiques, des com-portements correspondant à ces savoirset leur apprivoisement… n’en finissentpas de maintenir bien vivante cette ségré-gation culturelle qui sévit sans pousser uncri ni verser une goutte de sang.

Sans les relais institutionnels, associatifset pédagogiques que représentent l’école,les missions d’éducation populaire, lescomités d’entreprise, les ateliers d’initia-tion… cette promesse n’est rien. Aussi,que ce soit dans l’entreprise, au sein de lafamille, dès l’école élémentaire jusqu’auxbancs de l’université… la création – par-

delà les considérations et les débats por-tant sur la formation et la légitimité dujugement du goût – doit être approchéecomme un but et/ou une fin en soi, exis-tant pour lui-même et par lui-même. Ilapparaît pourtant que les disciplines valo-risant ou cultivant la formation et la conso-lidation de l’esprit critique de jeunes gensen capacité d’observer et de penser lemonde à l’abri des discours n’offrant quela rentabilité immédiate pour toute pers-pective, sont volontairement bafouées oureléguées au rôle de « supplétif culturel ».Pour lutter contre l’uniformisation de lapensée ou le tri organisé entre savoirs utileset dispensables, il faut abandonner lacroyance selon laquelle un champ deconnaissances posséderait un primat surun autre. Une éducation artistique et uneouverture culturelle véritablement parta-gées permettront de sortir du schéma dedomination sociale persistant élites« savantes » peuple « à cultiver ».

Le moyen le plus sûr et efficace d’offrir àtous les connaissances et pratiques artis-tiques qu’il transportera (voire transfor-mera) toute sa vie comme à la fois une sti-mulation de ses potentialités et un éveilde son imaginaire, est que l’école républi-caine place chacun devant les mêmes pos-sibles. Entendons par là des invitationsconcrètes incitant à devenir à la fois spec-tateur et acteur de la chose artistiquecomme de l’expérience culturelle.

Si on adhère avec Marx à l’idée selonlaquelle « le libre développement de cha-cun est la condition du libre développe-ment de tous », n’attendons pas, n’atten-dons plus pour dénoncer et dépasser « laconcentration exclusive du talent artis-tique chez quelques individualités, et cor-rélativement son écrasement dans lagrande masse des gens ». n

*Nicolas Dutent est responsable des rubriquesRegard, et Mouvement réel de la Revue duProjet. Il est le coordonateur de ce dossier.

LE DOSSIER

6

LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

Sans art et sans culture quelle humanité serions-nous ? Le dossier de ce mois-ci interroge sur les voies à emprunter pour une réalisation de soi pleine ettotale, non bornée car dégagée du culte consummériste.

UNE SOCIÉTÉ DE PARTAGE DU SENSIBLE

Art et culture : les sentiers de l’émancipa

ÉDITO

Page 7: La revue du projet n°20

OCTOBRE 2012 - LA REVUE DU PROJET

77

PAR ALAIN HAYOT*

«D éfendre la culture, ce n’est paslutter pour ou contre une poli-tique culturelle, c’est lutter

contre l’effondrement du politique. »,nous dit Marie-José Mondzain. En effet,la culture n’est pas un enjeu spécifiqueà un secteur d’activité qui ne concerne-rait que ses propres acteurs. C’est l’ex-pression de la solidarité humaine. Sa vita-lité est la condition de la vie politiqueelle-même. Elle est ce qui donne sachance à la création, à l’invention, doncau changement.Depuis des années, nous sommes enga-gés dans un processus d’effacement dela vie politique, des conditions de pos-sibilité du débat, de la contradiction.C’est un phénomène qui nous concernetous au quotidien et d’abord au travail.L’imaginaire est en souffrance. Le périlest d’ordre anthropologique. En cestemps où se bousculent et s’accélèrenttant de mutations au potentiel émanci-pateur considérable, du numérique àl’écologique et à la mondialisation desrelations, des activités et des créationshumaines, le besoin de déchiffrer le pré-sent et d’imaginer de nouveaux horizonss’éprouve encore davantage.

Parce qu’il s’agit de mettre en débat desalternatives, de nommer les souhaitscommuns de celles et ceux qui rêventd’un monde nouveau, nous voulons fairede la culture un moteur de la transfor-mation sociale. Les forces de la création,conjointement à celles du travail, doi-vent reprendre le pouvoir sur les mots etles symboles que le capitalisme finan-cier a détournés de leur sens pour impo-ser ses seuls critères quantitatifs etconcurrentiels à tout le champ des acti-vités humaines.

C’est pourquoi nous ne devons pas nouscontenter d’interpeller le nouveau pou-voir politique, de lui demander d’avoirune « meilleure politique culturelle ».Nous devons être en première ligne pourproposer et initier une alternative. Et ilen va de la crédibilité de l’ensemble denotre démarche qui peu ou prou prendla forme d’un grand chantier concomi-tant de création et d’éducation popu-laire, à l’école, dans les entreprises etdans les territoires.

LA DÉMOCRATISATION CULTURELLEIl fut un temps où la marge tenait le cahier.Le service public de la culture, commecelui du gaz ou de l’électricité, avait pourmission de s’adresser à tous. Les expé-riences menées dans des territoires del’art régulièrement réinventés pouvaientencore contester aux institutions leurcapacité d’innovation pour inspirer in fineà celles-ci une relation renouvelée entreles œuvres et leurs publics, entre l’art etla République. Peu à peu, au corps défen-dant de la plupart des acteurs sincères dela démocratisation culturelle et à mesureque le libéralisme imposait son hégémo-nie culturelle, le consumérisme a péné-tré l’ensemble de nos pratiques.Nous partons d’un postulat simple : noussommes tous égaux en dignité et enliberté… donc nous avons droit à labeauté, à l’émotion, aux joies. Et chacundoit pouvoir entrer en conversation avecl’autre. Il revient à la puissance publiquede définir des directions et des missions.Elle doit favoriser l’expérimentation, auto-riser la permanence mais aussi permet-tre le nomadisme, encourager la diversitéet la singularité. Elle est garante de l’im-prévisibilité souhaitée.

RÉINVENTERPar un processus d’écriture démocra-tique, nous devons changer les paramè-tres en réinventant les dispositifs insti-tutionnels que nous prendrons soin dene pas considérer comme définitifs, carla révolution citoyenne est un processus.Nous devons opérer un retournementde pensée en conjuguant démocratisa-tion et démocratie culturelle, c’est-à-direprendre en compte la capacité de créa-tion de tous et de chacun dans le travailcomme dans la société.

Alors que le capitalisme tente de fabri-quer des humains normés, conformisteset dociles, notre projet vise l’émancipa-tion de tous et l’épanouissement de cha-cun. Une politique culturelle dans cetteperspective, n’est pas l’affaire seulementdes artistes et des acteurs culturels, elledoit s’adresser à toute la société et mobi-liser l’ensemble des citoyens. Elle a pourobjectif de faire de chacune et chacund’entre nous l’acteur de son propre des-tin. Pour reprendre la formule de RolandGori, « il n’y a pas d’émancipation poli-tique sans émancipation culturelle ».Notre ambition ne se limite donc pas àgarantir les moyens qui permettent à l’ar-tiste de vivre et travailler, à assurer desrevenus, salariaux et autres, à l’ensem-ble des travailleurs de la culture et desarts. Nous voulons libérer de la précaritél’ensemble des métiers et remettre encause tout ce qui, dans le travail sousdomination des critères capitalistes,éteint la créativité. Au delà de la défensede l’intermittence nous voulons créer lesconditions d’une permanence de larecherche et de la production artistique.

DONNER UN NOUVEAU SOUFFLE ÀL’IMAGINAIRE COLLECTIFPour cela, une politique publique de laculture doit en premier lieu garantir laliberté totale d’expression et de créationpour les artistes et les acteurs culturels,dont le travail doit être protégé contre touteinstrumentalisation politique ou religieuseet tout asservissement à une économie dela culture marchandisée. Il faut dans unmême mouvement donner un nouveausouffle à l’imaginaire collectif en portantl’ambition d’un nouveau « partage du sen-sible ». Il faut enfin admettre que le vivreensemble suppose la reconnaissance del’autre, dans la diversité de son histoire,de sa culture et de sa langue.Répondre à ces exigences est d’autantplus urgent que le mouvement culturelest aux prises avec les ruptures régres-sives impulsées par la droite dans toutesses composantes et les forces de l’argent.Cela s’est exprimé sous l’ère Sarkozy parune offensive sans précédent contre leservice public de la culture et les poli-tiques mises en place depuis le Frontpopulaire puis la Libération, institution-nalisées et généralisées après la créationdu ministère de la culture et l’accompa-gnement des collectivités territoriales.« Là où croît le péril croît aussi ce quisauve » écrivait Hölderlin. Le temps dela résistance ne peut se concevoir

QU’EST CE QU’ON ATTEND ?

> SUITEPAGE 8

Nous voulons libérer de la précarité l’ensemble

des métiers et remettre en causetout ce qui, dans le travail

sous domination des critèrescapitalistes, éteint

la créativité.

“”

ation.

La culture est l’expression de la solidarité humaine. Soyons ambi-tieux et mettons tout en œuvre pour refonder un service public del’art et de la culture national et décentralisé

Page 8: La revue du projet n°20

LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

Art et culture : les sentiers de l’émancipa

SUITE DE LA PAGE 7 >

8

LE DOSSIER

PAR MARIE-JOSÉ MONDZAIN*

Nous voici pour la énième fois dotésd’un ministre de la Culture et de laCommunication… La formule est

née en 1981 lorsque Mitterand associasans que personne bronche les anciennesAffaires culturelles aux procédures, auxtechniques et technologies de la commu-nication. Désormais c’est une seule etmême institution qui gère un budgetchargé de subvenir aux besoins contra-dictoires et pourtant désormais inséparésde la Culture et de la Communication.Nous sommes en 2012, le syntagme« Culture et Communication », si nous nele dénonçons pas, finira peu à peu par pas-ser pour une redondance puisque toutesles opérations symboliques, tous les gestescréatifs, les productions de la pensée etles capacités critiques relèvent d’un mêmepas de la Communication. Toutes lesgestes de la pensée et les figures bigarréesdu désir sont soumises aux exigences desTIC (Technologies de l’information et dela communication). La chose semble allerde soi ; on ne l’interroge plus. Pourtant sefait entendre depuis des années le gron-dement insistant, le murmure douloureuxde toutes celles et de tous ceux qui sontchaque année, de plus en plus maltraités,de tous ces sujets doués de parole, de pen-sée et de puissance créatrice et critiquequi, dans le monde de l’art comme danscelui de la science et de l’éducation, necessent de revendiquer et de défendre l’au-tonomie irréductible de leur pratique àl’égard des réquisits des industries de l’in-formation et de la communication. C’est

CULTURE ET COMMUNICATION, UN MARIAGE CONTRE NATURE

le mariage contre nature de ce qui toucheau plus près le domaine de la sensibilité,du sens et de la création, du savoir et dela recherche avec les instances technolo-giques des flux et avec le marché de la per-formance et du profit. Nous réclamonsleur divorce. La Com’, c’est ainsi qu’on l’appelle, désigneen effet le règne technique et financier dupouvoir d’informer sur tout ce qui arrive,du pouvoir de définir le réel comme le pro-bable, d’inscrire le nécessaire en détermi-nant l’impossible. Les experts de l’écranet les industriels de l’image imposent lelexique du commerce et posent sur leurpratique le masque de la démocratie, voirede la « culture populaire » alors que le pou-voir de la Com’ dissout méthodiquementtoutes les ressources de la parole et de lapensée de ce qui fait justement advenirun peuple.

LA PARALYSIE DE LA PENSÉELes experts des TIC organisent, avec lesmoyens remarquables de la balistiqueémotionnelle et d’une stratégie sansdéfaut, la paralysie de la pensée ; ils dis-tribuent la jouissance et la terreur afin quenos lendemains aient forme de destinmondial sans alternative. Ce fameux « chocdes cultures » nous prive de toute culture,à commencer par la nôtre.Mais la Communication ne gère pas quele malheur, elle se veut aussi gestionnairedu bonheur. À côté du champ des catas-trophes, elle doit organiser la liesse col-lective, les commémorations où se mêlentla rhétorique du deuil et celle de l’immor-talité, les divertissements consolateurs oule culte massifié du patrimoine. Autant

d’opérations qui sont supposées produiredu partage puisqu’elles rassemblent lesconsommateurs de l’info, les clients dumarché des choses et le public de tous lesspectacles de l’entertainment. Telle est latâche des industries de programme.

Aujourd’hui le maître-mot de la Com’c’est La Crise. C’est elle qui, digne de lamajuscule, fait l’objet d’une communi-cation aussi radicale que dévastatrice :il nous faut voir et savoir que le specta-cle croissant de la misère, du chômage,de l’injustice et de la violence, tous lesdésespoirs, toutes les ruines ne sont quela figure moderne de la fatalité, d’unenécessité intrinsèque qui rendrait déri-soire voire réactionnaire toute volontéde transformer la matière résistante,aussi inerte qu’impalpable, du néocapi-talisme mondialisé. La Crise exige deuxchoses : qu’on la supporte et qu’on l’ou-blie. La Crise, en termes de communica-tion, est un état du monde qui produitun état des gens, leur mauvais état. Le

Une alliance empoisonnée de ce qui touche au plus près le domaine de la sensibilité, du sens et dela création, du savoir et de la recherche avec les instances technologiques des flux et avec le mar-ché de la performance et du profit.

Les experts de l’écran et les industriels de l’image

imposent le lexique du commerce etposent sur leur pratique le masque

de la démocratie voire de la« culture populaire » alors que le

pouvoir de la Com’ dissoutméthodiquement toutes les

ressources de la parole et de lapensée de ce qui fait justement

advenir un peuple.

aujourd’hui que dans le temps de la rup-ture et de la reconstruction d’une alter-native à ce monde vermoulu par l’argent,la concurrence entre les individus, la peuret la haine de l’autre. C’est pourquoi le Parti communiste et leFront de gauche opposent à cela unegrande ambition et le développement demoyens nouveaux au service de la refon-dation d’un service public de l’art et dela culture national et décentralisé. C’estpourquoi nous proposons d’ouvrir sans

attendre un vaste chantier citoyen decoélaboration d’une loi cadre d’orienta-tion et de programmation pour les arts,la culture et les média. La culture est un droit fondamental.Développer les politiques publiques d’élé-vation, de transmission et d’appropria-tion permanente de la connaissance etde l’imaginaire, c’est faire vivre les valeursde solidarité, d’égalité et de liberté, c’estvouloir que la citoyenneté et la démocra-tie puissent pleinement s’exercer : voilà

pourquoi la culture doit être une prioritéau même titre que l’éducation.À l’heure où l’obscurantisme et le popu-lisme se conjuguent à de formidablesrégressions sociales, il est urgent deretrouver les chemins de l’espérance etde l’utopie.Qu’est-ce qu’on attend pour prendre lepouvoir ? n

*Alain Hayot est responsable du collectifCulture du PCF.

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passif vertigineux de la finance néolibé-rale demande à ses victimes d’être à leurtour passives et de préférence dans l’aus-térité. La Com’ donne des ordres desti-nés à nous faire accepter le désordre dumonde. Il s’agit de nous convaincre quela crise n’est qu’une convulsion orga-nique qui ne saurait en aucun cas êtreune crise de la culture elle-même. Il luifaut être à la fois supportée et non pen-sable. Pourtant il s’agit bien d’une véri-table souffrance subjective, celle de toutvivant privé des ressources de sa parole,de la singularité de son désir et de sa rela-tion intime à la dépense et à la gratuité.Mais la Com’ gère la circulation dessignes comme on gère le commerce deschoses et dans les institutions les res-ponsables de la Culture adoptent à pré-sent sans vergogne le lexique de l’éva-luation, de l’audimat, de l’excellence etde la rentabilité pour soumettre l’art dechercher, de perdre et d’inventer aux loisde la concurrence et du marché. Le dis-cours du maître ne fait qu’un avec le« discours du mètre ».

QU’EST-CE QUE LA CULTURE ?« Voilà pourquoi votre fille est muette » !Resterons-nous sans voix ? On se sou-vient de Lucinde, dans le Médecin mal-gré lui, qui feint d’avoir perdu la paroleparce qu’elle refuse l’alliance que sonpère lui impose. Il faut absolument quele mutisme général souhaité et imposépar les communicants ne soit à son tourde notre part que feinte et ruse, car nousdevons impérativement refuser le destinque nous réservent les programmateursde nos pensées, de nos désirs et de nosrêves. En effet qu’est-ce que la Culture sice n’est d’abord et avant tout la capacitérespectée, déployée et sans cesse accrueofferte à chacun sans distinction, de pren-dre la parole, de s’approprier sa langue,de construire sa mémoire, mais aussi dedécider des figures de l’avenir, de s’em-parer de la plasticité du réel pour en fairesurgir l’inédit, l’inouï et l’infinité des pos-sibles. Qu’est-ce que la Culture si elle neconcerne plus notre aptitude à renoncerà la jouissance pour partager la joie ?Autrement dit, sans la culture ainsi défi-nie, il n’est aucun partage de la pensée,

aucune construction symbolique, aucuneopération innovante. Sans elle le mot poli-tique n’est plus qu’un terme exsangue etvide. Cependant, qu’il soit clair qu’enaucun cas on ne peut séparer la culturede toutes les activités cognitives, qu’ellessoient scientifiques ou de simple infor-mation. Loin de réduire la culture auxopérations du rêve et de la fiction, leministère de la Culture, s’il doit être asso-cié à un autre secteur institutionnel, doitbien au contraire accompagner les opé-rateurs de l’Éducation, de l’Enseignementet de la Recherche. Ceux qui nous infor-ment doivent être formés. Faire savoir,faire comprendre, ce n’est pas commu-niquer, c’est transmettre toutes les res-sources acquises sous le régime d’un par-tage à la fois intellectuel et sensible, celuide la critique et du questionnement. Nila culture, ni l’éducation ne sont affairede vases « communicants ». Le champ dela mémoire, de la transmission, celui dela découverte et de la création sont insé-parables. Ce sont là les sites de la dépense,de l’incertitude et du courage qui ouvrentà la transformation du monde et au sur-gissement de tous les possibles. C’est au monde de la création, à celui dela pensée et à celui de la transmission dessavoirs qu’il appartient de nous rendreles ressources de la transformation socialeet de la révolution politique. Car il fautbien admettre qu’un retour à la vie poli-tique par les voies de la culture et de l’édu-cation ne peut être aujourd’hui qu’unprojet révolutionnaire.

RETROUVER LA PUISSANCE DES MOTS ETDES IMAGES Il est important de saisir en quoi la criseactuelle, qui provoque la misère, le chô-mage et la ruine de pays entiers est dés-ormais et plus que jamais une crise dela culture elle-même. Comment trans-former un monde, comment même ima-giner qu’il est transformable, quand leminerai inépuisable du possible estconfisqué par les dispositifs d’unecroyance collective en l’inéluctable etadministré par les agents de l’informa-tion et du spectacle, tous experts de l’im-possible. Nous pouvons refuser la rhé-torique et la mise en spectacle dudésastre inévitable et retrouver la puis-sance des mots et des images qui nousconstituent en tant que sujets actifs denotre histoire. Ce sont les créateurs, lespenseurs et les artistes qui ont le don denous faire cette offre insigne et vigou-reuse. Il appartient aux responsables dela Culture de les soutenir sans comptercar ce sont eux qui nous permettent

d’être libres, égaux et créatifs à notre tour.La Culture ne saurait être aux mains descomptables.

Voilà pourquoi il est urgent d’inscrire lapossibilité du changement dans le refusexplicite et militant de l’association asser-vissante de la Culture à la Communi -cation. Sans cette condition, nous nepouvons qu’assister à une berlusconisa-tion de la société tout entière dont l’Italiene se relève pas, même après le départde Berlusconi. Un des plus grandstémoins et visionnaires de cet effondre-ment symbolique fut Pasolini qui décri-vait jour après jour cette lente dégrada-tion de la culture populaire, cetembourgeoisement paradoxal du regardde la misère sur elle-même qui allaitconduire l’Italie vers l’actuel néofascismedu capitalisme mondial. Pasolini déplo-rait la dévoration de l’énergie du peuplepar un marché cannibale. Il dénonçaitla consommation du spectacle qui pro-gressivement consommait les specta-teurs eux-mêmes, alors qu’il célébrait,lui, dans ses films la liberté révolution-naire qui habitait la poétique des corpset des mots. Il voyait avec autant de génieque de rage lucide et désespérée quel’Italie devenait le laboratoire européende cette alliance empoisonnée de laCulture avec la Communication. Si la Culture c’est-à-dire l’ensemble desdispositifs de transmission et de créa-tion, doit communiquer quelque chose,alors ce n’est rien d’autre qu’un mouve-ment, une énergie mobilisatrice, uneforce révolutionnaire qui fait appel, enchacun de nous tous sans distinction, àla croyance constituante en l’égalité et àla liberté. n

*Marie-José Mondzain est philosophe. Elleest directrice de recherches émérite au CNRS.

Le passif vertigineux de la finance néolibérale demande

à ses victimes d’être à leur tourpassives et de préférence dans

l’austérité.“

C’est au monde de la création, à celui de la pensée

et à celui de la transmission dessavoirs qu’il appartient de nous

rendre les ressources de latransformation sociale et de la

révolution politique.

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LE DOSSIER Art et culture : les sentiers de l’émancipa

PAR NICOLAS FRIZE*

Dans le champ de nombreuses activi-tés professionnelles, si on parle derègles de l’art, ce n’est pas pour faire

un bon mot ou gonfler le torse. C’est parceque là aussi il est question d’interpréta-tion, d’appropriation, de déploiementsensible, de création de sens ou de pertede sens, de savoir-faire sensoriel, d’éman-cipation collective, de luttes comme forcesimaginaires, comme lieux de pensée. Parune désagréable habitude de faire plier leréel et vouloir toujours le nommer, nousfilmons le travail et croyons le voir, nousen parlons et croyons le connaître, nousnous formons à lui et croyons l’avoirappréhendé, nous nous battons pour luiet croyons le servir.

LE TRAVAIL ENGAGE DES DISPOSITIONSINTELLECTUELLES ET SENSORIELLESMais le travail n’est pas réductible à sonapparent objet : la production (au sensgénérique du mot) et son répertoire deprescriptions, de savoir-faire, d’outilssavants et d’ingéniosité managériale. Ilengage des dispositions intellectuelles quisont souvent invisibles, parfois secrètes,parfois inconscientes, parfois indicibles.Il engage des dispositions sensorielles dif-ficilement transmissibles, fruits d’uneexpérience et d’une sensibilité person-nelle, jamais réellement évaluées. Ilengage une relation, une tension entrenous et lui, vécue au jour le jour et àchaque instant, qui façonne notre atten-tion, nos intuitions, des automatismes,des micro-réflexions, des petites jubila-tions et/ou perplexités, une relation quiavance sans cesse et se développe, sebraque et se déplie, se noie et se nourrit.Dans cette incroyable mobilisation del’être, que chacun de nous nie, ignore ousous-estime, au bureau, à l’atelier, auvolant du camion, au comptoir, dans leschamps ou au plus profond de la carrière,des trésors de réactivité, d’invention etd’à-propos, de finesse et de justesse, deprécision et de beauté du geste, de raffi-nement et d’astuce, d’arbitrage esthé-tique, se créent sans cesse…Il y a une déperdition et des malentendusdans l’approche du travail, entre le com-bat pour son effectivité et le combat pourson exercice. Autour de l’activité se pres-

sent des enjeux antagonistes sur sa valeur,entre celle que lui accorde le marché dutravail ou celle que le travaillant en attend.Le marché du travail, c’est l’adéquationentre son coût et ce qu’il rapporte. C’estainsi qu’une certaine approche du travaila été confisquée par la nécessaire résis-tance à son organisation ou à son mobilevéritable. Le besoin impérieux des don-neurs d’ordre est de voir cette adéquationleur garantir des gains tangibles : la résis-tance a donc porté sur la durée, sur lapénibilité (les outils, le temps, les condi-tions), le coût horaire, les charges, lesmodalités de contre-pouvoir ou les mon-naies d’échange, les congés, les pauses,les assurances, les retraites, les conditionssanitaires ou de sécurité, les contrepar-ties sociales, etc. C’est la réponse néces-saire à ce qui est susceptible de détruire,à petit feu ou à grand feu, à ce qui ignoreet indifférencie, normalise et minimise, àce qui dévalorise et anéantit. Seulement voilà, ces préoccupations mili-tantes importantes font l’impasse sur cequi se vit dans l’activité : ce qui est en jeu,ce qui s’y déploie et se construit, s’invente,forge du discernement est intimement liéau fait même que le travaillant a la (touteaussi impérieuse) nécessité d’être vivant,c’est à dire sensible et intelligent. Icis’exerce la distanciation, se développel’abstraction. Ici le travaillant joue, diffé-rencie, compare, choisit, donne le sens… Prendre la mesure de l’intuition créatriceIl faut donc parler un jour du désir et dela subjectivité. Évoquer l’attente. Prendrela mesure de l’intuition créatrice. Accepterde voir l’émancipation que toute activitéprofessionnelle est en demeure de pro-mettre. Le combat du travaillant est un combatd’interprète, d’artiste, d’intellectuel !Chaque jour se réinvente une micro-par-tie du travail, du côté du sens ou de l’es-thétique (qu’on peut appeler aussi la jus-tesse), du corps ou de l’idée. Et tout celase sédimente, et se sédimente encore… C’est ainsi que peu à peu s’inventent ets’écrivent les règles de l’art !« Quand je vais au jardin, j’arrive, au bruitque fait la bêche à bien sentir la consis-tance de la terre, parce qu’il y a quelquechose à la fois de palpable dans le bruitet d’impalpable. Je suis sensible à l’eau,en écoutant la grosseur des gouttes sur le

toit…, et je sens si l’atmosphère esthumide en écoutant le bruit de mes pasdans l’herbe… » Chantal V.T. (jardinière)« Quand une montre était exclusivementmécanique, on avait une partie de notretravail qui était pour l’œil, on voyait le mou-vement du balancier, son amplitude. Sitout était correct, on écoutait ensuite lespetits chuintements de métal, les frotte-ments intempestifs. On mettait la montreà notre oreille, avec morceau de bois enguise de stéthoscope. » Yves N. (horloger)« Le bruit de l’écoulement sur la coque,c’est ce qui vous permet d’avoir une idéeexacte du cap que suit le bateau et de lavitesse qu’il a pris. S’il change, vous vousen rendez compte immédiatement. Lanuit, vous ne voyez rien de l’extérieur, c’estle son qui va remplacer toute la vie, vousêtes dans le ventre du bateau, la coquefait caisse de résonance » Olivier D.K.(navigateur)« J’aime mon atelier, je peux vous fairetourner la scie, vous allez voir. Lesmachines c’est mon bébé. Je suis là, lesbruits sont normaux, le bébé va bien »Jean H. (graveur)« La machine c’est une matière vivante.On sent la vie d’une installation au mêmetitre qu’un individu. Un moteur quichante, un moteur à courant continu, avecses démarrages, ses ralentissements… jepourrais vous en parler… » Jacques L.(ascensoriste)« J’aime bien entendre les gens qui par-lent beaucoup, c’est la preuve que tout vabien, ils me font comprendre que l’am-biance est cordiale. Les chaises qui bou-gent lorsque quelqu’un part ou arrive, lafourchette qui tombe, je suis aux aguets.On aime essuyer les assiettes fort, c’est unbesoin dans le métier, même les tasses…ça stimule… » Marie-Claude D. (gérantede bar)« Quand on rassemble tous les bruits demarteau, on dirait que c’est des tams-tams. Même avec les vibreurs, t’entendsde l’autre côté là ? il y a une espèce dechangement, c’est comme de la musiqueorientale, je t’assure… Après c’est la mas-sette, puis le Poclain, oui…, il y a 80 ou100 personnes qui travaillent ici, quijouent… c’est très très organisé ! » TayebA.A. (maçon) n

*Nicolas Frize est compositeur.

Par un raccourci de la pensée, on associe culture et art et de façon plus radicale encore, on penseart à l’endroit exclusif de la culture ! Ces raccourcis font l’impasse malheureuse, voire aveugle, sur lemonde du travail.

À L’ÉCOUTE DU TRAVAIL VIVANT

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de jugement comparatif de la valeur desobjets, des chevaux puis des personnes.Définir la souffrance d’un individu à lalumière de ses chances à concourir dansle champ social participe d’une civilisa-tion sportivo-managériale des mœurs.L’extension aujourd’hui du terme, « han-dicap », se révèle comme un symptômede la maladie de notre civilisation et desformes de savoir qu’elle produit.

SAVOIR, POUVOIR ET PRATIQUESSOCIALESLes formes du savoir à une époque don-née et dans une société donnée sont insé-parables des formes de pouvoir, des pra-tiques sociales en œuvre à ce moment-là.Cela ne veut pas dire bien évidemmentque les découvertes scientifiques soientde pures constructions sociales – concep-tion aussi absurde que dangereuse – maisque la culture, dont elles émergent, favo-rise ou inhibe leur apparition et leur déve-loppement. L’historien de la médecine,Henry Sigerist, montre que la découvertede la physiologie de la circulation parHarvey est inséparable de l’histoire intel-lectuelle de l’Europe au début du XVIIe

siècle, de l’épanouissement du baroque,qui donne à la science médicale ce pointde vue perspectiviste ouvert à l’illimité etl’infini qui permet de passer du modèleanatomique à l’idéal physiologique. J’aiégalement souligné que la naissance dela démocratie en Grèce au Ve siècle avantJ.C., se révélait inséparable du dévelop-pement de la pensée rationnelle, et com-ment cette rationalité s’est trouvée elle-même conditionnée par la vie sociale. Latransformation des pratiques sociales desGrecs qui s’étend du VIe au IVe siècle avantJ.C., ne concerne pas seulement la viepolitique, l’isonomie, sur laquelle elle sefonde, se révèle comme une matrice decivilisation qui décompose, recomposeet modèle tous les secteurs de la vie socialeet réorganise les cadres de pensée. Lesavoir rationnel émerge d’une émancipa-tion politique, et en retour le savoir favo-rise le développement de l’émancipation.Tant que la Loi qui gouverne une Cité ou

RETROUVER LA DIGNITÉ DE PENSERDANS UNE CULTURE DE LA MARCHANDISE Aujourd’hui la nouvelle colonisation des esprits passe par l’exten-sion du langage de l’économie, de ses valeurs, de sa fonctionna-lité, de ses caractères quasi anonymes, abstraits et sans expressi-vité, pour abolir les particularismes culturels des classes socialeset nier chaque subjectivité.

PAR ROLAND GORI*

L’humain se transforme en « capital »que l’on doit exploiter comme « res-sources », et auquel on apprend à

« gérer » ses émotions, son deuil, ses« habiletés sociales », ses « compétencescognitives », au prétexte d’accroître ses« performances » et sa « compétitivité ».La vie devient un champ de courses avec ses « handicaps », ses départs, ses« deuxièmes chances » et son arrivée.

Au point que la notion d’handicap tendà envahir tous les champs : celui del’école, de la psychiatrie, de la psycholo-gie, de la médecine, du travail social, del’économie, de la sociologie… Mais d’oùvient ce mot ? Le terme provient de l’an-glais hand in cap, « la main dans le cha-peau », primitivement jeu de hasardappliqué ensuite aux courses de chevauxau XVIIIe siècle. Le terme « handicap » aété introduit en français « avec l’idéed’égaliser les chances des concurrentsen imposant aux meilleurs de porter unpoids plus grand ou de parcourir une dis-tance plus longue. Par extension, le terme[…] se dit de tout désavantage imposédans une épreuve à un concurrent dequalité supérieure. De là vient […] le sensfiguré d’“entrave, gêne”, “infériorité” […]» Le participe passé du verbe « handica-per », d’abord dans le domaine hippiqueet ensuite dans le champ social désigneune personne désavantagée, et notam-ment une personne désavantagée parune déficience physique ou mentale.C’est un concept très intimement lié àl’esprit de compétition établissant l’idée

La connaissance devient une information-

marchandise, et la hiérarchie dessavoirs qui la composent repose surla capacité de leurs résultats à être

traduits dans ce langage de machine.

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une Nation est fondée sur les textessacrés ou la tradition, on peut toujoursdiscuter et se disputer à l’infini peuimporte, mais le politique s’inscrit dansl’hétéronomie, il dépend d’une métaphy-sique, d’une religion ou d’une idéologie.À partir du moment où la Cité, la Nationécarte toute référence à une Loi sacrée,le politique s’ouvre sur le paradoxe d’uneliberté qui oblige.Je veux dire par là que le propre et l’ap-port d’une société authentiquementdémocratique, c’est d’inviter les citoyensà se confronter à la question : que devons-nous penser dès lors que nous refusonsque quelqu’un nous dicte ce que nousdevons penser et faire ? Comment trou-ver des critères de vérité et de justice pourdécider ? La question dès lors n’est plusde savoir si ce que l’on pense ou ce quel’on fait est conforme aux prescriptionsdes lois religieuses ou morales, mais plu-tôt de soutenir l’angoisse devant la libertéd’un être qui, avec ses égaux, dans le débatpolitique autant que scientifique, chercheles critères à même de fonder une véritéqui puisse donner un ordre au chaos.

C’est l’enseignement de l’histoire desdémocraties, de leur origine à leur renou-vellement constant : « Notre héritage n’estprécédé d’aucun testament » écrit RenéChar. Tel est le lien entre la démocratie etle savoir.

AU NOM DU SAVOIR LE POUVOIRFABRIQUE DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE.Mais qu’en est-il aujourd’hui des formesdu savoir dans notre civilisation ?L’émancipation que permettait le savoirsemble avoir laissé place à sa transfor-mation en instrument de soumissionsociale. Au nom du savoir, le pouvoirfabrique de la servitude volontaire. Lepilotage par les chiffres, dans tous lesdomaines de la vie sociale, marque unpassage des discours narratifs de légiti-mation sociale aux discours non-narra-tifs. Cette transformation générale de lanature du savoir qui dicte aujourd’huiles manières de rendre compte dumonde, de gouverner et de vivre, le rap-

Seuls le récit, l’art, le débat scientifique, le débatpolitique, avec ce qu’ils permettent

du partage de l’expérience et cequ’ils postulent du principe d’uneégalité, peuvent rétablir l’humain

dans ses droits.

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LE DOSSIER Art et culture : les sentiers de l’émancipa

proche sans cesse des lois indiscutablesdu sacré, nommé aujourd’hui pragma-tisme. Cette transformation de la naturedu savoir qui privilégie la part technique,instrumentale du langage – l’informa-tion – aux dépens de sa part fabulatrice,de ses fictions et de sa mise en récit, estun fait de civilisation, une machine degouvernement autant qu’une fabrica-tion des subjectivités. Le sens se perd auprofit de la forme, le savoir est traduit ettoléré uniquement dans le langage demachine. L’ordinateur qui calcule demanière prodigieuse toutes les donnéesà sa portée, qui réalise merveilleusementtoutes sortes d’opérations ne connaît pasle sens de ce qu’il fait. La connaissancedevient une information-marchandise,et la hiérarchie des savoirs qui la com-posent repose sur la capacité de leursrésultats à être traduits dans ce langagede machine. Dans cette nouvelle formede censure sociale des savoirs, l’art et les« humanités » sont les grands perdants.

RETROUVER LE GOÛT DE LA CULTURE ETLE SENS DE L’ÉDUCATION POPULAIREAussi importe-t-il de retrouver l’art deraconter et de partager nos expériences.C’est par le « souci » du récit, comme parles pratiques des arts, que nous pour-rons lutter contre ce monde de mort, quenous pourrons retrouver le goût de laculture et le sens de l’éducation popu-laire sans lesquels nous perdrions notre« humanité dans l’homme » autant quenotre dignité démocratique. À la suite deJaurès, je pense qu’il ne saurait y avoird’émancipation sociale et politique sansémancipation culturelle.L’ouvrier, le paysan, l’enseignant, lemédecin, le juge, le chercheur etc. quivoit son savoir et son savoir-faire confis-qués par la machine (ou l’ordinateur) estdevenu un prolétaire, un artisan expro-prié de son acte et à terme de son exis-tence. Seuls le récit, l’art, le débat scien-tifique, le débat politique, avec ce qu’ilspermettent du partage de l’expérienceet ce qu’ils postulent du principe d’uneégalité, peuvent rétablir l’humain dansses droits. Les chiffres nous servirontpour parler, pas pour nous faire taire.N’oublions pas que : « la raison est régu-lière comme un comptable ; la vie, anar-chique comme un artiste ». n

*Roland Gori est psychanalyste. Il est profes-seur émérite de psychopathologie àl’Université de Marseille. Il a initié l’Appel desappels.

Nicolas Dutent  : À regarder vos films, onconstate un désir insistant de goûter au por-trait sociologique. Le cinéma vous permet-il deprolonger votre ambition et votre curiosité uni-versitaires ?Robert Guédiguian : Oui. De même quej’ai étudié les sciences économiques, lasociologie, un peu l’histoire… je me suisengagé en politique. Pour moi, c’est unemanière de vivre, c’est une manière dem’interroger sur le réel, m’interroger surmoi aussi. Donc c’est évident que aumoment où j’ai basculé par une espèce dehasard objectif dans le cinéma je suis restéle même homme : je suis resté sur lesmêmes désirs, les mêmes motivations, lesmêmes curiosités. C’est pour moi une évi-dence absolue : faire du cinéma, c’est mamanière de vivre. Ma manière a toujoursété une manière curieuse, très tournéevers les autres, cherchant à expliquer lemonde, autant qu’on le peut [...].

ND  : En dehors des canaux traditionnels de lapolitique, qu’est-ce que le cinéma en tant quetel a pu vous offrir de plus, de complémentaireou de tout aussi déterminant pour saisir lemonde  ?RG : D’abord, étrangement, c’est uneparole qui est plus écoutée parce qu’elleest plus libre. Elle ne contient pas au sensstrict du terme un seul message, ce quepeut faire un tract – et il peut y avoir detrès beaux tracts. Les tracts, a priori, nerelèvent pas de l’expression artistique : ilsvont droit au but, il faut un slogan à la fin,un mot d’ordre, un message très précis,etc. Le cinéma est plus large et plus com-plexe que ça et il est plus écouté parce que,plus complexe, il est perçu comme pluslibre. De ce fait, ça a une force de frappeextrêmement puissante. Des millions degens voient un film. Ils peuvent y appren-dre à s’interroger ou à voir le monde dif-féremment parce qu’on le leur a présentéà travers quelque chose qui est de l’ordrede la sensualité. C’est une connaissancedifférente et j’allais dire qui nous remue,qui nous travaille, qui part d’une émotion.L’étymologie d’émotion, c’est mouvement.[...]

Guillaume Quashie-Vauclin  : Lénine dit ducinéma que c’est l’art des masses, un art àinvestir à des finalités politiques parce que,même comparé aux autres arts, il a une force defrappe populaire plus forte. Mais est-ce que toutle monde va voir Guédiguian  ?RG : C’est une question importante. Unpeu taboue. J’ai toujours mis les pieds dans

le plat pour ces questions-là. Je continuede me poser la question : comment fairepour que le public vienne voir mes films ?On ne peut pas intervenir sans se poser laquestion : à qui on parle ? à combien degens on parle ? Dès lors, il faut se donnerdes moyens, y compris des moyens quipeuvent être internes à l’œuvre pour y arri-ver. Mais évidemment ça apparaît à tousles artistes échevelés comme hérésie :« L’art ne doit s’occuper de rien d’autreque de lui-même. » Je n’ai jamais pensécela et je continue de faire des efforts. Maisalors des efforts sans concession. Il faut faire des efforts mais il faut que lepublic en fasse aussi. Il faut que le publicait envie d’être réveillé, d’être secoué : onne peut pas réveiller quelqu’un qui veutabsolument continuer à dormir. Je prendsle public pour un public adulte. Je consi-dère qu’il peut tout entendre, qu’il peuttout regarder. Je veux bien faire un effortpour parler dans sa langue, pour me rap-procher de sa langue à lui, pour qu’il n’aitpas à me traduire, pour qu’il n’ait pasbesoin d’intermédiaire. Pour ça, il y a dif-férentes méthodes : j’ai toujours fait parexemple du cinéma qui contient unetrame narrative lisible au premier degré.Ça, ça me semble le B-A-BA pour qu’unfilm soit public. Il faut qu’il y ait une lecture au premierdegré : un type qu’on présente, il lui arriveça, ça, ça et ça. Il passe du bonheur au mal-heur ou du malheur au bonheur… Il fautune intrigue et un dénouement. On finitbien si c’est une comédie ; on finit mal sic’est une tragédie. Ce sont les règles durécit depuis la nuit des temps ! [...] Il y ades films sans récit que j’aime beaucoup ;mais moi je n’en ferai jamais parce quej’aurai trop peur que les gens aient tropde difficulté à m’entendre. [...]

ND  : De quelle manière vous avez perçu Mariuset Jeannette, moment de bascule à partirduquel une partie des critiques et du publicvous ont découvert ?RG : Il y avait comme une espèce de stra-tégie de conquête du public depuisquelques années. Je devais le penserinconsciemment avant de le faire. J’ai tou-jours voulu faire des films que mon pèrepuisse regarder. C’est une formule com-mode mais mon père était ouvrier, enréparation navale sur les quais à Marseille :je pense qu’il a compris chacun de mesfilms. Je ne pense pas, j’en suis sûr. Ça, jele faisais consciemment. Mais à partir deL’Argent fait le bonheur, après Dieu vomit

ENTRETIEN AVEC ROBERT GUÉDIGUIANSUITE DE

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les tièdes d’ailleurs, et avec À la vie à lamort, je préparais le terrain pour Marius.Inconsciemment bien sûr. L’Argent fait lebonheur a très bien fonctionné. C’était unconte : il tordait le réel dans le bon sens. Ce qu’on allait voir n’était pas tout à faitvrai, quoique plausible. C’était possiblemais j’ai précisé que c’était un petit peutrop optimiste… À la vie à la mort a aussiété un grand succès critique. Les gensqui sont allés voir Marius attendaient lasuite de ces deux films-là. Et c’est arrivé.Je ne savais pas bien sûr : je ne pouvaispas deviner que ça allait être un tel suc-cès. Après, c’est le film lui-même,l’époque, l’histoire… Après, j’y peux plusrien. Mais la stratégie de conquête dupouvoir à travers la farce, la comédie, leconte, choses qui ont à voir avec Brechtd’ailleurs, avec la puissance des chosesthéâtrales, la musique à l’intérieur dufilm : c’est quelque chose de très volon-taire. C’est-à-dire : il faut que les gensentendent cette parole-là.

GQV  : Le héros positif. N’est-ce pas un aspectoriginal de votre travail, notamment dans lecinéma contemporain qui se méfie de tellesfigures  ?RG : Je pense qu’il est effectivement inté-ressant de montrer des héros positifs.[...]Jecrois que le cinéma doit aussi permettrede montrer des gens auxquels nous pou-vons nous identifier. Ce qui est d’ailleursla clé du succès public. Je ne suis pas làpour montrer seulement le monde tel qu’ilne va pas, déraisonne. Nous pouvonsmontrer en même temps en quoi il peutêtre source de réjouissance, comme ilrésiste et met en évidence des comporte-ments quelquefois exemplaires. DansL’Armée du Crime, les protagonistes sontbien entendu morts trop tôt et trop jeunespour être mauvais ou jetés dans les com-promis, ils ont accompli leurs vies. Toutesles lettres qu’ils écrivent avant de mourirsont d’ailleurs remplies de joie… Ils étaientà la fois forts et fous. Et sans vexer per-sonne, notamment les descendants, je

crois qu’on peut dire qu’ils ont pensé avoir« bien vécu » même s’ils ont vécus « court ».Ce sont en quelque sorte des « héros » ausens grec du terme, ils n’ont d’ailleurs passouffert des affres de la vieillesse, ils sontmorts jeunes, le corps intact… Mais ils n’endemeurent pas moins des sortes de hérospositifs auxquels nous pouvons nous iden-tifier (ce ne sont pas des gens « sanstaches »). Ça existe et je ne vois pas pour-quoi on ne le montrerait pas. Je suis tou-jours effaré par la manière dont la critiqueconsidère que tout ce qui est tragique, graveetc. l’emporte systématiquement sur lacomédie. [...]

ND : Quelle place accordez-vous au spectre devotre enfance, votre éducation, vos lectures,votre apprentissage artistique… dans ce dontsont «  faits  » vos films  ?RG : Il y a déjà l’école. Mais la religion aussi.Je suis depuis longtemps athée, mais j’aifait ma communion, suivi des cours decatéchisme. Ma mère est issue deRhénanie, la seule région catholiqued’Allemagne. Cet enseignement m’a audépart impressionné. L’approche du textea été fondamentale : comme le dit Pasolini,les Évangiles sont un des plus beaux textesjamais écrits. Ce texte est remarquablemême si je l’aborde personnellementcomme une fiction. Mon premier rapportaux formes artistiques a été celui-ci. Lesvitraux de la plus petite église du monde,celle de l’Estaque, étaient une expérienceelle aussi incroyable. La lumière, les pein-tures, l’orgue, la musique… tout cela y par-ticipait également.Ensuite il y a eu la rencontre décisive avecle père de Gérard Meylan, mon ami d’en-fance. C’était un instituteur communiste,« le maître d’école ». J’aime d’ailleurs cetteexpression. Il était, comme beaucoup àl’époque, d’une érudition sans bornes. [...]Il avait réponse à tout. [...] Il était insom-niaque et lisait un roman tous les jours.Ajouté à quoi il était un fin connaisseur demusique classique. Il me prêtait desvinyles, les symphonies de Beethoven…

Cette rencontre a évidemment joué unrôle. Le Parti communiste de cette époquejoue un rôle formidable, voire indispen-sable, d’éducation populaire. Les alma-nachs de l’Humanité de ces années melaissent aussi un émouvant souvenir, celaa touché toute une génération. Je suisensuite allé chercher, vers l’âge de 15 anset après, Pasolini, Fassbinder… et parceque je savais que leurs préoccupationsrésonnaient avec les miennes. Il y a eudonc tout cela et le fait que la religion, entant que forme, m’intéresse depuis tou-jours. Elle est une source de productionartistique immense, une des plus connueset usitées du reste.

GQV : La question du rapport à soi, de la fidélitéà soi, est elle aussi très insistante chez vous…RG : La fidélité à soi-même est c’est vraiune hygiène intellectuelle intéressante,même importante. S’interroger sans arrêtsur ce qu’on est et ce qu’on fait de soi, per-met de vérifier – par delà les adaptationsnécessaires, on ne pense pas nécessaire-ment ou scrupuleusement la même choseà 20 ans et 40 ans, il faut considérer quedes évolutions sont possibles et parfoissouhaitables, on peut penser à 40 ans lesmêmes choses qu’à 20 ans mais adaptéesà aujourd’hui, au contexte – ce qui estpassé entre les mailles du filet. Cet exa-men autocritique est indispensable, sain.C’est une belle chose qui peut nous per-mettre de considérer qu’on s’est éventuel-lement trompé à certains moments. Il n’ya rien dans cela de mortifère, cela peutmême revêtir un aspect pétillant, cet exa-men donne de la vitalité. C’est ce quej’aime chez mes deux personnages prin-cipaux des Neiges du kilimandjaro… Aufond, ils se disent « on a été justes, maispeut-être aurait-on pu l’être encore unpeu plus ». Cela peut d’ailleurs, et mêmesouvent, interpeller le spectateur lui-même sur ce que ce sont devenus ses vieuxrêves. [...] n

*Robert Guédiguian est cinéaste.

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LE DOSSIER Art et culture : les sentiers de l’émancipa

PAR ALEXIA MORVAN *

L’éducation populaire est une inven-tion du XIXe siècle. Elle supposedeux événements historiques très

étroitement liés : la révolution indus-trielle (naissance du capitalisme) et laRévolution française (naissance d’unedémocratie représentative ou formelle).Instruire ces nouveaux citoyens (pour lescitoyennes il faudra attendre le XXe siè-cle !) pour la République, ou ces travail-leurs pour les besoins de l’industrie,devient un enjeu pour tous les courantspolitiques et pour les patrons même sileurs objectifs diffèrent.

UNE CONSTRUCTION PAR ÉTAPESÀ partir de cette première période de l’édu-cation populaire qualifiée « d’éducation-niste », toute l’histoire de ce champ peutse lire comme un lent processus de domes-tication des organisations civiles par l’État,qui, par étapes spécialise, rétrécit et fina-lement incarcère leur potentiel critique.Le premier acte de dissociation est la loide 1884 sur la reconnaissance des syndi-cats qui va d’ailleurs inspirer celle de 1901sur les associations. Alors même que leparti politique, le syndicat, l’association,sont issus d’une même matrice historique(l’association), la loi entérine un principede division des rôles qui assure l’étanchéitéentre scène politique (aux associationspolitiques autorisées, la vision globale, lesquestions d’intérêt général, la représen-tation du peuple à l’assemblée) et scèneprofessionnelle (aux syndicats, les conflitsdu travail).

Pelloutier estimait que la domination dela bourgeoisie ne pouvait se perpétuersans la domination idéologique dont l’artet l’enseignement « officiel » constituaientles vecteurs essentiels. Une majeure par-

tie de l’éducation populaire en s’institu-tionnalisant (en relation étroite avec la laï-cisation de l’enseignement) prend le sensde supplément extrascolaire de l’écolerépublicaine pour les classes populaires.Les termes de culture populaire ououvrière attestent de la présence continued’un clivage avec cette conception del’éducation populaire (démocratisationscolaire), une méfiance à l’égard dessavoirs transmis par la culture dominante,tant en terme de contenus que de moda-lités d’appropriation du savoir. La loi Astier de 1919 (deuxième tournant)sur l’enseignement technique approfon-dit le travail de segmentation en attribuantla responsabilité de l’extension des loisirsà l’éducation populaire tandis que se mul-tiplient les mouvements de jeunesse etavec eux une spécialisation par l’âge, lemilieu et le genre. On comprend mieuxdès lors pourquoi en 1936 le premier secré-tariat d’Etat qui entreprend directementdes relations avec les mouvements de jeu-nesse et d’éducation populaire, est réservéaux sports et loisirs, puis en 1940 pour-quoi se crée pour la première fois undépartement ministériel en charge desseuls problèmes de la jeunesse sous le gou-vernement de Vichy. A contrario en 1944le projet d’ordonnance de Guéhenno pourles associations, fédérations, coopératives,comités d’entreprises et sections jeunessesdes partis politiques assimilées à desœuvres éducatives, est une tentative d’ins-crire la finalité d’une formation critiquedes citoyens dans une large politiquepublique d’éducation populaire. Ce pro-jet (au nom de la culture populaire) s’af-fronte avec celui d’une direction de la jeu-nesse et des pratiques sportives. L’échecde l’équipe de Guéhenno entérine le suc-cès d’une conception récréative de l’édu-cation populaire (démocratisation des loi-sirs, épanouissement personnel). Le troisième tournant de cette domesti-cation se manifeste à partir de 1958 par laprofessionnalisation du secteur (person-nel spécialisé formé par l’État) et la plani-fication d’équipements socioculturels(avec la charge de locaux) dans le cadred’une vaste politique d’animation maissurtout de pacification de la vie socialedes quartiers urbains. L’État reproche auxassociations d’être trop idéologiques etpas assez techniques.

La quatrième étape de cette domestica-tion s’amorce avec « l’Etat modeste » en1975. Celui-ci, de plus en plus libéral,devient expert du découpage de l’actionpublique en dispositifs de traitement localà court terme des symptômes (chômage,délinquance juvénile…) d’une société nondémocratique. Les modes de finance-ments publics incitatifs décentralisésdécoupent les actions de l’éducation

populaire en contrats territorialisés surdes objectifs opérationnels avec une inva-sion de sigles à la mesure des interven-tions spécialisées. Les nouveaux anima-teurs sont censés concevoir des séquencesd’activité pour un public donné, guidéspar une « méthodologie de projet » avecde nouvelles références (médiation cul-turelle, insertion sociale, développementlocal...).Dans ces conditions l’éducation populaire« avec un petit e » pouvait elle être autreque clandestine ?

ÉDUCATION POPULAIRE ET ÉMANCIPATIONDepuis 1995, les indices d’un retour de laconflictualité sociale en France s’accom-pagnent d’une réappropriation de lanotion d’éducation populaire (offrepublique de réflexion du ministère de laJeunesse et des Sports entre 1998 et 2000).L’enjeu du XXIe siècle consiste à entrete-nir ce deuxième pôle plus restrictif danssa définition mais plus ouvert du point devue de ses protagonistes (au-delà desacteurs officiels agréés) d’un type d’édu-cation populaire visant l’émancipationpar des savoirs et des pédagogies critiques,par l’exercice politique du plus grand nom-bre, pour la transformation radicale del’ordre hiérarchique (patriarcal, colonial,capitaliste…) du monde social. Cetteorientation impose la désinstitutionnali-sation au sens de la dé-spécialisation del’éducation populaire comme conditionde sa repolitisation. La question centrale devient de qui, dequoi faut-il s’émanciper ensemble, fairecause commune (classe) et comment ? L’éducation populaire politique consistedès lors, en groupe, à dire le monde, telqu’il est, tel qu’on voudrait qu’il soit, etexercer une volonté collective quant à la

ÉDUCATION POPULAIRE : UN ENJEU DE LUTTE Reprendre le maquis de l’éducation populaire « avec un petit e »c’est se ressaisir de la question de l’émancipation.

Viser l’émancipation par des savoirs et des pédagogiescritiques, par l’exercice politique

du plus grand nombre, pour la transformation radicale

de l’ordre hiérarchique du monde social.

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L’éducation populaire politique consiste dès lors, en

groupe, à dire le monde, tel qu’ilest, tel qu’on voudrait qu’il soit, et

exercer une volonté collective quantà la façon de vivre.

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façon de vivre. Elle prend sa source dansles expériences concrètes de dominationdes groupes concernés car l’émancipa-tion est indéterminée et multiple jusqu’àce qu’elle prenne forme par des aliéna-tions identifiées dans des situations réelles,base de construction d’une revendicationet d’une stratégie commune de transfor-mation. Elle s’accompagne d’une péda-gogie expérimentale d’instruction desconflits tournée vers l’action collective.

Cette pédagogie tente d’articuler une phi-losophie de l’émancipation (Rancière,Boltanski) et une théorie (ou sociologie)critique de la domination (Marx,Bourdieu). Elle peut investir tous lesespaces, objets, possibles, avec desgroupes et des méthodes pédagogiquesvariées et stimulantes (histoires de vie,conférences gesticulées, théâtre de l’op-primé, enquêtes, jeux à partir de situa-tions problèmes, entraînement au débat

public…), dès lors que ceux-ci soulèventdes conflits d’intérêts au sens large auxyeux des intéressés pour en faire des pré-textes d’émancipation collective dans unevisée de transformation radicale de la réa-lité sociale. n

*Alexia Morvan est docteur en sciences del’éducation. Elle exerce son activité profes-sionnelle dans une coopérative d'éducationpopulaire (Le Pavé).

Si nous l'avions oublié l'actualité se ferait fort de nous rappeler que l'opposition Capital/ Travail esttoujours à l'œuvre, mais si derrière ce couple infernal, l'incidence économique est d'emblée recon-nue, elle ne doit pas cacher que la question culturelle est bel et bien, elle aussi décisive.

PAR JEAN-MICHEL LETERRIER*

La reconnaissance de la culture au seinde l'entreprise fut longtemps contes-tée par le patronat, même si la créa-

tion des comités d'entreprise en 1945constitua une rupture décisive. Pour autant les relations entre le mondede l'entreprise et celui de la culture nefurent pas un long fleuve tranquille, loins'en faut, tant cette reconnaissance portaet porte toujours de rudes coups aux poli-tiques de gestion patronale. Cette histoirepourrait se résumer en cinq phases.

LA CONSTRUCTION DU SYNDICALISMEPremière phase, c'est à l'aube des années1850, au tout début de la grande indus-trialisation, que le patronat, afin desédentariser une main-d'œuvre qu'il jugetrop mobile, organise autour de l'entre-prise une véritable toile d'araignée ten-taculaire « les œuvres sociales patro-nales ». Le patron qui est aussi souventle maire et le député, régente de « la nais-sance au cimetière » la vie des habitants :stade de foot, harmonie municipale, fan-fare, caisse de solidarité, école profes-sionnelle, hôpital, mutuelle… Tout estgéré, organisé, subventionné et surtoutcontrôlé par le patron.C'est contre cette mainmise paternalisteque va se construire le syndicalisme, etceci n'est pas la moindre des exceptionsculturelles françaises. Les premiers syn-dicats de métier vont très vite revendi-quer la gestion des affaires qui les concer-nent en créant eux-mêmes leurs proprescaisses de solidarité, leurs mutuelles,leurs clubs sportifs... En proposant ausein des universités populaires dès leurspremières années à la fin des années

1880, des cours d'économie politique,de philosophie, d'histoire, des ateliersd'arts plastiques, de théâtre, des confé-rences avec des intellectuels, des écri-vains, des lectures collectives...En 1895, année de sa création, la CGT, néede la fusion des Fédérations de métiers etde la Fédération nationale des Bourses dutravail, trouve dans sa corbeille de nais-sance une riche tradition de gestionssociale et culturelle. Ce mouvement vaencore s'amplifier jusqu'aux années 1936,des fédérations telle celle des métaux sedotent d'un solide patrimoine, sanato-rium, centre de loisir, polyclinique, cen-trale d'achat, bibliothèques…La victoire du Front populaire signe unretournement du rapport de forces touten marquant la fin de cette premièrephase.

LA CRÉATION DES COMITÉS D’ENTREPRISEC'est dans la Résistance, dans le pro-gramme du CNR, puis à la Libération, quese construit la seconde phase. Les grandesnationalisations, la création de la SécuritéSociale, des caisses vieillesse et retraites,puis celle des CE transfère enfin le pou-voir aux salariés...Dans les entreprises les « œuvres sociales »sont « rétrocédées » à partir de 1945 auxcomités d'entreprise. Ceux-ci vont s'em-ployer en quelques années à substituer àla notion « d'œuvres sociales » celle « d'ac-tivités sociales et culturelles ». Derrière ceglissement sémantique se donne à lire unefarouche volonté de s'affranchir desconcepts d'assistanat, de caritarisme, depaternalisme, et de creuser une concep-tion de la culture émancipatrice, héritièredes « Lumières ». De la « Bataille du livre »au soutien de l'aventure du TNP de JeanVilar, les CE innovent, construisent. Ils se

dotent d'un patrimoine important dansle tourisme social, invitent des artistes etaident à la création de nombreuses œuvresartistiques. Mais les obstacles patronauxsont toujours nombreux, bibliothèque deRenault Billan court déménagée en unenuit, il faudra attendre 1982 pour que lebibliobus du CE Peugeot Montbéliardpuisse enfin pénétrer dans l'entreprise.

INTRODUCTION DU CONCEPT « CULTURED’ENTREPRISE » ET MÉCÉNAT CULTURELUne troisième phase s'inaugure à l'oréedes années 80, le patronat tente dereprendre la main en déployant leconcept de « culture d'entreprise ».Slogan qui cache, en fait, deux opéra-tions de nature distincte, la premièred'ordre idéologique a pour finalité larecherche d'un consensus au sein del'entreprise, « nous sommes tous sur lemême bateau », « nous devons ramerensemble », « nous partageons les mêmesvaleurs », « l'entreprise est une commu-nauté culturelle ». Les syndicats ne serontpas dupes et cette opération idéologiquesous couvert de caution culturelle feralong feu. La seconde, rendue possiblepar de nouvelles dispositions législatives,permet aux entreprises, en fait auxemployeurs, de faire œuvre de « mécé-nat culturel » et de bénéficier en retourd'allégements fiscaux substantiels. Il vas'en dire qu'un certain nombre d'entre-prises profiteront de cette ouverture sansque le comité d'entreprise, pourtant déci-sionnaire en la matière depuis la loi de1946, ne soit consulté ni même informé.La Fondation Renault Art Industrie, parexemple qui rassemble la plus grandecollection d'œuvres du peintre Vasarelyn'a jamais fait l'objet d'une informationdevant le CE et n'a donc encore moins

LA CULTURE DANS L'ENTREPRISE : QUEL DIALOGUE POSSIBLE ?

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LE DOSSIER Art et culture : les sentiers de l’émancipa

été présentée aux salariés de l'entreprisequi en sont pourtant en quelques sortesles copropriétaires.

LA CULTURE AU TRAVAILLa quatrième phase s'ouvre dans lesannées 1990, lorsque la CGT met en avantle double concept de « la culture au tra-vail ». Double parce qu'il s'agit tout à lafois de revendiquer et de faire reconnaî-tre l'action culturelle menée par les CE etdans le même temps d'affirmer que le tra-vail, en tant que tel, est en lui même pro-ducteur de culture. Ainsi l'entreprise esttout à la foi « réceptacle » de culture grâceà l'action culturelle mis en œuvre par lesCE, tout en étant dans le même mouve-ment, un « foyer », un « creuset », de cul-ture parce que le travail est lui même cul-ture. Cette affirmation est au cœur desbatailles syndicales d'hier et d'aujourd'hui. En effet, le patronat a toujours tenté, etlongtemps réussi, à déconnecter le travailde la culture, à extraire la culture du tra-vail. Le Fordisme, le taylorisme, hier, laparcellisation des tâches, le télétravail, laprécarisation des tâches, tout fut fait, toutest fait pour briser le collectif de travail.Le combat pour tenter de faire reconnaî-tre « le travail réel » et non le « travail pres-crit » reste un combat culturel de premierordre.

LE DÉFI D’AUJOURD’HUINous entrons aujourd'hui dans une cin-quième phase en forme de défi lancé aux

comités d'entreprise, à savoir tenir les deuxbouts de la culture « au » travail et de laculture « du » travail.

La tâche est rude pour les syndicats quidoivent se battre sur les deux fronts, d'unepart, développer des activités sociales etculturelles émancipatrices qui se démar-quent du consumérisme ambiant, qui sesingularisent en suscitant la citoyenneté,la lucidité, en provoquant le pluralismedes idées, des images, des imaginaires,c'est à dire en agissant à « contre courant »des média et de la société de consomma-tion, ce qui n'est pas tâche facile.L'autre front, lui aussi est plus que déci-sif, il s'agit de la bataille pour le contenu,les conditions et l'exercice du travail. Ilfaut rendre celui-ci davantage qualifiant,davantage épanouissant ...Il n'y a pas defatalité en la matière... Les deux combats sont liés, et plus quejamais interdépendants, pas de loisirs etde pratiques culturelles épanouissantssans travail qualifiants. L'usage de cetemps que l'ont dit improprement « libre »est modelé, aspiré, hanté par la sphère dutravail.Aujourd’hui les CE sont doublementmenacés, directement par les fermetures

de sites, les délocalisations, les suppres-sions d'emplois et indirectement par eux-mêmes s'ils cèdent à la facilité, s'ils s'ali-gnent sur les demandes consumérismes,ou redistribuent leur subventions enchèques lire, et autres chèques de tousordres. Bref s'ils perdent leur singularité,leur spécificité, leurs raisons d'être, les CEsont aussi menacés par eux-mêmes.C'est donc un double combat qu'ils doi-vent mener, celui pour la bataille de l'em-ploi, de son contenu, de sa qualité, de sa« plus-value » sociale et culturelle. L'autrecombat concerne la qualité et la singula-rité des activités sociales et culturelles quidoivent être, devenir, ou redevenir, desactivités au service de l'épanouissementdes salariés, des outils au service d'unepleine et riche citoyenneté. Le dialogue culturel dans l'entreprise c'estle dialogue, le métissage entre ces deuxréalités culturelles. Le patronat l'a biencompris qui cherche à faire entrave au bonfonctionnement du CE (la très grandemajorité des CE perçoit beaucoup moinsde 1% de la masse salariale) et qui fait pres-sion pour « déculturer » cette expériencemajeure qu'est le travail. Ceux quiaujourd'hui, se gaussent ou caricaturentl'action des comités d'entreprise, seraientbien inspirés d'aller voir ce qui se passedans le travail, car quand le travail est mal-mené la culture toujours en souffre. n

*Jean-Michel Leterrier est syndicaliste etessayiste.

affirmer que le travail, en tant que tel, est en lui même

producteur de culture.“ ”

CULTURE DE MASSE OU CULTURES DE CLASSES ?Les écarts entre les groupes sociaux, vis à vis des pratiques culturelles apparaissent plus importantsaujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a trente ou quarante ans. L’émancipation par la culture demeure ainsiplus que jamais un enjeu pleinement politique.

PAR PHILIPPE COULANGEON*

Les pratiques culturelles des Français,comme celle des ressortissants de laplupart des pays occidentaux, font,

depuis une trentaine d’années l’objetd’observations régulières et fouillées. Iln’est d’ailleurs pas fortuit que l’attentionportée aux habitudes en matière de lec-ture, d’usage des média ou des technolo-gies de l’information et de la communi-cation, de fréquentation des équipementsculturels comme d’activités artistiquesamateurs se concentre principalementdans cette partie du monde où la cultures’envisage de plus en plus comme un seg-ment parmi d’autres du monde mar-

chand, et les observateurs les plus scru-puleux de nos comportements en lamatière se recrutent désormais chez lesprofessionnels du marketing. Il n’est ainsisans doute pas aujourd’hui de caractéri-sation des pratiques plus efficacement« prédictive » que celle produite par lesalgorithmes des data miners (les défri-cheurs de données) recrutés à prix d’orpar les sites de vente en ligne de produitsculturels, dont, pour un peu, l’on croiraitles suggestions d’achat sorties de LaDistinction de Bourdieu…Aussi ce que nous apprend aujourd’huila sociologie des pratiques culturellesest-il indissociable d’une certaine mar-chandisation de la culture qui, pour

n’être pas parfaitement nouvelle, connaîtaujourd’hui une intensification portéepar la rencontre de l’épuisement d’unrégime de croissance fondé sur laconsommation des biens matériels,d’une élévation généralisée des niveauxd’éducation, ainsi que d’un accroisse-ment global du temps libre. Mais aucunede ces transformations ne se déploie demanière uniforme, bien que l’idée d’unecertaine standardisation des styles de vieet de la culture fasse aujourd’hui recette,chez les prophètes de la société des loi-sirs comme chez les contempteurs dudéclin des humanités. Consensus sur-prenant autour d’un diagnostic pourtantassez largement erroné.

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JAMAIS SANS DOUTE LA CULTURE NE FUTAUSSI DISCRIMINANTEDans sa forme scolaire, le capital cultu-rel continue tout d’abord de peser trèspuissamment sur les destins sociaux. Auterme de trois décennies d’une expan-sion scolaire sans précédent, il est mêmevraisemblable que la valeur sociale desdiplômes n’ait jamais été aussi forte,comme le montrent, a contrario, les dif-ficultés d’insertion professionnelle consi-dérablement accrues des non-diplômés.Et si l’on dépasse cette dimension stric-tement scolaire de la culture, nombreusessont les épreuves de la vie sociale – quel’on pense notamment aux entretiensd’embauche – où les discriminationss’opèrent de manière souvent peu visi-ble mais extrêmement puissante sur labase d’un ensemble de caractéristiqueset de compétences « molles » – manièresde parler, de se comporter, etc...– qui relè-vent d’un capital culturel très largementet très inégalement hérité, dont lesapprentissages scolaires compensentimparfaitement l’emprise. Or, et l’onreconnaîtra là – l’un des principaux legspolitiques de la sociologie de PierreBourdieu – ces dimensions culturelles,au sens large, de la domination en ren-dent la contestation d’autant plus diffi-cile que celle-ci se donne, pour les domi-nés eux-mêmes, les apparences d’unedomination légitimée par un principeextérieur, qu’il s’agisse du « mérite » sco-laire, de la « distinction » culturelle ou de« la classe », dont la polysémie dit pour-tant on ne peut mieux la nature.Du reste, même en adoptant une défini-tion de la Culture étroitement calée surle périmètre d’intervention du Ministèreen charge de ce domaine, les écarts entreles groupes sociaux, quels que soient lesindicateurs pris en compte, apparaissentplus importants aujourd’hui qu’ils nel’étaient il y a trente ou quarante ans. Lesenquêtes du ministère de la Culture surles pratiques culturelles des Français nousapprennent ainsi qu’en 1973, plus de lamoitié des ouvriers (54%) ne fréquen-taient ni musées, ni monuments histo-riques, ni théâtres, concerts de musiqueclassique ou spectacles chorégraphiques,pour ne retenir que des pratiques parti-culièrement emblématiques de l’universdes loisirs cultivés, mais qu’ils étaient65% dans ce cas en 2008. D’une manièregénérale, la proportion de Français nefréquentant aucun de ces équipementss’est sensiblement accrue dans la plupartdes groupes socioprofessionnels, à l’ex-ception des cadres supérieurs, dont le« privilège culturel » semble ainsi s’être

renforcé au fil du temps. Des écarts demême nature se manifestent dans ledomaine de la lecture. Toujours selon lamême source, les cadres supérieursétaient ainsi en 2008 environ un tiers àlire au moins 20 livres par an, contre 21%chez les cadres moyens, 14% chez lespatrons de l’industrie, de l’artisanat et ducommerce et chez les employés, 7% chezles ouvriers et 5% chez les agriculteurs.

Le renforcement de ces écarts n’est dureste pas sans rapport avec l’accroisse-ment des inégalités de nature écono-mique, comme le montre l’examen surlongue période des données de l’INSEEsur les budgets de consommation desménages. Alors que la part des dépensesconsacrée à la culture et aux loisirs n’acessé – au moins jusqu’à une périoderécente – de croître dans les classes supé-rieures, celle-ci demeure ainsi étroite-ment limitée, dans les ménages ouvriers,par le poids des dépenses contraintes(logement, combustible, etc.).

LE SAVANT, LE POPULAIRE ET LE MÉLANGEDES GENRESQu’en est-il alors de cette uniformisationdes pratiques (et des goûts) dont les média de masse et l’industrie du diver-tissement seraient, nous dit-on,aujourd’hui les vecteurs ? En la matièreil convient de ne pas surestimer la forcede frappe d’une industrie dont la puis-sance demeure d’autant plus limitée quel’on s’élève dans la hiérarchie sociale.Rappelons, par exemple, que la télévi-sion demeure aujourd’hui le seul biendont le taux d’équipement est plus élevédans les ménages ouvriers que dans lesménages de cadres (respectivement 97et 92,5% en 2006, selon L’INSEE). Mais ilfaut pourtant sans doute se démarquerpartiellement à cet égard de l’héritage dela philosophie critique de l’école deFrancfort, prompte à considérer lesclasses populaires comme inévitable-ment et radicalement aliénées par la« consommation » passive des « produits »de l’industrie culturelle. Issu lui aussi dumarxisme, le courant des cultural studies,

très florissant au Royaume-Uni, s’est delongue date employé à montrer lesmarges d’autonomie et de résistance dontdisposent les dominés dans l’élaborationde répertoires culturels – ou plus exacte-ment « contre-culturels » – qui s’appuientsouvent sur un « braconnage » subtil desproduits de l’industrie de la culture demasse, comme le montre par exemplel’histoire contemporaine de bien des cou-rants de la musique populaire.À l’opposé, on ne saurait se méprendresur la signification sociale de l’éclectismeculturel aujourd’hui observé au sein desclasses supérieures, et qui est parfois pré-senté comme la norme contemporainede la « distinction » et du goût « cultivé ».La frontière qui sépare la culture savantede la culture populaire s’est certes sansdoute brouillée, mais cela ne signifie pasque les frontières culturelles et les hié-rarchies symboliques entre les groupessociaux aient totalement disparu. Cesfrontières sont peut-être même d’un cer-tain point de vue plus brutales que nel’était l’opposition du « savant » et du« populaire », car la norme d’éclectismeest sans doute plus résistante à la « bonnevolonté culturelle » et au mimétisme« scolaire », pour citer de nouveauBourdieu, que ne l’était la norme« savante » traditionnelle. Bref plus diffi-cile à conquérir… et à contester.

Pour conclure, on voit bien le type deparallèle qui peut être établi entre ce quis’observe – et ce qui se dit – au sujet despratiques culturelles et au sujet des atti-tudes politiques. Dans un cas commedans l’autre, on peut s’accommoder del’idée qu’il y aurait, en gros, d’un côtédes élites éclairées, tolérantes, ouvertesà la diversité (culturelle, esthétique,morale, politique, etc.) et de l’autre, des« masses » enfermées dans leurs petitessingularités. Mais cette vision très essen-tialisante des rapports sociaux est évi-demment largement aveugle aux déter-minismes sociaux qui commandentl’accès aux biens culturels – comme auxbiens politiques – dans un contexte où,par ailleurs, l’humeur nostalgique decelles et ceux pour qui toute entreprisede démocratisation culturelle est inévi-tablement vouée à se muer en une cor-ruption de la « vraie » culture, bénéficiede puissants relais dans le débat public.L’émancipation par la culture demeureainsi plus que jamais un enjeu pleine-ment politique. n

*Philippe Coulangeon est sociologue. Il estdirecteur de recherches au CNRS.

En 1973, plus de la moitié des ouvriers (54%) ne fréquentaient

ni musées, ni monumentshistoriques, ni théâtres,

concerts de musique classique ouspectacles chorégraphiques, […]

ils étaient 65% dans ce cas en 2008.

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LE DOSSIER Art et culture : les sentiers de l’émancipa

PAR MICHEL DUFFOUR*

L’appellation « nouveaux territoiresde l’art » renvoie à des expériencesqui ont un fonds commun. Mais ces

trois mots, dont je me suis servi avecd’autres chercheurs et acteurs culturelspour nommer des lieux que nous esti-mions singuliers au regard des institu-tions existantes, ne sont pas une marquedéposée. Qu’on leur préfère d’autresmots – fabriques, lieux alternatifs,espaces intermédiaires – peu importe,puisqu’il s’agit à chaque fois de donnerà voir l’originalité et la pertinence d’actesartistiques cherchant à ouvrir des pistesjusqu’alors insuffisamment explorées.

DES EXPÉRIENCES NOVATRICESCes expériences ne sont pas sans passé.Les pionniers de la décentralisation théâ-trale, je pense aux Dasté, Gignoux etautres, demeurent des défricheurs éton-namment jeunes ; c’est un peu cet étatd’esprit, toutes proportions gardées,qu’on trouve dans ces nouveaux lieuxqui se développent hors des institutionsreconnues. Phénomène marginal ? Non.Car ce qui pousse des artistes, le plussouvent dans de jeunes structures ayantmoins de comptes à rendre à des tutelles,à faire feu de tout bois pour s’adresseraux publics qu’on voit peu dans les cir-cuits traditionnels, à transgresser les cou-pures entre disciplines, à explorer desvoies neuves d’appropriation et de fonc-tionnement, devient un phénomènecourant. C’est réjouissant et passion-nant.

Il est primordial, dans un monde de plusen plus standardisé, de favoriser desespaces qui essaient « autre chose». Monpropos ne s’inscrit pas dans le sillage desprocès faits aux scènes labellisées ou auspectacle vivant tel qu’il a été promu parle ministère de la Culture. Un travailgigantesque a été accompli là en undemi-siècle. Aucun autre pays n’a offertautant de résistances aux pressions dumarché et le grand nombre d’artistesvenus du monde entier pour en bénéfi-cier est une preuve parmi d’autres de lapertinence dont nos politiques publiquesont fait preuve. Mais l’évolution de nossociétés et le poids des idées libérales

NOUVEAUX TERRITOIRES DE L’ART, UN ATOUT POUR INNOVER

ont écorné le rêve d’une « démocratisa-tion de la culture » par le haut et par l’of-fre qui devait ouvrir, pensait-on, sur ungoût croissant de tous pour les créationsartistiques les plus exigeantes. Nul n’adémérité mais des passions ont étéasphyxiées ; les mouvements d’éduca-tion populaire se sont étiolés.

Un besoin impératif de renouvellements’est donc peu à peu imposé. Pas à laplace de l’existant, mais à côté. C’est undes traits du paysage culturel actuel etc’est en cela que les nouveaux territoiressont un atout exceptionnel. Au cours demon bref passage au ministère de laCulture, j’avais été interpellé par un écritde Paul Virilio évoquant ces espacesintermédiaires comme « une sorte decri pour retrouver la ville, le commun. »Le recensement opéré alors – rapportLextrait – sur la densité de ces aventuresatypiques fut pour moi une découverte.S’il est évident qu’existe parfois un déca-lage entre les réalités et les discourstenus, le grand intérêt de ces expé-riences est l’envie qui domine de bous-culer la représentation du statut de l’ar-tiste, de sa fonction sociale et despolitiques culturelles pouvant en naî-tre. Il existe là, sans que cela soit anta-gonique à d’autres approches, une destendances fortes de l’art actuel, le désirde faire de l’œuvre un lieu de prédilec-tion de la rencontre entre les hommes.

LES RAPPORTS AVEC LES POPULATIONSLe choix qui y est fait de travailler surplusieurs entrées, d’offrir une diversitéd’ approches aux populations les pluscirconspectes, de jouer sur les croise-ments entre disciplines, de penser davan-tage aux rapports avec les populationsqu’en ciblage de publics, le choix de fairecohabiter sans tomber dans la confusionle travail artistique avec des activitéssociales ou associatives, la volonté enfin

sans céder en rien aux exigences de lacréation, d’écouter et de dialoguer dansun but d’appropriation de l’œuvre mesemblent aller à l’essentiel des défis d’au-jourd’hui.

Cette approche, qui est menée demanière plus ou moins convaincanteselon les lieux, et qui n’est pas absenteje le redis des préoccupations de certainsde ceux qui oeuvrent au sein des insti-tutions, est une des clés de la « démocra-tie culturelle ». Il est évident que les inégalités frappent culturellement l’en-semble du champ social. C’est une plaieintolérable qui mine les rapports entreles individus. Celui qui n’a accès qu’auxshow télévisés est diminué dans ses pos-sibilités de penser, d’aimer et de résis-ter. Mais il faut aussi admettre commepoint de départ, à moins d’entériner lesfossés existants, que chacun a ses repré-sentations culturelles du monde, unesensibilité, des mots pour l’exprimer. Onne peut pas présupposer que les millionsde gens qui ne vont ni dans les théâtres,ni dans les bibliothèques seraientincultes, aliénés à la marchandise, vouésautomatiquement à des stupidités télé-visuelles.

Il est donc réconfortant de voir desartistes, et c’est une pratique dominantedans les nouveaux territoires de l’art, s’in-téresser aux représentations culturellesque les gens ont d’eux-mêmes et desautres , aux configurations symboliquesqui les font agir ou subir, aux pratiquesculturelles qu’ils développent en propre.Nicolas Bourriaud, qui fut directeur duPalais de Tokyo à Paris, a développé unebelle métaphore sur la « pluie cultu-relle » ; constatant que n’importe quelindividu est aujourd’hui confronté à unevéritable pluie d’objets culturels et designes, tout projet, pense-t-il, qui veuts’adresser au plus grand nombre, doit

Dans ces espaces s’exprime une des tendances fortes de l’art actuel, le désir de faire de l’œuvre unlieu de prédilection de la rencontre entre les hommes.

Il est évident que les inégalités frappent

culturellement l’ensemble duchamp social. C’est une plaie

intolérable qui mine les rapportsentre les individus.

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Les espaces pour inventer du commun, jeter des

passerelles entre différentes formesd’expression, sont une exigence

pour toute politiqueémancipatrice.

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s’efforcer, sans renoncement aucun, dene pas balayer cette « pluie », deconstruire au contraire des rigoles, desdispositifs pour comprendre et capterles envies et s’en servir. C’est ainsi quedes relations se nouent entre des publicsnouveaux et des œuvres et que naissentdes espaces de dialogue. Ce désir de refaire avec d’autres la ville,de révolutionner les expériences de tra-vail, offre la possibilité de dépasser unevision réductrice de la culture. La placede cette dernière dans la cité, dans la viesociale, est désormais le cœur de l’évo-

lution de nos sociétés ; c’est là un enjeupolitique fondamental. L’interventioncitoyenne a besoin d’échanges, deconfrontations, d’un langage créatif etcommun. L’ancien maire de Rennes,Edmond Hervé, qui comme présidentde l’Institut des Villes poursuivit après2002 le travail pour sauver les territoiresde l’art de l’étranglement financier quela droite leur infligeait, affirmait que cesinnovations permettaient de réunir lesconditions d’une interpellation trans-versale de l’économique, du social, del’éducatif et de l’urbain. Les espaces pour

inventer du commun, jeter des passe-relles entre différentes formes d’expres-sion, sont une exigence pour toute poli-tique émancipatrice. Les nouveauxterritoires de l’art sont de solides pointsd’appui pour relever ce défi. La droite aupouvoir n’en est pas venue à bout. Ceslieux de résistance aujourd’hui relèventla tête et attendent avec raison lesmoyens de remplir leurs missions. n

*Michel Duffour a été secrétaire d'État PCFau Patrimoine et à la Décentralisation cultu-relle de 2000 à 2002.

LA CULTURE À L’ÈRE MÉTROPOLITAINEComment prendre en compte l’art et la culture dans les politiques ter-ritoriales, réinterroger le rapport droit commun/droit spécifique, repen-ser les morphologies et les périmètres des géographies prioritaires.

PAR NAWEL BAB-HAMED*

Lors de cette dernière élection prési-dentielle, un vif débat avait animé leFront de gauche sur la question de la

politique de la Ville. Il y avait ceux qui prô-naient la disparition du ministère de lapolitique de la Ville au nom de l’univer-salité du traitement social des citoyens etil y avait ceux qui prônaient la prise encompte des identités sociales et spatialeset culturelles dans leurs rapports à la ville.Mais tous avaient pour objectif une poli-tique qui « pense le changement au lieude changer le pansement ». Le projetd’une VIe République venait englober cettefinalité en posant la question de l’hori-zontalité de l’intervention de l’État quipermettrait aux citoyens de « prendre lepouvoir » sur leur parcours de vie. Unepart non négligeable de ce débat concer-nait les politiques culturelles :Démocratie ? Démo cratisation ? Il s’agit,historiquement, d’une prise en comptede l’art et de la culture dans les politiquesterritoriales. L’action culturelle fut pro-gressivement mobilisée par l’actionpublique au côté des droits fondamen-taux (emploi, logement, santé, éducation,mobilité) pour veiller à l’égalité qui fondenotre République.Les géographies prioritaires ren dent certesvisibles bien plus qu'ailleurs les situationsd'exclusion et de précarité sociale et cul-turelle, mais celles-ci ne représententqu'une partie de l’iceberg. De plus, noussommes dans une phase où la logiquestructurelle de l'intervention publique

change. L’Europe de l’austérité rend lesacquis sociaux de plus en plus vulnéra-bles et opère un décrochage social dura-ble. Parallè lement, avec les réformes ter-ritoriales, l’effort est centré non pas surla réduction de l'écart entre des quartiersprioritaires et le reste de la ville, mais surl’interconnexion des centralités entre elles.C'est un « nouvel ordre » dans l'organisa-tion de l'espace urbain qui s’opère :conception discontinue des territoires,mise en réseau des élites et des techno-poles, spécialisation fonctionnelle des ter-ritoires, interdépendance sélective. Noussommes à l’ère métropolitaine.

COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE CULTUREDES PÔLES MÉTROPOLITAINSSelon le titre d’un colloque organisé parl’association des maires des grandes villesde France, les métropoles sont au « tour-nant des politiques culturelles ». Dans les statuts des pôles métropolitainsofficiellement arrêtés au 1er juin 2012, laculture fait partie des compétences énu-mérées par l’article 20 de la loi RCT du 10décembre 2010 puisqu’il s’agit de coopé-ration intercom munale « en vue d’actionsd'intérêt métropolitain en matière de pro-motion de l'innovation, de la recherche,de l'ensei gne ment supérieur et de la cul-ture ». Il apparaît aussi dans les rapportscommunautaires, la volonté de faireémerger le sentiment d’appartenancemétropolitain. Ainsi, le modèle métropo-litain inspire, pendant que le modèle euro-péen expire mais le modèle de « la concur-rence libre et non faussée » reste le même. Les politiques culturelles engagées sur un

territoire en processus de métropolisa-tion ont l’obligation d’être structu-rantes. Elles se trouvent face à un dou-ble enjeu : celui de la cohérence avecd’autres stratégies publiques, et celui dudéploiement des projets culturels pourdes territoires plus étendus et plus hété-roclites. Pourtant cette nouvelle compétence estquasiment occultée du débat démocra-tique actuel sur les métropoles. Plus exac-tement, le monde culturel est mis devantle fait accompli puisque cette compétenceest confinée dans une approche utilita-riste, dépendante du développement éco-nomique, inscrite dans les « pôles de com-pétitivité », liée à l’attractivité financièreet touristique des grandes villes, déclinéedans les industries créatives au côté de lamode et du design. La promotion des acti-vités culturelles aurait donc pour but d’attirer les investissements écono-miques, l’implantation d’entreprises, l’at-traction touristique et le renouvellementde sa population. Quelles classes socialesattire-t-on ainsi ? dans quelles conditionss’insèrent-elles localement ?À l’évidence, la métropolisation des poli-tiques culturelles engage le changementd’échelle qui réinterroge le rôle des équi-pements et manifestations d’intérêtmétropolitain. Elle vise à mutualiser lescoûts, à réguler les concurrences internesd’une part et se mettre en concurrenceavec ceux des autres métropoles natio-nales, européennes et internationalesd’autre part. Ainsi, le transfert des grandséquipements à l’échelon métropolitainpose des questions fondamentales :quelles mises en réseau pour quellesdynamiques culturelles structurantes ?pour quelle identité des territoires ? Est-il envisagé des coopérations entre cen-tralités et périphéries ? Quelle conceptionde la proximité ? Quelle serait la valeurajoutée du modèle métropolitain ? Au plan local, les politiques culturelles > SUITE

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Art et culture : les sentiers de l’émancipa

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LE DOSSIERdoivent appréhender ce nouvel échelonpuisqu’il nous conduit à réinterroger lerapport droit commun/droit spécifique,et, par là, à repenser les morphologies etles périmètres des géographies priori-taires. L’ensemble de ces projections nous obligeà penser l’art autant par le prisme de lacomplexité sociale et spatiale de cettenouvelle configuration en marche, qu'entermes culturel et financier. Nous devons, donc, aller au-delà du« mythe fondateur » de ce nouveau ter-ritoire promis : mener une politique cul-

PAR JEAN-JACQUES BAREY*

Nous avons tous rencontré un jour unenfant qui nous a dit : « Quand je seraigrand, je serai comédien ! ». Ou dan-

seur, ou pianiste, ou même ingénieur duson ou costumier(e). Je n’en ai pas encorerencontré qui m’ait dit : « Quand je seraigrand, je serai intermittent ! ».

Pourtant, et notamment depuis unedizaine d’années et le conflit de 2003consécutif à la « réforme » des annexes 8et 10 de la convention UNEDIC et la signa-ture d’un nouveau protocole entre lepatronat et les organisations syndicalesde salariés, les luttes intenses de l’été 2003ont fait entrer le mot dans la langue, sansautre précision. L’intermittent est devenula figure obligée du travailleur du specta-cle. Si bien qu’il n’est pas rare, y comprischez les intéressés eux-mêmes, d’enten-dre parler du « statut d’intermittent » : « Jeviens enfin d’obtenir mon statut… », for-mule qui signifie que le salarié a enfinréussi à travailler suffisamment longtempspour entrer dans le système, et y demeu-rer. On entend plus rarement dire : « J’aienfin obtenu mon statut de précaire »…Le terme est devenu comme un référentidentitaire, en quelque sorte en creux. Cen’est pas le moindre des paradoxes que devoir ce régime spécifique d’assurance-chô-mage tenir lieu de « carte d’identité pro-fessionnelle » à ses bénéficiaires ! Un genrede « statut de l’artiste » par défaut enquelque sorte. Il y a au moins deux grandes familles d’ar-tistes : les interprètes et les auteurs. Les

premiers sont comédiens, danseurs, musi-ciens instrumentistes, artistes de varié-tés… Les seconds sont écrivains, compo-siteurs, plasticiens… Ils sont auteurs. Onles qualifie souvent de « créateurs ». Nulne conteste que les uns et les autres soientdes travailleurs, désireux de vivre de leurmétier, de gagner correctement leur vie,de bénéficier d’une couverture socialedécente. Il n’en reste pas moins que nousavons affaire à deux statuts très différents :le statut de salarié et le statut d’auteur.Toutes les batailles des travailleurs du spec-tacle, depuis des décennies, visent à ce queleurs droits sociaux soient les mêmes queceux des autres travailleurs, ou qu’ils y ten-dent, qu’il s’agisse du droit à un contrat detravail, à une protection sociale digne, àune formation professionnelle continue,à des congés payés… bref, à des droits com-muns à ceux des autres salariés.L’intermittence en soi ne saurait suffire àdéterminer un « statut ». Elle n’est qu’uneadaptation d’un mode particulier d’exer-cice du travail à la situation générale.

BLOCAGES ET IMPASSES DEL’INTERMITTENCEPierre-Michel Menger dans son dernierouvrage (Les intermittents du spectacle,sociologie du travail flexible), nous donneles derniers chiffres disponibles : en 1992,les « intermittents » étaient 61 583. En 2007ils étaient 137 307 (soit 223 %). Pendant cetemps le volume de travail mesuré en mil-liers d’équivalents-jours, est passé de 4 947à 9 157 (soit 185 %) : le volume d’emploicroît beaucoup plus lentement que le nom-bre de travailleurs concernés. Un autre chif-fre est encore plus paradoxal : le nombre

QUAND JE SERAI GRAND, JE SERAI INTERMITTENT !L’intermittence en soi ne saurait suffire à déterminer un « statut ». Elle n’est qu’une adaptation d’unmode particulier d’exercice du travail à la situation générale.

turelle c’est se donner les moyens deprendre connaissance des enjeux et anti-ciper sur les nouvelles politiques cultu-relles des grandes villes régionales, duquartier à la métropole, en posant laquestion précise de ce que pourra êtrel'aide à l’expérimentation, à la création,à la diffusion, qu’il s’agisse de profes-sionnels ou d’amateurs. Si la gauche partage le postulat que l’artse pense à la fois dans sa relation avec lasociété qui le produit et dans les rela-tions sociales qui se jouent à travers lui,le réduire à un instrument de pouvoir ou

le limiter à « l’accès à l’art » (faisant fi del'influence de la société sur son expres-sion) serait fatalement destructeurvoire autocratique. Alors, il devienturgent d’identifier démocratiquement lesenjeux culturels contemporains et deverser au débat politique les finalités etles garde-fous de ce processus de métro-polisation de l’intervention artistiquedans la « Métro-Cité ». n

*Nawel BAB-HAMED, est conseillère muni-cipale (PCF) déléguée à la culture de la mai-rie du 1er arrondissement de Lyon.

des contrats de travail, dans cette mêmepériode, croît de… 460 % ! Comment inter-préter cela ? Plusieurs raisons :• Un nombre croissant de jeunes gens sou-haite exercer un métier artistique. On peuts’en réjouir. Mais l’offre de travail ne suitpas. Ces activités sont étroitement tribu-taires de l’intervention publique. Or, à partla réelle progression des budgets culturelsdes collectivités, progression qui elle-mêmese ralentit brutalement, les budgets cultu-rels stagnent.

• Les employeurs, profitant de l’aubainedu CDD d’usage, en profitent pour mor-celer à l’infini, à des fins d’ « optimisation »des plannings, les contrats de travail, d’oùla croissance exponentielle de ces derniers.• La « permittence » n’a pas été jugulée.Qu’est-ce donc ? Il suffit de déclarer comme« intermittents » des salariés travaillant à l’année, à temps plein, chez unemployeur unique. En effet pourquoi sala-rier quelqu’un 7 jours sur 7 si l’ASSEDICpeut en prendre en charge 4 ? C’estcynique ? Oui. C’est possible, sinon per-mis. On trouve ça partout, y compris chezles sociétés de l’audiovisuel public, les cen-tres dramatiques nationaux, voire certainsthéâtres de villes même communistes. La résorption de cette crise chronique estun casse-tête dont personne ne voit la sor-

Le « non-travail » d’un artiste interprète ou d’un

collaborateur de création,technicien ou autre, n’est pas une

période d’inactivité.“

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tie. Il est pourtant rapidement possible, auprix de quelques mesures réglementairessimples, de corriger ces dérives. On peutinterdire l’usage du régime des annexes 8et 10 pour certaines fonctions par essencepermanentes. On peut aussi pénaliser defaçon dissuasive les entreprises qui abu-sent du système, par exemple en jouant surles taux de cotisations (un genre de bonus-malus), ou sur les subventions publiques.Il suffit d’un peu de volonté politique.Enfin, on ne sortira pas durablement des« crises » qui affectent le régime de l’inter-mittence en se bornant à résorber des abus,resserrer encore le champ d’applicationou réduire les prestations. Nul n’ignore quela consolidation du régime, depuis 1983 etensuite, a concouru à faciliter l’entrée dansles professions du spectacle de nombre dejeunes professionnels, a permis à des cen-taines d’équipes artistiques, notammentdans le spectacle vivant, de se profession-naliser, et a par conséquent mis sur le mar-ché du travail des milliers de jeunes artisteset techniciens. On ne saurait contester unetelle dynamique, qui a correspondu à unepériode d’accroissement important desbudgets culturels de l’État, puis des collec-tivités territoriales. Aujourd’hui la part del’intervention publique (État, toutes admi-nistrations et collectivités territoriales, tousniveaux confondus) est d’environ 14 Md€,soit moins de 0,7 % du PIB, quand ladépense culturelle totale (pouvoirs publics,entreprises et particuliers) est de l’ordrede 80 Md€, soit 4 % du PIB environ. Notonsau passage que la plupart de ces nouveauxemplois, avec la complicité des tutelles,ont largement profité de l’effet d’aubainedes annexes 8 & 10, et fort peu à l’emploidurable. Un directeur de CDN me racon-tait, alors qu’il procédait à la création d’unatelier de construction de décors pour sonthéâtre, et créait dans un premier temps

deux emplois permanents de techniciensqualifiés, qu’il s’était fait tirer les oreillespar la DRAC (direction régionale de l’ac-tion culturelle) au prétexte qu’il aurait purecourir à l’intermittence…

QUELLES SOLUTIONS ?On ne réformera pas durablement l’inter-mittence si on ne revisite pas à fond lesconditions d’exercice des métiers. On nepeut plus longtemps supporter que l’aug-mentation du volume de travail, réelle cestrente dernières années, se traduise parune augmentation plus grande encore duchômage et de la précarité. Il est inaccep-table que l’intermittence, mode d’exer-cice inévitable, quoique non exclusif, desprofessions du spectacle, soit devenue uneabsence de choix. Le « non-travail » d’un artiste interprèteou d’un collaborateur de création, tech-nicien ou autre, n’est pas une périoded’inactivité. Le danseur poursuivra l’en-tretien de son corps, plusieurs heures parjour ; le pianiste continuera à faire sesgammes ; le metteur en scène mettra àprofit cette période de calme pour lire destextes ou réfléchir à son prochain projet ;l’éclairagiste, le machiniste ou le techni-cien du son se formera, visitera les salonsprofessionnels, testera les nouveaux maté-riels ; etc. Le « chômage » des travailleursdu spectacle est le plus souvent unepériode d’intense activité. On estime quele « nouveau protocole » de 2003 a provo-qué l’éviction du métier de plus de 20 000professionnels par an, parmi les plus fra-giles, même si le choc a fini par se lisser àla longue. Qui peut oser dire que c’est un« progrès » ?Après avoir analysé les blocages et lesimpasses du système, force est de consta-ter qu’on n’en sortira qu’en créant de l’em-ploi permanent. Dans l’audiovisuel, la

résorption de la précarité devra porter surtous les métiers qui n’ont aucune voca-tion à être « intermittents », et dans le spec-tacle vivant on développera les politiquesdites de « permanence artistique ». Celapasse par un accompagnement suivi despouvoirs publics, y compris financière-ment. Si les études sur les « Pratiques cul-turelles des Français » de ces dernièresdécennies font apparaître une relative stag-nation des publics, notamment du spec-tacle vivant, il est clair que les expériencesde « permanence artistique » se sont toutestraduites par un élargissement durabledes publics et créatrices d’emploi. Resteà consolider ces créations d’emploi en lesrendant en grande partie pérennes.Exemple quasi-unique en France : le TNPde Villeurbanne, où Christian Schiaretti,poursuivant l’expérience engagée lorsqu’ilétait directeur de la Comédie de Reims, areconstitué une troupe permanente,aujourd’hui composée de 14 artistes.Quelques Centres dramatiques et choré-graphiques commencent timidement às’engager sur ce chemin.Le seul gisement d’économies en matièred’intermittence est dans la création d’em-plois permanents. Développer une poli-tique audacieuse d’emploi permanent,artistique et technique, dans le spectacle,des milliers d’artistes et de techniciens sor-tiront par le haut du système, verront leuremploi consolidé, leur travail pérenniséet leur fonction sociale confortée. Lescitoyens-spectateurs, actuels ou poten-tiels, verront les équipes artistiques de leurterritoire en situation d’assumer leur fonc-tion de « laboratoire du symbolique » etde « partage du sensible » au service del’ensemble du peuple. n

*Jean-Jacques Barey est opérateur culturel. Ilest co-animateur du collectif Culture du PCF.

L’ART DE L’IMPÉRIALISMESi l’art moderne était intimement lié aux luttes du prolétariat, enrevanche, l'art contemporain propose, impose l'inverse. L’humanité estniée dans sa qualité de créatrice exclusive de toute réalité historique,culturelle.

PAR SAMUEL ZARKA*

Considérons l’art contemporain danssa genèse. Alors sa trajectoire n’estpas réductible au vol de l'art

moderne par New-York, mais consisteaussi et surtout en la production progres-

sive d’une structure internationale d'ex-ploitation de la main d'œuvre artistique. Dans cette structure, l'artiste est produc-teur individuel et, comme de bien connu,l'œuvre d'art est marchandise. Ce fai-sant, l’artiste produit des pièces dont lavente est assurée par le distributeur : le

galeriste. Le marché est capitaliste, laplus-value est opérée sur la vente. S'il ya production de série, c'est la bonnevieille manufacture qui prévaut, avecextraction de plus-value sur la base dutravail des assistants de l'artiste. L'artiste,lui, devient patron. Mais l'artiste est aussi chef de projet : ilpostule, et dans le meilleur des cas, intè-gre une partie de sa production à la réa-lisation d'expositions personnelles ou collectives, commanditées par l'institu-tionnel, public ou privé. S'il est payé,c'est à la commande, l'institution acqué-rant sa production. Ce faisant, il

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construit, entretient sa cote sur le mar-ché, corollaire du débouché en galerie. Pour accéder à la vente en galerie ou à lacommande institutionnelle, il s'agit desortir de la marée des artistes... sans gale-riste. D'ici là, un gagne-pain, ou le chô-mage... et les expositions « gratuites ». Àce propos, rappelons que le statut d'in-termittent ne s'applique pas à la profes-sion d’artiste plasticien. En outre, une raison spécifique à l’artimplique que la disproportion entreartistes chômeurs et précaires d’une part,et artistes honorés par les institutions etmaisons de vente d’autre part, prenne unrelief remarquable : la paupérisation d’unemasse d’artistes légitime, à l’autre extré-mité des revenus, le prix des productionsde quelques génies.

L'exploitation commerciale se doublealors de l'aliénation la plus intense : pourêtre reconnu, il faut exprimer ce qui estreconnaissable du point de vue de l'ins-titutionnel. « Quand les attitudes deviennent forme »affirmait le titre d'une exposition fonda-trice de l'art contemporain en 1969. Laréalité de l'art nouveau ne pouvait êtremieux énoncée : par son comportement,il faut exprimer l'idéologie. Et pour cause, l'institutionnel commandeet diffuse les expressions artistiques lesplus adéquates à la persévérance de sesreprésentations. L'aliénation est doncretorse : l'artiste doit assumer la libertéla plus radicale, celle du Créateur (subs-titut de la mort de Dieu) tout en confor-mant sa production aux représentationsde ses commanditaires. Quel paradoxe !

LE STYLE CONTEMPORAINExprimer l'idéologie. Par une pratiquesacramentelle... ou à l’opposé : transgres-sive. James Turrell ou Joseph Beuys.De fait, l'art international de marché sedéveloppe selon cette double voie : sacra-lisation et transgression. En premièreapproche, ces deux tendances semblentséparées par le plus grand écart possible. Pourtant ces deux tendances exprimentla même dynamique : la Reconquista quela bourgeoisie entame à partir des années70 aux États-Unis, en Europe, au-delà,

contre les acquis du siècle précédent. Lesdeux tendances de l’art contemporainillustrent cette reconquête. D'une part, le sacré place l'art au-dessusou au-delà du politique : il pose l’art envaleur transcendante, absolue, refuge, sur-tout indépendante de l’histoire politiqueet sociale. Au-delà de l’émancipation il ya... l’art. D'autre part, la transgression faitde l'art la proue des « nouvelles luttes »,sociétales, qui promeuvent la multiplica-tion de conflits parcellaires, marginalisantla lutte portant sur l’émancipation des tra-vailleurs comme classe. Le caractère commun à l’une et l’autretendance de l’art apparaît : le déni de luttede classes. Aussi, ces deux côtés ne sont pas statiques.Ils s'engendrent réciproquement, à l'in-fini. Le sacré devient la transgression, latransgression le sacré. L'art dégagé devientl'art engagé, l'art engagé l'art dégagé. D'unBuren à l'autre.Bref, la reconquête substitue le signe ausens, l'intéressant au beau. Contre le res-senti : l'hégémonie du discours. Un dis-cours qui permet de promouvoir une cul-ture hyper-sélective. En fait, ségrégative.Car elle ne se développe que par fréquen-tation de l'entre-soi, du mondain, par lepartage des représentations les plus homo-gènes à la persévérance de la bourgeoisiedans ses croyances et son mode de vie. Quel raffinement alors, dans l'aliénationdu public. Tandis qu'il agglomère les com-posantes les plus diverses du salariat,l’idéologie lui dénie toute qualité de créa-teur. Par métonymie, c’est l’humanité quiest niée dans sa qualité de créatrice exclu-sive de toute réalité historique, culturelle.Cela au profit de l'unique, du seul, de l'ar-tiste. Qu'en dire lorsque celui-ci n'a faitqu'assembler ce que d'autres ont produit ?Mais l'aliénation du public n'en est qu'àses prémices. C'est par sa présence dansl'exposition, qu'à son corps défendant, ilparachève son aliénation : il cautionne

L'institutionnel commande et diffuse les

expressions artistiques les plusadéquates à la persévérance de ses

représentations.

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alors la dynamique de la cotation et, endernière instance, le prix attaché à ce quiest exposé (et qui le nie comme créateur).Cependant le public déambule dans lescouloirs et galeries de l'art contemporain.Est-il muni du bon code de la route ? Lasignalétique se fonde sur la rumeur selonlaquelle Marcel Duchamp aurait affirméque tout peut être art. Proposition dontceux qui la professent montrent qu’ils nesavent pas de quoi ils parlent. Trissotin puise dans des précis de citationsce qu'il convient de dire à Madame. Il enressort un discours repris par millesophistes aux quatre coins de la planète.Par leurs thèses et réfutations, ordres etcontre-ordres, ils multiplient les emphases,soutiennent des courants, déclenchentdes polémiques, selon une dynamiquespéculative qui, s’autonomisant, mime laspéculation financière. Si, de Courbet à Siqueiros, de Maïakovskià Picasso, l'art moderne était intimementlié aux luttes du prolétariat, en revanche,l'art contemporain propose, impose l'in-verse : un grand renfermement dans lecube blanc, un glacis du temps. Il estcontemporain, jamais. À l'intérieur du cube, cela s'agite commedans une boule de Noël, tourne en kaléi-doscope, s'évapore en bulles de savon. Lacomédie de Molière se maintient dans unefantasmagorie continuée, réduisant l’his-toire à celle que racontent les monogra-phies d'exposition. Le comique de la situa-tion réside dans le degré d'aliénationnécessaire pour assumer chaque jour, dansle déni d'histoire, d'être la crème de l'his-toire. n

Retrouvez la seconde partie de cet article, Lalibération de l’artiste sur le site du livre Artcontemporain : le concept - http://artcon-temporain-le concept.net

*Samuel Zarka enseigne la philosophie desmédia à l’Académie Royale des Beaux-Arts deLiège.

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Exercer l’art avec plus de justice sociale dans une société plusdémocratique. Agir dans les venelles vers l’émancipation est lecontraire de la financiarisation.

PAR JACK RALITE*

Le 1er août 2007, dans sa lettre de mis-sion à Christine Albanel, ministre dela culture, le président Sarkozy

lui recommandait entre autres unedémarche : veiller à ce que les créditsministériels du spectacle vivant aillentbien à des œuvres correspondant auxdemandes de la population.

Le nouveau président de la Républiqueengageait là une politique où « l’œuvred’art est affaire du suffrage universel ».Cette question traverse l’histoire du théâ-tre et interdit, en tout cas mutile, une véri-table politique de création artistique sin-gulièrement de création théâtrale,démarche impliquant l’obsédante ques-tion du public. Je souhaite évoquer une expérience vécueau delà de ce que disait Jean Vilar de laprogrammation du Festival d’Avignon qu’ilavait créé en 1947 : « Je rêve de mettre enscène des œuvres théâtrales dont le publicquand il les rencontrera ne sait pas encorequ’il va les aimer ».

ÊTRE OUVERT AUX VOIX ET VOIESINCONNUESIl y a quelques années, je suis saisi d’unedemande d’un sculpteur de se voir prêterle temps d’une exposition une sculptureachetée par la ville d’Aubervilliers en 1947au Salon d’automne. Maire d’Aubervilliers,je n’avais jamais vu cette œuvre, ni sumême qu’elle existait. Le sculpteur m’en-voie le document d’achat de son travailpar la ville. Je me suis mis à chercher etaprès beaucoup d’interrogations d’habi-tants d’Aubervilliers à la Libération, j’airetrouvé non pas la sculpture, mais samémoire et le sort qu’elle avait connu. Ellereprésentait « la maternité ». Mais la formeen était audacieusement nouvelle et lequartier où elle avait été installée devantune école maternelle ne l’accepta pas. Letraitement de la femme heurtait les habi-

tants et le maire d’alors décida de la dépo-ser dans un petit jardin intérieur d’un éta-blissement scolaire où elle serait proté-gée, mais inaccessible à la vue. Le tempspassa et l’œuvre fort belle, taillée dans untissu de plomb, fut petit à petit abîmée parles intempéries, certaines soudureslâchant et différentes parties tombant surle sol connurent le sort dramatique desordures ménagères. Le regard hermétiqueau nouveau et sans tendresse devant desformes inconnues avait condamné lasculpture. Ce fut la mort d’une statue.

Lors de son prix Nobel, Saint-John Perseparla de la poésie comme d’un « luxe del’inaccoutumance ». Jean-Luc Lagarcedisait « une société, une cité, une civilisa-tion qui renonce à sa part d’imprévu, à samarge, à ses atermoiements, à ses hésita-tions, à sa désinvolture… est une sociétéqui se contente d’elle-même ». Elle refusel’inattendu, le nouveau, l’étrange, (ajou-tez un « r » et ça fait étranger), elle s’im-mobilise, s’ossifie, perd sa fraîcheur, sa fra-gilité, son feu. « Dès qu’un art se fige ilmeurt » disait Jean Vilar en 1952, ajoutanten 1966 : « Le chemin du milieu est celuiqui ne mène pas au festival d’Avignon ». D’ailleurs en 1967, il réinventa le Festivald’Avignon, en rompant avec les pro-grammes devenus habituels, en mêlantau théâtre la danse, le cinéma, le chant, lalittérature, il appliqua avec audace cetteidée d’Aragon « se souvenir de l’avenir ».Je me rappelle d’une de ses boutades expli-quant son renoncement au TNP qui étaitson œuvre : « Les spectateurs en étaientarrivés à s’applaudir eux-mêmes ». Il y alà une règle d’or et il n’est pas d’époqueoù il ne faille se mettre debout et enragerpour défendre cette façon de voir : êtreouvert aux voix et voies inconnues.« Provoquer, surprendre, réveiller, irritermême, liberté de création », telle était lapratique de Vilar. On est loin de « la cul-ture comme œuvre de bonne volonté indi-viduelle », « du consommateur roi », de« la culture unanimiste ». C’est alors que Jean Vilar me chargea deréunir les responsables politiques élus parles collectivités et les artistes travaillant etcréant dans les communes. Le débat eutlieu les 27 et 28 juillet 1967, il fut vif, il n’yeut pas de pensées molles, mais des pen-sées drues. C’était un affrontement entre

ACCÉDER À L’ARBITRAIRE DU SIGNE

Je rêve de mettre en scène des œuvres théâtrales

dont le public quand il lesrencontrera ne sait pas encore

qu’il va les aimer. Jean Vilar

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le réalisme de nomenclature et le réalismeexpérimental. C’était une illustration dela remarque d’Aragon : « Il n’a jamais suffià l’art de montrer ce qu’on voit sans lui »et du propos d’Apollinaire : « Quandl’homme a voulu imiter la marche il a crééla roue qui ne ressemble pas à une jambe ».En fait, la création qui est une vue, uneréflexion, une transposition, une décou-verte de la réalité, est dans un premiertemps reçue comme blasphémateur decette réalité. Et ce qui se passait en 1967 n’est pas effacéaujourd’hui. Il y a même aggravation àproportion de l’envahissement des pro-grammes fabriqués par les industries cul-turelles marchant à la rentabilité, allantau nombre, fabriquant ce qu’on appelle« la culture de masse ». Aujourd’hui la vieartistique est agressée par ce phénomèneque j’ai rencontré à l’état pur et naïf dansune ville du 93, Blanc-Mesnil, où quelquesrares responsables de cette ville trouvaientque le théâtre local n’ayant pas plus de50 % d’habitants de la ville dans sa fré-quentation n’était pas justifié et qu’il fal-lait voir autrement. Au cours de la réunionpour examiner notamment cet argument,j’ai posé la question : « Combien avez-vousd’abstentionnistes aux élections dans votreville ? ». Réponse : 50 % environ. Moi :« Alors vous avez décidé de supprimer lesuffrage universel ? ». Un rire salvateurconclut cet épisode.

L’ESPRIT DES AFFAIRES L’EMPORTE SURLES AFFAIRES DE L’ESPRITMais l’idée est tenace et revient sans cesse.Elle est renforcée par l’envahissement dumarché dans le domaine culturel, par safinanciarisation et par des fatalités quipour avoir une nuance comique sont trèsopératives : Le visiteur du soir de l’Élysée,Alain Minc, n’a-t-il pas dit : « Le marchéest naturel comme la marée » ? Et AlainMadelin : « Les nouvelles technologies sontnaturelles comme la gravitation univer-selle ». Or, le marché et les nouvelles tech-nologies sont des inventions humainespour s’en servir. En les chosifiant, leurslaudateurs les naturalisent et dans unmême mouvement font de leurs inven-teurs – des hommes et femmes – des êtressubsidiaires, des invités de raccrocs. C’estle monde à l’envers, c’est l’esprit desaffaires l’emportant sur les affaires de l’es-prit. C’est le « chiffrage » des « gestion-naires » culbutant le « déchiffrage » des« créateurs », c’est la financiarisation quipénètre tout et impose son vocabulaire.Tout cela a des répercussions sur le travaildes créateurs, des publics et au lieu decontribuer à les faire se rencontrer, les éloi-

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LE DOSSIER Art et culture : les sentiers de l’émancipa

SUITE DE LA PAGE 23 > gnent les uns des autres. Le travail dans

ce domaine comme dans tous les autresest malade du management, ceux qui lefont y respirent mal et voient prolongercette mauvaise respiration dans le tempsdes loisirs rendant difficile la rencontreentre créations et publics. Il n’y a pas deperfusion culturelle à l’extérieur du tra-vail malade. On ne nous parle que d’utilité (avec l’es-pérance d’en faire de l’utilisable), que decompréhensible (après avoir abîmé lafaculté d’étonnement, de penser, d’ima-giner de chacune, chacun), que d’écono-mie (sous direction du ciel bancaire et desjeux ténébreux du profit). On ne nous parleen fait que de médiocrité comme si c’étaitle destin obligé des hommes et desfemmes alors que l’on devrait se parler etagir selon la belle expression du peintrechilien José Balmès : « en se compromet-tant avec la personne humaine ».

TRAVAILLER POUR L’ART ET SA RENCONTRE AVEC LES PUBLICSC’est un travail inouï. Il ne faut pas avoirpeur de dire, de faire, d’être affectueux, deconsidérer – surtout, dans ces temps detourmente – que travailler pour l’art et sarencontre avec les publics c’est faire desinvestissements de haute mer, des inves-tissements humains et non cette incroya-ble consigne impérative, cette tyrannierentabilisatrice extraite du rapport Jouyet-Levy sur « L’Immatériel » remis au minis-

tre de l’économie en 2006 : « Il convientde traiter économiquement le capitalhumain ». Pierre Soulage dit : « L’art donne forme àl’inachevé ». Pierre Reverdy écrit : « Lascience découvre et dévoile peu à peu cequi est. L’art créé d’un seul coup, d’aprèsce qui est, ce qui n’était pas », Christa Wolfcommente : « Le sentiment éprouvé dansl’expérience artistique nous permet d’ima-giner ce que nous pourrions devenir ».Écoutez Aragon : « En entendant chanterFougères, l’héroïne de La mise à mort, j’ap-prends, j’apprends à perte d’âme » etFoucault : « On écrit pour se déprendre desoi- même ». Comment ne pas mêler ces voix de poètesà celles de scientifiques concernantl’homme, la femme, les publics. « L’hommeest plein à chaque minute de possibilitésnon réalisées ». « Les hommes et lesfemmes peuvent se retrouver une tête au-dessus d’eux mêmes » (Vygotski), « La vieest habituellement en deçà de ses possi-bilités mais se montre au besoin supé-rieure à sa capacité escomptée » (GeorgesCanguilhem), « Au travail contrairementaux apparences on ne vit pas dans uncontexte, on cherche à créer du contextepour vivre » (Yves Clot).Cette mêlée précieuse est un pouvoir d’agirdans les venelles vers l’émancipation, lecontraire de la financiarisation. Elle mefait penser à ce garçonnet, à cette fillettequi apprennent apparemment si facile-

ment à nommer leurs premiers jouets,train, wagon, locomotive avec leur papa,leur maman. Arrive l’école et l’écriture deces mots. L’enfant est stupéfait que le trainqui est long soit désigné par un mot court(5 lettres) et le locomotive qui est courtele soit par un mot long (10 lettres).L’institutrice qui me rapportait cette his-toire ajoutait : « Mon travail est d’aiderl’enfant à “accéder à l’arbitraire du signe” ». Dans un rapport de 1987 : Projet pour leThéâtre de la Comédie de Genève écrit parMatthias Langhoff on lit ceci : « Un bondirecteur de théâtre ne doit pas mettre sesefforts au service d’une prise de décisionmajoritaire et démocratique. Son travailtout comme son être doivent être animéspar un tel esprit d’ouverture et de curio-sité que les décisions qu’il sera appelé àprendre permettront à chaque individude se développer et de s’épanouir au maxi-mum […] L’art n’est pas démocratisable ;on pourra seulement l’exercer avec plusde justice sociale dans une société plusdémocratique […] Les subventions ne sontpas là pour que le théâtre existe mais pourque la population puisse goûter au meil-leur théâtre […] ». n

Extraits d’un entretien consacré à Jean Vilarpublié dans l’Humanité, reproduit avec l’ai-mable autorisation de l’auteur.

*Jack Ralite est ancien ministre (PCF) et maire honoraire d’Aubervilliers. Il a fondé lesÉtats généraux de la culture.

ARAGON, L’INTIME ET LE POLITIQUE

Notre temps tente de reconsidérer les rapports de l’individualitéavec la politique. Nul n’accepterait plus une « discipline de parti »où les subjectivités ne trouveraient leur place.

PAR OLIVIER BARBARANT*

Cette conquête, dont on peut se réjouir,se double cependant d’une difficulté :il reste à penser un groupe véritable,

qui ne s’émiette pas en singularités inef-ficaces. Dans le domaine littéraire, cetteinflexion se traduit par une reconsidéra-tion de la dimension politique de l’écri-ture. Pour ne plus la confondre avec l’écri-ture partisane, l’on met plutôt en avantune perception de l’Histoire au ras dessubjectivités. Ainsi Jacques Rancière mon-tre-t-il comment c’est en étant pleinementlittéraire qu’elle travaille à inventer un

« partage du sensible » (Politique de la lit-térature, Galilée, 2007). Le Journal dudehors (Gallimard, 1993) d’Annie Ernauxprend la mesure de la réalité politique enrecueillant des aperçus personnels, deschoses vues ou entendues dans le RER.C’est par le retentissement intérieur dequelques phénomènes (une conversation,un comportement) qu’on entrerait au plusprofond de l’époque, en évitant les dis-cours à la fois superficiels et grossiers quiproclament un « nous » indéfini, et distri-buent des slogans. Loin des trajectoiresprédéfinies, d’une mise en scène militante,on s’y met à l’affût de ce que le mondenous dit, que l’écriture dévoile, cerne,

donne à voir. Pas de sens du monde, quel’écrivain détiendrait, mais une sensibi-lité au réel. L’écriture pourrait aussi brouil-ler les identités, les catégories, contesterles représentations figées, et en cela rou-vrirait, sans fanfares ni sentiment de tenirle volant de l’Histoire, au domaine du pos-sible.

L’ANCRAGE DU POLITIQUES’il a un pied dans la vision politique duXIXe siècle (le Hugo des Châtiments, lepoète détenteur des premières lueurs del’avenir), s’il a pratiqué toutes les poé-tiques, je me demande cependant siAragon ne nous aurait pas aussi, dans cessortes d’explorations en partie précédés.À côté des quelques salves directementmilitantes, l’ancrage du politique se faitchez lui au cœur de la personne, au creuxdes identités indécises, qu’il s’agisse decelles des personnages romanesques, etde façon plus troublée encore dans lesmiroitements vertigineux d’un « je »lyrique. S’il la présente quelquefois comme

Où cela commence, où cela finit-il, moi ?“ ”

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un accès à la vérité, la politique lui estpresque toujours une forêt : celle d’unevie confuse, complexe, où le sujet se perden se réalisant, se déchire quand il aspi-rait à se réconcilier.Un de ses rares inédits (Pour expliquer ceque j’étais, Gallimard, 1989) le confirme.Rédigée en 1943, cette « confession » sup-pose que le créateur trouve urgent de fairele point sur lui-même, pour des mobilesqui croisent le plus intime (notamment lamort récente de sa mère) à la politique(faire l’autopsie idéologique de sa géné-ration, des erreurs de jeunesse qui ontconduit de la première à la deuxièmeguerre mondiale). Au plus près de l’expé-rience autobiographique, l’écrit est cepen-dant conduit à s’ouvrir : « j’hésite à cesserde dire je, pour dire nous. Ce que je devraispourtant honnêtement faire ». Il s’agit làd’une conscience de ce que l’individu danssa singularité n’est pas exempt des condi-tions historiques qui le façonnent : « j’étaisde ceux qui achevèrent leurs années decollège après la Marne »… La leçon estd’importance ; elle mérite de se voir rap-pelée aujourd’hui, quand le fantasme dela toute-puissance, le culte consuméristede l’individu fait accroire aux comporte-ments les plus banals qu’ils auraient le lus-tre d’une irréductible singularité. On nele voit que trop : ce ne sont plus jamais lesappareils collectifs (pourtant considéra-blement décriés) qui écrasent les indivi-dus, c’est la célébration publicitaire d’un« individu-roi » qui fabrique des compor-tements moutonniers. Mais ce rappel se montre très insuffisantau regard de ce qui se joue dans l’œuvred’Aragon. S’inaugure dans la Résistance

ce qui ne cessera de travailler l’œuvre :quand il prend la mesure des désastrespolitiques en 1956 par le biais d’une auto-biographie (Le Roman inachevé), quandil noue délibérément le combat résistantà la volonté de montrer « à ce pays déchiréle visage resplendissant de l’amour » auseuil des Yeux d’Elsa, quand il affirme n’en« avoir jamais fini de cet enfantement demoi-même » dans Les Poètes, quand il faitde la quête identitaire le cœur de La Miseà mort comme du « Mentir-vrai », il necesse de montrer comment la complexitéde l’Histoire se noue à celle de la per-sonne. Quand la critique perçoit l’impor-tance de cet aspect de l’œuvre, elle le faitpresque systématiquement pour l’éloi-gner de la politique : la doxa est qu’unAragon défait par la faillite du rêve cher-cherait à se replier sur la quête de soi. Pisencore : on « explique » un comporte-ment « aberrant » (avoir été communistesi longtemps !) par une psychanalysesommaire : l’enfance illégitime, la quêted’une famille, l’absence de père… S’il estcertain que ces données dramatisent,chez Aragon, la quête d’une cohérence,elles ne l’expliquent pas.

LA CONSTRUCTION IDENTITAIREL’entrée en politique d’Aragon n’a jamaisabandonné le souci de la constructionidentitaire. Les deux vont de pair, et leursolidarité peut parfois, dans la déroute,prendre l’allure d’une catastrophe sub-jective. Mais la leçon de l’œuvre demeuredevant nous. Comme le montrent LeCrève-cœur aussi bien que Le Fou d’Elsa,Aragon ne sépare pas artificiellementune proclamation « épique » et combat-

tante d’une intériorité « lyrique ».Aurélien choisit un éclairage indirect quipermet de figurer, dans leurs tensions,les dérives intérieures d’un sujet sensi-ble et une époque dans laquelle il flottes’en savoir s’y inscrire. Ce n’est pas parhasard qu’Aragon a toujours célébré lespremières pages de La Confession d’unenfant du siècle, de Musset : dans l’éclatd’une écriture musicale, s’y construisentd’un même pas un autoportrait et unevision de la génération née aprèsl’Empire. Repenser aujourd’hui la poli-tique, et une littérature politique, c’estconsidérer ce feuilleté d’enjeux qui faitune existence. Aragon nous enseigne àtisser sans les inféoder les données lesplus intérieures avec celles de notre situa-tion historique. Le réalisme au sens pro-pre n’a jamais été une fixation simplistesur quelques données sociales, mais unevolonté de prendre en considération à lafois l’intérieur et l’extérieur, les plis et lesnœuds de ce qui fait l’humanité. Il futtoujours chez Aragon du côté de la « per-ception » autant que de la « représenta-tion », ouvrant en cela à la complexitéd’un rapport au monde qui s’étage ets’étoile en plans divers dont on chercheplus que jamais à figurer les liens. « Il n’ya pas que moi qui ai perdu mon image.C’est tout un siècle qui ne peut plus com-parer son âme à ce qu’il voit » (La Miseà mort). Aragon est aussi un guide pourreconstruire aujourd’hui ces miroirsconjoints du monde et du moi. n

*Olivier Barbarant est poète et docteur ès-lettres. Il est inspecteur général de l’Éducationnationale.

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LE DOSSIER Art et culture...

PAR NICOLAS MONQUAUTET CLAUDE MICHEL*

Malgré le travail déployé par le Frontde gauche sur les politiques de laculture, de l’art, de l’information,

ces questions n’ont occupé qu’une placemodeste dans la campagne. Si peu detemps pour la pensée, le sensible et la créa-tion, le « vivre ensemble » est une impoli-tesse faite à notre humanité. Est-ce unexcès de le dire dans une période où lesinégalités sociales, et bien plus encore cul-turelles, ne cessent de s’aggraver ?Il est vrai que nous sortons d'une périodede dix ans où la droite au pouvoir a portédes coups aux politiques et aux servicespublics culturels, réduisant leurs finance-ments et exaltant la marchandisation dela culture. Ces politiques ont porté atteinteau maillage territorial et aux réseaux quis’étaient constitués sur le temps long. Ceuxqui nous resservent aujourd’hui le refrainde la vertu budgétaire seraient bien avi-sés de ne pas oublier les mobilisations cinqans durant – et le large écho qu’elles ontrencontré – des très nombreux acteurs,militants et travailleurs de la culture contrele pouvoir sarkozyste.

S'INSCRIRE DANS LE PARTAGES’« élargir » des imaginaires, des représen-tations, des mémoires et de la diversitécréatrice de tout l’humain, s’inscrire dansle partage d’un monde commun, êtrereconnu comme porteur de culture consti-tuent des droits fondamentaux et univer-sels. Reste encore, combat sans cesse ina-chevé, à créer les conditions du pleinexercice de ces droits. C’est là, par essencemême, une responsabilité publique. Les politiques publiques de la culture sontessentielles. Sortir du « je » pour s’accom-

plir dans le « nous », unir sans uniformi-ser, c’est donner corps aux valeurs de soli-darité et d’égalité. Soutenir toutes lesformes d’appropriation populaire de l’art,des savoirs, du patrimoine comme la créa-tion vivante, en faire le bien commun,défendre le pluralisme des expressions,protéger la liberté et le travail des artistes,c’est permettre à la citoyenneté et à ladémocratie de s’exercer.Défendre et développer des politiquespubliques culturelles, les inscrire dans ladurée, exige de faire prévaloir l’intérêtgénéral sur les règles de marché.L’esprit des affaires et du marché s’empareaujourd’hui des opérateurs et de l’admi-nistration même de la culture. Échangescommerciaux, marques culturelles, loca-tions d’œuvres, de savoir-faire, prestationsde services tarifées, produits dérivés, misesen concurrence : à grand train s’imposentles modes de management de l’entreprise,la logique du chiffre, de la « performance »économique, la course à la rentabilité etaux fonds privés. Le Rapport Lévy-Jouyet,amalgamant l’homme et le capital, estdevenu la feuille de route des managersculturels, comme ils se nomment eux-mêmes.Les biens et services culturels, parce queporteurs d’identité, de valeurs et de sens,ne doivent pas être soumis aux règles delibre échange et de libéralisation, souspeine de voir les politiques culturellescontestées au nom de la « liberté du com-merce ». La forte mobilisation des milieuxculturels à partir de 1993 a permis àl'Europe d'obtenir des exemptions auxclauses de libre-échange de l'Organisationmondiale du commerce (OMC) et de refu-ser tout engagement de libéralisation pourles services audiovisuels et culturels.L'exception culturelle est donc un acquis

incontestable, mais il reste fragile etcontournable. Ainsi, les États-Unis ontmultiplié les accords bilatéraux de libéra-lisation, intégrant le plus souvent possi-ble les services audiovisuels et surtout lesservices liés au numérique et au com-merce électronique, et la Commissioneuropéenne développe à présent desaccords de libre-échange (celui avec lesÉtats-Unis est programmé) intégrant desPCC (Protocoles de coopération cultu-relle). La culture pourrait devenir l’objetd’un marchandage au sein d’accords com-merciaux.Le marché et la globalisation tendent àl’uniformisation culturelle et à l’aliénationdans le tout-consumérisme.

L’EXCEPTION CULTURELLEDiversité et liberté culturelles ne peuventvivre et prospérer sans l’exception cultu-relle, sans le maintien de notre capacité àdévelopper les dispositifs et les finance-ments publics. C'est bien la lettre et l'es-prit de la Convention Unesco de 2005 surla diversité des expressions culturelles dontla portée politique reste à construire.C’est en France, probablement, que lespolitiques publiques pour la culture, lemaillage, l’aménagement culturel du ter-ritoire, les systèmes de financementsdédiés, de mutualisation et de péréqua-tion de moyens, les dispositifs de soutienà la création et à sa diffusion ont été le plusdéveloppé. Il faut évidemment défendreces principaux acquis, mais c’est loin d’êtresuffisant.La fracture culturelle à l’œuvre montrecruellement toutes les limites que rencon-tre l’intervention publique dans le champde la culture, dans ses modes d’organisa-tion et de fonctionnement actuels, commedans ses objectifs, qu’il est urgent de réin-terroger. Si nous combattons la frénésie à taillerdans les dépenses utiles, dépassons lesseules questions budgétaires, aussi cru-ciales soient-elles. Réfléchissons à unevéritable démocratisation de la définition,de l’écriture, du contrôle et de l’évalua-tion des politiques culturelles, associantvéritablement les citoyens, répondant àl’aspiration grandissante et légitime à l’éga-lité des expressions. La culture est l’affairede tous. Faisons considérablement évo-luer la conduite et l’organisation de lachose publique, et progresser la démocra-tie culturelle. Ils en ont grand besoin. n

*Nicolas MONQUAUT, est responsable de laCGT-Culture, Claude MICHEL, est responsa-ble de la CGT-Spectacles.

LES POLITIQUES PUBLIQUES DE LA CULTURE SONT NOTRE BIEN À TOUSSortir du « je » pour s’accomplir dans le « nous », unir sans unifor-miser, c’est donner corps aux valeurs de solidarité et d’égalité.

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D’IDÉESCO

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T SONDAGES

Une nouvelle imagecommuniste

Une étude riche qui montre l'importance d'un électoratcommuniste potentiel ( entre 15 et 20%), le poids del'idéologie dans le choix communiste, le caractère uni-taire de cet électorat potentiel, sa façon de plébisciter lastratégie du Front de gauche, son envie face à la crisede solutions (plus que de révolution), l'importance des

valeurs de combat qu'il soutient (partage, égalité, soli-darité) ; l'enquête montre qu'un électeur «  potentiel  »sur deux ne connaît pas de communistes dans son entou-rage ; elle confirme enfin la nouvelle image du commu-nisme qui s'installe dans l'opinion, loin des vieux clichés.

Si des élections présidentielles avaientlieu dimanche prochain, pourriez vouscertainement, probablement,probablement pas ou certainement pasvoter pour un candidat ou une candidateprésenté(e) ou soutenu(e) par le Particommuniste ?n CERTAINEMENT 5 %

n PROBABLEMENT 12%

n PROBABLEMENT PAS 23%

n CERTAINEMENT PAS 57%

Depuis la création du Front de gaucheauquel participe le PC, diriez vous quel'opinion que vous avez du PCn S'EST PLUTÔT AMÉLIORÉE 74%

n S'EST PLUTÔT DÉTÉRIORÉE 12%

n NSP 14%

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Une enquête de l'agence Viavoice, intitulée Observatoire des communistes et del'idée communiste, a été rendue publique à l'issue de l'université d'été du PCF, le2 septembre dernier, aux Karellis (Savoie).

OCTOBRE 2012 - LA REVUE DU PROJET

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LÉO PURGUETTE

LE GRAND ENTRETIEN

TRAVAIL DE SECTEURS

La conscience de la globalité du monde pro-gresse mais dans le même temps elle est sou-vent perçue comme un obstacle au changement.Comment dépasser ce paradoxe ?L’idée de globalité correspond à des réa-lités – la mondialisation capitaliste ou lesgrandes problématiques environnemen-tales, par exemple – et notre réponse poli-tique doit s'inscrire dans une dimensionglobale. Elle ne peut pas être seulementfrançaise. D'ailleurs, l'idée du change-ment politique dans un seul pays est pro-bablement une idée morte. Au sens oùon ne transformera pas structurellementles choses en France sans un contextefavorable ou porteur en Europe, avec desconvergences de luttes suffisantes et desrapports de forces qui soient une aide.Cela ne veut pas dire qu'il serait devenuimpossible de penser le changement enFrance. Cela signifie qu'il faut le construiredans son contexte d'enjeux et de luttesen France et en Europe. On voit d'ailleursà quel point les questions européennessont devenues des questions politiquesde notre quotidien national... Tout est lié. Mais, en effet, la globalité des enjeux peutêtre instrumentalisée pour décrédibili-ser toute perspective de changement.Autrement dit : à quoi bon se battre –diront certains – puisque les leviers depouvoirs seraient hors de portée ? Pourdépasser cela, il faut une conception opé-rationnelle de l'internationalisme. Il fautsurtout se demander comment la Franceet l'Europe peuvent elles-mêmes chan-ger et peser – changer pour peser – surle plan international afin, précisément,de contribuer à lever les obstacles auchangement en France. Pour être plus précis, il y a une triple

Nous avons changé de monde

dimension dans notre réponse politique :nationale, européenne et globale (ou mon-diale). En Europe, nous sommes engagéspour un référendum contre la ratifica-tion du traité Sarkozy-Merkel qui veut« constitutionnaliser » une austérité bru-tale sous contrainte et sous contrôle préa-lable d'instances européennes non élues.On a vu beaucoup de choses dans l'his-toire de l'intégration européenne depuisles années 1950... mais jamais la volontéd'un tel coup de force anti démocratiqueet anti social alors que le nombre et ladiversité des oppositions à ce traitédépasse les rassemblements réalisésantérieurement.

Tout cela signifie une grande bataille pourrefonder la construction européenne,faire que l'Europe devienne une dimen-sion active de la réponse aux attentessociales, un moyen de consolidation dessouverainetés et du rôle des pays euro-péens dans le monde avec l'Afrique, lespays du Sud et de l'Est de la Méditerranéeet aussi l'Amérique latine. On neconstruira pas une Europe démocratique,sociale et solidaire sans une conceptionstructurée de son rapport au Sud. Le monde est à la fois globalisé et extrê-mement contradictoire, avec des margi-nalisations et des exclusions de popula-

tions et de pays entiers... mais c’est unmonde où, en effet, les grands enjeuxsont pour l'essentiel mondiaux : maîtrisefinancière, réchauffement climatique,énergie et écologie, sécurité humaine,migrations, paix et désarmement, coo-pération et lutte contre le sous-dévelop-pement. Et la prise en compte de cesenjeux globaux est aussi une dimensionde la réponse aux attentes socialesconcrètes pour la vie quotidienne, l'em-ploi, le pouvoir d'achat, la santé.

Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, les conflits semultiplient, le PCF combat les interventionsmilitaires. Alors que faire ?Je ne sais pas si les conflits se multiplient.Je crois que c'est un sentiment assezgénéral mais ce n'est pas la réalité. Lapériode historique précédente, avant lachute du mur et la décennie-charnièredes années 1990, fut marquée par unnombre important de conflits de forteintensité qui avaient un rapport directavec l'antagonisme Est/Ouest et l'affron-tement des blocs. Aujourd'hui, c'est toutà fait autre chose. On assiste aux effetsd'une exacerbation de la crise partoutdans le monde, à l'aggravation de sesconséquences, à la montée des inégali-tés, des sentiments d'injustice et d' humi-liation avec des réponses néolibérales etcapitalistes socialement destructricesmais qui montrent leur limites... Les puis-sances occidentales dominantes cher-chent à contenir ou réduire des straté-gies et des forces qu'elles considèrenthostiles à leurs intérêts stratégiques. Onle voit au Proche-Orient. Dans le mêmetemps on constate la montée d'exigencespopulaires nouvelles. Le capitalisme est

Notre réponse politique doit être la recherche

d'un changement profond du mode de développement, desstratégies et des choix de gestion

dans tous les domaines.

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LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

Ce mois-ci Jacques Fath, responsable du secteur Relations internationales,paix et désarmement du PCF, fait le point des grands enjeux qui dominentla scène internationale.

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face à un aiguisement très fort de sespropres contradictions. Depuis l'effon-drement de l'Union soviétique il n'a plusd'autre ennemi que lui-même et ses pro-pres contradictions. D'où la nécessitépour ses dirigeants de créer un nouveladversaire irréductible, le terrorisme,alors que celui-ci est lui-même un pro-

duit du système en crise. Les politiques mises en œuvre sont essen-tiellement militaires et sécuritaires dansune logique de force permanente quiconduit le plus souvent à des échecs etdes situations aggravées. Par exemple

en Libye. Sarkozy, Cameron, avec Obamaet l'OTAN ont manipulé le Conseil de sécu-rité et déclenché une guerre qui a désta-bilisé et mis en danger l'ensemble de lazone sahélo-saharienne et offert plus dela moitié du territoire malien à desgroupes intégristes. dont certains détien-nent 6 otages français ! Plus on fait laguerre, plus on s'enfonce dans l'impasse. Notre réponse politique doit être larecherche d'un changement profond dumode de développement, des stratégieset des choix de gestion dans tous lesdomaines. Aucune réponse viable nepourra être trouvée sans la fin des humi-liations politiques, le respect des souve-rainetés et sans les conditions écono-miques et sociales d'un développementhumain durable. Les soulèvements du monde arabe, endépit des problèmes aigus d'aujourd'hui,ont témoigné d'une très forte aspirationau changement. On a assisté à un bas-culement de l'histoire politique du mondearabe. Comme il y a eu un basculementpolitique en Amérique latine dès les

années 1990. Lorsque les conditions éco-nomiques, politiques, sociales et mêmepsychologiques s'agrègent positivement,on a ces basculements, ces ruptures quitémoignent en même temps de l'état réeldes sociétés, des diversités nationales...On voit par exemple une affirmation pro-blématique des courants de l'islamismepolitique, y compris radicaux. Mais ce qu'ily a d'intéressant, c'est l’affirmation enAmérique latine, en Europe, enMéditerranée, en Afrique et ailleurs d'unecertaine volonté populaire d'engagementsocial, d'expression politique et citoyenne,de combativité, de créativité militante.

Le conflit israélo-palestinien s'éternise. Faut-ilfaire une croix sur la paix à moyen terme auProche-Orient ?Le non règlement de la question dePalestine constitue une injustice fonda-mentale totalement inacceptable et unvecteur d'instabilité et d'insécurité pourl'ensemble du monde. C’est une questioncentrale car rien ne pourra se régler auProche-Orient et sur le plan internatio-

Tout est à repenser dans la façon dont les forces

progressistes, et notamment lescommunistes doivent agir, y

compris dans la façon dont onconçoit l’internationalisme, ce que

nous avons commencé à fairedepuis des années.

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OCTOBRE 2012 - LA REVUE DU PROJET

Sources : Atlas « Mondes émergents » Le Monde diplomatique et http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/otan/index.shtml

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TRAVAIL DE SECTEURS

nal sans une solution juste pour le peu-ple palestinien.Le règlement de cette question passe parl'application des résolutions des Nationsunies. Cela veut dire en finir avec la colo-nisation et l'occupation militaire israé-lienne. Cela veut dire en finir avec lalâcheté occidentale, avec la consternantecarence française qui laissent les diri-geants de Tel Aviv écraser les Palestinienssans réagir. Il faut au contraire sanction-ner Israël, et que la France et ses parte-naires européens se décident enfin àprendre des initiatives. Mais, pour l'ins-tant, c'est le silence et l'inaction. La Francedevrait au moins reconnaître l'État pales-tinien et agir pour son admission à l'ONU.La question va venir bientôt concrète-ment. Il faudra que chacun, et en parti-culier les autorités françaises, mesureses responsabilités.

François Hollande a annoncé son intention dene pas revenir sur la présence de la France dansle commandement intégré de l'OTAN. Qu'endites-vous ?François Hollande avait annoncé qu'ilentérinerait la décision de Nicolas Sarkozymais aussi qu'il poursuivrait la dissua-sion nucléaire. Ce n'est donc pas une sur-prise. Il s'inscrit dans le prolongementdes politiques conduites depuis des

dizaines années. Nous pensons à l'inverseque la France doit se dégager de cetteorganisation politico-militaire qui auraitdû disparaître avec la fin de la guerrefroide. Il faut agir pour sa dissolution,pour la refondation d'un système de sécu-rité collective en Europe et dans le mondesur la base des buts et principes de laCharte des Nations unies. Personne nedit que c'est facile... Mais l'insécurité estgrandissante dans le monde d'aujourd'hui.Il faut donc créer d'autres rapports inter-nationaux et de véritables modes de ges-tion et de règlement des tensions, descrises et des conflits. La France doit êtrelà aussi à l'initiative pour le désarme-ment, pour que finisse par s'imposer une

vraie conception de la sécurité dans l'es-prit d'une démilitarisation des relationsinternationales. Il est possible à la Francede jouer un rôle original dans le monde.C'est une bataille politique à mener.

La France est une ancienne puissance coloniale,membre du conseil de sécurité de l'ONU, elledétient l'arme nucléaire. Comment concevoirson rôle en tant que révolutionnaires ?On peut dire qu'on n’est pas encore sor-tis du colonialisme aujourd'hui dans lespratiques de la Françafrique, dans lesmentalités de nos classes dirigeantes etsouvent, même, dans l'expression d'unecertaine droite et de l'extrême droite.Mais l'histoire de France n’est pas quenéo-coloniale. Elle est aussi marquée pardes exigences universelles et progres-sistes qui viennent des luttes du peuplefrançais et de ses révolutions. Notre payssuscite des attentes légitimes dans lemonde. Est-elle capable d'y répondre ?À l'évidence, les politiques conduitesdepuis des années ne le permettent pas.Intervenir pour que la France soit à lahauteur de ces attentes, c'est une res-ponsabilité que nous devons assumerpour que notre pays se dote d'une grandepolitique internationale afin de contri-buer à des réponses adaptées aux pro-blèmes du monde : la paix, la sécurité, ledéveloppement humain, le multilatéra-lisme...dans l'idée d'un nouvel ordre inter-national.

En l'état, l'ONU est-elle en mesure de garantirla sécurité mondiale ?L'ONU ne peut faire que ce que ses Étatsmembres lui demandent de faire. Ce quidomine dans le fonctionnement présentc'est la confrontation de puissances etle poids décisif des membres permanentsdu Conseil de sécurité. L'hégémonie desÉtats-Unis s'est cependant relativisée dufait des bouleversements géopolitiqueset de la montée des émergents, énormequestion qui mériterait une réflexion ensoi. En même temps, la Charte de l'ONUconstitue un point d'appui considérableavec, notamment, l'affirmation de la sou-veraineté des États et le principe du non-recours à la force. En revanche, l'exigencedu désarmement n'y figure pas. La Francepourrait être à l'initiative sur cette ques-tion parce qu'il ne faut accepter ni le statu

quo, ni une stabilité fondée sur un soi-disant équilibre des forces qui ne garan-tit en rien la sécurité internationale. Lapuissance n'est pas synonyme de sécu-rité.Il faut construire des relations de paixsur des bases solides impliquant le désar mement nucléaire et pour tous lestypes d'armes en lien avec le règlementdes conflits et des crises. Les Nations unies ne doivent plus êtreinstrumentalisées pour légitimer desinterventions néo-impériales qui violentl'esprit et la lettre de la Charte, commec'est le cas régulièrement. Il faut allervers une démocratisation de l'ensembledu système des Nations unies et notam-ment vers une réforme du Conseil desécurité, au moins pour que tous les conti-nents soient mieux représentés. Mais est-ce possible aujourd'hui ? On peut en dou-ter. L' ONU est en tous les cas la seuleorganisation internationale universellecapable de dire le droit et de constituerle cadre légitime du multilatéralisme.

Comment être internationaliste sansInternationale ?Le monde n'a pas changé...nous avonschangé de monde. Au bouleversementgéopolitique intervenu avec la chute dumur s'ajoute la mutation des enjeux desécurité internationale, la globalisationd'un capitalisme en crise structurelle,l'extension du néo-libéralisme au niveauplanétaire, l'explosion du défi écologique,la montée des puissances émergentes,le poids de la Chine. Tout est à repenserdans la façon dont les forces progres-sistes, et notamment les communistesdoivent agir, y compris dans la façon donton conçoit l’internationalisme, ce quenous avons commencé à faire depuis desannées. Il faut définir des objectifs com-muns de luttes sur toutes les questionspolitiques, institutionnelles, économiques,sociales qui nécessitent un changementde fond dans les relations internationaleset face aux enjeux mondiaux. L'inter -nationalisme doit devenir concret, opé-rationnel et porteur d'avenir. n

L'inter nationalisme doit devenir concret, opérationnel

et porteur d'avenir.“ ”

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LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

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OCTOBRE 2012 - LA REVUE DU PROJET

ÉcologieCONTRIBUER À LA CONFÉRENCE ENVIRONNEMENTALEAprès l’échec de RIO+20, l’urgence de la mobilisation descitoyens, des salariés et des élus est à l’ordre du jour de notreagenda de lutte pour le développement humain durable.Élargir la prise de conscience des dangers du changementclimatique est pour les communistes une priorité. Nous voulons donc contribuer aux débats de la conférenceenvironnementale convoquée par la ministre DelphineBatho les 14 et 15 septembre. Le Grenelle est loin d’avoirproduit les effets escomptés. Les débats, sans tabous, surles défis que la société française doit contribuer à releverrestent immenses. La discussion risque de buter sur leslimites du programme Hollande. Ainsi le député PS Brottesvient d’encadrer le débat sur les tarifs de l’énergie en dépo-sant une proposition de loi sur les tarifs progressifs qui noussemblent dangereuse et inadaptée. Au-delà les thèmes pré-vus sont les suivants : transition énergétique et biodiversitéen priorité puis fiscalité écologique, santé et environne-ment, gouvernance.Des débats décentralisés seront organisés jusqu’au prin-temps 2013 puis un projet de loi déposé. Notre présence àces initiatives doit dès maintenant se travailler.Deux documents seront à la disposition des fédérations etdes militants du Parti relatifs à une transition énergétiqueréussie. Les auditions du LEM, les numéros 6 et 13 de laRevue du projet et la plaquette Contribution au débat publicréalisée par les commissions Énergie, Recherche et Écolo-gie, l’édition spéciale de la revue Communisme et écologie.Elle est accessible sous forme numérique et papier au prixde 2€. Pour toute commande : [email protected] produirons des fiches détaillées sur tous les autresthèmes.Enfin nous réfléchissons à la structuration de cursus de for-mations afin de favoriser une plus grande appropriation denos options écologiques au moment où nous aurons à don-ner toute sa place à notre parti-pris écologique lors du pro-chain congrès.

HERVÉ BRAMY, DÉLÉGUÉ NATIONAL À L’ÉCOLOGIE.

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET RECHERCHEUne intense activité a été développée pendant l’année,accrue pendant la période des présidentielles et législativeset se poursuit au même rythme avec le lancement des Assisesgouvernementales sur l’enseignement supérieur et larecherche.Nous résumons ici brièvement les principaux axes de cetravail collectif qui a associé une quarantaine de camaradesen contact régulier.Le PCF dispose maintenant d’un programme détaillé pourl’Enseignement supérieur et la recherche ; la revue XYZ dis-ponible en format pdf sur le site du PCF (esr.pcf.fr/) a traitéde ce programme sous divers aspects ; le programme com-plet est contenu dans XYZ spécial fête huma 2011(esr.pcf.fr/sites/default/files/xyz_fete_huma_2011_0.pdf).Il faut souligner l’importance de ce document appelé à s’en-richir mais qui constitue la base de travail et la référence laplus complète sur ce sujet pour le PCF. On trouvera dans la revue de la commission une quantitéconsidérable d’informations et d’analyses relatives au sec-teur.

Parallèlement, le secteur s’est engagé complètement dansle Front thématique ESR du Front de gauche. Celui-ci a prisdes initiatives nombreuses.Une lettre du Front de gauche a été adressée à la ministreGeneviève Fioraso dès sa nomination. Celle-ci reçoit unedélégation le 18 septembre.Le plus important est le lancement de l’atelier législatif décen-tralisé du Front thématique qui s’est tenu à la fête de l’Huma.Par cet atelier à la préparation duquel le PCF a pris une partdéterminante, nous voulons faire déborder le fleuve de sonlit et associer des centaines de chercheurs et d’universitairesà des avancées de gauche significatives, ce qui ne semble pasêtre la feuille de route actuelle de la ministre.

OLIVIER GEBUHRER, RESPONSABLE NATIONAL ENSEIGNEMENTSUPÉRIEUR ET RECHERCHE

JeunesseBESOIN DE SÉCURISATION ET NON DE PRÉCARISATION !Ces derniers mois, les organisations de jeunesse se sont par-ticulièrement mobilisées et rassemblées pour porter des pro-positions, des projets de loi pour en finir avec la précarité etsécuriser leurs parcours de vie : c'est vrai de l'appel pour unBig Bang de la Jeunesse, du projet de loi cadre pour les jeunesdiplômés rédigé par l'Unef et l'Ugict-CGT, et de la campagnedes Jeunes communistes et du Front de gauche pour faireconnaître et soutenir le projet de loi-cadre portant sur l'ave-nir des jeunes déposé par les députés Front de gauche… C'estun gisement de propositions crédibles pour sortir de la criseet créer enfin les conditions d'un avenir meilleur pour la jeunegénération qui ne veut pas être sacrifiée .Le candidat Hollande a fait de la jeunesse la priorité de sonquinquennat. Face aux chiffres en augmentation du chô-mage et de la pauvreté des jeunes, il y a certes urgence, celan'empêche pas de prendre en compte les propositions deces organisations pour améliorer les premières mesuresannoncées par le gouvernement : les emplois d'avenir et lescontrats génération et engager une politique ambitieusepour la jeunesse dans tous les domaines de la vie .

Ces exigences portent sur les points suivants :• en finir avec les contrats précaires et aidés pour les jeunesavec à chaque fois des exonérations de cotisations socialescomme si le travail des jeunes était du « sous travail », lapérennisation de ces emplois doit être garantie ;• l'obligation de formations qualifiantes ;• la mise en place d'accompagnement réel quand il y en abesoin (tutorat), les Missions locales doivent être renfor-cées pour assurer le suivi et le contrôle de ces dispositifs partous les acteurs dont les organisations de jeunesse et syn-dicales ;• il faut aussi faire grandir des batailles rassembleuses pourrefuser dans tous les domaines les politiques d'austérité,obstacles à la sécurisation de l'emploi et la formation desjeunes.C'est ainsi qu'une politique ambitieuse pour l'avenir desjeunes sera possible. Les multiples débats de la Fête del'Humanité sur les questions de la jeunesse, avec une plu-ralité d'intervenants des organisations associatives, syndi-cales et politiques sont un point d'appui pour engager lesmobilisations pour gagner le changement.

ISABELLE DE ALMEIDA, RESPONSABLE NATIONALE JEUNESSE

BRÈVES DE SECTEUR

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D’IDÉESCO

MBA

T «Tu peux tout accomplir dans la vie si tu as le courage de le rêver, l’intelligence d’en faire un projet

Par GÉRARD STREIFF

d'entreprise a eu une formation de droitou d'ingénieur ; aujourd'hui, ce sont des« commerciaux », des « financiers », desdiplômés d'HEC, de l'ESSEC ou de l'ESCP,souvent associés à un passage par l'ENAalors que Polytechnique continue d'êtrerecherché. Nos auteurs écrivent : «  Audelà du constat immédiat, ce sont lesmodes de légitimité pour accéder au pou-voir économique qui sont peut-être entrain de changer. À la figure du directeur-ingénieur qui avait été le type dominantde dirigeant économique au XXe siècle,se substitueraient des généralistes del'économie plus orientés vers les métiersde la finance et du commerce que de laproduction  ». L'étude montre que 45%des dirigeants français sont passés parl'ENA, HEC ou Polytechnique : « Ce résul-tat est en soi impressionnant puisqu'ilrevient à dire que trois écoles seulementproduisent près de la moitié de l'élite éco-nomique française. La proportion estencore plus importante parmi les qua-dragénaires où elle atteint près de 61%contre 39% pour les plus de 50 ans.  »De la même manière, le poids des cadresde l'économie issus des « grands corps »de l'État (Cour des comptes, Conseild'Etat, Corps des mines, des ponts, destélécoms, Inspection des finances) estimportant : 18,7% de l'ensemble des diri-

geants, et ce pourcentage augmente chezles dirigeants plus jeunes. D'où cette autreobservation de nos chercheurs : «  Lerésultat obtenu est très significatif lorsquel'on sait que l'effectif total de ces corpsne dépasse guère quelques centaines demembres. La capacité des hauts fonc-tionnaires à se reconvertir dans le privé,voire à privilégier cette voie, montre com-bien le pouvoir s'est déplacé de l'universpolitico-administratif vers le monde éco-nomique ». Dernier exemple en date : l'ar-rivée en juin 2012 de Xavier Musca, anciensecrétaire général de l'Élysée sous l'èreSarkozy, à la direction du Crédit agricole.

UN RÉSEAU TRÈS FERMÉVoilà pour les directions exécutives. Qu'enest-il des membres des conseils d'admi-nistration ? Le tableau est très proche. Làencore, c'est un monde de mâles. Certesil y a ici obligation légale de nommer plusde femmes. Aussi, pour être politiquementcorrect, les grands groupes sollicitent unpetit vivier de femmes, toujours les mêmes,fines fleurs de la haute bourgeoisie.Exemples, cités dans une enquête intéres-sante du journal Le Monde du 9 mai der-nier : chez Bouygues, on trouve Anne-Marie Idrac, ancienne présidente de laRATP puis de la SNCF, ex ministre de droite,qui est également au conseil d'adminis-

Qui sont les dirigeants des sociétés cotées à l'indice CAC 40 de la Boursede Paris ? Qui peuple les états-majors (exécutifs) des grands groupes capi-talistes et les conseils d'administration ? Plusieurs enquêtes, études etthèses récentes permettent de préciser le profil de ces capitalistes de2012 ; on y voit comment les gens de la finance envahissent tout, commentaussi l'État se privatise et « donne » ses hauts cadres ; comment se recons-titue, se régénère la classe dominante, un groupe étroit, fermé, d'individusdont la cooptation se prépare dès les « grandes » écoles.

e dirigeant d'entreprise du CAC40 est un mâle quinquagénaire, formédans une des trois grandes écoles quesont l'ENA, HEC ou Polytechnique, etassez souvent, aussi, issu du haut appa-reil d'État. C'est ce qui ressort d'une étudede l'OPESC (Observatoire politico-éco-nomique des structures du capitalismewww.opesc.org). Quatre de ses cher-cheurs, François-Xavier Dudouet, ErixGrémont, Hervé Joly et Antoine Vion ontprocédé à une «  radiographie des comi-tés exécutifs du CAC 40  ». Selon leurdéfinition, l'état-major, ce sont «  les col-lèges situés au sommet de la hiérarchiede l'entreprise, soit le comité exécutif ouson équivalent (directoire, direction géné-rale, comité de direction) ». Ils ont plan-ché sur près de 500 personnes. Ce sontessentiellement des quinquagénairesmâles. On sait que dans les conseils d'ad-ministration, un quota de femmes a étérecommandé. Ce n'est pas le cas dans lescomités exécutifs où leur nombre est ridi-culement faible : 33 femmes pour 420hommes. Ces dirigeants sont, pour lestrois quarts, des Français ; le quart res-tant sont des Américains (5%), desAllemands, des Belges et des Italiens (prèsde 3% chacun). Autre caractéristique :la spécificité du système français desgrandes écoles. Longtemps, le dirigeant

L

Qui dirige le CAC 40 ?

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LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

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réaliste, et la volonté de voir ce projet mené à bien.» Sidney A. Friedman, économiste américain

tration de Saint-Gobain, de Vallourec, deMediobanca, de Total ; Patricia Barbizetqui siège dans six autres CA ; ColetteLewiner ( 7 autres CA) ; Monique Bouygues,la maman de Martin Bouygues, 87 ans.Bref, des femmes « emblématiques » quine bousculent guère l'écrasante domina-tion masculine ni ne contrarient «  laconsanguinité des conseils d'administra-tion  », selon la formule d'Olivia Flahaultet Frédéric Genevrier, de la société d'ana-lyse financière OFG.Le club des administrateurs représenteun réseau très soudé, une toile d'arai-gnée au maillage serré où s'imposentquelques sociétés financières. BNPParibas, Société Générale, Axa, Créditagricole sont les vaisseaux amiraux d'uneflottille où brillent aussi Saint Gobain,Sanofi, Renault, Carrefour, etc. Chacund'entre eux a placé ses hommes (etquelques femmes, donc) chez les autres.Genre Michel Pébereau, président d'hon-neur de BNP Paribas, et titulaire de septmandats d'administrateur : Axa, BnpParibas, Bolloré, EADS, Pargesa, Saint-Gobain, Total... Un phénomène donc deconnivence, de complicité, de cooptation.La bourgeoisie française aime cumuler.Un administrateur de grande sociétécotée sur deux (47%) détient trois man-dats ou plus, ce qui est un taux particu-lièrement élevé, bien supérieur à lamoyenne européenne.En mai-juin dernier, lors de renouvelle-

ments (partiels) de CA, on notait parexemple l'arrivée du DG de St-Gobain àBNP/Paribas ou la venue d'un des diri-geants de Michelin au CA de St Gobain. «  En France, on est les champions de lafinanciarisation des conseils. Les admi-nistrateurs sont trop souvent de pursfinanciers au détriment des spécialistesmétiers, des industriels  » regrette lasociété d'analyse financière Alphavalue.Dans une thèse récente, soutenue àl'Université Paris-Dauphine, Aurélien

Eminet (voir l'encadré), confirme le carac-tère étroit de cette caste aux commandesde l'économie. Il s'agit d'un « milieu socio-logique homogène », des gens tous for-més dans les mêmes écoles. Les liens quiles unissent, loin de se distendre aprèsla loi de 2002 qui prônait une « gouver-nance  » plus ouverte, ne cessent de seresserrer, affirme ce docteur parlant de« plafond de verre » qui bloque l'entréedu club à tout intrus qui ne présenteraitpas le pedigree nécessaire. n

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CONNIVENCE ET PRESTIGE SOCIAL« Dans une thèse récente, Oligarchie et dynamique de professionnalisation desadministrateurs, 2012, Aurelien Eminet (université Paris-Dauphine) montre queles administrateurs «  indépendants » des très grandes sociétés sont majoritai-rement des dirigeants ou d'anciens dirigeants d'autres grandes entreprises etqu'ils possèdent souvent au moins deux mandats. Les dirigeants des grandessociétés appartiennent donc à un milieu sociologiquement défini dès la forma-tion dans des écoles prestigieuses, plutôt de type politique. On peut tirer troisconclusions de ces données. D'abord la connivence entre les conseils d'admi-nistration ne concerne que les grandes entreprises qui sont bien sûr les plusinfluentes. Ensuite les pressions pour imposer l'indépendance des administra-teurs ont sans doute consolidé plutôt qu'affaibli l'élite issue des grandes écoles: l'appartenance à un milieu sociologique homogène permet une complicitéculturelle entre les administrateurs et les directions. Enfin […], dans lesgrandes entreprises, il semble exister un «  plafond de verre  » barrant l'accèsde la gouvernance aux manageurs qui ne sont pas issus des écoles d'élite. Lapossibilité d'appartenir aux conseils d'administration des grandes entreprisesest un label de prestige social que l'on obtient dès ses études  ».

Pierre-Yves Gomez,  Les grandes écoles dominent toujours le CAC 40, Le Monde/Entreprise, 5 juin 2012

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MOUVEMENT RÉEL

«  Dans l’hypothèse d’une “fabrique dusensible” le lien entre la pratique artis-tique et son apparent dehors, à savoir letravail, est essentiel. Comment, pour votrepart, concevez-vous un tel lien (exclusion,indifférence...) ? Peut-on parler de “l’agirhumain” en général et y englober les pra-tiques artistiques, ou bien celles-ci sont-elles en exception sur les autres pra-tiques ?

Dans la notion de “fabrique du sensible”on peut d’abord entendre la constitutiond’un monde sensible commun, d’un habi-tat commun, par le tressage d’une plu-ralité d’activités humaines. Mais l’idéedu “partage du sensible” implique quelquechose de plus. Un monde commun n’estjamais simplement l’ethos, le séjour com-mun qui résulte de la sédimentation d’uncertain nombre d’actes entrelacés. Il esttoujours une distribution polémique desmanières d’être et des “occupations”dans un espace des possibles. C’est à par-tir de là que l’on peut poser la questiondu rapport entre l’ “ordinarité” du travailet “l’exceptionnalité” artistique. Ici encorela référence platonicienne peut aider àposer les termes du problème. Au troi-sième livre de la République, le miméti-cien est condamné non plus seulementpar la fausseté et par le caractère perni-cieux des images qu’il propose, mais selonun principe de division du travail qui adéjà servi à exclure les artisans de toutespace politique commun : le miméticienest, par définition un être double. Il fait

deux choses à la fois, alors que le prin-cipe de la communauté bien organiséeest que chacun n’y fait qu’une chose, celleà laquelle sa “nature” le destine. En unsens tout est dit là  : l’idée du travail n’estpas d’abord celle d’une activité détermi-née, d’un processus de transformationmatériel. Elle est celle d’un partage dusensible : une impossibilité de faire “autrechose”, fondée sur une “absence detemps”. Cette “impossibilité” fait partiede la conception incorporée de la com-munauté. Elle pose le travail comme larelégation nécessaire du travailleur dansl’espace-temps privé de son occupation,son exclusion de la participation au com-mun. Le miméticien apporte le troubledans ce partage : il est un homme du dou-

ble, un travailleur qui fait deux choses enmême temps. Le plus important est peut-être le corrélat  : le miméticien donne auprincipe “privé” du travail une scènepublique. Il constitue une scène du com-mun avec ce qui devrait déterminer leconfinement de chacun à sa place. C’estce re-partage du sensible qui fait sa noci-vité, plus encore que le danger des simu-lacres amollissant les âmes. Ainsi la pra-tique artistique n’est pas le dehors dutravail mais sa forme de visibilité dépla-cée. Le partage démocratique du sensi-

ble fait du travailleur un être double. Ilsort l’artisan de “son” lieu, l’espacedomestique du travail, et lui donne le“temps” d’être sur l’espace des discus-sions publiques et dans l’identité ducitoyen délibérant. Le dédoublementmimétique à l’œuvre dans l’espace théâ-tral consacre et visualise cette dualité.Et, du point de vue platonicien, l’exclu-sion du miméticien va de pair avec laconstitution d’une communauté où letravail est à “sa” place.Le principe de fiction qui régit le régimereprésentatif de l’art est une manière destabiliser l’exception artistique, de l’as-signer à une tekhné, ce qui veut dire deuxchoses : l’art des imitations est une tech-nique et non un mensonge. Il cesse d’êtreun simulacre, mais il cesse en mêmetemps d’être la visibilité déplacée du tra-vail, comme partage du sensible.L’imitateur n’est plus l’être double auquelil faut opposer la cité où chacun ne faitqu’une seule chose. L’art des imitationspeut inscrire ses hiérarchies et exclusionspropres dans le grand partage des artslibéraux et des arts mécaniques.Le régime esthétique des arts bouleversecette répartition des espaces. Il ne remetpas en cause simplement le dédouble-ment mimétique au profit d’une imma-nence de la pensée dans la matière sen-sible. Il remet aussi en cause le statutneutralisé de la tekhné, l’idée de la tech-nique comme imposition d’une forme depensée à une matière inerte. C’est à direqu’il remet au jour le partage des occu-pations qui soutient la répartition desdomaines d’activité. C’est cette opéra-tion théorique et politique qui est au cœurdes Lettres sur l’éducation esthétiquede l’homme de Schiller. Derrière la défi-

En quoi les pratiques de l’art sont et ne sont pas en exception sur lesautres pratiques.

PAR JACQUES RANCIÈRE*

*JACQUES RANCIÈRE est philosophe. Il estprofesseur émérite à Université de Paris VIII

De l’art et du travail

« Le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelonscommunisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellementexistantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L'idéologie allemande

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Il faut sortir du schéma paresseux et absurde opposant le

culte esthétique de l’art pour l’art àla puissance montante du travailouvrier. C’est comme travail que

l’art peut prendre le caractèred’activité exclusive.

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nition kantienne du jugement esthétiquecomme jugement sans concept – sanssoumission du donné intuitif à la déter-mination conceptuelle –, Schiller marquele partage politique qui est l’enjeu de l’af-faire  : le partage entre ceux qui agissentet ceux qui subissent  ; entre les classescultivées qui ont accès à une totalisationde l’expérience vécue et les lasses sau-vages, enfoncées dans le morcellementdu travail et de l’expérience sensible.L’état “esthétique” de Schiller, en sus-pendant l’opposition entre entendementactif et sensibilité passive, veut ruiner,avec une idée de l’art, une idée de lasociété fondée sur l’opposition entre ceuxqui pensent et décident et ceux qui sontvoués aux travaux matériels.

L’ART REDEVIENT UN SYMBOLE DU TRAVAILCette suspension de la valeur négativedu travail est devenue au XIXe siècle l’af-firmation de sa valeur positive commeforme même de l’effectivité communede la pensée et de la communauté. Cettemutation est passée par la transforma-tion du suspens de “l’état esthétique” enaffirmation positive de la volonté esthé-tique. Le romantisme proclame le deve-nir-sensible de toute pensée et le deve-nir-pensée de toute matérialité sensiblecomme le but même de l’activité de lapensée en général. L’art ainsi redevientun symbole du travail. Il anticipe la fin –la suppression des oppositions – que letravail n’est pas encore en mesure deconquérir par et pour lui-même. Mais ille fait dans la mesure où il est produc-tion, identité d’un processus d’effectua-tion matérielle et d’une présentation àsoi du sens de la communauté. La pro-

duction s’affirme comme le principe d’unnouveau partage du sensible, dans lamesure où elle unit dans un mêmeconcept les termes traditionnellementopposés de l’activité fabricatrice et de lavisibilité. Fabriquer voulait dire habiterl’espace-temps privé et obscur du travailnourricier. Produire unit à l’acte de fabri-quer celui de mettre au jour, de définirun rapport nouveau entre le faire et levoir. L’art anticipe le travail parce qu’il enréalise le principe  : la transformation dela matière sensible en présentation à soide la communauté. Les textes du jeuneMarx qui donnent au travail le statut d’es-sence générique de l’homme ne sont pos-sibles que sur la base du programmeesthétique de l’idéalisme allemand : l’artcomme transformation de la pensée enexpérience sensible de la communauté.Et c’est ce programme initial qui fondela pensée et la pratique des “avant-gardes” des années 1920 : supprimer l’arten tant qu’activité séparée, le rendre autravail, c’est-à-dire à la vie élaborant sonpropre sens.Je n’entends pas dire par là que la valo-risation moderne du travail soit le seuleffet du mode nouveau de pensée de l’art.D’une part le mode esthétique de la pen-sée est bien plus qu’une pensée de l’art.Il est une idée de la pensée, liée à uneidée de partage du sensible. D’autre part,il faut aussi penser la façon dont l’art desartistes s’est trouvé défini à partir d’unedouble promotion du travail  : la promo-tion économique du travail comme nomde l’activité humaine fondamentale, maisaussi les luttes des prolétaires pour sor-tir le travail de sa nuit de son exclusionde la visibilité et de la parole communes.Il faut sortir du schéma paresseux et

absurde opposant le culte esthétique del’art pour l’art à la puissance montantedu travail ouvrier. C’est comme travailque l’art peut prendre le caractère d’ac-tivité exclusive. Plus avisés que les démys-tificateurs du XXe siècle, les critiquescontemporains de Flaubert marquent cequi lie le culte de la phrase à la valorisa-tion du travail dit sans phrase  : l’esthèteflaubertien est un casseur de cailloux.Art et production pourront s’identifierau temps de la Révolution russe parcequ’ils relèvent d’un même principe derepartage du sensible, d’une même vertude l’acte qui ouvre une visibilité en mêmetemps qu’il fabrique des objets. Le cultede l’art suppose une revalorisation descapacités attachées à l’idée même de tra-vail. Mais celle-ci est moins la découvertede l’essence de l’activité humaine qu’unerecomposition du paysage du visible, durapport entre le faire, l’être, le voir et ledire. Quelle que soit la spécificité des cir-cuits économiques dans lesquels elless’insèrent, les pratiques artistiques nesont pas “en exception” sur les autrespratiques. Elles représentent et reconfi-gurent les partages de ces activités. » n

Extraits de Le partage du sensible. Esthétique

et politique, La Fabrique, 2000, publiés avecl’aimable autorisation de l’auteur.

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Argenteuil, de nouvelles noet le mouvement communiDans l’histoire des relations du mouvement communiste et des intellec-tuels, le comité central d’Argenteuil de mars 1966, portant sur les ques-tions idéologiques et la culture, marque un tournant majeur sur deux plans.Consacrant la rupture avec le passé proche d’un art au service du Parti, ilest le creuset de nouvelles noces joyeuses et fécondes entre arts et poli-tique. Mais en clôturant le débat sur la nature humaniste du marxisme, ilfixe aussi les limites de la liberté concédée et désigne les impasses à venirentre le groupe dirigeant et les intellectuels communistes.

e projet d’un comité central entiè-rement consacré aux questions idéolo-giques est le fruit d’une évolution amor-cée depuis 1956, après le rapport de NikitaKhrouchtchev sur les crimes de Staline. Ilest un aspect de l’aggiornamento, la poli-tique de renouvellement voulue par legroupe dirigeant communiste pour met-tre fin à l’isolement du PCF, lui permettrede comprendre les transformations de lasociété française des « Trente Glorieuses »et faire de lui un parti de gouvernement.Cette politique prend corps peu à peu audébut des années 1960 en imposant untravail de réinterprétation des textes pourproduire les soubassements théoriquesdes stratégies nouvelles. Elle est portéepar Maurice Thorez et surtout par son suc-cesseur Waldeck Rochet, le nouveau secré-taire du PCF en 1964.

LA FIN OFFICIELLE DE L’ART DE PARTILes impératifs du jdanovisme imposés en1948 sont amendés dans les LettresFrançaises par Louis Aragon dès 1958. Larevue cultive sa proximité avec les avant-gardes et est ouverte aux productions noncommunistes. Aragon préface l’ouvragede Roger Garaudy, Vers un réalisme sansrivages. En 1965, il travaille activement àla déstalinisation culturelle en prenantposition pour les deux écrivains sovié-tiques Siniavski et Daniel, respectivementcondamnés à 5 et 7 ans de camps à causede leurs écrits. La Nouvelle Critique, revuecommuniste crée en 1948 pour les intel-lectuels communistes et fer de lance d’uneculture communiste de Guerre froide apris le même tournant,  en contrebande.Elle n’est pas censée faire de propositionsnouvelles, mais simplement de vulgariserles idées communistes dans les rangs intel-lectuels. Pourtant, en 1963, elle fait paraî-tre un numéro sur le culte de la person-nalité, en 1964 un autre sur Freud et Lacan.En 1965-66, la revue va plus loin en pre-nant position pour les idées novatrices deLouis Althusser sur l’antihumanisme dumarxisme et soutient les critiques des tra-vaux du philosophe officiel Roger Garaudy.Celui-ci, membre du bureau politiquedepuis 1956, dirige le Centre d’études etde recherches marxistes (CERM) et prône

un dialogue entre marxisme et chrétiens.Les jeunes philosophes lui reprochent entreautres d’affadir, de vider le marxisme deson contenu.

Une longue note adressée en février 1965à Henri Krasucki alors responsable desintellectuels montre qu’au-delà du débatsur la nature du marxisme, LouisAlthusser analyse les errements poli-tiques comme un déficit de théoriemarxiste et propose d’y remédier par lacréation d’un espace de débat interneentre marxistes. Par cette innovation, ilremet en cause le mode de fonctionne-ment du Parti comme intellectuel collec-tif adossé à des vérités dogmatiquesintangibles défendues par les membresde son groupe dirigeant. Le débat idéo-logique ouvert par Althusser contient un

Par ANNIE BURGER-ROUSSENNAC*

*ANNIE BURGER-ROUSSENNAC estdoctorante à l’Université Lyon 2.

HISTOIRE

Les résolutions qui terminent les débats du comité

central d’Argenteuil proclament la fin de la tutelle idéologique

dans les débats artistiques et littéraires et redéfinissent

officiellement la place del’intellectuel communiste.

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projet politique subversif pour le mou-vement tout entier. Les résolutions qui terminent les débatsdu comité central d’Argenteuil proclamentla fin de la tutelle idéologique dans lesdébats artistiques et littéraires et redéfi-nissent officiellement la place de l’intel-lectuel communiste. Œuvre collective,Louis Aragon et Waldeck Rochet y ont jouéles premiers rôles. La fin officielle de l’artde Parti, le droit de regard que le groupedirigeant du PCF se réservait sur toutesles œuvres de ses artistes est l’aspect long-temps le plus connu du travail réalisé àArgenteuil. Cette rupture porte la patted’Aragon. Il est l’auteur du texte adopté.Le PCF y accorde l’autonomie de créationaux créateurs. «  L’on ne saurait limiter àaucun moment le droit qu’ont les créa-teurs à la recherche […] La création artis-tique ne se conçoit pas […] sansrecherches, sans courants, sans écolesdiverses et sans confrontations entre elles.Le parti apprécie et soutient les diversesformes de contribution des créateurs auxprogrès humains dans le libre déploiementde toute imagination, leur goût et leur ori-ginalité.».

LE RENOUVELLEMENT DE LA PHILOSOPHIE MARXISTEMais le gros des débats porte sur le pos-sible renouvellement de la philosophiemarxiste par les propositions de LouisAlthusser ou par les travaux de RogerGaraudy. Waldeck Rochet prend part, direc-tement, à ces débats et les arbitre, en tantque dirigeant et que philosophe. Il s’inté-resse personnellement, depuis la guerre,à la philosophie et signe en 1966 deuxouvrages sur la philosophie marxiste. Saposition se veut conciliatrice, seule optiongarante, à ses yeux, de l’unité du Parti.Pour renouveler son cadre théorique, lePCF doit opérer un retour au marxisme,mais celui-ci est nécessairement un huma-nisme et n’exclut pas le dialogue avec leschrétiens préconisé et mis en forme phi-losophiquement par Garaudy. Si les tra-

vaux d’Althusser sont ainsi battus enbrèche et ceux de Garaudy apparemmentjustifiés, Waldeck Rochet refuse de rom-pre avec le philosophe de la rue d’Ulm. Ille rencontre en juin et lui affirme le sou-tien du PCF  : «  tu as écrit des choses quinous intéressent ».

LES INTELLECTUELS COMMUNISTESUn autre compromis est élaboré àArgenteuil. Il porte sur les intellectuelscommunistes. Désormais définis commeun groupe de spécialistes contribuant à laproduction de la théorie au même titreque les autres militants, leur place évolue.Ils deviennent de véritables partenairesde la classe ouvrière. Mais cette nouveauténe remet pas en cause in fine le primat dugroupe dirigeant dans l’élaboration deschoix stratégiques. Le cadre thoréziensubsiste.

Les conséquences des résolutions ducomité central d’Argenteuil sont immé-diates en matière artistique. En janvier1967, une exposition d’art contemporainpour le congrès du PCF exprime publique-ment la rupture opérée avec l’art de Parti.Les pièces classiques et d’avant-gardedeviennent une marque de fabrique desthéâtres des municipalités communistes.A Ivry où il s’installe en 1971, avec le sou-tien de Louis Aragon, par exemple, AntoineVitez a toute latitude pour monter lespièces de son choix. C’est pour lui, le tempsdes expériences. Dans l’Humanité, des journalistes spécia-listes des questions culturelles s’autori-sent désormais à analyser plus librementles spectacles dont ils rendent compte. Lacollaboration à partir de 1974 du dessina-teur non communiste Georges Wolinskidans les pages du journal communiste estune étape supplémentaire de cette « révo-lution culturelle » (André Carrel). Partout désormais le Parti communistedéploie une politique culturelle destinéeà attirer les professions intellectuelles. Elleparticipe et crée la dynamique de l’Union

de la gauche qui se construit parallèle-ment. Une partie non négligeable des nou-veaux adhérents des années 1970 appar-tient aux classes moyennes et aux fractionsintellectuelles.

La revue destinée aux intellectuels com-munistes et faite par eux, la NouvelleCritique voit sa formule et son équiperenouvelées dans les mois qui suivent lecomité central d’Argenteuil. La nouvellesituation est perçue par les intellectuelscommunistes comme « une politique d’ou-verture, d’un Parti moins sclérosé, moinsfermé sur lui-même (Jacques De Bonis) ».Militante et communiste, la revue défenddans ses articles les nouveaux choix poli-tiques, la voie française au socialisme,l’Union de la gauche et l’abandon de la dic-tature du prolétariat. Mais elle demeureaussi initialement une tête chercheuse.Elle noue des contacts avec les milieuxnon communistes du groupe Tel Quel etdes Cahiers du cinéma avec lesquels elletient deux colloques à Cluny. Elle compte10 000 abonnés en 1972.

Les Lettres Françaises en revanche dis-paraissent en 1972, lâchées par le PCFaprès avoir longuement persisté dans leursoutien à la liberté artistique et politiquedes intellectuels tchécoslovaques. Ladimension critique de leur militantismecondamne également les intellectuels dela Nouvelle Critique. Leur revue est rem-placée en 1980. Les libertés octroyées parle comité central d’Argenteuil ne sont alorsplus compatibles avec les replis politiquescommunistes. Dans le cadre d’une poli-tique frontiste de rassemblement enrevanche elles ont laissé une latitude iné-dite aux intellectuels communistes pourexister à la fois politiquement et intellec-tuellement. Rien d’étonnant, dès lors, quele comité central d’Argenteuil soit restépour nombreux d’entre eux le souvenird’un moment heureux. n

oces entre les intellectuelsste français ?

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PRODUCTION DE TERRITOIRES

PAR FRANÇOIS MOULLÉ

e degré d’intégration d’un Étatest en mouvement permanent d’autantque près de la moitié des membres del’Union est de fait dans une phase tran-sitionnelle. Les années quatre-vingt-dixont été fortement marquées par un dis-cours dominant sur l’effacement des fron-tières de l’Europe. Les vingt ans de lachute du mur de Berlin ont été l’occasiond’affirmer le contraire. Les frontièresentre les États existent, elles sont sanscesse prises en compte dans les politiquesterritoriales européennes et nationalesavec des objectifs, selon les frontières,parfois très différents.

Depuis 1990, l’Union européenne a néan-moins mis en place une politique inno-vante en faveur de la coopération trans-frontalière et transnationale. Lesdifférentes phases qui se sont succédémontrent la capacité d’expérimentationdes politiques européennes pour élabo-rer des outils politiques les plus perfor-

L’Union européenne,une gestion différenciée et évolutive des frontièresLes frontières de l’Europe n’ont pas disparu*

L

L’Union européenne est une production territoriale en constante évolution.Sous l’effet des différentes réglementations des frontières « points » se sontsubstituées aux frontières lignes à l’intérieur de l’Europe.

FRANÇOIS MOULLÉ est géographe. Il est

maître de conférences à l’université d’Artois.

Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. Du global au local les rapports de l'Homme àson milieu sont déterminants pour l'organisation de l'espace, murs, frontières, coopération, habiter, rapports de domination,urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de la constitution d'un savoir populaire émancipateur.

mants possibles. La logique de la coopé-ration territoriale va-t-elle dans le sensd’une gestion uniforme des frontièreseuropéennes  ? Nous pouvons détermi-ner, après vingt ans de coopération finan-cée partiellement par Bruxelles, de véri-tables impacts spatiaux en contextefrontalier.

LES ESPACES FRONTALIERSLes États, comme les nombreux niveauxdes collectivités territoriales en Europe,constituent des territoires dont certainsont une importance réelle dans l’identitédes populations. Les espaces frontaliersont par essence été des espaces demarges, de confins où les aménagementsétaient les plus élémentaires dans uneculture historique du conflit. L’histoirerécente des convergences des États apermis de créer de la couture sur les cica-trices de l’histoire que sont les frontières.Les dynamiques spatiales actuelles per-mettent-elles d’observer des territoiresinnovants qui seraient à cheval sur leslignes frontières, en situation transfron-talière  ?

L’histoire récente de l’Union européenneest révélatrice du principe évolutif de sonespace. Depuis la chute du socialisme enEurope centrale et orientale, l’ouverture

vers l’Est s’est réalisée en trois étapessuccessives dans une logique géopoli-tique de stabilisation des démocraties,exactement comme la période d’intégra-tion des années quatre-vingt sur les rivesnord du bassin méditerranéen. La pre-mière vague est celle de 1995 avecl’Autriche, la Finlande et la Suède. En2004, la majorité des dix États intégrésétait dans le bloc de l’Est. L’Union a doncintégré de très jeunes démocraties quiont toutes réalisé des efforts substan-tiels de convergence avec l’aide deBruxelles pour que leurs économies, leursfonctionnements publics et leurs socié-tés soient en phase avec le reste del’Europe, même si des contrastes vontdemeurer encore longtemps. En 2007, laRoumanie et la Bulgarie sont intégrées.D’autres États sont candidats notammentla Croatie, la République de Macédoineet la Turquie.

Comprendre l’évolution de l’Europe, c’estadmettre son caractère dynamique dansune logique de volontariat, ce qui est unprocessus politique très particulier. Celapose bien évidemment la question de lalimite territoriale dans le cadre d’un pro-cessus d’expansion. La géopolitique estle moteur du processus, pour autant desquestions apparaissent sur la pertinence

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Frontière Roumanie-Moldavie © F. Moullé Frontière franco-espagnole © F. Moullé

de la poursuite de cette dynamique spa-tiale.

LES DÉCOUPAGES SPATIAUX, MONNAIEUNIQUE, SCHENGEN..Un certain nombre de thèmes de conver-gences des États s’est d’abord réalisédans un cadre intergouvernemental. Lesacquis produits par l’expérimentation dequelques membres ont été ensuite géné-ralisés de manière fédérative aux nou-veaux membres. Ainsi, des découpagesspatiaux différencient l’unité apparentede l’Union européenne. Par exemple, l’es-pace de la monnaie unique, l’euro, n’in-tègre pas les 27 membres.

Parmi les différentiateurs spatiaux crééspar l’histoire de la gouvernance euro-péenne, l’espace Schengen a l’impact leplus fort sur les frontières européennes.L’objectif des accords Schengen signésen 1985 et mis en pratique à partir de1995 est la liberté des personnes entreles pays membres, ce qui était un élé-ment du traité fondateur de Rome. Pourpermettre la libre circulation des per-sonnes dans un espace spécifique, il faut

des mesures garantissant son bon fonc-tionnement et notamment des contrôlesrenforcés aux frontières externes. C’està ce niveau que l’espace Schengen estdevenu le différentiateur majeur del’Europe. Entre les pays membres, lescontrôles aux frontières ont été globa-lement démantelés. Les services desdouanes ont été renforcés sur les nœudsdes réseaux notamment les aéroports etles ports. Les frontières « points » se sontsubstituées aux frontières lignes à l’in-térieur de l’Europe. Par contre, les lignesextérieures font l’objet de contrôles par-ticulièrement importants avec des outilsmodernes pour détecter les tentativesde passages. Localement, le principe dumur est mis en pratique notamment pourles deux enclaves espagnoles au Maroc,Ceuta et Melilla. La politique restrictiveengagée par les accords de Dublin (1990)en matière de visa a provoqué de nom-breux flux clandestins. Le bilan est lourd(Migreurop, 2009) et montre que les fron-tières externes de l’Europe font partiedes lignes les plus dangereuses à fran-chir dans le monde. L’Union européenne ne peut être interpré-

tée que dans un processus dynamique d’in-tégration où les frontières vont évoluer entermes de fonctions. Il est clair qu’il existe

deux types de frontières diamétralementopposés avec d’une part les frontièresexternes, filtrantes et sélectives, et les fron-tières internes, objets d’une politique expé-rimentale pour favoriser l’émergence denouveaux territoires jouant un rôle de cou-ture du patchwork européen. n

* Première partie de l’article dont la deuxième

sera publiée dans un numéro ultérieur

Le bilan est lourd et montre que les frontières

externes de l’Europe font partie deslignes les plus dangereuses à

franchir dans le monde.“

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SCIENCESLa culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la constructiondu projet communiste. Chaque mois un article éclaire une actualité scientifique et technique. Et nous pensonsavec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

*JEAN-PIERRE KAHANE est mathématicien.Il est professeur émérite à l’université ParisSud Orsay.

Quels sont les changements intervenus pourles chercheurs ?Les changements sont rapides et trèsinquiétants. Jamais la paperasse n’a étéaussi envahissante. La pratique des contratsà court terme amène les chercheurs à mobi-liser leurs forces pour obtenir des contratspuis d’autres contrats, au détriment de larecherche proprement dite. Les jeunes fontun long parcours du combattant commeallocataires, assistants provisoires ou post-doc en espérant un poste permanent, ets’ils ont la chance d’être recrutés ils entrentdans un système où l’instabilité est pro-grammée : c’est la politique générale de larecherche qui est en cause, avec Lisbonneet l’économie de la connaissance, avec laLoi relative aux libertés et responsabilitésdes universités (LRU) bien mal nommée,avec l’Agence nationale de la recherche(ANR) qui focalise les énergies, juste en cemoment, pour en obtenir des contrats, etavec la chasse aux contrats européens.La réaction à ces changements dans lemilieu se situe entre révolte et résignation.La révolte a eu lieu il y a 4 ans, avec la nais-sance du mouvement Sauver la recherche.En apparence, l’atmosphère est à la rési-gnation : pour vivre et avoir les moyens detravailler, il faut bien passer sous lesfourches caudines. Mais la révolte grondesous la cendre  ; elle peut être, ou non, unferment de conscience politique pour met-tre en cause le système actuel et le capi-talisme lui-même.La course à l’excellence avec la politiquedes laboratoires et initiatives d’excellencefausse la pratique de l’évaluation  : l’éva-luation peut être le paravent d’une entre-prise de démolition. De cela le milieu prendconscience. Un signe parmi d’autres  : leconseil scientifique du CNRS lance un crid’alerte sur les conséquences négativesde la création des nouvelles structures

Par JEAN-PIERRE KAHANE*

telles que Labex et Idex sur l’ensemble dela recherche en France 

Quels sont les changements souhaitables ?Les changements majeurs seront des chan-gements politiques. Mais il y en a qui sepréparent ou peuvent se préparer dans lemilieu lui-même. Il faut chasser le secret partout où il seniche  : dans les instances de décisioncomme dans la pratique scientifique quo-tidienne. Dans les statuts votés par les uni-versités au début des années 70 , qui attes-taient d’une autonomie scientifique etpédagogique non négligeable, il était par-fois indiqué que l’université s’interdisait lesrecherches à caractère secret. Mais il y aeu dérive depuis lors. Les universités ontaccepté des contrats avec des clauses desecret. Plus grave, le financement desthèses de doctorat a abouti à soumettreau secret industriel des travaux de docto-rants, interdisant de fait la soutenancepublique de l’ensemble de la thèse. Cettepratique est inadmissible et doit être com-battue. Il faut améliorer par tous les moyens lacommunication entre les chercheurs.L’informatique et les télécommunicationschangent la donne. Le courrier électro-nique a détrôné les lettres, il est indispen-sable. La documentation électronique sup-plée pour une part les bibliothèques, il fautveiller à ce qu’elle ne passe pas au servicedes grands éditeurs privés. Dans le secteurdes publications, la nouveauté la plus impor-tante est constituée par les «  Archivesouvertes », où les auteurs peuvent dépo-ser leurs articles sans contrôle scientifiquepréalable. En contrepoint à la manie de labibliométrie, voici un exemple remarqua-ble. Le Russe Youri Perelman a obtenu lamédaille Fields lors du dernier congrèsinternational des mathématiciens sansavoir jamais rien publié ; ses travaux, révo-lutionnaires, avaient seulement été dépo-sés dans des « Archives ouvertes ». Au cours de l’histoire, la science a progressé

parce que les découvertes ont été commu-niquées. Les modes de communicationactuels sont à examiner de près  : ils ren-ferment des dangers, ne serait-ce que derendre périmés les moyens précédents,mais aussi des possibilités infinies. En par-ticulier, bien employés, ils doivent permet-tre aux jeunes de s’affirmer plus facilement.

Quels sont les liens, ou les oppositions, entrescience et démocratie ?Première réponse, qui est la position deClaude Allègre : il n’y a aucun rapport entrescience et démocratie. En effet, on neprouve pas un théorème en le mettant auxvoix, et on n’élit pas les prix Nobel au suf-frage universel .Seconde réponse : il y a beaucoup de rap-ports. Quand Périclès vante la démocratieathénienne et son efficacité, il place en pre-mier lieu le débat public et en second ladécision majoritaire après le débat  ; il ditaussi que le débat n’est pas niveleur, maisqu’au contraire il permet au peuple d’élireles meilleurs aux postes les plus responsa-bles. Quand, plus de vingt siècles plus tard,Montesquieu définit l’Esprit des lois, il ditqu’en démocratie, où le peuple a la souve-raine puissance, le peuple fait par lui mêmetout ce qu’il sait bien faire  ; les électionsviennent en complément, pour faire fairepar des élus ce que le peuple ne sait pasfaire directement.On retrouve ces idées mises en pratiquedans la vie scientifique, ou tout au moinsadmises comme inhérentes à la vie scien-tifique. Chaque individu, chaque équipe oulabo doit faire ce qu’il sait bien faire, c’estle point de départ  ; il faut aussi s’aventu-rer à faire ce qu’on ne sait pas faire  ; là ledébat est indispensable, et plus il est appro-fondi, plus il est efficace. Enfin, quand lesdébats sont bien menés, ce ne sont pas lesdémagogues ou les faiseurs qui l’empor-tent, mais les meilleurs ; la démocratie estgage du succès dans le choix des leaders.Cela, c’est la démocratie en vase clos, dansle milieu scientifique lui-même. Elle s’avère

La place de la sciencedans la société 3/3*L’accès à la science pour tous était une conception révolutionnaire, elleébranlait les fondements religieux de la cité, elle a valu à Socrate sacondamnation à mort.

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efficace dans le métier, et aussi au plan dela politique générale, qui est du ressort dela démocratie au sens large. Les débatsapprofondis entre physiciens des hautesénergies, les conclusions bien établies aux-quelles ils parviennent sur les expériencescruciales et les instruments nécessairespour les réaliser, ont entraîné la naissancepuis le développement du Conseil euro-péen pour la recherche nucléaire (CERN),qui est un modèle de coopération interna-tionale.Même en vase clos cette démocratie néces-site des structures  ; celles établies aprèsla Libération avec le Comité national de larecherche scientifique, puis celles des orga-nismes de recherche et des universités,permettent en principe un exercice de ladémocratie élargie à une institution assezlarge. Dans une vision dynamique de larecherche scientifique il faudrait l’élargirencore, et y faire participer la recherchemenée dans les industries. Cela ne suffit pas, mais c’est un bon débutpour élargir le débat sur la science à l’en-semble de la société. Un tel début est d’ail-leurs nécessaire dans tous les secteursd’activité  : la démocratie doit se dévelop-per dans les ateliers comme dans les labo-ratoires. C’est la condition d’un échangefructueux et de progrès à venir.

Quel contenu peut-on donner à une appropria-tion collective de la science ?L’appropriation collective des moyens deproduction et d’échange est une vieille idéequi est toujours actuelle. Il ne s’agit passeulement de partager les richesses, maisd’intervenir dans la façon de les produire.C’est la même logique qui s’applique à laproduction scientifique. Il s’agit pour la col-lectivité de se rendre maîtresse de la scienceet des conditions de sa production.Je vois tout de suite Claude Allègre bon-dir. Comment ? Vous allez remettre à toutle monde, aux ignorants, la possibilité dedicter aux chercheurs ce qu’ils doiventfaire ! C’est la pire des dictatures que vousvoulez instaurer. Nullement. Nous voulonsqu’au lieu des capitalistes ce soient les peu-ples qui aient la parole en toute chose, etcela comprend la grande activité humainequ’est la recherche scientifique.Et cela n’implique pas que chacun sachetout. Mais cela implique que toute la scienceacquise soit assimilée par la collectivitédans son ensemble. Les conséquences sontmultiples. C’est la justification des coursavancés dans tous les secteurs de larecherche, pour ne rien laisser perdre desconnaissances actuelles. D’où un effortconsidérable pour l’enseignement supé-rieur scientifique, hors de proportion avec

les effectifs actuels. C’est aussi la justifica-tion d’un lien plus étroit entre tous lesordres d’enseignement. Et c’est aussi lanécessité d’un contact direct organisé entreles chercheurs et les citoyens sous toutesles formes possibles.

Doit-on distinguer science et technologie,découverte et invention, nouveauté et innova-tion ?Dans l’histoire humaine la curiosité et l’in-ventivité ont eu un rôle fondamental. Engros, elles se sont cristallisées sous la formede la science et de la technologie. Lesdécouvertes sont du domaine de la science,les inventions du domaine de la technolo-gie. Cela dit, il est parfois bien difficile dedistinguer invention et découverte. Lesinventions techniques sont inséparablesdu développement des sciences. On peutaussi arguer du fait que la science est unecréation humaine, qui crée et utilise sespropres outils, que ces outils engendrentsouvent des concepts, et que ces conceptsà leur tour engendrent des outils d’intérêtgénéral. On pourrait ici multiplier les exem-ples  ; même en se tenant à une seulescience, disons les mathématiques, les illus-trations sont légion.La nouveauté en science peut être à trèslongue portée. La cryptologie contem-poraine est l’application, après plus dedeux millénaires, de la théorie de ladécomposition des nombres en facteurspremiers. L’innovation au contraire seréfère à l’immédiat, et plus spécialementà l’intérêt immédiat du capital. C’est pour-quoi on insiste tant aujourd’hui sur l’in-novation. Le terme lui même évoque lecourt terme. Comment restaurer l’inno-vation comme objectif respectable  ? jene le vois possible que dans un change-ment politique profond.

L'expertise scientifique fait-elle problème ?Oui, elle fait problème à bien des égards.C’est un mal nécessaire. Si le gouverne-ment du Sénégal envisage de grands tra-vaux d’aménagement du fleuve, il faut enprévoir les conséquences pour l’état dessols, la navigation, la pêche et l’habitationdes riverains. Une enquête est nécessaire.Le Sénégal ne dispose pas de spécialistesdans tous les domaines, mais il a d’excel-lents mathématiciens qui ont des contactsinternationaux et peuvent être consultéssur les experts internationaux choisis dansles différents domaines. En effet, l’exper-tise a toujours une incidence financière, etles experts les plus respectables n’échap-pent pas au soupçon, souvent justifié, deconflit d’intérêt.Dans la société actuelle, l’expertise s’étend

à tous les secteurs dans lesquels il y a àgagner de l’argent par la chicane. Lesexperts se doublent donc de contre-experts,et les entreprises comme les praticiens ten-dent à s’assurer contre des expertises défa-vorables. Ce peut être désastreux dans ledomaine médical, comme le montre l’exem-ple des États-Unis. Je pense que l’avenir de l’expertise est derejoindre son passé : les meilleurs expertssont les producteurs, et les producteurssont responsables. À toutes les grandesépoques, dont l’époque de la Libération enFrance, des grands travaux ont été déci-dés après un sérieux examen et confiés àdes entreprises responsables, qui en Franceaprès 1944 ont été des entreprises natio-nales. Nous n’avons pas eu à nous en plain-dre, ni pour l’efficacité ni pour la sécurité.

Quel est le rôle de l'éthique dans la pratiquescientifique ?Dans la pratique scientifique on ne doit pastricher et on ne doit pas voler le voisin.Mais l’éthique du métier est aussi de bienfaire ce qu’on a à faire, comme partout ail-leurs. Et pour cela il faut, un peu plus qu’ail-leurs, avoir un certain amour du métier.Cet amour se transmet et même s’enseigne,par simple contact. C’est un peu le rôle desdirecteurs de thèses, des responsablesd’équipes, et, peu ou prou, de tous les cher-cheurs.En gros, l’éthique fonctionne. Sans cela iln’y aurait pas d’évaluation possible par lespairs, ni de reconnaissance de paternitépour des résultats importants. Mais il y aaussi des cas douteux, où des résultatssont annoncés sans être établis, ou d’au-tres malhonnêtetés. Un sujet à la mode etqui nous vient d’Amérique est l’intégritéscientifique. On doit en débattre au seind’un comité d’éthique à l’Académie dessciences, et je pourrai en dire plus à ce sujetdans quelques mois. Mais a priori je suisassez effrayé par une tendance qui vientd’outre-Atlantique : inclure dans tout contratune clause éthique, avec obligation si l’ony a contrevenu de rembourser le montantdu contrat. Comme un tel remboursementest impossible, il se dessine déjà un sys-tème d’assurance éthique, comme il y ades assurances pour les médecins en casde procès. On voit les dégâts possibles. n

* La Revue du Projet présente la fin des réponsesde Jean-Pierre Kahane données lors d’unéchange en janvier 2011. Il répondait alors àquinze questions sur le sujet. La réponse auxpremières questions a été publiée dans La Revuedu Projet, n° 14 (février 2012), la suite dans len° 17 (Mai 2012).

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Par ALAIN VERMEERSCH

REVUE DES MÉDIA

Durant la période estivale, dès avant les multiples prises de positiondu président de la République de cette rentrée, les média sonnaientle tocsin. Pour avertir des dangers ou pour préparer le terrain politiqueà des mesures impopulaires ?

UN DISCOURS DE CATASTROPHE...Anne Rovan (Le Figaro 24/07/12) ana-lyse «  Sur fond de crise, de planssociaux et de chômage, Hollande nepeut que s’attendre à une baisse depopularité. Le président n’entend pasdévier du cap qu’il s’est fixé : d’abordle redressement « dans la justice »,ensuite la redistribution. Les Françaismoyens et modestes devront doncs’armer de patience. Tant sur le frontde l’emploi que sur celui du pouvoird’achat, le gouvernement ayant étéchiche sur le smic et annulant la défis-calisation des heures supplémentaires.D’autant que ces premiers signes dedésamour pourraient trouver un nou-vel écho dans les réformes de sociététrès clivantes que prépare le gouver-nement : fin des peines planchers, droitde vote des étrangers aux électionslocales ou mariage homosexuel. ». Lemême jour, Anton Brender dans lemême quotidien remarque « L'ajuste -ment budgétaire européen se fait parcompression de la demande interneet donc aussi de la croissance. Le nou-vel exécutif français semblait l'avoircompris en axant son discours sur lebesoin de croissance. Au sommet euro-péen de juin dernier, ce discours estmalheureusement passé à la trappe.Certes, les leaders européens ontreconnu l'importance de la croissance.Mais, ils n'ont pas voulu décider ensem-ble de desserrer le rythme de la res-triction budgétaire. Là est le problème.Nous devons nous préparer à desmoments difficiles...  » Libération(27/07/12) de son côté écrit « La stra-

L’austérité, vite !

tégie gouvernementale de réductiondes déficits coûte que coûte pourraitse révéler encore bien plus néfaste sil’effet multiplicateur devait être plusimportant, dans le cas où la crise venaità s’intensifier. Pour éviter ces scéna-rios noirs, l’OFCE estime qu’il est tempsd’adopter une « stratégie vertueuse »qui consisterait à faire un distingoentre déficit structurel et celui résul-tant d’une mauvaise conjoncture. Enattendant, l’impact sur l’emploi desmesures envisagées par le gouverne-ment devrait être plus limité qu’at-tendu.  » Dans Les Echos, DominiqueSeux (25/07) constate «  depuis le 16mai, la nouvelle équipe s'est pour l'es-sentiel attachée à installer un nou-veau type de gouvernance (avec suc-cès) et, sur le fond, à... défaire lesréformes de l'ère Sarkozy. Cet épisodedes chevauchées furieuses contre l'hé-ritage du pouvoir précédent ne pou-vait évidemment être éternel !L'exécutif prépare donc la suite. Endeux temps. Le premier est l'annonce,depuis quelques jours, d'un certainnombre d'inflexions possibles dans lesmois à venir par rapport aux projetsde la campagne électorale. Le secondtemps est celui des annoncesconcrètes, qui commence aujourd'huiavec le plan d'aide à la filière automo-bile. Dans ce domaine aussi, le gou-vernement est en phase accéléréed'atterrissage. On jugera aujourd'huisi, après le temps du romantisme, vientcelui du réalisme. » Yves Thréard dansLe Figaro (02/08) avertit « C’est aprèsla trêve estivale que le chef de l’État

devra donner la mesure de ce qu’il saitfaire. Ainsi François Hollande pense-t-il avoir satisfait ses électeurs pourl’immédiat. À plus long terme, quandils devront payer la facture, ils déchan-teront sans doute. Sur le reste, le hol-landisme de ce début de quinquennatest un impressionnisme. Le soucimajeur du chef de l’État est de don-ner l’impression qu’avec lui tout vabeaucoup mieux qu’avec NicolasSarkozy. Si tel est le hollandisme, ilpourrait vite se désintégrer sous lapression des mécontentements et del’impatience. Après la rentrée.  »

… POUR PRÉPARER LES ESPRITS À L'AUSTÉRITÉJacques Julliard (Marianne 27/08),dans son éditorial, conseille «  Plus àgauche ? Plus à droite ? Ce n'est pasainsi que les Français raisonnent. Ilsn'attendent pas des positionnementshabiles mais des réponses concrètesà leurs problèmes. Ils attendent deleur président une ambition, une direc-tion. Sinon, les uns et les autres revien-dront à leur revendication particulièreet c'en sera fini de ce qui aurait puêtre un nouveau départ. Or, pour lemoment, Hollande respecte ses pro-messes mais il déçoit nos espérances.Faut-il le répéter ? Il n'y a qu'une prio-rité, qui conditionne toutes les autres :le redressement économique du pays.Il y aura des grincements de dents,des procès en trahison. Pour gouver-ner vraiment, il faut renoncer à êtreaimé de tout le monde. » Denis Muzet(Le Monde 13/08), directeur de

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Médiascopie, affirme «  les Françaisont compris que, aujourd'hui, la puis-sance est du côté de la finance et del'économie. La crise et les agences denotation l'ont démontré. Mais s'il veutentraîner les Français, il lui faut for-ger un grand récit. Les Français ontintégré la nécessité de la rigueur. Onl'a vu à l'automne 2011 au moment desplans Fillon, dont ils trouvaient qu'ilsn'allaient pas assez loin. Ils sont prêtsà participer individuellement à l'ef-fort, à deux conditions : qu'il soit équi-tablement partagé – de ce point devue, des gages ont été donnés depuistrois mois –, mais aussi qu'on voie àquoi il va mener, qu'il va débouchersur un mieux pour nos enfants, sinonpour nous.  » Thomas Wieder (LeMonde 29/08 ) se réjouit « Alors queMichel Sapin, le ministre du travail,s'apprête à présenter son projet enfaveur des emplois d'avenir, le gou-vernement n'entend pas laisser s'ins-

taller l'idée que sa politique contre lechômage se limite à la création d'em-plois aidés. Dans ce contexte, l'univer-sité d'été du Medef vient à pointnommé. Elle sera l'occasion, pour lesministres présents, d'assurer les chefsd'entreprises de l'engagement du gou-vernement en faveur de la compétiti-vité. L'enjeu, pour le gouvernement,est double : convaincre les chefs d'en-treprise qu'il agit bel et bien en faveurde la compétitivité, mais éviter que laquestion ne soit abordée sous le seulangle du problème du coût du travail. ».Laurent Mauduit peut alors écrire(Mediapart) « Dans une conjoncturedéprimée, marquée par un effondre-ment du pouvoir d’achat et une stag-nation de la consommation, le nou-veau chef de l’État avait le moyend’apporter la preuve qu’il entendaitengager une politique de la demandepour stimuler la croissance. On sait cequ’il en est advenu : au 1er juillet, le

Smic n’a été revalorisé que de 2 %. Dèsla fin juin, à la même époque que l’ar-bitrage sur le Smic, le gouvernementa révélé qu’il conduirait une politiquebudgétaire d’austérité, avec desnormes d’évolution pour les créditsaussi draconiennes que sous Sarkozy.Cela a transparu dès les premières« lettres de cadrage » de Jean-MarcAyrault, fixant des priorités budgé-taires pour 2013-2015. Au travers duprojet de loi de finances pour 2013,qui sera dévoilé courant septembre,on aura la confirmation que ce cap del’austérité est maintenu.  » LaurentJoffrin, à l'émission Mots croisés(03/09), encouragé, déclare «  C'estun programme de gauche le plusmesuré depuis le Front populaire.L'opinion était prête à entendre undiscours d'urgence et de gravité de lacrise ». Sans commentaire. n

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CRITIQUES

Un engagement révolutionnairepour aujourd’huiMICHEL VOVELLE

PAR LOUIS GABRIEL

« Nous savons, car nous ne sommes pas aussi naïfs qu’on ledit, que la Révolution ne recommencera plus comme en1789 ou en 1793. Mais nous n’avons pas abandonné l’idéede changer le monde – et en bien. »Michel Vovelle est connu à la fois pour son œuvre savante,qui en fait l’un des historiens majeurs de la Révolution fran-çaise, et pour son engagement en faveur des révolutions àvenir. La manière dont il articule ambition intellectuelle etpolitique est d’autant plus intéressante qu’elle est nourried’une expérience historique qui a rebattu les cartes : celledu long tournant historique qui a mené du monde de laguerre froide au monde d’aujourd’hui. Plusieurs textesrécents, courts et accessibles (presque tous peuvent êtreconsultés en ligne) témoignent de l’actualité de sa penséerévolutionnaire.

UN COMBAT D’UN AUTRE TEMPS ?À l’époque de l’URSS, l’historiographie de la Révolution fran-çaise a été aussi polarisée que le monde géopolitique. Deuxcourants de pensée se sont affrontés. Le premier, inscrit dansune longue tradition d’histoire sociale qui remonte à Jaurès,est devenu dominant pendant une bonne partie du XXe siè-cle, au point d’être appelé « classique ». L’autre, dit « cri-tique » et émergeant chez les chercheurs anglo-saxons dansles années 1950-1960, a été de plus en plus influent dans lesannées 1970-1980. François Furet (décédé en 1997) a été lafigure majeure de ce courant qui s’est développé avec l’es-sor des pensées libérales de droite comme de gauche.Succédant à de grandes figures comme Albert Mathiez,Georges Lefebvre et Albert Soboul, Michel Vovelle est d’abordconnu pour avoir été le principal chef de file de la tradition« classique » ou progressiste dans le moment où la polari-sation du débat a été la plus forte. S’il a joué un rôle scien-tifique et institutionnel de premier plan en 1989, présidantla Commission de recherches historiques pour le bicente-

naire de la Révolution, l’année de la chute du Mur de Berlincorrespond également au moment où le courant critiquea conquis une hégémonie provisoire. C’est particulière-ment du côté des média que les idées de François Furetsont alors devenues dominantes, pour le rester dans unelarge mesure jusqu’à aujourd’hui, se constituant, écrit MichelVovelle « en une nouvelle “vulgate” qu’il ne fait pas bon decontester » (2010, p. 20).Ce conflit, étroitement lié au contexte de la guerre froide,est-il encore d’actualité ? D’un point de vue historiogra-phique, certaines de ces oppositions sont incontestable-ment dépassées. Ont-elles seulement jamais été autre chosequ’une simplification du débat ? Opposer l’histoire socialeà l’histoire politique ou la Révolution comme progrès à laRévolution comme « dérapage » n’a plus grand sens. Il n’ya pas une seule interprétation « classique » et une seuleinterprétation « critique » et il n’est plus bienvenu de seréclamer de l’une des deux traditions. Ainsi, un jeune cher-cheur comme Guillaume Mazeau, bien que très nettementà gauche du champ historiographique, voit-il dans une pré-face récente de Michel Vovelle « une répétition des querellesdu Bicentenaire » et « une historiographie de combat pour-tant un peu déconnectée des débats actuels ». Cela dit, unpoint du débat au moins reste très clivant : le jugementporté sur la période qui va de la chute de monarchie (10août 1792) à la chute de Robespierre (9 thermidor an II - 27juillet 1794). Pour les héritiers du courant classique, lapériode, hautement politique, est intéressante pour sesinnovations. Pour les héritiers du courant critique, elle cor-respond à une sortie du politique, mérite pleinement sonnom de Terreur et annonce tous les « totalitarismes ».D’un point de vue politique, la convergence idéologiquede la social-démocratie et de la droite libérale que nousconnaissons aujourd’hui, héritée des années de transitionqui ont précédé et suivi la chute du Mur, mérite toujoursd’être combattue. Et les travaux de Michel Vovelle peuventnous y aider.

COMMENT PENSER LA RÉVOLUTION FRANÇAISE LORSQU’ONVEUT FAIRE LA RÉVOLUTION ?Dans un colloque organisé par la fondation Gabriel Péri en2005, dans le contexte du référendum sur le traité consti-tutionnel européen, Michel Vovelle posait la question :« Sommes-nous livrés à une fatalité, et faute d’alternativecrédible, contraints au nom du principe de réalité, à demeu-rer spectateurs passifs d’une évolution dont nous perce-vons tous les dangers ? ». Un peu plus loin il répondait : « Iln’y a pas de fatalité qui ne soit susceptible d’être surmon-tée par la volonté collective ». C’est dans cette perspectiveque le choix de penser la Révolution comme une actioncollective, et non comme le résultat d’une fatalité, conservetoute sa portée politique. Il s’agit de contrer François Furetet ses héritiers, qui, en passant de l’idée de « dérapage » àcelle d’« illusion » et en insistant sur le rôle des « passions »dans le processus révolutionnaire, ont pensé une histoireoù l’homme ne maîtrise pas son destin. Mais plus large-ment, c’est toute la pensée anti-progressiste du désenchan-

Chaque mois, des chercheurs, des étudiants vous présentent des livres, des revues...

La rubrique Critiques évolue... Aux côtés des critiquesd'ouvrages récents, vous y trouverez désormais une pré-sentation régulière des revues communistes ou travail-lant à l'élaboration d'une pensée progressiste. L'objectif :faire de notre rubrique un carrefour de la pensée commu-niste et critique, offrant à nos lecteurs une vision d'en-semble des analyses qui circulent et les moyens de nour-rir leur propre réflexion. Et parce que quelques lignes nesuffisent pas à rendre compte de la complexité d'une pen-sée ou de la richesse d'un débat, un texte long sera consa-cré chaque mois à un penseur ou à une notion clé. Ce mois-ci, nos lecteurs pourront ainsi découvrir ou redécouvrir lapensée révolutionnaire de Michel Vovelle, avant de fairele point le mois prochain sur ce que le mot « néolibéra-lisme » veut dire.

Marine Roussillon

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tement contre laquelle il importe de prendre position. MichelVovelle a ainsi récemment dit ses « inquiétudes vis-à-visd’une tendance qui, après avoir euthanasié la Révolution,s’en prend désormais aux Lumières, comme porteuse del’idéologie du progrès » (2010, p. 20). Réagissant en 2007 aulivre de Régis Debray Aveuglantes Lumières, il écrit : « le voiciréduit à promener l’idée “ingrate” d’une “gauche tragique”qu’il prêche dans le désert. […] Parce qu’il n’y a plus d’es-pérance collective, il a décidé d’éteindre les Lumières, et denaviguer dans le clair-obscur » (2007). Contre les conceptsà la mode d’illusion et de désenchantement, Michel Vovellecontinue à défendre les idées de progrès et d’action collec-tive raisonnée et maîtrisée.Il affirme de surcroît la nécessité de la rupture comme moded’action collective. La Révolution française a-t-elle été unerupture ou s’est-elle inscrite dans la continuité d’un pro-cessus plus long ? La question historiographique peut sem-bler vaine : il est évident que toute étude de détail décou-vre à la fois des éléments de rupture et des éléments decontinuité. Mais les enjeux politiques de la question res-tent de première importance : les furétiens, en mettant l’ac-cent sur la continuité, poursuivent plusieurs objectifs. D’unepart, ils atténuent la portée politique de l’événement révo-lutionnaire. D’autre part, ils défendent une vision réfor-miste de la politique, considérant que les transformationsgraduelles sont toujours préférables et les ruptures toujoursdangereuses. Dans sa note du mois de février dernier, MichelVovelle défend la notion de révolution lorsqu’il marque sadistance avec Edgar Morin, lequel dit préférer les « méta-morphoses » (2012, p. 12).Cette note sur les révolutions arabes est révélatrice d’undernier enjeu de la pensée de la Révolution pour MichelVovelle : il s’agit d’affirmer l’actualité de la Révolution, contreFrançois Furet et tous ceux qui après lui ont affirmé que laRévolution était terminée. « Terminée la Révolution ? répondMichel Vovelle, nous le savions depuis 1989, et la campagnedu Bicentenaire, quand la formule de François Furet, éri-gée en slogan sécurisant, a été accueillie avec faveur parune partie de l’opinion et des média » (2012, p. 3). Si pourFuret le temps n’est plus de faire mais de Penser la Révolution(c’est le titre de son ouvrage publié en 1978) comme un évé-nement appartenant définitivement au passé, pour Vovelleau contraire, la révolution se pense et se fait au présent.

MENER LE COMBAT AUJOURD’HUIDans le texte qu’il a signé pour la série de portraits de révo-lutionnaires publiés par L’Humanité pendant l’été 2009,Michel Vovelle appelle Robespierre « mon héros » tout ense défendant d’écrire « une hagiographie ». Comment défen-dre la Révolution sans opposer une légende dorée à lalégende noire ? Comment mener à bien la part d’apologienécessaire, face aux attaques dont la Révolution est l’objet,tout en évitant les oppositions simplistes et confortablesgrâce auxquelles, écrit Michel Vovelle, « le petit (?) bour-geois n’a pas fini de dire “d’un côté, de l’autre”… » (2003).L’ironie qui caractérise souvent la manière d’intervenir deMichel Vovelle est sans doute un signe de cette tension. Plusfondamentalement, c’est par ses choix d’objets d’étude etles méthodes mises en œuvre qu’il parvient à concilier his-toire, mémoire et engagement. Avec La découverte de lapolitique (1993) et Les Sans-culottes marseillais (2009) il étu-die avec précision les militants de base de la Révolutionplutôt que ses grands hommes. Les pratiques militantes

sont envisagées dans toutes leurs dimensions : économiqueset sociologiques bien sûr, mais aussi culturelles. Historiendes « mentalités », des « idées » et des « représentations »,Michel Vovelle intègre de nouvelles dimensions à l’histoiresociale. Contre le morcellement des approches, il étudie etpense le social dans sa globalité.Faire vivre la Révolution aujourd’hui suppose également dene pas l’enfermer dans des schémas déterministes. S’il y aune nécessité historique des révolutions, cela ne signifiepas qu’il existe un seul chemin, écrit d’avance. Dans sa notede février 2012 sur les révolutions arabes, Michel Vovellemet l’accent à la fois sur l’actualité des révolutions (« [elles]se sont intitulées révolutions et il n’y a pas lieu de discuterce statut », p. 23) et sur leur incertitude (« je ne puis me tar-guer d’être plus malin que les autres car l’aventure n’est pasterminée et l’on n’en connaît pas l’issue », p. 27). Avec cesrévolutions de l’année 2011 et « l’irruption non inattenduemais devenue cataclysmique de la crise mondiale, finan-cière, économique, sociale […] la Révolution est redevenueun objet chaud. Mais nous restons dans le doute sur le visagequ’elle pourrait prendre un jour » (p. 29). Dans un tel contexte,le rôle de l’historien est double : d’une part, il doit s’appli-quer à « suivre les inflexions, les audaces et les ratures » del’histoire (p. 33). D’autre part, il doit s’engager, parce que ledébat, loin d’être affaire d’érudition savante, engage l’ave-nir : « Pouvons-nous éviter de nous situer, aujourd’huicomme hier, dans ce contexte où la Révolution françaisecontinue à interroger l’avenir à partir du passé ? » (2010,p. 25). Michel Vovelle nous enseigne ainsi à concilier incer-titude et engagement intellectuel.

Michel Vovelle est professeur émérite à l’université Paris-IPanthéon-Sorbonne. Il a dirigé l’Institut d’Histoire de laRévolution française de 1981 à 1993.

Textes cités« Guillaume Mazeau, Pourquoi faire la Révolution », Paris,Agone, 2012 ; compte-rendu dans la Revue du Projet d’avril2012.« La Révolution française et le monde moderne », DieFranzösische Revolution und das Projekt der Moderne, sousla direction de Anton Pelinka et Helmut Reinalter, Wien, WilhelmBraumüller, 2002, p. 15.« Un centenaire qui n'aura pas lieu », Annales historiques dela Révolution française, 332, avril-juin 2003,(ahrf.revues.org/5493).« Les conclusions de Michel Vovelle », Colloque de la FondationGabriel Péri, La transformation sociale à l’heure de la mon-dialisation, Paris, 16 avril 2005 (www.gabrielperi.fr/Les-conclu-sions-de-Michel-Vovelle).« Régis Debray, Aveuglantes Lumières », Annales historiquesde la Révolution française, 349, juillet-septembre 2007,(ahrf.revues.org/11269).« Pourquoi je suis robespierriste », L’Humanité, 27 juillet 2009,p. 20, repris dans le hors-série 1789-2009, portraits de révo-lution, 2009, p. 11 (www.humanite.fr/node/21607).« Préface » dans La Révolution française, une histoire tou-jours vivante, sous la direction de Michel Biard, Paris, Tallandier,2010.Révolution – Révolutions à l’horizon 2011-2012, Note de laFondation Gabriel Péri, février 2012.(www.gabrielperi.fr/Revolution-revolutions).

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LA REVUE DU PROJET - OCTOBRE 2012

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CRITIQUESCours sur Rousseau[1972]Le Temps des Cerises, 2012

LOUIS ALTHUSSER

PAR SHIRLEY WIRDEN

Alors que nous célébrons le tricen-tenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, paraît un inédit

d’Althusser : trois cours sur Rousseau dispensés en 1972 àl’École normale supérieure étudiant le Discours sur l’origineet les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Rousseau est le seul philosophe à avoir pensé à la fois dansl’origine et l’origine elle-même. Althusser dispense unecompréhension du fondement de la philosophie rous-seauiste : ce « mystère » de l’état de nature. L’erreur desphilosophes du droit naturel soulignée par Rousseau estd’avoir pensé dans l’origine sans définir ce qu’elle était.Cela les a conduits à placer dans l’état de nature les rai-sonnements produits par la société, et à dessiner ainsiun cercle improductif. C’est alors que le concept fonda-mental de Rousseau est mis en lumière par Althusser :

« Vatican II, 50 ansaprès »La Pensée, n°371, 2012

PAR PATRICK COULON

Le numéro 371 de La Pensée est entière-ment dédié au concile Vatican II. La revue

qui s’efforce de cerner les évolutions des savoirs et desformes d’analyses rationnelles dans le champ des diversesconnaissances de la nature et de la société s’intéresse doncà ce qu’Antoine Casanova, historien, directeur de la revueet érudit dans l’analyse du fait religieux qualifie d’un des« faits majeur du XXe siècle ».On retiendra de ce concile son ouverture au mondemoderne et à la culture contemporaine faite de progrèstechnologiques considérables, d’émancipation des peu-ples et de sécularisation croissante. « Je veux ouvrir la fenê-tre de l’Église, afin que nous puissions voir ce qui se passedehors, et que le monde puisse voir ce qui se passe cheznous » disait le pape Jean XXIII en ouverture. Des réponsesaux questions modernes sont cherchées dans un retouraux racines du christianisme : la Bible (sur la base de nou-velles recherches bibliques) et la grande Tradition.Le déroulement inattendu de ce concile (qui rassembla2 540 évêques et supérieurs de congrégations religieuses)s’explique par les différences importantes entre la premièreet la deuxième session. Un programme préétabli par descardinaux de curie (avec des textes quasi prêts à être votés)fut rejeté. Le changement de procédure fut immédiate-ment accepté par Jean XXIII. Tout fut alors très différent,et les discussions plus libres. Elles durèrent du 11 octobre1962 au 8 décembre 1965. Nombre de décisions ont modifié la pratique cultuelle etl’organisation pratique des choses : la façon de dire la messe,l’existence de diacres permanents, le travail collectif des

prêtres et des évêques. Quatre constitutions furent adop-tées : sur la liturgie, sur la foi, sur l’Église, sur l’Église dansle monde de ce temps. Il faut y adjoindre neuf décrets, surla formation des prêtres, sur la charge des évêques, surl’apostolat des laïcs, sur l’œcuménisme... ainsi que troisdéclarations, sur l’éducation chrétienne, sur la liberté reli-gieuse et sur les relations avec les religions non chrétiennes.Alors que pour l’heure, Rome œuvre au renforcement d’unmodèle plus fortement identitaire, que s’accélère depuistrente ans la chute de la pratique religieuse en Europe del’ouest (la pratique dominicale en France ne dépasse plus5% de la population) et que des débats importants traver-sent l’Église contemporaine, on aura plaisir et intérêt à seplonger dans ce numéro qui réunit analyses et témoignages.De l’extérieur et de l’intérieur de ce concile.

« Gilles Deleuze »Europe, n°996

PAR JULIETTE FARJAT

La revue Europe ne se contente pas,dans son numéro sur Gilles Deleuze,de restituer les grands axes de la pen-sée deleuzienne, elle a aussi – et c’estlà tout son intérêt – une ambition pro-pre. L’originalité de ce numéro réside

dans le fait qu’il ne s’agit pas de parler de Deleuze, maisd’écrire, de penser, de créer avec Deleuze, d’emprunter etde poursuivre les voies multiples qu’il a laissées ouvertesderrière lui, et de les mener d’une façon ou d’une autre leplus loin possible.Le lien qui unit ces articles pourtant divers, autant dansles sujets abordés que dans la forme qu’ils peuvent pren-dre est le rapport que, selon Deleuze, la philosophie doitentretenir avec son « dehors », autrement dit avec le « non-

l’état de pure nature. Althusser nous donne l’occasion depercevoir chez Rousseau des réflexions qui sont encore lesnôtres, par exemple sur le rapport de l’Homme à la nature.Rousseau ne catégorise pas l’homme comme bon ou mau-vais, il définit l’homme dans son rapport à la nature : dansson rapport aux conditions matérielles objectives d’exis-tence. Rousseau parle d’accidents qui transforment le pro-cessus de l’histoire en une nécessité. Ces changements del’homme n’interviennent pas par une volonté humaine maisbien par des interventions extérieures. Cela fait de l’hommeun être dont « la vie détermine la conscience ». Les philosophes du droit naturel n’ont pu penser véritable-ment l’origine car ils étaient pris dans un cercle aliéné : inca-pables d’en sortir. Le philosophe du contrat social est sortide ce cercle aliéné pour penser en dehors de toute influencede la société. Il a été jusqu’au bout de l’expérience philoso-phique. On doit retrouver une nature perdue. La nature est« défigurée », « dénaturée », selon les termes de Rousseau.Althusser traduit ainsi : « la nature est aliénée, elle n’existeplus que dans l’autre que soi ». Il faut donc « sortir du cer-cle par l’intérieur », « rentrer en soi » pour comprendre laréflexion qui a été à la fois celle de Rousseau et celled’Althusser.

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philosophique ». On trouve donc ici des domaines aussivariés que la littérature, les mathématiques, le cinéma,la peinture, la musique, domaines qui ne doivent pas êtreune simple transposition de la philosophie deleuziennedans des lieux qui l’excèderont toujours, mais qui doi-vent au contraire la prendre en charge, la réinventer, larecréer avec leurs langages propres. Cette dernière ambi-tion conduit dans certains articles à des résultats éton-nants. L’entretien Writing in the wind de Mathieu Potte-Bonneville avec Alain Damasio offre ainsi un exempleintéressant de la fécondité que peut avoir une penséeconceptuelle lorsqu’elle est prise en charge par la fiction.« Lorsque je lis Deleuze, je suis touché par une forme trèsdiscrète, très sobre de lyrisme qui vient souvent d’uneimage modeste, contre-emphatique, ou d’un bout d’his-toire qui n’est jamais spectaculaire mais qui fait entrerquelque chose comme un trou d’air dans la page. Deleuze,c’est le style inimitable de l’appel d’air [...] ». Ce numérode la revue Europe, nous montre qu’il est possible de lireun philosophe sans pour autant s’enfermer dans une soi-disante contrainte des concepts, qu’il est possible pourdes écrits philosophiques de laisser des espaces, des ouver-tures pour d’autres voix en provenance d’autres lieux.

« Europe, Démocratieen crise »Transform! n° 10

PAR DOMINIQUE CROZAT

Transform ! paraît depuis cinq ans, en qua-tre langues. Cette revue politique, euro-péenne, confronte idées et expériences

pour contribuer à une pensée politique alternative de gaucheafin de transformer la société sur la base de valeurs sociales,féministes, écologiques, démocratiques et pacifistes.

Alors que les dirigeants néolibéraux redoutent l’interventiondes peuples, le numéro 10 revient sur les enjeux de la démo-cratie. Hervé Kempf, Walter Baier, Constantinos Tsoukalas etFranco Russo abordent la remise en cause de la démocratiepar une oligarchie et une droite poreuse aux idées d’extrême-droite. Ils soulignent l’exigence de retour du politique, dereconstruction de la souveraineté des peuples. Joachim Bischoff et Richard Detje développent l’enjeu dupilotage de l’économie et de la société par la démocratie,l’écologie, le social. Alors qu’existe un fort potentiel de tra-vail en commun des forces syndicales, politiques, des mou-vements sociaux, d’intellectuels, Elisabeth Gauthier et WalterBaier présentent le projet de sommet alternatif européen.Le syndicaliste Christian Pilichowski témoigne des possi-bilités d’action commune des travailleurs en Europe. JanineGuespin souligne la nécessité d’articuler science et démo-cratie pour répondre aux besoins.Crise et alternatives sont bien présents. Bob Jessop, FrançoisCalaret, Jacques Rigaudiat, Steffen Lehndorff et le Centred’Études marxistes suédois analysent les politiques actuelles,l’impasse de la social-démocratie, les enjeux pour la gauche.Francisco Louça décrit le scénario d’une sortie du Portugalde l’euro. Christiane Marty traite des femmes dans la crise.Cornelia Ernst et Lorenz Krämer, Manuela Kropp et AnnaStriethorst abordent la politique européenne d’immigra-tion, la situation des Roms.L’interview de Rena Dourou, de Synapismos, souligne quela Gauche doit se renouveler pour un lien politique fort avecla société, notamment les jeunes. Plusieurs articles, enfin,sont consacrés aux élections. L’analyse de Philippe Marlièremet en regard les élections en France et en Grèce, le Frontde Gauche et Syriza. Ancrés dans l’actualité, le mouvement du monde, les expé-riences concrètes, ces articles de chercheurs et militants deonze pays différents veulent nourrir la réflexion des militants.

Marx et l’inventionhistoriqueSyllepse, 2012

ISABELLE GAROPAR NICOLAS DUTENT

Réfutant la version strictement détermi-niste où schématique dans laquelle

maints esprits tentèrent de dissoudre en vain le marxisme,Isabelle Garo consacre plusieurs chapitres à démontreret détailler l'inventivité propre et la création historiqueque renferme et propose le marxisme. Pour ce faire elleemprunte plusieurs voies et procédés argumentatifs. Elledissèque les enjeux et les confrontations idéologiques(impliquant Marx, Engels, Lénine, Proudhon, Lassalle...)liées à la Critique du programme de Gotha et la polémiqueportant sur le caractère révolutionnaire ou bourgeois despropositions qu'on y trouve.Elle se penche sur les contre-sens et les positions parfoissauvages de Cornelius Castoriadis touchant au marxisme.Elle étudie l'expérience de la Commune de Paris commepériode d’invention démocratique. Elle développe les

conditions d'une discussion renouvelée tant sur la Critiquede l'économie politique que sur le fétichisme de la mar-chandise. Elle évoque aussi longuement la centralité dela relation individu-classe-parti. Enfin elle défend unexposé dans lequel la conjugaison des luttes collectiveset d'une libération individuelle est réintroduite au cœurdu projet émancipateur « total » – même si jamais achevé –de Marx... Pour Isabelle Garo, le marxisme ne saurait êtreréduit – et ne peut l’être objectivement – au règne plat etintransigeant de déterminations multiples. L’histoire peutêtre rendue aux hommes résolus à la « faire » ou la pro-duire diversement. Par delà les affres de l'imprévisibilitéhistorique et la réussite incertaine des luttes émancipa-trices engagées. Cet ouvrage, qui révèle une certaine proximité avec les thèsesformulées par Michel Vadée dans le trop méconnu mais bril-lant Marx, penseur du possible par la démonstration del'existence d'une liberté conditionnelle mais bien réelle danscette philosophie, réunit les modalités pour que l’histoire,sur le mode de la subjectivité comme du devenir collectif,puisse espérée être choisie au lieu d’être exclusivement subie.L'auteure participe ainsi au mouvement et au renouvelle-ment d'un marxisme vivant engagés depuis plusieurs années.

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COMITÉ DU PROJET ÉLU AU CONSEIL NATIONAL DU 9 SEPTEMBRE 2010 : Patrice Bessac - responsable ; Patrick Le Hyaric ; Francis WurtzMichel Laurent ; Patrice Cohen-Seat ; Isabelle Lorand ; Laurence Cohen ; Catherine Peyge ; Marine Roussillon ; Nicole Borvo ; Alain Hayot ; Yves DimicoliAlain Obadia ; Daniel Cirera ; André Chassaigne.

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10 N°PAR AN

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de rédaction

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Pages critiques

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